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Quand les enfants parlent l’ordre social Enquête sur les classements et jugements enfantins Wilfried Lignier et Julie Pagis Résumé - À quel point les enfants perçoivent-ils le monde qui les entoure comme un ordre social ? À la fin des années 1990, Bernard Zarca s’est penché empiriquement sur cette question du « sens social » des enfants, appréhendé comme une capacité individuelle à hiérarchiser divers métiers. L’enquête que nous avons menée au sein de deux écoles primaires reproduit l’expérimentation par tâches autour de classements de métiers, mais dans le cadre d’un dispositif collectif, permettant d’observer la manière dont les classements s’insèrent dans les interactions entre enfants. A l’attention statistique aux produits de la pratique (comment les enfants ont classé) nous avons substitué dans le cadre de cet article une attention ethnographique aux formats de la pratique elle-même (comment les enfants classent). De façon générale, nous mettons l’accent sur le fait qu’il est discutable d’envisager le rapport des enfants à l’ordre social indépendamment : 1) d’une part, des moyens dont disposent les enfants pour l’exprimer ; 2) et d’autre part, de la situation concrète dans laquelle ce rapport s’exprime. Notre enquête suggère ainsi de distinguer les possibilités culturelles de classer, des dispositions et des intérêts à le faire effectivement, dans la mesure où face aux autres, classer signifie toujours se classer, se situer socialement. Le monde qui les entoure est-il perçu par les enfants comme un univers fait de différences et de relations socialement ordonnées entre personnes et entre groupes ? Les enfants sont- ils subjectivement marqués par les différences sociales auxquelles ils sont toujours confrontés, qu’ils grandissent ? Plus précisément, ces multiples distinctions hiérarchisées qui font l’ordre social, telle l’inégalité des situations professionnelles, des ressources économiques, des styles culturels, ou encore la variation des appartenances de genre et de classe, sont-elles aussi sensibles pour les enfants qu’elles ne le sont pour les adultes ? Poser ces questions revient en somme à appliquer aux enfants le problème

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Quand les enfants parlent l’ordre socialEnquête sur les classements et jugements enfantins

Wilfried Lignier et Julie Pagis

Résumé - À quel point les enfants perçoivent-ils le monde qui lesentoure comme un ordre social ? À la fin des années 1990, Bernard Zarcas’est penché empiriquement sur cette question du « sens social » desenfants, appréhendé comme une capacité individuelle à hiérarchiserdivers métiers. L’enquête que nous avons menée au sein de deuxécoles primaires reproduit l’expérimentation par tâches autour declassements de métiers, mais dans le cadre d’un dispositif collectif,permettant d’observer la manière dont les classements s’insèrentdans les interactions entre enfants. A l’attention statistique auxproduits de la pratique (comment les enfants ont classé) nous avonssubstitué dans le cadre de cet article une attention ethnographiqueaux formats de la pratique elle-même (comment les enfants classent).De façon générale, nous mettons l’accent sur le fait qu’il estdiscutable d’envisager le rapport des enfants à l’ordre socialindépendamment : 1) d’une part, des moyens dont disposent lesenfants pour l’exprimer ; 2) et d’autre part, de la situationconcrète dans laquelle ce rapport s’exprime. Notre enquête suggèreainsi de distinguer les possibilités culturelles de classer, desdispositions et des intérêts à le faire effectivement, dans lamesure où face aux autres, classer signifie toujours se classer, sesituer socialement.

Le monde qui les entoure est-il perçu par les enfants comme ununivers fait de différences et de relations socialementordonnées entre personnes et entre groupes ? Les enfants sont-ils subjectivement marqués par les différences socialesauxquelles ils sont toujours confrontés, où qu’ilsgrandissent ? Plus précisément, ces multiples distinctionshiérarchisées qui font l’ordre social, telle l’inégalité dessituations professionnelles, des ressources économiques, desstyles culturels, ou encore la variation des appartenances degenre et de classe, sont-elles aussi sensibles pour lesenfants qu’elles ne le sont pour les adultes ? Poser cesquestions revient en somme à appliquer aux enfants le problème

classique en sociologie des « formes de classification »1. Enmême temps, une telle application à l’enfance modifie d’embléela manière d’envisager ce problème. D’une part, ce qu’ils’agit alors d’interroger n’est plus tant l’origine de cesmodes de perception sociale2, que l’existence et l’importancemême de telles catégories dans la vie quotidienne des plusjeunes. D’autre part et surtout, se pencher sur la sensibilitéprécoce aux différences sociales revient à envisager que cesdifférences perçues ne seraient pas tant le terme, le résultat,d’un processus socialisateur (compris, dans la lignéedurkheimienne, comme un processus d’ « intégration logique (ouculturelle) » s’achevant à l’âge adulte3), mais relèveraitplutôt des conditions, voir des moyens (symboliques) de lasocialisation enfantine. Si les enfants – éventuellementcertains plus que d’autres – donnent du sens au fait d’exercertel métier plutôt que tel autre, au fait d’être pauvre ouriche, « intello » ou « bourge » (pour reprendre des termes decour de récréation), cela ne peut qu’avoir des conséquencessur la façon qu’ils ont de se situer les uns par rapport auxautres, de s’orienter socialement, de construire leurs goûtset leurs dégoûts – bref, de grandir en société.

À la fin des années 1990, Bernard Zarca s’est déjà penchéempiriquement sur ce problème de la sensibilité des enfantsaux différences sociales4. En se fondant sur une méthodologied’inspiration clinique (observation et quantificationd’épreuves par tâches individuelles), il a pu définir lanotion de « sens social » des enfants, appréhendée comme unecapacité individuelle à hiérarchiser de façon plausible diversmétiers. Il suggérait que ce sens est différencié suivantl’origine sociale, le sexe et l’âge : dans son enquête, les1 Durkheim (E.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Pressesuniversitaires de France, 1960 ; Durkheim (E.), Mauss (M.), « De quelquesformes de classification. Contribution à l’étude des représentationscollectives », L’année sociologique, 6, 1903.2 Comme E. Durkheim le faisait en s’intéressant au rôle des rites concretsde la vie collective dans l’institution de catégories mentales.Cf. Rawls (A.), « La théorie de la connaissance de Durkheim. Un aspectnégligé de son œuvre », in De Fornel (M.), Lemieux (C.), dir., Naturalismeversus constructivisme ?, Paris, Éditions de l’École des hautes études ensciences sociales, 2007.3 Bourdieu (P.), « Système d’enseignement et système de pensée », in Lessociologues, l’école et la transmission des savoirs, Paris, La Dispute, 2007, p. 19.4 Zarca (B.), « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, 36, 1999.

filles, les enfants issus de milieux favorisés et les élèvesdu cours moyen (CM1-CM2) parvenaient à « mieux » classer queles garçons, les enfants issus des classes populaires et lesélèves du cours élémentaire (CE1-CE2).

À l’instar de B. Zarca, notre intention de recherche initialeétait de travailler sur les perceptions enfantines de l’ordresocial, telles qu’on peut les observer à partir d’épreuve declassement de métiers5. Nous avions en revanche plus deréserves concernant le concept de « sens social », tel que B.Zarca le définit, et surtout l’appréhende concrètement. Si sapremière définition du « sens social » prend en compte tantles « manières différenciées de se comporter avec autrui »selon ses caractéristiques sociales que l’aptitude à leshiérarchiser et à (re)connaître des différences sociales6, lecadre général de son expérimentation glisse peu après vers uneévaluation du degré de réalisme social des enfants. On passe ainsi dequelque chose comme un sens pratique du social – une notion aufond très proche de la notion bourdieusienne d’habitus7 – à unecapacité à ordonner le monde social, le sens social devenantmanifestement une propriété quantifiable – « ils manquent desens social8 » – et non plus une condition de la pratique. Pournotre part, plutôt que la question de la compétence inégale desenfants à se montrer « réaliste », nous souhaitions d’embléemettre au centre de notre enquête celle des manières enfantinesde classer. C’est ainsi la pratique – et non le résultat – duclassement des enfants qui nous intéressait en premier lieu.

Mises théoriquement au centre de l’attention, les manièresenfantines d’ordonner le monde social exigeaient avant tout undéplacement de la focale méthodologique. À l’attentionstatistique aux produits de la pratique (comment les enfantsont classé) nous avons substitué – en tout cas dans le cadrede cet article – une attention ethnographique aux formats de5 Cette idée d’appréhender la perception de l’ordre social via des épreuvesde classement de métiers nourrissait déjà la recherche de L. Boltanski etL. Thévenot, qui concernait quant à elle des adultes même si B. Zarca ne sepositionne pas par rapport à cette recherche. Cf. Boltanski (L.),Thévenot (L.), « Finding One’s Way in Social Space: A Study Based OnGames », Social Science Information, 22, 1983.6 Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 73.7 En tout cas saisie dans sa dimension cognitive. Cf. Bourdieu (P.), Le senspratique, Paris, Minuit, 1980.8 Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 88.

la pratique (comment les enfants classent)9. Cela nous aconduit à étoffer délibérément les données autour et au-delà duclassement lui-même, c’est-à-dire concrètement à faire ensorte, dans l’enquête, que les enfants s’expriment bien au-delà de la tâche formalisée de hiérarchisation de métiers –qui n’a été en somme pour nous qu’un point de départ. Alorsque B. Zarca interrogeait individuellement les enfants, nousavons avant tout estimé qu’il était préférable de ne pasisoler ainsi le rapport enfantin à l’ordre social. Dans cetteperspective, nous avons mis en place un dispositif d’enquêted’ordre collectif, qui saisit les classements enfantins en tantqu’ils s’inscrivent à la fois dans le milieu de vie global desenfants (qui ne se réduit pas à une position) et desinteractions dans lesquelles ils sont habituellement engagés –en particulier avec leurs pairs (cf. encadré 1).

