notes pour une histoire schématique du cinéma d'action

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1 Notes pour une histoire schématique du cinéma d’action par Gabriel Bortzmeyer À la fin de Rambo : First Blood Part II (George P. Cosmatos, 1985), le héros herculéen, revenu d’un périple au cours duquel il s’est vu trahi par sa hiérarchie, libère sa colère en mitraillant tous les ordinateurs et écrans de contrôle ayant servi à superviser son infiltration en territoire vietnamien. Le début du film l’avait déjà montré sceptique face à ce déploiement technologique : lui, l’homme de terrain misant sur son corps musculeux et son instinct sauvage, ne pouvait que s’inquiéter devant la somme des médiations perceptives induites par ces multiples interfaces. Et pendant tout le film, il aura fait jouer sa propre naturalité contre cette abstraction de l’œil informatique. Alors qu’on l’envoie photographier un camp de loin, il outrepasse cette fonction de regard distant et s’introduit dans les lieux. Lorsqu’on lui commande une action chirurgicale, il massacre allégrement. Rambo est le guerrier solitaire doté d’armes archaïques, pour qui tout territoire est jungle et tout combat débauche de feu et de sang. Dans son système fondé sur l’auto- nomie et l’immédiateté, les machines n’ont pas de place. Le premier Rambo (First Blood, Ted Kotcheff, 1982) a marqué la naissance de la notion de « cinéma d’action » 1 – catégorie problématique, labile, poreuse, protéiforme, rassemblant des films hétérogènes et dispersés mais qui, une fois cet émiettement ramené à une même lame de fond, manifeste une tendance globale cohérente. Et ce mouvement semble n’avoir cessé d’aller à rebours de son origine. L’hécatombe 1. En 2003, Vincent Amiel et Pascal Couté pouvaient ainsi poser la question : « Le cinéma d’action est-il un genre ? », en précisant que la production des vingt années précédentes redessinait les contours de cette interrogation, Rambo et consorts ayant donné naissance à une catégorie de films dans lesquels il n’y a, à proprement parler, plus que de l’action. S’il y a toujours eu de l’action dans le cinéma améri- cain, l’expression de « cinéma d’action » reste récente. Voir Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, Klinksieck, 2003, p. 26-28. Bortzmeyer.indd 1 07/06/12 14:10

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Notes pour unehistoire schématiquedu cinéma d’actionpar Gabriel Bortzmeyer

À la fin de Rambo : First Blood Part II (George P. Cosmatos, 1985), le héros herculéen, revenu d’un périple au cours duquel il s’est vu trahi par sa hiérarchie, libère sa colère en mitraillant tous les ordinateurs et écrans de

contrôle ayant servi à superviser son infiltration en territoire vietnamien. Le début du film l’avait déjà montré sceptique face à ce déploiement technologique : lui, l’homme de terrain misant sur son corps musculeux et son instinct sauvage, ne pouvait que s’inquiéter devant la somme des médiations perceptives induites par ces multiples interfaces. Et pendant tout le film, il aura fait jouer sa propre naturalité contre cette abstraction de l’œil informatique. Alors qu’on l’envoie photographier un camp de loin, il outrepasse cette fonction de regard distant et s’introduit dans les lieux. Lorsqu’on lui commande une action chirurgicale, il massacre allégrement. Rambo est le guerrier solitaire doté d’armes archaïques, pour qui tout territoire est jungle et tout combat débauche de feu et de sang. Dans son système fondé sur l’auto­nomie et l’immédiateté, les machines n’ont pas de place.

Le premier Rambo (First Blood, Ted Kotcheff, 1982) a marqué la naissance de la notion de « cinéma d’action » 1 – catégorie problématique, labile, poreuse, protéiforme, rassemblant des films hétérogènes et dispersés mais qui, une fois cet émiettement ramené à une même lame de fond, manifeste une tendance globale cohérente. Et ce mouvement semble n’avoir cessé d’aller à rebours de son origine. L’hécatombe

1. En 2003, Vincent Amiel et Pascal Couté pouvaient ainsi poser la question : « Le cinéma d’action est-il un genre ? », en précisant que la production des vingt années précédentes redessinait les contours de cette interrogation, Rambo et consorts ayant donné naissance à une catégorie de films dans lesquels il n’y a, à proprement parler, plus que de l’action. S’il y a toujours eu de l’action dans le cinéma améri­cain, l’expression de « cinéma d’action » reste récente. Voir Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, Klinksieck, 2003, p. 26­28.

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électronique fermant la seconde aventure de Rambo apparaît comme une tentative de conjuration du destin fatal du genre, comme si le héros avait aperçu dans les lignes de ces écrans les signes de sa fin prochaine. Une somme d’appareils de perception, d’identification et de localisation a depuis envahi les films et redoublé le champ de l’action. Avec eux s’est déployée toute une machinerie administrative, un système de régie et de gestion empiétant sur la centralité du héros. Le corps naturel du guerrier a perdu sa gloire et son efficace, et les modes comme les enjeux de l’action n’ont plus rien à voir avec l’orgie des tueries bestiales. L’introduction de nouvelles technologies – imagerie numérique, fichiers informatiques, réseaux virtuels et dispositifs de codage – a modifié la perception du milieu. Le nomos de l’action n’est plus un espace purement physique aux dimensions humaines, mais une toile entremêlant le virtuel et l’actuel, rapprochant les lointains et trouvant sa consistance moins dans des corps matériels que dans la notion d’information.

