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Revue des études slaves Pierre le Grand, lecteur de la Stepennaja kniga : à la recherche de précédents historiques à la déchéance du tsarévitch Alexis Monsieur le Professeur Pierre Gonneau Abstract Peter the Great Reads the Stepennaya Kniga in Search of Historical Justifications for the Deposition of Tsarevitch Alexei Following the arrest and death of his eldest son Aleksej, Peter the Great transformed the raies of succession to the Russian throne. The ukases he published between 1718 and 1722 are based on references to the Grand Prince of Moscow Ivan III, who changed the order of succession twice, in 1498 and 1502, so as to allow the crown to be bestowed on the heir he thought the most able. Although Peter the Great explicitly refers to the Stepennaja kniga and indeed quotes it, a comparison of his edicts with the 16th Century text shows that the Stepennaja kniga was not his only source. The Emperor also borrowed from the Nikon Chronicle or other 16th С. annals which are textologically close to this chronicle. But he did not merely borrow excerpts from these sources, he also modernized their terminology and edited them so that their idea of tsardom would coincide with his own early eighteenth century needs. This experiment encouraged him to order that early Russian chronicles be collected, copied and stored in a library (Febr. 1722). Citer ce document / Cite this document : Gonneau Pierre. Pierre le Grand, lecteur de la Stepennaja kniga : à la recherche de précédents historiques à la déchéance du tsarévitch Alexis. In: Revue des études slaves, tome 76, fascicule 1, 2005. Liturgie et histoire dans l'Église russe médiévale. pp. 51-59; doi : 10.3406/slave.2005.7212 http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2005_num_76_1_7212 Document généré le 03/06/2016

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Revue des études slaves

Pierre le Grand, lecteur de la Stepennaja kniga : à la recherche deprécédents historiques à la déchéance du tsarévitch AlexisMonsieur le Professeur Pierre Gonneau

AbstractPeter the Great Reads the Stepennaya Kniga in Search of Historical Justifications for the Deposition of Tsarevitch Alexei

Following the arrest and death of his eldest son Aleksej, Peter the Great transformed the raies of succession to the Russianthrone. The ukases he published between 1718 and 1722 are based on references to the Grand Prince of Moscow Ivan III, whochanged the order of succession twice, in 1498 and 1502, so as to allow the crown to be bestowed on the heir he thought themost able. Although Peter the Great explicitly refers to the Stepennaja kniga and indeed quotes it, a comparison of his edictswith the 16th Century text shows that the Stepennaja kniga was not his only source. The Emperor also borrowed from the NikonChronicle or other 16th С. annals which are textologically close to this chronicle. But he did not merely borrow excerpts fromthese sources, he also modernized their terminology and edited them so that their idea of tsardom would coincide with his ownearly eighteenth century needs. This experiment encouraged him to order that early Russian chronicles be collected, copied andstored in a library (Febr. 1722).

Citer ce document / Cite this document :

Gonneau Pierre. Pierre le Grand, lecteur de la Stepennaja kniga : à la recherche de précédents historiques à la déchéance du

tsarévitch Alexis. In: Revue des études slaves, tome 76, fascicule 1, 2005. Liturgie et histoire dans l'Église russe médiévale.

pp. 51-59;

doi : 10.3406/slave.2005.7212

http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2005_num_76_1_7212

Document généré le 03/06/2016

PIERRE LE GRAND, LECTEUR DE LA STEPENNAJA KNIGA

A la recherche de précédents historiques à la déchéance du tsarévitch Alexis

PAR

PIERRE GONNEAU Université Paris-Sorbonne

Le dramatique affrontement entre Pierre le Grand et son fils Alexis est un épisode fameux de l'histoire russe moderne. On sait que le tsar fit accuser son fils unique de haute trahison et le déchut de ses droits au trône ; le tsarévitch mourut des suites des tortures qui lui avaient été infligées pendant l'instruction. Pierre publia et justifia sa décision par deux documents, le manifeste du 3 février 1718 et l'ukase du 5 février 1722'. L'un des intérêts de ces textes, et

particulièrement du second, est qu'ils cherchent dans le passé russe des précédents susceptibles de légitimer cette action du souverain. Pierre le Grand s'intéresse alors à la tradition historiographique russe et nommément au Livre des degrés de la généalogie impériale (Kniga stepennaja carskogo rodoslovija), le chef- d'œuvre inachevé du métropolite Macaire et de son successeur Athanase. Nous tenterons de montrer ici quelle est la place de cette source dans la démonstration théologique, juridique et historique que le souverain tente de mener. Nous nous demanderons ensuite dans quelle mesure le texte du Livre des degrés correspond à ce que Pierre le Grand avance et nous rechercherons les autres sources possibles de sa science historique. Enfin, nous verrons les incidences de ces recherches ponctuelles sur la curiosité des cercles officiels à l'égard de l'histoire russe ancienne.