Encadré 1 : Les conditions de l’enquête

L’enquête de terrain a été mené en 2010-2011, auprès de 104 enfantsâgés de 6 à 10 ans, scolarisés en cours préparatoire (CP), en CE2et en CM1 ; ces enfants ont été recrutés dans deux écoles primairespubliques, situées dans un même quartier de l’Est parisien. Si cesdeux écoles sont relativement mixtes, socialement et ethniquement,l’école A est nettement plus populaire que l’école B – à titreindicatif, pour les enfants les plus âgés du corpus (CE2-CM1), dontil sera uniquement question ici10, la moitié sont d’originepopulaire dans l’école A contre à peine plus d’un cinquième dansl’école B. La négociation de ces terrains avec l’inspection académique, lesenseignants et les parents n’a pas posé de problème majeur, larecherche étant de façon générale présentée comme un travail sur« les représentations enfantines du monde social et lacitoyenneté ». Dans une première phase d’enquête, nous avonsorganisé une série de séances collectives (avec des groupes d’unedouzaine d’enfants, d’une durée d’environ 45 min) au coursdesquelles nous proposions aux enfants de réaliser des épreuves declassements de métiers. Nous avons expliqué à nos jeunes enquêtésque nous cherchions à comprendre « comment les enfants voient lemonde », et en particulier « ce qu’ils pensent des différents

9 Ce parti-pris explique que nous n’exploitions pas ici de façonquantitative les classements des divers enfants.10 Cet article s’appuie exclusivement sur les matériaux recueillis auprès deces 61 enfants (de CE2 et CM1). Les matériaux concernant les enfants plusjeunes sont en cours de traitement.

métiers ». Ces séances se sont déroulées sur le temps scolaire maisen l’absence de l’enseignant, avec des demi-classes, le plussouvent en bibliothèque. Un premier type de séance a consisté àdistribuer à chaque enfant neuf étiquettes-métier11 et à leurdemander de les classer « de celui qui te paraît aller au-dessus detous les autres jusqu’à celui qui te paraît aller au-dessous detous les autres12 », puis de coller les étiquettes sur une feuille.Un second type de séance a été l’occasion de demander aux enfantsde classer les mêmes étiquettes, mais cette fois avec la consignede les placer dans deux colonnes intitulées « riches » et« pauvres ». Une fois leurs classements terminés, nous organisionsdes discussions collectives – enregistrées et retranscrites –autour de ce qu’ils avaient fait. Dans un second temps de l’enquête, nous avons fait le choix demener des entretiens approfondis avec l’ensemble des enfants, enayant recours à des « entretiens collectifs in situ », selonl’heureuse qualification de Céline Braconnier13. Nous avons ainsiréalisé trente entretiens d’un peu plus d’une heure en moyenne avecdes enfants de CE2 et CM1 regroupés en binôme. Le choix de faire desentretiens en binôme s’est imposé à nous pour deux raisonsprincipales. Premièrement, pour que les enfants soient moinsimpressionnés par la situation d’entretien, qui plus est avec deuxsociologues ; le « cadre protecteur » de l’entretien collectifménage de fait « une place pour ceux qui sont le moins prédisposésà prendre la parole et qui puisent dans la présence de l’autre laforce d’affronter cette épreuve14 ». Deuxièmement, pour contribuerà rendre apparent, y compris dans les discours individuels desenfants, le caractère relationnel de leur propos, si manifeste dansles séances collectives. Sur ce second point, il importe depréciser que les binômes n’ont pas été constitués au hasard, maisque nous avons fait en sorte, dans la mesure du possible,d’interviewer ensemble des enfants proches dans leur vie scolaire(et souvent proches socialement). Contrairement aux focus group (quirassemblent des personnes qui ne se connaissent pas dans des lieux

11 Nous avons proposé trois métiers parmi les « classes supérieures » :architecte, patron d’une usine et professeur au lycée ; trois parmi les« classes moyennes » : infimier-e, boucher-e et fleuriste ; trois parmi les« classes populaires » : ouvrier-e sur un chantier, vendeur ou vendeuse dejouets dans un grand magasin et « personne qui s’occupe du ménage ».12 Nous avons repris la consigne utilisée par B. Zarca dans son enquête. Cf.Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 82.13 Braconnier (C.), « À plusieurs voix. Ce que les entretiens collectifs insitu peuvent apporter à la sociologie des votes », Revue française de sociologie,53, 2012.14 Ibid., p. 89.

inhabituels, comme les laboratoires), l’approche retenue donneainsi à voir le « contexte micro-environnemental dans lequel lesenquêtés évoluent au quotidien15 » et dans lequel ils coproduisentleurs classements ordinaires16.

Au final, notre perspective revient à saisir les rapportsenfantins à l’ordre social non pas au travers de leurs classementsformalisés (les épreuves par tâche), mais plutôt à partir deceux-ci – en nous focalisant en particulier sur lesdiscussions, sur les interactions qu’ils suscitent, et pluslargement sur le contexte collectif dans lesquels ilss’inscrivent. Cette perspective nous permet de montrer, commeon va le voir, que les rapports enfantins à l’ordre socialsont non seulement socialement différenciés, mais qu’ils sontsurtout intimement liés, d’une part, aux moyens symboliques(et notamment au langage) dont disposent les enfants pourl’exprimer, et d’autre part, à la situation concrète danslaquelle ils sont exprimés.

Les façons de parler l’ordre social dans leur contexte pratique

Le caractère relationnel de l’acte de classement

Mobiliser immédiatement le matériau qui est selon nous le plusrévélateur – les discussions entre enfants lors des séances declassement – doit permettre au lecteur d’apercevoir d’embléece que signifie concrètement une appréhension pratique etcollective des rapports à l’ordre social exprimés par lesenfants17. L’extrait ci-dessous est la retranscription d’unéchange qui a eu lieu lors d’une séance où les enfants étaientinvités à classer les métiers suivant qu’ils les considèrent

15 Ibid., p. 89.16 Plus largement, notre travail s’inscrit dans cette tradition des sciencessociales de la cognition qui considère que l’étude de la perception nesaurait se cantonner à des expériences en laboratoire (indoor), mais doitinvestir les lieux ordinaires de la vie sociale (outdoor). Cf. Lave (J.),Cognition in Practice: Mind, Mathematics and Culture in Everyday Life, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1988.17 Précisons que, au fil de cet article, les matériaux mobilisés ne le sontpas pour leur représentativité, mais plutôt parce qu’ils donnent à voir defaçon saillante des logiques sociales ailleurs moins évidentes.

comme des métiers « riches » ou « pauvres ». Le cas du« patron » est au centre de la discussion.

Encadré 2 : La lutte des classements : qu’est-ce qu’un patron ?

Le 20 janvier 2011, école A, classe de CM1, dans la bibliothèque de l’école :

Driss [père livreur dans un supermarché, mère femme de ménage18] :Bah, les ouvriers c’est eux qui fait tout, hein ! Le patron, il estjuste comme ça (s’allonge sur sa chaise, met les pieds sur latable), les pieds sur la table, il regarde la télé, dans son bureau[…]Camille [cadre dans le public, assistante sociale] : Mais il a unegrande responsabilité, le patron d’une usine. […]François [parents ouvriers du textile] (s’exprimantdifficilement) : Pour faire architecte, ça c’est mieux architecte,parce que ça c’est architecté...Camille : bah oui […] n’empêche que patron d’usine ça a une plusgrande responsabilité qu’un architecte.Femi [père travaille dans les cartes téléphoniques, au Mali, mèresecrétaire à l’UNESCO]: Quoi !? (Driss, Femi et Hakim tombent de leur chaiseet font mine de s’évanouir, exprimant ainsi leur désaccord) […]Hakim [professeur de sport, au foyer] : Mais la responsabilité, enfait, c’est rien, hein ! Juste tu dis faire ça, faire ça, t’as undiplôme plus bac quatre ou je sais pas combien… C’est rien, tu dis« fais ça ! » et après c’est bon, hein !Wilfried Lignier (WL) : Tu penses que c’est pas plus que ça ? C’est vrai c’est une question,est-ce que les patrons, c’est plus que faire ça, dire fais ça, fais ça ?Driss : Au début, le patron, il gagne plein d’argent, il s’achèteun yacht. Et après, dès que l’usine elle explose, bah il va dans unpays inconnu ! […] Iris [géologue, chercheuse en physique] : … Le patron d’une usine,ça fait quand même plein de choses, ça reste pas comme ça (croiseles bras)…Driss : pourquoi tu défends Camille ?[…]Camille : Moi je trouve que c’est bien qu’ils soient plus payés queles ouvriers les patrons, parce que, comme je le dis toujours,c’est eux qui ont la plus grande responsabilité ! Si les ouvriers,ils font une gaffe, c’est le patron qui se prend tout !

18 Tous les prénoms ont été modifiés. Les professions des parents sontdocumentées en se fondant sur les déclarations des enfants ; néanmoins,nous avons pu ponctuellement demander confirmation aux enseignants lorsqueces informations nous paraissaient trop imprécises.

Femi (la coupe): Non c’est les ouvriers ! […] parce que si lui ilfait une gaffe, pourquoi ça serait le patron qui prend ? Le patronil peut décider de tout, il peut dire, oui, « Tu nettoies ! », oubien, « T’es viré ! ». Voilà, c’est pas le patron qui se prend !Camille : Attends quelqu’un, disons un enfant tue quelqu’un paraccident, c’est le parent qui va prendre tout ! […]Driss : C’est grâce aux ouvriers qu’y a de la lumière, hein, c’estpas grâce au patron !Camille : Bah si !Driss : Bah non, le patron, il reste là, il est allongé dans sonfauteuil !Camille : L’usine, elle appartient au patron, donc si… (devant ladénégation de quelques uns :) Si ! Si !Femi : Non ! Non ! Elle appartient à celui qui l’a créée ! Elleappartient à Nicolas Sarkozy !WL : On se calme ! Bon Driss, il finit son argument…Driss : Bah oui, si dans une ville y a de la lumière, c’est grâceaux ouvriers, c’est pas grâce au patron, le patron y fait rien. Lepatron il a pas de muscles, le patron !Camille : Mais c’est pas une histoire de muscles ! »

On voit, en premier lieu, que le caractère relationnel des classementsenfantins apparaît nettement, dès l’instant où les choixméthodologiques préservent leur inscription dans desinteractions concrètes. En l’occurrence, les enfants tendentmanifestement à classer à la fois avec les camarades de classedont ils sont socialement proches – en termes d’originesociale et de sexe – et contre les enfants dont ils sontsocialement distants. Ainsi, les modes de classement et lesmanières de les justifier tendent ici à opposer, d’un côté,deux filles blanches d’origine sociale favorisée (Iris etCamille) à trois garçons issus de l’immigration, d’originesociale plus modeste19.

