introduction aux études postcoloniales : les origines, les héritages et les perspectives. [draft]

12
1 Introduction aux études postcoloniales : les origines, les héritages et les perspectives. Le terme « Postcolonial » s'est imposé ces dernières années comme l’un des concepts clé pour l'analyse et la compréhension de la société moderne et contemporaine. Aujourd’hui, les études postcoloniales se proposent comme un nouveau courant herméneutique . Dans ce dossier, on verra comment l’hétérogénéité a toujours caractérisé ces études et comment la difficulté de les définir est devenue une des leurs caractéristiques. Après un panorama historique concernant les héritages et les perspectives critiques de la théorie postcoloniale, on analysera la pensée de la soi-disant Holy Trinity composée par Edward Said, Homi Bhabha et Gayatri Spivak. LA PROBLÉMATIQUE DE LA DÉFINITION La naissance des études postcoloniales remonte à la fin des années soixante-dix dans le sillage de la crise du structuralisme. Aujourd’hui, grâce à leur hétérogénéité, les études postcoloniales sont les domaines de recherche les plus actifs dans le panorama académique, intellectuel et aussi politique international. Elles concernent plusieurs disciplines telles l’histoire, la philosophie, la critique littéraire, l’anthropologie, la sociologie, la politique, l’économie et la linguistique. À cause de cette pluridisciplinarité, il est très difficile de définir globalement et généralement les études postcoloniales ; toutefois, on peut affirmer que le point de rencontre (mais aussi de départ) de tous les domaines c’est la réflexion critique sur la confrontation des civilisations et des cultures par rapport à la colonisation, à la décolonisation et à tous les autres phénomènes liés à ces derniers. Une autre difficulté liée à la définition des études postcoloniales dérive de l’ambigü ité épistémologique du terme « postcolonial » et plus précisément du préfixe « post- », car ce préfixe renferme deux acceptions : l’une temporelle et l’autre idéologique 1 . Si on considère l’acception historique, le terme « postcolonial » indique un pays ou une société qui a assisté au démantèlement du colonialisme après l’indépendance politique, sa ns tenir compte du 1 Littéralement, le terme « postcolonialisme » se réfère à la transition historique, du passage de l’âge de l’Empire au moment de la post-indépendance (ou post-décolonisation) et au processus d’affranchissement du « syndrome postcolonial ».

Upload: umontreal

Post on 16-Nov-2023

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1

Introduction aux études postcoloniales : les origines, les

héritages et les perspectives.

Le terme « Postcolonial » s'est imposé ces dernières années comme l’un des concepts clé pour l'analyse et la

compréhension de la société moderne et contemporaine.

Aujourd’hui, les études postcoloniales se proposent comme un nouveau courant herméneutique.

Dans ce dossier, on verra comment l’hétérogénéité a toujours caractérisé ces études et comment la difficulté de les

définir est devenue une des leurs caractéristiques.

Après un panorama historique concernant les héritages et les perspectives critiques de la théorie postcoloniale, on

analysera la pensée de la soi-disant Holy Trinity composée par Edward Said, Homi Bhabha et Gayatri Spivak.

LA PROBLÉMATIQUE DE LA DÉFINITION

La naissance des études postcoloniales remonte à la fin des années soixante-dix dans le sillage de la

crise du structuralisme.

Aujourd’hui, grâce à leur hétérogénéité, les études postcoloniales sont les domaines de recherche

les plus actifs dans le panorama académique, intellectuel et aussi politique international.

Elles concernent plusieurs disciplines telles l’histoire, la philosophie, la critique littéraire,

l’anthropologie, la sociologie, la politique, l’économie et la linguistique. À cause de cette

pluridisciplinarité, il est très difficile de définir globalement et généralement les études

postcoloniales ; toutefois, on peut affirmer que le point de rencontre (mais aussi de départ) de tous

les domaines c’est la réflexion critique sur la confrontation des civilisations et des cultures par

rapport à la colonisation, à la décolonisation et à tous les autres phénomènes liés à ces derniers.

Une autre difficulté liée à la définition des études postcoloniales dérive de l’ambigüité

épistémologique du terme « postcolonial » et plus précisément du préfixe « post- », car ce préfixe

renferme deux acceptions : l’une temporelle et l’autre idéologique1.

Si on considère l’acception historique, le terme « postcolonial » indique un pays ou une société qui

a assisté au démantèlement du colonialisme après l’indépendance politique, sans tenir compte du

1 Littéralement, le terme « postcolonialisme » se réfère à la transition historique, du passage de l’âge de l’Empire au

moment de la post-indépendance (ou post-décolonisation) et au processus d’affranchissement du « syndrome

postcolonial ».

