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Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Fouilles de la mission franco-ouzbèque à l'ancienne Samarkand (Afrasiab) en 1990 et 1991 Monsieur Paul Bernard, Monsieur Frantz Grenet, Isamiddinov Muxammadzon Citer ce document / Cite this document : Bernard Paul, Grenet Frantz, Muxammadzon Isamiddinov. Fouilles de la mission franco-ouzbèque à l'ancienne Samarkand (Afrasiab) en 1990 et 1991. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, 136année, N. 2, 1992. pp. 275-311. doi : 10.3406/crai.1992.15096 http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1992_num_136_2_15096 Document généré le 16/10/2015

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Comptes rendus des séancesde l'Académie des Inscriptions

et Belles-Lettres

Fouilles de la mission franco-ouzbèque à l'ancienne Samarkand(Afrasiab) en 1990 et 1991Monsieur Paul Bernard, Monsieur Frantz Grenet, Isamiddinov Muxammadzon

Citer ce document / Cite this document :

Bernard Paul, Grenet Frantz, Muxammadzon Isamiddinov. Fouilles de la mission franco-ouzbèque à l'ancienne

Samarkand (Afrasiab) en 1990 et 1991. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-

Lettres, 136ᵉ année, N. 2, 1992. pp. 275-311.

doi : 10.3406/crai.1992.15096

http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1992_num_136_2_15096

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COMMUNICATION

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE À L'ANCIENNE SAMARKAND (AFRASIAB) :

DEUXIÈME ET TROISIÈME CAMPAGNES (1990-1991), PAR MM. PAUL BERNARD, FRANTZ GRENET,

MUXAMMADZON ISAMIDDINOV ET LEURS COLLABORATEURS

Nous avons l'honneur de présenter ici les résultats de la deuxième et de la troisième campagnes de fouille, conduites en 1990 et 1991, sur le site de l'ancienne Samarkand (Afrasiab) par une mission franco- ouzbèque, où les fouilleurs de l'équipe « Hellénisme et civilisations orientales » du CNRS (UMR 126-5) sont associés à des archéologues de l'Institut d'Archéologie de Samarkand, et à laquelle s'est jointe une équipe du Musée des Arts des Peuples de l'Orient de Moscou1. Outre les deux directeurs de cette mission conjointe, M. Frantz Grenet et son collègue ouzbek M. Muxammadzon Isamiddinov, ont participé, du côté français, MM. Paul Bernard, responsable de l'UMR 126-5 du CNRS, Yann Lebret, MP* Maria Szuppe, M. Claude Rapin, du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, et, du côté ouzbek, Mmes Ludmila Sokolovskaja, Marina Axunbabaeva, Nadia Raximbabaeva, MM. Xasan Axunbabaev, Igor Ivanickij. L'équipe du Musée des Arts des Peuples de l'Orient, de Moscou, était conduite par Mme Olga Inevatkina, qu'accompagnaient Mme Elena Kurtkina, architecte, et M. Ju. Karev, étudiant à l'université de Moscou. Les relevés, effectués par Mmes M. Axunbabaeva, N. Raximbabaeva et E. Kurtkina, ont été mis au net et harmonisés par M. Guy Lecuyot, architecte attaché à notre équipe du CNRS. Pour cette présentation d'ensemble, Fr. Grenet et P. Bernard ont utilisé, outre les résultats de leurs propres chantiers élaborés avec leurs collaborateurs directs, des rapports rédigés par les autres chefs de chantiers dont les signatures signalent ici les contributions respectives.

1. Pour la campagne de 1989 voir CRAI, 1990, p. 356-380. Comme la précédente, les deux campagnes de 1990 et 1991 se sont déroulées dans le cadre de l'accord de coopération conclu entre l'équipe du CNRS « Hellénisme et civilisations orientales » (UMR 126-5) et l'Institut d'Archéologie de Samarkand. Elles ont été financées, du côté ouzbek, par l'Institut d'Archéologie de Samarkand, et, du côté français, par la Sous-direction des Sciences sociales et humaines, Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques du Ministère des Affaires étrangères, et par le CNRS, que nous tenons à remercier de leur aide, de même que nous remercions l'Institut français de Recherche en Iran et l'UA 1059 du CNRS qui ont financé la mission de MUe M. Szuppe, et le Fonds national suisse de la Recherche scientifique qui nous a délégué l'un de ses chercheurs, M. Cl. Rapin.

276 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Le site, aujourd'hui désert, de l'antique Maracanda, connu sous le nom local mais tardif d'Afrasiab, se trouve, rappelons-le, à la lisière nord-est de la moderne Samarkand, laquelle s'est elle-même développée sur le site de la ville timouride implantée en bordure de la ville ancienne détruite en 1220 par les Mongols de Gengis khan. Nos recherches sont conduites simultanément sur six chantiers qui jalonnent chronologiquement les principales phases d'existence de la ville prémongole, des vnc-vie siècles avant notre ère jusqu'au début du xme de notre ère. A l'exception de deux d'entre eux (chantiers 4 et 6), ces chantiers se situent tous dans l'angle nord-ouest de la ville, qui forme un ensemble topographique bien individualisé, délimité au nord par l'abrupte falaise surplombant la petite rivière du Siab, et séparé au sud du reste de la ville par un ravin creusé par un bras asséché de ce même cours d'eau (fig. 1). Il y avait tout lieu de penser que cette sorte d'acropole, d'une superficie totale de 14 ha, où se dresse la citadelle, abritait à la fois les organes du pouvoir politique et la ville des notables, notamment aux périodes les plus anciennes. D'où la décision d'y concentrer le plus gros de nos efforts.

Nous présentons ces différents chantiers dans l'ordre chronologique.

I — Le plateau à l'est de la citadelle : chantiers (4A) et (4B) (O. Inevatkina, Ju. Karev)2 (fig. 2-7)

A) Chantier (4A) (O. Inevatkina)

L'intérêt traditionnellement attaché à la citadelle sise dans cette partie nord-ouest de la ville et les efforts requis pour son exploration, menée ces dernières années par Mme O. Inevatkina, avaient un peu fait perdre de vue le rôle qu'avait pu jouer dans la topographie historique du site le vaste plateau triangulaire (200 m x 100 m) qui flanque à l'est la citadelle et dont la fonction était visiblement étroitement liée à celle-ci (fig. 2). L'importance de cette zone vient d'être révélée par les sondages que Mme Inevatkina elle-même y a entrepris en 1990 et 1991 et qui ont fait apparaître que ce plateau était entouré d'un formidable rempart, qui a disparu au-dessus du Siab dans des effondrements de la falaise, mais qui est bien conservé du côté intérieur de la ville, au sud, sur 5 m de haut et 10 m d'épaisseur, où son tracé a pu être suivi sur 80 m de long jusqu'à l'endroit où, à l'est, il est interrompu par la falaise du Siab (fig. 3).

2. Les chiffres entre parenthèses (1 à 7) désignent les chantiers ouverts ou rouverts depuis 1989. Les chiffres sans parenthèses représentent la numérotation des anciens chantiers. Pour les abréviations utilisées dans nos références bibliographiques voir CRAI, 1990, p. 356, note 1.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÈQUE 277

FlG. 1. — Plan général du site. Dessin de G. Lecuyot.

s

Fig. 2. — Plan de la zone nord-ouest du site. Dessin de G. Lecuyot.

Chiffres entourés d'un cercle = chantiers ouverts depuis 1989 ; chiffres non cerclés = anciens chantiers.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÈQUE 279

FlG. 3. — Plateau à l'est de la citadelle, chantier (4A). Plan simplifié de l'extrémité est du rempart intérieur. Dessin d'É. Kurtkina.

FlG. 4. — Plateau à l'est de la citadelle, chantier (4A). Coupe sur le rempart intérieur. Dessin d'E. Kurtkina.

La coupe de la fig. 4 montre que dans un premier temps on édifia un mur épais de 7 m (A) à l'aide de grosses briques piano-convexes, d'un type jusque-là inconnu en Asie centrale3, dont certaines ressemblent à de grosses miches de pain, et qui portent des marques faites au doigt (fig. 5). Dans un deuxième temps, un placage en briques normales rectangulaires (B) vint renforcer la face de la plate-forme taillée au sommet de la colline de loess naturel sur laquelle le rempart avait été installé en retrait, à 2-3 m du bord. Lors d'une troisième phase, un doublage de maçonnerie (C), dont le parement extérieur présente une double rangée de fausses archères en quinconce (0,85x0,20 m ; prof. 1,10 m), vint s'appliquer contre la face extérieure du rempart primitif (A), dont l'épaisseur fut ainsi portée à 10 mètres (fig. 6). Au-dessus il faut encore restituer probablement

3. En Mésopotamie l'utilisation des briques piano-convexes est limitée à la période 2900-2300 av. n. è. ; mais à la différence des briques de Maracanda, elles sont de petites dimensions et souvent montées en appareil en arêtes de poisson (renseignement dû à J.-L. Huot).

