les tics dans les pays des suds : perspectives sociohistoriques

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012 Les TICs dans les pays des Suds Présentation Abdelfettah BENCHENNA Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1128 DOI : 10.4000/ticetsociete.1128 Éditeur Association ARTIC Ce document vous est offert par Campus Condorcet Référence électronique Abdelfettah BENCHENNA, « Présentation », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 21 juin 2012, consulté le 04 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/ticetsociete/1128 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1128 Licence Creative Commons

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

PrésentationAbdelfettah BENCHENNA

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1128DOI : 10.4000/ticetsociete.1128

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueAbdelfettah BENCHENNA, « Présentation », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1ersem. 2012, mis en ligne le 21 juin 2012, consulté le 04 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1128 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1128

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tic&société – 5 (2-3), 2ème

semestre 2011 - 1er

semestre 2012

Présentation

Le numéro proposé, dans cette nouvelle livraison de la revue tic&société, a

pour ambition d’amorcer de nouvelles perspectives sur les TICs dans les pays

des Suds en sollicitant des contributions qui interrogent le passé des TICs dans

les pays des Suds, sans tomber pour autant dans les pièges et les revers de

l’évaluation a posteriori. Tournées résolument vers les études de problèmes

empiriques, de telles perspectives permettent de relativiser les discours des

promoteurs sur les rapports entre TICs et « développement » et d’éclairer, par la

même occasion, sur le contexte, les stratégies et les finalités des acteurs en

présence de projets d’intégration des TICs tombés dans l’oubli.

L’appel à contributions, à l’origine de ce numéro, proposait des pistes à

explorer en invitant les auteurs à interroger les rôles joués par les Etats des

pays des Suds et leurs politiques en matière de TICs, le rôle de la société civile,

des organisations internationales ou des multinationales sans oublier la question

des usages de ces technologies. Si les propositions reçues étaient nombreuses,

notre choix s’est porté sur celles qui apportent des connaissances nouvelles et

qui cherchent véritablement à convoquer le temps long pour mieux apprécier les

réalités actuelles des TICs dans ces territoires.

Quatre constats quant à la nature des contributions composant ce numéro :

1. Une majorité de textes portent plus sur le rôle de l’Etat dans la

diffusion des TICs. Sans dévoiler immédiatement la teneur des

conclusions des différentes contributions, plusieurs auteurs mettent

en exergue les rapports de domination qui s’exercent sur les Etats,

en particulier africains, par des acteurs économiques ou politiques

extérieurs, aidés en cela par certaines organisations internationales

(Banque Mondiale, FMI, UIT, etc.) ;

2. Les contributions ont pour zone géographique l’Afrique francophone.

Ce n’était pas notre volonté. Mais c’est le reflet probablement d’un

cloisonnement géographique de la recherche scientifique sur les

TICs dans les pays des Suds.

3. Une absence notable de contributions traitant de l’histoire de la

présence des multinationales informatiques dans les pays des Suds

caractérise ce numéro. Il en est de même pour le rôle de la société

civile ou encore de la question des usages proprement parlé.

4. Toutes les contributions interrogent dans une perspective critique la

question des TICs dans les pays des Suds et son lien avec la

question du développement.

Présentation

2

C’est le cas par exemple d’Alain-François Loukou qui inscrit sa contribution

dans le débat récurrent, depuis plusieurs décennies, sur le rôle des TICs dans le

développement. Son constat initial : malgré l’utilisation intensive de l’information

dans de nombreuses activités, l’apport des TICs dans le développement de

l’Afrique reste contesté. Tout en reconnaissant la pertinence des arguments mis

en avant par les porteurs de cette thèse, l’auteur cherche à en identifier les

faiblesses et à tenter de démontrer que « les TICs sont aujourd’hui un facteur

décisif de développement en Afrique, voire un préalable à la réalisation de celui-

ci ». Avec quelques exemples, dans le monde de la finance, de l’agriculture ou

l’administration, Alain-François Loukou va chercher à illustrer l’importance du

recours aux TICs dans le développement pour les pays africains. Toutefois, sa

contribution omet de mettre en avant les rapports de force et de domination qui

s’instaurent et/ou qui se renforcent avec la mobilisation des TICs dans ces

secteurs.

Olivier Sagna nous livre les grandes étapes de l’histoire des

télécommunications au Sénégal de la fin du XIXème

siècle au début de XXIème

siècle en mettant l’accent sur les permanences et les ruptures. Tout au long de

son analyse, l’auteur va montrer comment ce secteur stratégique sera l’objet de

dominations politiques à l’époque coloniale puis économiques, depuis la

privatisation de l’opérateur historique. Il souligne également la main mise

d’entreprises étrangères sur les télécommunications mobiles. Il va montrer, tout

d’abord, comment le déploiement du télégraphe est pensé par la force coloniale

comme un moyen d’assurer le contrôle militaro-administratif du territoire en vue

d'y faire régner l'ordre colonial, d’une part, et de faciliter les communications afin

de mieux exploiter ses ressources, d’autre part. Outre les fonctionnaires et les

militaires coloniaux, les principaux utilisateurs du télégraphe sont

essentiellement les commerçants et les métis qui constituent un groupe social

très influent dans certaines villes du Sénégal. A l’inverse, les autochtones en

sont des utilisateurs marginaux. Introduit en 1901, le téléphone est au début de

l’indépendance, cantonné aux régions qui abritent des activités économiques.

Quant aux télécommunications internationales, elles sont gérées par la

puissance coloniale et ce jusqu’au début quatre-vingts où elles seront

nationalisées progressivement.

Les années quatre-vingts, années de réformes institutionnelles, aboutiront à

l’éclatement de l’Office des Postes et de Télécommunications en deux

structures, l’une dédiée aux services de la poste (Office de la poste et de la

caisse d’épargne), l’autre aux télécommunications (Sonatel : Société nationale

des télécommunications du Sénégal). L’auteur va également montrer comment

cette dernière va rester fortement influencée par la politique de France Télécom.

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En 1996, la privatisation de la Sonatel, dictée par les orientations libérales de la

Banque Mondiale et le FMI, va aboutir à la cession d’une partie importante du

capital à l’opérateur France Télécom, permettant à ce dernier une position

dominante, perçue par les syndicats, comme une « recolonisation ». La prise de

contrôle du secteur des télécommunications au Sénégal par des opérateurs

étrangers ne s’est pas arrêtée là. La téléphonie mobile va connaître également

le même sort. En somme, la libéralisation du secteur va aboutir, selon Olivier

Sagna, à une forme de dépossession, à une domination économique.

Ahmed Dahmani et Jean-Michel Ledjou élargissent la perspective en

dressant un état des évolutions du secteur des télécommunications dans les

autres pays de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb durant la dernière décennie.

Les deux auteurs vont insister sur le caractère indifférencié des politiques

poursuivies par une majorité des pays de la région. Comme Olivier Sagna, ils le

constatent que la libéralisation du secteur des télécommunications s’est

concrétisée par une série de réformes s’appuyant sur les prescriptions de la

Banque Mondiale et du FMI en lien avec les orientations des programmes

d’ajustement structurel. Cette libéralisation s’est concrétisée également par

l’intérêt porté par les opérateurs internationaux au continent africain qui

investissent davantage dans le marché de la téléphonie mobile. Deux raisons

sont à l’origine d’une telle orientation : D’une part, avec un taux de pénétration

du mobile autour de 40% en 2010, le potentiel de croissance en Afrique reste

fort d’autant que la population augmente à un rythme plus élevé que dans

d’autres régions du monde, d’autre part, le marché des télécommunications

mobiles permet d’engranger de substantiels bénéfices sans grever leur budget.

Dans la première partie de leur article, Ahmed Dahmani et Jean-Michel

Ledjou identifient deux grandes évolutions du secteur des télécommunications

sur le continent : la demande sociale en matière des TICs, malgré les disparités

existantes entre les différents segments qui les composent (Internet, mobile,

etc.) et le développement d’une série d’offre de services autour des TICs. Les

deux auteurs font le même constat qu’Olivier Sagna quand ils s’intéressent aux

raisons quant à l’enthousiasme populaire suscité par la téléphonie mobile

auprès des Africains (rapidité d’accès à une ligne de téléphone contrairement au

téléphone fixe, système de prépaiement plus adapté au budget limité des

ménages africains, mini-messages de rappel gratuit, etc). Les auteurs font

ensuite état des activités de service liées aux développements des

télécommunications. Ils évoquent les créations de petites structures, relevant le

souvent de l’économie informelle, par des jeunes passionnés d’informatique, où

sont proposés des services comme la navigation Internet, apprentissage

informatique création de sites web. Ils soulignent enfin l’importance des

investissements consentis par les pouvoirs politiques dans les technopoles

Présentation

4

spécialisées dans les TICs pour favoriser l’attractivité des investisseurs

étrangers dans le secteur, tout en précisant que ces pôles sont devenus, dans

certains pays, comme le Maroc et la Tunisie, « de véritables enclaves

économiques et technologiques, sans lien ni impact réel sur l’économie et la

société ».

Dans la seconde partie de leur contribution, Ahmed Dahmani et Jean-Michel

Ledjou s’intéressent aux stratégies de diffusion des opérateurs internationaux

dans les pays du Maghreb et de l’Afrique qui se heurtent, selon les deux

auteurs, à une réalité locale. Ils notent, par exemple, qu’en dépit des discours

officiels galvaudés par certains responsables politiques, ces stratégies de

diffusion n’ont jamais été l’apanage et la préoccupation principale des Etats.

Ces derniers éprouvent parfois les difficultés à se détacher de la mainmise qu’ils

exercent sur le secteur des télécommunications. Ils soulignent, par exemple, les

grandes disparités entre pays en matière d’indépendance des autorités de

régulations, vis-à-vis du pouvoir politique. D’autres difficultés sont citées par les

auteurs : l’instabilité politique de certains pays comme la Côte d’Ivoire ou le

Congo.

Ahmed Dahmani et Jean-Michel Ledjou rejoignent également Olivier Sagna,

auteur de l’article précédent, quand ils insistent sur le rôle primordial que doivent

occuper les Etats dans la gestion du secteur des TICs qui ne peut être dominé

par la seule sphère privée et par la seule logique marchande.

Cette thèse est également au cœur de la contribution de Thomas Atenga

portant sur l’histoire de l’informatisation des administrations publiques

camerounaises. L’auteur montre comment cette histoire est traversée par deux

grandes périodes : la première, où l’Etat est omniprésent. Il est le grand

ordonnancier de toute la politique même si elle n’est pas suivie de résultats

probants. La seconde démarre avec le plan d’ajustement structurel en

septembre 1988, déclanchant ainsi le désengagement de l’Etat.