Il est important de souligner que cette logique n’est pasqu’objective. Un classement, même lorsqu’il concerne comme icides personnages abstraits (le « patron », l’ « ouvrier »,

19 Précisons que, dans ces conditions, le mimétisme entre enfants neconstitue plus un biais méthodologique qu’il faudrait, au nom de« précautions d’objectivité » (Zarca (B.), « Le sens social des enfants »,art. cit., p. 76), éliminer pour accéder aux justifications « spontanées »(ibid., p. 78) des classements enfantins. Il s’agit plutôt d’un aspectsaillant de la pratique sociale du classement, qu’il faut justement prendrepour objet.

etc.), peut en effet être interprété par les enfants eux-mêmes commeune manière de prendre leurs distances ou au contraire de serapprocher socialement – si bien que Driss demande à Iris« Pourquoi tu défends Camille ? » alors même que,littéralement parlant, elle est seulement en train de« défendre » le classement favorable du « patron ». À un autremoment de la séance (cf. encadré 3), le même Driss signaleraencore que l’expression d’un classement met en jeul’appartenance sociale – cette fois non plus en accusant unenfant d’une sorte de « parti-pris » social, mais en cherchantà imposer a priori à un camarade qu’il s’en tienne à la parolecommune portée par son groupe d’amis. En l’occurrence, alorsqu’on demande à Hakim, jusqu’alors plutôt en retrait, si luijuge « normal » que les footballeurs « gagnent beaucoupd’argent », Driss, pour qui cela ne fait aucun doute, s’écrieavant que l’intéressé ait le temps de répondre : « Bah oui, ilva dire oui ! » Paul Willis a pu observer une réactionsimilaire des enfants d’ouvriers face aux questionnaires quileur sont distribués dans un cadre scolaire : « Dans unemanifestation physique révélatrice de leur bousculadesymbolique habituelle, les “gars” se poussent du coude,regardent par-dessus l’épaule du voisin, rectifientmutuellement leurs réponses, bref dégagent une ligne communede conduite face au test20. »

L’expression d’intérêts sociaux

Plus largement ce sont, en deuxième lieu, des intérêts enfantinssocialement situés qui semblent informer les manières de classer et de justifier sesclassements, tels qu’on peut les observer dans ce genre deséances collectives. À l’évidence, en classant, les enfantsfont bien tout autre chose qu’exposer l’état, ou pire, leniveau de leurs connaissances sur l’ordre social existant :ils s’y placent. On le voit immédiatement, comme on vient d’yinsister, en étant attentif à ce qu’un classement signifie entermes de positionnement dans le groupe de pairs. Mais enréalité l’adoption, la défense d’un classement correspond àdes intérêts sociaux (y compris genrés) qui excèdent largementle seul domaine des sociabilités scolaires. Ainsi, dans

20 Cf. Willis (P.), « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciencessociales, 24, 1978, p. 56.

l’extrait cité (encadré 1), la mise en avant du critère de« responsabilité » par les unes, et sa contestation par lesautres (« la responsabilité, en fait, c’est rien ! »),éventuellement au profit de critères alternatifs, comme laforce physique (« il a pas de muscles, le patron ») doitvraisemblablement être mis en relation avec l’espace desmétiers tel que les enfants en font personnellementl’expérience, en particulier à travers leur sexe et laprofession de leur parents. Dans cette perspective, et suivantce genre de tautologie qui donne consistance à l’ordre social,la mobilisation du critère de responsabilité est le fait defilles dont les parents ont des métiers à responsabilité –c’est-à-dire, grossièrement, des métiers liés à l’encadrement.À l’inverse, on ne s’étonne pas que l’évocation de critèresplus physiques (les « muscles ») que symboliques soit le faitde garçons dont les parents exercent des métiers manuels. Dansla suite de la séance, le débat entre les mêmes enfants àpropos cette fois de l’étiquette « personne qui s’occupe duménage » rend encore plus évident le fait que le classementd’un métier dépend étroitement de l’expérience personnelle queles enfants en ont via leur vie familiale.

Encadré 3 : « Boniche » ou « femme de ménage » ?

Le 20 janvier 2011, école A, classe de CM1, en bibliothèque (suite de la séance) :

Julie Pagis (JP) : Alors : qui a mis « personne qui s’occupe du ménage » tout en bas ? Vas-yFrançois, pourquoi tu l’as mis tout en bas ?François : Parce qu’on nettoie comme un boniche ! On gagne pas…Driss : On gagne 50 euros par mois ![…] WL : Qui c’est qui connaît une personne qui fait le ménage, et qui sait combien ellegagne ?[…] Iris : Alors…WL : Tu connais une personne qui fait le ménage ?Iris : Oui, j’en ai une chez moi.WL : Et tu sais combien elle gagne ?Iris : Oui, on lui donne… Elle fait le ménage dans plein d’autresmaisons, elle vient une fois par semaine chez nous, et on lui donnevingt euros, par semaine. Par semaine. Et elle va dans pleind’autres maisons, donc elle gagne beaucoup plus que 50 euros parmois.WL : Et toi Driss, tu connais des gens qui font ça ?

Driss : Oui, avant, ma mère. On lui donnait 20 euros par maison. Etaprès ma mère, comme c’était mal payé, elle a arrêté, elle a dit jesuis pas une boniche.JP : Alors elle a fait quoi, elle a arrêté pour faire quoi ?Driss : Bah je sais pas, elle est malade. (En fait durant la séance, WLentendra Driss dire que sa mère travaille désormais dans une maison de retraite) […]Camille : Nous à un moment on a eu une femme de ménage… elle aarrêté de venir. Mais, nous, la nôtre, c’était dix euros par heure,comme elle venait chez nous elle faisait trois heures, on luidonnait 30 euros.Driss : C’est de l’arnaque !Femi (à voix basse) : Bah moi 50 euros [c’est ce que sa mère donne à satante, femme de ménage, quand elle fait le ménage chez eux], pour tous lesrecoins et tout…WL : … Donc, est-ce que vous trouvez que 10 euros de l’heure c’est bien, ou c’est pas assez ?(face aux réactions) C’est pas assez ? tout le monde est d’accord là-dessus ?Camille : Oui mais aussi, elle fait pas beaucoup de choses, ellepasse le chiffon et c’est bon !Driss (l’invective) : Qu’est-ce t’en sais ? Qu’est-ce t’en sais ?Tu l’as vu ?Camille (énervée) : Parce que je fais le ménage tous lesdimanches ! […]

Des représentations antagonistes du métier de femme de ménageet de la place qu’on lui accorde dans la hiérarchie sociales’opposent ici entre des enfants dont la mère (Driss) ou latante (Femi) exercent ce métier et des enfants qui ont desfemmes de ménage chez eux (Iris ou Camille). Pour les uns,l’étiquette « personne qui s’occupe du ménage » renvoie autravail maternel, et à l’humiliation de leurs mères – là où,pour les autres, elle est associée à une employée de leursparents : de manière significative, pour parler de ce métier,Iris dit « j’en ai une », Camille dit « la nôtre », soulignantla sujétion21. On ne peut donc ignorer les rapports dedomination qui traversent les pratiques de classement et lefait qu’en classant, on se classe. Cette situation soulève parailleurs immédiatement, sur un plan plus subjectif, laquestion de la honte et du maintien de la face dansl’interaction. Il n’est sans doute pas anodin, de ce point de21 L’argument que mobilise Camille pour déprécier le métier de femme deménage – « je fais le ménage tous les dimanches » – est par ailleurstypique de discours de femmes issues de la bourgeoisie sur les femmes deménage employées. Cf. Rollins (J.), « Entre femmes », Actes de la recherche ensciences sociales, 84, 1990.

vue, que Driss préfère transformer la situation actuelle de samère (elle ne serait plus « boniche »), plutôt que de laisserses camarades classer sa mère au bas de l’échelle sociale22.L’intérêt des enfants à un classement social donné paraîtainsi dépendre de la place qu’il leur assigne, plus ou moinsdirectement. On reviendra sur ce point dans la troisièmepartie.