LE DISCOURS DE PIERRE

Dans le manifeste du 3 février 1718, Pierre rappelle que le programme pédagogique qu'il avait conçu pour l'instruction de son fils faisait une place à l'étude de l'histoire, mais en langues étrangères, comme source d'information sur les pays voisins et non sur le passé de la Russie :

1. Полное собрание законов Российской империи с 1649 года [ci après : ПСЗ], t. 5, SPb., 1830, n° 3151, p. 534-539 ; t. 6, SPb., 1830, n° 3893, p. 496-497.

Rev. Étud. slaves, Paris, LXXVI/1, 2005, p. 51-59.

52 PIERRE GONNEAU

Мы сына Своего перворожденнаго АлексЬя воспитать тщились. И для того [...] обученъ былъ и иныхъ языковъ, чтобъ читаніемь на оныхъ и Исторіи и всякихъ наукъ воинскихъ и гражданскихъ, достойному правителю Государства принадлежащихъ, могъ быть достойной наслЪдникъ Нашего Всероссійскаго престола2.

Il ajoute que la fuite à l'étranger d'Alexis et les « calomnies » qu'il a répandues à propos de son père ont été pour lui et pour la Russie la cause d'une honte et d'un déshonneur que chacun peut imaginer et dont il est difficile de trouver un autre exemple dans l'Histoire : « и какой гЬмъ своимъ поступкомъ стыдъ и безчестіе предъ всЬмъ свЪтомъ Намъ и всему Государству Нашему учи- нилъ, то всякъ можетъ разсудить : ибо такого приклада и въ Исторіяхь сыскивать трудно. » Pierre le Grand fait en outre une allusion à ses ancêtres, sans donner de nom, pour affirmer qu'il leur arrivait d'épouser des princesses étrangères : « и у предковъ Нашихъ Россійскихь Государей чинилось, что съ другими Государями своились3 ».

Le règlement de février 1722 va plus loin en définissant une nouvelle norme de succession. Cette décision est motivée par la mort tragique du tsarévitch Alexis et par le souci de parfaire l'édifice du nouvel Empire russe, tel que Pierre vient de le refonder en octobre 1721. On connaît l'importance de ce règlement, puisqu'il abolit la primogenituře mâle et donne le droit au souverain régnant de désigner librement son successeur parmi les membres de sa famille. C'est ainsi que s'ouvre pour la Russie le temps des impératrices et aussi celui des révolutions de palais, car l'accession au trône est devenue aléatoire ; pour reprendre l'expression célèbre de Nicolas Turgenev, le pays connaît alors le régime de « la monarchie absolue tempérée par la strangulation4 ». Le retour à une transmission plus sereine du pouvoir s'amorce lorsque Paul Ier rétablit la primogenituře mâle, en 1797.

Le règlement de février 1722 critique l'ordre de succession en vigueur parce que, en faisant du fils aîné l'héritier désigné et inamovible, il le rend sourd à tous les enseignements de son père. Pierre Ier s'élève contre cette tradition néfaste en s' appuyant sur le droit familial, selon lequel les parents peuvent modifier leurs dispositions testamentaires, et en citant dans l'Écriture Sainte l'exemple bien connu de Jacob qui reçoit l'héritage de son père Isaac alors qu'il n'est pas le fils aîné (Gen. 27). Pour éviter de reconnaître que le père a, en l'occurrence, été joué, Pierre le Grand explique que la femme d'Isaac « s'est entremise pour que l'héritage revienne au cadet » (меньшому сыну наследство исходатайствовала). Mais la justification la plus détaillée est puisée dans l'histoire russe elle-même, avec une référence explicite au Livre des degrés :

Règlement du 5 février 1722 (ПСЗ 6 : n° 3893, p. 496)

УСТАВЪ. О наслЪдш престола [...]. Еще жъ и въ Нашихъ предкахъ оное видимъ, когда блаженныя и въчнодостойныя памяти, Великій Князь Иванъ Васильевичъ, и по истинъ Великій не словомъ, но дъломъ: ибо оный, разсыпанное раздЪлешемъ дътей Владимировыхъ Наше Отечество 2. ПСЗ 5 :п° 3151, р. 534-535. 3. Ibid., p. 535-536. 4. N. Tourgueneff [Turgenev], la Russie et les Russes, t. 2 : Tableau politique et

social de la Russie, Paris, 1847, p. 277.