L’informatisation de l’administration devient alors l’affaire des acteurs privés, des

bailleurs de fonds et des organisations internationales. La volonté de l’Etat et de

ses actions sont diluées dans celles de la pluralité d’acteurs privés. L’Etat se

contente d’essayer de réguler. Une telle situation amène l’auteur à se poser la

question sur la véritable place de l’administration, de l’expertise dans la

politique publique de l’informatisation du Cameroun.

Le rôle des bailleurs de fonds et des organisations internationales dans les

prises de décisions, et dans la marginalisation des décideurs politiques

nationaux, trouve également illustration dans l’histoire du projet AfricaOne

développé par Jean-Louis Fullsack. A travers cet exemple, l’auteur dévoile

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l’approche néolibérale que l’UIT impose, depuis le milieu des années quatre-

vingt-dix, à ses Etats membres et qui a conduit à une déréglementation aux

conséquences désastreuses pour les pays africains. L’auteur apporte une

connaissance nouvelle quant à la genèse et à la mort d’un projet technologique

censé permettre aux pays africains d’améliorer l’état des communications à

travers le continent. Il montre comment un projet mobilisant plusieurs acteurs,

aux stratégies divergentes aboutit fatalement à son échec. Il pointe du doigt,

entre autres, la faible implication des organisations panafricaines, comme

l’Union Panaficaine des Télécommunications et le soutien fléchissant des Etats

soucieux de s’interconnecter entre eux, font progressivement disparaître le

projet Africa One des préoccupations africaines.

Partant du constat que les projets technologiques qui se déploient

actuellement dans les écoles et les universités africaines, ne sont qu’un maillon

d’une longue série de projets éducatifs centrés sur les TICs en Afrique depuis

les années 60, Gado Alzouma revient sur l’histoire méconnue de la télévision

scolaire au Niger, entre 1964 et 1979. Transposition de la télévision scolaire

française, l’objectif de l’expérience nigérienne est d’assurer la scolarisation

totale des enfants. Il s’agit d’utiliser des messages télévisuels pour enseigner

non seulement la langue française, mais aussi le calcul, les sciences

d’observation, l’écriture, la lecture et les travaux pratiques aux enfants. L’auteur

s’interroge sur les raisons à l’origine de l’abandon par le gouvernent nigérien

d’une expérience perçue par les experts comme une réussite et sur les leçons à

tirer.

D’entrée de jeu, l’auteur relève un paradoxe : malgré le constat d’un échec

relatif de télévision scolaire en France, au début des années 1970, sa

transposition dans les pays africains est encouragée par le ministère français de

la Coopération. Le discours déterministe plaçait dans la technologie l’espoir d’un

décollage rapide de l’Afrique. Il fournit des éléments tangibles quant au

lancement du projet au Niger.

Au-delà de la dimension financière avancée officiellement comme à l’origine

de l’abandon du projet, l’auteur montre que les véritables raisons sont à

chercher dans l’approche adoptée par les initiateurs du projet : Une approche

fondée sur le modèle diffusionniste dont le principal défaut est de ne pas

prendre en compte les conditions liées à l’appropriation sociale de la

technologie et de négliger les « compromis » entre agents dans leurs rapports à

l’objet technique. Les visions divergentes sur le média seraient donc à l’origine

de l’échec de la télévision scolaire au Niger. Les acteurs impliqués dans la

conception et la mise en œuvre du projet, tout comme les membres de la

société ordinaire nigérienne, étaient porteurs de représentations spécifiques de

Présentation

6

l’objet technique. Ils agissaient en fonction de logiques différentes et tentaient

d’imposer leur conception de la télévision scolaire et de ses usages.

Aïda Fitouri revient sur les logiques de l’Etat et celles des publics face à

l’insertion, puis à la banalisation et à la généralisation de la parabole en Tunisie,

durant la période allant du début des années 90 au milieu des années 2000.

Dans un premier temps, l’auteure va distinguer deux logiques guidant le

comportement de l’Etat face à cette innovation technologique. La première,

située dans la décennie 90, est orientée vers les usagers et se traduit par un

ensemble de mesures visant l’autorisation, la limitation voire l’interdiction des

équipements. La seconde est marquée par l’abandon progressif de ces mesures

et l’orientation vers une restructuration et une ouverture du secteur audiovisuel

vers l’initiative privée. De telles orientations paraissent innovantes. Elles cachent

cependant des logiques de contrôle que l’Etat va exercer sur les chaînes créées

(Hannibal TV, Nesma) tant au niveau des contenus des programmes diffusés

qu’au niveau de la désignation des opérateurs et de leurs dirigeants.

Si l’Etat tunisien a cherché dans les années quatre-vingt-dix à contrôler

l’acquisition de paraboles par les publics, ces derniers réussissaient à s’en

procurer en empruntant les circuits de l’économie informelle. A leurs yeux, la

parabole est à la fois une alternative aux programmes diffusés par la télévision

nationale et une fenêtre sur le monde extérieur.

tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

Quarante années de recherche - 1970 – 2010Abdelfettah BENCHENNA

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1130DOI : 10.4000/ticetsociete.1130

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueAbdelfettah BENCHENNA, « Quarante années de recherche - 1970 – 2010 », tic&société [En ligne], Vol.5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020.URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1130

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tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012

Les TICs dans les pays des Suds : Quarante années de recherche

1970 – 2010

Abdelfettah BENCHENNA Maître de conférences Université Paris 13 Labsic – MSH Paris Nord [email protected] Abdelfettah BENCHENNA est maître de conférences à l’Université de Paris 13. Membre du Labsic, ses travaux de recherche portent sur les rapports Nord-Sud à l’ère du numérique et sur les actions des organisations internationales dans ce domaine. Il s’intéresse également aux industries culturelles et aux questions de l’éducation et de la formation dans ces pays et à le problématique médias et migration maghrébine.

TIC et pays des Suds : lecture partielle dans quarante années de recherche : 1970 - 2010

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« Car enfin ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers Etat,

veut, lui aussi, être quelque chose »

(Alfred Sauvy, Trois mondes, une planète,

Nouvel observateur, 14 août 1952)1.

Cette contribution ne prétend nullement faire un état exhaustif sur une problématique aussi large que celle des « technologies de l’information et de la communication (TICs) dans les pays des Suds » durant une période aussi étendue. Cette question a mobilisé les sciences humaines et sociales depuis le début des années soixante-dix, sous différents angles et au travers différentes disciplines et interdisciplines. Économistes, politologues, sociologues, géographes et chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou en relations internationales contribuent depuis quarante ans à questionner la place des TICs dans un contexte complexe et aux réalités sociales, économiques et politiques multiples et en constante évolution.

Notons également que la littérature sur ce sujet ne se limite pas à la production académique. Elle provient également d’organisations intergouvernementales ou internationales (Unesco, IBI, IUT, etc.). Il sera question ici de ces productions, non pas pour les analyser mais pour voir comment elles sont mobilisées par les chercheurs. Notre hypothèse à ce niveau est que la production des organisations internationales, sur la thématique des TIC dans les pays des Suds a souvent imposé les sujets et les problématiques à traiter par la recherche académique.

Les best sellers d’essayistes de tout genre, comme Le Défi mondial de Jean-Jacques Servan Shreiber, paru en 1980, ne feront pas partie de notre corpus. Construits souvent sous forme de prophéties, ce type de littérature éclaire sur les discours galvaudés autour des TIC et le développement. Ils n’apportent cependant rien à la compréhension des faits et des enjeux.

Notre objectif est de proposer une lecture critique des productions scientifiques qui traitent des TICs dans les pays des Suds, depuis les années 70

1 Texte accessible à l’url suivant : http://www.homme-moderne.org/societe/demo/sauvy/3mondes.html

Abdelfettah BENCHENNA

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 9

jusqu’à la fin de la première décennie des années 2000. Il s’agit à la fois d’identifier leurs apports et leurs limites, de repérer les moments de rupture durant cette longue période puis de terminer par l’état actuel de la recherche en la matière et plus particulièrement dans les pays d’Afrique.

Trois questions seront développées : quelles sont les caractéristiques de ce champ de recherche ? Quelles sont les thématiques majeures qui ont marqué la recherche s’intéressant aux TICs dans les pays des Suds ? Quelle place pour la dimension critique des objets étudiés ?

Parallèlement à quelques ouvrages de référence ayant marqué cette période, notre corpus est constitué de deux revues académiques françaises consacrées totalement aux TICs dans les pays des Suds :

1. Les Cahiers de NetSuds2, première publication périodique consacrée aux TICs dans ces régions du mondes, sont lancés, au début des années 2000, par Annie Chéneau-Loquay.

2. La revue électronique Tic et développement3, créée à la même époque par Pascal Renaud (IRD). Elle cessera d’exister sept ans plus tard.

Il sera élargi à des articles, à des dossiers parus dans des revues scientifiques en sciences sociales s’intéressant soit aux TICs, soit aux pays qualifiés autrefois de « Tiers-monde », de « sous-développés » ou « en voie de développement » :

3. La revue Terminal, dans sa version magazine, où deux dossiers, parus respectivement en janvier 1984 et 1986, ont été consacrés à l’informatisation des pays « en voie de développement » et à « l’indépendance technologique ». Nous nous intéresserons également à un numéro, paru en 2006, consacré à « la fracture numérique ».

4. Trois numéros de la revue Tiers-monde ont également été consacrés aux technologies de l’information et de la communication, au sens large. Coordonnés par Yvonne Mignot-Lefevbre, respectivement en 1977, 1987 et 19944, ces trois volumes fournissent une vue d’ensemble sur les questionnements ; , les débats et les réflexions

2 Les numéros des cahiers sont accessibles en texte intégral à l’url suivant http://revues.mshparisnord.org/netsuds/index.php 3 Cette archive est accessible à l‘url suivant www.tic.ird.fr 4 Les trois volumes sont accessibles en ligne sur Persée, le portail des revues scientifiques en sciences humaines et sociales www.persee.fr

TIC et pays des Suds : lecture partielle dans quarante années de recherche : 1970 - 2010

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sur les systèmes d’information et de communication en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, presque pendant presque vingt ans.

5. La revue Les enjeux de la communication a également publié plusieurs articles consacrés à cette thématique. Elle fait également état des actes des deux éditions du colloque international Communication et changement social en Afrique, tenu respectivement à Douala en 2008 et à Grenoble en 2010.

