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Genèses 94, mars 2014 159 FENÊTRE Quand un prof enquête sur ses élèves. Objectivation, objections et objectifs Fabien Truong pp. 159-177 « Trouver sa place – une affaire qui demande du sang-froid et à laquelle nous ne parvenons qu’à distance –, voilà en quoi consiste l’expérience personnelle de la recherche ethnographique ; tenter de formuler la manière dont on imagine, tou- jours avec excès, avoir trouvé cette place, voilà par contre l’entreprise scientifique que représente l’écriture anthropologique » (Geertz 1998 : 85). Après avoir enseigné six ans les sciences économiques et sociales (SES) dans qua- tre lycées de Seine-Saint-Denis (2004- 2010), j’ai entamé un suivi ethnographique de cohorte de « mes » anciens élèves. J’y observe leur passage et leur ventilation dans le monde des études supérieures et/ou dans la vie active jusqu’à quatre ans après la sor- tie du lycée, analysant la façon dont l’étude des trajectoires éclaire la compréhension du processus de marginalisation urbaine, de l’investissement scolaire des enfants issus des classes populaires et de l’épreuve d’une mobilité sociale espérée mais incertaine. L’enquête se décompose chronologiquement en deux temps : un premier moment in situ de participation observante 1 au lycée ; puis un second moment de suivi longitudinal ethnographique après la sortie du lycée. Ces deux moments, s’ils renvoient à des moda- lités d’enquêtes distinctes, sont pourtant particulièrement pertinents à envisager dans leur relation, qui s’établit au travers de jeux d’allers-retours réflexifs – du professeur à l’ethnographe, mais aussi de l’ethnographe au professeur – sociologiquement signifi- catifs. C’est précisément sur ce que disent ces mouvements de passage statutaire que je souhaite m’arrêter, via une tentative d’objec- tivation de ma position sociale, à la fois en tant qu’observateur socialement situé et en tant qu’acteur dont le statut et le rôle ont été définis et transformés au gré des interactions sociales durant l’enquête. Cet exercice de réflexivité consiste à se demander en quoi les façons d’agir, de sen- tir et de penser du professeur sont reliées aux façons de faire, de classer et d’observer de l’enquêteur, en identifiant les limites comme les spécificités d’une telle position sociale et ce qu’elles impliquent dans la production, la restitution et l’interprétation du matériel Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 11/06/2014 10h51. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 11/06/2014 10h51. © Belin

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Genèses 94, mars 2014 159

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Quand un prof enquête sur ses élèves.Objectivation, objections et objectifs

Fabien Truongpp. 159-177

« Trouver sa place – une affaire qui demande du sang-froid et à laquelle nous ne parvenons qu’à distance –, voilà en quoi consiste l’expérience personnelle de la recherche ethnographique ; tenter de formuler la manière dont on imagine, tou-jours avec excès, avoir trouvé cette place, voilà par contre l’entreprise scientifique que représente l’écriture anthropologique » (Geertz 1998 : 85).

Après avoir enseigné six ans les sciences économiques et sociales (SES) dans qua-tre lycées de Seine-Saint-Denis (2004-2010), j’ai entamé un suivi ethnographique de cohorte de « mes » anciens élèves. J’y observe leur passage et leur ventilation dans le monde des études supérieures et/ou dans la vie active jusqu’à quatre ans après la sor-tie du lycée, analysant la façon dont l’étude des trajectoires éclaire la compréhension du processus de marginalisation urbaine, de l’investissement scolaire des enfants issus des classes populaires et de l’épreuve d’une mobilité sociale espérée mais incertaine. L’enquête se décompose chronologiquement en deux temps : un premier moment in situ

de participation observante1 au lycée ; puis un second moment de suivi longitudinal ethnographique après la sortie du lycée. Ces deux moments, s’ils renvoient à des moda-lités d’enquêtes distinctes, sont pourtant particulièrement pertinents à envisager dans leur relation, qui s’établit au travers de jeux d’allers-retours réflexifs – du professeur à l’ethnographe, mais aussi de l’ethnographe au professeur – sociologiquement signifi-catifs. C’est précisément sur ce que disent ces mouvements de passage statutaire que je souhaite m’arrêter, via une tentative d’objec-tivation de ma position sociale, à la fois en tant qu’observateur socialement situé et en tant qu’acteur dont le statut et le rôle ont été définis et transformés au gré des interactions sociales durant l’enquête.Cet exercice de réflexivité consiste à se demander en quoi les façons d’agir, de sen-tir et de penser du professeur sont reliées aux façons de faire, de classer et d’observer de l’enquêteur, en identifiant les limites comme les spécificités d’une telle position sociale et ce qu’elles impliquent dans la production, la restitution et l’interprétation du matériel

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ethnographique. Il permet aussi d’envisager sous quelles conditions un capital biographi-que et un temps d’observation long peuvent constituer des ressources et des compétences ethnographiques. En cela, il interroge en quoi et pourquoi des formes particulières d’engage-ment produisent des protocoles et des contex-tes d’observation et d’analyse expérimentaux, qui ne peuvent être réduits à de simples arte-facts. Il rappelle que les conditions de possibi-lité et de scientificité d’une enquête en scien-ces sociales ainsi que la validité, la singularité et la significativité de ses résultats ne sauraient être circonscrits par des principes méthodo-logiques ex ante. Elles sont aussi largement conditionnées par une série de contingences sociales, biographiques et contextuelles qui se découvrent pas à pas, orientant la façon dont l’enquête est concrètement initiée et pratique-ment menée.Cet exercice joue également comme un garde-fou méthodologique pour se prému-nir contre : 1) la tendance à la réification et à l’homogénéisation de la population enquêtée et de l’objet d’analyse, qui ne sont jamais don-nés une fois pour toutes et se (dé)construisent au cours de l’enquête ; 2) le parti pris moraliste qui guette toujours un peu plus l’ethnographe à mesure que l’enquête avance, puisque plus on pénètre un univers et en comprend les logiques, plus l’empathie devient un ressort usuel de l’action et une catégorie de percep-tion performative. Ce dernier parti pris, parce qu’il pose la question du jugement d’un point de vue moral, peut conduire à une double tentation : la tentation positiviste – ce que les enquêtés disent est ce qui est – et la tenta-tion propagandiste – ne voir et ne souligner que ce qui met en valeur les enquêtés, dans une défense et illustration des illégitimes2 ou, au contraire, ce qui les avilit. Ces deux écueils m’ont semblé particulièrement prégnants lorsque l’on étudie les « jeunes de banlieue », catégorie stigmatisée et médiatique par excel-lence (Sedel 2009 ; Berthaut 2013).

Enfin, cet exercice vise à clarifier ce qu’en-quêter sur ses propres élèves conditionne. De ce point de vue, la déconstruction des ambivalences du statut dual de l’enquêteur-professeur – et de ce qu’il doit à une trajec-toire sociale – ainsi que des ambiguïtés du rapport entre une relation pédagogique et une relation d’enquête se nourrissant l’une de l’autre s’avère précieuse. Révélées notam-ment par de multiples « quiproquos pédago-giques », ces ambiguïtés rendent nécessaire-ment plus forte l’injonction réflexive visant à « commencer à mieux savoir ce que nous faisons », en tant qu’enseignant-chercheur (Soulié 2002). Mais comment séparer le regard de l’enseignant de celui du chercheur à propos d’enjeux éducatifs, si tant est que cette distinction soit possible et souhaitable ? Reposer la question du jugement, mais cette fois du point de vue de l’acteur-professeur, en interrogeant ses catégories d’entende-ment et de perception et ce qu’elles véhicu-lent d’implicite, constitue une piste féconde. L’intérêt dépasse probablement le cas d’école que constitue l’enquête sur ses propres élè-ves : actant du fait que nombre d’enquêtes ethnographiques en sociologie et en sciences de l’éducation sont majoritairement menées par des enseignants-chercheurs, cette double appartenance ne peut pas être sans effet sur la façon dont celles-ci sont menées, bien qu’elle soit finalement peu objectivée.