Le rôle crucial du langage

En troisième et dernier lieu, il faut prendre acte de ce qu’unregard d’ordre plus formel sur le type de matériau cité icipermet de constater : parce qu’ils sont précisément uneexpression des positions et des intérêts sociaux des enfants, lesclassements sociaux enfantins dépendent du degré de compétence et du styleculturels des enfants. Le langage semble jouer, de ce point de vue,un rôle tout à fait crucial. La simple disponibilité de motspermettant de s’approprier un exercice à première vue assezscolaire et désincarné joue un rôle décisif dans les manièresenfantines de parler de l’ordre des métiers. Ainsi, lorsqueCamille s’avère culturellement en mesure de retraduire lesmétiers de patron d’usine et d’architecte en termes de métier« à grande responsabilité », on voit bien que cela confèred’emblée une certaine orientation et une certaine force à sonclassement (qui met ces métiers en position favorable).Inversement, le manque de mots en général ou l’indisponibilitépassagère ou non de certains mots en particulier, peut placerdes enfants dans l’impossibilité manifeste de formuler ou dereformuler un classement s’accordant avec leurs positions etleurs intérêts sociaux spécifiques. Dans le premier extraitcité, François, enfant issu de l’immigration chinoise récenteet maîtrisant relativement mal le français, ne formule toutsimplement pas de classement compréhensible face à cescamarades (« Pour faire architecte, ça c’est mieux architecte,parce que ça c’est architecté…»). Dans le même extrait, ilfaut sans doute interpréter comme une manifestation de cette

22 On perçoit dans cet exemple que l’objectivation des classements sociauxau fondement de notre enquête ne revient pas seulement à attester desenjeux de classements entre enfants, mais aussi, au moins partiellement, àles produire en propre ; autrement dit, à attiser, en lui imposant uneforme explicite, la violence inhérente à l’inégalité sociale entre lesenfants.

importance du langage la réaction de Driss, Femi et Hakim aumoment où Camille fait justement usage du terme de« responsabilité » pour justifier son jugement sur le« patron ». Lorsque ces trois garçons expriment leur désaccorden tombant littéralement à la renverse n’est-ce pas qu’ilscherchent à dire avec le corps ce qu’ils ne disent pas – ou entout cas pas encore à ce stade de la discussion – avec desmots23 ? Classer, ou comme ici juger, nécessite en tout état decause de mobiliser un langage, et ce point ne saurait êtreignoré dans l’analyse sociologique des classements enfantins.

De quoi sont faits les classements des enfants : le langage qui s’impose

Le constat que les pratiques de classements, telles que nousavons pu les recueillir durant les séances collectives de typeexpérimental, sont en relation étroite avec un contexte socio-culturel excédant les interactions immédiatement observées aeu des conséquences sur le déroulement de l’enquête. Lesentretiens en binôme avec les enfants (cf. encadré 1) nous ontpermis d’affiner nos connaissances d’un certain nombre depropriétés objectives des enfants, comme leur origine sociale,leur lieu de vie, leurs pratiques culturelles, etc. Mais ilsnous ont surtout permis de faire à nouveau parler les enfantssur l’ordre social, cette fois de manière moins désincarnéeque dans les expériences. En effet, leur parole concernait àprésent des métiers réels, ceux de personnes proches,concrètes – en particulier, ceux des parents de l’enfant.

Avoir les mots pour identifier les métiers

Les entretiens se sont révélés des observatoiresparticulièrement intéressants pour prendre la mesure d’une desréalités évoquées précédemment : que l’expression d’un pointde vue sur l’ordre social, et en particulier sur l’ordre des

23 Que des enfants qui ne trouve pas les mots pour protester se mettent –collectivement – à tomber à la renverse confirme que, comme le remarquaitd’ailleurs L. Boltanski et L. Thévenot dans leur travail avec des adultes(cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), « Finding One’s Way in Social Space… »,art. cit., p. 674), le degré de compétences pour classer le monde social neprésume pas de l’aptitude à reconnaître et interpréter des différencessociales dans des situations pratiques.

métiers, dépend profondément des ressources et du stylelangagier des enfants. Même si, comme on l’a vu, la démarcheexpérimentale atteste déjà du rôle que jouent les mots dansles manières de classer, voire dans la capacité à le faire,cette démarche a tendance à minimiser ce rôle. En effet, lesimple fait de proposer aux enfants un nombre limité demétiers suffisamment « classiques » pour être a prioriidentifiables par un grand nombre d’entre eux revient de faità évacuer le travail de formulation qui incombe aux enfantsdans des situations moins abstraites. Autrement dit, lorsquedes enfants sont amenés, spontanément ou non, mais en tout casdans un cadre plus ordinaire qu’une épreuve par tâche, àévaluer un ou plusieurs métiers, il leur faut préalablementidentifier ces métiers – ce qui signifie à la fois êtrecapable de les nommer ou au moins de se représentergrossièrement à quoi ils correspondent concrètement (y comprissi ne sont pas des métiers « classique », comme patron,ouvrier, femme de ménage, etc.).

Ce travail préliminaire d’identification est loin d’aller desoi, comme nous avons pu nous en rendre compte en demandantaux enfants de nous expliquer quel était le métier de leurspropres parents24. D’abord, nommer et/ou décrire un métier réelest plus ou moins difficile suivant la situationprofessionnelle objective des parents : les métierssocialement peu définis, atypiques, ou simplement changeants(c’est-à-dire précaires) posent des problèmes d’identificationaux enfants. Josef, élève de CE2, a ainsi du mal à répondrelorsqu’on l’interroge sur le métier de sa mère et de son beau-père. Leurs activités respectives ne se désignent en effet pasfacilement (« je ne sais pas comment ça s’appelle, ceux qui prennentdes pièces d’avion et qui réparent les avions » (mère) ; « je nesais pas comment ça s’appelle… comme taxi » (beau-père) ; et desurcroît, le beau-père de Josef connaît manifestement uneinstabilité professionnelle qui complique les choses (« avantil faisait des films »). À l’inverse, des enfants dont lesparents exercent des métiers à la fois stables et relativementclassiques voient leur travail d’identification facilité. Pourrépondre à nos questions, il leur suffit à la limite de nemobiliser qu’un seul mot : « docteur », « journaliste», « maîtresse »,24 Ou apparentés : beaux-pères ou belles-mères, grands-parents, frères ousœur en âge de travailler, etc.

« cuisinier » (pour reprendre quelques uns des termes employés parnos jeunes enquêtés).

Mais l’identification par les enfants d’un métier réel,concret, dépend par ailleurs de la relation que l’enfant a aulangage des professions, et plus largement au langage toutcourt25. Une bonne illustration de cet état de fait est le cas-limite des enfants dont le français n’est pas la languematernelle (autrement dit, même si les parents de ses enfantsleur ont parlé du monde professionnel, ce n’est pas enfrançais). Pour ces enfants, la difficulté à parler de l’ordredes métiers tient d’abord à la simple difficulté à nommer lesmétiers. Antoine, enfant de CM1 issu de l’immigration chinoiserécente, qui chez lui ne communique en français ni avec sonpère ni avec sa mère (seulement avec ses frères et sœurs),paraît contraint à la périphrase pour parler le métier de samère : « Ma mère, elle travaille, dans un restaurant, elle donne les plats. »« Serveuse ! » peut alors s’exclamer Driss (son binôme), quant àlui issu d’une immigration plus récente (tunisienne), etsurtout totalement familiarisé au français à la maison (luiparle habituellement en français avec ses parents, sauf quandla famille retourne en Tunisie). Dans le même ordre d’idée,François, camarade de classe d’Antoine et partageant un profilsimilaire (lui aussi parle presque exclusivement chinois à lamaison) sera amené à nous dire, en entretien, que son père« faisait des moutons » lorsqu’il était en CE2 – notreincompréhension visible le poussant à se reprendre quelquessecondes plus tard : « Je sais pas, j’ai oublié… il faisait des manteaux. »Il est certain que cette difficulté d’accès à la terminologiedes métiers complique le travail de représentation du mondeprofessionnel.

La relation entre identification des métiers et rapport aulangage se donne aussi à voir dans des situations moins

25 Notre attention aux relations entre pratiques enfantines du classement etmobilisation du langage s’est affirmée à la lecture des travaux relevant dela « psychologie culturelle », en particulier telle qu’elle a été initiéepar L. Vygotski (Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997). L. Vygotskidéfinit le langage comme « instrument de pensée », et défend l’idée que lesmots étant d’emblée donnés par l’environnement immédiat des jeunes enfants,ils constituent en quelque sorte un point d’appui pour leurs opérations declassement, et notamment pour la formation de concepts basiques (catégoriesd’objets ou de personnes).

radicales, où ce n’est d’ailleurs plus forcément le degré demaîtrise de la parole qui fait des différences que le style delangage, en tant qu’il est plus ou moins adapté à ladescription des métiers, et de l’espace professionnel26. Lesvariations suivant l’origine sociale et le genre doivent de cepoint de vue être prises en compte. La propension à fournirdes descriptions détaillées, exhaustives, ou plus simplementle goût de parler de soi et des siens qui caractérisepréférentiellement les enfants issus des classes moyennes etsupérieures27 – et qui marque d’ailleurs la forme générale desentretiens avec ses enfants28 – semblent ainsi se retrouverdans leurs réponses à nos questions sur les métiers. Karimparaît ainsi disposé non seulement à nous dire que sa mère estarchitecte, mais à nous préciser qu’ « elle a son diplômed’architecte, normal, sans patron » (même si, glisse-t-il,« elle fait d’autres études »), que « maintenant elletravaille pour la Société générale », que son bureau est « àLa Défense », et que son statut exact au sein de l’entrepriseest « architecte des bâtiments ». Cette identificationdéveloppée, solidaire d’une façon de parler, multiplie lescritères potentiellement mobilisables pour un classement. Lesvariations de genre ont également leur importance. Pour neprendre qu’un exemple, nous avons constaté quel’identification des métiers par les filles intégraitvolontiers, contrairement à celle des garçons, la dimensiondomestique de l’activité considérée, autrement dit ce qu’elleimplique non seulement en termes de vie professionnelle, maisaussi de vie de famille. Sarah explique ainsi qu’elle nevoudrait pas devenir caissière (métier que sa mère exerce)parce qu’« on rentre tard » ; dans le même ordre d’idéeCamille souligne quant à elle que le métier de « président »

26 Différencier les rapports au langage non seulement en terme quantitatif(degré de maîtrise du langage, importance du vocabulaire, etc.) mais aussien termes qualitatifs (styles de langages) permet de ne pas réduire lesformes moins légitimes (minoritaires) de parole à des formes inabouties,déficitaires. Cf. Labov (W.), Le parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs desÉtats-Unis, Paris, Minuit, 1993.27 Bernstein (B.), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social,Paris, Minuit, 1975.28 La longueur relative des réponses de ces enfants contraste en particulieravec les réponses souvent minimalistes des enfants d’origine pluspopulaire.

implique de travailler le soir, et par conséquent de ne pasvoir beaucoup ses enfants.