Cette mutation comprend plusieurs phases. Rambo incarne un âge primitif du cinéma d’action, aux côtés des premiers rôles de Schwarzenegger (Terminator, James Cameron, 1984 ; Commando, Mark L. Lester, 1985 ; Predator, John McTiernan, 1987), de Chuck Norris (Delta Force, Menahem Golan, 1986) ou de Steven Seagal. Cinéma musculaire renouvelant l’imagerie du cow­boy happy trigger, marqué par un régime quantitatif de l’action – pléthore de morts et d’explosions –, cet âge a le Vietnam pour fantôme et le backlash reaganien pour drapeau 1. L’expérience du conflit, en dehors de ranimer la figure idéologique du guerrier glorieux restaurant un honneur perdu, a modelé les coordonnées perceptives de ce cinéma en imposant l’image de la jungle comme espace fondamental de l’action, espace dense, touffu, continu, chargé de dangers proches et cachés. D’où l’inflation de vétérans dans ce premier âge, de Rambo à Martin Riggs (Mel Gibson) dans Lethal Weapon (Richard Donner, 1987), qui tous réintroduisent sur le territoire américain leur expérience de l’état de guerre total et tropical. Dans First Blood, Rambo transforme la forêt d’une petite ville américaine en arène sauvage. Martin Riggs, ancien membre d’une section d’assassins devenu policier, peine à comprendre les protocoles légaux et manque de discernement dans l’usage de sa gâchette. Dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) déjà, Travis Bickle superposait son expérience traumatique à sa perception de l’espace urbain, le trans­formant en territoire anarchique que seule une violence animale peut venir rédimer. Si ce paradigme d’une action naturelle s’est étiolé avec les années, ce n’est pas sans laisser deux éléments qui formeront la base du cinéma d’action : l’idée d’un état de guerre permanent englobant l’ensemble du territoire, et autorisant toutes les mesures d’exception ; la figure du héros en monstre fêlé, produit d’une administration contre laquelle il finit par se retourner.

Ce régime primitif de l’action s’achève vers le tournant de la décennie qui l’a vu naître. D’un côté avec la naissance de la franchise Die Hard (John McTiernan, 1988 ;

1. Voir, pour une synthèse des traits de ce premier modèle, l’excellent texte de Yannick Dahan, « Le film d’action. Idéologie “ramboesque” et violence chorégraphiée », Positif, n° 443, janvier 1998, p. 70­75.

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les trois autres épisodes datent de 1990, 1995 et 2006), qui rompt avec l’imagerie triomphante en substituant au soldat forcené un policier sur le déclin. La série marque une série de déplacements : géopolitique, remplaçant la mafia urbaine par des terro­ristes ; territorial, des espaces complexes, hiérarchisés et stratégiques (une tour, un aéroport) se substituant à l’homogénéité de la jungle ; tactique, puisqu’il s’agit désor­mais de sauver des otages plutôt que d’éradiquer des ennemis. L’action n’est plus aveugle ; localisée, elle exige d’être doublée d’un système de visibilité. Les premiers yeux artificiels et leurs systèmes de relais font alors leur apparition. Le second épisode tourne tout entier autour de la transmission d’informations dissociées du visible auquel elles se rapportent. Des militaires à la solde d’un dictateur lambda brouillent les fréquences d’un aéroport pour contrôler le trafic aérien. Les avions reçoivent des indications fatales qu’ils ne peuvent infirmer par une évidence sensible tandis que les contrôleurs aériens disposent de tous leurs écrans et capteurs mais restent muets. Et un journaliste embrouille le jeu en émettant des informations alarmantes. De ces disjonctions dans la communication naît le drame. La médiation empiète sur la nature. Face à la croissance de cet œdème informatique, le héros, toujours musclé mais moins gonflé, commence à éprouver les insuffisances de son corps délesté de sa gloire passée.

Cette progressive éclipse est accentuée par quelques films qui, au même moment, mettent en crise l’ancien modèle en le systématisant à outrance. Les deux plus fameux – Last Action Hero (John McTiernan, 1993) et True Lies (James Cameron, 1994) – mènent une méticuleuse entreprise de dérision ravageuse autour d’Arnold Schwarze­negger, parangon du corps hormonal. Le premier suit l’argument d’une métalepse : un enfant avide de films d’action première manière se retrouve propulsé dans l’univers de l’un d’eux. Le regard émerveillé qu’il y porte n’est pas celui de l’innocence enchantée, mais du fin connaisseur qui commente l’action, en dévoile par avance la fin trop prévi­sible et jubile face au spectacle de la destruction. Quelques répliques moqueuses mettent à distance la sauvagerie de l’action et la nature archétypale des protagonistes. True Lies fait subir au genre le même traitement dévastateur. Schwarzenegger y déjoue les plans de terroristes islamistes au lende main de la première guerre du Golfe. Cette fois, c’est à sa femme, ignorante de ses activités, d’assurer la fonction d’un regard éloigné, fantasmatique, rêvant l’action à partir de clichés ; position spectatorielle qui entretient une distance permanente du film par rapport à lui­même, une dédramatisation fréné­tique qui finit d’achever l’ancien modèle arrivé à un stade ironique crépusculaire.

