nuviala p., laffont r. et montuire s. (2014), analyse des contours de la troisième molaire...

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ÉQUIDéS ET BOVIDéS DE LA MéDITERRANéE ANTIQUE Rites et combats. Jeux et savoirs Actes du colloque organisé par l’axe Animal et sociétés méditerranéennes, Réseau interdisciplinaire d’études diachroniques sur l’animal (AniMed) UMR 5140 « Archéologie des sociétés méditerranéennes » Sous l’égide de la Maison des Sciences de l’Homme, Montpellier (Programme 2010-2012) et intégré aux célébrations du 500 ième anniversaire de la Confrérie des gardians d’Arles l’Antico Counfrarié di Gardians de Sant-Jorgi Espace Van Gogh Arles, 26 au 28 avril 2012 Édités par Armelle GARDEISEN et Christophe CHANDEZON Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, l’UMR 5140 Archéologie des Sociétés Méditerranéennes, l’EA 4424 CRISES, le Labex ARCHIMEDE au titre du programme « IA » ANR-11-LABX-0032-01 MONOGRAPHIES D’ARCHéOLOGIE MéDITERRANéENNE HORS-SéRIE N°6 Publication de l’UMR 5140 du CNRS « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes » Édition de l’Association pour le Développement de l’Archéologie en Languedoc-Roussillon Lattes 2014

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Équidés et bovidés de la Méditerranée antique

Rites et combats. Jeux et savoirs

Actes du colloque organisé par l’axeAnimal et sociétés méditerranéennes, Réseau interdisciplinaire d’études diachroniques sur l’animal (AniMed)

UMR 5140 « Archéologie des sociétés méditerranéennes »

Sous l’égide de la Maison des Sciences de l’Homme, Montpellier (Programme 2010-2012)

et intégré aux célébrations du 500ième anniversaire de la Confrérie des gardians d’Arlesl’Antico Counfrarié di Gardians de Sant-Jorgi

Espace Van GoghArles, 26 au 28 avril 2012

Édités par Armelle Gardeisen et Christophe Chandezon

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, l’UMR 5140 Archéologie des Sociétés Méditerranéennes, l’EA 4424 CRISES, le Labex ARCHIMEDE au titre du programme « IA » ANR-11-LABX-0032-01

Monographies d’archéologie Méditerranéenne

hors-série n°6

Publication de l’UMR 5140 du CNRS « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes »Édition de l’Association pour le Développement de l’Archéologie en Languedoc-Roussillon

Lattes2014

1. les variations Morphologiques du bœuF dans l’antiquité gallo-roMaine

1.1. Une question débattue depuis longtemps

En 1876, M. Wilkens est le premier à émettre l’hypothèse de l’existence simultanée de plusieurs formes de bovins au cours de la période romaine. Il faut toutefois attendre le travail de synthèse de P. Revilliod (Revilliod 1926) pour avoir la preuve d’une coexistence de deux formes de bœufs en Gaule romaine : le bœuf gaulois (Bos taurus brachyceros) et le bœuf romain de plus grande taille (Bos taurus brachycephalus).

Au début des années 1990, Fr. Audoin-Rouzeau publie plusieurs synthèses européennes sur les variations morphologiques du bœuf et établit un lien entre présence romaine et changement de morphologie : plus l’on s’éloigne de Rome, plus les bœufs sont de petite taille (Audoin-Rouzeau 1991 ; Audoin-Rouzeau 1995). Sur le site de Gournay-sur-Aronde (Oise), P. Méniel (Brunaux, Méniel 1983 ; Méniel 1984) met en évidence deux formes de bovins identifiées comme Bos t. brachyceros et Bos. t. brachycephalus. Ses recherches en Gaule

Belgique indiquent qu’en plus de la stature, les proportions des membres évoluent également au profit des parties les plus porteuses de viande. Les études à l’échelle régionale se multiplient : S. Lepetz dans le Nord de la Gaule (Lepetz 1993), V. Forest et I. Rodet-Belarbi dans le Sud de la France (Forest, Rodet-Belarbi 1997, 1998), S. Dechler-Erb en Suisse, C. Duval dans l’ouest de la Gaule (Duval et al. sous presse), et M. MacKinnon en Italie (MacKinnon 2010). Ces études ont conduit les chercheurs à émettre trois hypothèses pour expliquer les changements de morphologie des bœufs : a) une amélioration des conditions d’élevage, b) l’importation de nouvelles formes d’animaux à plus ou moins grande distance et notamment depuis l’Italie, et, enfin, c) une hypothèse mixte, associant les deux précédentes.