La reprise des expressions familiales : l’exemple des parents riches ou pauvres

Si la manière d’identifier un métier n’est vraisemblablementpas sans rapport avec la manière de le classer29, on peutraisonnablement considérer que tout le classement ne se jouepas dans la simple identification. Sur quoi les enfants sefondent-ils pour ordonner, pour hiérarchiser les métiers entreeux, pour autant qu’ils parviennent à les identifier ? Notreenquête montre, là encore, que le langage joue un rôle tout àfait notable, en particulier parce qu’il véhicule desclassements préexistants, et susceptible d’être appropriés parles enfants : les classements des parents.

Le passage de l’identification au classement a correspondu,sur un plan concret, à un moment assez précis dans lesentretiens : celui où nous avons demandé aux enfants, dans leprolongement explicite des séances collectives, s’ilsestimaient que leurs propres parents, au-delà de leur métierparticulier, étaient « riches » ou « pauvres ». De façonremarquable, les réponses faites à cette question nous ontrappelé immédiatement la distance existant entre le fait declasser des métiers abstraits, dans un cadre expérimental, etle fait de classer des métiers réels, ceux de personnesproches, dans le cadre d’une demande moins formalisée. Alorsque les enfants n’ont presque jamais éprouvé des difficultés àcoller nos neuf étiquettes de métiers dans une des deuxcolonnes « riches » et « pauvres » (et souvent du reste, enrespectant un équilibre : quatre étiquettes d’un côté, cinq del’autre), nos questions ad hominem sur la richesse ou lapauvreté ont suscité des comportements bien différents : trèssouvent, les enfants ont semblé gêné par ces questions, etdans un grand nombre de cas, ils ont refusé de trancher,déclarant que leurs parents étaient « aucun des deux » (niriches ni pauvres), « entre les deux », « normaux »,« moyens », ou encore qu’ils n’avaient « pas d’idées » sur cettequestion. Très peu d’enfants ont revendiqué, sinon du bout des29 Pour prendre un exemple, lorsqu’un enfant identifie d’emblée un métiercomme « mal payé », « sale », « dangereux », etc., il s’oriente a priori versun classement défavorable de ce métier.

lèvres, la richesse de leurs parents ; quasiment aucun n’aavoué la pauvreté de sa famille30.

Quand les enfants se sont malgré tout engagés dans unediscussion sur la richesse ou non de leurs parents – c’est-à-dire quand ils ont, bon gré, mal gré, joué le jeu de laformulation d’un classement économique de leurs métiers – surquoi se sont-ils appuyés ? Naturellement, les indices derichesse ou de pauvreté tels qu’ils sont perçus par lesenfants ont ici un rôle ; mais ces indices sont inégalementdisponibles d’un enfant à l’autre et surtout, ils ne sont pasinterprétables en eux-mêmes. Les mots et les jugementsentendus en familles s’avèrent ici décisifs.

Le cas du revenu que les parents tirent de leur métier estexemplaire. D’abord, tous les enfants, loin de là, ne leconnaissent – et ce pour des raisons qui tiennent autant à lanature du métier exercé qu’à la place qu’on donne dans lafamille à cette question. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un revenusalarial, il est par exemple moins facilement« connaissable ». Louise, dont la mère est réalisatrice decinéma, explique ainsi : « Ma maman c’est jamais les mêmeschoses ». Certains parents ne parlent jamais de leurs revenusface aux enfants : l’argent « c’est pas un sujet dediscussion », nous dit par exemple Alima, dont la mère est« nounou » et le père « travaille dans une entreprise » ;« Ils veulent pas me dire l’argent qu’ils gagnent, […] ça meregarde pas » explique Camille, dont le père est cadre dans lepublic et la mère assistante sociale. Les enfants, de leurcôté, n’ont pas forcément l’envie ou l’occasion d’en savoirplus.

Ensuite, lorsque les enfants ont ou croient avoir desinformations à ce sujet, celles-ci sont parfois surprenantes.Ainsi, lorsqu’on demande à Ezra, dont le père estinformaticien et dont la mère travaille à Pôle emploi, s’ilsait combien gagnent ses parents, il répond : « Oui : mon pèreil m’a dit, au moins vers 50-60... et 70 […] ma mère :pareil. » « Moi j’ai déjà vu le compte de mon père. Mon père

30 Nous employons à dessein ces termes moralement chargés pour insister surle fait que le classement en jeu n’est pas strictement économique,quantitatif, mais bien moral, normatif.

il est pas riche, 250 millions ou un truc comme ça ! », nousconfie étrangement Marlène, fille d’un colleur d’affiche.

Enfin – et c’est ce qui nous intéresse avant tout ici – parcequ’elle n’est jamais transmise par les parents comme uneinformation brute, purement statistique, mais qu’elles’inscrit dans un discours familial ayant une orientationnormative spécifique, la connaissance « réaliste » d’un revenuou d’une tranche de revenu donné donne lieu à desinterprétations variables. Deux enfants dont les parents ontune situation professionnelle (perçue) qui leur assure desrevenus similaires – en l’occurrence relativement importants(d’un point de vue objectif) – peuvent ainsi, reprenantéventuellement de façon explicite la parole de leurs parents,être en désaccord sur sa signification en termes declassement :

Karim (CM1, père restaurateur, mère architecte) : « Moije dis, les deux [parents], ils sont : classe moyenne.[Q : Alors par rapport à quoi tu dis ça ?] Pour moi classe moyennec’est, les gens normals qui gagnent entre, je pense –je pense, hein ! – entre 3000 et 5000 euros, par mois.Donc mes deux parents, ils sont classe moyenne,normals, comme la plupart des Français. »

Marianne (CE2, père DRH, mère « maîtresse ») : « Moimon père c’est 4000. Et ma mère, c’est… je sais pas, çadépend des écoles. […] [Q : T’as l’impression que vous êtes à l’aise,tu dis on est un peu riche, ou ?] Bah, dès que ma sœurEmmanuelle elle se plaint, et qu’elle dit : “Ah, j’aipas beaucoup d’habits !”, bah mon père il dit (imite unton de reproche) : “C’est bon, tu peux t’en acheter plein,on est assez riche et tout !”. Mais sinon je sais pastrop. À part, je sais pas si c’est vrai, mais il ditqu’on est les 1 % des plus riches. »

Comme on le voit, le niveau de revenu ne prend ici sens qu’enrelation avec le discours parental. C’est ainsi que deux métiersassociés par deux enfants à des revenus équivalent en termesnominaux, vont se trouver classés différemment : le premiercomme un revenu « normal » de « classe moyenne », le secondcomme une revenu de « riche », et même des « 1 % les plusriches ».

Au-delà du seul exemple du salaire du père ou de la mère,lorsque les enfants s’efforcent, en entretien, d’élaborer unclassement à propos de métiers qui leurs sont familiers, ils ontvraisemblablement toutes les chances de le faire à partir depetites phrases, des petits jugements sur ces métiers qui ontd’abord été prononcés, et parfois répétés, en famille, enparticulier par des personnes dont la parole fait parexcellence autorité à leurs yeux : leurs parents31. C’est ainsique, pour prendre volontairement des exemples qui contrastentavec les derniers cas mobilisés, des enfants dont les parentsont des revenus objectivement faibles ou très modéréss’avèrent en mesure de les classer – comme pour sauverl’honneur – au-delà de la pauvreté, en insistant sur le faitqu’ils sont qualifiés (Nora : « [on est] pas pauvre, parce monpère il était menuisier professionnel »), qu’ils réalisent destâches compliqués techniquement (Maël : « Riches, plutôt […]Parce que je pense que monteur [métier de son père et de samère], c’est quand même compliqué de monter des films »), ouencore, plus simplement, qu’ils pourvoient largement à leursbesoins élémentaires (même si François estime que sa mèregagne « à peu près 100 euros », il classe ainsi sa famille :« Moyen, parce que la maison elle est bien, la nourriture elleest bien […] Nous les produits, y en a déjà plein chez nous.Et pour les courses, ça c’est plus la peine... Notre frigo, çadéborde ! »).

D’autres mots pour classer : prendre en compte le poids de l’école

Les manières enfantines de classer dépendent ainsi du langagedu classement, qui est un langage lié à l’appartenance socialede l’enfant (fille ou garçon, d’origine populaire ou non,immigré ou non, etc.), mais aussi à ce qui se dit en famille.Concernant le langage familial, bien que déterminant, ilimporte de préciser qu’il relève d’un ensemble plus large delangages que l’on peut qualifier d’institutionnels, dans la mesureoù ils tendent précisément à instituer des manièrescollectivement légitimes de classer, d’ordonner les personnes31 L’idée est ici d’insister sur le fait que la simple circulation des motsne suffit pas à ce qu’il soit repris par les enfants : il faut que ces motssoient chargés symboliquement, ce qui renvoie au degré d’autorité de ceuxqui les prononcent. Cf. Bourdieu (P.), Langage et pouvoir symbolique, Paris,Seuil, 2001.

ou les choses. Parmi ces langages institutionnels, ceux quis’imposent dans un autre lieu que fréquentent quotidiennementles enfants – l’école – méritent une attention spécifique. Defait, c’est aussi à partir de ce qu’ils peuvent entendre enclasse, ou dans le cadre de leurs sociabilités scolaires, queles enfants peuvent élaborer des classements sociaux.

Nous nous contenterons de brèves remarques sur ce point, quimériterait une analyse plus développée. Certains indiceslaissent clairement penser que l’institution scolaire imposeelle aussi son langage aux enfants en matière d’expressiond’un rapport à l’ordre social. Pour ne prendre qu’un exemple,au cours des premières séances collectives où nous avonsdemandé aux enfants de hiérarchiser les métiers de « celui quiva au-dessus de tous les autres à celui qui va en-dessous detous les autres », plusieurs enfants ont pris spontanémentl’initiative de noter de manière scolaire (sur 10 ou sur 20) chacunedes étiquettes-métiers (cf. Figure 1). Cette observationsuggère que c’est au moins d’un point de vue formel que lelangage scolaire, marqué par l’évaluation, peut fonctionnercomme un point d’appui à d’autres classements sociaux.