Trues Lies fait figure de charnière. S’il ratifie l’essoufflement total du premier régime, il prend aussi acte des mutations induites par la guerre du Golfe. Le conflit a imposé un nouveau paradigme. L’idéal de l’arme y a remplacé celui du guerrier. Premier conflit dans lequel le pur déploiement technologique occulte la figure humaine 1 et transforme le combattant en simple opérateur, il a initié une hétérogenèse qui

1. Sur les images de la guerre du Golfe, voir les textes de Serge Daney et de Harun Farocki publiés dans le n° 50 de Trafic, été 2004, respectivement « La guerre, le visuel, l’image », p. 439­444, et « Le point de vue de la guerre », p. 445­454.

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donnera sa forme au nouveau cinéma d’action. La diffusion de la forme actuelle de l’Internet au début des années 1990 et, dans le courant de la décennie, celles des technologies satellitaires et de l’imagerie numérique participeront d’une même fusion entre les restes d’un univers physique et les pousses d’un autre, virtuel, abstrait. L’enjeu de l’action consiste alors dans les interférences entre ces ordres antithétiques. À leur intersection se trouve la notion d’information, de donnée. L’action n’est plus épidermique, mais informatique : le seul enjeu consiste en la localisation, canalisa­tion ou inhibition de flux d’informations dont la circulation non maîtrisée serait catastrophique. Un des derniers James Bond de la décennie, Tomorrow Never Dies (Roger Spottiswoode, 1997), manifeste cette évolu tion. Son ouverture est consacrée aux mutations des menaces : elle montre un « terrorist supermarket » au sein duquel règne un homme ayant inventé le « techno-terrorism ». La suite tourne autour des méfaits d’un magnat de la presse inspiré de Hearst qui dévoie les possibilités ouvertes par l’apparition du GPS, en infiltrant les communications de grandes puissances pour provoquer une guerre par la seule manipulation d’informations. Peu après, Enemy of the State (Tony Scott, 1998) met en place un des premiers scénarios de la surveillance : une cellule secrète d’une agence spéciale, responsable d’un immense dispositif de contrôle profitant de l’imagerie satellitaire, se lance à la poursuite d’un quidam dans la poche duquel est tombée une information compro­mettant la survie du programme. L’homme n’est pourchassé que dans la mesure où il représente un savoir, et l’agence n’est pas tant confrontée à une menace exté­rieure qu’aux conséquences de ses propres actions. Une grande partie du film ne se déroule pas sur le terrain des opérations mais dans un van où sont concentrés les écrans de contrôle, espace de localisation lui­même inlocalisable. L’action, passée dans le regard 1, est devenue perception. À la fin de la décennie, The Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999) propose une grande allégorie du numérique. La matrice repose sur le principe d’une traductibilité du visible en un code chiffré défilant sur des écrans ; la réalité et le digital s’y confondent, et le pouvoir, le contrôle, se réduisent à un programme informatique autorégulé. The Matrix figure l’archéo­logie du nouveau cinéma d’action, moins par la série d’effets qu’il a mise en place – le bullet-time qui s’est aujourd’hui généralisé – que par cette association entre informatique et sphère de l’action humaine. Les héros sont tous des hackers, le monde prend la forme d’un réseau, d’une série de flux codés, et l’action se comprend comme intervention sur cette mathesis universalis. Évoluant dans un univers entièrement artificiel, le film généralise aussi une esthétique métallique aseptisée, à base de corps plastifiés, de surfaces rutilantes, de parois de verre et de papier glacé, qu’on retrouve dans les films de Christopher Nolan, Andrew Niccol ou Michael Mann, bien loin de la boue et de la sueur, du lyrisme des matières premières qui caractérisait l’ancien régime.

1. Sur cette action devenue vision, voir la conférence qu’Emmanuel Burdeau a consacrée à la trilogie Jason Bourne, <http://screenville.blogspot.com/2012/01/la­trilogie­jason­bourne­burdeau.html>.