Mais avant tous ces développements, une mise au point sur deux notions, à savoir « pays des Suds » et « TIC », nous semble nécessaire afin de lever les ambiguïtés qui entourent ces deux notions et de délimiter avec précision ce que nous traiterons dans la suite de cette contribution. Que l’on parle de « pays des Suds » ou de « TICs », ces deux expressions ont des contours flous et mouvants. La géographie des pays dits du Tiers-monde des années soixante-dix ne recouvre plus les mêmes réalités aujourd’hui dans les pays du Sud ou des Suds. De même, le périmètre des technologies de l’information de la communication des années soixante-dix est très différent de celui des années 2000. Deux concepts qui méritent une mise au point pour mieux suivre les évolutions des relations entre TICs et pays des Suds durant la période qui nous préoccupe.

1. Pays des Suds, TICs : de quoi parle-t-on au juste ?

1.1. Du « Tiers-monde » aux « pays des Suds » …

« Tiers-monde », « pays sous développés », « pays en voie de développement », « pays du Sud », « pays émergents », plus récemment « pays en transition », autant de termes pour désigner des pays aux réalités très hétérogènes et qui sont datés historiquement. Chacune de ces appellations met l’accent sur un aspect tout en en négligeant d’autres. Si l’utilisation de « pays en voie de développement » insiste sur la dimension économique, l’expression « Tiers-monde » est politique [Curran, 1990, p. 87].

Utilisé depuis les années 50, en pleine période de décolonisation [Michel, 1993, pp. 154-168], le terme « Tiers-monde » est chargé idéologiquement. Sont mis en avant les rapports de domination entre les pays colonisateurs et les pays anciennement colonisés. Alfred Sauvy utilisa l’expression pour la première fois en 1952. Georges Balandier la reprend en 1956 pour désigner l’ensemble des

Abdelfettah BENCHENNA

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 11

pays sous-développés. La notion de « pays du Sud », appellation contestée et contestable, est apparue avec le rapport de la commission Willy Brandt, Nord-Sud : un programme de survie, publié en 1980.

Nous sommes passés progressivement d’une appellation qui, au sens de George Balandier, « désigne [...] la revendication des tierces nations qui veulent s'inscrire dans l'Histoire »5 à des notions plus soft : « pays en développement » ou « pays du Sud ». Le caractère englobant de cette dernière la rend fragile. Un pays comme la Chine est difficilement comparable au Soudan ou au Tchad. L’Arabie saoudite ne peut être mise dans le même groupe de pays que la Thaïlande ou le Brésil. La diversité de ces pays oblige à reconsidérer la notion de « pays du Sud ». Cette reconsidération amène plusieurs chercheurs à penser les pays du Sud dans leurs pluralités et les incite à parler « des pays des Suds ». En effet, si certains de ces pays sont considérés moins avancés (PMA), d’autres sont présentés, depuis quelques années, comme des pays « émergents », terme utilisé en 1981 par Antoine van Agtmael6, économiste néerlandais à la Société financière internationale, pour parler de pays en développement offrant des opportunités pour les investisseurs.

En quarante ans de production scientifique sur les TICs dans les pays du Sud, le vocable « Tiers-monde » est utilisé par certains auteurs dans les années soixante-dix et quatre-vingts. Il sera délaissé progressivement au profit de « pays du Sud », plus neutre, ou encore dans des cas plus précis par « pays émergents ». Mais le choix des termes cache, à notre sens, une rupture qui s’est traduite par une distanciation nécessaire que beaucoup de chercheurs se sont imposés. Geoffrey Reeves met la notion entre guillemets quand il publie, en 1993, son livre Communications and the "Third World" . Beaucoup sont les auteurs qui utilisaient le terme « Tiers-monde » dans les années soixante-dix et quatre-vingts pour insister sur le caractère politique des rapports qu’engendre la diffusion des TIC dans ces pays.

1.2. TICs ?

Avec des perspectives différentes, plusieurs auteurs et organismes supranationaux (OCDE, par exemple) ont tenté, depuis une vingtaine d’années, de délimiter ce que l’on peut entendre par TIC « technologies de l’information et de la communication ». Syntagme aux contours mouvants, les TIC des années

5 L’express du 9 octobre 2003, article accessible à l’url suivant : http://www.lexpress.fr/culture/livre/on-n-importe-pas-la-democratie_819068.html 6 http://www.lemonde.fr/economie/article/2010/01/25/les-pays-emergents-dans-le-monde_1296196_3234.html

TIC et pays des Suds : lecture partielle dans quarante années de recherche : 1970 - 2010

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80 ne recouvrent pas les mêmes réalités techniques, industrielles ou en terme d’usages que celles des années 90 et encore moins celle des années 2000 et 2010. Au début des années 90, cette notion n’était pas usitée de la même façon qu’aujourd’hui. On parlait de NTIC, de « machines à informer » ou encore de « machines à communiquer » en référence à l’ouvrage de Pierre Schaeffer, paru en 1972. Dans un article publié en 1992 dans la revue Culture technique, Robert J. Chapuis [1992, p. 11] parle de « télémates ». Il tente d’en dresser une typologie en identifiant quatre familles, tout en précisant d’entrée de jeu que la tâche est difficile. Il distingue les terminaux de réseaux publics (minitel, fax, réseaux télex, réseaux de transmission de données, etc.), des terminaux de réseaux privés (réseaux locaux ou mini-réseaux), de machines qui fonctionnent de façon autonome (les magnétophones, les baladeurs, électrophones), d’outils de distribution de biens et de services (caisses enregistreuses avec lecture optique). Je me limiterai ici à trois auteurs qui, à mon sens, proposent chacun de son côté, une définition des TICs, en partant de perspectives différentes.

En 1992, Josiane Jouët désigne les TIC par « un ensemble vaste et hétérogène de systèmes de communication, de matériels, de biens d’équipement qui se greffent sur les innovations de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, et sur les synergies qui se sont dégagées entre ces secteurs » [Jouët, 1992, p.177]. Pour cette auteure, « l’appellation technologie informatisée eut sans doute été plus appropriée. » [Jouët, 1992, p. 178]. Le principe unificateur de ces technologies repose sur la numérisation et sur la logique algorithmique qui dictent leur mode de fonctionnement. De son côté, Pierre Musso [1994, p. 7] fait le constat qu’une première définition des TIC s’appuie sur la coexistence de trois domaines - les télécommunications, l’audiovisuel et l’informatique - et leurs croisements (télématique) voire leurs hybridations (multimédia). À l’inverse de Josiane Jouët, il considère le contenu comme partie intégrante des TICs pensées comme un ensemble indissociable de trois éléments : les terminaux (de la téléphonie, de l’audiovisuel, de l’ordinateur, de la télématique, des CD, etc.), les contenus (les logiciels, les programmes audiovisuel, les jeux vidéo, etc.) et les réseaux (satellite, câble ou téléphone).

Dans une perspective historique sur l’apport de la sociologie des usages des TIC, Josiane Jouët [2000, p. 490] englobe dans cette notion des objets interactifs ou numériques, comme le vidéotex (début de la télématique), le cédérom, la téléphonie mobile, Internet ou les réseaux d’entreprise. Prenant en compte les critères de la numérisation et de la logique algorithmique, elle exclut les médias de masse, comme la télé. Dix ans après, au regard des avancées technologiques actuelles telles que la télévision connectée à Internet, peut-on - doit-on - considérer cette dernière comme faisant partie de cet ensemble que

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sont les TIC ? Dès le début 2000, Bernard Miège va parler de « chevauchement entre TICs et médias, voire même indifférenciation entre eux », « d’absorption des TICs de l’ensemble de la communication », ce qui, selon lui, pose problème sur le plan théorique. Il insiste sur le fait que les TICs et les médias ne sont pas réductibles les uns aux autres. Il introduit les différenciations suivantes :

« Si les médias, de masse ou non, prennent appui sur des dispositifs techniques relevant des TICs, ils donnent lieu à la formation d'organisations aux caractéristiques économicoculturelles désormais assez bien identifiées, et à la diffusion régulière de programmes informatifs et/ou culturels à des publics de plus en plus "ciblés"; les TICs, quant à elles, débordent nettement le cadre des médias : non seulement pour certains elles se limitent à favoriser des échanges interindividuels, mais elles ne supposent pas nécessairement le recours à des programmes (de quelque nature que ce soit) ni une continuité de la diffusion ; si, comme les médias, elles entraînent et renforcent la médiatisation de la communication, les processus qu'elles favorisent diffèrent, elles peuvent se passer des instances de médiation constituées (comme le journalisme) et elles ont tendance à "irriguer" tous les champs sociaux (à la différence des médias, eux-mêmes à l'origine de champs spécifiques) » [Miège, 2003, p. 65] .

Dans un autre document, le même auteur [2007, p. 17]) va insister sur la dimension économique, marchande et industrielle des TICs. Celles-ci ne se limitent pas à leur inscription dans des outils, des appareils ou des dispositifs. Elles émanent et participent d’un environnement presque entièrement marchand et même industrialisé, ce qui interdit de les envisager seulement du point de vue des consommations et même des usages qu’elles engendrent.

Au regard de ces développements, nous essayerons de penser les TICs dans leurs évolutions technologiques durant la période qui nous intéresse. Si les TICs étaient synonymes de télécommunications et d’informatique dans les années 70 et 80, leurs chevauchements avec les médias classiques ne peuvent être ignorés actuellement, tant en terme d’usages qu’en terme de stratégies des acteurs économiques intervenant dans ce vaste domaine, celui des TICs. L’absorption des médias par les TICs, au sens défini par Bernard Miège plus haut, a des répercussions sur la façon de penser les TICs par les pouvoirs

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politiques, dans certains pays des Suds, en terme de mise en place d’organes de régulation, par exemple, dès le début des années 2000.

2. TIC et Suds : quelques caractéristiques de la recherche

2.1. Une littérature de plus en plus cloisonnée géographiquement

Une vue d’ensemble de la littérature sur les TICs dans les pays du Tiers-monde montre qu’elle tend à être de plus en plus cloisonnée géographiquement. Si les travaux menés durant les années soixante-dix et quatre-vingts présentent une diversité où se côtoient des textes traitant de cette question dans les trois continents africain, asiatique et latino-américain, le cas est de plus en plus rare ces deux dernières décennies. Si la recherche francophone affiche un intérêt pour les pays francophones du Sud, et plus particulièrement les pays africains, des publications conduites par des chercheurs d’origine indienne, par exemple, sont concentrées majoritairement sur les pays de l’Asie. L’ouvrage coordonné par Zahid Hussain et Vanita Ray, Medias and Communication in the Third World, en est une illustration, parmi d’autres. Composé de vingt-deux contributions, cet ouvrage collectif, résultat d’une recherche organisée par l’Academy Of Third World Studies à New Delhi en 2000, propose une majorité de textes consacrés à l’Inde en particulier et aux pays d’Asie, en général. Pourtant, les exemples centrés sur les pays francophones du Sud ne manquent pas mais les travaux sur les TICs dans ces pays sont de moins en moins confrontés aux recherches portant sur la même question dans les pays d’Amérique latine ou des pays comme l’Inde ou la Chine. Alors que se développent, de part le monde, des ressources numériques accessibles en ligne, les travaux de recherche traitant des pays de l’Afrique anglophone restent très peu connus des chercheurs francophones travaillant sur ces mêmes questions.