Du professeur à l’ethnographe : constitution d’un protocole et d’un objet d’enquêteQui suis-je ? Auto-analyse d’une position d’intermédiaireUne esquisse d’auto-analyse – exercice nécessairement incomplet et provisoire – ne prend sens que si elle permet d’éclairer en quoi une biographie conditionne un rapport

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pratique et épistémologique à l’enquête et à la façon d’enquêter (Bourdieu 2004), en objectivant notamment : 1) les ressources et les compétences disponibles pour la mener – et donc celles qui font conséquemment défaut ; 2) la constitution du point d’équi-libre entre proximité et distance par rap-port à l’objet d’analyse ainsi qu’entre étran-geté et familiarité avec le terrain d’enquête. Au regard de ma biographie, il renvoie à une série d’expériences personnelles pas-sées vécues sur le mode de l’affinité avec la population enquêtée (du moins telle que je pouvais la percevoir lorsque je suis entré en poste), bien qu’objectivement éloignées de ses conditions pratiques et quotidiennes d’existence. En cela, elle mobilise implicite-ment une position d’intermédiaire en germe depuis longtemps, qu’elle ne fait, d’une cer-taine manière, que réactiver (voir encadré 1).Ma grand-mère maternelle ayant vécu dans la maison familiale pendant mon enfance, l’appartenance à une double culture m’est évidente, bien qu’elle soit très asymétrique (une seule visite au Vietnam, usage du fran-çais, etc.). Adolescent, je ressens la distance avec « les jeunes » qui habitaient « la » ZUS (issus de l’immigration maghrébine, résidant en HLM et hors du centre-ville, scolaire-

ment moins « bons », etc.), mais aussi celle qui me sépare des fils et filles de « bonne famille » (origine rurale maternelle et immi-grée paternelle, scolarisation dans le public, etc.). Cette dernière me renvoie à une proxi-mité subjective avec les jeunes du quartier que l’objectivité des conditions de vie dément formellement. Cette position d’intermédiaire, expérimentée au niveau local (travail d’ani-mateur dans le centre aéré qui accueille bon nombre d’enfants de la ZUS durant plusieurs étés) est paradoxalement confirmée par mes études : entrée à l’ENS Cachan et réussite à l’agrégation, mais abandon de la carrière de chercheur tracée par l’institution en sui-vant une carrière musicale pendant plusieurs années, puis engagement tardif dans le métier de professeur de SES, perçu comme un second best. Séduit par l’autonomie du métier, la pos-sibilité de rester près de Paris et son utilité sociale, je choisis d’être titulaire-remplaçant dans la zone de Bobigny – décision stratégi-que statistiquement incongrue. Je m’engage alors dans l’Éducation nationale en com-binant détachement du métier – je serai par exemple à mi-temps pendant trois ans – et engagement dans celui-ci – je m’investis dans de nombreux projets pédagogiques et cultu-rels périphériques.

Ma mère est professeur d’anglais. Issue d’une famille de petits agriculteurs du Loiret, elle a vécu sa trajectoire biographique sous le double sceau de la violence symbolique (pas de livre à la ferme, honte du patois local utilisé par ses parents, etc.) et de l’émancipation par l’école, qui se traduit dans une opposition aux pratiques familiales (vote à gauche, résidence en ville, exercice d’un métier intellectuel, lecture de livres, etc.), mais vécues comme illégitimes (entrée dans le monde de l’enseignement avec un CAP-CEG3). Professeur, pendant plus de trente ans, dans un collège d’une petite ville située à quelques dizaines de kilomètres du village de son enfance, elle s’investit auprès des élèves de la zone urbaine sensible (ZUS) et des associations locales. Mon père est vietnamien et a immigré en France pour y faire ses études, peu avant la

chute de Saïgon en 1975. Il est pharmacien dans la ZUS de cette même ville car il n’avait ni les moyens financiers ni le capital social pour pouvoir s’installer dans le centre-ville. Il y a ressenti l’ostracisme de la notabilité locale blanche qui détenait le monopole sur les officines du centre-ville et a acheté, dans un centre commercial, un local dont personne ne voulait, ce qui s’avérera plus tard une affaire financièrement très rentable. Issu d’une famille aisée de lettrés, il juge son parcours à la fois comme la réussite matérielle d’un immigré arrivé sans le sou, comme un déclassement symbolique (son père reste un « grand homme » admiré en tant qu’intellectuel alors qu’il se perçoit comme un commerçant) et comme une revanche raciale (il est pharmacien, étranger devenu français servant d’autres étrangers devenus français dans la ZUS).

Encadré 1. Éléments autobiographiques pour une socioanalyse

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Quel professeur suis-je ? Empathie a priori, détachement identitaire et engagement pédagogiqueSi je n’ai aucune familiarité subjective héri-tée d’un passé commun (Pasquali 2013 : 33) avec les élèves à qui j’ai enseigné4 et si je ne bénéficie d’aucun « capital d’autochtonie » (Retière 1994) mobilisable dans ma recher-che, je ressens pourtant une affinité subjective forte à leur égard, qu’une forme confuse de liberal guilt (Conley 2001) a très probable-ment contribué à entretenir. Cette affinité a généré une forme d’empathie a priori, abs-traite et distanciée, qui diffère de celle qui se construit au fur et à mesure de la relation d’enquête (Bonnet 2008) et que je ressentirai aussi par la suite. Sans bénéficier des avanta-ges pratiques et cognitifs de l’insider pour se faire accepter et se représenter les définitions de situations avec le moins de biais possible, elle a garanti une propension à l’écoute et à l’attention qui, si elle ne constitue pas un pro-tocole scientifique per se, est néanmoins un prérequis nécessaire à l’enquête sociologique. J’ajouterai que le métier de professeur, de par les ambivalences des injonctions profession-nelles entre, d’un côté, la dimension policière et punitive du métier et, de l’autre, sa dimen-sion éducative et émancipatrice, a contribué à asseoir cette position d’intermédiaire, en frag-mentant notamment les registres des interac-tions avec les élèves : relations hiérarchiques formalisées et à plaisanterie plus informelles, gestion du groupe et interactions de face à face, sanction et fixation du présent à travers les évaluations et projection plus ouverte dans le futur à travers les projets d’orientation, rôle de rappel à l’ordre – scolaire comme social – mais aussi, parfois, de confident.Trois ressources ont été décisives dans la construction de mon rôle de professeur : ma formation académique et disciplinaire (qui m’a incité à « faire lire les élèves »5, à être « exigeant » sur le travail attendu et à