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L’action dispose d’un nouveau nomos. Les seuls films empruntant encore au para­digme de la jungle sont ceux qui prennent pour décor le Moyen­Orient, dernier territoire anomique. Ailleurs, l’espace mondial ayant été conquis et domestiqué, le problème du mouvement concerne moins son extension que sa vitesse et sa visibilité. L’évolution de l’œuvre de Michael Mann a suivi cette courbe. Heat (1995) emprunte encore aux vieux schémas du film de gangsters urbains. Collateral (2004) a pour décor sinon pour sujet Los Angeles, ville nébuleuse et ramifiée s’il en est, appré­hendée sous le seul angle des flux : des vues aériennes sur le réseau routier y ponctuent régulièrement l’action, qui consiste en une circulation accélérée dans ces artères pour aller remplir quelques contrats d’assassinats. Miami Vice (2006) passe à l’échelle supérieure. Deux agents doivent infiltrer un cartel international faisant commerce d’armes et de drogues. Ils convoient leurs marchandises sur les grands axes du Capital tout en restant invisibles, n’empruntant ces voies majeures que pour s’immiscer dans des flux déjà existants, et tentent en même temps de localiser le centre absent, invisible, l’ultime avatar de Mabuse qu’est le chef du réseau. Son dernier film, Public Ennemies (2009), revient sur la genèse de cette expansion terri­toriale : il se concentre sur la naissance du FBI, sur le passage d’une action locale, gérée par des forces de police, à une action dont la principale caractéristique est sa capacité à migrer à travers le territoire en transcendant tous les enjeux trop localisés, et dont la gestion est dès lors dévolue aux agences.

Le nouveau cinéma d’action est donc né de la virtualisation de l’action et de l’écra­nisation du monde mises en place à la fin du siècle. La décennie suivante voit cette tendance sanctionnée et infléchie par deux traumas, le 11 Septembre et la guerre en Irak. Le drame médiatique s’en est trouvé problématisé selon deux directions opposées. Les deux tours s’écroulant, désormais véritable image primitive du cinéma d’action (jusqu’à un dirigeable s’écrasant sur la façade de Notre­Dame­de­Paris dans The Three Musketeers de Paul W.S. Anderson, 2011), ont défini l’horizon d’une visi­bilité totale et simultanée des événements. Aux antipodes de cette transparence, le hoax gouvernemental autour des armes irakiennes a plongé l’information dans un bain d’opacité, et la majorité des films autour de la deuxième guerre du Golfe n’ont pour drame que la circulation troublée des données 1. Ces deux événements n’ont pour autant affecté que la transmission médiatique et la perception des images publiques ; un autre, moins spectaculaire et plus insidieux, a instruit un partage plus profond dans le grand jeu des informations : l’USA Patriot Act. Ratifié en octobre 2001, conçu comme une loi d’exception répondant à un état d’urgence, postulant un état de guerre totale et entraînant par là une indistinction entre sphères du droit et de la vie comme une confusion entre aires de pouvoir, ce monstre juridique a reconfiguré le

1. Sur ces deux points, voir la série d’articles qu’Emmanuel Burdeau a consacrée dans les Cahiers du cinéma aux traces des traumas dans le cinéma américain : « Dans l’ombre du 11 Septembre », n° 603, juillet­août 2005, p. 34­36 ; « Une salle de bains à Tanger », n° 626, septembre 2007, p. 28­29 ; « Terreur pour tous », n° 627, octobre 2007, p. 79­80 ; « Postface au visage », n° 637, septembre 2008, p. 36­37.

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milieu propre au trafic informationnel. Avec lui, le réseau des agences gouvernemen­tales s’est ramifié à outrance, faisant émerger le vaste conti nent immergé du off the record, désormais seul vrai espace de l’action. Toutes les informations sont compilées, mais aucune n’atteint jamais la sphère publique. Le monde y a gagné un double fond, reconnaissable pour de seuls initiés qui savent décrypter les signes de la présence des agences derrière la trivialité de l’ordinaire.

Les scénarios de la surveillance, rares avant cette législation, ont pullulé à sa suite. Dans ce mouvement, l’agence a acquis le statut de personnage emblématique. Omniprésente et invisible, théoriquement inféodée et autonome pratiquement, n’ayant aucune aire de juridiction en particulier mais agissant à tous les niveaux de la vie, elle offre le nouveau visage du pouvoir. D’abord en tant que figure de la souveraineté, dont le gouvernement fédéral se trouve dépossédé : c’est à elle qu’est dévolue la fonction de décision au nom de la sécurité nationale. Ensuite comme forme administra­tive. La dramaturgie spatiale qui règne dans les bureaux, carrefours centraux des communications, tend à les identifier au modèle informatique : l’alignement serré de petites cases reliées par de longs couloirs, l’architecture de verre, le mouvement continu des corps et de la caméra dans cet espace font de ces bureaux autant d’ordinateurs traitant des données (le terme d’« intelligence », dans le langage de ces films, renvoie à la compilation d’informations). Purs cerveaux jamais filmés que de l’intérieur, ils se maintiennent dans une relation de radicale extériorité avec le dehors qu’ils sont censés transcrire et normer. Étanches au monde, ils prétendent en même temps lui être isomorphes, dessiner par leur structure l’analogon de ce dont ils tracent l’épure : les bureaux représentent l’espace fonctionnel par excellence, construit pour la seule intensification des vitesses de circulation. Les lieux sont aseptisés, obéissant à une esthétique hygiénique nettoyant tout superflu. Les parois de verre figurent l’utopie d’une transparence absolue, lieu d’une intelligibilité totale de toutes choses. C’est peut­être la série 24 qui, plus que n’importe quel film d’action, a exposé l’archétype des bureaux comme centralité dispersée, espace hiérarchisé, emboîté, fait de surfaces lisses et brillantes répondant aux écrans translucides, réseau de réseaux régulièrement pris de convulsions lorsque la réception d’une information bouleverse la tranquille régulation du monde. Mais c’est que 24, série qui, n’ayant pas les moyens des blockbusters, ne peut viser au spectaculaire, a poussé le mouvement de dramatisation des flux informationnels beaucoup plus loin que le cinéma d’action lui­même.