PIERRE LE GRAND, LECTEUR DE LA STEPENNAJA KNIGA 53

собрал и утвердилъ, которой не по первенству, но по воли сіє чинилъ, и дважды отмЪнялъ, усматривая достойнаго наследника, которой бы собранное и утвержденное Наше Отечество, паки въ расточеніе не упустилъ, перво мимо сыновей отдалъ внуку, а потомъ отставилъ внука уже венчаннаго, и отдалъ сыну его наследство (о чемъ ясно изъ Степенной Книги видеть возможно) а именно, въ лъто 7006, февраля въ 4 день, Князь Великій Иванъ Васильевичъ учинилъ по себе наследника внука Своего Князя Дмитрія Ивановича, и вЪнчанъ былъ на Москве на Великомъ Княженіи Княжескимъ вънцемъ Митрополитомъ Симономъ; а въ лъто 7010 Апреля въ 11 день, Великій Князь Иванъ Васильевичъ разгневался на внука Своего Князя Дмитрія, и не велълъ Его поминать въ церквахъ Великимъ Княземъ, и посадилъ Его за караулъ, и того жь Апръля въ 14 день учинилъ наслъдникомъ сына Своего Василія Ивановича, и вънчанъ быль онымъ же Митрополитомъ Симономъ [sic]; на что и другіе сему подобные есть довольные примеры, о которыхъ краткости ради времени, ныне здесь не упоминаемъ, но впредь оные особливо выданы будутъ въ печать.

RÈGLEMENT. De la succession au trône [...]. Et nous observons cela encore chez nos ancêtres, avec le grand-prince Ivan Vasiľevič, de bienheureuse et éternelle mémoire, qui fut en vérité grand non en paroles mais en actes, car il rassembla et affermit notre Patrie qui avait été démembrée par la division entre les fils de Vladimir. En effet, il organisa cela [sa succession] non pas selon l'aînesse, mais selon sa volonté et il changea deux fois ses dispositions, tandis qu'il recherchait un digne héritier qui ne ruine pas de nouveau notre patrie rassemblée et affermie. La première fois, il fit de son petit-fils son héritier, en déshéritant ses fils, puis il désavoua son petit-fils déjà couronné et désigna son fils comme successeur. C'est ce qu'explique clairement le Livre des degrés où il est dit : « En ľan 7006, le 4 février [1498], le grand-prince Ivan Vasiľevič désigna comme son héritier son petit-fils le prince Dmitrij Ivanovic qui fut couronné grand-prince à Moscou, recevant la couronne princière du métropolite Simon. Mais l'an 7010, le 11 avril [1502], le grand-prince Ivan Vasiľevič se prit de courroux contre son petit-fils, il défendit qu'on lui donne le titre de grand-prince dans les églises et le fit mettre aux arrêts. Le 14 du même mois d'avril, il désigna comme son héritier son fils Vasilij Ivanovic qui fut couronné par le même métropolite Simon. Il existe de nombreux autres exemples de ce type que nous ne citons pas ici par manque de temps, mais ils seront donnés plus tard sous forme d'un imprimé séparé. Pierre le Grand fait ici allusion à un épisode important de l'histoire russe de

la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle qui a été abondamment étudié par les spécialistes de cette période5. Nous ne discuterons pas ici des faits qui se sont produits alors, mais de la relation entre la présentation de Pierre le Grand et celle

5. Cf. en particulier J. Fine, « The Muscovite dynastie crisis of 1497-1502 », Cana- dian Slavonic papers, t. 8, 1966, p. 198-215 ; P. Nitsche, « Die Kinder Ivans III : Beobach- tungen zur Genealogie der Rjurikiden », Jahrbiicher fur Geschichte Osteuropas, t. 17, 1969, p. 345-368 ; G. P. Majeska, « The Moscow coronation reconsidered », ibid., t. 26, 1978, p. 353-361 ; A. A. Zimin, Россия на рубеже XV-XVI столетий : очерки социально-политической истории, М., 1982, р. 148-159, 182-187, 198 ; Ja. S. Lur'e, Две истории Руси XV века : ранние и поздние, независимые и официальные летописи об образовании Московского государства = l'Etat Moscovite au XVе siècle : deux visions de l'histoire à travers les chroniques russes, SPb. - Paris, LE. S. (Collection historique de l'Institut d'études slaves, t. 35), 1994, p. 195-216.