2.2. Un domaine de recherche qui souffre d’un déficit de visibilité

À défaut d’une recherche structurée en sciences sociales et sciences humaines dans les universités africaines et ce, malgré les efforts déployés par des chercheurs ou institutions académiques africaines (La revue africaine des

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médias7, qui dépend du CODESRIA8, basé à Dakar, a consacré totalement ou partiellement trois numéros aux TICs en Afrique), les travaux publiés sur les TICs en Afrique francophone restent très peu visibles. Plusieurs raisons sont à l’origine de cet état de fait. La plus importante d’entre elles est que ce domaine de recherche reste très fragmenté. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’équipe structurée et pérenne dans des laboratoires de recherche travaillant sur les TICs dans les pays du Sud. En France, un organisme comme l’IRD, qui « a pour vocation de mener des recherches au Sud, pour le Sud et avec le Sud »9, ne dispose d’aucune équipe travaillant sur les TICs, les médias et la communication dans ces pays.

Pendant vingt-cinq ans (1979-1994), la revue Tiers-Monde, le plus souvent en collaboration avec la SFSIC et le CECOD (Centre d’étude comparative sur le développement, relevant du CNRS), a publié un ensemble de travaux portant sur l’articulation entre systèmes de communication et développement [Mignot-Lefebvre, 1994, p. 245]. Ces ouvrages traitaient de d’« audiovisuel et développement », de « transfert de technologies de communication et développement » ou d’« identité culturelle ». Si, durant les années 80, les travaux du CECOD étaient plus consacrés à des problématiques en lien avec les débats au sein de la commission McBride et sur le NOMIC, de nouvelles perspectives ont émergé durant les années 90. L’accent sera mis plus sur les TICs comme facteur de production plus que comme facteur culturel. Il est davantage question d’interroger à la fois « les conditions réelles d’accès aux TICs dans les pays du Sud », les politiques et les stratégies « des acteurs des Tiers-Monde pour favoriser les transferts de technologies ou éventuellement pour les freiner afin de mieux les contrôler » [Mignot-Lefevbre, 1994, p. 246].

Au début des années 2000, sous la pression d’une actualité chargée par les deux éditions du SMSI mais également par les mouvements de privatisation des opérateurs télécoms en Afrique au milieu des années 90, des tentatives de structuration de la recherche française s’intéressant à cette question ont été initiées par des structures comme l’AUF, l’IRD ou le CNRS. Force est de constater qu’elles ont du mal à se pérenniser. Le portail dédié aux TICs dans le Sud, lancé par Pascal Renaud10 en 2005 au sein de l’IRD, n’est plus fonctionnel depuis 2010. Initié en 2006 par l’AUF, Res@tice, réseau des chercheurs en technologie de l’information et de la communication pour l’enseignement, n’a duré que quatre ans. « L’AUF a cessé tout soutien à ses réseaux de chercheurs

7 http://www.codesria.org/spip.php?rubrique61&lang=fr 8 Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique 9 http://www.ird.fr 10 ww.tic.ird.fr/

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depuis janvier 2011 », peut-on lire sur la page d’accueil du site consacré à ce réseau11. D’autres initiatives ont également cessé d’exister : ANAIS12, AFRICA’NTI13, ou INTIF14. Il s’agissait de programmes ou de dispositifs permettant, chacun à sa façon, de faire connaître les résultats de recherches, d’annoncer des manifestions scientifiques ou de mettre à la disposition des curieux une documentation en lien avec les TICs en Afrique. La seule manifestation scientifique dans l’espace francophone qui continue à être pérenne est le colloque Communication et développement, co-organisé tous les deux ans par le GRESEC et sa chaire Unesco de la communication à Grenoble et l’Université de Douala au Cameroun.

2.3. Des travaux de recherche qui collent souvent à l’actualité

Telle est la troisième caractéristique des recherches académiques portant sur les TICs dans les pays du Sud. Si les décennies soixante-dix et quatre-vingts portaient sur des problématiques comme le transfert des technologies informatiques, les années 2000 ont vu une production abondante sur la « fracture numérique », le sommet mondial de la « société de l’information » ou les privatisations des opérateurs télécoms. Ces thématiques, dictées par l’actualité des débats dans les sphères internationales, ont toujours orienté la recherche sur les TICs dans les pays des Suds. Il est très rare de voir, par exemple, la génération des chercheurs des années 2000 interroger des expériences ou des projets d’intégration des TICs déployées dans les années soixante-dix ou quatre-vingts, avec la prise de recul nécessaire que ce temps long permet et impose pour éclairer les lecteurs sur leur contexte et sur les raisons de leur mise en place, d’analyser a posteriori les stratégies des acteurs à leur origine ou encore d’examiner les facteurs ayant contribué à leur réussite ou à leur échec. Yvonne Mignot-Lefevbre [1994, p. 248] a raison quand elle écrit :

« Que reste-il des télévisions éducatives des années 60 qui devaient permettre de scolariser tous les enfants, d’éradiquer l’analphabétisme et de moderniser l’agriculture ? Que sont devenus les bunkers informatiques des années 70 qui allaient

11 http://www.resatice.org 12 Réseau international pour l'appropriation des NTIC en Afrique et en Europe 13 Programme AFRICA'NTI dirigé par Annie Chéneau-Loquay – CEAN-CNRS 14 Institut francophone des nouvelles technologies de l'information et de la formation, organe subsidiaire de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie

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gérer la presque totalité des services et des biens d’un pays ? »

Ces interrogations, parmi d’autres, sont nécessaires parce qu’elles permettent à la fois de mieux contextualiser le présent et d’interroger le véritable rôle des TICs dans ce que l’on appelle « développement » ou « changement social ».

De telles perspectives restent cependant difficiles sur des territoires parfois hostiles à la recherche et au chercheur. Plusieurs raisons peuvent être évoquées. La plus importante d’entre elles est la difficulté d’accès aux archives et l’identification de personnes ressources qui acceptent d’apporter, par leur témoignage, des clés d’explication et des éclairages sur une expérimentation, sur un projet ou sur une orientation politique. Nombreux sont les projets, les expérimentations pour lesquels leurs porteurs se sont très peu souciés de constituer des archives portant sur leurs initiatives, soit parce que cet aspect n’était pas jugé important, soit par manque de compétences en la matière, soit encore pour éviter de laisser toutes traces qui pouvaient, à l’avenir, devenir compromettantes.

3. L’accès aux TICs : une préoccupation majeure

L’accès des pays des Suds aux technologies de l’information et de la communication est une préoccupation très présente dans les discours des organisations internationales (Unesco, IBI, IUT, etc.) depuis les années soixante-dix. Elle s’est traduite, respectivement, par deux notions : « transfert

des technologies », puis « fracture numérique ». Présentée aux pays des Suds comme le moyen de rattraper le « retard » en matière de modernisation, la première notion a dominé les débats durant les années soixante-dix et quatre-vingts pour laisser place à son corollaire, la « fracture numérique », durant les années 90 et 2000.

Si la première période se caractérise par des discours volontaristes, la seconde période consomme et reconnaît, à notre sens, les échecs de la première période, surtout pour les pays africains. Elle continue, cependant, à entretenir les illusions d’un discours déterministe qui réduit la question de l’appropriation des TICs au seul problème de l’accès.

Comment la question de l’accès aux TICs s’est-elle répercutée sur la production scientifique ? Comment la recherche en sciences sociales a-t-elle abordé respectivement les questions du « transfert » des TICs puis de la

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« fracture numérique » dans les pays des Suds ? Quels apports ? Quelles limites ? Quels enseignements peut-on en tirer a posteriori ?

3.1. Le transfert des TICs : entre jubilation et rejet

L’accès aux TICs dans les pays des Suds est fortement associé à une question plus globale, celle du « développement » ou, plus précisément, à celle de sortir ces pays du « sous-développement ». L’idée sous-jacente, depuis quarante ans, est de savoir si les TICs peuvent accompagner, voire provoquer un changement qui fait passer ces pays de l’état de sous-développement à un état final, celui de développement. Si les débats en la matière sont polarisés entre deux paradigmes opposés, celui de la « modernisation » et celui de la « dépendance », d’autres perspectives ont vu le jour depuis, sans pour autant que les deux paradigmes cités disparaissent totalement.

Le transfert des technologies en général vers les pays des Suds a soulevé durant les trois décennies 60, 70 et 80 plusieurs questionnements aux enjeux à la fois scientifiques, industriels, économiques, culturels et politiques.

Le transfert international des technologies de l’information et de la communication est pensé, jusqu’à la fin des années soixante-dix, de façon similaire à celui des autres technologies. Dans le secteur informatique, par exemple, les ordinateurs de troisième génération étaient mobilisés essentiellement pour des tâches scientifiques dans les laboratoires ou de gestion dans les grandes entreprises et les administrations. Les transferts de la technologie informatique vers les pays du Tiers-monde étaient fondés essentiellement sur les intérêts des entreprises étrangères présentes dans ces pays et la concentration monopoliste du capital [Mattelart, Schmucler, 1983, pp. 102-103].

Deux paradigmes, diamétralement opposés, vont proposer deux lectures différentes quant aux impacts des transferts de technologies de l’information et de la communication sur les pays du Tiers-monde : le paradigme de la modernisation et celui de la dépendance15.

Le premier modèle d’analyse conçoit le développement comme un état final d’un processus qui passe inéluctablement par la modernisation des pays sous-développés pour atteindre un niveau équivalent à celui des sociétés industrielles occidentales. Le transfert des technologies modernes est présenté comme un

15 Voir à ce sujet le texte de Servaes et Schields, publiée dans la revue TIS, 1988, et accessible en ligne sur http://revues.mshparisnord.org/disparues/

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raccourci, un accélérateur du développement [Emmanuel, 1981, p. 33]. Une conception qui véhicule « une croyance occidentale selon laquelle la technologie permet de résoudre bon nombre de problèmes et de brûler les étapes » [Mignot-Lefevbre, 1994, p. 249]. Le développement est pensé comme une « modernisation au niveau des systèmes sociaux ». C’est « une forme de changement social dans laquelle des idées nouvelles sont introduites dans un système social en vue d’élever le niveau de vie en termes de revenu par habitant, grâce à des méthodes de production plus modernes et une meilleure organisation de la société » [E. Rogers et F. Shoemaker, 1971, p. 11 cités par Mowlana H., Wilson L. J., 1990, p. 9].