Ces observations reposent sur des analyses ostéométriques qui rendent compte de certaines variations morphologiques comme la taille au garrot, la gracilité, les proportions des membres, le sexe, etc. (Chaix, Desse 1994 ; Chaix, Méniel 2001). Depuis quelques années, la question du changement de morphologie du bœuf gaulois a bénéficié des apports de nouvelles méthodes venues des sciences naturelles et appliquées

Analyse des contours de la troisième molaire inférieure de bœuf : un moyen d’appréhender la

variabilité morphologique du bœuf gallo-romain ?par Pauline nuviala, Rémi laffont et Sophie Montuire

Résumé : À l’âge du Fer, en Europe occidentale, les animaux domestiques sont caractérisés par des dimensions réduites : ils sont petits et graciles. Or, à la période romaine, les animaux domestiques deviennent plus robustes et plus grands, et les morphologies se diversifient. Pour expliquer ce phénomène, les archéozoologues évoquent la diffusion de nouvelles pratiques d’élevage en Gaule, et / ou l’importation d’animaux italiens améliorés par le savoir-faire romain en matière d’élevage. De nouvelles méthodes apportent des éléments originaux pour appréhender cette « révolution zootechnique», contemporaine de la « romanisation » des Gaules. L’étude des variations de la taille et de la forme de la molaire 3 de bœuf, animal de grande valeur économique et symbolique durant l’Antiquité, a ainsi révélé une hétérogénéité des morphologies bovines en Gaule. Il n’existe donc pas une morphologie bovine gauloise versus une morphologie bovine romaine, et seule une approche interdisciplinaire, incluant entre autres des analyses isotopiques, permet d’associer une morphologie à une origine géographique.

Mots-clés : Gaule, romanisation, archéozoologie, bœuf, morphologie, morphométrie géométrique, méthode des contours

Pauline NUVIALA, Rémi LAFFONT, Sophie MONTUIRE286

aux problématiques archéologiques. L’ADN ancien apporte des informations sur les variations génétiques des bœufs entre périodes gauloise et romaine (Schlumbaum et al. 2006). Toutefois, cette approche couteuse nécessite des conditions d’enfouissement et de prélèvement favorables à la conservation de l’ADN dans les os et les dents. Les analyses isotopiques, et plus particulièrement les analyses du 13C, 18O et du 87Sr/86Sr ont élargi les réflexions concernant la circulation des bœufs durant les périodes anciennes. Elles ont permis aux chercheurs de proposer de nouvelles hypothèses, bien loin de l’image du bœuf passant sa vie dans la ferme ou la villa où il a vu le jour (Viner et al. 2010).

Cet article présente les premiers résultats d’une étude de morphométrie géométrique sur la troisième molaire inférieure (M3 inf.). Cet organe a l’avantage de bien se conserver, contrairement à certains os, et se retrouve donc en plus grande quantité sur les sites archéologiques. D’ordinaire, les études ostéométriques portant sur la M3 inf. n’emploient que la longueur et la largeur. La morphométrie géométrique permet de jeter un nouveau regard sur le potentiel de cette pièce anatomique, en étudiant de façon globale la forme de sa surface occlusale et en quantifiant les variations observées.

1.2. Problématique

Les changements de morphologie des bœufs gaulois entre les périodes gauloise et romaine sont l’un des aspects de la romanisation des Gaules. Cependant l’origine de ce phénomène n’est pas encore clairement établie. S’agit-il des bœufs gaulois améliorés par l’application de méthodes d’élevage différentes ? S’agit-il de bœufs importés, plus grands et plus robustes ? Si oui, d’où viennent-ils ?

L’objectif de cette étude est d’estimer le potentiel de la M3 inférieure pour étudier les variations morphologiques qui touchent le bœuf entre les périodes gauloise et romaine. Est-il possible de distinguer des formes de M3 inf. selon des zones géographiques, des périodes ou bien encore des natures de sites (boucherie, sanctuaire, habitats, zones artisanales …) ?