Figure 1 : le notation scolaire des métiers

Passant du langage de l’école au langage dans l’école, onsoulignera par ailleurs que le discours des pairs, dans sonautonomie relative, est également susceptibled’offrir/d’imposer sa matière aux classements sociaux, et enparticulier à la hiérarchisation des métiers. Nous nouscontenterons de ne prendre qu’un exemple sur ce point – maisil a l’avantage d’être particulièrement parlant. Lors del’entretien que nous avons réalisé avec François, celui-ci aété amené à se plaindre de ce qu’une fille de la classe –Camille – lui dit constamment d’arrêter de chanter, alors quelui aime bien ça. Comme pour nous montrer de quoi il estcapable en la matière, il s’est mis à entonner, d’un ton assezmorne, la petite chanson suivante :

Je m’appelle JeanEt j’ai plus d’argent !Mes parentsTravaillent à Auchan !Mes parentsEn même temps sont des pigeons…

Par des voies diverses, cette chanson associant un métier(« travailler à Auchan ») à une évaluation économique (« J’aiplus d’argent ») voire à une évaluation morale (si c’est bienainsi qu’il faut interpréter le « pigeon » final) circule aumoment de l’enquête parmi le groupe de pairs, en l’occurrenceau moins entre certains garçons de l’école. Elle est donc apriori à même de nourrir les classements des enfants.Concrètement, parce que cette chanson circule et sembleintéresser les enfants (qui se la répètent entre eux, et faceà nous), quelqu’un qui « travaille à Auchan » – un êtreabstrait comme les personnages de nos étiquettes ou concretcomme un proche parent (tel le père de Driss, livreur dans unsupermarché) – n’a-t-il pas plus de chances d’être considéré,comme dans la chanson, comme un pauvre, comme un « pigeon » ?

Des descriptions collectivement intéressées de l’ordre social

Après s’être penchés sur les conditions symboliques,langagières, du classement, il faut encore se demanderpourquoi les enfants se mettent effectivement à classer d’unemanière plutôt que d’une autre. Cette question est celle del’intérêt, des raisons de classer. En analysant comment lesenfants construisent leurs classements des métiers, nousmontrons tout d’abord que ces intérêts sont collectifs etsocialement situés. Nous déplaçons ensuite le regard versl’intérêt à la production de classements alternatifs chez ceuxque le classement dominant situe aux derniers rangs.

Classer avec, classer contre : l’intérêt à classer comme ses proches

Au cours d’une des premières séances collectives en classe deCP, nous avons demandé à Noémie d’expliquer son classement desmétiers et obtenu en guise de réponse : « J’ai classé commeClara » (sa voisine de gauche). Un peu décontenancés, nous luiavons expliqué que ce qui nous intéressait était son avis àelle, mais Clara nous a coupé, pour ajouter : « Oui, mais on ale même avis. » Cette scène nous a fait prendre conscience,très tôt dans l’enquête, de l’importance du mimétisme entreenfants : vouloir isoler des raisons « personnelles » declasser, c’était laisser dans l’ombre les mécanismes dedélégation, de remise de soi ou encore d’alignement sur l’avis

d’autrui significatifs32. Dans les séances collectives,l’hétérogénéité des enfants présents (en termes de classe, desexe, de religion) rend visible la formation d’un espace deprises de position au sein duquel le mimétisme permet derenforcer et/ou de se rallier à un classement plutôt qu’à unautre33.

La séquence ci-dessous donne ainsi à voir la cristallisationprogressive de deux positions (correspondant à deuxclassements) et de leur justification : la reprise littéralede termes (comme « boniche ») ou de petites séquences (commele fait de pouvoir donner des cadeaux à ses enfants quand onest « vendeur de jouets ») venant refermer progressivementl’espace des dicibles – et donc des pensables – tout enfigeant les groupes. L’extrait est long car cela prend dutemps de construire des positions (des classements), dereconnaître et choisir les alliés avec lesquels l’on vaclasser, et/ou de signifier des désaccords de classement quandun argument avancé apparaît incompatible avec sa vision dumonde social. Ce que nous citons ici donne par ailleurs à voirles rapports de force et la lutte dont tout classement est lerésultat : les enfants ont des intérêts – au sensd’investissement34 – divergents au « jeu des métiers » que nousleur proposons, ne serait-ce que parce qu’en classant, ils seclassent. Et le « jeu » s’avère plus violent que nousl’anticipions, la violence symbolique du classement setransformant en violence physique au cours de la séance.

Encadré 4 : La fabrique collective des classements

32 De la même manière, nous nous sommes vite rendu compte que beaucoupd’enfants interchangeaient les étiquettes-métiers dans leurs classements enfonction de remarques de camarades. C’est pourquoi nous avons par la suitedemandé aux enfants de coller les étiquettes avant d’entamer la discussioncollective. 33 Si le mimétisme « saute aux yeux » au cours des séances collectives, ilest également omniprésent dans les entretiens par binômes : les enfants necessent de reprendre les termes de leur camarade, d’attendre la réponse del’autre pour se sentir autorisé à produire la même ou encore de changerinsensiblement d’avis au fil de la discussion pour se conformer à celui deson binôme.34 Bourdieu (P.), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994,p. 151.

Le 20 janvier 2011, séance collective « classement des métiers », en demi-classe de CM1,école A. Les passages en italiques correspondent aux termes qui sont repris par au moinsun enfant au cours de la discussion ou aux alignements explicites (« comme Camille »,etc…).

Amin [père garagiste ; mère coiffeuse] : … et personne qui s’occupedu ménage, c’est les boniches et moi j’ai pas envie d’être une bonichePaul-Éric [consultant, adjoint au maire ; masseuse] : N’importequoi !Amin : Ben si, on t’traite comme un chien…Paul-Éric : on dit pas « boniche »… à l’époque on faisait ça, mais…Driss [père livreur dans un supermarché, mère femme de ménage]: Tunettoies et ils te donnent que 20 euros, c’est rien !Paul-Éric : N’importe quoi !Amin : En plus, on te prend pour un chien, on te dit : vas faire le ménage !Paul-Éric: Ça, c’est à l’époque, tu vois trop de films toi ! […]Driss (à Paul-Eric) : Mais toi, t’as la rage ! Tu regardes trop defilms : des films de science-fiction ! (Un échange houleux oppose Driss, Amin, Femi à Paul-Eric ; JP intervient pour redistribuerla parole et demande à Femi comment il a classé)Femi [père au Mali, cartes téléphoniques ; mère secrétaire àl’UNESCO] : Vendeur, parce que après, quand t’as terminé tonemploi, après tu peux prendre des cadeaux gratos, après tu donnes àtes enfants…après architecte parce que tu peux créer un stade de foot…etpatron d’usine parce qu’après […] si ils [les ouvriers] m’écoutentpas, je dis : “t’es viré !”… après, professeur au lycée c’est bienaussi parce que tu peux punir les gens, même s’ils ont rien fait…ceux qui m’énervent, je les mets au coin […] puis après,infirmier : comme Amin, tu peux voir dans le ventre des gens…après, boucher tu dois toucher la viande, ou bien des fois, tutouches le porc (On entend : bahhhh dans la salle)Paul-Éric : T’es musulman, toi ! (sur un air désapprobateur)Femi : Ben ouais !Paul-Éric : Arrêtes, y’en a qui sont pas musulmans, ça se fait pasde dire…JP : Il nous dit ce qu’il pense, chacun peut parler !Driss (à Paul-Eric, sur le ton de l’insulte) : Catholique ! (rires)Paul-Éric : Je suis même pas catholique ! (certains tombent par terre)Femi : Et après, personne qui s’occupe du ménage, comme Amin : ce sontdes boniches !JP : bon, allez : à Paul-Éric, qu’est-ce que tu as mis en bas ?Paul-Éric : Ben patron d’une usine, c’est exactement pour les mêmesraisons que Camille que je veux pas…(pourquoi alors ?) y’a trop deresponsabilités et ça pue là-bas…Driss : ben c’est bien ! (sur un ton de défi)

Paul-Eric: J’ai le droit [de classer de cette manière] !Amin : Non, t’as pas le droit, c’est comme moi quand j’ai mis ça (ilfait référence au boucher qu’il a classé en dernier. L’ambiance s’échauffe, nousintervenons à plusieurs reprises pour calmer les enfants]JP : Allez Driss, c’est à toi !Driss : Alors moi en premier c’est architecte parce que tu peuxconstruire des coupes et des stades… ça gagne beaucoup en plus… et vendeurdans un magasin de jouets parce que tu peux ramener pleins dechoses chez toi, et pour tes enfants ; et patron d’usine c’est parceque : quand y’a quelqu’un, il est pas chiant avec toi (Femi et Paul-Éric se disputent une gomme), tu lui donnes un avertissement, tu le faisjeter de l’acide dessus s’il est pas gentil avec toi : tu lecrucifies ! (brouhaha) et professeur dans un lycée… tu peux donnerdes punitions, et en plus, tu peux virer pleins de gens… Moi je pourraispas être ouvrier, parce que après, tu peux te prendre une poutredans la tête […]JP : et après, t’as mis quoi en bas : personne qui s’occupe du ménage ?Driss : Parce qu’après tu deviens une boniche, on te donne que 20 eurosou 2 euros…Hakim : Même pas, on te donne 1 centime ! […]Paul-Éric (d’un ton méprisant): Vous avez une vue sur la vie vous !Femi : Mais toi aussi : fermes ta bouche ! […] Prout-Éric !Hakim : Tais-toi ! (Hakim décrit à tour son classement, dont voici la dernièreposition) et la personne qui s’occupe du ménage, c’est la dernièredes dernières : jamais de la vie je ferais ça… parce que tu doisfaire : « Ah ça, ça s’met là, ça ça s’met là », en plus, t’es mêmepas bien payé : ils disent : allez, fais le ménage ! comme un chien […]Lila : J’aime pas faire le ménage parce que…Driss : Si, c’est bien pour les filles : ça fait du sport pour lesfilles (chahut ; on donne la parole à Gaëlle)Gaëlle : J’ai mis infirmière ou infirmier parce que je sauve desvies des gens (argument repris à Camille)… architecte parce que j’aimebien faire des plans (argument repris littéralement à Paul-Éric)Jonas : Vous vous imitez bien hein !