« faire de la théorie »), ma formation d’ani-mateur (qui m’a appris à construire une posi-tion d’autorité ferme à mi-chemin entre la confrontation directe et le passage par le jeu) et mon habitude à être sur scène, qui a favo-risé la dimension littéralement spectaculaire d’un cours. Mon entrée dans le métier a, de ce point de vue, été relativement aisée et je ressentais mon travail comme « agréable et motivant ». S’ajoute à cette empathie a priori une forme hybride de détachement identitaire – je ne percevais pas mon statut de profes-seur comme le cœur de mon identité sociale (le métier n’est, pour moi, vécu ni comme une vocation, ni comme un déclassement) et d’engagement pédagogique (je prends du plai-sir à travailler avec mes élèves et multiplie progressivement les projets pédagogiques en dehors des heures de cours).Ces trois dimensions ont conditionné une entrée dans la profession que l’on pourrait qualifier de quasi expérimentale6, au sens où elle a pu constituer une expérience de l’écart à la régularité statistique. Elle se distingue en effet de la position modale du néo-titulaire au sortir du concours, qui apprend avec résigna-tion que sa première affectation a lieu dans un établissement classé ZEP et dans un départe-ment stigmatisé, l’obligeant à quitter son aca-démie d’origine7 et son réseau de sociabilité pour un lieu et des élèves redoutés. Elle génère des sentiments d’inquiétude et de méfiance, souvent associés à une forme de déclassement intellectuel et socioprofesionnel8 combinée à une bonne volonté méritocratique et éduca-tive (Deschamps-Beaud 2006). Cette confi-guration typique de l’entrée dans le métier favorise clairement la catégorisation ad hoc des élèves, perçus de façon homogène comme « des élèves de ZEP ». L’usage fréquent du « ils/nous » et du commérage qui y est associé par les enseignants dans la salle des professeurs, en renvoyant à des entités sociales, culturelles, institutionnelles, hiérarchiques et raciales dis-tinctes, rappelle quotidiennement la place des

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uns et des autres. Le succès commercial d’une littérature-témoignage de « prof de banlieue » de type culturaliste et ethnocentriste l’illustre aussi grandement (Goyet 2004 ; Bégaudeau 2007), tout comme, par contraposition, les contre-exemples plus rares de témoignages littéraires qui en prennent explicitement le contre-pied (Pattieu 2012). Son topos consiste en un exercice d’introspection individuelle et de confidences personnelles que provoque un contexte de « choc culturel » circonscrit au périmètre immédiat de l’école. Parce que, en tant que motif narratif, il se suffit à lui-même, il évite précisément la déconstruction sociolo-gique de sa genèse et de sa mise en scène qui en affaiblirait la force9.C’est ici à la contingence biographique que j’ai dû le sentiment d’éprouver un décalage avec le mode statistique de la situation sociale et professionnelle dans laquelle j’étais engagé. D’une certaine manière, il a aussi contribué à l’établissement d’une « communication non violente » avec mes élèves (Bourdieu 1993) qui, si elle ne correspondait pas à une stra-tégie d’enquête, s’avérera a posteriori décisive. C’est elle qui m’a permis de garder le contact sur une longue période avec une très grande partie de mes anciens élèves, y compris ceux dont je n’étais pas nécessairement le plus pro-che au lycée. J’ai pu, par exemple, réaliser sans essuyer de refus des entretiens, formels et informels, avec plus de soixante lycéens lors-que j’ai commencé l’enquête longitudinale.

Entrer dans l ’enquête a posteriori : lacunes, situation quasi expérimentale et élagageCe mélange d’engagement et de détache-ment qui a caractérisé mon entrée dans le professorat n’a pourtant été d’aucune utilité scientifique immédiate, puisque le projet de recherche s’est dessiné tardivement. Les dif-ficultés liées au fait de mobiliser bon nombre de souvenirs indigènes et non réflexifs dans

un journal de terrain lacunaire sont apparues assez vite : si les observations réalisées étaient conséquentes, certaines étaient trop brutes, car non recueillies de façon problématisée, et donc parfois inutilisables. C’est que le pro-fesseur que j’étais et le sociologue que je suis devenu ne chaussent pas les mêmes lunettes. Il en résulte un certain nombre de données perdues – les éléments que j’observais en tant que professeur mais que je n’ai pas pris la peine de consigner parce que, ne faisant pas vraiment sens sur le moment, ils ne faisaient pas grand cas – et de données manquées – les éléments que j’aurais pu aisément observer depuis ma position, mais qui impliquaient justement que je m’en détourne quelque peu par une stratégie d’enquête élaborée afin de devenir observables. Par exemple, sur la ques-tion de l’orientation post-bac, le professeur se focalise sur le résultat final, c’est-à-dire sur ce que les élèves vont « obtenir » à la fin de l’année de terminale en termes d’affecta-tion. Le résultat-objectif tend alors à effacer le processus des mémoires (des professeurs comme des élèves), donnant à l’orientation effective de chaque élève le caractère de l’évi-dence – que le phénomène d’illusion biogra-phique risque de consacrer par la suite. Or, c’est bien plus le chemin sinueux de l’orien-tation que son point d’arrivée qui révèle les logiques sociales à l’œuvre : le poids des hési-tations et des tâtonnements, les multiples rappels au « réalisme » des vœux par l’insti-tution, les écarts entre les aspirations et les attentes et, surtout, la forte intégration des échelles de légitimité par les élèves qui valo-risent majoritairement les formations situées à Paris (vs en banlieue), fortement « enca-drées » (vs l’université) et « généralistes » (vs les filières techniques et professionnelles)10. J’avais aussi tendance, en tant que professeur, à me focaliser sur l ’individu-élève détaché de ses attaches résidentielles, familiales ou ami-cales, en refusant de nourrir ce que je consi-dérais être des digressions ou des perturba-

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tions dans nos échanges quotidiens (telle discussion approfondie sur la musique, un match de football, la fratrie, etc.). Une telle posture se comprend à la fois parce qu’elle sied au discours institutionnel républicain et universaliste, parce qu’elle correspondait à mon credo pédagogique orienté vers la « pédagogie explicite » (Bourdieu 1966) et la déconstruction du métier d’élève, mais aussi probablement parce qu’elle manifestait une volonté alors inconsciente de « protéger » ma personne en circonscrivant nos relations aux rôles que l’institution nous avait attribués. Ces conversations avortées étaient autant de pistes à réactiver et d’interactions inachevées pour le sociologue. Ce sont ces limites qui ont conduit à sensiblement modifier mon objet d’analyse puisque, d’une étude mono-graphique centrée sur les seuls lycéens, j’ai opté pour une étude longitudinale dont le lycée ne serait plus que le point de départ. Continuer à suivre les élèves était ainsi une façon de contrôler et compléter un certain nombre d’observations indigènes tout en transformant l’objet même de mon enquête.Cette entrée dans l’enquête a posteriori m’a néanmoins conféré l’avantage de vivre certaines situations sociales de façon quasi expérimentale, mais au sens, ici, où celles-ci sont devenues des dispositifs-tests où l’iné-dit permettait de révéler en creux l’ordre et le sens de conduites routinisées. Certains phénomènes n’auraient d’ailleurs pas pu être observés autrement, comme par exem-ple le franchissement physique et symboli-que avec les élèves et en tant que professeur accompagnant des frontières entre divers quartiers parisiens dans le cadre des sor-ties scolaires, qui montre, contrairement à une sociologie uniformisante et culturaliste du ghetto qui insiste sur les phénomènes de réclusion et l’existence de sous-cultures autonomes (Lapeyronnie 2008), un usage socialement hiérarchisé, relationnel, dyna-mique et catégoriel des lieux de la capitale

