l’état, structure rationnelle ou forme culturelle ? retour à hobbes

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Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011. 1 L’État, structure rationnelle ou forme culturelle ? Retour à Hobbes L’État moderne – territorial, centralisé, sécularisé et souverain – s’est imposé comme configuration politique normative en Occident depuis le milieu du XVII e siècle. Fixer ainsi une date de naissance à des phénomènes sociaux et politiques, même lorsqu’on se contente de délimiter une réorientation tendancielle, s’expose facilement à la critique de simplifier l’évolution historique. De fait, les historiens ont récemment fait pièce au mythe du traité de Westphalie, que le XIX e siècle avait chargé de l’invention de l’État souverain et du droit international moderne 1 . Cette critique, ciblée avant tout sur l’interprétation des relations internationales, doit pourtant elle-même être tempérée. Le redécoupage de l’espace européen en grands États indépendants, à l’Est et à l’Ouest, comme l’émergence rapide d’un droit public nouveau, essentiellement le fruit de juristes allemands, fondé sur l’idée que l’État plutôt que le roi ou l’empereur est un sujet abstrait de droits, apparaissent dans le sillon du traité de Westphalie. La mise en place du paradigme étatique a supposé, plus qu’un traité de paix, la possibilité d’un discours rationnel organisé autour du concept d’État souverain. Aussi l’œuvre de Hobbes, qui en construit la théorie au milieu du siècle, correspond-elle effectivement une césure historique. On ne défend plus la souveraineté nationale de la même manière dans le second XVII e siècle comme on la défendait auparavant. L’État devient la forme politique régulière, les autres configurations ne subsistant guère qu’à l’état de vestiges. La cité grecque, réincarnée dans les cités italiennes à la Renaissance, survit surtout à travers quelques villes impériales pour un siècle et demi encore (un nombre important a été absorbé dans les grands États). La Hanse, figure politique originale, n’existe plus après 1648. Et le modèle impérial se trouve vidé de sa substance avec le morcellement du Saint Empire romain germanique, avant que celui-ci ne soit officiellement supprimé. L’Allemagne et l’Italie sont parvenues à surmonter leur éclatement interne et à se doter d’une structure unitaire sans doute spécifique mais néanmoins formellement analogue aux autres États européens. L’État a donc fini par triompher sur le continent qui lui a donné naissance. La forme-État est également devenue hégémonique avec le processus de colonisation, en Afrique et en Asie essentiellement, laissant après le retrait des puissances colonisatrices de vastes étendues délimitées par des frontières artificielles et organisées au moins en théorie sur le mode de l’État souverain. Qu’importe si cette configuration s’est parfois superposée sans

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Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

1

L’État, structure rationnelle ou forme culturelle ?

Retour à Hobbes

L’État moderne – territorial, centralisé, sécularisé et souverain – s’est imposé comme

configuration politique normative en Occident depuis le milieu du XVIIe siècle. Fixer ainsi une

date de naissance à des phénomènes sociaux et politiques, même lorsqu’on se contente de

délimiter une réorientation tendancielle, s’expose facilement à la critique de simplifier

l’évolution historique. De fait, les historiens ont récemment fait pièce au mythe du traité de

Westphalie, que le XIXe siècle avait chargé de l’invention de l’État souverain et du droit

international moderne1. Cette critique, ciblée avant tout sur l’interprétation des relations

internationales, doit pourtant elle-même être tempérée. Le redécoupage de l’espace européen

en grands États indépendants, à l’Est et à l’Ouest, comme l’émergence rapide d’un droit

public nouveau, essentiellement le fruit de juristes allemands, fondé sur l’idée que l’État

plutôt que le roi ou l’empereur est un sujet abstrait de droits, apparaissent dans le sillon du

traité de Westphalie. La mise en place du paradigme étatique a supposé, plus qu’un traité de

paix, la possibilité d’un discours rationnel organisé autour du concept d’État souverain. Aussi

l’œuvre de Hobbes, qui en construit la théorie au milieu du siècle, correspond-elle

effectivement une césure historique. On ne défend plus la souveraineté nationale de la même

manière dans le second XVIIe siècle comme on la défendait auparavant. L’État devient la

forme politique régulière, les autres configurations ne subsistant guère qu’à l’état de vestiges.

La cité grecque, réincarnée dans les cités italiennes à la Renaissance, survit surtout à travers

quelques villes impériales pour un siècle et demi encore (un nombre important a été absorbé

dans les grands États). La Hanse, figure politique originale, n’existe plus après 1648. Et le

modèle impérial se trouve vidé de sa substance avec le morcellement du Saint Empire romain

germanique, avant que celui-ci ne soit officiellement supprimé. L’Allemagne et l’Italie sont

parvenues à surmonter leur éclatement interne et à se doter d’une structure unitaire sans doute

spécifique mais néanmoins formellement analogue aux autres États européens. L’État a donc

fini par triompher sur le continent qui lui a donné naissance.

La forme-État est également devenue hégémonique avec le processus de colonisation, en

Afrique et en Asie essentiellement, laissant après le retrait des puissances colonisatrices de

vastes étendues délimitées par des frontières artificielles et organisées au moins en théorie sur

le mode de l’État souverain. Qu’importe si cette configuration s’est parfois superposée sans

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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les supprimer à des ordres sociaux traditionnels non étatiques, tels la société Tupi-Guarani

que Pierre Clastres a suivie au Paraguay ou le royaume de Léré du peuple Moundang étudié

par Alfred Adler au Tchad : sur la scène internationale, les États ne reconnaissent que d’autres

États. Aujourd’hui, le politique n’exprime sa nature qu’à travers une forme unique, l’État, qui

est devenu l’élément dont se compose le monde. S’il faut admettre qu’il s’est progressivement

affaibli sous les assauts de la globalisation des échanges économiques et des conséquences

écologiques du mode de vie moderne, si l’on doit également prendre en considération, avec le

plus grand sérieux, les projets d’unions fédérales, en Europe notamment, il n’est toutefois pas

permis de soutenir que l’État a péri ou qu’il a cessé d’être la catégorie normative dominante.

On ne peut pas oublier que si la mondialisation lui jette aujourd’hui un défi inédit, elle a

cependant commencé par la généralisation à l’échelle mondiale du modèle étatique.

L’État entretient une double relation avec la puissance dominatrice : à l’intérieur, il repose sur

le principe d’un pouvoir absolu qui est celui du peuple par le biais de ses représentants ; à

l’extérieur, l’État exprime sa force non pas tant en s’opposant à d’autres États, mais – ce qui

est beaucoup plus important – en s’imposant comme organisation politique exclusive, c’est-à-

dire en contraignant tous ses interlocuteurs à devenir des homologues et à revêtir à leur tour

cette forme singulière. L’État est donc doublement souverain, par nature et dans son

extension, et il s’agit là d’une situation inédite. Les cités ont autrefois cohabité avec les

royaumes et avec les empires, alors que l’État, par sa puissance propre, a couvert la surface du

monde. Tout porte à croire que ces deux formes de domination politique sont étroitement liées

et qu’elles s’enracinent de manière conjointe dans le processus de rationalisation auquel on

associe souvent la genèse de l’État moderne. L’autorité souveraine est fondée en raison, tout

comme, à l’inverse, la raison constitue une force contraignante, capable de réduire au silence,

sinon au néant, les traditions ou les projets politiques qui lui sont étrangers. Ce qui peut aussi

pousser, si l’on adopte un regard plus critique, à dénoncer simultanément la puissance

coercitive dont l’État moderne détient le monopole et la puissance coercitive de la raison, à la

manière d’Hannah Arendt2. La double hégémonie de l’État semble bien s’expliquer par le

passage de la pensée politique au stade scientifique.

Pourtant, la suprématie de l’État subit – encore ou à nouveau – la concurrence d’associations

politiques de nature différente, parmi lesquelles il faut compter les projets fédéralistes

postnationaux tels que l’Union européenne, et les sociétés primitives organisées en chefferies

ou royautés traditionnelles, qu’on ne saurait évidemment qualifier de prépolitiques ou

d’apolitiques, et qui résistent à l’assimilation au sein d’États. Ces phénomènes font échec à la

généralisation incontestée de l’État moderne. La question se pose donc de savoir si celui-ci est

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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une structure purement rationnelle, appelée à devenir universelle et à le rester, ou une forme

culturelle particulière, issue d’un contexte historique social, technique et scientifique

européen, dont la systématisation mondiale n’a été qu’un moment de l’histoire. Non pas que

la raison et la culture se contredisent mutuellement, mais la relation de l’État moderne au

pouvoir ou, plus précisément, à la domination, n’est plus la même si l’institution du souverain

relève d’autre chose que d’une logique contractualiste, si l’État est davantage que le

monopole de la force légitime3. Revenir à Hobbes se justifie par le besoin d’expliciter les

bases, rationnelles ou culturelles, sur lesquelles l’État a été une première fois théorisé. Les

analyses qui suivent sont donc axées sur la manière dont le projet scientifique se campe vis-à-

vis du fait culturel. La doctrine hobbesienne relève sans conteste d’une philosophie politique,

en rupture avec la perspective historique des penseurs de la Renaissance. La raison appliquée

au domaine civil a pour tâche de neutraliser les revendications contraires, de suspendre

l’histoire et de tout reprendre depuis les fondements. Cette entreprise est donc mise en œuvre

contre la tradition occidentale. Elle doit cependant trouver suffisamment de ressources pour

rendre compte de l’histoire et expliquer les raisons pour lesquelles l’État n’a pas encore

pleinement eu lieu. Toute la question sera finalement de comprendre comment la raison, qui

peut à l’évidence faire table rase de l’histoire commune, a la capacité de se réinscrire en elle

et de faire époque.

GEOMETRIE POLITIQUE

Hobbes projette sa somme philosophique au retour d’un voyage sur le continent en 1636.

Enthousiasmé par les savants qu’il y a rencontrés – Mersenne à Paris, Galilée à Florence – il

dessine le plan d’une œuvre tripartite qui étudierait successivement le corps en général,

l’homme et ses facultés naturelles, enfin le citoyen, membre et auteur de l’État : De corpore,

De homine et De cive. L’influence du mécanisme se manifeste dans la volonté de réduire tout

effet à un mouvement local, en abandonnant le recours aux causes finales. Prenant son point

de départ dans les « mouvements divers », il montre qu’ils expliquent la « différence d’aspect

des choses diverses ». Il est conduit alors à étudier « les mouvements internes de l’homme et

les profondeurs cachées du cœur », avant de rendre compte « des avantages de la souveraineté

et de la justice »4. Ce récit rétrospectif, rédigé quelque trente-sept ans plus tard, fait état d’une

application du mécanisme à l’ensemble de la philosophie. Cependant, Hobbes emprunte

d’abord son épistémologie à la géométrie plutôt qu’à la physique. Le modèle euclidien,

découvert quelques années plus tôt (en 1629-1630)5, définit en effet sa démarche qui consiste

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à partir de principes évidents et à en déduire une chaîne de propositions. Il inspire d’ailleurs le

titre de l’œuvre à venir, les Elementa philosophiæ et donne sa forme à l’œuvre, composée

d’articles numérotés et reliés démonstrativement les uns aux autres par des rappels réguliers.

L’application du modèle mécaniste à la doctrine civile orienterait Hobbes vers une physique

politique, alors que l’adoption de la méthode euclidienne pour cette même doctrine le dirige

vers une géométrie politique. Les deux conceptions sont distinctes, mais elles signifient l’une

et l’autre que Hobbes se positionne résolument dans le mouvement scientifique des années

1630-1640 et qu’il prend place parmi les savants européens qui rompent avec l’aristotélisme

scolastique. Sa particularité est de vouloir étendre la science à un domaine qui lui a toujours

échappé, la politique. Il est même seul, à son époque, à croire que cela est possible. Même si

la doctrine civile n’est prévue, initialement, qu’au titre de troisième section des Elementa,

l’annonce d’une science du politique est déjà révolutionnaire en soi. Comme on sait, la

détérioration des relations entre le Parlement anglais et le roi, envenimées par des conflits

constitutionnels et religieux, a précipité la rédaction des premiers traités politiques, les

Elements of Law Natural and Politic en 1640 et le De cive deux ans plus tard, alors que

Hobbes est en exil à Paris et qu’il n’a pas encore écrit les deux premières sections (publiées

en 1655 et 1658).

L’existence de deux modèles de rationalité, géométrique et physique, complique cependant la

mise en œuvre du projet hobbesien. Le premier procède par définitions et déductions, tandis

que le second est une recherche des causes et de leurs effets. Initialement, le mécanisme

n’intéresse Hobbes que pour son domaine propre, la philosophie naturelle (physique,

physiologie et psychologie). Il ne livre pas d’emblée une méthode pour la philosophie ou la

science en général. En 1640, la science est définie comme l’évidence d’une vérité dérivée

d’un principe issu d’une sensation. Elle est essentiellement déductive et est composée de

quatre éléments fondamentaux : 1) l’existence de conceptions mentales des choses, c’est-à-

dire l’expérience de ce dont il est question, 2) les dénominations générales par lesquelles nous

signifions ces conceptions, 3) la composition de propositions vraies à partir de ces termes, 4)

le caractère déductif des propositions les unes par rapport aux autres6. La science est donc par

nature géométrique et toutes les définitions qui en sont données au début des années 1640

vont dans ce sens7. Si la doctrine civile doit devenir une science, elle devra donc emprunter la

voie des géomètres.

L’ambition d’une géométrie politique est affirmée dès l’épître dédicatoire des Elements of

Law, où Hobbes oppose la raison mathématique à la passion dogmatique. Il vise, comme l’a

montré de manière convaincante Quentin Skinner, l’humanisme civique pour qui d’une part la

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raison a besoin d’être assistée par l’éloquence pour avoir une force de persuasion et pour qui

d’autre part la raison peut toujours composer des arguments probables pro et contra8. Parce

que les hommes ont abandonné la politique à la rhétorique, ils en sont venus à croire qu’elle

ne pouvait pas intégrer le champ scientifique. Ce préjugé a été entretenu par les orateurs qui

avaient intérêt à conserver le pouvoir que leur donnait leur talent. Or, du point de vue de la

dogmatique, « il n’y a rien qui ne soit sujet à dispute »9. L’agôn verbal est pourtant dangereux.