280 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

FiG. 5. — Plateau à l'est de la citadelle, chantier (4A). Briques piano-convexes du rempart primitif.

une galerie défensive, analogue à celle du rempart d'époque achéménide dégagé dans le chantier 28, à l'angle sud-ouest de la zone du nord-ouest4.

Le format quadrangulaire et les grandes dimensions des briques (souvent plus de 50 cm de long côté) ne laissent aucun doute sur la date de cet ensemble, dont les différentes phases de construction se situent à l'intérieur de la période pendant laquelle la Sogdiane fit partie de l'empire achéménide. L'ampleur des moyens mis en œuvre est à la dimension d'un dessein impérial, et l'on songera pour cette entreprise à Cyrus le Grand, qui avait fondé plus à l'est, près de l'Iaxarte, la ville de Cyropolis-Cyreschatè5, ou encore à Darius Ier, le consolidateur de l'Empire6.

4. Chantier inédit. Ajoutons que ce rempart en briques avait dû être précédé, comme cela a été observé en d'autres points du site, par une simple levée de terre, et qu'au haut Moyen Âge, l'ensemble de ces maçonneries furent recouvertes par un épais placage de pisé (D).

5. Arrien, IV, 2,2 ; 3, 1-4 (prise de la ville par Alexandre). Pour l'identification la plus probable avec Mug-tepa (Ura-Tjube), voir les références aux publications en langue russe dans P. Bernard, Studia Iranica, 19, 1990, p. 28-29. Alexandre mit quatre jours, à marches forcées, pour rallier Maracanda depuis l'Iaxarte : Arrien, IV, 6, 4.

6. Il est remarquable que ni la Sogdiane ni la Bactriane à laquelle la première était

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÈQUE 281

FiG. 6. — Plateau à l'est de la citadelle, chantier (4A). Vue de la coupe sur le rempart intérieur.

Ce plateau fortifié, étroitement soudé à la citadelle construite simultanément au sommet d'une colline sur une plate-forme artificielle de pisé haute de 10 m, constituait Yakra de Maracanda7, à la fois

administrativement rattachée ne participèrent aux rébellions locales qui marquèrent l'accession de Darius Ier au trône. C'est même le satrape de Bactriane qui réprima le soulèvement en Margiane.

7. Sur l'axpa de Maracanda, communications inédites d'O. Inevatkina et P. Bernard au colloque franco-soviétique de Samarkand, septembre 1990. Provisoirement voir P. Bernard, CRAI, 1990, p. 360-365 ; Studia Iranica, 19, 1990, p. 30-31. Au vu du puissant rempart qui fermait au sud le plateau est, il nous paraît maintenant quasiment certain que le bord méridional de la terrasse nord-ouest, à l'ouest de la citadelle, n'a jamais comporté une ligne de défense continue analogue, et qu'en conséquence le terme d'axpa doit désigner seulement l'ensemble formé par la citadelle et le plateau qui la borde à l'est. Le seul ouvrage fortifié sur le rebord sud de cette terrasse du nord-ouest paraît être le « Bastion »

1992 19

282 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

ville haute officielle et bastion défensif, qu'Alexandre occupa sans coup férir à l'été 3298 et dans laquelle la garnison qu'il y avait laissée fut assiégée à deux reprises par Spitamène9. C'est là que devait se trouver le palais du satrape où se déroula le banquet de sinistre mémoire lors duquel Alexandre tua Cleitos, comme s'y dressa, bien plus tard encore, après la conquête arabe, le palais des premiers émirs dont la présence a été repérée par un sondage près de l'angle sud- ouest du plateau.

B) Chantier (4B) (Ju. Karev)

A cet endroit, au fond d'un petit sondage, est apparue une base maçonnée en brique crue à armature de bois, de forme octogonale (diamètre 2,1 m), reposant sur un stylobate un peu plus large, en brique lui aussi, le tout étant revêtu d'un enduit de torchis indiquant que la structure était découverte (fig. 7). Elle appartenait de toute évidence à une colonnade monumentale orientée nord-sud, que les dimensions des briques (46 x 26 x 10 cm) et surtout la céramique associée permettent de dater de la seconde moitié du vme ou du début du IXe siècle. Au-dessus se trouvent un remblai de destruction contenant de la céramique du Xe siècle, puis deux niveaux de routes pavées de galets dont la construction s'est échelonnée entre environ 1150 et 1220.

La date de la colonnade correspond parfaitement à ce que l'on sait d'un monument que les géographes arabes situent « à la citadelle » et appellent le dàr al-imàrat 10. Ce terme peut être compris comme signifiant le « palais du gouvernement »u, mais Barthold y a vu plus précisément le « palais des émirs »12, c'est-à-dire des gouverneurs nommés par les califes antérieurement à l'arrivée au pouvoir de la dynastie iranienne des Samanides, lesquels s'installent à Samarkand en 819 et sont toujours désignés par les géographes comme « les rois » (mulûk). Quoi qu'il en soit sur ce point, Istakhri a vu le palais encore habité vers 950, alors que vingt ans plus tard Ibn Hawqal signale qu'il est en ruines. On peut difficilement rêver coïncidence plus précise entre les données archéologiques et celles des textes.

(chantier (S), anciennement 44), vers l'extrémité ouest, dont la fouille, restée inédite, a été reprise en 1990 par Mme N. Raximbabaeva. Nous regrettons de ne pouvoir, faute d'espace, faire connaître ici les résultats de ses travaux.

8. Arrien, III, 30, 6. 9. Arrien, IV, 3, 6 ; 5, 2-3 ; 6, 3-4. 10. Biblioiheca Geographorum Arabicorum, Leide : 1 (al-Istakhrï), p. 316 ; U (Ibn Hawqal),

p. 492. 11. Ainsi J. H. Kramers et G. Wiet dans leur traduction de Ibn Hauqal, Configuration

de la Terre, Beyrouth-Paris 1964, II, p. 472. 12. W. Barthold, Turkestan down to the Mongol Invasion, 3e éd., London 1968, p. 90.

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FiG. 7. — Plateau à l'est de la citadelle, chantier (4B). Base de colonne et stylobate en brique crue du palais des émirs (ixe-xe s.).

Il nous appartiendra cette année d'élargir le dégagement de ce monument majeur de la Samarkand islamique, en espérant que sa construction a laissé subsister quelque chose des palais plus anciens.

II — Le chantier (2B) de la terrasse du nord-ouest (P. Bernard, L. Sokolovskaja, I. Ivanickij) (fig. 8-14)

L'importance attachée par Alexandre aux possessions achéménides au nord de l'Oxus, à savoir la Bactriane septentrionale sur la rive droite du fleuve, et la Sogdiane, qui s'étendait de la vallée du Zéravshan à l'Iaxarte, se mesure aux trois campagnes, longues et dures, qu'il dut mener en 329, 328 et 327, pour pacifier ces territoires. Bien qu'il n'ait pas fait d'elle une Alexandrie, comme ce fut le cas pour l'Alexandrie Eschatè des bords de l'Iaxarte, mais non pour Bactres ni pour Babylone ou Suse, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que Maracanda, la capitale de la Sogdiane, à laquelle était attaché le souvenir douloureux du meurtre de Cleitos, devint le point d'appui principal de la colonisation grecque dans cette province. Cette présence grecque sur le site même de Maracanda-Samarkand est attestée moins par les trouvailles monétaires, très rares, que par l'apparition, d'une part, de nouveaux types de céramique, imitant les modèles

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méditerranéens, et, d'autre part, de techniques de construction beaucoup plus soignées, où la brique carrée se substitue à la brique rectangulaire.

Le chantier (2B) que nous avons ouvert avait pour but d'élargir l'horizon extrêmement étroit de notre connaissance de la Maracanda hellénistique, limitée jusque-là à l'architecture militaire et à une céramique abondante mais d'une chronologie un peu floue, surtout dans ses limites extrêmes, et, sauf dans les fouilles de remparts, toujours trouvée dans des accumulations de rebuts, détachée de tout contexte architectural. Nous avons jugé que l'exploration d'un quartier d'habitation était le moyen le plus direct d'atteindre cet objectif et de nous faire une meilleure idée de ce qu'avait pu être la culture matérielle des habitants de la Maracanda hellénistique.