2. qu’est-ce qu’un « grand bœuF gallo-roMain » ?

Lorsqu’il est question du « grand bœuf gallo-romain », les archéozoologues emploient tour à tour les expressions « grand bœuf », « bœuf importé », « bœuf amélioré par le savoir-faire

Km

Fig. 1 : Les trois sites archéologiques dont sont issues les dents du corpus.

analyse des Contours de la troisièMe Molaire inférieure de bœuf 287

romain », ou bien encore « nouvelle race de bœuf importée en Gaule ». Description physique, origine géographique et symbolique culturelle se retrouvent ainsi mélangées.

Du point de vue de la taxinomie, qu’il soit question du bœuf gaulois, romain ou gallo-romain, il s’agit de l’espèce Bos taurus. Quant à la notion de race animale, elle varie selon les acteurs du monde animal (zootechniciens, éleveurs, zoologues …) (Pellegrini 2005). Telle qu’elle est définie dans le herd-book, la race animale renvoie à des descriptions physiques très précises (formes des oreilles, couleur de la robe, des sabots, longueur de la queue, des membres …), et à une sélection des animaux en fonction du rendement laitier, carné … Or ces aspects sont encore très difficiles à appréhender à partir des os.

Lorsque les conditions sont favorables, l’approche archéozoologique permet d’entrevoir la morphologie d’un

animal, c’est-à-dire sa stature et sa forme. C’est ainsi, que la taille moyenne du « grand bœuf gallo-romain » a été estimée aux alentours de 1,40 m (Méniel 1996).

3. corpus d’étude et Méthode

3.1. Matériel

La troisième molaire inférieure de bœuf a été choisie comme support de cette étude car, une fois séparée de la mandibule, elle est plus facilement identifiable d’un point de vue anatomique que les deux autres molaires. Le corpus d’étude est composé de 98 dents issues de trois sites, et réparties dans huit contextes archéologiques (fig. 1). Seulement 78 d’entre elles ont été retenues pour l’étude, les autres n’étant pas précisément datées (fig. 2).

Sites Chronologie Nombre de dents La Tène (Neuchâtel, Suisse) 200-50 av. J.-C. 5La Mormont (Vaud, Suisse) ~ 100 av. J.-C. 2

Titelberg, camp (Luxembourg) Ier s. av. J.-C. 24Titelberg, sanctuaire (Luxembourg) Ier s. av. J.-C. 16

Titelberg, camp (Luxembourg) Aug. - Tib. 10Titelberg, sanctuaire (Luxembourg) Aug. - Tib. 2

Cumes (Campanie, Italie) 60 - 90 16Rome, Via di Cervara (Latium, Italie) milieu du IIe s. 3

Fig. 2 : Le corpus d’étude comporte 78 dents réparties dans huit contextes archéologiques.

1

2coefficients

lingual

distal

3e lobe 1e lobe2e lobe

calcul d’une fonction mathématique

dessin du contour intérieur

Fig. 3 : Démarche de l’analyse du contour. Chaque dent photographiée est éventuellement convertie en dent droite et le contour est tracé dans Illustrator©. Seuls les 2e et 3e lobes ont été considérés pour l’analyse.

Pauline NUVIALA, Rémi LAFFONT, Sophie MONTUIRE288

Fig. 4 : Projection des cinq dents dessinées dix fois sur les deux premiers axes de l’ACP à partir des 21 premières harmoniques.Chacune est parfaitement identifiée malgré une variabilité naturellement attendue entre séries de mesures.

Fig. 5 : Dispersion des M3 inférieures sur les deux premiers axes de l’ACP en fonction de la latéralité (D : dents droites, G : dents gauches).

-0,008

-0,006

-0,004

-0,002

0,000

0,002

0,004

0,006

-0,010 -0,005 0,000 0,005 0,010 0,015

axe F

2 (1

9,82

%)

axe F1 (62,40%)

Individus (axes F1 et F2 : 82,23 %)individu 1 individu 2 individu 3 individu 4 individu 5

-0,015

-0,010

-0,005

0,000

0,005

0,010

-0,020 -0,015 -0,010 -0,005 0,000 0,005 0,010 0,015

axe F

2 (2

7,53

%)

axe F1 (34,29 %)

Individus (axes F1 et F2 : 61,82 %)D (n=50) G (n=47)

analyse des Contours de la troisièMe Molaire inférieure de bœuf 289

Fig. 6 : Dispersion des M3 inférieures sur les deux premiers axes de l’ACP en fonction de l’usure dentaire, codifiée selon la méthode d’A. Grant (1982). Le code d’usure va du moins (12g) au plus (17m) usé.