Le mimétisme – que nous interprétons comme une manifestationde l’intérêt à classer comme ses proches – est présent dudébut à la fin de l’extrait : Femi reprend l’argument de Drisspour valoriser le vendeur de jouets (« tu peux donner descadeaux à tes enfants ») ou dénigre « comme Amin » le métierd’infirmier ; Paul-Éric explique qu’il a classé le patron endernier « exactement pour les mêmes raisons que Camille35 » ;

35 À noter que Camille a classé en dernier « patron », alors qu’elle a pu, àd’autres moments, valoriser très activement ce métier (cf. encadré 1). Cela

Gaëlle justifie le rang de l’architecte en empruntant lestermes de Paul-Éric (« j’aime bien faire des plans »), etc.Quant au terme « boniche », il est repris de manièreinsistante et provocatrice par l’ensemble des garçonsd’origine populaire – Driss, Hakim, Femi, François et Amin.C’est l’expérience pratique qu’ils ont du métier quand il estcelui de leur mère (« tu nettoies et ils te donnent que vingteuros, c’est rien ! » dit Driss) qui fonde la violence de cedénigrement. Il semble que la mise à distance de ce métier-repoussoir est d’autant plus nécessaire qu’ils en sontproches ; là où pour Paul-Éric, qui en vient paradoxalement àdéfendre le métier de femme de ménage, cette professionn’appartient pas à l’horizon des devenirs possibles. À cesintérêts de classe divergents s’articule ici un intérêt degenre : en effet, dévaloriser ce métier en le renvoyant à uneactivité « pour les filles » est un moyen, pour ces garçonsd’origine populaire, de se situer au-dessus36. Autrement dit :on ne peut pas laisser un classement nous placer tout en bas.

En classant avec ses proches (en termes de classe et/ou degenre), on donne ainsi du poids à un argument ; mais onmutualise également les ressources pour justifier unclassement. On voit d’ailleurs que plus la discussion avanceplus les arguments sur les différents métiers secristallisent, figeant en quelque sorte un espace structuréautour de deux classements antagonistes. Si bien que Gaëlle,invitée à prendre la parole à la fin de la discussion, n’aplus qu’à reprendre à son compte les arguments de Camille etPaul-Éric pour justifier « son » classement – Jonas luilançant alors « vous vous imitez bien hein ! ».

Malgré la possibilité théorique de classer d’une manière oud’une autre37 (ie de choisir le groupe d’enfants avec lequel onclasse), le caractère normatif des classements ressortclairement au fil de la discussion, comme en atteste l’échangehouleux sur la religion. En effet, quand Femi justifie le fait

suggère que, au moins chez certains enfants, une dissociation nette existeentre la reconnaissance de la position objective d’un métier, et sonévaluation subjective.36 Les filles ont d’ailleurs attribué un rang plus élevé à la « personne quis’occupe du ménage » dans leurs classements que les garçons.37 Nous n’avons cessé de leur dire qu’il n’y avait pas de « bonne réponse »et que tout classement était légitime.

d’avoir classé « boucher » tout en bas par un argumentreligieux, la légitimité de son classement est aussitôt remiseen cause, au nom de la « neutralité scolaire », par Paul-Éric : « Ça se fait pas ». Cette scène dévoile la violencesymbolique dissimulée derrière la neutralité affichée desclassements en mettant le doigt sur le fait que tous lesarguments ne se valent pas, et que certains sont pluslégitimes que d’autres, notamment dans l’enceinte scolaire.Malgré toutes les précautions prises pour rendre audibles lesdifférents points de vue, l’exercice demandé aux enfants resteentièrement enserré dans les contraintes scolaires : orl’ordre scolaire participe à la légitimation des classementsdominants. La violence de cette scène montre par ailleurscomment la pratique du classement engage toutes les sphères devie de celui qui classe. Des désaccords sur la légitimité detel ou tel classement tendent ainsi à prendre la forme devéritables goûts et dégoûts sociaux. C’est d’ailleurs ce quePaul-Éric en vient à exprimer lorsqu’il soupire, avec mépris :« Vous avez une vue sur la vie vous ! » Et il a alors aveclui, dans le cadre scolaire, toute la force du « réalisme » deson classement par rapport à celui de Driss qui justifie labonne position de « patron » par la possibilité de « jeter del’acide » sur les ouvriers récalcitrants. Face au poids del’institution et à la maîtrise qu’a Paul-Éric de la parole,Hakim et Femi semblent n’avoir plus qu’un moyen de délégitimerson classement : le faire taire – « ferme ta bouche ! »,« tais-toi ».

Vive les footballeurs et les présidents ! La production de classements alternatifs

Il est cependant des moments et des configurations danslesquelles des classements alternatifs aux classementsdominants sont exprimés, et plutôt que de les renvoyer à un« manque de réalisme », les prendre au sérieux permet depenser l’intérêt de certains groupes d’enfants à les produire.

Figure 2 : « Papa », ouvrier en haut de la hiérarchie des

métiers

Toute pratique de classement engage celui qui classe, neserait-ce qu’en l’assignant à un rang dans le classementproduit, si bien que le rapport à un classement donné dépendde la position que l’on y occupe. De manière plus triviale :on a toujours intérêt à se situer en haut d’un classement.C’est ce que fait de manière idéale-typique Max, filsd’ouvrier, en plaçant en première position « ouvrier » et enrajoutant au stylo, sur l’étiquette : « PAPA » (cf. Figure 2).Cette forme d’inversion du classement « officiel » estnéanmoins anecdotique dans l’exercice par tâche. En revanche,dès qu’il s’agit de justifier un classement, et que celui-ciengage sa propre position, l’impossibilité de laisser direqu’on est « bas » devient manifeste. On peut alors avoirintérêt à cacher ses origines (on retrouve la question de lahonte sociale, évoquée plus haut) ou à produire un classement

alternatif qui nous classe en haut. C’est ce que les extraitsci-dessous mettent en évidence, autour de définitionsconcurrentes du prestige social.

Encadré 5 : Deux visions antagonistes du prestige social :capital économique vs capital culturel

Le premier extrait correspond à la fin de la séance évoquée plus haut (cf. encadré 3). Aprèss’être interposée entre Paul-Éric et Femi qui en venaient aux mains, JP relance la discussionsur la définition d’un « bon métier ». La séquence est très houleuse mais (de ce fait)intéressante : on sent clairement la contrainte scolaire se relâcher, laissant un espaces’ouvrir à des arguments et des façons de les exprimer habituellement proscrits dansl’enceinte scolaire :

Camille : Un bon métier pour moi, c’est un métier d’abord qui nousplaît, et là où on gagne de l’argent, parce qu’un métier c’est passeulement du plaisirDriss (la coupe) : Pour aller dans les boites de nuit ouais !Camille : Pour acheter des vêtements, pour payer l’électricité,l’eau… pour avoir un bon foyer ! Et pour avoir un bon foyer, fauttravailler dur : c’est ça que j’appelle un vrai travail moi.JP : qui d’autre veut dire ce que c’est un « bon métier » ?Hakim : Ben c’est où on se tape des trucs…Driss : On se tape des barres38 ! (chahut. JP donne la parole à Paul-Éric)Paul-Éric : Ben déjà il faut que ça te plaise et que ce soit bienpayé aussi (Pourquoi ?) Ben pareil que ce que Camille a dit : faut avoir un bon foyeret pouvoir payer le loyer…WL : Qui disait que c’est important l’argent ?Amin : Moi ! Moi je trouve, parce que tu peux t’acheter une maison,alors que si t’as pas beaucoup d’argent, tu vis dans la rue… tudemandes : « un euro ! un euro »Driss : T’es obligé de manger du maïs chaud…Femi : Moi j’ai pas envie de devenir comme Paul-Éric !Paul-Éric : Je suis mieux que toi ! (ils parlent tous en même temps…)Amin : Comme ça, tu peux acheter des voitures, des maisons… etaprès, comme ça, t’as pas de problèmes, comme Paul-Éric : vendeurde BD, il s’ennuie, il fait que jacter, jacter, et écrire…Paul-Éric : J’ai pas le droit ?Amin: Non… (JP interviens et donne la parole à Iris)Iris : Ben c’est un métier qu’on aime… on n’est pas obligé degagner plein d’argent, parce que… (ça sonne, brouhaha) on peut essayerd’en donner… c’est bien d’avoir de l’argent, mais faut pas en avoirtrop non plus…Driss : Ben si !

38 Expression qui signifie que l’on rigole bien.

Iris : Moi j’ai pas très envie d’être trop connue, ou milliardaire…(On entend : « Ben si ! »)Camille : Moi c’est comme Iris   : j’ai pas très envie d’être trop connue… j’ai plutôt envie de paix.Driss (moqueur) : La paix intérieure !