2

processus, toujours en cours seulement pour quelques pays, de décolonisation économique et/ou

culturelle.

Ici intervient la question idéologique : le terme « postcolonial » donc reconnaît le paradoxe d’un

« post » qui n’est jamais arrivé.

Selon Jean-François Lyotard2, on ne peut pas parler du postcolonialisme si le colonialisme n’est pas

encore disparu.

Il explique que le préfixe « post » cache une sorte de rétorsion épistémologique : il peut signifier le

contraire, c’est-à-dire l’impossibilité de dépasser le colonialisme à cause de la dynamique du

néocolonialisme. Le terme « postcolonial » apparaît historiquement inexact, car la décolonisation ne

coïncide pas avec la chute des puissances coloniales.

Pour cette raison, on peut trouver plusieurs variantes graphiques telles « postcolonial », « post-

colonial », « (post-) colonial » ou « post(-) colonial » ; le choix de la variante graphique indique

l’idéologie et la position de qui écrit. En considérant seulement, l’opposition binaire et temporelle

du « avant/après » du terme « post-colonial », selon Anne McClintock, on risque de négliger la

vraie dichotomie postcoloniale soit colonisateur/colonisé. Elle rappelle que combattre la conception

occidentale d’une histoire linéaire qui avance inexorablement, c’est le but des études

postcoloniales ; il faut donc apporter de la discontinuité et démanteler chaque développement

« linéaire ».

Vijay Mishra et Bob Hodge ont aussi participé au débat sur les limites sémantiques du terme afin de

délégitimer la rétorsion épistémologique lyotardienne ; les deux ont proposé la notion de

« postcolonialismes » au pluriel, pour mettre en évidence toutes les problématiques liées à la notion

au singulier. Ces deux intellectuels soutiennent qu’il est erroné de parler d’un seul

« postcolonialisme », puisque existent plusieurs « postcolonialismes »3.

C’est à la nature idéologique du terme « postcolonial » que les études postcoloniales se sont

attaquées. À partir de leur naissance, à la fin des années soixante-dix, l’attention a été focalisée sur

l’exposition des effets résiduels de l’héritage de l’idéologie coloniale.

C’est précisément dans cette complexité et dans cette pluralité que réside la force des études

postcoloniales : la question du terme n’est seulement qu’une mise en abyme de l’hétérogénéité du

courant.

2 Voir Lyotard, Jean-François, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, éditions de Minuit 1979. 3 Pour se référer à la période successive à l’indépendance politique d’une colonie, ils ont introduit la notion de

« oppositional postcolonialism », alors que pour faire référence au x phénomènes de subordination impérialiste et

néocoloniale ils ont introduit la notion de « complicit postcolonialism ». Voir l’article de V. Mishra e B. Hodge, What

is Post(-) colonialism? En P. Williams and

L. Chrisman, Colonial Discourse and Post-Colonial Theory A Reader, New York,

Columbia University Press, 1993.

3

L’HÉRITAGE POSTMODERNE

Le poststructuralisme a eu, bien évidemment, un rôle crucial dans l’élaboration de la « théorie

postcoloniale ».

Sur le plan théorique, les études postcoloniales ont souscrit et poursuivi l’œuvre de déconstruction

des « grandes narrations » (historiques, politiques et scientifiques) commencée par le

poststructuralisme ; de telle manière que plusieurs fois on a appelé les études postcoloniales les

« fils du poststructuralisme ».

Outre la relation avec le poststructuralisme, qu’on analysera après, les critiques appartenant aux «

Cultural studies » ont affirmé que les études postcoloniales sont une directe conséquence du

postmodernisme.

Plusieurs critiques tels que Spivak, Said, Bhabha et Young ont reconnu la contribution essentielle

des théories postmodernes au développement du postcolonialisme surtout en ce qui concerne

l’ouverture à l’étude de l’Autre, du divers, du marginal et à la dissolution des principes absolus et

totalisants.

Le discours postcolonial ne peut que reconnaître l’influence de la pensée postmoderne dans sa

pratique qui vise surtout à étudier le principe de la différence et à récupérer la subjectivité des

identités marginalisées.

L’influence de Barthes, Althusser et Lacan sur Homi Bhabha, par exemple, indique l’affinité

épistémologique entre la perspective postcoloniale et les problématiques du postmodernisme.

Toutefois, le paradigme postcolonial est loin d’être homologue au paradigme postmoderne : Edward

Said, qui a été influencé par Michel Foucault, a vue, dans le postmodernisme, une très forte

prépondérance théorétique et un détachement des problématiques impérialistes.

C’est précisément la notion du « pouvoir », implicite dans les termes « politique » et « hégémonie

» qui signe la différenciation entre les deux courants.