Comme nos prédécesseurs, nous avions eu notre attention attirée par la partie occidentale de la zone nord-ouest du site, qui, de même que Yakra, paraissait occuper une position privilégiée dans la topographie urbaine. Sur cette étendue de 9 ha l'espace utile est représenté par une sorte de terrasse centrale, sur laquelle se sont installés, notamment, le temple préislamique et la mosquée, et qui est flanquée à l'est et à l'ouest de deux grandes dépressions (fig. 2). On pouvait imaginer la ville haute du nord-ouest partagée entre deux sections fonctionnellement différenciées : à l'est Yakra, siège du pouvoir politique et militaire, à l'ouest, sur la terrasse centrale, le quartier résidentiel des notables, grecs et locaux, où l'on devait logiquement retrouver des traces de leurs demeures. Cette hypothèse paraissait d'autant plus fondée que, dans une large tranchée ouverte par l'un de nos prédécesseurs à l'arrière du rempart nord-ouest et poussée sur 4 m de profondeur, étaient apparus à ce niveau des locaux d'habitation des rve-vie siècles (fouille non publiée de Mme T. Lebedeva). Nous avons donc repris cette fouille, là où elle avait été arrêtée. P. Bernard en a partagé la direction en 1990 avec Mme L. Soko- lovskaja, puis, en 1991, avec M. I. Ivanickij.

A l'extrémité nord de ce chantier (2B), en bordure de la falaise du Siab, nous avons retrouvé le rempart hellénistique en briques crues, à galerie intérieue, que nous avions dégagé un peu plus à l'ouest en 1989 (fig. 8, 9) dans le chantier (2A)i3. Il n'en subsiste à cet endroit que le mur intérieur dont la face externe, tournée vers la ville, forme une série de redans en faible saillie (0,20 m sur 1,60 m de long). Nous savons maintenant grâce au chantier voisin de la porte de Bukhara qu'il n'est que le deuxième dans le temps après le rempart d'époque achéménide, et qu'il faut donc le dater de la fin de la période hellénistique (ne siècle av. notre ère ?). Il présente deux

13. CRAI, 1990, p. 358-369.

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Fig. 8. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Plan simplifié de la partie nord avec, en grisé, le rempart hellénistique.

Dessin de M. Axunbabaeva et G. Lecuyot.

286 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

FiG. 9. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Le rempart hellénistique vu de l'est. Sur le sol, empreintes de pas. A l'arrière plan, montée progressive des niveaux.

particularités qui constituent, en quelque sorte, sa carte d'identité et qui permettent de détecter sans frais sa présence dans les ravinements ou les coupures du terrain sur la face nord du site (voir ci-après p. 295 et n. 34) : une large et profonde fondation débordante en pisé mélangée de petits galets, et une couche de paille qui tapissait uniformément le sol de la galerie intérieure et qui se signale par une ligne horizontale brunâtre de 1 à 2 cm d'épaisseur14. Nous sommes tentés d'émettre l'hypothèse que ces corridors jonchés de paille servaient de casernements, au moins pendant les périodes d'alerte.

14. L'analyse de ces restes végétaux a été faite par G. Willcox, de l'UPR 7537 du CNRS, que nous remercions vivement de son concours.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 287

Ce rempart ne fut soigneusement entretenu qu'un temps relativement court pendant lequel on veilla à évacuer le ruissellement des eaux sur la muraille par des sols en pente vers l'intérieur de la ville. Constructions et dépôts d'ordures furent interdits aux abords immédiats pour ne pas gêner la circulation et c'est sur un sol de terre propre, détrempé par la pluie, que, quelque temps après l'édification de ce rempart, un passant ou un soldat laissa des empreintes de ses chaussures avec celles des pattes du chien qui l'accompagnait (fig. 9).

A une dizaine de mètres à l'arrière du rempart commence un groupe de locaux d'habitation, formant un ou plusieurs ensembles, encore mal définis, dont Mme T. Lebedeva avait entrepris de dégager l'état le plus récent des ive-vie siècles de notre ère et que nous avons fouillés jusqu'à leur phase la plus ancienne, qui remonte au Ier siècle de notre ère : pièces 78, 100, 105 + 108 (fig. 10, 11). Pendant cette longue utilisation les différentes réfections se firent sans altérer les alignements des murs principaux. Toute cette zone a été considérablement perturbée par le creusement à toute époque, et parfois jusqu'au travers du sol vierge, d'une multitude de fosses à détritus et de fosses septiques, sans parler de toute une série de chambres souterraines aménagées aux vme et ixe siècles et dans lesquelles on descendait depuis la surface par un escalier15.

En dépit des destructions et bouleversements opérés par ces excavations et même si les vestiges dégagés n'ont rien de très spectaculaire, la fouille en cours de cette zone se solde dès maintenant au moins par trois acquis positifs. Le premier c'est que, dans les endroits mêmes où les fosses sont les plus denses, au point de se recouper les unes les autres (en 78 et 100 notamment), la collecte différenciée des céramiques, à défaut d'une stratigraphie à couches horizontales, peut s'appuyer sur une stratigraphie verticale en tuyaux d'orgue, pour peu qu'on ait soigneusement reconnu le niveau d'ouverture de ces fosses, leurs limites exactes et leurs recoupements éventuels (fig. 11). Parmi les trouvailles de céramique nous nous contenterons de mentionner une sorte de hanap sur un pied très instable, qui date des F-iF siècles de notre ère (période dite « Afrasiab III »), et une coupe qui, elle, remonte à l'époque hellénistique (période dite « Afrasiab II »)

15. Sur ces habitations troglodytes à Afrasiab, voir Fr. Grenet, CRAI, 1990, p. 375-377. En ce qui concerne la dernière phase d'occupation du quartier antique (v«-vie s.), les décharges ont livré une céramique rompant avec les traditions de la période précédente et comportant une forte proportion de formes non tournées (T. I. Lebedeva, IMKU, 23, 1990, p. 160-168), indice d'un changement de population consécutif aux incursions nomades de cette époque et à la grave crise de la vie urbaine qui s'est ensuivie en Sogdiane : voir là-dessus K. Enoki, Central Asiatic Journal, 1, 1955, p. 43-62 (analyse d'un passage de chronique chinoise mentionnant qu'un roi de Samarkand a été tué par les « Huns » dans la seconde moitié du IVe s.) ; B. I. Marshak et V. I. Raspopova, dans Nomades et sédentaires en Asie centrale, éd. H.-P. Francfort, Paris (CNRS), 1990, p. 179-185.

Fio. 10. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Plan simplifié de la zone sud. Dessin de N. Raximbabaeva et G. Lecuyot.

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Fig. 11. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Vue d'ensemble depuis le sud. Au premier plan couches profondes sous le local 78. Le personnage se tient dans les couches profondes sous le local 100. Au troisième plan, local 105 + 108 avec le sol du Ier siècle de notre ère. Dans le fond, le rempart hellénistique.

et sous le pied de laquelle est gravée une lettre grecque, un kappa, témoignage modeste mais irrécusable de la présence d'hellénophones dans l'antique Maracanda.

Un deuxième motif de satisfaction, c'est que nous avons mis fin à un mythe tenace, celui de la présence d'autels du feu domestiques dans les maisons d'Afrasiab aux premiers siècles de notre ère. Dans une fouille faite antérieurement à une vingtaine de mètres à l'ouest de notre chantier, et dans un contexte de locaux d'habitation de même type et de même date que les nôtres (chantier 6), S. K. Kabanov avait interprété dans ce sens un foyer mural en forme de niche arrondie dont le fond était garni d'une plaque de terre cuite semi-circulaire,

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devant laquelle une plaque de même type était posée à plat sur le socle de maçonnerie construit devant la niche16. Une telle interprétation, inspirée sans doute par le soin particulier mis à la construction de ce type de foyer et qui a toujours été admise, y compris par Mme T. Lebedeva, qui avait ouvert le chantier où nous travaillons et qui l'a appliquée aux foyers qu'elle avait découverts et que nous avons renettoyés après elle, doit être résolument abandonnée. D'abord parce que l'orientation de ces foyers, comme nous l'ont appris ceux que nous avons découverts dans notre propre fouille (fig. 12) n'obéit à aucune règle17, qu'ils peuvent être déplacés d'un mur à l'autre à l'intérieur d'une même pièce lors d'une réfection18, et que leur multiplicité même leur ôte tout caractère exceptionnel. Mais l'objection majeure est que dans toutes les pièces où ils se trouvent et à tous les niveaux, nous avons recueilli une grande quantité de pesons en terre crue, de formes diverses, qui servaient à tendre les fils de la chaîne sur des métiers à tisser de haute lisse. Dans ces pièces où l'on tissait, de tel foyers ne peuvent avoir servi qu'au chauffage, les plaques de terre cuite garnissant le fond des foyers étant alors destinées à servir de réflecteurs à la chaleur, et celles posées à plat sur le socle à protéger de l'action du feu la sole des foyers19.