-0,015

-0,010

-0,005

0,000

0,005

0,010

-0,020 -0,015 -0,010 -0,005 0,000 0,005 0,010 0,015

axe F

2 (2

7,53

%)

axes F1 (34,29%)

Individus (axes F1 et F2 : 61,82 %)

12g (n=29) 13h (n=11) 14j (n=19)

15k (n=21) 16l (n=9) 17m (n=2)

-6

-4

-2

0

2

4

6

8

-7 -6 -5 -4 -3 -2 -1 0 1 2 3 4

axe F2 : 22,65 %

axe F1 : 36,09 %

Individus : axes F1 et F2 (58,74 %)

Le Mormont (n=2) Rome, via di Cervara (n=3)Cumes (n=17) La Tène (n=5)Titelberg, camp (Ier s. av. J. -C.) (n=23) Titelberg, sanctuaire (Ier s. av. J. -C.) (n=15)Titelberg, camp (Aug.-Tib) (n=11) Titelberg, sanctuaire (Aug. - Tib.) (n=2)

Fig. 7 : Dispersion sur les deux premiers axes de l’analyse discriminante des M3 inférieures de bœufs de huit occupations archéologiques, et dont seules les dents issues de contextes datés ont été conservées.

Pauline NUVIALA, Rémi LAFFONT, Sophie MONTUIRE290

axe F1 Le Mormont

Rome, via di

CervaraCumes La

TèneTitelberg, camp (Ier s.av. J.-C.)

Titelberg, sanctuaire (Ier s.av. J.-C.)

Titelberg, camp (Aug.-Tib.)

Le MormontRome, via di Cervara 1

Cumes 1 0,2409La Tène 1 1 0,03102

Titelberg, camp (Ier s.av. J.-C.) 1 0,7809 2,33E-05 0,017

Titelberg, sanctuaire (Ier s.av. J.-C.) 1 0,6134 0,000187 0,031 1

Titelberg, camp (Aug.-Tib.) 1 0,3989 0,5322 0,075 1 1

Titelberg,sanctuaire (Aug.-Tib.) 1 1 1 1 0,6648 0,8243 1

axe F2 Le Mormont

Rome, via di

CervaraCumes La

TèneTitelberg, camp (Ier s.av. J.-C.)

Titelberg, sanctuaire (Ier s.av. J.-C.)

Titelberg, camp (Aug.-Tib.)

Le MormontRome, via di Cervara 1

Cumes 1 0,2409La Tène 1 1 1

Titelberg, camp (Ier s.av. J.-C.) 1 0,2177 1 1

Titelberg, sanctuaire (Ier s.av. J.-C.) 1 0,2409 0,002684 0,521 0,004599

Titelberg, camp (Aug.-Tib.) 1 0,3989 0,001549 0,164 0,0004219 0,3991

Titelberg,sanctuaire (Aug.-Tib.) 1 1 1 1 1 1 1

Fig. 8 : Comparaison deux à deux des occupations archéologiques, basée sur les coordonnées de l’analyse discriminante. Les p-values sont celles obtenues après une correction de Bonferroni. Les p-value significatives sont soulignées.

Fig. 9 : Détail de la mosaïque dit du « cortège rustique » de la villa gallo-romaine d’Orbe (Canton de Vaud Suisse), datée du dernier quart du IIe siècle. Une paire de bœufs tire un chariot mené par un personnage masculin muni d’une pique (photo P. Nuviala).

analyse des Contours de la troisièMe Molaire inférieure de bœuf 291

La faune provenant du site archéologique de La Tène (canton de Neuchâtel, Suisse) est issue de sondages réalisés en 2003 sous la direction de G. Reginelli (Reginelli 2007). La nature de l’occupation reste encore à définir. La faune, étudiée par P. Méniel, provient de couches datées entre 200 et 50 av. J.-C. (Méniel 2009).