Si le postcolonial focalise son attention sur les spécificités géographiques, sur les cultures et sur les

identités locales, en suivant un mouvement qui part de la périphérie vers le centre, le

postmodernisme suit une direction diamétralement opposée et il se présente comme une critique

eurocentrique à l’eurocentrisme qui exporte et impose ses pratiques critiques et théoriques

fortement occidentales.

En d’autres termes, selon une partie de la critique postcoloniale, les théories postmodernes et

précisément la pensée de Lyotard et de Jameson, expriment la (auto)conscience de la crise du projet

de la modernité née au cœur du monde occidental. Les perspectives postcoloniales, tout en

partageant avec le postmodernisme la critique véhémente du projet de la modernité, elles dérivent

de la dislocation des empires coloniaux et elles émergent à travers le témoignage colonial.

4

Helen Tiffin, co-autrice du livre « Empire writes back »4, a défini le postmodernisme comme

« Europe’s export to what it regards as margin ».

Naturellement, il y a un autre côté de la critique postcoloniale qui vise à souligner seulement la

partie meilleure que la théorie postcoloniale a hérité du postmodernisme telle que l’exaltation de la

pluralité, de la multiplicité et la déconstruction des structures dominants du pouvoir.

AU-DELÀ DE LA « COMMONWEALTH LITERATURE » ET DU STRUCTURALISME :

LA « COLONIAL DISCOURSE ANALYSIS ».

Les études postcoloniales se sont affirmées en Europe (tout d’abord en France) et dans l’ambiance

académique anglo-américaine à la suite de la crise, pendant les années soixante, de la

« Commonwealth literature » et du « structuralisme ». La « Commonwealth literature », appelée

plus tard « New Literatures », est née pendant les années cinquante, dans le domaine des études

anglaises et elle désignait la production littéraire anglophone non anglaise.

La Commonwealth literature regroupait toutes les littératures de l’espace géographique colonial

britannique (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Inde etc. etc.) et mettait au centre l’Angleterre et

l’expérience coloniale5.

Une autre caractéristique paradoxale de cette littérature était celle de se montrer comme porteuse

des valeurs universelles de l’humanisme occidental6. De même façon, l’expression « New

Literatures » au pluriel, reconnaissait la pluralité des voix et des identités culturelles, mais l’idée du

« new » opposait les « nouvelles littératures » aux anciennes littératures européennes

hégémoniques.

Le but de la Commonwealth Literature et des New Literatures, comme indiqué dans le premier

numéro du Journal of Commonwealth Literature (1965), était celui-là d’essayer d’associer ces

nouveaux textes littéraires à la tradition littéraire anglaise et de les analyser selon le canon

occidental. Les études postcoloniales n’ont pas tardé de réagir : l’un des objectifs principaux a été

celui de critiquer l’approche « liberal humanist » de ce nouveau projet impérialiste et le concept

universaliste ethnocentrique qui faisait de l’Europe, surtout de l’Angleterre, le seul sujet historique

universel selon l’historicité linéaire et progressive hégélienne.

4 Traduit en français L’empire vous répond. Théorie et pratique des littératures post-coloniales. De Bill Ashcroft,

Gareth Griffiths et Helen Tiffin, Presses universitaires de Bordeaux 2012. 5 La déclinaison au singulier du terme « Commonwealth Literature » cache une évidente matrice impérialiste : il ne

s’agit pas de plusieurs littératures unifiées mais d’une seule littérature (du centre de l’Empire) qui regroupe les autres

(de la périphérie). 6Comme l’a affirmé Frantz Fanon, les valeurs de l’humanisme occidental ont été utilisées pour soutenir le projet

colonial comme celui de civiliser le bon sauvage. Voir Les damnés de la terre, Paris,

Minuit, 1961.

5

Ces problématiques nous montrent, encore une fois, l’affinité épistémologique entre les études

postcoloniales, le poststructuralisme, le déconstructionnisme et le postmodernisme.

En outre, la théorie postcoloniale critique le sujet de l’humanisme illuministe et opère une

déconstruction du sujet impérialiste occidental, c’est-à-dire la vision selon laquelle l’Europe était le

facteur déterminant du développement historique fondé sur la notion du progrès.

Les études postcoloniales visent à déconstruire cette souveraineté européenne, en montrant

comment l’Europe a construit l’Autre et comment elle a empêché à l’autre de s’identifier7. De ce

point de vue, la critique déconstructionniste de Jacques Derrida du logocentrisme (compris comme

le plus ancien et puissant outil de l’ethnocentrisme) et de la catégorie philosophique du « centre »

devient pour les études postcoloniales un point de départ fondamental8.