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que donnent les sources historiographiques russes du XVIe siècle. Nous relevons toutefois dès à présent une inexactitude significative : contrairement à son cousin Dmitrij (dit Dmitrij Vnuk, ou le petit-fils), le futur Vasilij III ne fut pas couronné6. En l'occurrence, Pierre le Grand n'a pas été induit en erreur par une source tardive, et n'a pas commis de lapsus. C'est consciemment qu'il altère les faits : en effet, il ne pouvait placer celui qui succéda finalement au trône de Moscou sur un pied d'infériorité par rapport à son rival malheureux. Mais les aménagements ne se bornent pas à ce détail révélateur.

LA VERSION DU LIVRE DES DEGRÉS Une comparaison du texte de l'édit de 1722 avec la Stepennaja kniga, à

laquelle l'Empereur se réfère, confirme que ses emprunts sont très sélectifs : Наречеше на государство великаго князя Василья и о взятій Угричь и

Гогуличь. Въ лъто 7007 году, марта 21, великій князь Иванъ Васильевичь всеа Русій начать жаловати и любити богоизбраннаго сына своего, великаго князя Василія, и тогда нарекъ его государемъ и великимъ княземъ и даль ему великое княженіе : Великій Новь градъ и Пьсковъ. Тако же начать любити и жаловати и свою великую княгиню Софію и сожитель- ствова съ нею, яко же и преже. Малымъ бо предъ симъ, яко за два лъта, н-вкоихъ ради людьскихъ крамолъ гн-Ьвъ имЪя на нихъ. Егда же во гневъ бяху у него, и тогда пожаловалъ и благословилъ внука своего, князя Дьми- трея Ивановича, великимъ княженіемь Владимерскимъ и Московскимъ и всеа Русій. Благословень же бысть въ церкви Соборней Пречистыя Богородицы на Москвъ преосвященнымъ Симономъ, митрополитомъ всеа Русій, и всего съ нимъ освященнаго собора. Потомъ же великій князь испыта подробну вся преже бывшая крамолы, ихъ же ради повелъ князя Симіона Ряполовскаго казнити смертнымъ посечешемъ [...]. Та же великій князь о внуке своемъ, велик омъ князе Дьмитріи, нерадЪти нача и за приставы посади его и матерь его, великую княгиню Елену, идьже во своя времена сконьчастася. И по благословенію митрополита Симона всю державу царствія своего поручи Богомъ дарованному сыну своему и наследнику, великому князю Василію.

Livre des degrés1, 15e degré, chap. 24.

Désignation du grand-prince Vasilij comme héritier du trône ; de la capture des Ougriens et des Vogoules. L'an 7007, le 21 mars, le grand-prince de toute la Rus' Ivan Vasiľevič commença à manifester sa largesse et son amour envers son

fils choisi par Dieu, le grand-prince Vasilij. Il lui donna le titre de « souverain » et de « grand-prince » et le fit grand-prince de Novgorod-la-Grande et de Pskov. Il commença à manifester le même amour et la même largesse envers sa femme, la grande-princesse Sofja, reprenant avec elle une vie commune, comme naguère. Peu de temps auparavant, en effet, environ deux ans plus tôt, sa colère s'était abattue sur eux, à cause de certaines séditions dans le peuple. Tandis qu'ils étaient en disgrâce, le grand-prince favorisa son petit-fils, le prince Dmitrij Ivanovic, et lui donna sa bénédiction pour hériter de la grande-principauté de Vladimir, de Moscou et de toute la Rus'. Il fut béni à Moscou, en l'église cathédrale de l'Immaculée, par son eminence Simon, métropolite de toute la Rus', et par tout le synode. Mais par la suite, le grand-prince fit une enquête approfondie

6. Cf. Zimin, op. cit., p. 150. 7. Cf. Полное собрание русских летописей [ci-après : ПСРЛ], t. 21.2, p. 571-572.

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sur toutes les séditions qui avaient eu lieu et à cause de cela il ordonna de châtier Semen Rjapolovskij en le faisant décapiter [...]. De même, le grand-prince se prit de courroux contre son petit-fils, il le fit mettre sous bonne garde, lui et sa mère, la grande-princesse Elena, et c'est dans cette prison qu'ils moururent quand vint leur heure. Et c'est avec la bénédiction du métropolite Simon qu'il transmit tout son pouvoir royal au fils et à l'héritier que lui avait donné Dieu, au grand-prince Vasilij.