Le site du Mormont (canton de Vaud, Suisse) est daté aux alentours de 100 av. J.-C. Cette fouille préventive menée par Archeodunum SA. a révélé plus de deux cents fosses contenant de la céramique, des objets métalliques, des meules, des ossements humains et animaux (Dietrich 2007 ; Dietrich, Nitu 2009 ; Kaenel, Weidmann 2007 ; Brunetti et al. 2011).

L’oppidum du Titelberg (Pétange, Luxembourg) est un regroupement urbain de la tribu celte des Trévires. Les dents proviennent de deux sites, le sanctuaire et le camp (Méniel 1993 ; Metzler 1995 ; Metzler-Zens 1999). Pour chacune de ces deux occupations, deux périodes chronologiques ont été distinguées : 140-15 av. J.-C. et 30-15 av. J.-C.

Cumes, située à proximité de Naples dans le golfe de Gaète de la mer Tyrrhénienne, est une ancienne colonie grecque, qui depuis la fin du IVe s. av. J.-C. est passée sous le contrôle de Rome. Les dents échantillonnées proviennent du sondage de la rue ouest (sondage 300) effectué par le Centre Jean Bérard, et de couches archéologiques datées de 60-90 apr. J.-C.

Les dents du site de la Via Cervara à Rome (Latium, Italie) proviennent d’une tombe du milieu du IIe siècle apr. J.-C., fouillée par la Surintendance de Rome. Trois individus y ont été retrouvés, deux hommes et une femme inhumés avec un important dépôt d’ossements animaux (Nuviala, étude en cours).

3.2. La méthode des contours ouverts : la Discrete Cosine Transform

La Discrete Cosine Transform (DCT) est une méthode de morphométrie géométrique pour la caractérisation de contours ouverts (cf. détails dans Dommergues et al. 2007). La DCT permet d’approcher le contour d’une forme par le calcul d’une fonction mathématique (composée d’un ensemble d’harmoniques) caractérisée par un ensemble de coefficients. Ces coefficients sont utilisés comme variables de formes dans les analyses suivantes, après avoir été standardisés par un estimateur de taille (ici l’aire de la forme).

Les dents ont été prises en photo avec un Nikon D5000, selon la même orientation et à la même focale. Les photos mises à la même échelle, le contour interne des dents est dessiné à l’aide de l’outil « crayon » dans le logiciel de DAO Illustrator©, et toutes les dents converties en dents droites à l’aide de l’outil « miroir » (fig. 3). Le premier lobe de la dent, trop souvent déformé par les frottements avec la deuxième molaire n’a pas été retenu pour cette analyse. Les représentations statistiques choisies pour cette étude sont l’analyse en composante principale (ACP) sur la matrice de variance / covariance des coefficients, et l’analyse discriminante. L’ACP permet de

résumer l’information contenue dans un grand nombre de variables (les coefficients) dans un nombre beaucoup plus petit d’axes. L’analyse discriminante fait de même en maximisant la distance. Le test de Kruskall-Wallis réalisé sur les coordonnées des projections, permettra de tester statistiquement des différences entre groupes d’individus.

4. résultats et discussions

4.1. Les biais

Avant d’entamer l’étude de la forme de la dent, il faut tenir compte des paramètres qui pourraient biaiser l’analyse : erreurs de mesures, dimorphisme sexuel, latéralisation et âge de l’animal. En l’absence d’information sur le sexe du bœuf auquel appartenaient les dents, il n’a pas été possible d’en mesurer les effets sur la forme de la M3 inférieure.

4.1.1. L’erreur de mesure

L’erreur de mesure sur les coefficients a été estimée par inspection visuelle au moyen d’une ACP, et quantifiée par la méthode de Bailey & Byrnes (Bailey, Byrnes 1990). Le contour de cinq dents a été tracé dix fois sous Illustrator©. Chacune des cinq dents s’individualise dans l’ACP : le protocole permet bien de mesurer des variations morphologiques et non des variations liées aux conditions d’analyse (mauvaise prise

Fig. 10 : Petite applique en bronze du IIe siècle retrouvée à Lousonna-Vidy (canton de Vaud, Suisse), conservée au musée

archéologique de Lousonna (photo P. Nuviala).

Pauline NUVIALA, Rémi LAFFONT, Sophie MONTUIRE292

des contours lors du dessin, mauvais placement du premier point …).