Salles de contrôle qui sont autant de salles de montage, les bureaux n’ont a priori qu’une fonction : identifier et éradiquer les anomalies. L’action, le film ne commencent que lorsque cette grande machine se grippe, lorsque les flux disjonctent et que la perception globale, simultanée et synthétique de l’espace connaît des failles et des angles morts. L’action est moins le complément du système informatique que son antithèse, le signe de son insuffisance. Le dernier film de la saga Die Hard, Live Free or Die Hard (Len Wiseman, 2007), commence par une attaque cybernétique qui court­circuite le firewall du pays – les vraies frontières sont désormais informatiques.

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Les terroristes n’ont pas besoin d’agir, mais seulement de perturber le système de communication, et seule l’action peut venir endiguer cette pandémie computation­nelle. La franchise Jason Bourne (2002, 2004, 2007) pousse à son extrême la logique de l’anomalie. Un programme secret au sein même de la CIA a mis sur pied une cellule d’entraînement d’assassins hors normes. L’un d’eux, Jason Bourne, perd au cours d’une mission la mémoire de ce qu’il est et tombe off the grid, selon une termi­nologie récurrente de ces films. L’agence, confrontée à l’énigme de son comportement non programmé, le pourchasse comme une bête monstrueuse, une irrégularité dans l’ordre qu’elle est censée garantir.

Ce type de scénario mettant l’agence face non à une menace extérieure mais à sa propre créature est devenu dominant. Nombre de films – toute la série des Mission : Impossible, par exemple – tournent autour de la tentative d’une agence de récupérer des dossiers ou des armes perdus. Elle fournit à elle seule tous les matériaux du drame. C’est que, bien que se voulant organisme cohérent, système unifié, elle offre une image inversée de cet ordre idéal : trouée, faite d’une multiplicité de cellules qui ne sont ordonnées par aucun principe unificateur mais évoluent à des vitesses diverses et selon des objectifs opposés, pleine de dissymétries et de décrochages entre parties, l’agence est une somme d’organes sans corps 1. La série Jason Bourne trouve là son principe : tout s’y organise autour du conflit entre différentes strates de la CIA, celles en surface, se revendiquant encore d’un certain légalisme, et d’autres plus souterraines, dans lesquelles règne l’indistinction entre droit, puissance et impératif de sécurité. L’agence devient alors le lieu de machinations de bureau mettant au premier rang la figure du traître corrompu ou de l’infiltré parasitant le réseau.

Devant rétablir la norme – et non la loi, qui appartient à la seule police –, l’agence réactive alors ses dispositifs de surveillance. C’est dans ces moments de crise que se révèle la perception du pouvoir, le codage spatial qu’implique sa fonction de capture, de quadrillage. Le monde est perçu sous la forme d’un logiciel informatique. Les plans sur des cartes écranisées figurant les réseaux constituent une part importante des séquences dans les bureaux 2. De cette saisie du territoire découlent de nouvelles pratiques visuelles. Métamorphose du hors­champ déjà : la contiguïté spatiale perd de son sens, au profit d’une continuité au sein du lacis informatique ; les relations du proche et du lointain sont désaccordées, et les modalités de raccord se transforment. Inflation, ensuite, d’un type d’image dévoilant l’archéologie de ce modèle perceptif : la vue aérienne en plongée. Presque tous les films s’ouvrent sur de tels plans, qui parfois se doublent d’un travelling avant aménageant le passage d’une perception englobante de l’espace à un point précis. Ces vues reviennent régulièrement ponctuer

1. Sur la topologie induite par les agences, leur modèle de connexion de proche en proche et les multiples partages et dissymétries qui les traversent, voir le texte d’Élie During sur 24, « Temps réel et simultanéité : 24 », in Faux raccords. La coexistence des images, Actes Sud, 2010, p. 155­183. Le texte est initialement paru sous le titre « 24 ou l’art du contrôle », Trafic, n° 68, décembre 2008.

2. Sur les cartes et interfaces, voir le texte de Dork Zabunyan sur 24, « De Franz Kafka à Jack Bauer », Trafic, n° 68, décembre 2008.

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les séquences des films, introduisant chaque nouvel espace. Mais ils ne servent pas aux seuls raccords : cette vision en surplomb, liée à un œil omnipotent capable de traverser les surfaces et d’aller se loger n’importe où, est celle de la surveillance, à laquelle le régime esthétique des films lui­même est inféodé. Intensification, enfin, des mouvements visuels : la caméra ne cesse de se mouvoir, et quand elle doit s’ancrer un instant, les bords du cadre continuent de trembler ou d’onduler. Ces films sont soumis au même mouvement continu que celui qui régit le trafic des flux. Le plan fixe, synonyme de mort, demeure l’interdit visuel fondamental de ce cinéma.