Il n’est pas une sublimation de la violence, mais au contraire l’un de ses principaux moteurs.

Il exacerbe les rivalités et enflamme les passions haineuses. Rien n’est pire qu’une société

livrée aux rhéteurs ; une telle société est déjà perdue. « La langue de l’homme, dit Hobbes, est

la trompette de la guerre et de l’insurrection »10. On ne saurait donc dissocier la culture

humaniste de la situation calamiteuse que l’Europe connaît alors depuis plus d’un siècle.

Soutenu par l’impressionnant modèle euclidien, Hobbes affirme que la raison a une puissance

propre et qu’elle tranche les disputes en établissant la vérité avec une absolue certitude. Pour

réduire la doctrine civile « aux règles et à l’infaillibilité de la raison, il n’y a aucun moyen, si

ce n’est de poser premièrement pour fondation des principes tels que la passion […] ne peut

pas chercher à les ébranler, et ensuite de bâtir là-dessus la vérité en chaque cas […] jusqu’à ce

que l’ensemble soit inexpugnable »11. L’idéal d’une géométrie politique traduit la volonté

d’opposer la puissance de la raison aux errements de l’histoire.

Si Hobbes entend déduire des théorèmes moraux et politiques de principes évidents par eux-

mêmes, il se fait encore plus sobre qu’Euclide : des trois catégories de principes que retenait

le mathématicien grec, il n’admet que les définitions et rejette les axiomes et les postulats. Les

axiomes sont en réalité le repaire de la paresse intellectuelle (qui décrète faussement que

certaines propositions seraient indémontrables) ou de l’illusion métaphysique (qui proclame le

caractère intuitif d’une idée obscure)12. Les postulats, quant à eux, ne peuvent être rien d’autre

que des demandes (postulata) de construction géométrique, et non pas, comme on a coutume

de le croire, des principes du savoir (par exemple : on peut toujours tracer une droite entre

deux points). Les seuls véritables principes de la science sont donc des définitions claires,

correctement composées, et le raisonnement n’est qu’un calcul, une « computation »

progressive des concepts permettant de résoudre les problèmes. Ces concepts n’existent qu’en

tant que catégories linguistiques. Dans la psychologie hobbesienne, en effet, les

représentations mentales sont toutes singulières et sensibles. Seul le langage permet de

s’affranchir du particulier et de manier des catégories générales. Aussi la vérité n’existe que

dans le discours. La méthode géométrique se présente donc de prime abord comme une

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combinatoire sémantique. Ce point se révélera important lors de son application au domaine

politique, qu’on observe dès les Elements of Law mais qui est encore plus manifeste dans le

De cive (qui propose des définitions logiques de chaque nouveau concept). Hobbes propose

divers exemples du genre d’analyse qui reconduit le raisonnement à des définitions premières

dont on déduit des théorèmes. Donnons-en trois exemples :

1) Hobbes explique s’être penché sur la « justice naturelle », ce qui l’a amené à définir le

terme de justice comme la « volonté constante de rendre à chacun son droit »,

proposition qui conduit à interroger le sens de ce possessif et l’origine de la propriété :

non pas la nature (car chacun a naturellement droit à tout) mais un artifice humain.

Suit l’établissement des deux principes anthropologiques, le désir naturel d’obtenir ce

qui est bon pour soi et la raison naturelle qui calcule les moyens d’éviter le plus grand

mal, la mort : « à partir de ces principes je crois avoir démontré […] grâce à un

enchaînement des plus évidents, la nécessité des pactes et de la parole tenue, et

partant, les éléments de la vertu morale et des devoirs civils »13.

2) Dans le De corpore, Hobbes développe une analyse complémentaire de l’injustice :

« Que n’importe quelle question soit proposée, comme de savoir “si telle action est

juste ou injuste”, ce mot “injuste” se décomposant en “accompli” et “contre les lois”,

et cette notion de “loi” en “commandement” de qui a une “puissance” coercitive, et

cette “puissance” en la “volonté” des hommes qui instituent une telle puissance afin

d’obtenir la paix, on aboutit finalement à ceci que l’appétit et le mouvement de l’esprit

des hommes sont tels que, à défaut d’être contraints par une certaine puissance, ils

entraîneraient une guerre mutuelle, ce qui peut être connu par l’expérience que chacun

peut faire en examinant son propre esprit »14. On remarquera néanmoins que la

définition de potentia comme institution des volontés humaines prête à discussion.

3) Rien n’interdit d’expliquer certaines thèses de Hobbes suivant cette méthode, y

compris quand il reste lui-même allusif à leur propos. Ainsi l’idée répétée que chaque

individu possède naturellement un droit sur toutes choses pourrait-elle à première vue

manquer d’arguments. Prise en toute sa rigueur, elle signifie que le droit n’est pas

distribué à l’état de nature, qu’en conséquence, nul ne possède quoi que ce soit en

propre, pas même « sa » vie, pas même « son » corps. Chacun dispose d’un droit sur

tout : sur lui-même, sur son corps, sur les biens naturels, mais encore sur la personne

d’autrui et sur son corps. À tel point qu’il devient problématique de parler de corps

propre. Ce corps n’est pas « mon » corps au sens d’une propriété. On voit ici tout ce

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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qui sépare Hobbes de Locke pour qui, au contraire, le corps propre est un principe de

droit naturel (c’est mon corps, donc nul n’a droit d’y attenter)15. L’opposition entre

Hobbes et Locke n’est pas un conflit d’idéologies ; la méthode géométrique permet de

trancher en faveur du premier. Apparemment, en effet, Hobbes se contredit en

soutenant par ailleurs que nous avons le droit de faire tout ce que nous jugeons

nécessaire pour préserver « notre » corps et « notre » vie. Il semble réintroduire une

propriété naturelle après l’avoir rejetée. En réalité, ce n’est pas le cas. Le corps est

mien non au sens d’une propriété, mais au sens d’une identité. Je suis et ne suis rien

d’autre que mon corps vivant, animé par un conatus. Mon corps n’est pas un objet

mais un sujet de droit. Il est donc erroné de dire qu’il m’appartient. Je suis mon corps-

se-protégeant. Il n’est ni une propriété ni le fondement de la propriété. Locke se

méprend sur le sens du possessif. L’élucidation sémantique le désavoue. Le corps que

je suis existe, et il a droit à tout ce qui permet de le préserver. En toute rigueur, il n’y a

donc aucune distribution juridique latente à l’état de nature : jus est omnibus in omnia.

La méthode géométrique permet de résoudre un certain nombre de problèmes fondamentaux

de la doctrine civile, concernant les droits et les devoirs, la justice et l’injustice. Il convient

néanmoins d’ajouter quelques remarques. Tout d’abord, Hobbes ne la suit pas toujours. Un

bon exemple est celui du concept de liberté, qui n’est pas formellement définie dans les

Elements of Law, alors que Hobbes prétend formuler des thèses fortes à son endroit,

notamment le fait qu’un sujet ne peut pas être libre16. Assurément, une méthode n’est pas

disqualifiée parce qu’elle n’est pas appliquée. On peut d’ailleurs relever que Hobbes dissipe

certaines obscurités lorsqu’il s’y astreint. Le De cive construit ainsi une définition générale de

la liberté comme absence d’obstacle au mouvement17, ce qui a pour conséquence qu’un sujet

possède finalement un résidu de liberté, une liberté inoffensive18. De ce point de vue, la

méthode géométrique apparaît confortée. Il faut ajouter, en sens contraire, qu’elle n’est pas

toujours nécessaire. Ce qui peut être obtenu par raisonnement peut aussi, parfois, être connu

directement par expérience. C’est le cas des principes anthropologiques qui servent de

fondements à la philosophie politique. Le De homine les démontre, mais le De cive peut se les

donner pour points de départ en vertu de leur évidence empirique : « les facultés de la nature

humaine peuvent être reconduites à quatre espèces : la force physique, l’expérience, la raison

et la passion »19. Dans la première version du De cive (1642), cette phrase comportait un

renvoi à des conclusions obtenues dans la section précédente. Dans la seconde version (1647)

– et puisque le De homine n’est pas encore publié, ni même rédigé – le renvoi est gommé et la

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proposition devient un principe empirique. Pour connaître la nature humaine, on peut très bien

« lire en soi-même » comme l’affirmera le Léviathan20.

Le modèle euclidien – l’idée que la science se construit de manière démonstrative à partir de

définitions premières – permet d’envisager une science politique. Celle-ci peut être élaborée

de manière synthétique, en empruntant ses principes à la philosophie morale (entendue

comme science de la nature humaine). Ou de manière analytique, en remontant des termes

complexes aux définitions principielles, connues par expérience. De ce dernier point de vue,

on peut considérer la méthode géométrique, appliquée au domaine civil, comme un travail

d’élucidation linguistique de l’expérience du monde. C’est pourquoi sa fonction est surtout

prophylactique ; il s’agit de dénoncer les concepts incohérents parce que mal composés (tels

que, en philosophie première, « substance immatérielle », « nunc stans », « essence

séparée »21), les phrases qui ne veulent rien dire tout en donnant l’impression de la

profondeur, le « jargon » des scolastiques22. Les clarifications sémantiques que Hobbes

présente sont en effet très efficaces, par exemple lorsqu’il distingue la loi du conseil, du pacte

et du droit23. Mais de quoi s’agit-il alors ? Définir le point ou la ligne n’implique pas les

mêmes présupposés culturels que définir le droit, la loi, la liberté ou la société. Dans le

premier cas, les mots signifient des figures spatiales sans dimension anthropologique. Dans le

second cas, ils sont enracinés dans un monde d’expériences communes. En passant de la

géométrie à la politique, la méthode perd une partie de sa « pureté » rationnelle. Non pas que

la géométrie soit dépourvue d’ancrage empirique, mais elle s’appuie sur une expérience

universalisable et se prête à l’abstraction24, alors que l’expérience sociale ne présente pas ces

garanties et reste marquée par une histoire collective particulière. Hobbes ne peut que

renvoyer à des usages linguistiques, qui sont eux-mêmes ancrés dans des pratiques humaines.

Or l’expérience est toujours l’expérience passée. S’appuyer sur elle et en faire l’élucidation

sémantique ne prépare pas Hobbes à la tâche fondatrice qu’il s’est assignée. Parce que les

distinctions conceptuelles ou les définitions reposent in fine sur une histoire, Hobbes est

contraint de se faire l’héritier de traditions, du moins d’en recueillir un legs, soit pour

l’accepter, soit pour le rejeter. Et dans ce dernier cas, il ne peut rejeter un usage qu’en lui

opposant un autre usage. Il ne peut en revanche inventer de nouveaux concepts pour une

expérience inédite. Au moment où il applique la méthode géométrique au domaine politique

pour fonder une science, il doit se faire le dépositaire, malgré lui, de l’histoire commune. Une

telle démarche doit se contenter d’introduire de la rationalité à l’intérieur du discours sur le

monde (distinguer et composer correctement des éléments qui préexistent). Ou, pour être plus

exact, elle consiste à révéler la rationalité latente de la langue. Une langue, pour Hobbes,

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résulte d’une convention. L’idée est banale, mais elle signifie chez lui bien autre chose que la

contingence d’un pacte linguistique. Car l’accent est mis, au moins dans certains passages, sur

l’ordre intrinsèque à chaque idiome, et partant, sur sa normativité et sa rationalité. Hobbes

admet évidemment que le sens des mots est arbitraire puisqu’il dépend d’une décision de

l’arbitrium des individus25 ; mais cet accord se fait sur des règles à respecter, des normes à

observer, des usages à suivre. Une langue est de nature logique. Le langage courant est

spontanément celui du bon sens et de l’ordre26. Malheureusement, certains hommes font un

usage déréglé de la langue, rendent confus des mots distincts, assemblent des termes qui

s’excluent, brouillant finalement la rationalité du discours. Lorsqu’il prétend importer la

méthode euclidienne et qu’il en fait une combinatoire sémantique, Hobbes ne propose rien

d’autre que de restaurer l’ordre du sens, celui grâce auquel l’expérience du monde retrouve sa

cohérence. Les idées confuses redeviennent claires :

De même que c’est par la décision de certains hommes et l’usage réglé qu’ils font de la langue

que le nombre 2 est appelé « deux », le nombre 3, « trois » et le nombre 5, « cinq », c’est par

leur décision qu’il se fait que la proposition selon laquelle deux et trois pris ensemble font cinq

est vraie. Pareillement, si nous parvenons à nous remémorer ce que l’on appelle « vol » et ce

que l’on appelle « tort », nous saurons, à partir de ces termes, s’il est vrai qu’un vol est un tort

ou non.27

Souvent, Hobbes pose ce qu’il appelle la « signification propre » d’un terme : « liberté »,

« corps », « église », « esprit », « royauté », « personne », etc.28 Il prétend alors recourir au

« langage courant » (common speech). Hobbes, bien entendu, décide quelle signification doit

faire loi. Il tranche parmi les usages. Cela est évident avec, par exemple, la notion de

personne, pour laquelle Hobbes fait valoir le sens romain civil (la persona de Cicéron) contre

le sens métaphysique (celui de Boèce) ou théologique (du concile de Nicée). Comme on le

voit, la rationalisation attendue par la combinatoire sémantique ne permet pas de s’affranchir

de la tradition. Son pouvoir se limite à choisir les usages qui devraient faire autorité, d’où la

caution aux « meilleurs auteurs », stratégiquement choisis. Il remet de l’ordre et de la

cohérence au sein du discours, lui permettant de construire des raisonnements rigoureux, mais

sans se défaire de l’héritage culturel. Or il est douteux que cela suffise à éteindre les germes

de conflits : à la définition que Hobbes déclare correcte, on peut toujours opposer une autre

définition, issue d’un autre usage. C’est ce que fait Bramhall en dressant la cohérence du

concept scolastique de la liberté (« la possibilité, pour un agent, de ne pas produire un effet

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alors que toutes les choses nécessaires à cet effet sont réunies ») contre la définition commune

de la liberté entendue comme absence d’obstacle, soutenue par Hobbes29.