Le test de Bailey & Byrnes permet également de fixer le nombre d’harmoniques à paramétrer sans prendre le risque d’inclure le bruit relatif aux erreurs du dessin du contour. L’erreur de mesure a atteint un premier pic à la 22ème harmonique (%ME = 51,6 %). Les 21 premières harmoniques ont donc été prises en compte, et permettent non seulement d’individualiser chaque individu mais également de reproduire suffisamment de détails dans le contour de la dent (fig. 4).

4.1.2. La latéralisation

La forme des dents de bœuf évolue en fonction de l’usure, qui peut être différente entre la mandibule droite et la mandibule gauche selon les préférences masticatoires de l’animal. L’ACP effectuée sur l’ensemble des individus montre que la latéralisation n’est pas un facteur de structuration majeure de la forme des dents de ce corpus (fig. 5), observation confirmée par un test de Kruskal-Wallis sur les coordonnées de l’ACP (1).

4.1.3. L’âge

Les dents de bœuf s’usent sous l’effet de la mastication. Un code, celui d’A. Grant (1982) également utilisé pour estimer l’âge des bœufs, a été attribué à chaque dent selon son degré d’usure (fig. 6). Une discrimination des dents selon le degré d’usure est confirmée par un test de Krukal-Wallis réalisé sur les coordonnées de l’ACP (2). Pour parer à ce biais, l’effet de l’âge a été corrigé en centrant les coefficients de chaque groupe d’âge sur leur moyenne.

4.2. Des formes différentes selon les contextes archéologiques

Les dents provenant de contextes archéologiques bien datés ont été dispersées sur les deux premiers axes d’une analyse discriminante (fig. 7). Le test de Kruskal-Wallis, réalisé sur les coordonnées de la projection, discrimine des différences entre les occupations archéologiques à la fois sur l’axe F1 (H = 48,62 ; p-value = 2,689E-08) et sur l’axe F2 (H = 44.59 ; p-value = 1,643E-07). Une comparaison deux à deux des occupations a été réalisée sur les coordonnées de l’analyse discriminante. Elles discriminent la forme des M3 inf. selon certaines occupations archéologiques sur l’axe F1 et sur l’axe F2 (fig. 8).

La DCT sur les M3 inf. de bœuf met en évidence une disparité des formes même sur des sites archéologiques parfois très proches les uns des autres comme le camp et le sanctuaire de l’oppidum du Titelberg. Or, ces deux occupations présentent également des faciès archéologiques différents : des amphores plus nombreuses et des monnaies d’origine plus diverses sur le camp que sur le sanctuaire (3).

Les auteurs romains témoignent bien d’une diversité des morphologies bovines durant l’époque antique : « Les bœufs italiens l’emportent dit-on par la taille sur les bœufs d’Épire » (Varron, Économie rurale, II, 5, 10, trad. Ch. Guiraud, CUF) ; « En Thrace, tous les bœufs sont blancs » (Varron, Économie rurale, II, 5, 10, traduit par Ch. Guiraud, CUF) ; « les bœufs ligures sont petits » (Columelle, De l’agriculture, III, 8, 3, trad. Saboureux de la Bonneterie, revue par M. Nisard) ; « les bœufs de Campanie sont blancs et petits, propre au travail et à la culture des sols où ils sont nés mais produisent peu de lait » (Columelle, De l’agriculture, VI, 1, trad. Saboureux de la Bonneterie, revue par M. Nisard). À Paestum (Campanie, Italie), M. Leguilloux avait remarqué la présence de deux morphologies de bœufs,

Fig. 11 : Détail d’un des plutei de Trajan, auparavant exposé sur Les Rostres, et maintenant conservé dans la Curie romaine (forum, Rome). Le verrat, le bélier et le taureau sont les trois animaux abattus rituellement lors du suovitaurile.Lors de ce sacrifice de

purification, les trois animaux sont menés en procession avant d’être égorgés et immolés (photo P. Nuviala).

analyse des Contours de la troisièMe Molaire inférieure de bœuf 293

l’une présente sur le sanctuaire et l’autre dans les couches d’habitat (Leguilloux 2000).