Le second paradigme, celui de la dépendance, insiste quant à lui sur le caractère endogène de la technologie. Celle-ci est associée à la structure culturelle, sociale et économique où elle a été conçue. Pour les défenseurs de ce paradigme, les spécificités des problèmes socio-économiques des pays du Tiers-monde ne peuvent trouver solution dans des technologies importées des pays industrialisés, pensées et conçues pour ces pays.

Concernant les technologies de l’information et de la communication, nombreux sont les auteurs qui ont soutenu la thèse selon laquelle les TICs sont une condition suffisante pour embrasser le développement économique et social. Ce paradigme trouve ses sources dans les travaux, portant sur les médias, de Daniel Lerner [1958]), de Everett Rogers [1962], de Schramm [1964], de Ithiel de Sola Pool [1963] pour ne citer qu’eux.

En prenant le Moyen-Orient comme exemple, Daniel Lerner voit dans l’appropriation des médias un vecteur de modernisation, au sens d’occidentalisation, de cette région du monde, en particulier, et des autres pays du Tiers-monde, en général. Les médias sont présentés comme un moyen pour les sociétés traditionnelles de découvrir la vie moderne des pays de l’Occident. Cette vision fait table rase du contexte de réception. Le développement est réduit à une modernisation qui dépend du niveau de l’urbanisation, de celui d’alphabétisation, de la participation politique et de la participation aux médias [Lerner, 1958]. Les travaux de Lerner sur le développement et sa théorie de la modernisation vont exercer une influence très importante sur les recherches de sociologues américains qui s’intéressaient au processus du changement social dans les pays en développement [Mowlana H., Wilson L. J., 1990, p. 10]. Quelques années plus tard, en 1964, Wilbur Schramm publia un livre qui peut être considéré comme une opérationnalisation de la thèse de Daniel Lerner. Les différents projets et séries de travaux publiés, menés sous l’égide de l’Unesco16,

16 Ces documents sont accessibles en ligne sur le site web de l’Unesco à l’url suivant unesdoc.unesco.org/

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sont là pour en témoigner. Une des thèses majeures de Schramm est que le développement économique est corrélé au développement de la communication.

« Il existe une corrélation frappante entre le niveau de progrès économique, d’une part, et le niveau d’instruction et de moyens de masse, d’autre part. Plus le revenu national par tête est élevé, plus sont élevés le niveau d’instruction, le pourcentage d’enfants en âge scolaire fréquentant l’école, et la circulation des moyens de masse parmi le public » [Shramm W. et Winfield G. F., 1962, p. 5-6].

Beaucoup d’expérimentations mobilisant les médias, le plus souvent à des fins d’alphabétisation et d’enseignement, menées sous la responsabilité d’organisations internationales comme l’Unesco, seront mises à mal en se confrontant à la réalité du terrain. Wilbur Schramm finira d’ailleurs par le reconnaître, dix-sept ans après la publication de son best seller, en ces termes :

« Je viens juste de faire l’humiliante expérience de relire un livre que j’ai écrit il y a 17 ans. […]. Pour dire le vrai, j’ai été un peu déçu. […] J’aurais pu prévoir plus que je ne l’ai fait. J’aurais dû être plus sceptique sur les possibilités d’application du modèle occidental de développement et prêter plus d’attention au problème de l’intégration des médias de masses aux activités locales. Surtout, j’aurais dû attacher plus d’importance aux contraintes sociales et aux incertitudes du développement et en particulier aux différences culturelles qui font presque obligatoirement du développement une réalité différente d’une culture à l’autre ou d’un pays à l’autre » [Schramm, 1974, p. 4].

Dans ce même document, Schramm plaide pour un modèle de communication au service du développement fondé sur la mobilisation des médias légers :

« Le genre d’avenir prévisible pour les médias au service du développement me paraît être le suivant : dans l’avenir immédiat et dans la mesure où l’attention se concentrera sur l’activité locale, un intérêt et un

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appui plus grands seront accordés aux petits médias produits et contrôler localement » [Schramm, 1979, p. 2]).

Ce modèle n’apporta pas non plus les résultats escomptés. Josiane Joüet [1979, p. 561] fournit un exemple sans équivoque de l’échec d’utilisation des médias légers dans le Tiers-monde :

« Les petits médias, à l'instar de toute technologie, ne sont pas des instruments neutres. Les nouveaux systèmes de communication qu'ils génèrent, systèmes à petite échelle, voire micro-systèmes, sont tout autant que les mass media intégrés dans le réseau de domination économique et commerciale du néo-colonialisme. La dépendance en matière de hardware et des services de maintenance se double d'une pénétration culturelle exogène insufflant leurs "modes d'emploi" ».

La substitution de technologies jugées plus lourdes et plus centralisées par des technologies légères et « décentralisée » est une croyance récurrente chez les experts des organisations internationales. Dix ans après les propos de Schramm, le « Small is Beautiful » de la micro-informatique a été érigé comme la voie royale à suivre par les pays du Tiers-monde pour sortir du sous-développement. Everett M. Rogers écrivait :

« The most important new media for Third World development are satellites, microcomputers, and VCRs. Satellites offer an especially important advantage to Third World nations: the ability to shrink the costs of communicating at a large distance. Microcomputers are too expensive for most Third World applications to date, but their potential for education and data-handling is promising » [Rogers, 1986, p. 242].

Notons, enfin, que le paradigme de la modernisation trouve ses sources d’inspirations dans le capitalisme libéral. Ses bases idéologiques et économiques mettent l’accent sur l’accueil qui sera fait aux technologies de communication et aux services par les consommateurs. L’essor des technologies de communication dépend de l’intérêt économique des consommateurs, compte tenu des variables du coût et de la demande [Mowlana

H., Wilson L. J., 1990, p. 15]). À titre d’exemple, Ithiel de Sola Pool aborde la question de la communication pour le développement en se focalisant sur le rôle

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et l’importance des médias commerciaux, à l’image de ceux qui existent aux États-Unis, en faveur du processus de modernisation. Il se pose notamment la question de savoir s’ils ne sont pas plus efficaces, grâce à leurs publicités, que les médias publics pour aiguiser le désir d’un nouveau mode de vie [Kiyindou, 2009b, p. 9].

À l’opposé du paradigme de la modernisation, les analyses critiques des transferts des technologies de l’information et de la communication vers les pays du Tiers-monde, relevant du paradigme de la dépendance, vont mettre l’accent à la fois sur la non adaptation des ces technologies aux réalités et aux besoins de développement des pays destinataires et sur la situation de dépendance technologique des pays du Tiers-monde vis-à-vis des multinationales issues des pays industrialisés. Sont remis en cause les laboratoires de recherche des multinationales situées en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et au Japon qui détiennent les secrets de fabrication des composants électroniques du matériel informatique et de télécommunication. Le véritable transfert de ces technologies vers la majorité des pays du Tiers-monde, au sens de secrets de fabrication, est limité pour plusieurs raisons : absence de laboratoires de recherche, absence d’infrastructures, absence de politique industrielle, etc. Seuls les produits finals et les services associés sont transférés [Boafo, 1987, pp. 644-645]. Parallèlement à cette dépendance technologique, les pays destinataires le sont souvent sur le plan financier vis-à-vis des pays émetteurs qui leur accordent des prêts pour se procurer leurs technologies.

Plusieurs problèmes liés au transfert de l’industrie informatique, par exemple vers les pays du Tiers-monde, vont être identifiés dès le début des années 80 : maintenance aux mains des multinationales, formation pas assez engagée parallèlement à l’introduction de la technologie, décalage entre le projet du transfert et l’environnement économique et social du pays destinataire [Delahaie, 1984, p. 11]. L’absence de compétences endogènes et le recours aux experts et aux conseillers étrangers émanant des pays industrialisés sont présentés également comme une figure de la dépendance des pays du Tiers-monde vis-à-vis des pays industrialisés [Servaes et Schields, 1988, p. 81]. Sont récusés également les discours accompagnateurs qui instrumentalisent ces technologies en les présentant comme la solution-miracle capable de résoudre les problèmes du sous-développement. Ces discours sont dénoncés également parce qu’ils mettent en avant un « modèle-type de développement », consistant à proposer à ces pays un modèle de société post-industriel qui leur permet un raccourci de rattrapage technologique, de brûler les étapes et éviter les difficultés et les coûts de l’industrialisation subis par les pays industrialisés [Salomon, Lebeau, 1988, pp. 19-38]. Ces analyses mettent le doigt également à

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la fois sur l’absence de concertation et de consultation des usagers, cibles de ces technologies, et sur le faible niveau d’analyse des priorités et des besoins authentiques liés au développement et de la manière dont sont utilisées les technologies transférées.

Plusieurs questionnements sont posés quant aux effets des transferts sur l’organisation interne économique et sociale dans ces pays, d’une part, et sur la nature de l’insertion de ces pays dans les relations mondiales, d’autre part. Des interrogations sont également présentes quant aux impacts de ces technologies sur les circuits traditionnels d’information et sur l’emploi.

Durant cette même période, des auteurs se sont interrogés sur la nature des relations qu’entretiennent les entreprises des pays du Nord, exportatrices de ces technologies, avec les pays du Tiers-monde. Armand Mattelart [1976] va mettre en évidence la dimension idéologique liée au transfert des systèmes de communication et le rôle joué par les multinationales dans ce processus. Il montre, par exemple, comment les multinationales (Control Data, IBM, etc.) de l’électronique, de l’informatique se sont très tôt intéressées à des secteurs insoupçonnés, ceux de l’éducation et de la formation, en proposant non seulement le hardware mais également les contenus. « L’intérêt croissant des firmes électroniques pour l’éducation se manifeste d’une façon beaucoup plus globale et structurelle. Ces propriétaires de la haute technologie audiovisuelle ont entrepris maintenant de parfaire le cycle de leur production en y ajoutant cette pièce essentielle que sont les programmes. C’est ainsi que la plupart de ces firmes disposent maintenant de division ou de filiales éducatives » [Mattelart, 1976, p. 171]. En prenant le cas des entreprises françaises, ce même auteur [Mattelart 1983, p. 195] met le doigt sur la contradiction dans laquelle se trouvaient les pays du Nord vis-à-vis des pays des Suds. D’un côté, l’impératif de conquérir des marchés extérieurs par les technologies de communication produites par les firmes françaises et, de l’autre, celui de trouver de nouvelles formes de coopération et d’association entre le Nord et le Sud. Les propos de Yves de la Haye [1984, p. 118] vont dans le même sens. Il met également en exergue les ambiguïtés des gouvernants qui d’un côté, « veulent lutter contre l’impérialisme culturel et […] de chercher à prendre place sur les marchés mondiaux de la communication ». Il invite les décideurs politiques à rompre avec une politique qui participe au maintien de l’hégémonie économico-politique sur les pays du Tiers-monde et qui les contraint à adopter des technologies qui s’accordent très mal avec leurs besoins de développement.