Enfin nous devons à la chance d'avoir recueilli dans les décombres de comblement de l'habitation troglodyte 102 une remarquable plaquette en terre cuite, moulée sur une face, haute d'une dizaine de centimètres, que son style permet de dater du VIe siècle de notre ère (fig. 13). Bien qu'acéphale, le personnage féminin qui y est représenté, assis de face et vêtu à la grecque d'une tunique et d'un manteau, la main droite tenant une lance, la gauche appuyée sur un bouclier miniature décoré d'un masque grimaçant reposant sur le genou gauche, se laisse reconnaître comme un avatar local d'une Athéna grecque20. La déesse de l'Asie centrale qui se cache sous les traits de la dinivité hellène, Fr. Grenet l'a identifiée sur toute une série de représentations comme étant la déesse avestique de la justice, Arstàt dont le nom apparaît sous la forme Risto sur une monnaie kouchane du

16. Dans Afrasiab II (Taskent, 1973), p. 17 ; L. I. Rempel', Doklady AN Tadz. SSR, 9, Stalinabad, 1953, p. 25-30. Photographie de cet « autel », aujourd'hui remonté au musée du site d' Afrasiab, dans V. A. Siskin, IMKU, 2, 1961, p. 39, fig. 33.

17. Local 105 + 108 : mur nord ; local 105, état tardif : mur est ; local 100 : mur nord ; local 78 : mur sud. Dans le chantier Terenozkin-Kabanov : mur sud.

18. Dans le local 105 + 108 le foyer, d'abord appliqué contre le mur nord, a été par la suite déplacé contre le mur est.

19. La sole de tous ces foyers comporte, près du fond de la niche, une petite cavité, d'une dizaine de centimètres de diamètre, destinée à faciliter la collecte et l'enlèvement des cendres.

20. Fragment d'une plaquette identique, malheureusement, elle aussi, acéphale, provenant d'Afrasiab, dans la collection Kastal'skij, passée à l'Ermitage : V. A. Meskeris, Sogdijskaja Terrakota, Dusanbe, 1989, p. 271-272, fig. 165 (qui n'a pas reconnu le type).

Fig. 12. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Foyer dans le local 100 avec plaque de terre cuite au fond de la niche.

Fig. 13. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Plaque estampée en terre cuite représentant Athéna-Arstât (vie s.).

292 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

IIe siècle de notre ère, syncrétisme parfois compliqué par des assimilations avec d'autres divinités locales21. Il y a fort à parier que la tête manquante de notre Athéna-Arstât était coiffée d'un casque, fut-il librement réinterprété, comme sur diverses figurines et plaquettes estampées en terre cuite de Samarkand et de sa région22, ou encore sur des peintures d'un sanctuaire bactrien de DiPberdzin à l'époque kushano-sassanide, où la déesse tient, comme sur notre plaquette, un minuscule bouclier appuyé sur son genou gauche23. En remontant dans le temps on suit sans interruption en Asie centrale le fil de cette iconographie d'Athéna, en passant par deux Athéna en terre crue qui décoraient, aux environs de notre ère, dans la Bactriane pré-kouchane, le palais de Xalcajan24, jusqu'à l'époque hellénistique, avec les monnaies gréco-bactriennes et un moulage inédit en stuc d'Aï Khanoum, et la déesse qui figure dans le cercle des douze dieux sur les célèbres rhytons en ivoire de Nisa25.

Mais nous n'avons toujours pas répondu à la question principale : où sont les maisons hellénistiques que nous étions venus chercher dans ce chantier ? Nous sommes, en plusieurs endroits, descendus assez près du sol vierge pour être à peu près certains maintenant que les premières habitations n'apparaissent dans cette zone qu'aux alentours de notre ère. Mais, chose étrange, on constate que d'autres sondages effectués par nos prédécesseurs jusqu'au sol vierge en divers points de la zone nord-ouest (fig. 2), à l'ouest de la citadelle, n'ont pas davantage détecté de vestiges de constructions hellénistiques, même quand ils ont produit en abondance de la céramique hellénistique dans des couches de détritus. C'est le cas du chantier 6 de S. K. Kaba- nov, voisin, à l'ouest, de notre propre fouille26 ; du sondage 12/3 de M. I. Filanovic dans la large dépression qui s'étend au sud du précédent27 ; du sondage 12 B ouvert par M.K. Pacos entre notre

21. Studia Iranica, 13, 1984, p. 258-262, et dans Cultes et monuments religieux dans l'Asie centrale préislamique (Paris, CNRS, 1987), p. 41-47 ; également G. A. Pugacenkova, VDI, 1989-4, p. 96-105.

22. a) V. A. Meskeris, op. cit., p. 108, fig. 18/5 (tête de figurine avec casque corinthien) ; b) tête de figurine inédite provenant d'Afrasiab, dans une collection privée. Les trois pièces suivantes sont des plaquettes estampées : c) V. A. Meskeris, op. cit., p. 236-238, fig. 132 ; d)Ibid., p. 239-240, fig. 135/1 ; e)Ibid., p. 254-255, fig. 148/1. Sauf (a), toutes ces pièces datent des v-vie siècles de n. è. Nous doutons fort qu'il faille établir un lien entre l'Athéna grecque et deux autres représentations sur plaquettes (Dal'verzin-tepe et Sogdiane méridionale) interprétées dans ce sens par Mme G. A. Pugacenkova, VDI, 1989-4, p. 96-105.

23. Reproduites dans le second article de Fr. Grenet mentionné note 21. 24. a) G. A. Pugacenkova, Iskusstvo Baktrii èpoxi Kusan (Moscou, 1979), p. 182, fig. 166.

b) G. A. Pugacenkova, VDI, 1963-2, p. 155-166 ; Xalcajan (Taskent, 1966), p. 160, 177, pi. IV-V ; Skul'ptura Xalcajan (Moscou, 1971), p. 76, fig. 88, 90 ; Iskusstvo Baktrii, p. 182, fig. 164.

25. M. E. Masson, G. A. Pugacenkova, The Parthian Rhytons of Nisa (Florence, 1982), p. 95-96.

26. Dans Afrasiab II (Taskent, 1973), p. 16-83. 27. Dans Afrasiab I (TaSkent, 1969), p. 206-220.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 293

chantier et la porte de Bukhara, un peu en retrait du rempart28 ; du sondage 26/1 opéré par M. I. Filanovic sur l'angle nord-est de la mosquée29. Toujours sur l'emplacement de la mosquée, à l'aplomb de la face extérieure du mur est du sanctuaire préislamique, Ja. K. Krikis a repéré sur le sol vierge les restes d'un grand four de potier qui s'était peu à peu ennoyé dans une accumulation de débris des premiers siècles de notre ère30. Nous-mêmes avons rencontré dans les couches profondes du local 78, juste sous le niveau des murs les plus anciens et pas très loin du sol vierge, les restes de la chambre de chauffe rectangulaire d'un four de petites dimensions (106-111 cm x 73-91 cm ; hauteur conservée : 40 cm), qui doit dater des environs de notre ère ou du Ier siècle de notre ère (fig. 14). On a voulu expliquer cette absence de vestiges architecturaux d'époque hellénistique, et en même temps la présence de couches contenant de la céramique hellénistique homogène dite « Afrasiab II », en supposant qu'à partir des environs de notre ère on aurait fait disparaître entièrement les vestiges hellénistiques pour faire place à de nouvelles constructions, celles que S. K. Kabanov et nous-mêmes avons dégagées et qui datent des premiers siècles de notre ère. Mais il est peu vraisemblable que sur toute l'étendue de cette terrasse du nord-ouest un enlèvement même systématique des anciens murs n'en ait pas laissé subsister la moindre trace. On opposera sans doute à notre scepticisme que les sondages mentionnés n'ont été ni assez nombreux ni assez étendus pour autoriser des conclusions négatives sur l'existence d'un habitat hellénistique dans cette partie du site. Mais la présence de fours de potiers a des implications contraignantes ; elle est en elle-même incompatible avec l'existence sur les lieux d'un quartier résidentiel. Devrons-nous alors, par une révision déchirante, admettre que pendant toute la période hellénistique la partie occidentale de cette zone nord-ouest qui a toujours été considérée, mais sans preuve véritable, comme l'aire privilégiée de l'implantation coloniale grecque, est restée, derrière son rempart, vide de constructions domestiques, servant de terrain de décharge et n'abritant que des activités artisanales ? A-t-il fallu attendre les premiers siècles de notre ère pour voir s'y installer un grand sanctuaire et un quartier d'habitation ? Et si le quartier résidentiel de l'époque hellénistique n'est pas à cet endroit, où faut-il le chercher ? Autant de questions troublantes que la poursuite des recherches sur les périodes les plus anciennes de Maracanda ne pourra désormais éluder

28. Trudy SamGu, 182, 1970, p. 60-68. 29. Dans Afrasiab I, p. 213-217. Localisation du sondage dans Afrasiab IV (TaSkent,

1975), p. 138, fig. 1 30. Rapport inédit déposé au Musée du Registan et qui nous a été aimablement

communiqué.