Une autre mutation touche, elle, à l’essence même des images de ces films. La traduction du monde sous forme d’informations et l’usage massif du numérique ont généralisé la notion de code, à tel point que le visible se trouve codé au moment même où il est filmé. Les gadgets chiffrant le monde sont légion. Le premier épisode de Resident Evil (Paul W.S. Anderson, 2002) se déroule dans un complexe scienti­fique souterrain contrôlé par un ordinateur autonome. Plusieurs vues subjectives des caméras de sécurité « intelligentes » y sont montrées : elles découpent, identifient et analysent tous les éléments offerts à leurs regards. L’emblème de cette vision analy­tique est peut­être la lentille de contact informatique utilisée par les agents dans Mission : Impossible – Ghost Protocol (Brad Bird, 2011), qui décortique tous les éléments du visible et prévient son porteur des menaces ou indices qui s’y cachent. Il n’y a pas, dans ce cinéma, de monde plein, touffu et foisonnant, mais seulement un réel toujours déjà filtré, épuré, au sein duquel ne sont sélectionnés que les éléments servant à l’action. Toute information qui n’est pas traitable est déchet visuel, scorie d’un visible qui tend, sous cet œil, à n’avoir de valeur que par sa fonctionnalité. D’où, en fin de compte, un cinéma sans images, où toute image est réduite à l’état d’outil : le plan est data, l’image policée. La perception du contrôle est schématique, analytique, synthétique, opératoire.

Généralisant le codage, le passage au numérique a aussi changé le visage de la continuité cinématographique. Si le mouvement continu, la fluidité, appartiennent à l’ensemble du cinéma américain, le nouveau régime implique une esthétique du flux visuel, dans laquelle le référent assurant la suture n’est pas la robe sans couture du réel, mais le défilement écranique des images glissant les unes sur les autres, sans autres liens entre elles que le support commun de cette surface virtuelle. David Fincher, grand tenant de cette pratique, en a donné le principe dans The Girl with the Dragon Tattoo (2011) en insistant de manière répétée sur le glissement des photos les unes sur les autres sur l’écran de l’ordinateur de Daniel Craig. Les génériques de film lient souvent explicitement ces trois aspects – digitalisation des images, fonc­tionnement en réseau étoilé, intensification des flux. Celui de la fin des Jason Bourne suit le parcours d’un point lumineux sur des puces électroniques. The Talking of Pelham 123 (Tony Scott, 2009), sur une prise d’otages dans un métro, joue sur la continuité entre réseaux informatiques et voies ferrées souterraines. Au flot continu des informations qui dessine la trame abstraite des films d’action répond un même écoulement visuel, flux tendu isomorphe à ceux qui constituent les échanges commer­

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ciaux. Il y a une affinité élective ou une collusion objective entre la trajectoire propre au cinéma d’action – la jugulation de données, la gestion de mouvements humains – et les circuits d’un capitalisme monnayant des éléments identiques 1.

Les deux se propagent sur un même mode viral. En ce point se rejoignent tous les déplacements qui ont donné naissance au nouveau régime, contemporain de l’assomption des sciences cognitives et des progrès de la génétique. Le paradigme informatique que n’ont cessé de promouvoir les sciences cognitives a influé sur l’image de la génétique, comprise elle aussi comme codage. Le générique du pre­mier Resident Evil entretient l’indistinction entre les deux domaines, passant d’un faisceau à une cellule, d’un ADN à un réseau ; et l’entreprise qui dans le film tient lieu d’agence maléfique fait commerce d’armement intelligent, d’expérimentation génétique et de maladies virales. L’extension du schème du réseau à tous les champs a poussé ce cinéma développer une virologie lui permettant d’appréhender sous une même lumière l’ensemble des phénomènes dont il fait sa pâte. Le Capital d’abord, avec son mouvement d’extension tentaculaire, et son envers, le terrorisme, sous la forme de nébuleuse contagieuse en permanente mutation. L’infiltration des réseaux informatiques ensuite : Live Free or Die Hard se construit autour d’une attaque mettant en péril tout le système informatique américain ; dans Terminator 3 : Rise of the Machines (Jonathan Mostow, 2003), les ordinateurs devenus conscients commencent leur révolte par un même attentat viral. Enfin, le virus biologique : c’est l’étoffe même de tous les épisodes de Resident Evil ; l’arme secrète recherchée dans Mission : Impossible II (John Woo, 2000) est un virus créé par une entreprise pharmaceutique à des fins commerciales ; les films de zombies comme de super­héros reposent tous sur ce principe d’une altération du corps par un élément pathogène. De la menace nucléaire, désormais quasi absente des films d’action, au principe viral, c’est l’image du mal qui a changé : d’apocalypse ponctuelle il devient gangrène chronique ; auparavant extérieur, il s’est intériorisé, travaillant à même les corps en faisant fi de toute frontière. Surtout, le virus donne l’image d’une organisation aveugle et dépourvue de centre, dont on ne peut prévenir l’émergence et qu’on ne peut radicalement éliminer, mais seulement gérer selon des stratégies d’ajustement.