Le paradigme de la dépendance n’a pas été épargné non plus par les critiques. Servaes et Schields [1988, p. 84] lui reprochent, par exemple, de faire preuve d’un déterminisme dual, contradictoire et inutile. Pour ces deux auteurs, ce paradigme semble substituer le déterminisme sociologique au déterminisme

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technique. Ses partisans « laissent en effet supposer que les technologies occidentales avancées ne peuvent être adaptées à des objectifs non capitalistes : la structure sociale capitaliste et ses besoins déterminent étroitement l’utilisation des technologies ». Le déterminisme sociologique dont est porteur le paradigme de la dépendance réduit, selon Servaes et Schields, la relation société-technologie à une simple liaison linéaire de cause à effet. Pour ces deux auteurs, « le progrès technologique est stimulé par un ensemble spécifique de circonstances historiques qui lui donnent sa forme et le définissent. Il faut prendre en compte ces circonstances historiques si l’on veut appréhender la véritable relation entre technologies et sociétés ». Et pour finir, ils reprochent aux défenseurs de la dépendance une forme de déterminisme technologique parce que « leur ignorance de la dynamique interne et de l’économie politique propre aux pays en voie de développement les amène en effet à conclure qu’une configuration technologique différente –plus appropriée- pourrait constituer la solution recherchée » [1988, p. 84].

Au-delà du clivage des paradigmes de « modernisation » et de « dépendance », certains auteurs vont chercher, dès le milieu des années 80, à comprendre les stratégies politiques à l’œuvre des pays du Tiers-monde face à l’industrie informatique. Michel Delapierre et Jean-Benoît Zimmermann [1987, p. 523] vont montrer, par exemple, que les pays du Tiers-monde se trouvaient devant une double contrainte : Ils devaient faire face, d’une part, aux exigences de fonctionnement d’une industrie par essence mondiale et aux contraintes des structures industrielles nationales, d’autre part. Deux logiques de fonctionnement étaient à l'œuvre : celle d’une industrie mondiale qui propose des produits fortement standardisés et celle des états-nations avec leurs spécificités et leurs objectifs propres. Certains pays vont tenter de concilier les deux logiques, d’autres vont exclure l’une des deux.

Michel Delapierre et Jean-Benoît Zimmermann distinguent quatre stratégies différentes des pays du Tiers-monde face à l’informatique. Dans les pays les moins avancés où les objectifs des politiques informatiques étaient centrés essentiellement sur la satisfaction des besoins de l’administration publique, les politiques informatiques se confondaient alors le plus souvent avec des politiques d’informatisation. C’était le cas de la quasi-totalité des pays africains. Ces pays cherchaient une certaine autonomisation par rapport aux sociétés de services étrangères issues des pays industrialisés. Ils s’efforçaient de développer une capacité locale de traitement de l’information administrative en formant des informaticiens locaux pour la fonction publique et les entreprises. Notons au passage que cette orientation était menée, durant les années quatre-vingts, dans le cadre de la coopération internationale, sous l’égide d’une organisation intergouvernementale, l’IBI, point sur lequel nous reviendrons un

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peu plus bas. Cependant, les produits importés restaient pour l’essentiel mal adaptés au contexte de ces pays et à leurs besoins spécifiques.

Une deuxième catégorie de pays avait atteint un niveau d’informatisation plus élevé qui leur permettait d’aller au-delà des applications déployées dans la gestion publique. Pour limiter leur dépendance à l’égard de leurs fournisseurs, certains pays africains se sont efforcés d’acquérir une autonomie dans le fonctionnement des équipements en créant une capacité locale de maintenance, comme la Côte d’Ivoire.

Une troisième catégorie de pays ont refusé ouvertement de se soumettre à la norme de fonctionnement de l’industrie mondiale. Ils se sont efforcés de bâtir une industrie nationale protégée de toute concurrence étrangère. L’Inde, la Chine et le Brésil sont donnés en exemple. Notons à ce niveau qu‘avec l’avènement de la micro-informatique, certains pays africains (Maroc, Côte d’Ivoire, Sénégal, Madagascar, etc.) ont cru également bien faire en lançant une industrie nationale de montage de micro-ordinateurs, avec l’objectif de créer un marché local de la micro-informatique. Leurs expériences furent des échecs retentissants : l’étroitesse des marchés nationaux, l’absence de recherche et développement, la baisse incessante des coûts de production de la micro-informatique et des composants électroniques sont des raisons parmi d’autres de cet état de fait [Benchenna, 2000, pp. 334-417].

À l’opposé, d’autres pays se sont engagés, dès le début des années quatre-vingts, dans une stratégie de promotion d’une industrie nationale totalement tournée vers l’extérieur. L’objectif était de pénétrer une activité économique rentable et choisir l’informatique comme une spécialisation dans le cadre d’une politique d’insertion dans la division internationale du travail. Les pays d’Asie du Sud-est, Singapour, Taïwan et Hong-Kong avaient adopté ce type de stratégie.

Deux décennies après, l’écart séparant ces pays, aux différentes stratégies mentionnées plus haut, est sans équivoque. Certains pays, l’Inde dans l’industrie du développement du logiciel, les pays du Sud-est asiatique dans la fabrication de composants, sont montrés comme des exemples difficiles à suivre. Ils sont devenus de sérieux concurrents pour les pays développés. La géographie des écarts observés en matière d’intégration des TICs durant les années soixante-dix et quatre-vingt n’est plus celle des années 90 et 2000. Ce recul historique « montre que les TIC (aussi bien nouvelles qu’anciennes) ne se transfèrent pas tant que le pays bénéficiaire ne s’est pas doté d’une infrastructure scientifique et technologique autochtone. C’est d’ailleurs le paradoxe des pays du Sud où certains comme le Brésil, la Malaisie, la Corée, l’Afrique du Sud qui bénéficiaient au départ de conditions plus favorables, sur le plan industriel et/ou éducatif, ont été en mesure d’avancer plus vite. D’aucuns

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parleraient d’ailleurs de "plusieurs Suds" » [Kiyindou, 2009a, p. 5]. Un élément, parmi d’autres, qui constitue une « nouvelle donne internationale » en matière des TICs dès le début des années 90 [Mignot-Lefevbre, 1994, p.244].

Mais est-ce pour autant que les questionnements des chercheurs ont changé ? Est-ce pour autant que les problématiques ont évolué ? Force est de constater que, malgré un certain renouvellement des perspectives de recherche, la question de l’accès reste prédominante, non pas pour tous les pays autrefois relevant de cet ensemble hétérogène qu’est le « Tiers-monde » mais essentiellement pour les pays d’Afrique. Elle sera posée en d’autres termes et présentée sous d’autres vocables, le plus connu d’entre eux étant celui de « fracture numérique ».

3.2. Fracture numérique ou fracture politique ?

Notons tout d’abord que le discours sur la réduction de la « fracture numérique », au sens d’inégalités liées à la diffusion des TICs entre les pays du Nord et les pays du Suds, ne coïncide pas avec le développement de l’Internet et encore moins avec les deux éditions du sommet mondial de l’information, tenues respectivement en 2003 à Genève et 2005 à Tunis. Une organisation intergouvernementale, l’IBI, disparue au milieu des années quatre-vingts, a fait de la lutte contre ces inégalités sa raison d’être de 1974 à 1987 [Benchenna, 2006a et 2006b]. De son côté, l’UIT publia en 1985 un rapport intitulé Le Chaînon manquant, dans lequel « elle attirait l'attention de la communauté internationale sur les déséquilibres choquants en matière d'accès entre pays développés et pays en développement ». Ce rapport soulignait « la corrélation directe qui existe entre l'infrastructure des TIC et la croissance économique et que l'on a essayé de quantifier par ce que l'on appelle depuis la "fracture numérique" ». Cette précision est nécessaire parce qu’elle permet de révéler que nous sommes en présence d’une croyance récurrente, véhiculée par les organisations supranationales depuis plusieurs décennies.

Comment la recherche scientifique sur les TICs dans les pays des Suds, et plus particulièrement pour le cas des pays d’Afrique, s’est-elle emparée de cette question ? Je me limiterai ici à quelques textes parus depuis une dizaine années.

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Nombreux sont en effet les auteurs qui, dès le début des années 2000, ont alerté sur le caractère controversé de cette notion de « fracture numérique »17. L’une des premières publications en France allant dans ce sens est probablement le premier numéro des Cahiers de Netsuds, paru en août 2003, sous la direction d’Annie Chéneau-Loquay. L’auteur met en garde sur l’emploi qui est fait de cette notion et sur « la vision linéaire et déterministe du progrès qui […] voit toujours dans la réduction de cette fracture la voie royale vers la “réduction de la pauvreté” et le développement » [Chéneau-Loquay, 2003, p. 1]. Nicolas Péjout, dans le même ouvrage, lui emboîte le pas pour s’interroger sur les finalités d’un activisme croissant constaté au niveau national, régional, international, public et privé, qui « ne peut être pertinent que si la réflexion en amont ne fait pas défaut ». Une réflexion qui, selon l’auteur, doit s’imposer en posant une série de questions sur ce qui est attendu de la lutte contre la fracture numérique. De son côté, Ndiaga Loum [2008, p. 92] montre, entre autres, comment le paradigme informationnel développé dans les pays du Nord est repris, « travaillé » ou « retravaillé » dans ses grandes lignes dans les orientations politiques africaines affichées sur la société dite de l’information, au travers les discours accompagnateurs des programmes continentaux, comme le NEPAD, par exemple.

Certains auteurs ont cherché a substitué d’autres termes à celui de « fracture ». Alain Kiyindou, par exemple, souligne la non neutralité de ce terme parce qu’il « renvoie à un schisme, un traumatisme nécessitant une intervention rapide » [2009a, p. 17]. Il préfère parler de « mutations […] parfois dues à l’inadaptation des modèles proposés au contexte d’utilisation ». Selon lui, les inégalités observées en matière d’usage sont liées à d’autres évolutions plus profondes qui sont, en partie, le miroir et la traduction de ségrégations culturelle, sociale et économique qui caractérisent la société actuelle. « La question la plus cruciale de ce siècle, selon l’auteur, est donc de savoir comment concilier ces nouveaux outils avec la complexité du contexte d’utilisation » [Kiyindou, 2009b, p. 5].