294 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

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Fig. 14. — Chantier de la terrasse nord-ouest (2B). Restes d'un four de potier (chambre de chauffe) (alentours de notre ère) sous le local 78.

et qui, si les indices négatifs devaient se confirmer, forceront à imaginer une autre conception de l'urbanisme de la Maracanda hellénistique.

III — La porte de bukhara : chantier (3) (M. Isamiddinov, Cl. Rapin)

A une centaine de mètres à l'est du chantier (2B) dont il vient d'être question, un autre chantier ouvert sur le rempart nord, où Mme G. V. Siskina avait brillamment identifié et partiellement dégagé la porte dite au Moyen Âge « Porte de Bukhara »31, a été repris

31. G. V. Siskina, dans Istorija i kul'tura narodov Srednej Asii (Moscou, 1976), p. 99-104, fig. 20-25 ; dans Afrasiab III (Taskent, 1974), p. 30-50 (céramique), fig. 2 (coupe).

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 295

par MM. M. Isamiddinov et Cl. Rapin (chantier (3), anciennement 41). En même temps qu'une découverte spectaculaire pour l'époque médiévale, leurs travaux ont apporté des précisions inattendues qui bouleversent l'histoire des états les plus anciens de cette porte.

A) États antiques (fig. 15)

L'époque achéménide voit l'aménagement en voie d'accès d'une saignée naturelle dans la falaise de loess par le retaillage à bords verticaux des flancs du ravin (A) et par la consolidation des faces retaillées du loess à l'aide de placages de grandes briques rectangulaires (B). Au-dessus du bord ouest du ravin le mur (C) représente sans doute le mur arrière d'un rempart à galerie intérieure dont le mur avant aurait disparu, plutôt qu'un rempart massif.

La période hellénistique est marquée par trois importantes transformations. D'abord le passage aménagé dans le ravin est barré sur 4 m de haut par un puissant écran de maçonnerie (D), épais de 14 m, composé de deux murs de briques (37 cm de côté), retenant entre eux un bourrage intérieur de loess dont le sommet est lui-même recouvert de briques. La porte est ainsi condamnée et le restera au moins jusqu'à la fin de la période grecque32. La face arrière de cet écran est restée un certain temps visible, puisqu'elle a été découverte revêtue d'un enduit de torchis. Dans une seconde phase on comble, par un bourrage de briques surmonté de jetées de terre, l'énorme fosse constituée par la partie de l'ancien passage restée ouverte à l'arrière de l'écran de maçonnerie, tandis que l'on fait passer par-dessus ce dernier un rempart à galerie intérieure (E), toujours en briques de 37 cm de côté. Enfin, par-dessus les restes arasés et remblayés de ce rempart33, on en construit un nouveau, encore à galerie intérieure (F), qui est le prolongement de celui qui a été dégagé un peu plus à l'ouest dans les chantiers (2 A) et (2B). Malgré la destruction totale de sa superstructure, le tracé de ce rempart a pu être repéré grâce à ses deux marques distinctives, heureusement conservées : fondation en pisé mélangé de petits galets et sol de la galerie intérieure tapissé d'une jonchée continue de paille et de roseaux décomposée en une couche brunâtre34. Cette dernière muraille grecque semble n'avoir été

32. La poursuite de la fouille à l'été 1992 a montré qu'il subsistait à cet état une poterne large d'un mètre percée dans le grand écran de briques.

33. Dans le remblai recouvrant les restes de ce premier rempart grec à galerie ont été retrouvés les reliefs d'un repas de terrassiers : ossements, deux assiettes complètes et fragments d'autres vases.

34. Grâce à sa fondation caractéristique, la présence de ce même mur a été reconnue par nous dans la coupe nord du ravin de la Porte de Chine, vers l'extrémité est du côté nord du site, perchée à 6-8 m au-dessus du niveau des routes islamiques qui occupent le fond du ravin (sur ces dernières, G. V. Siskina, dans Afrasiab TV, p. 30). La Porte de

296 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Fig. 15. — Porte de Bukhara (3). Plan-croquis des états anciens (époques achéménide et grecque).

Dessin de Cl. Rapin et G. Lecuyot.

porte

Fig. 16. — Porte de Bukhara (3). Plan-croquis des états médiévaux.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 297

entretenue et maintenue en activité qu'un temps relativement court. Après l'époque grecque les données font défaut jusqu'au haut Moyen Âge.

B) État médiéval (fîg. 16, 17)

Au cours du Moyen Âge préislamique est construit un mur de blocs de pisé, peu épais (env. 1,5 m) (G) et qu'on retrouve ailleurs le long de la falaise nord (fîg. 16). Ce « mur-parapet » protégeait les archers au-dessus de la masse formée par la ruine des remparts antiques, sur laquelle on comptait pour résister aux machines (le siège arabe de 712 prouvera l'inanité de ce calcul). On ne peut dire si, dès ce moment, un porte est rétablie à cet endroit ; mais on en a la certitude à partir du xe siècle, époque où tous les géographes mentionnent la « Porte de Bukhara » du côté nord de la ville. Le quartier qui s'étend entre elle et la mosquée est alors occupé par divers corps de métiers : potiers, fabricants de briques cuites dont nous avons fouillé un four (H) (xe-xie siècles), sans doute aussi des métallurgistes ou des verriers. La route menant à la porte passait entre la citadelle et le mur est de la mosquée en respectant tout du long l'orientation de celui-ci. Quant à la porte elle-même, nous avons eu la chance d'en retrouver les premiers restes incontestables sous la forme d'une rampe inclinée (K), pavée de dalles de schiste, large de 3,3 m avec une rigole centrale, chacune des deux voies étant munie d'arêtes transversales régulièrement espacées de 73 cm et destinées à accrocher les pieds des montures (fîg. 17). La porte comportait un dispositif de fermeture, marqué au sol par des logements de poutres (T). Au-delà, la route, simplement semée de cailloutis, s'incurvait vers l'ouest et poursuivait régulièrement sa descente sur 300 mètres, pour atteindre le pied de la falaise au niveau de son angle nord-ouest ; sur toute cette distance un éventuel assaillant était donc exposé aux tirs du rempart.

Les fouilleurs d'Afrasiab avaient auparavant tendance à restituer une descente en lacets au beau milieu de la falaise nord, ce qui paraissait contradictoire avec le nom de la porte, étant donné que Bukhara se trouve directement à l'ouest de Samarkand. Le tracé de la route tel que nous l'avons maintenant établi permet de résoudre cette difficulté.

La date de l'état que nous avons dégagé ne peut encore être établie avec précision. Cet état va de pair avec un mur extérieur (N), jouant un

Chine n'aurait donc été ouverte qu'à l'époque post-antique et son aménagement serait peut- être à mettre en rapport avec le rétrécissement que connaît alors la ville dont l'habitat se replie sur son tiers nord, et avec la construction de la deuxième enceinte : voir le plan fîg. 1.

1992 20

298 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

• t

FiG. 17. — Porte de Bukhara (3). Rampe d'accès (xie-début XIIIe s.).

FiG. 18. — Porte de Bukhara (3). Plaques de garniture de harnais en argent doré enfouis lors du siège de 1220.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 299

rôle à la fois de protection et de soutènement, et maçonné selon une technique particulière (le « pisé rubanné » disposé en couches superposées de 10 centimètres), parfois considérée comme typique des constructions ordonnées par le sultan Mohammed de Khwârezm à partir de 1207 ; de fait, la chronique persane de Joveyni signale que, cette année-là, « il fit renforcer les portes de la ville »35. Toutefois, le dispositif de fermeture présentant deux états successifs, nous n'excluons pas que seul le second soit l'œuvre du dernier maître d'Afra- siab, et que la route elle-même et son rempart aient été construits au XIe ou au xne siècle, sous l'autorité des Karakhanides.