Comme on le voit, Pierre le Grand s'inspire très librement du Livre des degrés. On peut comprendre qu'il ait substitué, mécaniquement, « посадилъ Его за карауль » à « за приставы посади его ». Il s'agit d'une simple modernisation terminologique qui montre à quel point la première expression était familière au tsar-réformateur, vu le contexte policier de son règne. En revanche, pour les formules ayant trait à la succession au trône, il ne se contente pas de traduire du vieux russe en russe moderne, il se livre à une véritable réinterprétation. En effet, tout en affirmant que le souverain agit selon son bon plaisir, la Stepennaja kniga reflète une conception patrimoniale du royaume, composé de plusieurs principautés aînées ou cadettes, et une vision chrétienne patriarcale de la transmission du pouvoir, fondée sur l'amour et la bénédiction du Père8. Aux yeux de Pierre, au contraire, la transmission du pouvoir est une tâche purement politique. Pour lui, la seule question qui se pose à Ivan III est : qui constituera-t-il son héritier ?9 L'héritage lui-même n'est pas mentionné, car il ne s'agit pas d'un patrimoine susceptible d'être divisé en lots, mais d'une entité indivisible, l'État russe.

Parmi les personnages secondaires, on ne retrouve dans les deux textes que le métropolite Simon qui soit couronne les deux héritiers successifs (selon Pierre), soit se contente de les bénir (selon le Livre des degrés). L'une et l'autre source s'accordent pour faire jouer au chef de l'Église russe un rôle indispensable, mais subalterne : il apporte la sanction divine à la décision du souverain. Pour le reste, chacun des deux textes suit sa propre voie. Les mères des princes héritiers rivaux apparaissent seulement dans la Stepennaja kniga, alors que Pierre préfère passer leur sort sous silence ; il est vrai qu'il ne tenait sans doute pas à évoquer la mère du tsarévitch Alexis qu'il avait depuis longtemps reléguée dans un couvent. En revanche, les dates du 4 février 7006, du 1 1 et du 14 avril 7010, ainsi que la mention de la modification des formules liturgiques10, qui donnent à l'édit de Pierre une crédibilité historique plus grande, sont absentes du Livre des degrés. C'est que Pierre le Grand a effectué des recherches plus approfondies qu'il ne le prétend dans l'historiographie russe médiévale.

8. «... начать жаловати и любити богоизбраннаго сына своего, великаго князя Василія, нарекъ его государемъ и великимъ княземъ и далъ ему великое княженіе : Великій Новъ градъ и Пьсковъ..., пожаловалъ и благословилъ внука своего, князя Дьмитрея Ивановича, великимъ княженіемь Владимерскимъ и Московскимъ и всеа Русій..., всю державу царствія своего поручи Богомъ дарованному сыну своему и наследнику, великому князю Василію. »

9. «... учинилъ по себъ наследника внука Своего... учинилъ наслъдникомъ сына Своего. »

10. « ... не велълъ Его поминать въ церквахъ Великимъ Княземъ. »

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LES SOURCES NON CITÉES

L'Empereur s'est très probablement plongé dans la compilation la plus riche du début du XVIe siècle, la fameuse Chronique de Nikon11. La version des faits qu'elle donne et que nous reproduisons ci-dessous remonte à une compilation de 1518 (en russe Letopisnyj svod 1518 g.) qui est attestée, avec quelques variantes, dans les textes suivants : Chronique de L'vov, Seconde chronique de Sainte-Sophie, Chronique des soixante-douze nationsn.