par les adolescents résidant en Seine-Saint-Denis (Truong 2012). Il eût été très difficile d’observer ces phénomènes de déplacement collectif autrement, car les entretiens indivi-duels en auraient difficilement fait ressortir la dimension collective et une observation déclarée et localisée aurait eu tendance à se focaliser sur l’usage des lieux familiers (en négligeant le non-usage des lieux impra-tiqués11), alors que la valence différentielle accordée aux espaces se joue dans le passage et les déplacements, c’est-à-dire dans une appro-che relationnelle et processuelle.Aussi, le fait d’entrer dans l’enquête a pos-teriori m’a autorisé à ne pas constituer ma cohorte d’enquêtés par « effet boule neige » (Beaud et Weber 2003). C’est au contraire une logique d’élagage qui a dominé, puisqu’il a fallu partir d’une large population, connue et disponible, pour la réduire à une taille sen-sible et pertinente. L’avantage consiste ici à avoir un meilleur contrôle sur la représen-tativité et la significativité de la cohorte, en sélectionnant tel ou tel interviewé par rap-port à une vision d’ensemble. Ainsi, après une soixantaine d’entretiens, j’ai décidé de me focaliser sur une vingtaine d’étudiants. Pour aboutir à ce « quasi-panel » (Passeron 1990), trois logiques ont prédominé, avec pour objectif d’essayer de tenir un équi-libre entre densité et représentativité des descriptions et des données : une logique d’ensemble, une logique biographique et une logique d’enquête. Concernant la logi-que d’ensemble, l’idée était d’évacuer les cas les plus redondants tout en gardant suffi-samment de parcours similaires d’étudiants, afin de constituer des groupes indentifiables pouvant être comparés entre eux et au sein desquels les enquêtés puissent se déplacer dans le temps. Deux principes de division ont été structurants : le type de filière d’étu-des (avec un groupe « IUT/BTS », un groupe « classe prépa/école » et un groupe « univer-sité ») et leur lieu d’implantation (Paris, ban-

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lieue, province et les séjours à l’étranger). Au niveau biographique, le suivi longitudinal ethnographique devient pertinent quand il arrive à mettre clairement en évidence une succession d’étapes, de retournements et de consolidations de positions au sein d’une trajectoire aux contours bien définis. Cette dimension renvoie plus généralement à la logique de l’enquête, où les bons clients de l’ethnographe se détachent progressivement. L’élagage s’est ainsi fait autant en amont qu’en aval.

Qui êtes-vous ? Votre ancien professeur vous écouteSi la proximité avec les élèves et la possibi-lité de développer une relation individualisée sur le long terme en tant qu’« ancien prof du lycée » ont facilité la constitution du travail ethnographique, elles comportent évidem-ment des biais de sélection. Il y a, par exem-ple, une facilité à rester en contact avec les élèves qui réussissent scolairement et qui cherchent de ce fait à se valoriser devant le jugement professoral. Cette tendance renvoie plus largement aux conditions d’enquête en milieu populaire où « il semble que dans tout échantillon spontané, il y ait surreprésenta-tion du “haut de l’échelle” » (Mauger 1991  : 136). Mener des séances d’entretiens collec-tifs par groupes affinitaires, qui mélangent des étudiants aux profils scolaires disparates, a été une tactique payante pour ne pas per-dre contact avec certains étudiants en proie à des difficultés scolaires en leur permettant, au sein du groupe, de présenter un « moi accep-table » (Goffman 1974) – même si certains et certaines ont cessé de répondre à mes sollici-tations à mesure que le temps passait12.Néanmoins, une des surprises de l’enquête a justement été le fait d’avoir pu aisément nouer des contacts soutenus avec des étu-diants qui n’étaient pas des élèves dont j’étais très « proche » dans le cadre du lycée, notam-

ment ceux qui combinaient une « réserve et timidité » de caractère avec des « résul-tats moyens ». La surprise fut d’autant plus grande que je mettais un point d’honneur à maintenir une certaine distance dans les interactions avec les élèves. Je ne répondais par exemple que très occasionnellement aux nombreuses questions sur ma vie personnelle et cette distance était aussi une stratégie pour construire mon rôle de professeur et mon autorité, contre mon apparence physique qui laissait suggérer une possible proximité. Je m’attendais à avoir plus de facilité à garder le contact avec les élèves avec qui des affinités interactionnelles s’étaient créées dans la salle de classe – les « bons » ou les « pitres sympa-thiques » en représentant les deux archéty-pes. Or, le sociologue a vite été confronté à la loquacité et la volubilité en entretiens de nombreux anciens élèves que je considérais pourtant comme « effacés » ou « peu intéres-sés ». Je prendrai l’exemple de Mustafa, avec qui j’avais des rapports limités au lycée (élève aux résultats « moyens et réguliers » – « très discret », il ne prenait jamais la parole en cours) et qui avait, du reste, peu de rapport avec l’ensemble de la classe (j’apprendrai plus tard qu’il était engagé dans une relation de couple intense et exclusive avec une fille non scolarisée au lycée). Alors que je pariais peu sur le fait d’établir une relation d’en-quête forte avec Mustafa, je fus vite surpris par ses relances et son besoin de se confier. Pris dans de multiples contradictions, il a dû assumer un certain nombre de situations qui vont s’imposer à lui (rupture avec sa petite amie, départ du domicile familial à la suite de soucis financiers impliquant un travail quasiment à temps plein, non inscription en seconde année à l’IUT malgré l’obtention de sa première année pour un nouveau départ en L1 à l’université, aide dans les déplace-ments de son père devenu physiquement très diminué) et ma présence va lui permet-tre de faire un retour sur lui-même dans une

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période de doute. Le statut d’intermédiaire et d’intercesseur a ainsi souvent eu pour effet de libérer une parole qui ne demandait qu’à sortir, faute d’avoir pu trouver des oreilles pour les écouter adéquatement.Ce besoin de parler et de se confier trouve sa racine dans la position ambivalente – et donc elle aussi intermédiaire – des enquê-tés, et l’espace de parole rendu possible par l’enquête a pu jouer comme un lieu de « consolation » et de « réparation » pour des étudiants « profanes » (Poliak 2006). On peut considérer les lycéens/étudiants scola-risés en zone d’éducation prioritaire (ZEP) comme naviguant en permanence entre plusieurs mondes : entre le quartier et l’uni-versité, entre le travail salarié et l’université, entre Paris et la Seine-Saint-Denis, entre les impératifs souvent contradictoires du pré-sent et ceux du projet que sont ou devien-nent les études, entre leur famille et leur désir de s’extraire socialement de leurs origi-nes, entre le monde des étudiants et celui des pairs plongés dans la vie (in)active, etc. Ces multiples allers-retours physiques, symboli-ques et sociaux génèrent des clivages et des reconfigurations identitaires (Lahire 2004) et produisent à l’évidence un état émotion-nel qui débouche sur un important besoin de parole (Amrani et Beaud 200513). Mon âge a aussi joué favorablement dans son déclen-chement : suffisamment âgé pour introduire une distance me distinguant du « copain » à qui on ne peut pas tout dire et suffisamment jeune pour comprendre et pouvoir manipu-ler les codes culturels de mes élèves et me distinguer du « vieux prof » à qui on ne sou-haite pas se confier14.Enfin, le statut d’étudiant des enquêtés, parce qu’il induit pour certains une forme de réflexivité prospective qui génère son lot d’interrogations, a aussi accentué ce besoin de confidence. Il a également permis de réé-quilibrer l’asymétrie initiale de l’enquête15 tout en favorisant « l’alliance avec l’enquêteur