Nous rejoignons les textes de manière plus précise à propos de l'ultime épisode de l'histoire du site, sa prise par les Mongols de Gengis khan en mars 1220, qu'illustre une découverte spectaculaire faite sur notre chantier (fig. 18) : un ensemble de plaques en argent doré à la feuille, retrouvé juste au bord de la route dans l'ouverture d'un puisard où il avait été hâtivement dissimulé sous quelques briques. Le nombre de plaques, et leur nature (6 plaques allongées d'extrémité de courroie décorées d'un motif floral au repoussé et auxquelles correspond un nombre égal de boucles en fer ; 14 bossettes hémisphériques en fleurons ; environ 220 plaques en demi-lunes festonnées s'emboîtant les unes dans les autres), suggèrent la garniture d'un harnais plutôt que celle d'une ceinture. L'une des bossettes était bourrée au moyen d'un papier plié portant un fragment de texte en arabe, un document légal semble-t-il (renseignement fourni par M. Y. Ragheb). On est ici sur le chemin le plus direct entre la citadelle et l'extérieur de la ville. Nous savons, par la chronique d'Ibn al-Athir, que la garnison formée de cavaliers turcs Qiptchaks déserta en masse chez les Mongols au troisième jour du siège36, et, par Joveyni, qu'un millier d'irréductibles réussirent une sortie nocturne au soir du cinquième jour, juste avant l'assaut final37. C'est certainement à l'une de ces péripéties qu'il convient d'attribuer l'enfouissement du trésor.

IV — Rempart ouest : chantier (7) (Cl. Rapin, O. Kirillova) (fig. 19)

Ce chantier (7) (anciennement 35), situé vers l'extrémité nord du mur ouest (mur 4 dans la dénomination habituelle), un peu au sud de

35. 'Ata-Malik Juvaini, The History of ihe World-conqueror, trad. J. A. Boyle, Manchester 1958, I, p. 343. Pour la date voir Barthold, Turkestan..., p. 355-360.

36. Ibn al-Athiri chronicon quod Perfectissimum inscribitur, éd. C. I. Tornberg, xii, Lugd. Batav, 1876, p. 240-241. Son récit se fonde sur le témoignage direct d'un rescapé parvenu en Irak.

37. Op. cit., p. 121. Pour les détails du siège de 1220 voir F. Grenet et M. Isamiddinov, L'Histoire n° 149, nov. 1991, p. 8-14 (avec p. 12 une photographie en couleurs des plaques). Une ceinture en argent avait été auparavant retrouvée enfouie à la mosquée où se produisit la dernière poche de résistance : Ju. F. Burjakov, M. G. Kramarovskij, SA 1974-2, p. 258-263.

300 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Fig. 19. — Rempart ouest (7). Plan du rempart. Dessin d'E. Kurtkina et G. Lecuyot.

la porte dite du Nowbahâr, et sur lequel Mme O. Kirillova travaillait depuis plusieurs saisons, a fait l'objet de nettoyages, de quelques sondages et d'un début de relevé que nous présentons ici, malgré son caractère incomplet, accompagné d'un bref commentaire38 (fig. 19).

Dégagé sur une cinquantaine de mètres de long, le rempart implanté, comme au nord, un peu en retrait d'une haute falaise, dont il épouse les inflexions par des changements de direction, compte, outre diverses réfections médiévales, deux grands états.

L'état achéménide, repéré sur la face est de la section nord, se présente comme un rempart à galerie en briques rectangulaires sur soubassement de pisé. La reconstruction grecque s'est superposée à lui selon un axe légèrement différent. L'état grec se continue par une section sud également à corridor, séparée de la précédente par une porte et dont les murs sont plus épais que ceux de la section nord. La face extérieure ouest de cette section sud est pourvue d'une succession de redans à fausses archères. Entre les deux sections de cette face extérieure se détache perpendiculairement vers le bord de la falaise une avancée de maçonnerie, percée d'une archère, dont la fonction était sans doute de cloisonner la terrasse précédant le rempart et de gêner ainsi les mouvements d'un assaillant éventuel qui serait parvenu à se hisser jusqu'au pied de la muraille. Une poterne donnant sur la terrasse juste au sud du mur en saillie avait été bouchée dès l'époque grecque.

V — Le chantier (1) sous la mosquée cathédrale (X. Axunbabaev, F. Grenet, I. Ivanickij) (fig. 20-23)

La saison de fouille de 1989 avait permis de mettre en évidence l'existence, sous une partie de la mosquée, d'un quartier résidentiel

38. Sur ce chantier quelques indications par G. V. Siskina, dans La fortification dans l'histoire du monde grec (éd. par P. Leriche et H. Treziny, CNRS, Paris, 1986), p. 71-78, fig. 294, 298. La section sud de ce rempart 35 est visiblement de même construction que le rempart du chantier 27, plus au sud sur le même côté ouest : ibid., fig. 289, 290, 296.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÈQUE 301

aisé, d'époque préislamique, jouxté du côté ouest par un mur de blocs de pisé épais de plus de quatre mètres et qui visiblement formait la limite d'une structure monumentale39. Lors des deux campagnes suivantes nous avons, tout près de la limite nord de la mosquée, découvert le retour de ce mur vers l'ouest ; et vers le sud nous l'avons suivi de manière continue sur près de soixante mètres avant d'en atteindre la porte. Il s'agit en fait d'un rempart (fïg. 20). Bâti sur une semelle en débord, et conservé au maximum sur 1,75 m de hauteur (fig. 21), il présente d'abord une section massive orientée nord-sud ; ensuite un coude vers le sud-ouest, souligné du côté extérieur par une tour ou un puissant contrefort presque entièrement rasé au niveau de la fondation (largeur 9 m, saillie 2,5 m) ; il amorce alors une section creuse comportant deux longues casemates communiquant entre elles, chacune étant pourvue (d'après ce que permettent de restituer les parties conservées) de deux logettes de tir donnant vers l'extérieur par des archères ouvrant à 90 cm du sol ; enfin une nouvelle section massive amène au passage d'entrée, large de 1,8 m flanqué de deux colonnettes en pisé et juché sur un palier encadré par deux gros pilastres rectangulaires. Nous n'avons pas encore pu, au-delà, vérifier la liaison du mur avec le bord oriental d'un ensemble de grandes pièces bâties également en blocs de pisé, appuyées au sud sur un mur de terrasse muni d'un glacis et de redans, et partiellement explorées par des fouilles précédentes restées inédites, mais elle paraît probable. On aurait en ce cas une façade orientale continue se développant sur 115 m, avec l'entrée ouvrant à peu près dans l'axe. Du côté ouest les lignes du relief, en débord par rapport à la limite qu'atteindra plus tard la mosquée, suggèrent que l'enceinte avait une profondeur d'environ 70 m.

La technique de construction est caractéristique du haut Moyen Âge, tandis que le type du mur à casemates en enfilade rappelle le plus ancien rempart de Pendjikent, édifié au Ve siècle40. La céramique trouvée en association avec les premiers sols de l'enceinte est encore trop peu abondante pour qu'on puisse en tirer des conclusions, mais une monnaie prise dans sa maçonnerie paraît devoir être datée du Ve ou du vie siècle41. Les données de la stratigraphie sont plus nettes en ce qui concerne la fin de la période de fonctionnement : dans le tronçon nord la face externe inclinée a été maintenue en bon état, et ses enduits refaits, jusqu'à la ruine du quartier d'habitation voisin à la suite de la conquête arabe de 712 ; l'arasement et le remblaiement du mur se sont ici produits dans le dernier tiers du siècle,

39. CRAI, 1990, p. 370-380. Voir la photographie fig. 7. 40. G. L. Semënov, SA 1983-3. p. 47-59. 41. Renseignement fourni par È. V. Rtveladze. Il s'agit d'un petit bronze local de type

inédit figurant à l'avers le portrait, de trois quarts, du souverain.

Fig. 20. — Chantier de la m

osquée (1). Plan simplifié des états successifs : 1) tem

ple et quartier d'habitation à l'est (V-début vnr* s.) j en pointillé, lim

ite probable de l'enceinte. 2) mosquée carrée (fin vm

e s.). 3) extension vers l'ouest de la mosquée (Ke s. ?).