PHYSIQUE POLITIQUE

Le fait que la méthode par définitions demeure enracinée dans les expériences passées devient

problématique lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qu’est l’État, puisqu’un tel État n’a, en réalité,

jamais existé. L’embarras dans lequel se trouve Hobbes au moment de le définir est

manifeste. En 1640, il multiplie à la fois les synonymes potentiels et les autorités :

Cette union ainsi faite est ce que les hommes appellent de nos jours un CORPS POLITIQUE –

ou société civile – et les Grecs l’appellent πόλις, c’est-à-dire une cité, qui peut être définie

comme étant une multitude d’hommes, unis en une seule personne.30

Corps politique, société civile, polis, cité, personne collective : pas moins de cinq termes pour

nommer l’État, soutenus par l’usage contemporain et l’usage grec. L’insatisfaction de Hobbes

explique qu’il modifiera sa définition dans le De cive et, une nouvelle fois, dans le Léviathan.

Il ne peut pas trouver de « signification propre » à ce terme dans les usages passés. Il est

important de remarquer que c’est au sujet de l’État que la méthode d’élucidation sémantique

achoppe. Elle peut sans doute clarifier ce que sont les droits et les devoirs, la souveraineté et

la sujétion, mais elle ne parvient pas à exposer ce qu’est l’État. C’est pourquoi Hobbes va

passer du modèle géométrique au modèle physique et mécaniste. Comprendre l’État ne

nécessite pas tant une définition, introuvable, qu’une recomposition. On peut dire que Hobbes

a progressivement pris conscience qu’il fallait, pour une théorie de l’État, abandonner une

recherche de la définition au profit d’une recherche des causes. Dans les Elements of Law, le

chapitre qui rend compte de l’institution politique a pour titre : « De la nécessité et de la

définition d’un corps politique ». Dans le De cive, le chapitre correspondant s’intitule : « Des

causes et de la génération de l’État » (et le Léviathan, synthétique, annoncera : « Des causes,

de la génération et de la définition de la République »). Cela va impliquer une nouvelle

conception de la science : non plus (seulement) une connaissance par définitions et

déductions, mais par connaissance des causes. À partir du milieu des années 1640 – c’est-à-

dire aussi entre les deux versions du De cive – Hobbes se met à adopter en effet une définition

causale et mécaniste de la science, comme Noel Malcolm l’a bien souligné31 : connaître, c’est

connaître par la cause. Le modèle géométrique est relayé par le modèle physique. Plus tard,

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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Hobbes tentera de les concilier en développant une conception constructiviste de la géométrie

elle-même : l’homme est la cause des vérités géométriques parce qu’il a lui-même tracé les

figures concernées32. Il n’importe pas ici de savoir si Hobbes parvient véritablement à

articuler les deux conceptions du savoir, ou si elles demeurent profondément incompatibles.

Mais il est crucial pour la doctrine civile de comprendre que son modèle épistémologique

n’est plus la géométrie – un système sémantique et déductif – mais la physique. Certes, le

Léviathan affirme encore que la science est d’ordre géométrique33, mais il introduit en

parallèle la conception causale34 : la science est la connaissance des effets par leurs causes, ou

des causes possibles par leurs effets35. Hobbes avait en réalité déjà réorienté l’épistémologie

de la doctrine civile lors de la réédition du De cive. Alors que la première version invoquait la

géométrie, la seconde se réclame désormais du mécanisme physique : « une chose n’est

jamais mieux connue qu’à partir des éléments qui la constituent »36. Hobbes met alors en

parallèle la formation de l’État et la construction d’une horloge. Dans l’un et l’autre cas, nous

connaissons l’objet achevé à partir des éléments qui le composent et de l’agencement des

diverses parties.

Le point qui doit retenir notre attention, dans ce passage d’une géométrie politique à une

physique politique, est que la science politique se resserre autour d’une théorie de l’État. Les

autres aspects ne justifieraient pas la nécessité de changer de modèle : ni la question de la

souveraineté absolue, ni celle des droits, ni celle des différentes formes de régimes. La

réorganisation logique suffit aussi longtemps que l’on n’interroge pas ce qu’est l’État. Pour

rendre compte de l’institution politique, en revanche, il faut en reconstituer la genèse et non

livrer sa définition.

Le changement de paradigme coïncide chez Hobbes avec la montée en puissance d’une thèse

audacieuse : l’État est une chose, un ens, une entité pourvue d’une valeur ontologique.

Implicite dès 1643, dans le De motu, cette assertion va être progressivement développée en

une ontologie politique. Hobbes va peu à peu présenter l’État comme un « corps » artificiel

analogue aux « corps naturels », dont il faut interroger la génération37. Le Léviathan en offre

la première version en distinguant l’ensemble de la philosophie naturelle – « science des

conséquences des accidents des corps naturels » – de la philosophie politique – « science des

conséquences des accidents des corps politiques ». Le De corpore accentuera quelques années

plus tard cette analogie et lui donnera toute sa signification ontologique. Il est évident qu’en

concevant l’État comme une chose, Hobbes se trouve ainsi contraint de le traiter « comme »

n’importe quelle chose matérielle, c’est-à-dire d’en expliquer la génération par ses causes.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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La méthode mécaniste demande que l’on parte des éléments pour comprendre le tout. Dans la

préface au De cive de 1647, Hobbes poursuit la comparaison avec l’horloge pour justifier sa

méthode. De même qu’on ne comprend l’horloge que si l’on démonte chacune de ses pièces

pour en saisir la fonction, on ne comprend l’État que si on le décompose en ses éléments. Un

travail de déconstruction doit donc être entrepris. Heureusement, il n’y a pas lieu de détruire

réellement l’État, il suffit de le considérer comme s’il était détruit : « il est nécessaire non pas,

certes, de dissoudre l’État, mais néanmoins de le considérer comme dissous »38. Cela justifie

la nécessité de prendre pour point de départ l’état de nature, c’est-à-dire de la condition des

hommes hors de toute institution politique, afin d’expliquer comment l’État est fondé.

La théorie de l’État est devenue le cœur de la théorie politique et elle exige le passage à une

explication par les causes. La conséquence est importante. En partant de l’hypothèse que

l’État est détruit, Hobbes fait table rase de tous les présupposés. Alors que l’élucidation

sémantique le mettait aux prises avec des usages linguistiques, donc avec la tradition, sans

possibilité de rompre avec elle, la méthode constructiviste lui permet de suspendre toute

préfiguration de ce qu’est la communauté humaine. Cette fois, Hobbes n’est plus lié à des

expériences passées, il peut envisager de reprendre la question politique ex nihilo. Tout ce qui

a historiquement formé la société et les rapports humains, toute l’épaisseur historique et

l’expérience commune se trouvent dissous in intellectu. L’abstraction de l’état de nature

entraîne ceci que ce qui a été perdu à cette occasion ne pourra plus être récupéré. La désunion

des hommes sert de point de départ. Il revient à la raison seule de retrouver les moyens de

l’union civile et de comprendre les mécanismes qui expliquent la genèse de l’État. Le passage

de la géométrie à la physique signe la rupture avec l’histoire et la culture.

Par cette nouvelle démarche, Hobbes congédie d’emblée trois sources classiques de l’union

civile : l’histoire commune, la langue et la religion, qui sont toutes trois l’œuvre du temps.

Elles sont désormais réputées prescrites pour rendre compte de l’unité d’un peuple.

L’expérience passée a d’ailleurs montré leur incapacité à unir les hommes et à les maintenir

dans la paix et la sécurité communes. À la question de savoir ce qui fait qu’un peuple est un

peuple, on ne saurait en appeler à l’existence d’une longue histoire collective qui aurait soudé

les hommes et façonné un caractère national. Les guerres civiles prouvent qu’une

communauté pourvue d’un patrimoine culturel commun peut se déchirer. L’unité linguistique

est sans doute une condition pratique indispensable, mais elle ne suffit pas à former un

peuple ; ainsi l’Écosse et l’Angleterre restent deux États distincts39. Quant à la religion, il

n’est pas possible de lui confier l’unité civile puisqu’elle suscite au contraire des schismes et

des divisions. La réforme protestante n’autorise plus aucun espoir dans le rôle pacificateur

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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que pourrait avoir la religion. Elle souligne même sa puissance séditieuse : il n’y a pas de

guerres plus féroces qu’entre sectes d’une même religion, dit Hobbes40. La tunique est

déchirée et continue de se fragmenter. Un peuple ne se définit donc ni par son histoire, ni par

sa langue, ni par sa religion. L’expérience l’a montré, la démarche constructiviste l’impose.

Partant de l’état de nature, Hobbes se trouve dans la nécessité de trouver les mécanismes

rationnels – et non les forces historiques – qui engendrent l’unité civile et l’État.

LA CULTURE ET LA GUERRE

L’état de nature est le point de départ de la doctrine civile, qui fait « comme si » la

communauté se trouvait dissoute. À défaut d’institution politique, dit Hobbes, les hommes ne

pourraient éviter de se nuire mutuellement et de devenir des ennemis les uns pour les autres.

L’état de guerre généralisée entraînerait la « destruction du genre humain »41. Trois raisons

sont systématiquement avancées : la compétition pour des biens non partageables, la méfiance

et un sens de l’honneur qui tourne en susceptibilité42. Cette anthropologie explique que,

laissés à eux-mêmes, les hommes se trouvent dans une guerre « de chacun contre chacun ».

L’état de nature n’a jamais existé ; il est – contentons-nous de cette qualité pour le moment –

une abstraction permettant de rendre compte de la genèse de l’État à partir de ses éléments.

Puisqu’il n’est pas historique, la sortie hors de l’état de nature et la fondation de l’État ne

correspondent pas davantage à des étapes chronologiques successives et à des moments

datables. La genèse proposée par Hobbes doit donc s’entendre comme une reconstitution

intellectuelle de la condition civile.

Il faut pourtant aller plus loin, car il n’est pas contingent que les hommes n’aient jamais vécu

à l’état de nature. Une telle situation est, en réalité, impossible ; c’est pourquoi elle est

davantage qu’une simple abstraction. Elle désigne une condition dans laquelle les hommes ne

peuvent pas se trouver, une situation qui ne peut pas exister en raison même de la nature

humaine et plus particulièrement de l’essence de la volonté. L’élucidation sémantique a rejeté

la notion de libre-arbitre comme absurde43. Un acte volontaire est un acte libre, mais la

volonté elle-même n’est pas libre. Nous voulons agir mais nous ne voulons pas vouloir44. La

volonté n’est pas une faculté, mais l’intention finale d’une délibération qui, après avoir

considéré alternativement les options possibles et les biens associés, s’est arrêtée sur ce qui

paraît être le choix le meilleur. Par nécessité de notre nature, nous voulons ce qui nous paraît

être un bien pour nous. Notre volonté ne peut donc se porter sur des objets qui se présentent à

nous comme des maux. Nous ne pouvons pas chercher à nous tromper, comme nous ne

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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pouvons pas chercher à nous nuire45. Puisque l’état de nature est destructeur du genre humain,

nul ne peut vouloir vivre dans une telle condition. Notre volonté nous pousse, par nécessité

naturelle, à éviter cette condition et c’est pourquoi elle ne peut pas exister, faute de

protagonistes volontaires. Cela signifie bien entendu que la nature humaine est incompatible

avec l’état de nature46 et que les hommes ont toujours vécu au sein d’États au moins

approximatifs.

Parce que la formation de l’État n’est que la reconstitution logique de communautés civiles

déjà existantes, on ne peut pas présenter la théorie politique hobbesienne comme un projet

pour l’avenir. Elle explique les mécanismes anthropologiques qui causent de tout temps

l’institution étatique. Hobbes n’oppose pas sa conception de l’État et de la souveraineté à

d’autres propositions cohérentes mais rivales. Il ne fait pas valoir la supériorité d’un type de

gouvernement contre d’autres. Il reconstruit intellectuellement les processus qui aboutissent

nécessairement à l’État, configuration qui a donc toujours existé et qui existera toujours.

Ainsi, la souveraineté absolue et indivisible ne fait pas l’objet d’une revendication, mais

d’une découverte analytique. Elle est un fait politique permanent, même si les hommes ont

souvent préféré l’ignorer. Lorsque Hobbes critique ses adversaires, il leur reproche non

seulement de ne pas être cohérents dans leurs raisonnements, mais plus profondément encore

de ne pas savoir reconnaître la réalité pour ce qu’elle est, par exemple que la sujétion est la

même dans une démocratie et dans une monarchie47, ou que dans un régime où le Parlement

peut légitimement refuser de nouvelles taxes, la souveraineté n’est pas divisée mais tout

entière dans le Parlement48.

Le rapport entre la rationalisation de la doctrine civile et la suspension de l’histoire culturelle

est donc finalement plus complexe qu’il ne pouvait paraître. La raison (anhistorique,

nécessaire et universelle) devrait être en opposition frontale avec la culture (historique,

contingente et particulière). Or tel n’est pas le cas. Lorsque la rationalisation prend les traits

d’une élucidation logique et sémantique, sous le parrainage d’Euclide, elle ne peut que

réordonner l’expérience commune déposée dans le discours. Lorsqu’au contraire elle adopte

le modèle naturaliste et mécaniste de la physique, elle n’est pas anhistorique mais

panhistorique, elle construit non une utopie à concrétiser mais le modèle de ce qui a toujours

déjà été réalisé. Ni la géométrie politique, ni la physique politique ne permettent de rompre

avec l’histoire et la culture. Dans le premier cas, la rationalisation est en quelque sorte

insuffisante parce qu’elle prend appui sur l’expérience passée et sur le discours qui la prend

pour objet. Dans le second cas, c’est au contraire l’expérience passée qui se voit reconduite à

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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des mécanismes rationnels et universels. Cela ne permet en aucune façon à Hobbes d’engager

l’avenir dans une direction inédite.