Derrida a opéré une critique du savoir occidental, en opposant au logos la notion de « différance » ;

il conclut par l’idée que la tradition de la « métaphysique de la présence » se caractérise par l’idée

d’une signification cachée derrière les mots. Derrida a fortement critiqué la métaphysique

logocentriste et phonocentriste et le privilège accordé à l’oralité et au discours (en tant que

manifestation de la présence métaphysique ou de la Vérité) plutôt qu’à l’écriture.

En focalisant l’attention sur la langue (écrite et parlée) comme un jeu de différences et de signes

renvoyant seulement à eux- mêmes, Derrida déclare l’impossibilité de l’existence d’une

signification ancestrale, d’un centre, d’une origine de la signifiance et d’un point de départ absolu.

En dévoilant les mécanismes du fonctionnement de la langue, Derrida montre les dynamiques de

pouvoir qui articulent une langue : il déconstruit les oppositions binaires et leur hiérarchie.

La pensée métaphysique occidentale, comme le soutient Derrida, grâce à la parole et au discours a

prétendu être le seul gardien de la Vérité et, au nom de cela, l’Occident a adopté une attitude de

puissance, de domination et d’omnipuissance. L’Occident, en refusant l’existence d’une pluralité de

vérités, a construit la différence culturelle et a créé l’identité de l’Autre pour lui donner le rôle de

subalterne.

Les études postcoloniales, héritant de la notion de la différance, ont procédé à déconstruire les

catégories typiques de la culture coloniale telles la race, la subalternité, l’identité nationale et, de

plus, ils ont dénoncé l’utilisation idéologique que le discours colonial a faite de ces dernières.

À travers la pensée poststructuraliste, la théorie postcoloniale dévoile comment la langue construit

et véhicule les différences.

7 C’est de Gayatri Spivak le concept d’une Europe comme souverain sujet, en vérité souverain et sujet. Voir Gayatri

Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? Éditons Amsterdam, Paris 2009. 8 De plus, la théorie de la différance a eu beaucoup de succès dans les études postcoloniales. Un texte devenu

fondamental pour ces études a été De la grammatologie (Minuit, Paris, 1967). Ce texte du philosophe Jacques Derrida

a été traduit par Gayatri Spivak en anglais voir Of Grammatology, J.H. University Press, Baltimore, 1976.

6

Grâce au déconstructionnisme de Derrida, le poststructuralisme dépasse les marges du

structuralisme et réalise le projet de déconstruction à la métaphysique occidentale.

Les penseurs structuralistes, par exemple Claude Lévi-Strauss, avaient déjà commencé à critiquer

l’historicisme et de dissocier l’ethnocentrisme de l’humanisme ; ils avaient décentré le sujet

souverain (le héros humaniste) c’est-à-dire l’auteur au nom de l’autonomie de la langue.

Claude Lévi-Strauss, en suivant les théories de Ferdinand de Saussure, avait condamné l’écriture,

mais la retenait encore comme un supplément de la parole.

L’outil herméneutique, choisi par les études postcoloniales afin de déconstruire, dévoiler et de

critiquer les opérations discursives sur lesquelles s’est fondé le pouvoir colonial et impérialiste dans

le but de subvertir l’ordre du discours (selon l’acception théorisée par Michel Foucault) et des

silences, a été le « colonial discourse analysis ».9

Parmi les principaux théoriciens de ce discours on trouve : Edward Said qui a inauguré pendant les

années quatre-vingt, en suivant son mentor Michel Foucault, le « discourse theory » fondé

essentiellement sur l’analyse critique des textes littéraires ; Homi Bhabha et Gayatri Spivak qui ont

construit le « colonial discourse theory » en soulignant les caractéristiques de l’hybridité, de

l’ambivalence et de la différence. La « colonial discourse analysis » considère les textes du

colonialisme des parties actives d’une stratégie impérialiste, plutôt que une simple documentation

ou un témoignage du colonialisme même. Le « colonial discourse analysis » est une forme

d’analyse textuelle à la fois très poststructuraliste, qui à travers la relecture et la révision des textes

littéraires (et pas seulement) a pour but d’analyser l’idéologie coloniale10

.

Le « colonial discourse analysis » essaie de reconstruire l’archéologie de la représentation du sujet

colonial et de démasquer les violences épistémiques cachées ou manifestes, opérées par la narration

occidentale. Il essaie de dévoiler le lien entre savoir et pouvoir théorisé par Michel Foucault et

abordé par Edward Said dans son ouvrage « Orientalism ».11

Selon Said, l’impérialisme a été le

discours du colonialisme, il s’est servi de stratégies rhétoriques et idéologiques pour incorporer

l’Autre dans un système de représentation loin d’être innocent.