О опал-Ь великаго князя на сына своего на князя Василіа. Въ лъто 7006. Декабря, по діаволю дъйству и наваженію и лихихъ людей совъту всполълся князь великій Иванъ Васильевичь на сына своего на князя Василья, да и на свою жену на великую княгиню Софію [...]. Тоя же зимы, Февраля 4, въ недълю, князь великій Иванъ Васильевичь благословилъ и посадилъ на великое княженіе Владимерское и Московское и всеа Русій внука своего князя Дмитріа Ивановича, а посаженіе его бяше въ церкви Пречистыа на Москвъ. По благословенно Симона митрополита всеа Руси и архієпископа Тихона Ростовскаго и епископовъ Нифонта Суздалскаго, Васіана Тоерскаго, Протасіа Рязанскаго, Аврааміа Коломенскаго, Евеиміа Сарского, и всего освященаго собора; возложиша на него бармы Мана- маховы и шапку, и осыпа его князь Юрьи Ивановичь, дядя его, златомъ и сребромъ трижды : предъ Пречистою, и предъ Архангеломъ, и предъ БлаговЪщешемъ. Въ лЪто 7006, бевраля 4, въ недълю о Мытари и Фарисеи сіе бысть [...].

Въ лъто 7010 [...]. О опалъ на внука на великаго князя на Дмитріа. Тоя же весны, Априля И, въ понедълникъ, князь великій Иванъ положилъ опалу на внука своего на великого князя Дмитріа и на его матерь на великую княгиню Елену, и отъ того дни не велълъ ихъ поминати въ октешахъ и литіахь, ни нарицати великимъ княземъ, и посади ихъ за приставы. Тоя же весны, Априля 14, въ четвертокъ, на память преподабнаго отца нашего Мартына папы Римскаго, князь великій Иванъ Василіевичь всеа Русій пожаловалъ сына своего Василья, благословилъ его и посадилъ на великое княженіе Владимерское и Московское и всеа Русій само- держцемъ, по благословенію Симона митрополита всеа Русій.

Chronique de Nikon13.

De la disgrâce que le grand-prince infligea à son fils le prince Vasilij. L'an 7006, au mois de décembre [1497], par l'action et à l'instigation du diable et par les menées de mauvaises gens, le grand-prince Ivan Vasiľevič s'enflamma de colère contre son fils le prince Vasilij et contre son épouse, la grande-princesse Sofi'ja [...]. Ce même hiver, le dimanche 4 février [1498], le grand-prince Ivan Vasiľevič bénit son petit-fils le prince Dmitrij Ivanovic et l'intronisa grand- prince de Vladimir, Moscou et de toute la Rus' ; cette intronisation eut lieu en l'église de l'Immaculée, à Moscou. Avec la bénédiction de Simon, métropolite de toute la Rus', de l'archevêque de Roštov Tikhon, et des évêques Niphôn de

11. Sur ce texte, cf. en particulier B. M. Kloss, Никоновский свод и русские летописи XVI-XVII вв., М., 1980.

12. Cf. ПСРЛ 20 : 366, 373 ; t. 6 : 241-242 ; t. 28 : 330, 336. Voir aussi la Première Chronique de Sainte-Sophie (ПСРЛ 6 : 43 - récit abrégé -, p. 48), Chronique de la Résurrection (ПСРЛЅ : 234, 242), Chronique de Vologda- Perm' {ПСРЛ 26 : 291), Chronique de J osaphat (Иоасафовская летопись, M, 1957, p. 134-135, 144).

13. ПСРЛ 12 : 246, 255.

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Suzdaľ, Bassien de T ver', Protais de Rjazaiť, Abraham de Kolomna, Euthyme de Saraj et de tout le synode, on lui fit revêtir l'étole et le bonnet de Monomaque14. Son oncle, le prince Jurij Ivanovic, déversa sur lui de l'or et de l'argent à trois reprises : devant l'église de l'Immaculée, devant celle de l'Archange, devant celle de l'Annonciation. Ceci se produisit le 4 février 7006, le dimanche du publicain et du pharisien.

L'an 7010 [...]. De la disgrâce de Dmitrij, le petit-fils du grand-prince. Ce printemps-là, le lundi 11 avril [1502], le grand-prince Ivan disgracia son petit-fils le grand-prince Dmitrij et la mère de ce dernier, la grande-princesse Elena : de ce jour, il défendit qu'on les mentionne dans les litanies et les lities et qu'on donne à Dmitrij le titre de grand-prince ; il les fit placer sous bonne garde. Ce même printemps, le jeudi 14 avril, fête de notre saint père Martin, pape de Rome, le grand- prince Ivan Vasiľevič de toute la Rus' gratifia son fils Vasilij, le bénit et l'intronisa autocrate de la grande-principauté de Vladimir, de Moscou et de toute la Rus', avec la bénédiction de Simon, métropolite de toute la Rus'. On voit que Pierre le Grand a abrégé considérablement le récit de la