Une autre conséquence de la méthode constructiviste est de naturaliser l’État. Celui-ci n’est

que le produit de pactes humains, déterminés par des volontés, elles-mêmes nécessitées par

leur nature qui consiste à éviter le mal et à rechercher le bien. L’intervention humaine ne

change rien à la naturalité de l’État puisque l’homme est lui-même un être naturel. La

comparaison entre l’horloge et l’État va d’ailleurs dans cette direction. Des lois naturelles –

physiques et psychologiques – rendraient intégralement compte des mécanismes à l’œuvre et

les rapports de causes et d’effets appartiendraient de plein droit à la philosophie naturelle. La

distinction entre la nature et l’artifice deviendrait purement nominale, l’artifice désignant

l’objet fait de mains d’hommes, sans hiatus ontologique avec le reste des étants. Ils sont

intentionnels, au contraire des corps que la nature produit spontanément, mais les volontés qui

président à leur formation sont elles-mêmes des accidents naturels de corps naturels, les

hommes. De l’état de nature à l’État civil, il n’y a pas de passage, mais des processus

anthropologiques universels et toujours déjà aboutis. Cette interprétation naturaliste de l’État

peut s’autoriser de plusieurs déclarations de Hobbes, qui en parle comme d’un artefact, dont

l’homme est à la fois la matière et l’ingénieur (et parmi des textes, il y a, bien sûr,

l’introduction du Léviathan). Mais elle est incompatible avec d’autres passages où Hobbes

soutient au contraire que les corps naturels (c’est-à-dire les corps physiques, ceux dont les

mouvements s’expliquent par des lois physiques, y compris les artefacts) sont d’un tout autre

genre que les corps civils (c’est-à-dire ceux qui résultent exclusivement des volontés humaines

et de leur accord). Cela signale sans doute les limites de l’interprétation mécaniste et

naturaliste de l’État.

Mais outre ces problèmes textuels, la physique politique soulève deux questions essentielles.

La première concerne le sens du projet de Hobbes : si sa théorie explique ce qui a toujours

déjà existé, quelle amélioration peut-il espérer pour l’avenir ? La seconde a trait au passé : si

les mécanismes ont toujours déjà eu lieu, comment se fait-il que les États aient été si fragiles,

si précaires et instables jusqu’à présent ?

À la première question, il faut répondre que Hobbes escompte raisonnablement que son

travail théorique permettra un progrès de la situation politique concrète. Il ne propose pas,

nous l’avons souligné, une autre structure politique que celle qui a toujours existé (puisqu’elle

est la seule possible), il se contente de l’expliquer, donc d’élucider le sens et la légitimité des

institutions politiques telles qu’elles sont nécessairement. Ce travail s’adresse à un public.

Hobbes a manifesté régulièrement son souhait de voir sa philosophie politique diffusée dans

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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les Universités, afin que les jeunes gens de la noblesse en soient éclairés, qu’ils en répandent à

leur tour les lumières auprès de leurs proches et que finalement la grande majorité du pays en

deviennent instruits. Hobbes ne se préoccupe pas d’une victoire intellectuelle auprès des seuls

savants, car ceux-ci ne sont à ses yeux que les relais de doctrines bonnes ou mauvaises qui

touchent en fin de compte le peuple tout entier. Il ne s’agit pas d’organiser une propagande à

grande échelle, mais bien plutôt de mettre en place une sorte d’instruction civile. Les sujets

ont une idée confuse de cela même qu’ils ont voulu, confusion entretenue par un certain

nombre de personnes qui ont un intérêt à favoriser la désobéissance au souverain à leur profit

personnel. Ils vivent dans une relative incohérence. Le dessein de Hobbes n’est rien d’autre

que la tentative de dissiper ces brumes de vérité49, de déchirer les fausses apparences et de

remettre chacun en cohérence avec lui-même. De là, la comparaison entre un acte délictueux

et une proposition absurde50. La reconstitution théorique de l’État civil est donc en quelque

sorte performative. Elle n’est ni une utopie qui projetterait un avenir essentiellement différent

du passé, ni un constat impuissant de l’expérience politique instable que les hommes ont

connue jusqu’à présent. L’explication rationnelle des mécanismes moraux et politiques à

l’origine des institutions permet à chacun de comprendre ce qu’il a de tout temps voulu et

faire reconnaître les droits et les devoirs respectifs des souverains et des sujets. Puisque la

volonté se porte par nature vers ce qui paraît bon, la philosophie doit faire apparaître que

l’État est ce bien que chacun ne peut que désirer sans se contredire, ce bien pour lequel il s’est

d’ores et déjà décidé au moins de façon implicite. Les œuvres de Hobbes ont ainsi une

fonction pédagogique, qu’il juge suffisamment efficace pour pouvoir soutenir, dès 1656,

qu’elles ont déjà permis à un bon millier d’individus de retrouver la voie de l’obéissance

civile !51

Il reste cependant à savoir pourquoi il est nécessaire d’expliquer aux hommes ce qu’ils ont

voulu faire. En d’autres termes, si l’institution de l’État existe de tout temps, on comprend

mal les raisons qui font qu’elle a été jusqu’à présent si peu aboutie, pourquoi les dissensions

n’ont cessé de la saboter. Pourquoi la confusion avant la clarté, pourquoi l’erreur avant la

vérité ? La naturalisation de l’État impliquée par le modèle mécaniste devrait signifier que les

hommes achèvent spontanément ce qu’ils entreprennent. Quel péché originel est donc venu

perturber la mise en œuvre des pactes fondateurs ? L’analyse qui précède conduit à distinguer

deux époques : une première où les États ont été troublés par des insurrections, des

contestations et des guerres civiles, une seconde où les États connaîtront la paix grâce à

l’éducation générale des esprits à la vérité politique. Comment comprendre que les États

n’aient pas été parfaitement bâtis dès leur commencement ?

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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Il n’y a pas en vérité deux époques mais trois. Il faut faire place, en effet, à une époque

originelle où les États auraient été florissants avant d’être hésitants. L’existence de cet âge

d’or est requise par le modèle mécaniste qu’emploie Hobbes. Si tout s’enchaîne

nécessairement et naturellement « de » l’état de nature « à » l’institution politique, alors il faut

bien que l’État, sauf perturbation extérieure et seconde, soit pleinement achevé. On trouve peu

de traces d’une telle condition originelle dans les textes de Hobbes et c’est pourquoi elle passe

souvent inaperçue. Le passage le plus explicite se situe dans l’Historia ecclesiastica, un texte

polémique contre le pouvoir ecclésiastique et sa funeste influence à travers l’histoire. Hobbes

y présente l’histoire de l’humanité depuis l’enfance de la politique jusqu’aux développements

ambivalents de la civilisation occidentale. À l’origine, soutient-il, les hommes vivaient

spontanément en paix les uns avec les autres :

Il y a longtemps, la sagesse présentait un seul et même visage dans le monde entier : connaître

et aimer le droit de sa patrie. C’est ce que la nature enseignait, maîtresse plus expérimentée que

l’art, elle qui ordonnait à chacun de rechercher son intérêt. Pour leur propre salut, donc, de

nombreux petits hommes se sont assemblés pour former un grand homme de telle sorte qu’en

employant les forces réunies de tous, celui-ci repousse l’ennemi commun et organise la paix et

la justice à l’intérieur.52

Ces quelques lignes articulent la nature et l’art d’une manière surprenante pour un lecteur de

Hobbes. L’époque bénie de ces temps immémoriaux se plaçait sous la loi de la nature et non

sous l’impulsion de l’artifice. Il n’y a cependant pas lieu d’y voir une version alternative de

l’état de nature. La métaphore des petits hommes qui forment un magnus homo en

s’assemblant est évidemment un souvenir de l’introduction du Léviathan et souligne que

Hobbes n’a pas eu l’intention de décrire une condition de paix précontractuelle. À l’origine,

les hommes vivaient donc bien dans des États institués. À cette époque comme plus tard, ils

ont donc évité l’état de nature, dont on est conduit à penser que même alors, il aurait été un

régime d’hostilité généralisé. Hobbes ne déclare pas que les hommes étaient, au

commencement de l’histoire, enclins à s’aimer mutuellement ou susceptibles de s’entendre

par eux-mêmes en une sorte d’anarchie ordonnée, mais qu’ils suivaient la voie que leur raison

naturelle leur indiquait. En ces temps, l’État apparaissait avec évidence comme l’instrument

de leur salut et chacun obéissait donc volontiers au souverain. Rien n’offusquait alors leur

intérêt bien compris. Cela confirme clairement la conclusion mentionnée auparavant : le

modèle constructiviste implique que l’État existe spontanément et naturellement, quand bien

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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même des pactes sont rendus nécessaires pour lui donner naissance. L’artifice n’est qu’une

phase seconde de la nature, le détour qu’elle met en œuvre pour obtenir la paix. L’art dont

Hobbes dit ici qu’il serait moins expérimenté que la nature ne désigne pas l’institution

politique, mais le raffinement culturel, l’ingéniosité de l’esprit éclairé, sans doute la

philosophie.

Du point de vue anthropologique, les hommes d’alors étaient sensiblement différents de ceux

qui leur succédèrent, une fois que la science et les arts se sont mis à se répandre. La sagesse

présentait un visage unique dans le monde entier parce que les hommes étaient profondément

semblables les uns des autres. C’est en effet l’éducation, le savoir et la complexification des

enjeux du discours (se remémorer, communiquer, impressionner, s’impressionner, manipuler,

condamner et glorifier) qui va engendrer une diversité morale et intellectuelle : « Il est rare

que la nature elle-même fasse les hommes particulièrement bons ou particulièrement

méchants, particulièrement sots ou intelligents. Quelque maître achève l’œuvre

commencée. »53 L’origine de l’humanité se caractérise avant tout par l’uniformité des profils

humains et une étonnante neutralité morale, situation qui sera définitivement révolue avec

l’apparition de la culture. L’absence de savoir n’était certes pas totale puisque les pactes civils

rendent nécessaire de supposer le langage acquis, celui-ci étant la marque qui éloigne

l’homme très au-dessus de l’animal54. Mais l’accroissement des dispositions naturelles était

limité parce que placé sous la loi de la paix à réaliser. On ne pensait que pour obéir.

La politique des premiers temps est fondée sur la nature humaine. C’est une affirmation qui

ne sera plus vraie ultérieurement. À cette époque, l’unité civile s’enracine dans l’uniformité

anthropologique, elle n’est que sa reproduction au niveau institutionnel. Il est alors impossible

de distinguer des variations significatives entre les individus, de même qu’il est impossible de

remarquer des différences qualitatives entre les États qui recouvrent la terre. Les marqueurs

nationaux sont inexistants. Dans la mesure où l’uniformité prédomine, chacun voit en autrui

son semblable et l’incertitude relative à ses intentions disparaît. C’est pourquoi les motifs

d’ériger une institution politique ne sont pas tout à fait les mêmes qu’ils ne seront ensuite. La

crainte de rencontrer un homme plus agressif que de coutume – crainte qui engendre la

méfiance et qui légitime l’attaque préventive – n’a pas lieu d’être quand nul n’a le désir de

nuire à autrui. L’orgueil lui-même semble devoir être peu développé dans ces conditions.

C’est donc avant tout l’impossibilité de partager des biens indivisibles mais également désirés

– une raison économique – qui transformerait l’état de nature en état de guerre de chacun

contre chacun. L’État originel est une institution rationnelle motivée par des problèmes de

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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propriété. Par contraste, le problème de l’union civile se posera en termes de pluralité et de

diversité humaine dont l’enrichissement du langage est la cause immédiate :

La nature, en elle-même, ne peut se tromper. Mais à mesure que les hommes disposent d’un

langage plus riche, ils deviennent plus sages ou plus fous qu’on n’est ordinairement. Sans

l’usage des Lettres, il n’est pas possible de devenir remarquablement sage, ou […]

remarquablement sot.55

La diversification des mœurs et des caractères qui accompagne le développement du langage

en ses deux aspects (logique et rhétorique) introduit une variété anthropologique sans

précédent. Hobbes n’insiste pas sans raison sur l’irréductible diversité humaine dans ses

traités politiques56. Elle modifie le problème politique de deux manières. Tout d’abord, elle

engendre la méfiance qui devient le motif prépondérant de la guerre de chacun contre chacun

à l’état de nature. Prépondérant parce que si la rivalité économique vise le profit et si la fierté

vise la réputation – deux objectifs qui alimentent les conflits –, la méfiance s’inquiète

directement de la sécurité personnelle57. En second lieu, la pluralité humaine ne permet plus

d’imaginer l’union civile à partir d’une nature humaine uniforme. L’unité recherchée devra

proprement être inventée puisque plus rien dans la nature, désormais, n’en fournit le principe.

La politique a donc précédé la philosophie et n’en a été que plus prospère. Les hommes

résolvaient des problèmes, ceux que soulevait leur condition naturelle, plutôt qu’ils ne

répondaient à des questions ; ils raisonnaient juste, convenaient ensemble d’obéir à un

souverain et lui obéissaient en conséquence. Le geste était naturel, à l’image de l’État lui-

même. On ne venait pas troubler la raison par des discussions subtiles : « avant que des

questions de ce genre ne commencent à être agitées, les chefs ne réclamaient pas le pouvoir

suprême, ils l’exerçaient »58. Ce fut à la fois l’âge d’innocence et l’âge de raison de la

politique. Le modèle constructiviste appliqué à la doctrine civile, faut-il le rappeler, exige que

les institutions se soient mises en place de manière mécanique et appropriée, qu’à l’origine,

donc, l’État ait été parfait et naturel. La philosophie politique de Hobbes n’a pas pour objectif

de concevoir un autre État que celui qui a initialement existé, mais de le restaurer après les

remises en questions qui l’ont ensuite fragilisé. De manière paradoxale, c’est un projet

éminemment conservateur, même s’il faut entendre, par là, la volonté de retrouver la vigueur

politique des origines, affaiblie tout au long de l’histoire humaine. L’époque à venir ne pourra

cependant pas être une répétition de l’origine. La raison peut retrouver ses droits, mais

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l’innocence perdue ne peut être reconquise. L’État futur sera donc porté par une conscience

inédite des possibilités de mépris de l’autorité et de la nécessité de les devancer.