9 Il a été défini de plusieurs façons telles « colonial discourse theory » mais aussi « colonial discourse ». Il apparaît

comme l’étude critique des textes, pas seulement littéraires, qui ont été produits dans le contexte de l’impérialisme britannique et aussi des effets du colonialisme et des textes littéraires sur les sociétés contemporaines. 10 Selon Said, les textes font toujours partie du contexte historique et social. Les œuvres sont des produits qui naissent

sous des formes précises de connaissance, de savoir et d’idéologie. Il faut toujours les analyser par rapport à leur

contexte. 11 Selon Foucault, savoir et pouvoir sont indissociables car, le pouvoir génère de nouvelles formes de savoir et le savoir

est toujours un porteur des effets de pouvoir.

Dans cette perspective, les discours sont des pratiques dépendantes et, en même temps, génèrent du pouvoir. Said dans

son ouvrage utilise le lien foucaldien Savoir/Pouvoir afin de l’étendre à toute la théorie postcoloniale. Voir Michel

Foucault, La volonté du savoir, Paris, Gallimard, 1976 et Edward Said, Orientalism, Western Conceptions of the Orient,

London, Random House, 1978, traduit en français par Catherine Malamoud L’Orientalisme : l’Orient créé par

l’Occident, édition Seuil, Paris.

7

Dans le domaine littéraire postcolonial, le renversement du canon occidental et le démantèlement de

l’épistème du discours occidental deviennent des priorités absolues.

Selon Gayatri Spivak, Benita Parry et Homi Bhabha la postcolonialité implique la supposition

d'une position philosophique deconstructive vers le logocentrisme ; son but est de démanteler et

déplacer les revendications de vérité des discours eurocentristes et d’intervenir dans le débat

occidental interrompu sur la modernité.

RELIRE ET RÉÉCRIRE LE CANON OCCIDENTAL : LA PÉRIPHÉRIE VERSUS LE

CENTRE.

L’activité de relecture et de réécriture des textes appartenant au canon occidental, afin de

reconnaître et dévoiler les dynamiques sous-jacents du pouvoir, est l’une des pratiques sur laquelle

se basent les études postcoloniales.

L’appropriation et la révision, du canon culturel occidental, représentent une étape incontournable

pour le libérer (et pour libérer tous les sujets subalternes) par les conditionnements idéologiques-

autoritaires qui l’ont posé et imposé comme universel et absolu12

. Le texte devient un lieu de

contestation et de résistance au discours colonial, par conséquent, revoir, relire, réinterpréter,

réélaborer et réécrire du point de vue du colonisé les textes écrits dans l’Europe coloniale (et

caractérisés par un évident eurocentrisme), signifient remettre en discussion l’hégémonie culturelle

de l’Occident.

À cet égard, ont été identifiées trois différentes typologies d’analyses textuelles et de relation entre

le texte du non-centre et le texte de la non-périphérie.

La première forme d’analyse textuelle consiste dans la relecture des textes considérés comme des

classiques, où les thématiques coloniales sont ouvertement abordées par l’auteur qui décide de les

soutenir ou de les critiquer13

.

Sont analysés et examinés aussi les textes qui apparemment ne traitent pas les thématiques

coloniales mais peuvent donner lieu à une relecture provocatrice postcoloniale.14

Comme l’explique

Edward Said15

, grâce à une relecture « contrapuntique » du texte, on peut trouver dans le même

12 Un exemple de cette dégoûtante distorsion eurocentriste est fourni par le Nobel Saul Bellow, défenseur passionné du canon occidental et ennemi acharné d’Edward Said.

Au cours d’une interview au The New Yorker du 7 mars 1988, il a déclaré : « When the Zulus Produce a Tolstoy We

Will Read Him ». 13 On pense à « Heart of Darkness » de Joseph Conrad ou « Passage to India » de Kipling. 14 « Jane Eyre » de Charlotte Brönte et « Mansfield Park » de Jane Austen sont deux classiques qui rentrent dans cette

catégorie, dont l’allusion au colonialisme est loin d’être évidente. 15 Edward Said dans son ouvrage « Culture et Impérialisme » examine des œuvres de certains auteurs définis comme

classiques du canon occidental. Said examine ces textes, sans dénigrer leur valeur esthétique, afin de démontrer

comment ils sont expressions du rapport entre Culture et Empire.

8

texte plusieurs textes : au-delà de l’histoire racontée, émergent de façon polyphonique des autres

histoires. Comme il arrive dans la musique, où plusieurs thèmes s’opposent les uns aux autres en

générant une polyphonie harmonique, ainsi il faut lire l’œuvre littéraire.

L’œuvre littéraire est une expérience unique dans le contexte des relations coloniales et il faut

l’interpréter en considérant sa relation géographique et historique avec l’Empire.