Chronique de Nikon, laissant en particulier de côté les précisions sur le haut clergé qui entourait le métropolite et sur le frère de sang du futur Vasilij III qui participa activement au couronnement de son rival. En revanche, il y a puisé les précisions chronologiques et liturgiques qu'il jugeait utiles et qu'il n'avait pas trouvées dans le Livre des degrés. Pourquoi renvoie-t-il à ce dernier ouvrage plutôt qu'à la Chronique de Nikon ? Probablement parce que la Stepennaja kniga, même si elle demeurait inachevée et inédite en 1722, était perçue comme une autorité indiscutable, une somme susceptible de dire la gloire de la dynastie mieux que toute autre compilation ? On peut aussi soupçonner une certaine prudence de la part du tsar : en se référant au seul Livre des degrés, une refonte complète de l'histoire russe où chaque règne représente un degré de plus dans l'ascension vers le paradis, il évitait d'ouvrir la boîte de Pandore des chroniques russes qui peuvent proposer des versions contradictoires et parfois embarrassantes d'un même événement. Pierre le Grand qui craignait particulièrement les complots et les attentats contre sa personne n'aurait sûrement pas voulu publier la version du manuscrit Dubrovskij de la IVe Chronique de Novgorod qui passe sous silence les événements de 7010, mais fournit des détails sinistres à propos de ceux de 7006 (datés ici de 7000) :

И в то время [князь велики] опалу положилъ на жену свою на великую княгиню Сооию о томъ, что к ней приходиша бабы з зелием« ; обыскавъ тбхъ бабъ лихихъ, князь велики велълъ ихъ казнити, потопити в МосквЪ рекъ нощию, а с нею отъ тбхъ месть начать жити въ брежении.

Au même moment, [le grand-prince] disgracia son épouse la grande-princesse Sofija, parce que des femmes étaient venues la trouver avec des poisons ; il les fit interroger, puis ordonna de les châtier en les noyant de nuit dans la Moscova ; après cela il se mit à se garder de son épouse15.

14. Sur ces regalia russes, observées au début du XVIe siècle par Sigismond von Her- berstein, cf. Sigizmund Gerberštejn, Записки о Московии, éd. et trad. A. I. Malein, A. V. Nazarenko, M., 1988, p. 303.

15. ЯСРЛ 4. l,fasc. 2:531.

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DU BON USAGE DES CHRONIQUES

En dépit des mauvaises surprises que pouvaient lui causer les sources indépendantes ou seulement éloignées de Moscou, Pierre le Grand semble avoir été plutôt satisfait de son incursion dans l'historiographie russe médiévale. En effet, onze jours seulement après avoir édicté son règlement sur la succession au trône, il prit un édit ordonnant la collecte et la copie systématique des chroniques russes :

О присылкъ изъ всЬхъ Епархій и монастырей древнихъ рукописныхъ лътописей и подобныхъ книгъ въ Москву въ Синодъ. Его Императорское Величество, будучи въ Преображенскомъ на генеральномъ дворъ Генваря 10 дня, указалъ : изъ всъхъ Епархій и монастырей, гдъ о чемъ по описямъ куріозные, то есть древнихъ лътъ рукописанные на хартіяхь и на бумагв церковны [sic] и гражданскіе лътописцы, степенныя, хронографы и прочіе симъ подобные, что гдъ таковыхъ обрътается, взять въ Москву въ Синодъ, и для извьстія оныя списать, и ть списки оставить въ библютекъ, а подлин- ныя разослать въ тъ жъ мъста, откуда взяты будуть, по прежнему; а твхъ Епархій и монастырей властямъ при томъ объявить, дабы они тъ куріозныя книги объявили безъ всякой утайки, понеже тъ книги токмо списаны, а подлинныя возвращены будуть къ нимъ по прежнему; и для осмотра и забранія таковыхъ книгъ послать изъ Синода нарочныхъ.

Édit du 6 février 1722 (ПСЗ 6 : n° 3908, p. 511-512).