Si une histoire tripartite satisfait les exigences d’une physique politique, il reste à comprendre

pourquoi l’État originel ne s’est pas maintenu dans sa perfection naturelle et pourquoi

l’humanité est entrée ensuite dans la voie calamiteuse de la civilisation, avec ses bons et ses

moins bons aspects. De ce point de vue, il importe de saisir que l’État originel, malgré son

plein achèvement, était condamné à se corrompre. À strictement parler, il ne contenait pas le

germe, mais la cause de son propre déclin. Si en effet la politique est antérieure à la

philosophie et à la culture, c’est parce qu’elle en est la condition nécessaire et suffisante.

Aussi, la philosophie ne peut pas manquer d’apparaître là où des États ont été institués :

C’est le loisir qui enfante la philosophie ; et c’est la République qui enfante la paix et le loisir.

Là où débutèrent de grandes et florissantes cités, là débuta l’étude de la philosophie. Les

gymnosophistes de l’Inde, les mages de Perse et les prêtres de Chaldée et d’Égypte sont

comptés parmi les plus anciens philosophes : or ces pays furent les royaumes les plus anciens.

La philosophie n’avait pas encore fait son apparition chez les Grecs […].59

La philosophie n’est donc pas grecque et en destituant Athènes et Socrate de leur titre de

fondateur, Hobbes est en situation d’élargir l’histoire de la pensée politique à l’ensemble des

cultures connues. Il peut rendre compte de leur évolution et de leur diversification. La version

la plus riche qu’il en donne se trouve une nouvelle fois dans l’Historia ecclesiastica. Hobbes

y explique l’histoire de la civilisation humaine, son essor inévitable depuis le creuset

pacifique des premiers États, l’apparition du savoir et l’éducation inégale des hommes,

l’instrumentalisation de la science à des fins de domination, les prêtres et les clercs

entretenant la superstition du peuple et fragilisant l’autorité civile. L’État originel ayant en

effet établi la paix, « les rois y gagnèrent de la force et le peuple du loisir, et le loisir fut

l’origine des arts libéraux. Alors, émerveillés par le ciel et les astres, est né le désir de

chercher ce qu’ils font et vers quel lieu ils se précipitent »60. La curiosité fut d’abord dirigée

vers le ciel puis vers la nature tout entière: « de là apparu tout d’abord l’art utile des

astronomes, rejeton du pur esprit ». L’astronomie est la première forme du savoir ; ceux qui

en sont pénétrés se distinguent déjà des autres hommes par leur savoir. L’inégalité des

conditions naît du degré variable de connaissances des uns et des autres. Ce savoir est tout

d’abord un pouvoir sur la nature : capacité à s’orienter et à prévoir. Très vite, il devient un

pouvoir sur les ignorants : « lorsque cet art prédisait l’heure exacte des éclipses du Soleil ou

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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de la Lune, l’événement provoquait la foi. S’il montrait quand et en quel lieu du ciel un astre

apparaîtrait, et s’il lui donnait un nom, quelle n’était pas la stupeur de ces bipèdes, comme ils

estimaient l’astronome ! Un partenaire de Dieu, croyaient-ils ! »61. La crédulité du peuple est

exploitée par des personnes qui sont d’abord des savants avant de devenir des imposteurs.

Bientôt, ils ne prétendent plus seulement prévoir des phénomènes, mais prédire l’avenir des

uns et des autres62. L’astronomie a accompli sa mutation en astrologie, suivant une

chronologie assez paradoxale. La domination des astrologues s’exercent sur les rois autant

que sur les sujets et l’autorité civile est en diminuée. Telle fut l’origine des États historiques,

toujours affaiblis par des castes de savants réels ou prétendus. L’Éthiopie est, selon Hobbes

(qui suit lui-même Diodore Sicile), l’État qui le premier a été victime de l’usurpation

d’autorité par des astrologues devenus prêtres :

Quel était le régime des Éthiopiens ? À qui appartenait le pouvoir souverain ? Au roi seul ou au

peuple ?

Il appartenait au roi nominalement, mais des sophistes gouvernaient, ces trompeurs que nous

avons appelés les astrologues. Pleine de stupeur, ignorante et effrayée par l’avenir, la plèbe

croyait qu’ils conversaient avec les dieux. C’est pourquoi elle voulut qu’ils élisent leurs rois,

voulant elle-même être gouvernée par les dieux seuls.63

Le récit des événements éthiopiens est archétypique de ce qui s’est déroulé ensuite dans toutes

les civilisations humaines et, en particulier, de la scandaleuse emprise que le clergé romain a

eue sur les esprits en Europe. Tous les peuples ont eu à subir un sort globalement similaire,

même si tous n’ont pas eu l’heureuse opportunité de voir leur roi, comme Ergamène en

Éthiopie, finir par se révolter contre la caste ecclésiastique et restaurer son autorité64. Dans la

suite du texte, Hobbes rend compte de la diffusion du savoir dans le monde. Il atteint

l’Égypte, l’Assyrie, la Chaldée, la Palestine, la Grèce et finalement Rome. La civilisation se

particularise en traversant les différentes nations, les savoirs, les cultes, les arts distinguent

désormais des peuples jusqu’alors très semblables. Le discrédit de l’autorité civile est à peu

près la seule chose que les États partagent maintenant. Mais le mode de déstabilisation n’est

pas toujours identique en raison des caractères nationaux. Ainsi, les Éthiopiens ont été

victimes de faux prophètes par ignorance, tandis que les Hébreux formaient une « nation

avide prophètes », raison pour laquelle la royauté sacerdotale que Moïse initie et qui donne en

droit le pouvoir aux grands-prêtres a en fait été exercée par les prophètes65. Et parce que les

Athéniens étaient tous également bonimenteurs, ils n’ont jamais pu être les dupes de faux

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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prophètes66. Cela ne signifie pas qu’ils ont échappé aux pathologies civiles, puisque la culture

philosophique elle-même est devenue le véhicule d’une critique décisive du pouvoir comme

tel. Sous les aspects d’un anti-royalisme viscéral, elle a en réalité alimenté le rejet du politique

lui-même67. Le résultat du progrès culturel est que l’État, qui demeure la forme unique et

universelle de l’institution politique, a été affecté par des remises en question variées de

l’autorité civile. Une erreur de perspective nous fait prendre la variété des déformations

politiques pour une diversité des formes politiques.

L’histoire de la civilisation humaine est ambivalente. La connaissance a toujours fini par être

un instrument de domination et à ce jeu, l’apparence de savoir devient plus importante qu’un

savoir authentique. En Occident, les esprits ont été sculptés, de génération en génération, par

la vaine philosophie de l’École, qu’il s’agit donc de déconstruire pour restituer la vérité du

politique par la force de la raison. La philosophie politique ne croît pas depuis la philosophie

générale ; elle se dresse contre elle au sens où elle dénonce ses prétentions à élever la vérité

au-dessus de l’autorité. Philosophie et politique se distinguent normalement par leurs

domaines séparés ; à la première reviennent toutes les questions qui n’ont aucun impact sur la

paix sociale, celles qui n’engendrent pas de conflits intellectuels, toujours susceptibles de se

transformer en affrontements plus violents. À la seconde, il revient au contraire de trancher

toutes les questions indécidées, qui appellent un tiers arbitre, une autorité qui décrète non pas

ce qui est vrai, mais ce qui fera loi. Hobbes donne l’exemple d’un enfant né difforme :

puisque la question de savoir s’il est ou non un être humain ne reçoit pas de réponse

incontestée des savants, c’est que la vérité n’est pas absolument claire. Une décision politique

en jugera donc, émanant de celui qui en a le droit, le souverain. Cependant, si l’on peut ainsi

délimiter les domaines légitimes de la philosophie et de la politique, la première a une

fâcheuse inclination à empiéter sur la seconde. Elle s’érige en juge de problèmes qui sont, en

l’état de ses moyens, insolubles et provoque des conflits alimentés par l’arrogance des

philosophes. Surtout, le caractère impérieux de la vérité s’accommode mal de l’autorité civile.

Sous couvert de philosophie, les hommes instillent toute une série d’opinions séditieuses dont

Hobbes dresse la liste à trois reprises. Elles visent toutes à affaiblir la légitimité du souverain :

1) les hommes ne devraient rien faire contre leur conscience, 2) les souverains sont assujettis

aux lois, 3) la souveraineté est divisible, 4) les sujets détiennent une propriété indépendante de

l’autorité civile, 5) le peuple est distinct du souverain, 6) le tyrannicide est légitime, 7) les

sujets sont capables de distinguer le bien du mal par eux-mêmes, 8) la sainteté provient de

l’inspiration divine68. La philosophie politique est en quelque sorte une méta-philosophie : elle

énonce cette vérité que, sur les sujets qui jouent sur la paix et la sécurité, l’autorité est

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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supérieure à la vérité. Elle est cette philosophie qui remet la philosophie à sa place, cette

vérité qui évalue la vérité. Elle ne peut cependant accomplir sa tâche qu’en raison de son

caractère philosophique, ce qui suppose que la vérité qu’elle énonce fasse exception à la règle

qu’elle formule : elle fait par elle-même autorité. Ce ne serait plus le cas, par exemple, si un

philosophe croyait pouvoir se prononcer sur telle ou telle forme de gouvernement, puisqu’il se

mêlerait de discuter un choix déjà légitimement tranché par l’État dont il est le sujet obéissant.

Les esprits ont été jusqu’à présent griffonnés d’opinions absurdes, potentiellement séditieuses,

parfois directement contraires à l’obéissance civile. Hobbes emploie à plusieurs reprises cette

métaphore de la page blanche sur laquelle les rhéteurs ont gravé des maximes dangereuses. Il

faut effacer l’ardoise et réécrire sur cette page le texte vrai et universel du politique :

Si j’avais écrit, comme sur une table rase, dans des cœurs purs, j’aurais pu être plus bref […].

Mais comme je savais que les esprits avaient auparavant été barbouillés de doctrines contraires,

j’ai pensé devoir expliquer tout cela plus longuement […] Les maux de cette sorte doivent être

supprimés de la même manière qu’ils sont nés. C’est peu à peu que les esprits des citoyens

avaient été infectés par la politique et la philosophie des écrivains païens. Aussi est-ce en

prêchant, en écrivant, en discutant, qu’il faut effacer cette encre démocratique. Comment cela

pourrait-il être fait, sinon par les Universités, je ne le vois pas.69

La raison ne dresse sa puissance logique que pour introniser le pouvoir politique. L’État est

l’édifice rationnel qui justifier le principe de la souveraineté et qui notifie l’obligation d’obéir.

Parce qu’il est un produit de la raison et de la nature, l’État est par ailleurs universel. Si la

philosophie politique vainc les préjugés désastreux qui ont essaimé à travers le monde, elle

détruira sur son passage les dispositifs à chaque fois singuliers qui ont affaibli, çà et là,

l’autorité civile. En d’autres termes, l’uniformité politique des origines sera restaurée. Chaque

nation pourra conserver ses traits propres, mais le monde sera couvert d’États similaires.

L’hypothèse initiale semble ainsi se vérifier. L’État exerce une double domination : celle,

interne, de la souveraineté, et celle de son exclusivité. Il n’y a d’ailleurs rien de plus

bénéfique à un État qu’un autre État, car les guerres entre nations naissent avant tout de

malaises internes. Et Hobbes, dont on ne relève pas assez l’optimisme, va jusqu’à envisager

une paix universelle70.

LA RATIONALITE INACHEVABLE DE L’ÉTAT MODERNE

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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Nous avons jusqu’à présent suivi Hobbes dans son entreprise de rationalisation de la théorie

politique. Elle consiste à se débarrasser de tout ce que la culture des nations a griffonné dans

les esprits des hommes pour y écrire une nouvelle page, celle de la raison politique et de la

vérité scientifique. La doctrine civile ne peut s’affranchir de la culture qu’en se dotant d’une

ontologie politique – l’État est un ens – et d’une épistémologie constructiviste – l’État résulte

de mécanismes anthropologiques. Cette physique politique implique une naturalisation de

l’État, et par conséquent l’existence d’une vie politique originelle, immémoriale, où les États,

bâtis sur des conventions, étaient vigoureux. Cette condition bénie était pourtant condamnée à

périr : en offrant aux hommes le loisir de s’émerveiller et de s’instruire, les États ont enfanté

le serpent qui devait les mordre. Ce fut le commencement de la civilisation, qui correspond du

point de vue politique, à une fragilisation généralisée du pouvoir, modulée selon les nations.

La philosophie politique est devenue nécessaire pour clore cette histoire et ouvrir le règne de

la raison. L’État souverain retrouverait ses droits et l’uniformité politique perdue depuis

l’origine serait reconquise.