La deuxième forme d’analyse textuelle, assez poststructuraliste, recherche les traces d’une « autre »

présence dans le texte canonique ; on essaie de trouver les résistances au projet impérialiste

manifestées par « « les autres », c’est-à-dire les colonisés. Le but est de rechercher des formes et

des stratégies de résistance anticoloniale du subalterne, à qui aucune parole n’a été donnée, mais qui

a toujours été représenté.

Cette recherche vise à récupérer dans les énoncés coloniaux, la présence, des natifs, subversive et

résistante à la « représentation », à la construction de leur identité par le pouvoir dominant ; une

présence qui défie le concept de subjectivité homogène liée à l’idéologie impérialiste.

Il s’agit d’une tentative de localiser, au cours de l’histoire, des moments de réappropriation du sens,

d’insurrection ou de résistance du subalterne colonial.

Gayatri Spivak et Homi Bhabha, les théoriciens les plus actifs dans cette perspective, sont

conscients de l’impossibilité d’une restitution de la subjectivité cohérente, autoréférentielle aux

colonisés.

La troisième forme d’analyse textuelle essaie de définir les rapports entre le canon occidental et

l’écriture postcoloniale, en analysant les textes des auteurs postcoloniaux. Certains de ces textes

sont caractérisés par la répudiation ouverte et totalement déclarée du canon occidental, une aptitude

typique de plusieurs auteurs issus des ex-colonies. Le sentiment de refus, de contestation et de

résistance, dans ce cas, est exprimé par l’utilisation spéciale de la « langue colonisatrice ».

Ces textes sont caractérisés par la tentative de récupérer la dimension orale de la culture indigène à

travers l’utilisation des mots, souvent intraduisibles, de l’idiome local ou des variantes créolisées de

la « langue colonisatrice ».

Ces œuvres sont fortement créatives, hybridées, contaminées et souvent sans un ordre syntactique.

Ces expérimentations littéraires défient la langue du pouvoir colonial ; elle subit un vrai

« déplacement » et donne lieu à la prolifération de nouvelles langues et pidgins.

L’écriture postcoloniale, ainsi, devient autoreprésentation et réappropriation linguistique : le writing

back est, en même temps un défi et une réponse au pouvoir colonial occidental.

Dans cette dernière catégorie, on trouve le writing back qui revisite, défie, subvertit et « corrige »

les textes, ou des auteurs considérés comme canoniques, occidentaux.

9

À travers cette opération de réécriture, la critique postcoloniale interroge l’idéologie du pouvoir,

non pas seulement pour offrir un point de vue alternatif et inédit, mais pour restituer au sujet

colonisé le contrôle de sa propre histoire. Grâce au writing back16

, l’écrivain postcolonial se montre

conscient du rôle politique et social de la littérature et il la libère de la contrainte occidentale.

La réécriture des textes occidentaux entre en relation avec le classique et finalement établit un

dialogue paritaire.

EDWARD SAID, HOMI BHABHA ET GAYATRI SPIVAK : POUVOIR, SILENCE ET

RÉSISTANCE.

Les trois théoriciens, devenus des phares de la théorie et de la critique postcoloniale sont, sans

aucun doute, le Palestinien Edward Wadie Said (1935-2003), l’Indien Homi Bhabha (1949) et enfin,

l’Indienne Gayatri Spivak (1942).

Avec la publication en 1978 de « Orientalism », Edward Said a définitivement signé le passage

entre le Postructuralisme et Postcolonialisme.

Grâce à l’adoption de la méthode archéologique foucaldienne, Said a analysé des textes non pas

seulement littéraires, fonction rhétorique de l’Orient, comme élément constitutif de la conscience

occidentale et de la domination sur l’Autre.

Inspiré par les idées sur le pouvoir d’Antonio Gramsci17

et la notion foucaldienne de

« représentation », Said montre comment l’Orient est le résultat d’une construction de l’Occident.

Pour son projet de domination sur l’Orient (domination d’abord intellectuelle et immédiatement

après matérielle) et pour construire un discours sur le monde oriental, l’Occident s’est servi d’une

très vaste quantité de textes et de documents historiques, géographiques, anthropologiques,

politiques et littéraires, constitués par des Occidentaux, “pour inventer une réalité et une

connaissance de l’Orient. Selon Said, l’Europe n’a pas été la seule à donner une forme intelligible à

l’immense et amorphe Orient et à le représenter ; elle a eu un complice : une discipline académique

appelée « Orientalisme » a fait partie du discours impérialiste et de la stratégie pour soumettre et

contrôler l’Orient.