La scène suivante rassemble les mêmes élèves (à l’exception de Paul-Éric, absent) autourd’une discussion sur « les riches et les pauvres ». Hakim évoque alors l’idée que les pauvresne sont pas allés à l’école :

WL : Alors, est-ce qu’on peut être riche sans avoir été à l’école ?Camille : Non !Femi, Driss : Oui ! […] Oui, footballeur…Femi : Oui, voilà, imagine t’es dans un club, après t’es trop fort,il te recrute dans une grande équipe, sans avoir fait l’école quandt’es petit parce que tes parents ils étaient trop pauvres […]Camille : Par exemple – je dis un exemple – pour les chèques… Mêmesi t’es footballeur, quand même, par exemple, savoir lire…Femi : Bah quoi, on sait lire ! […]Driss : Y a des footballeurs, ils savent pas bien parler français,ils jouent au foot, ils gagnent plein d’argent ! Bastos parexemple ! Chris ! [Deux joueurs brésiliens de Lyon]…WL : Tout le monde est d’accord avec cette idée là, les footballeurs, c’est normal qu’ilsgagnent beaucoup d’argent ? Qu’est-ce t’en dis Hakim toi ?Driss : Bah oui, il va dire oui !Hakim (hésitant) : Bah oui, parce que Cristiano Ronaldo il est…Driss : Il est beau, il est super beau, il joue bien, il a gagné leBallon d’Or […].JP : Et les filles, vous pensez que c’est normal que les footballeurs, ils gagnent plus parexemple, qu’un professeur de lycée ?Gaëlle : Non.Des voix de garçons : Si !!!Camille : Non parce c’est un divertissement, c’est pas un vraimétier…

La question de la définition d’un « bon métier », tout commecelle de l’importance et de la légitimité de l’argent entraîneun net clivage entre les tenants d’un classement fondé sur leniveau de diplôme et/ou le « sérieux » (« un métier c’est passeulement du plaisir », dit Camille) et les tenants d’unclassement fondé sur la réussite économique et/ou le caractèreludique. Les premiers, issus des classes supérieures ontdavantage intérêt à légitimer le classement dominant (typeINSEE) là où les enfants d’origine populaire trouvent, dans le

second classement, un moyen de s’identifier au premier rang decelui-ci. Pour ces garçons d’origine populaire, le footballeurprofessionnel est une figure emblématique de réussite socialeà laquelle ils peuvent s’identifier – Femi dit « on sait lire »en parlant des footballeurs – parce qu’elle leur ressemble, etce quelles que soient leurs chances de devenir effectivementfootballeurs professionnels39. Dans ce classement où leprestige est associé à la réussite économique et àl’excellence corporelle (sportive), ces garçons d’originepopulaire peuvent en effet se classer en haut, et se protégerce faisant de la violence symbolique attachée à leur rangprobable dans le classement officiel. C’est ainsi quedeviennent intelligibles les propos d’Amin qui nous dit à deuxreprises, en entretien, que son père est footballeur, avantque l’on comprenne (à force de le questionner) que celui-ciest garagiste. La violence symbolique est ici au cœur de larelation d’enquête, dans la présentation de soi, puisqu’enclassant, ou en se situant, on se positionne par rapport àl’enquêteur40.

De manière assez similaire, on retrouve de nombreux exemplesd’arguments qui pourraient être jugés « loufoques » ou« irréalistes » dans les propos tenus par des enfantsd’origine populaire à propos des métiers qu’ils aimeraientfaire. Ils veulent ainsi devenir policier « pour pouvoirarrêter des gens », professeur « pour donner des heures decolle », patron parce que « tu peux virer pleins de gens »,voire « tireur d’élite ». À y regarder de plus près, cesprojections professionnelles se portent toutes vers despositions d’autorité, de domination, où l’on peut exercer sonpouvoir sur des dominés, notamment de manière arbitraire (« tupeux punir les gens, même s’ils ont rien fait », nous ditFemi). Elles reposent sur une inversion des rapports de

39 Les footballeurs professionnels ne sont guère plus de 1200 en France :Beaud (S.), Guimard (P.), Traitres à la nation ? Un autre regard sur la grève des bleus enAfrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011.40 D’autres enfants peuvent aussi chercher à montrer une proximité avecl’enquêteur. C’est le cas de Samuel (parents indépendants, travaillant dansl’immobilier) qui, au cours d’un tour de table où chaque enfant devaitnommer un métier qu’il aimerait faire plus tard, explique qu’il pourraitaussi élever des chèvres, comme les parents de Julie Pagis (nous avions eneffet initié le tour de table en présentant les professions de nos propresparents).

domination, à l’image de la « culture anti-école » analyséepar P. Willis qui « aide à libérer ses membres du poids duconformisme et des réussites conventionnelles (en recourant àune transformation et une inversion de l’échelle officielledes valeurs)41 ». C’est peut-être autour du « métier » deprésident que s’exprime de la manière la plus aiguë ce désirde reconnaissance, de « compensation » au sentimentd’illégitimité sociale. Paradoxalement, les seuls qui veulentêtre président sont les garçons d’origine populaire,contrariant – le temps de la discussion – le principeconsistant à faire de nécessité vertu. Driss explique ainsivouloir être président car « t’as un jet privé, tout le mondete dit bonjour dans la rue, et s’ils ne le disent pas, ilsvont en prison ». Pour peu que l’on ne prenne pas ces enfantspour des imbéciles, la dimension provocatrice de leurs propospeut être interprétée comme une stratégie de présentation desoi, de revanche temporaire, qui permet de se situer enposition de pouvoir, le temps de l’interaction. On pourraitdire, avec James Scott qu’on est ici face à une forme déguiséede « texte caché » de ces enfants de classe populaire, et que« vu leur position tout en bas de l’échelle, il n’est pasétonnant qu’ils aient développé un intérêt de classe pour cesprophéties utopiques, imaginant un ordre social radicalementdifférent de celui, douloureux, qu’ils connaissent42 ».

*

En étant attentif à la dimension langagière de leursclassements et de leurs jugements, on constate que la manièrequ’ont les enfants de parler l’ordre social dépend desressources culturelles globales qu’ils possèdent en propre, etdu contexte symbolique qu’imposent ces institutions del’enfance que sont par excellence la famille et l’école. Eninscrivant ces jugements et ces classements dans lesinteractions entre enfants, on comprend que, au-delà de lapossibilité culturelle de juger et de classer, l’intérêt à lefaire effectivement est un enjeu immédiatement relationnel.Face aux autres, c’est-à-dire en somme dans les conditionsordinaires de la pratique, classer signifie toujours se classer,

41 Willis (P.), « L’école des ouvriers », art. cit., p. 59.42 Scott (J.), La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne,Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 96.

se situer socialement. Cela se voit en particulier lorsque lesenfants s’efforcent de rendre leurs classements conformes àceux des enfants dont ils se sentent proches, et dont ilspartagent typiquement l’appartenance de sexe et de classe.Cela se voit également lorsque de tels classements donnentlieu à des échanges très vifs entre enfants, qui sontmanifestement des luttes pour imposer autant la légitimité desmanières respectives de classer, que la légitimité de lasituation sociale de chacun.

Cette enquête montre ainsi comment les enfants expérimententet s’approprient très tôt les rapports sociaux qui traversentle monde social43, la socialisation familiale et scolaire desenfants jouant un rôle majeur dans la construction dehiérarchies du monde social, de rapports de pouvoir etd’intérêts différenciés. Peut-on inférer de cesclassifications et perceptions précoces de l’ordre social despréférences politiques futures distinctes ? Peut-on associerles attitudes de rejet des hiérarchies professionnellesdominantes à des formes émergentes de politisation ? Autrementdit : constituent-elles un terreau favorable au développementde dispositions contestataires ou présagent-elles au contrairede futurs rejets ou mise à l’écart du champ politique ? Lapoursuite de l’enquête auprès des mêmes enfants en période decampagne présidentielle (2012) doit nous permettre d’alimentercette réflexion sur la relation entre les rapports enfantins àl’ordre social et les rapports enfantins à l’ordre politique.

Wilfried Lignier est chercheur au Centre européen de sociologie etde science politique (CNRS-Ehess-Université Paris 1). Ses recherchesportent sur l’enfance, la socialisation, les stratégies éducatives,l’appropriation des savoirs médico-psychologiques en société. Il apublié récemment : La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfantssurdoués, Paris, La Découverte, 2012 ; « La cause de l’intelligence.Comment la supériorité intellectuelle enfantine est devenue unecatégorie de l’action publique d’éducation en France », Politix, 94,2011.43 Y compris bien entendu les rapports sociaux de sexe. Si nous avons prisle parti d’insister davantage dans cet article sur les appartenances declasse que de genre, c’est que ces dernières nous semblent bien mieuxdocumentées dans les travaux sur les pratiques et « cultures » enfantines,éclipsant bien souvent les autres différences sociales (cf. introduction dunuméro).

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Julie Pagis est chargée de recherche au Centre de recherchesadministratives politiques et sociales (CNRS-Université de Lille 2)et chercheuse associée au Centre Maurice Halbwachs. Après avoirtravaillé sur les incidences biographiques du militantisme en Mai 68(sur deux générations familiales) ses recherches portentactuellement sur l’enfance et la socialisation politique. Elle apublié récemment : « Incidences biographiques du militantisme en Mai68 », Sociétés contemporaines, 84, 2011 ; « Engagements soixante-huitardssous le regard croisé des statistiques et des récits de vie », Politix,93, 2011.

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Children Articulating Social Order: A Study on Children’s Classifications and JudgmentsDo children perceive the world they are living in as a social order? At the end of the nineties,Bernard Zarca investigates what he called the « social sense » of children, defined as anindividual ability to rank diverse occupations. The study reported here relies on the samekind of task methodology assumed by this author (we also asked children to rank severaloccupations), but our framework is a collective one – what allows us to observeclassifications as actions embedded in children interactions. Rather than focusingstatistically on products of the practice (how children have classified), we pay muchethnographic attention to the design of practice itself (how children are classifying). We showthat the children’s relationship to social order can’t be understood without taking intoconsideration: 1) the means that children can use to express that kind of relationship; 2) theconcrete situation in which this relationship is expressed. Our study suggests that thecultural possibility of classifying should be distinguished from the dispositions and theinterests to actually classify. In fact, in the context of real interactions, personal socialsituation is always involved, and because it is so, ranking always means self-ranking.