Cependant, les analyses portées sur la question de la fracture numérique opposant les pays du Nord et les pays des Suds omettent, à notre sens, un aspect de plus en plus visible : celui des disparités et des clivages sociaux au sein même de ces pays des Suds. Combien sont les personnes, issues de classes sociales aisées, dans les pays des Suds, qui ont accès aux technologies de communication les plus sophistiquées et les plus récentes,

17 Voir, entre autres, l’article d’Alain Rallet et Fabrice Rochelandet paru en 2004 dans le numéro 127 de la revue Réseaux et l’ouvrage coordonné par F. Granjon, B. Lelong et J.-L. Metzger, 2009, Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, Paris : Hermès/Lavoisier, 254 p.

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synonymes, pour une grande part d’entre elles, de modernisation et de mode de vie occidental. Il y a donc lieu de se poser la question de l’accès aux TICs et de leurs usages et leur articulation avec les inégalités socio-économiques au sein d’une société [George, 2008]. Une telle perspective permettra d’évaluer plus finement les disparités en matière d’accès aux TICs et à leurs usages. L’exemple donné par Clarisse Didelon [2009, p.144] concernant la fréquentation des cybercafés en Inde est édifiant. Elle indique comment en réalité ces centres d’accès à l’Internet sont plus fréquentés par les jeunes issus de classes sociales moyennes, disposant d’équipements connectés mais proposant un débit moins performant que celui dont ils peuvent bénéficier dans les cybercafés, sans parler des types de contenus consultés sur les sites web visités, évitant par la même occasion les pressions familiales.

Une telle perspective permettra, plus globalement, de sortir d’un modèle d’analyse fondé sur une « dictature des chiffres » imposé par les organisations supranationales [Guignard, 2009, p. 64].

3.3. De « l’idéologie du développement » à la véritable marge de manœuvre des pays des Suds

Cette « dictature des chiffres » réduisant les stratégies de communication pour le développement à une série d’indices comme le taux d’équipement en téléphonie ou en micro-ordinateurs ne date pas des deux éditions du SMSI avec le DAI (Digital Acces Indice). Elle trouve son origine dans les années soixante-dix et plus particulièrement dans le rapport de la conférence internationale sur les stratégies et politiques en informatique, co-organisée par l’Unesco et l’IBI en 1978 à Torremilinos en Espagne.

« L’expérience des pays industrialisés prouve que l’informatique, née du progrès, peut, en retour, accélérer le développement. Elle est en mesure, par une meilleure gestion des ressources, de contribuer à

atténuer l’écart qui les sépare des pays nantis. »18

.

D’autres organisations supranationales continuent de véhiculer le même discours. On peut lire, par exemple, dans un document de 1994 émanant de la Commission des communautés européennes, des propos similaires concernant cette fois l’importance des télécommunications dans le développement :

18 IBI-Unesco, 1978, Rapport général de la conférence sur les stratégies et politiques nationales informatiques, Torremolinos, p. 17.

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« Le lien entre les télécommunications et le développement existe et peut être illustré aux échelons international, régional et national. Un tel lien est reflété de manière quantitative dans la forte corrélation entre les télécommunications et la croissance économique notamment pour les pays qui dépendant du tourisme et pour les économies de ville-Etat ou insulaires telles que Singapour et Hong Kong. Les estimations d’une simple analyse de corrélation montrent qu’une augmentation de 1 % de la télédensité correspond à un accroissement de 1 % ou plus du PIB par habitant »19.

De tels propos reposant sur la mesure d’inégalité d’accès aux TICs dissimulent, par la même occasion, des phénomènes de domination entre pays. Il s’agit là d’une idéologie du développement, au sens de Daniel Holly [1981, p. 72], qui consisterait, à travers des projets de développement, à véhiculer des normes pour resserrer l’articulation de la structure du système mondial. La réduction de la « fracture numérique » entre Nord et Suds, et la série de programmes qui tente de l’opérationnaliser, n’est qu’un moyen, parmi d’autres, pour exiger des pays des Suds de se soumettre aux normes internationales et moins de répondre à la demande sociale en matière d’utilisation des TICs. Le développement de l’administration électronique dans la majorité des pays africains peut être cité en exemple. La mise en place de tels dispositifs, dans beaucoup de pays des Suds, est pensée davantage en fonction d’exigences en matière de sécurité et d’interopérabilité des systèmes informatiques, dans le but de favoriser les normes en matière de commerce international [Benchenna, 2010].

Ce constat interpelle sur une question plus globale, celle de la marge de manœuvre dont disposent les États des pays des Suds à exercer véritablement leur autorité sur un nombre de domaines qui relevaient jusque-là de leur champ spécifique de compétences. Traitant de la déréglementation et de la libéralisation du secteur des télécommunications au Sénégal et en Afrique du Sud, Kane montre comment elles ont échappé à la souveraineté des États et ont été régies par des organisations transnationales de gouvernance [Kane, 2008, p. 91]. L’auteur revient sur les causes de la déréglementation et de la privatisation des télécommunications en Afrique et précise que le discours de légitimation de celles-ci trouve en premier lieu son inspiration dans une série de

19 Commission des Communautés Européennes, 1994, Télécommunications et développement : le rôle de l’Union européenne, document de travail des services de la commission, SEC(94) 428, 48 p.

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défaillances structurelles qui se matérialisent, entre autres, dans la faiblesse de la densité téléphonique, dans la vétusté des infrastructures, dans la mauvaise qualité du service qui en découle, dans la répartition inégale de la population sur le territoire, dans la quasi-absence d’investissements publics pour rénover le réseau existant ou l’étendre aux zones rurales, dans la situation financière problématique des opérateurs publics en situation de monopole et dans l’incapacité financière des Etats à faire face aux coûts engendrés par le coût de l’électrification et de la connexion au réseau téléphonique des zones rurales ou enclavées. D’autre part, la déréglementation est également l’aboutissement de pressions externes exercées par des organisations transnationales de gouvernance, des institutions financières internationales et des pays disposant de moyens d’influence. La montée en puissance des discours néolibéraux, le pouvoir contraignant de l’OMC avec la prééminence de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) et les principes de gouvernance édictés par l’UIT sont autant de facteurs externes à prendre en compte dans les raisons de la déréglementation et la privatisation des opérateurs historiques, malgré la variété des contextes et des cadres institutionnels nationaux.

Le développement de cet exemple montre comment, en fin de compte, les pouvoirs politiques dans beaucoup de pays africains, confrontés à une série de difficultés, se trouvent démunis devant les exigences de certains pays du Nord et organisations internationales en matière de stratégies et politiques des TICs en particulier et face à la question de la communication pour le développement en général. Il interpelle sur la question de la coopération entre pays du Nord et pays du Sud en matière de TIC, sur ses finalités et sur le rôle joué par les organisations internationales dans ce domaine. Comment cette question est-elle abordée par la recherche sur les TIC dans les pays des Suds ?

4. Les rapports Nord-Sud de moins en moins interrogés

Si les recherches consacrées aux questions de transfert des TICs durant les années 70 et 80 sont riches en questionnements sur les rôles joués par les pays du Nord ou par les multinationales (voir par exemple les travaux d’Armand Mattelart), force est de constater que peu de recherches leur sont consacrées depuis le milieu des années 90, alors que, d’une part, leur implication dans des projets de « développement » est de plus en plus forte et que, d’autre part, le discours sur la place des pays des Suds dans « la mondialisation » est souvent associée, à tort ou à raison d’ailleurs, sur le rôle que doivent jouer les TICs dans

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ce processus. À titre d’exemple, très peu de recherches se sont intéressées aux conditions de privatisation des opérateurs télécoms dits « historiques » dans des pays africains et leur acquisition, partielle mais majoritaire, par des opérateurs télécoms des pays du Nord, Vivendi au Maroc et Orange au Sénégal, par exemple. La même remarque vaut pour les stratégies, en Afrique, d’entreprises comme Google, Facebook sans oublier IBM, présente sur le continent depuis presque un siècle. Très peu de chercheurs se sont intéressés également au rôle joué par l’UIT dans les nouvelles reconfigurations des télécommunications dans les pays africains. Il en va de même pour les rôles joués par d’autres organisations internationales comme l’Unesco ou l’Organisation internationale pour la francophonie, à l’ère du numérique. Comment expliquer cet état de fait ? Pourquoi les chercheurs s’intéressent-ils de moins en moins à ces questions ? Une hypothèse de travail, qui reste à vérifier, serait à trouver non seulement dans les difficultés d’accès à des données tangibles et à des archives, souvent inexistantes, permettant une argumentation fondée autour de ce type de questions, mais également dans une forme de désengagement du chercheur.

À titre d’illustration, la lecture des textes publiés sur le portail www.tic.ird.fr, créé en 2005 et archivé depuis 2010, montre que, sur les 39 textes répartis en 6 volumes, aucun texte ne traite du rôle des multinationales dans la diffusion des TICs dans les pays du Sud. Seuls deux textes interrogent directement le rôle joué par les organisations internationales dans le domaine des TICs dans les pays du Sud. Le premier, rédigé par Pascal Renaud, éditeur du portail, traite du projet RIO20 ; le second porte sur l’expérience, passée sous silence, du Bureau intergouvernemental pour l’informatique. Deux textes s’interrogent sur les rapports Nord/Sud à l’ère du numérique. Leurs auteurs s’intéressent plus particulièrement aux projets de numérisation de l’enseignement supérieur. Le premier est issu de la thèse de Pierre-Jean Loiret21 qui traite des ravages de l’Université virtuelle africaine en Afrique subsaharienne. Le second, rédigé par l’auteur de ces lignes22, s’interroge sur les nouveaux rapports Nord/Sud dans l’enseignement universitaire francophone, à l’ère du numérique.

D’autres publications ont le mérite d’offrir à la lecture des analyses où les rapports Nord-Sud sont questionnés sous le prisme de l’industrialisation et des transferts technologiques dans les pays des Suds. Mihoub Mezouaghi [2004, p. 27] s’interroge, par exemple, sur la véritable influence des TICs sur les trajectoires nationales de développement. Parmi ses conclusions, celle où il écrit

20 http://www.tic.ird.fr/spip0d02.html?article177 21 http://www.tic.ird.fr/spip37c6.html?article146 22 http://www.tic.ird.fr/spip7a7a.html?article153

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que « les délocalisations d’unités de production [des multinationales] dans les économies périphériques n’ont pas nécessairement entraîné un réel transfert technologique ». Sans fournir d’exemple, l’auteur confirme les constats d’autres auteurs en précisant que

« les firmes multinationales ont transféré des activités manufacturières fortement utilisatrices de main d’œuvre à des filiales-ateliers, qu’elles déplacent au gré des conditions locales de rentabilité et de compétitivité dans un environnement international plus incertain et marqué par la financiarisation des économies. Dans ce cas, les effets d’apprentissage sont réduits, alors que le risque de verrouillage dans des activités manufacturières ne valorisant que peu les compétences techniques locales est élevé ».