[en ce qu’elle est] plus recherchée encore par ceux qui voient surtout en lui l’intellectuel »16 (Mauger 1991  : 136), deux facteurs essen-tiels de libération de parole. Le fait d’avoir été professeur de SES fut un atout majeur dans la relation d’enquête. Enseigner une discipline qui discute, notamment, des iné-galités et de la domination sociales dépasse, dans le contexte d’une ZEP, le strict cadre de leçon de choses. Les cours prennent de facto une dimension personnelle et émo-tionnelle importante, déclenchant expressi-vité et réflexivité (Allain, 2002), instaurant des interactions innovantes et une forme de connivence et de connaissance partagées entre professeurs et élèves (Truong, 2010). Les savoirs scolaires sont alors souvent assi-milés au regard des expériences personnel-les – ce qui peut par ailleurs poser problème pour le professeur qui attend une restitution des connaissances abstraite et désincarnée, comme l’illustrent mes commentaires d’une copie de terminale sur un sujet portant sur la mobilité sociale (voir illustration no 1). Mais ce que perd le professeur d’un côté, le sociologue le gagne de l’autre : la curiosité sociologique que j’ai manifestée auprès de mes anciens élèves n’est curieusement jamais apparue totalement incongrue ni déplacée.Aux effets de mise à distance et à l’élabora-tion du protocole d’enquête institués par des formes d’engagement spécifiques au métier de professeur et au travail de recherche héri-tées d’un capital biographique, il faut relier l’analyse de ce que produisent et signifient les catégories d’entendement et de percep-tion du professeur, dans un mouvement réflexif inverse qui va du chercheur vers l’ac-teur. Étant entendu que le jugement porté sur ses élèves est une opération de catégo-risation centrale et quotidienne dans le tra-vail d’un professeur, elle-même issue d’une trajectoire sociale et qui n’est, par définition, jamais neutre, celle-ci ne peut être ignorée dans l’enquête.

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Ill. 1 : « Il faut plus écrire comme un sociologue, de façon détachée »

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De l’ethnographe au professeur. Retour sur les catégories de jugement et de perception professorales.

Ce que dit une « jurisprudence professorale » minimaleLorsque Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin estiment que « les apprécia-tions », en tant qu’opération de classement, constituent « le lieu ou se laissent le mieux saisir les principes organisateurs du système

d’enseignement dans son ensemble » (Bour-dieu et de Saint-Martin 1975 : 69), ils obser-vent que les annotations détaillées et lyriques du professeur de khâgne parisien révèlent la polarisation d’un ensemble de jugements moraux portés sur des qualités individuelles, les élèves évalués devenant alors des person-nes jugées et classifiées à l’aune d’une « juris-prudence professorale » naturalisant l’origine sociale. Mes propres annotations dans les bulletins trimestriels s’avèrent, de ce point de vue, très décevantes : les appréciations y sont très courtes (entre deux et trois phrases en moyenne), plutôt redondantes – et donc

Ill. 2 : « Il faut faire plus »

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faiblement distinctives (certaines sont même identiques) et formulées de façon ritualisées et informelles (voir illustration no 2). Si elles disent donc peu, ce silence relatif est pour-tant significatif.En analysant le corpus de l’ensemble de mes annotations trimestrielles sur deux années scolaires (de 2008 à 2010), soit 507 appré-ciations individuelles pour 6 classes, voici les termes qui dominent par ordre d’occurrence.

Mot occurrence

travail 251bien(dont très bien)

12929

très 122sérieux 107sérieuse 19effort(s) 95Continuez/continuer/continue 93

progrès 89résultats 86mais 79beaucoup 76correct 56devez 54juste trop juste

5024

bon 50! 49moyen 44toujours 41Il faut 35

À l’inverse du professeur de khâgne men-tionné ci-dessus – et très vraisemblablement parce que, plus de trente années après, la sociologie de Pierre Bourdieu a généré quel-ques effets de théories sur ma personne –, je m’abstiens systématiquement de tout com-mentaire moral, psychologique et définitif sur l’élève. Seule la moyenne arithmétique est commentée. Les encouragements priment sur le blâme. On peut distinguer la volonté nette de mettre en avant les éléments posi-

tifs : « travail », « bien », « sérieux », « effort », « progrès » sont les mots le plus employés. Les aspects négatifs sont, quant à eux, atté-nués : ils sont en fait exprimés de façon systé-matique dans un « euphémisme de la rhéto-rique universitaire » finalement traditionnel, qui classe de façon implicite puisqu’il est transparent pour les dominants et invisible aux dominés (Bourdieu et de Saint-Martin 1975  : 81). L’emploi de « juste », « correct », « moyen » y participe, tout comme celui de « mais », qui montre que dans plus de 15 % des bulletins, il s’agit d’une appréciation en demi-teinte – où je commence d’ailleurs toujours par les aspects positifs. La réparti-tion des mots est aussi clairement organisée en fonction des notes : toutes les apprécia-tions qui contiennent un « bien » ont une note supérieure à 10, les « très bien » (un peu plus de 5 % du corpus) étant réservés aux moyennes supérieures à 13,5, et toutes celles qui contiennent un « juste » étant en-dessous de la moyenne. Quant aux éloges, ils portent quasi exclusivement sur des qualités scolaires implicitement reconnues comme mineures et minimales – le travail, le sérieux, les efforts et la progression – en ce qu’elles relèvent plus d’un patrimoine commun et donc également mobilisable que d’une logique du don et du talent participant à un « anoblissement psy-chologique » individualisant et distinctif (Lignier 2012).Ces appréciations lacunaires et mécaniques, à travers leur répétition, leur régularité et leur formulation routinière, ne sont pourtant pas anecdotiques. Si le professeur n’éprouve aucun plaisir à les remplir et cherche, a minima, à encourager par une trace écrite, c’est que le bulletin constitue un passage obligé pour lui, comme pour les élèves. Il m’oblige en fait à maintenir un compromis acceptable entre l’institution, les parents, les élèves, ma propre pratique et ma conscience morale. Il permet de sauver la face des uns et des autres – en s’inscrivant autant dans

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la rhétorique du discours méritocratique (« travail », « efforts » et « progrès » par ordre d’occurrence) que dans la mission proac-tive confiée au professeur (« continuez », « il faut », « devez ») – sur un ton à l’apparence neutre, quand bien même il traduit de fait un jugement scolaire qui saura précisément être reconnu par l’institution dans son nécessaire travail de sélection. Celui-ci constitue à l’évi-dence une charge morale pour le professeur que je suis : la reconnaissance du labeur ne se fait qu’au prix d’un labeur de cette recon-naissance. Les bulletins, en soulignant ce que coûtent les mots à l’enseignant, donnent à voir une description relativement homo-gène des élèves et une incapacité à prendre frontalement le parti du jugement négatif. Ils en disent finalement plus sur le profes-seur et sa façon d’incarner les contradictions de l’institution que sur les élèves.