4) piliers et fondation de bassin (début XIIIe s.). Dessin G. Lecuyot.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBEQUE 303

Fig. 21. — Chantier de la mosquée (1). Le mur de façade du temple, vu du sud. Du premier au dernier plan : archères et semelle débordante du mur ; fondation heptagonale ayant probablement porté un bassin de la mosquée (à gauche du mur) ; tour ou contrefort arasé marquant le coude du mur ; tout au fond, limite nord de la mosquée enjambant le mur du temple.

304 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

avec ou peu après la construction du mausolée présenté dans notre précédente communication, et en liaison avec la construction de la première mosquée bâtie sur un plan carré.

Quelle pouvait être la fonction de cette enceinte ? Ne correspondant aucunement à une ligne de défense de la ville, elle n'a pu servir qu'à abriter un monument situé en son centre. On pourrait songer au palais des ikhsïd, les rois de Sogdiane qui résidaient à Samarkand ; mais son emplacement attendu serait plutôt sur le plateau au pied de la citadelle, là où plus tard s'édifiera le « palais des émirs » (voir ci-dessus, I). D'autre part, la chronique locale connue sous le nom de Qandiya et dont les premiers matériaux remontent au début du xie siècle dit expressément que « Samarkand était un lieu de rassemblement pour les infidèles ; cette mosquée du Vendredi qui est à présent à Samarkand était autrefois le temple et la maison des idoles des infidèles »42. Par ce terme d'« infidèles » (kaffâr) il faut entendre les adeptes de la religion locale, une forme de zoroastrisme qui, contrairement à celle codifiée dans l'empire sassanide, n'avait point répudié l'usage des statues de culte. Les récits de la conquête arabe nous montrent le général umayyade Qutayba incendiant lui-même les idoles du temple principal de la ville, puis priant sur place, imitation explicite du comportement de Mahomet à la prise du sanctuaire de la Ka'aba et qui suffisait à sacraliser définitivement l'emplacement pour le culte musulman43.

Un autre texte paraît avoir conservé le souvenir du grand temple de Samarkand : c'est la version syriaque du Roman d'Alexandre, rédigée vers le vne siècle et qui a incorporé sur l'Asie centrale de cette époque des informations authentiques. On y signale l'existence à Samarkand d'un temple confédéral des Sogdiens, dont la fondation est attribuée à Alexandre et dont la déesse tutélaire est Nana44. Celle-ci, d'origine sumérienne et parfois assimilée à l'iranienne Anahita, est bien attestée en Sogdiane en sa qualité de déesse nationale et

42. Extraits du texte persan reproduits par V. V. Barto'ld, Turkestan v èpoxu mongol'skogo ndsestvija, lre éd. St. Peterburg 1898, vol. I, p. 49. Les premières rédactions arabes, très différentes de la version persane et connues par deux manuscrits partiels, l'un d'Istanbul (Turhan Valide 70) et l'autre de Paris (BN Arabe 6284), font l'objet des recherches de J. Paul : The Historiés of Samarqand, Studia Iranica, 22, 1993, p. 69-92.

43. Aux références fournies dans l'article de CRAI, 1990, ajouter l'édition de la chronique de Ibn A'tham al-Kûfî, Al-Futûh, Beyrouth (Dar al-Kutub al-'Ilmiya), 1986, vol. IV, p. 178-183.

44. Passage cité dans CRAI, 1990, p. 371, note 34. B. Marsak attire notre attention sur un détail qui confirme que cette rédaction a incorporé des faits contemporains : à la suite d'un épisode où l'on reconnaît l'écho confus de la fondation des autels d'Alexandre sur l'Iaxarte est relatée une attaque de l'armée macédonienne par un certain Paryôg (p. 117 de la traduction de Budge) ; or ce personnage est connu comme un roitelet de Bactriane ayant participé à une rébellion contre Khusrow II dans les années 590 (F. Macler, Histoire d'Héraclius par l'évèque Sebéos, Paris 1904, p. 43-44).

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 305

de déesse de la guerre (les monnaies de Pendjikent l'intitulent pncy nnSP'mpnh « Nana, maîtresse du pays de Pane »). L'aspect militaire du temple de Samarkand, s'il s'agit bien d'un temple, lui conviendrait tout à fait. Il ne constitue d'ailleurs pas une exception en Asie centrale, où l'on connaît à partir de la période gréco-bactrienne au moins trois temples dotés de leur propre rempart : Dil'berdzin45 et Surkh Kotal46 en Bactriane afghane, Dzar-tepa entre Samarkand et Pendjikent47. Sur un panneau de bois sculpté trouvé il y a quelques années près d'Otrar, à la lisière septentrionale de l'aire d'influence sogdienne, Nana est figurée avec en mains le soleil et la lune qui sont ses attributs habituels, mais se tenant devant une enceinte crénelée que défendent deux archers48.

Nous comptons cette année explorer le noyau central du supposé temenos afin d'y rechercher la confirmation architecturale de l'identification comme un temple.

D'ores et déjà la fouille a fourni des données détaillées qui témoignent de l'emprise de l'islam sur le monument dès les premiers temps de la conquête. Ce sont d'abord des salles d'ablutions, insérées dans l'ancien porche et dans plusieurs salles du complexe sud, pavées de briques cuites de récupération dont certaines portent des inscriptions coufiques datables des années 740 ; l'apparition de ce type de locaux constitue sur de nombreux sites d'Asie centrale le tout premier indice de l'islamisation, par contraste avec l'époque précédente qui ignore à peu près complètement les salles de bains publiques ou privées. C'est ensuite le petit mausolée construit vers 77049, préfiguration modeste des grands mausolées islamiques qui surgiront dans la région un siècle plus tard. Ce sont enfin les restes de panneaux décoratifs en stuc incisé, trouvés en 1977 dans un remblai près de l'angle extérieur sud-ouest de la mosquée carrée50 et non publiés jusqu'à maintenant (fig. 22-23). Bien que le travail ne paraisse pas complètement homogène d'un élément à l'autre, ils trouvent tous des analogies étroites dans l'art impérial abbasside entre les années 760 et le début du

45. I. T. Kruglikova, Dil'berdzin. Xratn Dioskurov, Moskva 1986 ; c. r. par P. Bernard dans Abstracts Iranica 10, 1987, n° 189. Le rempart particulier du temple a été construit en même temps que celui de la ville dont il occupait un angle.

46. D. Schlumberger, M. Le Berre, G. Fussman, Surkh Kotal en Bactriane, vol. I : Les temples, Paris, 1983 (Mém. DAFA XXV).

47. A. È. Berdimuradov, M. K. Samibaev, IMKU, 26, 1992, p. 77-92. L'édifice a fonctionné du Ve au milieu du vme siècle.

48. K. M. Bajpakov, F. Grenet, Studio Iranica, 21, 1992, p. 43-44, 47-48, fig. 11. 49. CRAI, 1990, p. 377-380, fig. 8-10. 50. Fouille de Ju. F. Burjakov. Dans le même contexte ont été trouvées des pièces de

jeu d'échecs, publiées par celui-ci, SA 1980-3, p. 162-171. (Les stucs de la mosquée figurent aussi au catalogue de l'exposition Terres secrètes de Samarcande. Céramiques du VHP au XHP siècle, Paris, Institut du Monde Arabe, 1992, n°» 306-311.)

22a

22b Fig. 22a et 22b. — Chantier de la mosquée (1). Restes de décor en stuc trouvés en 1977.

Dimensions des niches : 56x46 cm et 54x45 cm respectivement. Cliché de l'Institut du Monde Arabe / Ph. Maillard.

n o ô d N es ni' /O a

23a 23b

Fig. 23a et 23b. — Chantier de la mosquée (1). Restes de décor en stuc trouvés en 1977

Cliché de l'Institut du Monde Arabe / Ph. M

aillard.

308 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Ke siècle51, ce qui fait d'eux les plus anciens stucs islamiques connus à Afrasiab. Selon toute vraisemblance, ils décoraient l'oratoire que nous supposons avoir été aménagé dans une partie de l'ancien temple avant la construction de la mosquée carrée, à moins plutôt qu'ils n'aient appartenu à la salle de prières de cette dernière, rasée lorsque la limite de l'édifice fut reportée vers l'ouest (fig. 20). Les indices céramiques et numismatiques livrés par les sondages effectués en 1984-1985 (I. Iva- nickij) laissent supposer que l'agrandissement suivit d'assez près la première construction, et qu'il se place dès la première moitié du rxe siècle. Cette affirmation spectaculaire du triomphe de la nouvelle religion nous amène déjà à l'époque de la dynastie samanide.