Cette reconstitution rationnelle de l’État parvient-elle cependant à ses fins comme il a été

présupposé jusqu’à présent ? Il faut suivre le raisonnement pas à pas pour apercevoir un

inachèvement principiel. À l’état de nature les hommes sont désunis, leurs volontés sont

divergentes et la guerre de tous contre tous inévitable en raison du droit que chacun a sur

toutes choses. Cette saturation juridique appelle une instance distributive qui accordera à

chacun un droit propre. Il convient donc que chacun renonce à la très grande majorité de ses

droits. Cette déflation des droits individuels les rendra mutuellement compatibles et éteindra

les sources de conflits. Cette distribution appelle une garantie, donc une autorité qui en règle

la mise en œuvre et qui la garantisse. C’est la raison d’être des conventions instituant le

souverain. Chacun transfère son droit sur toutes choses à un individu (ou à une assemblée) de

telle sorte que celui-ci puisse employer les forces et les ressources des sujets pour accomplir

cette tâche distributive, sous le nom de justice, et maintenir la paix et la sécurité commune à

l’intérieur et à l’extérieur. Le souverain doit détenir simultanément un droit illimité et une

puissance irrésistible. Son droit provient des pactes, qui pour être valides exigent la garantie

d’une instance coercitive. Il faut donc que les pactes produisent et le droit et la puissance qui

protège ce droit. On appelle pouvoir politique leur conjugaison inséparable (potestas = jus +

potentia). Ainsi, la légitimité des pactes suppose leur efficacité : il serait déraisonnable de

m’engager à renoncer à mes droits originels si les autres ne renoncent pas aux leurs, ou plus

exactement si je n’ai pas la garantie qu’ils respecteront leurs engagements. Les conventions

seraient nulles s’il s’avérait que le souverain, qu’elles sont censées ériger, restait fragile ou

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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impuissant. À défaut de produire leur propre garantie, les pactes seraient immédiatement

annulés et les hommes retourneraient à l’état de nature.

Or les mécanismes destinés à produire la souveraineté semblent bien échouer à réaliser cet

objectif, ce qui est manifeste quand on lit les passages concernés. Dans les Elements of Law,

Hobbes conçoit d’abord le pacte comme un transfert de forces au bénéfice du souverain :

chacun « abandonne sa force et ses moyens au profit de celui envers qui il fait la convention

d’obéir »71. Le souverain, par la terreur qu’inspire cette capacité à employer « tous leurs

moyens et toute leur force », est capable de « former la volonté de tous à l’unité et à la

concorde ». Malheureusement, Hobbes est amené à corriger cette formule inexacte : « parce

que nul ne peut réellement transférer sa propre force à un autre, ou cet autre la recevoir, il faut

comprendre que transférer sa puissance et sa force n’est pas autre chose que de se défaire ou

de se dessaisir de son droit propre de résister au bénéficiaire du transfert. »72 Il n’y a

finalement aucun transfert de droit ou de forces au profit du souverain, si l’on entend par

transfert un déplacement ou une communication. En toute rigueur, le souverain n’a de forces

propres que le siennes, individuelles. Lorsqu’on dit qu’il détient une puissance irrésistible, on

entend par là qu’il peut mobiliser les forces (policières, militaires, administratives,

financières, etc.) de ses sujets pour faire appliquer ses commandements. Il ne gagne pas de

forces propres, mais soulève et oriente les forces des autres. Ce qui suppose qu’il ait obtenu le

moyen d’employer ces moyens ; mais quel pourrait être ce moyen-là, de quel levier dispose-t-

il ? Il peut ordonner, encore faut-il que les sujets acceptent de lui prêter assistance. En cas

contraire, il demeure impuissant. Tel était le problème du roi James I, devenu incapable de se

faire obéir de ses soixante mille soldats73. Les pactes ne produisent donc pas de puissance

souveraine. Pis, ils ne communiquent pas davantage des droits nouveaux à celui qui est censé

commander. Cela provient du fait qu’à l’état de nature, chacun a un droit illimité sur toutes

choses. Ce droit illimité ne peut évidemment pas s’enrichir. Il peut en revanche s’appauvrir

par renoncement à son propre droit. Les pactes originels ont donc cet effet que tous, sauf le

souverain, renoncent à leur droit illimité. On peut donc dire que celui-ci détient un droit

considérablement plus étendu que les autres, mais il ne fait que conserver son droit initial

alors que tous les autres y ont renoncé. Le « souverain » garde donc paradoxalement ses

forces et son droit originels, sans rien acquérir de plus. Les engagements mutuels se résument

à l’obligation de ne pas résister à cet homme ou à cette assemblée qui a été exempté, seul, de

toute obligation. Or l’engagement n’est valide que s’il est efficace. Le souverain n’ayant pas

le pouvoir de faire respecter les pactes fondateurs, ceux-ci s’annulent sur le champ.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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Les Elements of Law s’achèvent donc sur un vain engagement à ne pas résister au souverain.

Le De cive ne proposera pas d’autres mécanismes – il n’y en a pas d’autres – et s’avancera

dans la même aporie74. Cet échec est celui de la logique contractualiste, selon laquelle l’État

aurait pour cause des pactes et des conventions humaines. C’est donc le modèle mécaniste lui-

même qui est en question. De quelque manière qu’on s’y prenne, chacun demeure avec ses

forces propres et son droit propre, bien que le droit propre des sujets ait été réduit. Et

pourtant, il faut que chacun veuille ce que le souverain veut. L’erreur est d’avoir interprété

cette subordination comme un simple assujettissement. Le génie de Hobbes est d’avoir alors

compris que puisque ni la force, ni le droit ne peuvent circuler d’un individu à un autre, c’est

le propre qui devra le faire. Il va lui falloir trouver une solution pour que l’acte « du

souverain », soit l’acte « des sujets », que l’imputation puisse se transporter de l’un aux

autres. Le secret de l’État moderne ne réside pas dans la domination (tout à fait réelle au

demeurant) mais dans l’identification principielle des citoyens au souverain. On quitte, ici, la

physique politique et ses explications causales. L’union civile a besoin d’un schème

d’identification – un moyen pour que l’autre soit le même – bien plus que de mécanismes.

Cette découverte apparaît pour la première fois dans le De cive sous la forme de la

lieutenance :

Un ÉTAT, par conséquent (pour le définir) est une personne singulière, dont la volonté, en vertu

d’un pacte entre plusieurs hommes, doit tenir lieu de leur volonté à tous, afin qu’elle puisse

employer les forces et les facultés individuelles à la paix et à la défense communes.75

Le souverain, ajoute-t-il, est « celui dont la volonté tient lieu de la volonté de tous ». Cette

lieutenance signifie que « mon » acte n’est pas toujours « mon » acte, par exemple lorsque

j’obéis à un ordre que j’estime immoral. La faute incombe alors au souverain, non à moi76. À

l’inverse, il serait absurde de protester contre une décision du souverain, car ce serait protester

contre « ma propre » décision, en vertu de la lieutenance. Cette reconnaissance que ce que le

souverain fait, c’est moi qui le fais en quelque sorte, peut paraître plus faible qu’un dispositif

coercitif ; elle est au contraire infiniment plus efficace, elle est même la seule chose à être

productive. Cela recentre la question de la fondation de l’État sur la capacité qu’aurait le

souverain à mobiliser les volontés individuelles, c’est-à-dire à faire reconnaître sa volonté

comme étant celle de ses sujets, tous et chacun. L’unité de la volonté du souverain engendre

ainsi l’unité des volontés particulières, celle de la multitude devenue peuple. Hobbes en tire la

conclusion, qu’il juge lui-même paradoxale, que le souverain « est », en quelque sorte, le

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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peuple lui-même. Celui-ci n’a d’existence, d’unité, de volonté et de droit propres que par le

truchement d’une instance distincte. Il n’est lui-même qu’en autrui, ne veut qu’à travers la

volonté du souverain : « en tout État, c’est le peuple qui règne. Même dans les monarchies, le

peuple est souverain : le peuple en effet veut par la volonté d’un seul homme »77. Au moment

où l’État invente la propriété comme titre juridique, il déjoue ce que le propre désigne de plus

intime : la personne, sa volonté, ses actes.

L’idée de lieutenance mise en avant en 1642 reste cependant trop indéterminée. Considérée en

elle-même, elle signale une forme de vicariat sans situer les protagonistes, ni définir le sens

qu’emprunte l’identification. Cette imprécision est gênante car on peut, généralement,

imaginer toutes sortes de lieutenance. L’incarnation en est une, or, comme nous avons tâché

de le montrer dans de précédents travaux78, la théologie politique médiévale est

essentiellement une politique de l’incarnation. Cela signifie que la communauté est configurée

à partir d’un schème d’inclusion réciproque dérivé de l’événement christique. De même que

le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, de même le roi est dans le royaume, et le

royaume dans le roi. L’image du « corps politique » traduit cette union où tous sont membres

les uns des autres, membra altera alterius. L’incarnation est une forme de lieutenance, bien

distincte de la représentation. Quand un acteur « incarne » un personnage, il se glisse à

l’intérieur de ce personnage en même temps qu’il se laisse porter par lui. Quand un comédien

« représente » un personnage, il endosse un rôle vis-à-vis duquel il maintient une certaine

distance. L’incarnation noue, tandis que la représentation dénoue. Dans les deux cas, l’Autre

tient lieu du Même, mais selon des configurations distinctes. Ce sont des schèmes variés, qui

rendent possible de penser l’identité dans la différence, donc aussi bien l’unité d’une pluralité.

En rationalisant la doctrine civile, et en adoptant une épistémologie constructiviste, Hobbes a

mis en suspens l’ensemble de la culture occidentale, y compris le schème incarnationnel qui a

façonné la théologie politique médiévale. Il n’a rien voulu présupposé de ce qui forme la

communauté humaine ou l’union civile et il a tenté de reconstituer l’État en établissant ses

causes anthropologiques, les conventions. Ce travail permet de comprendre pourquoi les

hommes sortent, de toute nécessité, de l’état de nature, mais non comment ils entreraient dans

la communauté civile. Leur nature contraint les hommes à conclure des pactes mutuels

susceptibles de mettre fin à la guerre de chacun contre chacun. Mais aucun mécanisme ne

peut rendre compte de l’union civile parce qu’elle appelle un schème et non une cause. Un tel

schème est alogique et relève d’une imagination philosophique. Il n’y a rien de plus contraire

à la saine raison qu’une ipséité médiate, que le soi-même réside en autrui (et nulle part

ailleurs), que ma volonté propre soit celle d’un autre ou qu’une multitude éparse se mue en

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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une unité réelle. Cela se conçoit moins que ça ne se figure, et Hobbes en parlera en terme de

fiction 79.

La manière dont Hobbes pense devoir loger la lieutenance le conduit à proposer une forme

d’identité dans la distance : le souverain qui tient lieu du peuple s’en abstrait et surplombe

institutionnellement la société civile. La représentation est ce schème d’union qui permet de

penser que le souverain, distinct de la communauté des sujets, en tient lieu d’une manière

aussi spécifique. Les actes et les paroles du représentant sont considérés comme les actes et

les paroles du représenté. Ce faisant, il devient possible qu’un individu en représente

simultanément plusieurs et qu’il leur permette d’agir, de parler et de vouloir comme un. La

doctrine de la représentation qui est exposée dans le chapitre XVI du Léviathan vient donc

clore la refondation du politique. Hobbes y articule les concepts d’auteur et d’acteur en ce

sens que le souverain qui représente tous et chacun, tout en restant à distance de la

communauté, agit sous l’autorité des sujets-citoyens. Chacun se reconnaît comme l’auteur de

ce qu’il fait sur la base d’une convention volontaire. Et puisque le schème vient compléter la

cause, la formule des pactes fondateurs doit conjuguer l’un et l’autre, l’autorisation et le

transfert :

J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-

même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de

la même manière.80

La représentation fait que chacun reconnaît sa volonté dans la volonté unique du souverain,

qui rétroproduit l’union civile. La multitude éparse, en se faisant représenter par une instance,

se transforme en peuple uni. Hobbes peut ajouter qu’ « on ne saurait concevoir l’unité d’une

multiplicité sous une autre forme »81. Le peuple, qui est et veut médiatement à travers le

souverain, est l’État. Cet État est une réalité animée d’une volonté propre et de droits propres.

Il n’est de manière univoque ni la société civile (formée des relations intercitoyennes), ni le

souverain (qui ne fait que lui prêter sa personne). Un tel État possède réellement toutes les

propriétés qu’il emprunte ; il est donc une personne à strictement parler, qui veut ou ne veut

pas et qui détient des droits spécifiques. Le droit public moderne – le jus publicum europæum

– est issu de cette conception de l’État personnifié, devenu sujet juridique.

On comprend pourquoi Hobbes, dont les définitions sont restées globalement stables d’un

traité à un autre, a achoppé sur la définition de l’union et de l’État, qui se modifie

significativement au cours des années. La raison en est évidemment qu’elles exigent un

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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schème contingent, plutôt qu’une composition conceptuelle. L’union est ainsi respectivement

définie comme une « inclusion de plusieurs volontés en la volonté d’un seul » (Elements of

Law82), comme « soumission de la volonté de chacun à la volonté d’un seul » (De cive83) et

enfin comme rassemblement « d’une multitude d’hommes […] représentés par un seul »

(Leviathan84). Le concept d’État présente un cas d’hésitation remarquable. Placées les unes à

la suite des autres, les trois définitions racontent le récit d’un héritage culturel accepté puis

rejeté :

Cette union ainsi faite est ce que les hommes appellent de nos jours un CORPS POLITIQUE –

ou société civile – et les Grecs l’appellent πόλις, c’est-à-dire une cité, qui peut être définie

comme étant une multitude d’hommes, unis en une seule personne.85

L’union ainsi réalisée est appelée État, c’est-à-dire société civile, ou encore personne civile.

[…] Un ÉTAT, par conséquent (pour le définir) est une personne singulière, dont la volonté, en

vertu d’un pacte entre plusieurs hommes, doit tenir lieu de leur volonté à tous, afin qu’elle

puisse employer les forces et les facultés individuelles à la paix et à la défense communes.86

Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin

Civitas […] qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se

sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec

l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle

le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense.87

Dans cette série, on constate tout d’abord à quel point l’élucidation sémantique ne peut

manquer d’aller chercher les usages réglés traditionnels. L’ironie de cette méthode censée

fonder, pour la première fois, une théorie de l’État est qu’elle contraint Hobbes à invoquer les

autorités des contemporains, des Grecs ou des Romains. Elle le conduit dans un premier

temps à multiplier, en guise de définitions, de simples appellations : « corps politique »,

« société civile », « polis », « cité », « république ». Celles-ci renvoient à des expériences

politiques passées, qui obèrent immédiatement les possibilités de refondation. Leur nombre

s’appauvrit néanmoins peu à peu. La notion de « corps politique », qui renvoie à la théologie

politique de l’incarnation, disparaît dès après 1640 pour ne plus jamais qualifier l’État. La

« société civile », traditionnellement synonyme d’union politique, disparaît finalement de la

définition de l’État dans le Léviathan. La notion de personne, en revanche, quoique héritée de

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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l’usage des juristes, demeure de bout en bout88. Elle permet en effet de penser d’emblée l’État

comme pourvu d’une volonté propre. Mais cette volonté unique doit traduire l’union des

volontés particulières, union dont il faut exposer l’interprétation adéquate : l’idée de

lieutenance du De cive se précise en représentation dans le Léviathan. En fin de compte, la

définition de l’État cristallise le tournant hobbesien. Elle est contingente, historique et

culturelle et a pour pièce maîtresse un schème qui peut être emprunté ou inventé mais jamais

déduit. La théorisation de l’État prend pied dans le passé pour rompre avec lui, mais elle est

condamnée à enchaîner sur une proposition culturelle alternative et donc à s’historiciser.