Dans l’Antiquité gallo-romaine, le bœuf est un animal qui fournit de la viande, du lait, de la peau pour la fabrication du cuir, des tendons, des os utilisés en tabletterie. Il contribue également à la traction ou au transport (fig. 9) et aux pratiques sacrificielles (fig. 10 ; fig. 11). Pourquoi ne pas voir dans cette hétérogénéité des morphologies bovines antiques, des animaux destinés à des usages différents ? Il pourrait donc, non pas exister une seule morphologie de bœuf, gauloise, romaine ou gallo-romaine, mais des morphologies propres à un terroir et / ou une fonction comme cela a été mis en évidence au cours d’études archéozoologiques (Leguilloux 2000 ; MacKinnon 2010 ; Duval et al. sous presse).

5. conclusion et perspectives

La morphométrie géométrique nous permet de mettre en évidence une hétérogénéité des formes des M3 inférieures de bovins provenant de sites archéologiques et de périodes différentes. Il faut encore s’interroger sur la représentativité de la dent pour étudier un phénomène qui, à l’échelle de la Gaule, s’est produit en quelques générations. En effet, toutes les parties anatomiques n’enregistrent pas les variations morphologiques à la même vitesse, or celles qui touchent les bœufs gaulois entre les périodes gauloise et romaine ont été rapides. Toutefois, des

études sur le chien (Drake, Klingenberg 2010) ont montré que la sélection de morphologies par l’homme peut entrainer très rapidement, en l’espace d’une centaine d’années pour Canis lupus, des variations morphologiques profondes. L’étude conjointe des données issues de la morphométrie géométrique et de l’analyse ostéométrique est en cours (Nuviala, thèse en cours). Elle apportera des réponses sur une possible relation entre la forme d’une dent et un profil morphologique (diagnose sexuelle, formes des cornes, gabarit, forme des membres antérieurs …). Toutefois, les variations observées sur la forme de la M3 inf. de bœuf incitent fortement à penser qu’il n’existe pas qu’une seule morphologie bovine par période chronologique et zone géographique aussi large que celles considérées ici.

Les changements de morphologie des bœufs entre les périodes gauloise et romaine sont-ils dus à des déplacements d’animaux et / ou à des modifications de méthodes d’élevage ? Seule une approche pluridisciplinaire associant ostéométrie, méthode des contours, mais également ADN et isotopes permettra de trancher cette question, et d’associer une morphologie à une zone géographique ou bien encore un profil génétique à une morphologie. L’association de la morphométrie et des analyses isotopiques permettra notamment d’étudier précisément les modalités de la circulation des bœufs durant l’Antiquité, et d’identifier ou non l’Italie comme source de diffusion des « grands bœufs » dans l’Occident romain (4).

NOTES

(1) Axe F1 : H = 1, 524 et p ≈ 0,2147 ; axe F2 : H=1,303E-05 et p ≈ 0,9971

(2) Axe F1 : H = 15,16 et p ≈0,0097 ; axe F2 : H=48,34 et p ≈ 3,625E -09

(3) 330 monnaies locales contre 139 autres monnaies gauloises sur le camp

du Titelberg, contre 263 monnaies locales contre 42 autres monnaies gauloises

(communication orale de J. Metzler).

(4) Ce travail est réalisé dans le cadre d’un doctorat financé par une

allocation doctorale du CNRS à l’Université de Bourgogne (UMR ArTeHis 6298)

sous la direction de Patrice Méniel.

Nous tenons à remercier les personnes et institutions qui suivent.

- Patrice Méniel (DR, CNRS, UMR ArTeHiS 6298) pour m’avoir donné

accès au mobilier qu’il avait auparavant étudié, sa relecture et ses conseils.

- Le Centre Jean Bérard et l’équipe de fouille qui m’a accueilli durant

quelques jours sur le site de Cumes : Priscilla Munzi (Centre Jean Bérard),

Martine Leguilloux (Centre Camille Jullian UMR7299, Université Aix Marseille)

et Laetitia Cavassa (Centre Jean Bérard)

- Le Centre National de Recherche Archéologique du Luxembourg, et plus

particulièrement Catherine Gaeng pour son accueil au sein des locaux et l’accès

au mobilier.

- Le Latenium (Neuchâtel, Suisse) et plus particulièrement Gianna

Reginelli pour son accueil et la facilité d’accès au mobilier.

- Archéodunum, et plus particulièrement C. Brunetti et Cl. Nitu, pour

l’accès au mobilier du Mormont.

BIBLIOGRAPHIE

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