Jugement professoral et prédictions scolairesLe bulletin n’est pourtant pas le lieu où les catégories de classement et de jugement du professeur sont les plus prégnantes. Celles-ci s’expriment de façon plus prononcées dans les prédictions scolaires opérées par l’ensei-gnant, véritable implicite du métier et dont je n’ai véritablement pris conscience qu’une fois l’enquête entamée. En effet, le travail de professeur tend à favoriser le développement d’une forme d’omniscience implicite, qui ne se limite pas au savoir dispensé en cours et qui s’applique aussi à la définition de l’être et du devenir des élèves. Un faisceau de facteurs concordants peut contribuer à l’expliquer. Citons l’omnipotence et l’autonomie du pro-fesseur au sein de la salle de classe, l’injonction professionnelle à toujours savoir répondre aux questions posées par les élèves, la dissymétrie entre la position d’adulte et celle d’adolescent (redoublée par une différence d’appartenance sociale et de possession de volume de capital

culturel), le poids institutionnel d’un nombre important de tâches, individuelles et collecti-ves, consistant à juger, classer et hiérarchiser les élèves, la recherche de prévisibilité et d’une stabilité cognitive et normative pour gérer le stress et l’incertitude occasionnés par le tra-vail dans l’exercice quotidien du métier – ce qu’une représentation stable et fixée de cha-que élève aide à obtenir.Il y a dès lors une tendance forte, dans le corps professoral, à penser « très bien connaître » ses élèves – en pensant de façon métonymique que l’adolescent est réductible à l’élève et l’élève à l’adolescent. Elle se déve-loppe au présent comme au futur et induit de fortes certitudes sur le devenir scolaire des élèves. Les conseils de classe décidant de l’orientation des élèves sont probablement le lieu le plus stratégique pour observer l’expli-citation de ces certitudes implicites puisque c’est un lieu de révélation et de justification publiques. On peut y noter que, le plus sou-vent, l’indicatif est préféré au conditionnel pour évoquer le futur d’un élève17. L’euphé-misme de la rhétorique universitaire ainsi que l’ambivalence du recours à la valeur « travail » pour qualifier un élève18 sont large-ment partagés et servent de grille de lecture commune. Les conseils d’orientation prodi-gués s’apparentent alors plus à des ratifica-tions de prédictions concordantes ou, en cas de désaccord, à un arbitrage plus ou moins spectaculaire entre des plaidoiries contradic-toires entre les collègues et les disciplines. La position du « prof de sport » dans les conseils de classe est symptomatique du poids des disciplines et de la dévalorisation du tra-vail manuel et corporel dans la hiérarchie lycéenne. Alors qu’il est le plus à même de présenter un point de vue plus contrasté sur de nombreux élèves, « le prof de sport » parle finalement très peu dans un conseil de classe, non seulement parce que, comme il enseigne dans de nombreuses classes, il ne peut assis-ter à tous les conseils en même temps – il

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fait alors souvent acte de présence dans cha-que conseil qu’il quitte à mi-parcours – mais aussi parce qu’il sait qu’il sera peu écouté – la figure du garçon excellent en sport mais aux résultats faibles étant perçue comme un topos éculé et donc peu pertinent. Par ailleurs, sa position au sein même de l’établissement le renvoie plus à une fonction d’encadrement extérieur, et donc moins représentative de l’institution et de ce qu’elle attend de ses pensionnaires. Qu’il y ait accord (cas le plus fréquent) ou débat sur les probabilités de succès ou de réussite d’un élève, l’ensemble des enseignants a plutôt tendance à défen-dre un point de vue tranché et argumenté sur chaque élève, laissant peu de place à l’incertitude dans les destinées scolaires. Ce jugement professoral affirmatif et prédictif est plus qu’un pari pascalien assurantiel où il faudrait croire savoir pour ne finalement rien perdre : il repose aussi sur la réalité statistique des destinées scolaires que des typifications indigènes de parcours scolaires, en dres-sant, année après année, des portraits types d’élèves et de destinées scolaires afférentes, incarnent. En cela, j’ai pu observer que les enseignants les plus chevronnés étaient ceux qui le mobilisaient avec le plus d’assurance – celle que confère précisément l’expérience.La force mais aussi les limites de ces typifica-tions et prédictions me sont apparues lors de mes premiers entretiens, puisque l’exercice a toujours consisté, dans un premier temps du moins, à découvrir mes anciens élèves « sous un jour nouveau ». Le sentiment qui domi-nait alors pendant les entretiens était celui d’avoir eu une image partielle et partiale de chaque élève. Il était autant désagréable à l’enseignant contrit qu’excitant pour le socio-logue en quête de découverte. Je pourrai mentionner, pour l’exemple, Radouane (père ouvrier, mère assistante dans un cabinet den-taire) qui, parce qu’il donnait en classe tous les signes de la bonne volonté culturelle et de l’investissement scolaire, m’empêchait

d’imaginer qu’il pouvait mener parallèle-ment une carrière de voleur à la tire le week-end (Truong 2013a) ou Samia (père ouvrier non qualifié, mère employée dans un pres-sing) qui faisait, quant à elle, « le minimum » en classe, soupirant son ennui en cours et indiquant qu’elle avait été orientée en ES par défaut puisque le lycée n’avait pas de filière L. Je fus dès lors très surpris lorsqu’elle me fit partager, avec un enthousiasme que je ne lui connaissais pas, sa passion pour le coréen qu’elle avait appris en autodidacte en regar-dant des films et des séries, passion qui la mènera par la suite en licence de coréen à Tolbiac. Ces hiatus entre le jugement pro-fessoral et le regard sociologique ne sont pas anecdotiques : ils furent non seulement récurrents mais dénotent surtout des ambi-valences constitutives des trajectoires des enquêtés. C’est ce que révélera le déroule-ment des carrières étudiantes effectivement menées, puisque celui-ci contredira large-ment ce que j’avais intuitivement envisagé pour chacun au lycée. Ainsi, sur 24 anciens élèves de terminale, 14 avaient, à la fin de leur première année d’études, déjoué le pro-nostic que j’avais intérieurement établi : 6 étudiants que je voyais valider leur première année avaient finalement échoué et 8 que j’imaginais en échec avaient réussi à obte-nir leur diplôme19. Indépendamment de certaines propriétés sociales explicatives qui avaient pu échapper au professeur et que le sociologue a découvertes par la suite (l’appui décisif d’un petit capital scolaire familial ou la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille en travaillant, par exemple), ce sont surtout des effets dus au contexte du déroulement des études et aux conditions de socialisation étudiante ultérieures qui ont joué. Prenons deux cas parallèles et spectacu-laires – de par la surprise qui fut la mienne. Aïcha et Soraya font partie des meilleures élèves dans la même terminale. Elles parti-cipent activement à la vie de la classe (Aïcha

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est déléguée de classe) et obtiennent le bac avec mention (respectivement « Assez bien » et « Bien ») en « travaillant régulièrement » et en « s’améliorant » toute l’année. Elles font toutes deux des demandes dans des filières sélectives sur Paris (prépa intégrée à Dau-phine et à la Sorbonne), qui seront satisfai-tes. Quand je les quitte après la terminale, j’ai la certitude « qu’elles sont lancées » et qu’elles feront de « brillantes études ». Je ne prends d’ailleurs pas la peine de les contac-ter à la rentrée et ne m’interroge pas sur le fait que le contact semble avoir du mal à se rétablir quand je les sollicite pour l’enquête. Ce n’est qu’un an plus tard que j’apprendrai que la première année d’études a été vécue de manière violente pour Aïcha (arrêt bru-tal en cours d’année et quelques mois de déprime) et avec fatalisme pour Soraya. Un point commun et central dans leur expé-rience a été le malaise social de pas se sentir à sa place, le ressenti de l’illégitimité cultu-relle conduisant au sentiment de ne jamais en savoir assez et l’incapacité à gérer le stig-mate territorial lorsqu’elles révèlent leur lieu de résidence à leurs nouveaux camarades20.De manière plus générale, ce qui se joue dans cet écart entre mes prévisions indigè-nes – ce que je croyais qu’il allait advenir pour mes anciens élèves après la terminale – et ce qui est réellement advenu, c’est aussi la nécessité d’éclairer la reproduction socio-scolaire et les statistiques qui la fondent au regard, notamment, du poids des inégalités dynamiques, des chemins de dépendances et des effets de trajectoires biographiques que seul un suivi longitudinal qualitatif permet d’appréhender21.