CONCLUSION : FAIRE CULTURE

La science politique, dont Hobbes revendique la fondation, suspend tout préfiguration de

l’union civile et la reconstruit par le raisonnement pur jusqu’au point où un schème doit venir

réaliser l’identité et l’unité du peuple. Cet élément, extra-rationnel en ce sens qu’il défie

l’alternative du Même et de l’Autre, de l’Un et du Multiple, est pourtant ce qui sépare le

monde humain de toute forme de mécanisme. Il fournit la clé de l’édifice théorique, mais le

fragilise potentiellement dans la mesure où il ne peut emprunter sa force à la droite raison. Le

schème de la représentation rend le système cohérent, mais n’est lui-même qu’une proposition

qui n’est soutenue par aucun argument. Il ne s’expose donc pas à une réfutation mais à un

refus. La majeure partie des critiques contemporaines de Hobbes ignoreront la doctrine de la

représentation et dirigeront plutôt leurs attaques contre les thèses de la souveraineté absolue,

de la suprématie du souverain sur l’Église ou de l’insociabilité de l’homme. Bramhall l’oublie

totalement, Filmer l’évacue comme une bizarrerie, Lawson et Clarendon rejettent ce qu’ils

considèrent comme une invention terminologique89. Il importe que la contingence relative du

schème représentationnel demeure inaperçue et qu’elle puisse être masquée par l’ample

déploiement théorique du Léviathan. L’apparence démonstrative de la science politique doit

demeurer intacte si Hobbes veut convaincre du caractère nécessaire des conclusions qu’il tire.

Le poids de la tradition théologico-politique est tel que seule une artillerie d’arguments

inattaquables peut espérer s’en débarrasser, et c’est pourquoi Hobbes, à diverses reprises, a

tenu à assurer que la reconstitution de l’État qu’il proposait était « la seule » qu’on puisse

concevoir, coupant la route à toute alternative90.

Contraint à se réclamer d’une méthode exclusivement scientifique, Hobbes n’a pas d’autre

choix que de nier la diversité des formes politiques possibles : l’État moderne, représentatif,

souverain et sécularisé par vocation les absorbe toutes. Il n’a jamais existé autre chose que des

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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États. Les multiples organisations sociales et politiques qui sont apparues sur terre sont

forcées en conséquence de se conformer à ce paradigme. Plus précisément, il n’existe que des

États et des non-États91, c’est-à-dire présence ou absence de politique, institution souveraine

ou anarchie et état de nature. De là vient que Hobbes n’a jamais pu prendre en considération

les spécificités de la forme-cité, de la forme-empire ou des structures tribales. Qu’il s’agisse

d’Athènes ou de Lucques – toutes deux se prévalant d’un régime démocratique censé

échapper au principe de domination – la cité n’est pour Hobbes qu’une forme de

gouvernement (status civitatis) donc un État (civitas) comme les autres. L’assemblée du

peuple représente chaque particulier, ni plus ni moins qu’un roi, et les citoyens sont tout

autant assujettis à la souveraineté populaire que les sujets d’un monarque. La liberté brandie

par Athènes ou par Lucques est celle de la cité, non celle des individus, et elle n’est ni plus

grande, ni moindre qu’en tout État véritablement souverain 92. L’empire romain ou ottoman,

comme le Saint Empire romain germanique avec sa structure confédérale n’existent pas

davantage en leur identité propre aux yeux de Hobbes, qui les traite comme des monarchies

étendues93.

À l’inverse, surtout, d’autres configurations socio-politiques trop éloignées du modèle

étatique sont reléguées dans l’apolitisme de l’état de nature. C’est le cas des anciens Germains

ou, surtout, des Indiens d’Amérique, dont Hobbes décide d’ignorer les institutions. Lecteur de

Tacite, Hobbes sait pourtant très bien que les anciens Germains avaient des structures

sociales, religieuses et familiales (Germania, chapitres XVIII à XXVII). Il décrète pourtant

qu’ils vivaient à l’état de nature, prenant le risque d’admettre que celui-ci puisse correspondre

à une situation historique réelle94. Il est également certain que Hobbes connaît la réalité de la

vie sociale observée en Amérique. Des comptes rendus en anglais étaient publiés depuis la fin

du XVIe siècle et Hobbes avait des raisons plus que théoriques de s’y intéresser. Thomas

Hariot avait expliqué dès 1588 que les indigènes de Virginie possédaient des croyances

religieuses et que des espaces politique élargis, dominant plusieurs villages, étaient gouvernés

par des seigneurs appelés Wiroans 95. Avec plus de détail, Samuel Purchas avait décrit leurs

formes, qualifiées de rudimentaires, de gouvernement et de religion96. Hobbes était devenu

membre de la Virginia Company, sous le parrainage de son patron, William Cavendish, et a

vraisemblablement rencontré Purchas lors des conseils administratifs qu’il a suivis entre 1622

et 162497. Il ne pouvait pas ignorer sérieusement les sociétés que rencontraient les colons

anglais en Amérique du Nord. S’il admet incidemment que les Américains vivent selon « de

bon préceptes moraux », qu’ils connaissent même « un peu d’arithmétique », il juge que les

guerres permanentes entre familles les empêchent de jouir du loisir nécessaire pour

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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philosopher98. Or une telle condition peine à trouver sa place dans la séquence historique que

Hobbes s’est imposée. Il ne s’agit ni d’un État préculturel et parfait, ni d’un État fragilisé par

le développement des lumières de l’esprit, sous la pression d’un clergé, ni évidemment d’un

État moderne, refondé sur la base d’une compréhension nouvelle de la souveraineté et de

l’obéissance civile. Les sociétés indigènes ont donc tendance à disparaître purement et

simplement du panorama politique (même si Hobbes y reconnaît la présence de familles, ce

qui, en toute rigueur, exclut l’état de guerre « de chacun contre chacun »). Une telle

disqualification n’est pourtant pas si commune à l’époque de Hobbes. À quelques rares

exceptions99, les auteurs prennent soin d’intégrer les habitants de l’Amérique du Nord, et des

pays à coloniser en général, à la civilisation. Les raisons sont religieuses : il faut que ces

hommes aient exprimé leurs facultés spirituelles de façon au moins embryonnaire pour qu’il

devienne légitime de les convertir au christianisme. Il est donc piquant de lire un dévot

comme Thomas Tenison corriger Hobbes sur ce point : non, les Américains ne sont pas un

peuple barbare et les Scythes, au témoignage de Justin, vivaient en paix sans loi ni État100.

Hobbes est-il plus ethnocentriste que ses contemporains ? En vérité, la position de Hobbes est

stratégique. Il minimise les formes politiques non occidentales non pas au nom d’une

survalorisation de la culture européenne, mais afin d’imposer son modèle de l’État moderne,

et dans cette tâche, la tradition politique occidentale est son adversaire, non son alliée.

Ni les Éthiopiens, ni les Américains, ni les anciens Germains n’intéressent Hobbes

directement ; ce ne sont que des moyens susceptibles de faire valoir le fait que l’État

représentatif est la seule configuration acceptable, contre la tradition théologico-politique

toujours vivace à son époque. L’affaire n’est importante que parce que Hobbes cherche à

substituer la doctrine de la représentation au schème incarnationnel qui avait prévalu

jusqu’alors. Il demande, en d’autres termes, de renoncer à une culture fortement installée au

profit d’un autre choix culturel. Mais il ne peut le faire que sous couvert de la raison. La

rhétorique de la « science » vient cacher le projet de réorienter la civilisation vers un système

représentatif. Réduire les structures sociales et politiques extra-européennes à la présence ou à

l’absence d’État fait que la tradition occidentale elle-même, celle qui intéresse Hobbes, n’a

plus d’autre choix que s’engager dans la voie étatique. Il doit être possible de distinguer, au

sujet de Hobbes et sous l’inspiration lointaine de Heidegger, entre sa théorie et sa doctrine101.

La première comprend tout ce qui, dans sa pensée, est justifiable de la raison et d’une

démonstration : la souveraineté absolue et indivisible, le subjectivisme moral, la

sécularisation annoncée. Elle se présente de manière assez invariable des Elements of Law au

Leviathan et au-delà ; elle peut éventuellement faire l’objet de contre-arguments. La doctrine

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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de la représentation relève, elle, d’un schématisme parallèle mais extérieur au raisonnement.

Elle est le fruit d’une évolution plus souterraine chez Hobbes et constitue la clé de voûte de sa

théorie. En tant que doctrine, et conformément au sens étymologique du mot, elle se donne

moins des interlocuteurs que des disciples, elle se diffuse sur le mode de la transmission et de

l’héritage. Autrement dit, elle doit devenir une culture commune. Le Léviathan est sans aucun

doute un chef-d’œuvre théorique, mais il ne se réduit pas intégralement à un système déductif.

Il comporte une proposition doctrinale qui attendait d’être acceptée et qui l’a été. Si l’on

regarde la postérité de Hobbes, on constate que peu de penseurs, finalement, en ont partagé

les conclusions théoriques. Mais presque tous ont recueilli sa doctrine, même les plus hostiles

d’entre eux. La thèse selon laquelle l’État est une personne dotée d’une volonté, d’actes et de

droits propres a été reprise par tous les théoriciens du droit naturel et défendue en particulier

par les publicistes anti-hobbesiens102. L’idée que, grâce à la lieutenance, le peuple est

souverain a perdu son caractère paradoxal et est aujourd’hui une évidence, c’est-à-dire un

préjugé collectif qui nous satisfait. Ceintes de l’édifice rationnel, ces thèses se sont inscrites

dans l’histoire. L’État représentatif est bien devenu notre culture politique.

1 Osiander, A., « Sovereignty, International Relations, and the Westphalian Myth »,

International Organization, vol. 55, n° 2 (printemps 2001), p. 251-287 ; Teschke, B., The

Myth of 1648: class, geopolitics, and the making of modern relations, Verso, 2003. 2 Arendt, H., « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, tr. coll., Paris,

Gallimard, p. 121-185. 3 Rappelons que, pour Hobbes, l’État détient certes un pouvoir légitime absolu, mais non le

monopole de la puissance légitime, puisqu’un particulier conserve le droit de résister à un État

qui chercherait à lui nuire, même s’il s’agit d’un criminel en fuite. Les deux légitimités

contraires sont égales, mais non pas évidemment les forces respectives. 4 Thomæ Hobbes Malmesburiensis vita carmine expressa, v. 139-142, dans Thomæ Hobbes

Malmesburiensis opera philosophica quæ latine scripsit, éd. W. Molesworth, réimpr. Bristol,

Thoemmes Press, 1999 [OL], I, p. cx. 5 Thomæ Hobbes Malmesburiensis vita, OL I, p. xiv ; Examinatio et emendatio mathematicæ

hodiernæ, Londres, Crooke, 1660, [Examinatio], p. 154 ; Aubrey, J., Brief Lives, éd. O.

Lawson-Dick, Londres, Mandarin, 1992, p. 150. 6 Éléments de la loi naturelle et politique, tr. fr. D. Weber, Paris, Livre de Poche, [EL], I, VI,

4, p. 114.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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7 Du citoyen, tr. fr. Ph. Crignon, Paris, Flammarion, [Dci], XVIII, 4, p. 379 ; De motu

(Critique du De Mundo de Thomas White), éd. J. Jaqcuot et H. W. Jones, Parsi, Vrin, 1973, I,

1 et 3, p. 105 et 107. 8 Skinner, Q., Reason and Rhetoric, Cambridge, CUP, 1996, p. 298-303. 9 EL, épître dédicatoire, p. 77. 10 Dci, V, 5, p. 161. 11 EL, épître dédicatoire, p. 78, tr. modifiée. 12 De corpore, éd. K. Schuhmann, Paris, Vrin, 1999 [Dco], I, III, 9, p. 36-37 ; cf. Six Lessons

to the professors of the mathematics, English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury, éd.

W. Molesworth, réimpr. Bristol, Routledge/Thoemmes Press, 1992, VII, [Six Lessons], p. 210

et Principia et problemata aliquot geometrica, OL V, I, [Principia], p. 157. 13 Dci, épître dédicatoire, 10, p. 78-79. 14 « Nam proposita quæstione qualibet ut, an actio talis justa, an injusta sit, resolvendo illud

injustum in factum et contra leges, et notionem illam legis, in mandatum ejus qui coercere

potest, et potentiam illam in voluntatem hominum pacis causa talem potentiam

constituentium, pervenietur tandem ad hoc, quod tales sunt hominum appetitus et motus

animorum, ut, nisi sint a potentia aliqua coerciti, bello se invicem persecuturi sint, id quod per

uniuscujusque proprium animum examinantis experientiam cognosci potest », Dco, I, VI, 7, p.