Frantz Fanon également 18

avait soutenu le Tiers-Monde était une création de l’Europe, et avait

souligné l’importance des représentations et de la domination culturelle dans le processus colonial.

16 Parmi les writing back les plus célèbres on peut citer : Wide Sargasso Sea de Jean Rhys et Foe de John Maxwell

Coetzee. 17 Les écrits d’Antonio Gramsci sur le concept de « subalterne », sur l’idéologie et le pouvoir, sur les liens entre

ethnicité et capitalisme, ont été essentiels pour l’étude du colonialisme. Said a reconnu que la catégorie gramscienne d’

« hégémonie » a été indispensable pour démystifier le concept, très enraciné, d’Orient élaboré par l’Occident

impérialiste. 18 Frantz Fanon (1925-1961) philosophe et psychiatre martiniquais, a été l’un des plus grands théoriciens des

mouvements de libération et de décolonisation. Il a étudié les mécanismes d’aliénation mentale des colonisés et des

10

Il avait reconnu la centralité de l’idéologie, des images et des stéréotypes culturaux dans la

formation des identités collectives et individuelles. Dans « Peau Noire et masques blancs » (1952),

Fanon avait déjà souligné la nécessité d’une « décolonisation des savoirs » et de la culture

européenne pour atteindre une décolonisation totale du Tiers Monde. Cette opération interne de

« décolonisation » devient plus explicite dans « Les damnés de la terre » (1961), où Fanon reconnaît

l’importance du pouvoir de la langue comme arme principale dans la redéfinition des identités des

colonisés et voit dans la « prise de parole » des indigènes la seule solution à la problématique de

l’aliénation psychique, sociale et culturelle de tous les colonisés, de tous les damnés de la terre.

L’ambivalence Occident/Orient et tous les autres dualismes examinés par Edward Said, ont été

analysés par le théoricien Homi Bhabha qui a plusieurs fois étudié les thématiques de la différence

culturelle, du stéréotype et de la subalternité.

Selon Bhabha la pensée coloniale a procédé en suivant des oppositions stéréotypiques. Le

stéréotype est une modalité de connaissance et de pouvoir qui permet de contrôler tout cela qui

pourrait déstabiliser l’identité du colonisateur ou sa façon de voir le monde. Le stéréotype se révèle

être un système un système de représentation complexe et contradictoire, rassurant et angoissant en

même temps.

Dans la complexe théorisation du stéréotype de Bhabha, on trouve des évidentes références à Freud,

à Lacan et à la sémiotique en général.

Bhabha dans « The Location of Culture » montre comment le discours colonial est une

représentation paradoxale : il est complètement fondé sur l’altérité, objet de désir et en même

temps objet de dérision.

Frantz Fanon a été un inspirateur pour Homi Bhabha ; en s’opposant au psychiatre martiniquais qui

soutenait que le désir du dominé d’imiter le dominateur aurait créé un déséquilibre mental, Bhabha

soutient que les tentatives d’imiter le dominateur n’effacent pas, chez le dominé, la conscience de sa

propre identité.

Le désir de ressembler au colonisateur n’est jamais celui d’être identique et donc ne comporte pas

une totale négation d’une appartenance culturelle. Cet acte d’imitation du colonisé est un acte

essentiellement ironique, il est un moment de liberté parodique. Ce processus d’imitation qui

Bhabha appelle mimicry peut, au cours du temps, porter à la création d’identités hybrides ou

métissées, mais jamais à la perte de soi. L’identité, selon Bhabha, n’est pas une simple appartenance

à un groupe social ou à une nation, elle n’est pas une étiquette fixe, statique et indélébile ; l’identité

est un processus in itinere, qui se développe.

immigrés. Il a condamné à mort l’humanisme européen, car complice du colonialisme ; la publication en 1961 de son

ouvrage Les damnés de la terre (Paris, Edition Maspero) a assené le coup fatal à l’humanisme libéral, euro-occidental.

11

Le sujet postcolonial, né par la rencontre de plusieurs langues, traditions et cultures ne peut qu’être

un sujet hybride.19

Cette hybridité devient un nouveau modèle d’identité, une valeur positive qui

peut proposer une alternative à la certitude monolithique et statique des identités européennes ; cette

hybridité, vu sa force incontrôlable et toujours plus en expansion, peut subvertir le pouvoir et les

relations de la domination qui l’ont suscitée. Selon Bhabha cette hybridité est une réponse

parodique, est un acte de résistance des natifs à la domination coloniale.

Une position similaire à celle de Homi Bhabha, est celle de Gayatri Spivak selon laquelle le projet

colonial s’est inévitablement transformé dans un projet de création de sujets subalternes20

.