Entendement professoral et ancrage social du jugementIl faut aussi insister sur ce que l’entende-ment professoral doit à la position sociale des enseignants. En cela, il traduit aussi

l’ancrage social d’un jugement qui s’exprime par exemple dans le rapport à l’espace et à l’institution scolaire. Il révèle en cela le déca-lage qui peut exister entre ce que le profes-seur croit voir de ce que vivent les élèves et ce que les élèves pensent vivre. J’en donne-rai ici deux aperçus. Comme de nombreux jeunes enseignants récemment nommés, je n’habitais pas en Seine-Saint-Denis mais à Paris, et en discutant avec mes élèves, j’ai longtemps cru qu’ils ne « connaissaient pas » Paris et qu’ils ne fréquentaient absolument pas la capitale – ce que certains me disaient d’ailleurs explicitement. Cette croyance était d’autant plus forte qu’elle confortait le sté-réotype misérabiliste du jeune de banlieue ghettoïsé et sédentaire, à l’inverse de celle du professeur mobile, renforçant l’asymé-trie symbolique entre des « eux » captifs et un « nous » en circulation – un « nous » qui vient « les » voir et qui repart. Cette percep-tion indigène négligeait en fait l’épaisseur sociale des élèves qui se racontent sur plu-sieurs scènes. Le fait, par exemple, qu’un même élève me dise, dans une conversation, ne pas connaître Paris n’était pas contradic-toire avec le fait de s’y rendre effectivement le week-end avec des amis (et de narrer une de ses virées parisiennes avec emphase à ses camarades de classe), ou encore de se définir comme un « Parisien » lorsqu’il se présente à la partie de sa famille restée dans le pays d’origine de ses parents. Ces ambivalen-ces soulignent au contraire la structuration socio-symbolique sous-jacente de la capitale et du sens des principes de division afférents qui hiérarchisent les lieux fréquentés et fré-quentables : le Blanc Paris, le Paris quotidien et le Paris poubelle n’existent que les uns pour ou contre les autres (Truong 2012). C’est aussi l’intérêt de l’enquête longitudinale de montrer comment cette catégorisation men-tale de l’espace évolue dans le temps, comme avec Aïcha et Soraya qui vont progressive-ment apprendre à apprivoiser le Blanc Paris22.

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À l’instar de nombreux lauréats du concours du Capes ou de l’agrégation de l’enseigne-ment général, je suis un ancien « bon élève », avec ce que cela implique d’impensé en termes d’adhésion méritocratique et de connaissance du système dans la logique du déroulement d’une carrière scolaire. Le moment de l’orientation en classe de termi-nale illustre bien le décalage entre l’enten-dement professoral et celui des élèves et la façon dont ils filtrent différemment une même situation, à savoir celle qui consiste à devoir classer des préférences scolaires futu-res et incertaines. Il met tout d’abord au jour la difficulté pour l’enseignant de jouer plei-nement un rôle de conseiller dans l’orien-tation alors qu’il est extrêmement sollicité par les élèves et que son avis s’avère souvent déterminant23. L’enseignant n’a en effet pas été formé pour remplir cette tâche, ni pro-fessionnellement, ni socialement puisqu’il méconnaît les formations modales dans les-quelles ses élèves vont aller : elles ont rare-ment fait l’objet du domaine des possibles scolaires dans sa propre trajectoire biogra-phique et ne lui ont pas non plus été présen-tées dans sa formation professionnelle ulté-rieure. Ensuite, l’orientation est sous-tendue par une logique de libre choix des options possibles, alors que les contraintes sociales et symboliques qui pèsent sur les lycéens de Seine-Saint-Denis orientent très largement les décisions des élèves en termes de locali-sation des études, types de filières et types de disciplines en fonction de critères non scolaires qui échappent souvent au profes-seur (Truong, 2013b). C’est seulement en poursuivant mon enquête ethnographique en dehors de la salle de classe que j’ai pu, en constatant de forts éléments de distorsions entre mes représentations indigènes et les pratiques effectives ou fantasmées des élèves, appréhender ce que mes catégories de juge-ment professorales devaient à mon parcours biographique.

Prof et enquêteur : situer ses observations pour mieux observer des situationsLe fait d’enquêter sur ses propres élèves implique un souci de vigilance que les avan-tages procurés par le double statut d’enquê-teur-prof – l’accès intensif et durable au terrain, le rôle d’intermédiaire et d’interces-seur, la « bonne connaissance » des élèves, les moments de connivence ou d’opposition, etc. – peuvent précisément contribuer à évacuer. Sortir des murs de la classe, laisser les épreu-ves du temps advenir et essayer d’objectiver et de situer sa façon de sentir, penser et juger en tant que professeur constitue des pistes réflexives fructueuses, autant pour ce qu’elles permettent de contrôler que de découvrir.Enfin, et pour être clair, ce travail d’objecti-vation ne consiste pas à pratiquer une forme d’égotisme, de relativisme subjectif ou de définir un protocole d’enquête modèle24, mais plutôt de livrer « des éléments subjectifs par souci d’objectivité » (Noiriel 1990 : 139) et de participer, en partageant ici mon expé-rience, au tissage collectif de ce que Howard Becker nomme les « ficelles du métier », étant aussi entendu que le chercheur est pro-bablement le moins bien placé pour « briser le miroir de soi » (Godelier 2002). En envi-sageant le regard ethnographique comme fondamentalement dépendant du contexte, du local, du circonstanciel, du protocole d’enquête, des relations mouvantes qui s’y tissent, mais aussi de la trajectoire du cher-cheur et de son capital biographique, il convo-que un rapport aux enquêtés réflexif, situé et non figé (Bensa 2006) et cherche à dessiner, au travers des rapports de détermination et de contingence, « l’espace des possibles » des individus dont l’altérité n’est pas une donnée à excaver mais plutôt le fruit d’une relation entre enquêteurs et enquêtés et que le travail ethnographique cherche paradoxalement à

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réduire à mesure qu’il la fait exister (Bazin 2008).De ce point de vue, la contribution propre de l’enseignement des SES à l’objectivation directe de soi / des élèves, notamment de milieu populaire, reste à analyser et à appré-hender dans un contexte où il fait l’objet de vifs débats et de réformes institutionnelles

majeures. Elle constitue un prolongement pratique à ces dernières remarques, sous-tendu par mon enquête, et pose la question des effets possibles de la vulgarisation des connaissances en sciences sociales dans le monde social, aux frontières de la pédagogie, de l’épistémologie, de la déontologie scienti-fique mais aussi, in fine, du politique.