62-63. 15 Locke, Second traité du gouvernement civil, § 27. 16 « La liberté est l’état de celui qui n’est pas sujet », EL, II, IV, 9, p. 262. 17 Dci, IX, 9, p. 213. 18 Dci, XIII, 17, p. 267. 19 Dci, I, 1, p. 95. Un autre exemple est donné en Dci, I, 2 : on peut savoir que tout association

se fait par recherche d’un avantage personnel par expérience, mais « on parvient à la même

conclusion par le raisonnement, à partir des définitions mêmes de la volonté, du bien, de

l’honneur et de l’utile », ibid., p. 98. 20 Léviathan, tr. fr. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, [Lev], introduction, p. 6. 21 Lev, IV, p. 34 ; XLVI, p. 683-687. 22 Ibid. 23 Dci, XIV, 1-3, p. 270-273.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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24 Les objets de la géométrie ne sont pas des figures idéelles, mais des formes tracées

concrètement. En revanche, on peut, sur la base de cette expérience, mettre en suspens telle

ou telle propriété. Ainsi, le point géométrique n’est pas sans épaisseur, mais il est un point

dont on ne prend pas en considération l’épaisseur. Voir, pour un travail d’abstraction

progressive, Lev, IV, p. 30. 25 De homine, OL II, [Dho], X, 2, p. 89-90. 26 D’où le recours aux langues vernaculaires pour arbitrer le sens des propositions

philosophiques. Toute phrase latine intraduisible en l’un des idiomes en usage n’a aucun

sens : Lev, XLVI, p. 693. 27 Dci, XVIII, 4, p. 379 ; je souligne. 28 Lev, XIV, p. 128 ; XXXIV, p. 418 ; XXXIX, p. 491 ; XXXIV, p. 419 ; XXXV, p. 433 ;

XLII, p. 518. 29 Bramhall, J., Defence of True Liberty from Antecendent to Extrinsecal Necessity ; Against

Mr. Hobbes, in Works, Oxford, J. H. Parker, 1844, vol. 4, p. 173. 30 EL, I, XIX, 8, p. 223. 31 Malcolm, N., « Hobbes’s Science of Politics », in Aspects of Hobbes, Oxford, OUP, 2002,

p. 154. 32 Dho, X, 5, p. 93. 33 « Aussi quand le discours est formulé verbalement, qu’il commence par les définitions de

mots, et se poursuit par la mise en relation de ceux-ci au seun d’affirmations générales, et par

la mise en relation de ces dernières au sein de syllogismes, alors l’aboutissement, la somme

dernière, est appelée conclusion ; et la pensée de l’esprit exprimée par cette conclusion est

cette connaissance conditionnelle, ou connaissance des consécutions de mots, qu’on appelle

communément SCIENCE », Lev, VII, p. 60. 34 « La science est la connaissance des consécutions, de la dépendance d’un fait à l’égard d’un

autre », Lev, V, p. 43. 35 Dco, I, I, 2, p. 12 ; Examinatio, I, p. 23 ; Principia, I, p. 156. 36 Dci, préface, 9, p. 84. 37 La philosophie, dira le De corpore, ne peut avoir pour objet que « tout corps dont on peut

concevoir quelque génération », Dco, I, I, 8, p. 17. La doctrine civile ne peut donc se revêtir

de scientificité qu’à la condition de concevoir l’État comme un corps engendré. La géométrie

politique n’est plus d’aucun ressort ici. 38 Dci, préface, 9, p. 85.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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39 « Il me semble étrange que l’Angleterre et l’Écosse, qui ne forment qu’une île, parlelnt

presque la même langue, et sont gouvernés par un seul et même roi, soient considérées

comme étrangères l’une de l’autre […] Pourquoi les Anglais et les Écossais ne furent-ils pas

réunis de la même façon en un seul peuple ? », Béhémoth, tr. fr. L. Borot, Paris, Vrin, 1990, p.

72-73. 40 Dci, I, 5, p. 101 ; VI, 11, annotation, p. 173. 41 Dci, XV, 5, p. 294. 42 EL, I, XIV, 3-5 ; Dci, I, 4-6 ; Lev, XIII. 43 Lev, V, p. 40. 44 EL, I, XII, 5, p. 167 ; Dci, V, 8, p. 162. 45 Dci, I, 7, p. 102 ; IX, 9, p. 213-214 ; XVII, 25, p. 363 ; XVIII, 3, p. 376. 46 EL, I, XIV, 12, p. 181 : en régime de pluralité, la nature se détruirait elle-même. 47 Dci, préface, 22, p. 91. 48 Lev, XXVI, p. 287. 49 Cf. Dci, préface, 7, p. 84. 50 « Tout comme celui que des arguments contraignent à nier une assertion qu’il avait

préalablement soutenue est dit être réduit à l’incohérence, de même celui qui, par instabilité

d’esprit, fait ou omet de faire ce que, par un pacte, il avait préalablement promis de ne pas

faire ou de ne pas omettre commet un tort », Dci, III, 3, p. 124 ; cf. Lev, XIV, p. 131. 51 Six Lessons, VI, p. 335. 52 « Orbe fuit toto quondam sapientia vultu Uno, jus Patriæ scire et amare suæ ; Quam docuit

Natura, peritior Arte Magistra, Commoda quæ jussit quærere quemque sua. Ergo suæ causa

conspiravere salutis Exigui multi magnus ut esset homo : Cunctorumque opibus communem

ut pelleret hostem, Servaret pacem, justitiamque domi », Historia ecclesiastica, éd. P.

Springborg et alii, Paris, Champion, 2008, v. 111-118, p. 316. 53 « Natura homines raro facit ipsa Egregévie bonos, egregiéve malos, Egregiè stultos, aut

egregiè sapientes », ibid, v. 31-34, p. 306. 54 « Grâce à la parole et à la méthode, ces facultés peuvent être élevées à un tel niveau que

l’homme se distingue alors de toutes les autres créatures vivantes », Lev, III, p. 25. 55 Lev, IV, p. 32. 56 EL, I, X (Of The Difference Between Men in Their Discerning Faculty and The Cause) ;

Dho, XIII (De ingeniis et moribus) ; Lev, XI (« De la variété des mœurs »).

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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57 « La première de ces choses [la rivalité] fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur

profit. La seconde [la méfiance], en vue de leur sécurité. La troisième [la fierté], en vue de

leur réputation », Lev, XIII, p. 123. 58 Dci, préface, 6, p. 83. 59 Lev, XLVI, p. 679.

60 « Regibus hinc vires, populo sunt otia nata ; Artibus ingenuis otium origo fuit. Tunc astra,

et cœlum mirantibus, orta libido est Quærere quid faciunt, quo properantque loci », Historia

ecclesiastica, op. cit., v. 119-122, p. 316 ; « Hinc primo nobis ars utilis astronomorum Ingenii

puri filia nata fuit », v. 129-130.

61 « Hæc cum deliquium certa prædiceret hora Phœbi vel Phœbes, res faceretque fidem : Si

quo quodque loco cœli se ostenderet astrum, Et quando, et nomen dicere promptus erat :

Quntus ertat stupor bipedum, quanti faciebant Astronomum ! Socius esse Dei. », ibid. v. 131-

136, p. 318. 62 « Ils ne prédisent pas seulement les infortunes et les succès des rois, mais aussi la destinée

réservée aux hommes plus modestes » (« Nec modo prædicunt adversa et prospera regum,

Sed modicis etiam fata parata viris », ibid., v. 145-146, p. 318).

63 « Quis fuit Æthiopum status ? Tum summa potestas Cujus erat ? Regis solius, an populi ?

Nomine Regis erat, sed regnavere Sophistæ, Quos deceptores diximus Astrologos. Hos quia

sermones cum Dîs conferre putabat Plebs stupida, ignorans atque futura tremens, Regum

electores voluerunt esse suorum : A solis ipsi Dîs voluere regi », ibid., v.189-196, p. 324. 64 Ibid., v. 206-210, p. 324-326. 65 Dci, XVI, 15, p. 326. 66 Historia ecclesiastica, op. cit., v. 197 (Éthiopiens) ; v. 327 (Athènes) ; Dci, XVI, 15, p. 326

(Hébreux). Chez les Hébreux, la royauté sacerdotale qui est initiée par Moïse se poursuit de

droit avec les grands-prêtres, alors que de fait, ce sont les prophètes qui exercent le pouvoir,

Dci, XVI, 8-15. 67 Historia ecclesiastica, op. cit, v. 367-368, p. 344 ; cf. Dci, épître, 1, p. 75. 68 EL, II, VIII, 4-10 ; Dci, XII, 1-7 ; Lev, XXIX, p. 344-347. 69 Lev, XLVII, p. 711-712, OL III, p. 508-510. Cf. « les esprits du vulgaire, à moins qu’ils ne

soient teintés par une dépendance à l’égard des puissants, ou que les docteurs n’aient

griffonné leurs opinions dessus, sont comme une feuille blanche, prête à recevoir tout ce qui y

sera imprimé par l’autorité publique », Lev, XXX, p. 360.

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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70 Dci, épître dédicatoire, 6, p. 77. Cette paix, universelle et pourquoi pas perpétuelle, n’est

évidemment pas juridique. Alors que la paix interne s’obtient par l’établissement d’un

pouvoir coercitif, la paix internationale s’obtient uniquement en tarissant les motifs de

conflits. Des États correctement institués non aucune raison d’entrer en guerre mutuelle. 71 EL, I, XIX, 7, p. 223. 72 EL, I, XIX, 10, p. 224. 73 Béhémoth, op. cit., I, p. 39-40. 74 « Le transfert de droit consiste uniquement dans la non résistance », Dci, II, 4, p. 111. 75 Dci, V, 9, p. 163 ; je souligne. 76 Dci, XII, 2, p. 242. 77 Dci, XII, 8, p. 248. 78 Nous nous permettons de renvoyer à notre article, Ph. Crignon, « L’altération du

christianisme. Hobbes et la Trinité », Études philosophiques, 2007 (2), p. 235-263. 79 « Et quelle peut être l’utilité de telles fictions pour l’État (et elle est très grande), cela nous

l’expliquerons dans la troisième section, qui s’intitule De cive », Dho, XV, 4, p. 132. 80 Lev, XVII, p. 177. 81 Lev, XVI, p. 166. 82 EL, I, XII, 8, p. 168. 83 Dci, V, 7, p. 162. 84 « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés

par un seul ou une seule personne », Lev, XVI, p. 166. 85 EL, I, XIX, 8, p. 223. 86 Dci, V, 9, p. 162-163. 87 Lev, XVII, p. 177-178. 88 Mais ce concept s’émancipe peu à peu de l’usage pour se hisser au stade de concept

fondamental, thématisé comme tel dans le Léviathan, qui lui consacre tout le chapitre XVI

(« Des personnes, des auteurs et des êtres personnifiés »), décisif puisque la personne vient se

régler non plus sur un usage mais sur le schème représentationnel. En 1640, la notion

demeure discrète et hésitante (elle n’apparaît qu’à quatre reprises sous des labels différents :

personne juridique, personne civile, personne politique), en 1642, elle est devenue régulière

tout en optant pour un sens juridique (personne civile), en 1651, elle est devenue la personne

représentante (une personne représente soi-même ou un autre).

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

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89 « Soit [Hobbes] ne comprend pas le mot représentant, soit il le comprend et il abuse

intolérablement par ce terme le lecteur inattentif et inculte », George Lawson, An

Examination of the Political Part of Mr. Hobbs His Leviathan, Londres 1657, p. 37 ; « Ce

terme ne peut avoir d’autre interprétation légitime que celle que la loi lui donne, qui fait

autorité plus que n’importe quel dictionnaire que M. Hobbes écrit ou écrira, dont les

reproches ou les critiques ne convaincront jamais un prince de changer son titre de souverain

pour celui de représentant du peuple », Edward Hyde, Earl of Clarendon, A Brief and Survey

of the Dangerous and Pernicious Errors to Church and State, in Mr. Hobbes’s Book, Entitled

Leviathan, Londres, 1676, p. 59. 90 « On ne peut imaginer d’autre voie […] », EL, I, XIX, 6, p. 222 ; « La seule façon d’ériger

un tel pouvoir commun […] », Lev, XVII, p. 177. 91 La concept de non-civitas est de Hobbes (Dci, VII, 2, p. 189). L’exclusivité de l’État est

particulièrement bien illustrée par l’étonnant passage de Dci, X, 1 (p. 219) où Hobbes dresse

la longue liste de ce qui oppose la condition extra civitatem et la condition in civitate. 92 Lev, XXI, p. 227. 93 Lev, XLV, p. 675 ; XLVII, p. 705. 94 EL, I, XIII, 3, p. 170 ; XIV, 12, p. 181 ; Dci, I, 13, p. 105. 95 Thomas Hariot, A briefe and true report of the new found land of Virginia, 1588, E2v. 96 Samuel Purchas, Purchas his Pilgrimage, or Relations of the World and the Religions

Observed in All Ages and Places Discovered, from the Creation unto this Present, 3ème

édition, Londres, 1617, p. 944 sqq. 97 Voir Malcolm, N., « Hobbes, Sandys, and the Virginia Company », dans Aspects of Hobbes,

op. cit., p. 53-79. 98 Lev, XLVI, p. 679. 99 Comme George Abbot, pour qui les indigènes sont nus, incivils, anthropophages, ignorants

de la navigation et de toute forme de savoir, dépourvus d’histoire et de l’écriture et n’ayant

jamais entendu parler de Dieu, A briefe description of the whole worlde, Londres, J. Browne,

1599, G4r. 100 Thomas Tenison, The Creed of Mr. Hobbs Examined, Londres, 1670, p. 133. 101 Voir les premières lignes de « La doctrine de Platon sur la vérité », tr. fr. A. Préau, in

Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 427. 102 Parmi d’autres, on peut citer David Mevius (1609-1670), Prodromus jurisprudentiae

gentium communis, Stralsund, 1671 ; Ulrik Huber (1636-1694), De jure civitatis, Franeker,

Incidence, n° 7 : L’énigme du régicide : institution et rupture du politique, (dir. F. Brahami), 2011.

40

1672 ; Justus Henning Böhmer (1674- 1749), Introductio in jus publicum universale, Halle,

1710 ; Johann Nikolaus Hertius (1651-1710), De iurisprudentia universali commentatio,

1694.