C’est à ce niveau que se réintroduit la naturalité propre au premier régime. Seulement, il ne s’agit plus d’une nature primitive, instinctuelle, mais d’un tissu serré qui la lie sans cesse à l’artifice. Le virus est la figure même d’une nature artificialisée, d’une biotechnique. Les métamorphoses du corps héroïque ont suivi une même pente. Après le corps hormonal de Rambo se sont développées les machines anthropoïdes de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) et Terminator (James Cameron, 1984). Puis, de la machine faite homme, le cinéma d’action est passé à l’homme fait

1. Le passage que Gilles Deleuze consacre, dans L’Image-mouvement, aux formes SAS’ et ASA’ de l’image­action se fonde déjà sur le postulat d’un isomorphisme entre flux du Capital – le circuit MAM’ analysé dans le livre I du Capital – et modes de circulation propres au cinéma américain. Il faut tenter d’adapter ces réflexions à la nouvelle forme du capitalisme, dit « cognitif », où les frontières comme les éléments monnayés n’ont plus une forme actuelle, mais virtuelle.

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machine. Jason Bourne en est le meilleur exemple 1. Fruit d’un entraînement brisant la personnalité d’un homme pour en faire une coquille vide disponible alors à toutes les manipulations du comportement, il a intériorisé tous les principes de la surveil­lance et de l’action. Son instinct, ses réflexes, sa perception immédiate sont techniques. Une scène de The Bourne Identity (Doug Liman, 2002) le montre dans le café d’une aire d’autoroute expliquant à sa nouvelle compagne tout ce qu’il voit dans l’espace alentour : les champs de tir, les sorties possibles, les plaques d’immatriculation, le poids des gens, les endroits où trouver des armes ; dans le troisième opus, The Bourne Ultimatum (Paul Greengrass, 2007), alors qu’il doit retrouver un journaliste à Waterloo Station, il détecte immédiatement tous les signes de la surveillance. Et son corps, loin de la masse explosive de Rambo, est sec, noueux, renfermé, son visage mat et impassible. Pure machine à calculer, automate cérébral, il est l’artifice naturalisé.

La trilogie – bientôt quadrilogie – des Jason Bourne forme la pointe extrême de la tendance analysée ici. Les trois films orchestrent un conflit entre la machine de pouvoir et l’homme de guerre qu’elle a engendré. D’un côté, la CIA et son quadrillage de l’espace, sa capacité à mobiliser en tout lieu une armée secrète, mais toujours avec un temps de retard. De l’autre, l’être anomique qu’est Bourne, apatride sans identité, ne se rattachant à aucun centre mais faisant du mouvement continu sa loi pour tou­jours bénéficier d’un temps d’avance, assenant un même leitmotiv à ses successives partenaires féminines : « We got to keep moving. » Homme de la discrétion, de l’action chirurgicale, il n’a pas pour stratégie le conflit mais son esquive. Il ne rencontre les forces de l’ordre que de manière oblique et toujours dans des zones hétérotopiques. La première grande scène d’action de The Bourne Identity prend place dans l’ambas­sade américaine en Suisse, en un lieu à la souveraineté hautement problématique. Dans The Bourne Supremacy (Paul Greengrass, 2004), c’est à Goa, l’espace de villé­giature internationale par excellence, qu’a lieu la poursuite ouvrant le film. La série des Mission : Impossible use aussi de lieux cristallisant les problèmes de souveraineté, faisant de l’action ce qui a vocation à déborder les frontières 2 (dans le troisième film – J.J. Abrams, 2006 –, l’équipe de Tom Cruise s’infiltre d’abord au Vatican puis dans un bâtiment de l’armée chinoise à Shanghai). Ou, à l’inverse, il choisit des zones qui, à l’inverse des espaces striés qu’affectionne l’agence, sont rétives à toute perception claire et distincte : une manifestation contre la guerre en Irak dans The Bourne Supremacy, Waterloo Station ou le souk de Tanger dans The Bourne Ultimatum. Dans ces lieux à la topologie complexe, Bourne opte pour une

1. Voir sur ce point la conférence déjà signalée d’Emmanuel Burdeau sur la trilogie Jason Bourne.2. Giorgio Agamben a montré que le paradigme politique actuel, nourri de théories sur la souve­

raineté, ne cesse en même temps de la mettre pratiquement en crise : « Les services secrets, habitués depuis toujours à agir sans tenir compte des limites de souveraineté nationale, deviennent, dans un tel contexte, le modèle même de l’organisation et de l’action politiques réelles. » (Moyens sans fins, Payot & Rivages, 1995, p. 97.) Le cinéma d’action américain est en proie à la même aporie, figurant d’un côté les drames de la souveraineté – drame de la décision présidentielle, drame de la potestas, drame des frontières – tout en déployant une panoplie d’actions qui en invalident les principes.