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Notes

1. Si l’usage de ce terme n’est pas stabilisé dans la lit-térature scientifique, il renvoie généralement à trois dimensions distinctes selon les travaux : « souligner un investissement particulièrement prolongé sur le terrain, suggérer la prépondérance de la participation sur l’ob-servation, signaler le passage de la “participation pure” à l’observation par une “conversion à la recherche” » (Soulé 2007 : 137).2. Voir sur ce point le débat entre Loïc Wacquant (2002) et Mitchell Duneier (2006).3. Certificat d’aptitude au professorat des collèges d’en-seignement général.4. Les élèves ne sont pas de ma génération et nous n’avons pas partagé d’expériences biographiques com-munes. Je n’ai pas non plus résidé en Seine-Saint-Denis et connais mal le département avant d’y être nommé.5. Dans cet article, l’usage des guillemets indique tou-jours l’emploi des formulations indigènes du professeur.6. Je remercie Paul Pasquali d’avoir suggéré ce terme lors d’une conversation. D’une manière générale, certains développements de ce texte sont grandement redevables de nos échanges, ainsi que des discussions menées lors de la journée d’étude sur l’objectivation dans les enquêtes ethnographiques organisée par le GRESCO et Choukri Ben Ayed à Limoges le 8 juin 2013.7. De ce point de vue, l’affectation en Seine-Saint-Denis est majoritairement vécue comme un passage initiatique obligé dans la carrière : les enseignants de moins de 30 ans constituent par exemple 38 % des effectifs du dépar-tement contre 14 % au niveau national en 2009 (source : Le système éducatif en Seine-Saint-Denis, Inspection aca-démique, 2010). Par ailleurs, au bout de sept ans, les éta-blissements du département ont renouvelé en moyenne les trois-quarts de leurs effectifs. L’effet de « rejet » pour le personnel enseignant est particulièrement marqué par rapport aux autres départements de l’académie, avec une accentuation nette quand ils sont classés ZEP, et ce, depuis une quinzaine d’années (Auduc 2001).8. En 2007, plus de 50 % des enseignants du second degré sont enfants de cadres supérieurs ou de membres des professions intermédiaires, par exemple (Pochard 2008 : 21).9. En dehors de toute considération littéraire et esthé-tique, ces textes gagneraient à être analysés dans ce qu’ils révèlent sociologiquement sur les conditions de production et de réception de leurs discours, à savoir une connivence de classe implicite entre l’auteur et le lecteur et une tentative de requalification symbolique de l’auteur.

10. Sur la fluctuation des vœux d’orientation, j’ai mené une seconde enquête (par questionnaire, observation et traitement secondaire de documents administratifs et pédagogiques) dans un des lycées où j’étais précédem-ment en poste, une fois le suivi de cohorte engagé – et donc sur des élèves qui n’en font pas partie, mais dont on peut raisonnablement estimer qu’ils ont des propriétés comparables puisque scolarisés au même endroit – afin de compenser la perte et le manque de données fiables sur le processus d’orientation d’élèves… que j’avais moi-même aidés à s’orienter.11. C’est ici que les sorties scolaires se sont révélées par exemple très précieuses puisqu’elles m’ont permis d’ob-server les réactions in situ des élèves dans des lieux où ils ne se seraient pas rendus spontanément.12. Il s’agit souvent, mais pas exclusivement, de ceux qui sont pleinement engagés dans la vie active et qui ont récemment quitté l’univers étudiant, ce qui peut s’expliquer par un manque de temps (recherche d’em-ploi souvent combinée à une pluriactivité précaire) et un inconfort à parler de soi durant une situation vécue sur le mode de la transition et qui n’a pas été encore rationalisée.13. Le spectacle tiré du livre et la façon dont les acteurs novices se sont saisis du texte l’illustrent particulière-ment. Voir les témoignages des jeunes acteurs sur http://www.passeursdememoires.fr (consulté le 19 mars 2014).14. La tendance, pour certains enquêtés, à alterner entre le vouvoiement et le tutoiement à mesure que le temps passe est assez révélatrice, tout comme le retour au vouvoiement initial lorsque l’hésitation entre les deux devient trop explicite.15. Les lycéens, en devenant étudiants, sortent de la tutelle symbolique du professeur. Cette reconfiguration des positions attise une curiosité perçue comme non intrusive et valorisante sur le mode des « retrouvailles ». Sur ce point, il est entendu que dans une enquête eth-nographique, « la distance n’est pas un attribut, elle se construit dans l’interaction » (Bonnet 2008  : 69) : son évolution dans une enquête longitudinale est dès lors sociologiquement significative.16. Le fait que je puisse aussi apparaître comme une ressource pratique dans le monde des études supérieures a également joué favorablement à mon égard (Beaud 1997). Le fait d’avoir quitté le lycée, peu ou prou au même moment que mes enquêtés, pour enseigner dans « le supérieur » a ainsi indéniablement contribué à nous rapprocher.17. Le cas le plus fréquent correspond à celui de l’élève aux résultats scolaires « très justes » inscrit à l’université,

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l’ensemble des professeurs estimant qu’« il va droit à la plantade ».18. Le sceau de la valeur « travail » fait partie de ces petits profits symboliques qui, par ce qu’ils marquent et ce dont ils se démarquent, en interdisent les grands. Le cas idéal typique est celui de l’élève qui « travaille beau-coup » et qui est « très sérieux » et à qui on conseillera unanimement de candidater à un BTS ou un IUT tout en lui déconseillant une classe préparatoire, à l’inverse de celui qui sera décrit comme « intelligent » et n’ayant pas encore atteint tout son « potentiel ».19. Sur les 10 cas concordants, il s’agit de 9 étudiants dont je pensais qu’ils valideraient et d’un étudiant que j’imaginais en échec.20. Il faut noter que, en tant que « lycéennes-bonnes élèves », Soraya et Aïcha se sont construites et projetées à l’encontre du stéréotype négatif du « jeune de ban-lieue ». Elles sont ainsi à la fois pratiquement démunies et mentalement décontenancées (l’image qu’elles ont d’elles-mêmes étant remises en question au moment même où elles quittent la banlieue) lorsqu’on les renvoie à ce stéréotype. Les garçons de la cohorte n’éprouveront pas les mêmes sentiments lorsqu’ils y seront confrontés, ce qui s’explique par des modes distincts de socialisation

à l’école, dans la famille et dans le quartier, qui induisent une expérience foncièrement différente dans la gestion de ce stigmate.21. Pour une approche complémentaire envisageant une cohorte d’élève sous le prisme d’une statistique ethno-graphique constituée à partir de dossiers scolaires, voir Cayouette-Remblière (2011).22. Malgré leur échec en première année de prépa inté-grée, Aïcha et Soraya tiendront à rester dans le quartier latin et s’inscriront dans un autre cursus universitaire, désireuses de « travailler à la Sorbonne ».23. C’est un phénomène national, puisque 30,6 % des étudiants déclarent avoir été orientés « auprès de leur enseignant » et que plus la filière choisie est sélective, plus il pèse (DEP 2005 : 143).24. Jean-Pierre Olivier de Sardan, en analysant l’inten-sité des engagements affectifs de l’anthropologue, rap-pelle qu’« on ne voit pas comment transformer cette compétence latente en savoir formalisé ou en cahier des charges détaillé. L’insertion affective est un fait, mais elle varie considérablement d’un chercheur à l’autre, d’un terrain à l’autre. Et il est fort probable qu’elle ne soit corrélée ni aux positions épistémologiques de l’anthro-pologue, ni à son narcissisme littéraire » (2000 : 435).

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