En accord avec Edward Said, Spivak voit l’histoire de l’impérialisme et du colonialisme comme

une sorte de violence épistémique 21

bien planifiée et, afin de comprendre les phénomènes liés à

cette violence, il faut dépasser l’opposition dichotomique Colonisateur-Colonisé.

Toutefois, selon Spivak, récupérer les traces du sujet subalterne afin de réveiller sa voix authentique

par le silence imposé par l’histoire, est pratiquement impossible.

Cette impossibilité dérive de deux raisons : premièrement parce qu’on ne peut pas remonter au

moment ancestral, antérieur à l’expérience coloniale22

et deuxièmement parce que la conscience

subalterne est silencieuse par définition, un subalterne qui parle n’est plus un subalterne. C’est ici

que réside l’aporie (reconnue) selon laquelle si on parle pour et de l’Autre on risque d’opérer la

« forclusion de l’informateur indigène »23

.

Dans son ouvrage « Les subalternes peuvent-elles parler ? » (1993), Spivak explique que le

subalterne/colonisé ne peut pas parler ; à savoir, il ne peut pas être représenté par le texte

colonial24

.

19 Selon Bhabha le sujet créole est l’exemple le plus valide de cette hybridation. 20 Spivak a emprunté le terme « subalterne » au critique marxiste italien Antonio Gramsci. Voir Le chapitre “Ai margini

della storia. Storia dei gruppi sociali subalterni” écrit en 1934 et apparu dans le XXV des « Quaderni dal carcere ».

Gramsci utilise le terme « subalterne » comme synonyme de subordonné. 21 Pour expliquer le sens de la violence épistémique de l’impérialisme et du colonialisme, Spivak utilise l’efficace

image de la « construction d’un sujet colonial qui s’immole pour la glorification de la mission sociale du colonisateur ».

Voir A critique of a Postcolonial Reason, 1999, Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts, London

(England) 22Gayatri Spivak soutient que le discours postcolonial existe seulement comme conséquence du colonialisme. 23 La « forclusion » est un concept emprunté à la psychanalyse freudienne. Lacan utilise ce terme pour expliquer le mécanisme du rejet primaire à l’extérieur d’un signifiant fondamental qu’il appelle « Nom du Père ». La forclusion

inclut soit l’introduction et soit l’expulsion du « Nom du Père », lequel n’arrive pas d’occuper dans l’inconscient le lieu

qui devrait occuper en laissant ainsi un vide.

L’expression « informateur indigène » est empruntée par l’ethnographie du XX siècle fondée sur la méthode de

l’observation participante, où l’informateur était un sujet indigène, qui pouvait offrir aux colonisateurs une traduction

fidèle des coutumes et de la culture de son groupe d’appartenance. L’informateur indigène était un médiateur capable

d’offrir une connaissance de la différence culturelle entre les Européens et les non-Européens, utilisé par les

colonisateurs pour démontrer son infériorité. 24 L’exemple le plus valide, de la condition de subalternité est exprimé par les femmes indiennes qui sont l’objet de

l’historiographie coloniale et, en même temps, sujet de la résistance comme une construction idéologique. Voir « Les

subalternes peuvent-elles parler ? » 2009, éditions Amsterdam.

12

L’aporie du subalterne, c’est l’aporie de l’histoire occidentale, selon laquelle il est inutile de

rechercher dans l’Histoire les traces de quelque chose qu’il n’y a pas et d’essayer de récupérer un

sujet qui s’est constitué comme un effet discursif vide et fluctuant et donc intraduisible et

irrécupérable.

La critique de l’histoire occidentale, blanche, eurocentriste et écrite depuis toujours par le pouvoir,

où il n’y a pas de place pour les ex-centriques, pour les périphériques et pour les subalternes, est au

cœur du « Subalternes Studies Group »25

. Les études subalternes condamnent l’historiographie

officielle constituée par les colonisateurs et par les élites locales après l’indépendance.

En opérant une vraie déconstruction, ces études revendiquent une narration de l’histoire ascendante

et périphérique, la réévaluation de l’« agency » et le protagonisme des sujets subalternes. Le but

déclaré est de décoloniser l’Histoire, c’est-à-dire de déconstruire une narration historiographique

qui a rendu l’Occident comme le seul protagoniste de l’événement humain.

25 Ce groupe fondé par l’historien et économiste Ranajit Guha, en 1982 a eu comme siège l’université de Delhi. Ce

« collectif » d’intellectuels constitue une partie des études culturelles nées dans le sud-est asiatique ; il essaie de

reconstruire l’Histoire du subcontinent indien. Du groupe font partie plusieurs intellectuels tels Shahid Amin, David

Arnold, Partha Chatteerjee, David Hardiman, Gyanendra Pandey et Dipesh Chakrabarty.