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stratégie d’évitement. Si le premier régime du cinéma d’action organisait avec jubila­tion des scènes d’affrontements directs, le nouveau paradigme marque l’inflation de scénarios de la fuite et du mouvement continu. Les deux dernières « adaptations » hollywoodiennes des Trois Mousquetaires dessinent cette évolution. The Musketeer (Peter Hyams, 2001) utilise encore un d’Artagnan musclé, amoureux de charges et d’esclandre, cherchant toujours le choc et ne jouant que peu sur les déplacements. The Three Musketeers (Paul W.S. Anderson, 2011) transforme d’Artagnan en jeune homme malingre et fluet, choisissant l’infiltration plutôt que l’assaut ; tout au long du film lui et sa fine équipe ne cessent de traverser l’Europe, des cartes en 3D illustrant régulièrement leurs trajectoires. D’un régime à l’autre, ce cinéma est passé d’un modèle newtonien de l’action, évoluant dans un système centré, régi par le choc des corps et les lois de l’attraction, à un autre, einsteinien, au sein duquel tout système unifié et cohérent est impossible, où le retard compte plus que la simultanéité, où les vitesses et les mouvements ont la préséance sur les forces et où les corps n’ont de valeur que par les vecteurs qui les emportent 1. Dès lors, dans ce cinéma dit d’action, l’action proprement dite se marginalise. Elle n’est plus qu’un accident le long d’une course sans fin 2.

Toutes ces remarques ne tentent de cerner qu’une certaine tendance au sein de la massive production de blockbusters adrénalinisants. Nombre de films fonctionnent encore sur les principes de l’ancien régime ; aujourd’hui, tous ceux ayant pour star Jason Statham. D’autres encore se refusent à toute perception du pouvoir et s’essayent à une esthétique de la vision immanente, localisée 3, comme les found-footage films type Cloverfield (Matt Reeves, 2008). Le cinéma d’action est une catégorie trop syncrétique et plastique pour autoriser une recension claire et classée de ses élé­ments ; il n’est même pas bien sûr qu’il s’agisse d’un genre, tant l’image­action est consubstantielle au cinéma américain, tant ses ramifications sont multiples. Le terme tient plutôt lieu d’estampille apposée sur des films hétérogènes. La tendance à la virtualisation de l’action est elle aussi transgénérique, quand bien même elle semble avoir le film d’espionnage pour terrain d’élection ; on retrouve son sceau tant dans le film historique (Sherlock Holmes : A Game of Shadows, Guy Ritchie, 2011) que dans celui d’anticipation (In Time, Andrew Niccol, 2011). Plus que par une série de motifs et thèmes, elle se caractérise par un mode de perception qui vient redoubler le réel au point de l’occulter : véritable empire de l’image­écran. Aussi,

1. C’est l’idée qui sous­tend les fines et éclatantes analyses d’Élie During sur 24. Spécialiste d’Einstein, il fait migrer les concepts qui lui sont liés du champ épistémologique au champ esthétique, tentant de comprendre l’espace de l’action à partir du schéma impliqué par la théorie de la relativité. Voir sur ce point son texte « L’art espace­temps », in Faux raccords, op. cit., p. 185­205.

2. Voir à ce propos l’article d’Emmanuel Burdeau sur Mission : Impossible III, « Lapin chasseur », Cahiers du cinéma, n° 612, mai 2006, p. 52.

3. Jean­Baptiste Thoret analyse en ces termes l’esthétique de l’illisibilité dans un pan de cette production. (« Formes de l’épreuve. Le cinéma d’action des années 2000 », Cahiers du cinéma, n° 652, janvier 2010, p. 46­47.)

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paradoxalement, est­elle peu séparable de certains films qui, nés hors des circuits de production d’où émerge le gros de ce contingent, l’entourent, le bordent et en dessinent l’épure. Films qu’il faudrait appeler transcendantaux, parce qu’ils exposent le schème même de ce qui dans ce cinéma reste configuration empirique, et en figurent par là le négatif : ceux, par exemple, de Peter Watkins, qui ont pour seul sujet l’usage que les gouvernements font de l’état d’exception et de la loi martiale, rappelant l’intérêt qu’il y a à poser l’état de guerre totale ; ou ceux de Harun Farocki, qui établissent, comme dans Bilder der Welt und Inschrift des Krieges, la généalogie de l’œil du pouvoir, la matrice même du système de visibilité du cinéma d’action ; ceux encore de Park Chan­wook, partis à la recherche d’une violence sans action quand le cinéma américain opte pour une action sans violence, opposant l’effroi du sacrifice à ce cinéma qui ne cesse d’éluder l’instant de mort et d’esquiver l’image du cadavre, laissant la mort hors champ, voilant l’horreur derrière une surenchère de dommages ; ceux de Jean­Luc Godard enfin, qui inlassablement tentent de restaurer un cinéma du Dasein, de la palpitation de l’être de l’image, quand le cinéma d’action n’a pour empire que le champ des étants et des outils. Le cinéma d’action, cinéma dominant et, dirait Marx, dominé par sa propre domination, ne semble pouvoir trouver que dans son envers la clé de sa propre compréhension.

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