VI — Le rempart 2 et le quartier islamique attenant : chantier (5) (L. Sokolovskaja, M. Szuppe) (fig 24, 25)

L'ouverture de ce chantier au cours de la campagne de 1991 répondait à un double objectif. Le premier était de compléter la fouille menée un peu plus au nord par Mme L. Brusenko (Institut de Samarkand) dans les années 1979-1988 et restée inédite, dans le but d'aboutir à une publication conjointe. Notre collègue avait mis en évidence l'existence d'un quartier d'habitation dominant au nord-est deux dépressions qu'occupaient des bassins entourés de parcs52, et habité de manière continue entre le vne et le xne siècles : à des maisons préislamiques conformes au type de la demeure à salon peint tel qu'on le connaît à Pendjikent et à Afrasiab même (chantier central 23, chantier sous la mosquée), succède à l'époque samanide (ixe-xe siècles) un habitat de même niveau social où le décor de peinture laisse place au stuc incisé, après quoi le quartier est réoccupé par des forgerons. En élargissant cette fouille nous visions aussi à établir la relation chronologique avec le deuxième rempart intérieur de la ville (en comptant du nord au sud), dit « mur 2 » (fig. 2).

51. Voir, pour les comparaisons : O. Grabar et al, City in the Désert. Qasr al-Hayr East, Cambridge (Mass.), 1978 (Harvard Middle Eastern Monographs, XXffi/XXIV), vol. II, p. 57-58 (n° 139-141), p. 273 (Ap. 12-13) ; la date proposée pour l'exécution de ces décors est d'environ 760-780 (vol. I, p. 67-68) : D. Talbot Rice, Ars Islamica, 1/1, 1934, p. 58-65, fig. 10 notamment (stucs de Hira, entre 769 et 784) ; J.-Ch. Heusch, M. Meinecke, Damaszener Mitteilungen, 2, 1985, p. 102-103, pi. 31 a-e (Raqqa, stucs d'un palais de Harûn ar-Rasïd, début du IXe s.). Les stucs de Samarra fondée en 836, et ceux de la mosquée Nô Gonbad de Bactres attribuée à la première moitié du IXe siècle (L. Golombek, Oriental Art, 15, 1969, p. 173-189), traduisent déjà une évolution plus poussée vers la géométrisation des motifs végétaux. Sur les stucs samanides d' Afrasiab, provenant de bains et de grandes demeures privées, voir I. Axrarov et L. Rempel', Reznoj stuk Afrasiaba, Taskent 1971.

52. Sur ces parcs qui, au Xe siècle, agrémentaient un peu partout la ville, voir les descriptions lyriques des géographes, toc. cit. ci-dessus, notes 10-11.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÉQUE 309

777II/777VT77

1m

FlG. 24. — Chantier (5) du rempart 2. Coupe nord-sud (dessin de L. Sokolovskaja) ; I : semelle de fondation ; II : pisé ; III : chemins de terre ; IV : couches d'usure ; V : briques crues, vestiges de l'habitat des xie-xne s. ; VI : couches d'accumulation.

La coupe de ce rempart (fig. 24), large de 6,5 m et conservé sur une hauteur de 4,5 m, montre une construction massive en blocs de pisé, par-dessus une semelle débordante en terre damée venue recouvrir les restes d'un quartier d'habitation. La céramique que nous avons recueillie au niveau de la fondation, bien qu'encore peu abondante, paraît caractéristique des ve-vie siècles de notre ère ; cette datation rejoint celle proposée précédemment pour le « mur 3 », extension partielle vers le sud qui s'embranche sur le « mur 2 » un peu à l'est de notre chantier53 (voir plan fig. 1). A Pendjikent et à Paykend également, on a pu observer que peu de temps s'était écoulé entre l'édification du premier rempart du haut Moyen Âge et son extension sur un ou deux côtés54, indice d'une vive reprise de croissance après la crise de la basse Antiquité qui, à Afrasiab, s'était traduite par une contraction des deux tiers du territoire urbain. Dans la partie que nous avons étudiée, le « mur 2 » n'a certes pas la sophistication des murs hellénistiques, ni même celle du supposé mur du temple édifié vers la même époque que lui, mais il n'en traduit pas

53. A. A. Anarbaev, IMKU, 19, 1984, p. 206-213. 54. G. L. Semënov, dans Itogi arxeologîceskix èkspedidj, éd. G. I. Smirnova, Leningrad

1989, p. 128-140.

310 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS

FiG. 25. — Chantier (5) du rempart 2. Quartier d'habitation islamique, partie fouillée en 1991, vue du nord. Au milieu, pièce de chauffage avec foyer

et conduit dans le mur. Au fond, la pente intérieure de l'ancien rempart 2.

moins la capacité qu'a retrouvée la ville de mobiliser une énorme main-d'œuvre pour des travaux collectifs55.

Bien que Samarkand ait, dès avant la conquête arabe, rejoint son mur antique sommairement refortifié (murs 1 et 4), notre rempart n'en conserva pas moins un certain temps sa fonction défensive. Jusqu'au début du IXe siècle un chemin de terre suit sa limite intérieure, et c'est seulement alors que les décharges du quartier voisin commencent à Pennoyer. Un siècle et demi plus tard, son sommet très usé est annexé par des constructions précaires.

La fouille du quartier d'habitation, menée dans une tranchée de 135 m2 perpendiculairement au côté nord du rempart (fig. 25), est encore trop peu avancée pour que nous soyons en mesure d'en commenter le plan. Il semble que là aussi, comme dans le secteur fouillé par L. Brusenko, l'habitat islamique se soit directement installé dans des structures antérieures en pisé bâties selon un schéma modulaire orienté nord-sud. Le niveau insurpassé atteint par le confort

55. De cette époque, qui correspond à la domination politique des Hephtalites ou la précède immédiatement, date aussi l'exhaussement de la citadelle par une gigantesque plateforme de pisé : O. N. Inevatkina, IMKU, 18, p. 81, 90.

FOUILLES DE LA MISSION FRANCO-OUZBÊQUE 311

domestique à l'époque samanide se traduit par l'utilisation de briques cuites pour paver un salon, et par la construction vers le milieu du rxe siècle d'une pièce de chauffage d'où part un conduit muni d'une trappe de régulation56.

M. Georges Le Rider intervient après cette communication à la demande de M. Ernest Will, empêché. MM. Pierre Demargne et Robert-Henri Bautier interviennent également.

56. Le seul exemple plus ancien connu dans la région se trouve au manoir préislamique de Kafyr-kala, près de Samarkand (G. V. Siskina, IMKU, 2, 1961, p. 196-199), mais on a ici proposé de l'interpréter comme un dispositif pour le séchage du raisin (Ju. Jakubov, communication pers.). Sur l'existence de fenêtres à carreaux de verre dans des maisons sama- nides d'Afrasiab, voir G. V. Siskina, Remeslennaja produkcija srednevekovogo Sogda, Taskent, 1986, p. 30 et fig. 12-13.

LIVRES OFFERTS

M. François Chamoux a la parole pour deux hommages :

« En février 1991, j'ai présenté à l'Académie le tome premier des mélanges offerts, sous le titre Armos, au professeur N. K. Moutsopoulos par l'Université de Thessalonique. Le tome III ne nous est pas encore parvenu, mais voici déjà le tome II (p. 1069-2079) de cet ensemble impressionnant : il témoigne du rayonnement d'un maître qui est à la fois un architecte et un historien. Y sont rassemblées des contributions très diverses, presque toutes consacrées à des monuments de l'architecture civile ou religieuse dans les Balkans et le Proche-Orient. Signalons, entre autres, des études sur le plan des églises grecques du VIIe au IXe siècle ; sur le templon (clôture du chœur) dans les églises byzantines anciennes ; sur l'architecture ecclésiastique roumaine et ses origines ; sur les églises en bois de Roumanie ; sur les églises du Hauran en Syrie. L'architecture des maisons privées, comme dans le premier volume, tient une bonne place : maisons du Phanar et palais d'Ibrahim pacha à Istanboul ; maisons particulières en Albanie (Korça) ou en Bulgarie. Les savants français ont apporté leur concours : Mme Nicole Thierry, sous le titre « Vision d'Eustache, vision de Procope », traite de l'iconographie funéraire byzantine et Mme Tania Velmans de la représentation de l'agneau par les peintres byzantins. Mais on trouve aussi dans ce volume des articles traitant des murailles de Vérone, des salles octogonales au premier étage de Saint- Pierre de Rome ou du château de Vianden en Luxembourg. L'évocation