De l'expédition par chaque diocèse et monastère des anciennes chroniques et autres livres semblables à Moscou, au Synode. Sa Majesté Impériale, se trouvant à Preobraženskoe, pour la cour générale du 10 janvier, a décrété : par tous les diocèses et monastères, tout ce que l'on trouvera d'après les inventaires comme curiosités, c'est-à-dire des chroniques manuscrites des temps passés, sur parchemin ou sur papier, ecclésiastiques ou profanes, ou classées par degrés, ou encore des chronographes et d'autres choses semblables, quel que soit l'endroit où on les trouvera, on les emportera à Moscou, au Synode. On en prendra copie pour information et on déposera ces copies à la bibliothèque [du Synode]. Quant aux originaux, ils seront renvoyés là où on les aura pris, comme c'était le cas auparavant. Il faut donc avertir les autorités de ces diocèses et de ces monastères qu'elles doivent signaler ces livres curieux sans rien dissimuler, car ces livres seront copiés et les originaux leur seront rendus comme auparavant. Et pour examiner et collecter ces livres, le Synode enverra des courriers spéciaux. En somme, après avoir cherché dans l'histoire occidentale des modèles

pédagogiques, et une inspiration pratique, Pierre le Grand revenait aux valeurs traditionnelles de l'Histoire Sainte et de l'histoire nationale. En ordonnant la collecte systématique des curiosa susceptibles d'éclairer le passé russe, l'empereur ne faisait d'ailleurs que reprendre un usage qu'avait inauguré le patriarche Nikon qui fit venir à Moscou, ou à son monastère favori de la Résurrection (dit encore de la Nouvelle Jérusalem), quantité de manuscrits précieux qu'il souhaitait consulter. Les livres ainsi collectés n'avaient jamais été rendus à leur premier propriétaire, en général une abbaye ou une chaire épiscopale, mais avaient enrichi la bibliothèque patriarcale, devenue ensuite bibliothèque du Saint- Synode, où Pierre se proposait lui aussi de centraliser les copies16. Catherine II

16. Cf. S. P. Luppov, Книга в России в XVII веке, L., 1970, p. 153-163.

PIERRE LE GRAND, LECTEUR DE LA STEPENNAJA KNIGA 59

se posa une fois encore en continuatrice de Pierre avec son ukase du 1 1 août 1791, qui ordonnait cette fois de saisir dans les abbayes tout document intéressant l'histoire russe. Ces directives ouvrirent la voie aux expéditions que menèrent dans les grandes abbayes russes des religieux, puis des laïcs férus d'histoire, comme par exemple Nikolaj Karamzin. Ainsi sortirent peu à peu de l'oubli quantité de sources sur lesquelles se bâtit la connaissance du Moyen Âge russe. On connaît aussi le revers de la médaille : le démembrement des plus anciens fonds ď archives et de bibliothèques russes, une centralisation excessive qui eut aussi pour conséquence la perte de manuscrits irremplaçables, comme cette Chronique de la Trinité (Troickaja letopis'), du début du XVe siècle, que Karamzin avait dénichée à la Trinité Saint-Serge17. Elle nourrit de nombreuses pages de son Histoire de l'État russe, avant de disparaître dans l'incendie de Moscou, en 1812, tandis que le monastère où elle avait longtemps été conservée échappait, lui, aux dévastations des guerres napoléoniennes...

SUMMARY

PETER THE GREAT READS THE STEPENNAJA KNIGA In Search of Historical Justifications

for the Déposition of Tsarévitch Alexei Following the arrest and death of his eldest son Aleksej, Peter the Great transformed the

raies of succession to the Russian throne. The ukases he published between 1718 and 1722 are based on références to the Grand Prince of Moscow Ivan III, who changed the order of succession twice, in 1498 and 1502, so as to allow the crown to be bestowed on the heir he thought the most able. Although Peter the Great explicitly refers to the Stepennaja kniga and indeed quotes it, a comparison of his edicts with the 16th Century text shows that the Stepennaja kniga was not his only source. The Emperor also borrowed from the Nikon Chronicie or other 16th С annals which are textologically close to this chronicie. But he did not merely borrow excerpts from these sources, he also modernized their terminology and edited them so that their idea of tsardom would coïncide with his own early eighteenth century needs. This experiment encouraged him to order that early Russian chronicles be collected, copied and stored in a library (Febr. 1722).

17. Cf. Троицкая летопись : реконструкция текста, éd. M. D. Priselkov, M. - L., 1950, et Словарь книжников и книжности Древней Руси, t. 2 : Вторая половина XIV-XVI вв., fasa 2, L., 1989, p. 64-67.