Actuellement, les activités délocalisées concernent, entre autres, ce qu’il est convenu de désigner par « relation clients » ou par plateformes de centres d’appel. Nombreuses sont les multinationales, spécialisées dans les TICs ou non, qui ont délocalisé des activités d’assistance commerciale ou technique vers les pays de la rive sud de la Méditerranée (Maroc, Tunisie, Égypte, Sénégal, etc.). Ce type d’activités, conjugué à l’internationalisation des capitaux, participe au renforcement de formes de domination des pays des Suds par les pays du Nord par une division internationale du travail qui obéit à des règles bien précises où la capitalisation de nouveaux savoirs pour les pays des Suds reste très réduite.

Les rapports Nord-Sud liés à la diffusion des technologies de la communication ont également été questionnés et analysés en se focalisant sur les enjeux culturels. Nous pouvons citer, entre autres :

− l’article de Yrjo Littunen, paru en plein débat sur le NOMIC, en 1980. Ce texte traite des problèmes culturels liés à la radiodiffusion directe par satellites. L’auteur se pose, entre autres, la question si l’avènement des satellites remet en cause les cultures nationales et des relations internationales pour conclure que « la libre circulation de l’information, en tant que principe des échanges culturels internationaux, n’existe pas dans le monde actuel. [Que] les produits culturels (productions artistiques, connaissances scientifiques, ou distractions) ne circulent que des métropoles les plus puissantes économiquement et les mieux structurées vers les entités socio-culturelles dont le potentiel d’échanges culturels est moins développé parce que leurs moyens d’information sont moins puissants, de moins bonne qualité, et moins bien commercialisés sur le plan

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international ». D’autre part, l’auteur critique la perspective libérale qui met au centre la liberté de l’individu de choisir ce qu’il veut consommer, en précisant que « la libre circulation de l’information internationale n’est pas pour demain, car les hypothèses théoriques qui la sous-tendent ne correspondent pas à la réalité des processus culturels. En effet, l’hypothèse qui ignore le plus la nature des processus culturels concerne l’interaction de l’offre et de la demande ; empruntée à la théorie classique du libéralisme économique, elle présume qu’en matière de culture, l’offre est réglée par la demande sur le "marché des idées". Si la faculté de choisir est évidemment fondamentale pour l’homme, les sollicitations et les contraintes du milieu sont si complexes et diverses que l’application aux processus culturels du principe de régulation de l’offre par le jeu de la demande est pratiquement dénuée de sens. En fait, tout un éventail de situations sociales tend à prouver le contraire : en matière de culture, c’est la demande qui est réglée par l’offre » [Littunen, 1980, p. 319]).

− L’article de Bernard Miège [1987, p. 552-553], « Industries audiovisuelles : renforcement de la domination », va également dans le même sens. L’auteur scrute un ensemble d’aspects concernant la circulation internationale des biens culturels pour insister sur les difficultés auxquelles les pays du Tiers-Monde sont confrontés. Il met en perspective à la fois les importantes transformations en cours dans les médias et les industries culturelles, impulsées par les firmes transnationales et les États dominants, et la complexité de la tâche pour les pays du Tiers-Monde à y faire face.

Avec les développements de l’Internet et du numérique, l’analyse des rapports Nord/Sud semble de moins en moins intéresser les chercheurs, à quelques exceptions comme Misse Misse [2000]) qui s’interroge sur l’articulation entre souveraineté et communication internationale à l’ère des TICs. Il fait le constat suivant :

« Les pays d'Asie, d'Amérique du Sud et d'Afrique se demandent à juste titre comment rester maîtres de leur environnement socioculturel et politique tout en se servant des NTIC pour assurer leur développement. Ces pays redoutent les visées impérialistes liées à la généralisation de la société de communication. Ils estiment que les contenus de la communication globale sont en réalité diffusés par les puissances technologiques, industrielles, commerciales, financières, militaires et politiques ».

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Un tel constat renvoie immédiatement à une question d’une grande importance : celle des stratégies et des politiques nationales des pays des Suds en matière de TICs.

5. Des stratégies nationales en matière des TICs dans les pays des Suds ?

La question d’élaborer des stratégies nationales en matière de TIC n’est pas nouvelle. Concernant l’informatique par exemple, plusieurs conférences ont été consacrées à la sensibilisation des pays du Tiers-monde sur la nécessité d'élaborer une politique et une stratégie informatiques durant les années soixante-dix. Beer-Gabel [1984, p. 97-99] en dénombre une trentaine sur ce thème (nationales, régionales, internationales). La multiplication de ces manifestations pendant cette période était déjà un indice révélateur à la fois de l’enjeu de l’élaboration de telles politiques et stratégies informatiques, et des difficultés d’un ensemble de pays du Tiers-monde, et plus particulièrement en Afrique, d’avancer dans ce domaine.

Avec le développement de l’Internet, les débats au sein des deux éditions du SMSI et la volonté affichée des décideurs politiques à s’inscrire dans la société dite de l’information, beaucoup de pays africains vont lancer des plans d’actions, portant des noms où la dimension électronique est mise en avant comme eMaroc 2010, e-Algérie 2013. Structurés autour de plusieurs axes (administration électronique, éducation-enseignement-e-learning, développement de l’industrie TIC, TIC dans les entreprises, usage des TIC, etc.), ces plans d’action sont présentés comme les documents de référence des stratégies et des politiques de ces pays en matière de TICs dans ces pays.

Quel intérêt la recherche scientifique porte-t-elle à l’analyse des politiques publiques des pays des Suds en la matière ? Quelles hypothèses de travail ? Quels résultats ? L’hypothèse centrale, qui guidera nos développements dans cette partie, est qu’il est très difficile pour le chercheur d’aboutir à des analyses critiques de ces politiques dans un contexte le plus souvent hostile à la recherche et où l’accès aux sources reste très restreint.

Si les analyses des stratégies et des politiques nationales en matière de TICs dans les pays des Suds sont assez riches en nombre, elles le sont parfois moins en termes de questionnements qui y sont développés. Les analyses macro qui interrogent les politiques publiques d’un pays en matière de TIC, voire parfois l’absence de ces politiques, sont rares. Il est peu question également

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d’analyser les actions des organisations internationales ou intergouvernementales en matière d’aide aux pays africains dans le domaine des TICs. Quand les chercheurs s’intéressent à ces structures, c’est avant tout pour analyser leurs discours et moins leurs actions.

Concernant l’analyse des politiques publiques, le numéro 111 de la revue Tiers-Monde, par exemple, paru en 1987, intitulé Transferts des technologies de communication et développement, lui consacre un ensemble de contributions où sont présentées et analysées les stratégies de pays comme l’Inde et le Brésil, voire des régions comme les pays arabes, en matière de communication en général ou de satellite en particulier. Certains de ces textes sont peu problématisés. C’est le cas, par exemple, de la contribution de Jaswant Singh Yadava où il est question du cas de l’Inde et de la stratégie de ce pays en matière de communication. L’auteur conclut sa contribution par les propos suivants :

« À partir des analyses précédentes sur la nouvelle ferveur vis-à-vis de l’information et sur les diversités, le développement et les médias en Inde, il apparaît clairement qu’il existe une forte cohérence et d’étroites relations entre les structures sociales, la communication et le processus de développement. L’Inde libre a adopté un régime démocratique fondé sur l’universalité des droits de tous les adultes. » [Yadava, 1987, p. 640].

À l’inverse, d’autres contributions, plus rares, mettent davantage l’accent sur les difficultés des États africains à préserver leurs autorités en matière de politiques publiques des TICs mises sous influence des organisations internationales comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou l’Union internationale des télécommunications. Traitant du cas du Ghana, Comi M. Toulabor [2004, p. 122] conclut par le constat suivant :

« Les NTIC au Ghana soulèvent de nombreuses questions dont la plus importante est celle du rôle de l’État en tant qu’initiateur de politiques publiques, perçues comme un ensemble "de programmes d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique". […] L’État semble regarder ces cette bouleversante et inquiétante évolution qui se déroule sur son territoire d’un œil presque distrait. On le voit prendre peu

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d’initiatives dans ce secteur ni coordonner les actions et les projets initiés par les acteurs sociaux dans un projet-cadre national. Si, en juin 2000, le ministre des Communications signe avec Africa One Ltd et United Communications System International un important contrat qui fournira au Ghana une connectivité mondiale à fibres optiques, en fait, il est maître de peu de chose en matière de NTIC. Sous cet angle, celles-ci sont intéressantes à étudier parce qu’elles révèlent les modalités de fonctionnements de l’État, acteur de développement et vecteur de modernité ».

Une telle assertion conforte le constat fait par Oumar Kane en ce qui concerne les privatisations des télécommunications ou par nous-même dans le rôle joué par les organisations internationales pour exiger de certains pays des Suds d’intégrer dans leur calendrier politique la mise en place de dispositifs comme l’administration électronique.

6. La question des usages

Si la première période, celle des années 70 et 80, a vu une production scientifique très riche sur les TICs dans les pays des Suds, avec des perspectives économiques et politiques, les approches sociologiques, et plus particulièrement celles des usages, font défaut durant la même période. À titre d’exemple, la revue Tiers-Monde consacre en 1987 une partie du numéro 111 aux « effets culturels et sociaux de la diffusion des technologies de communication ». Les quatre articles composant cette partie ne traitent pas de la question des usages mais s’inscrivent plutôt dans une perspective d’économie politique de la communication.

Plusieurs raisons sont à l’origine de ce manque. J’en citerai deux. Premièrement, comme le précise Pierre Chambat [1994, p. 254], « la sociologie des usages des TICS ne constitue pas une sous-discipline reconnue comme de la sociologie disposant, telle la sociologie du travail, d’une légitimité repérable à des signes institutionnels. Elle désigne une préoccupation, un intérêt marqué pour un type de problèmes qui se situent au croisement des trois disciplines : la sociologie de la technique, la sociologie de la communication et la sociologie des modes de vie ». Deuxièmement, ce champ de recherche était, durant cette période du milieu des années 80, au début de sa constitution et commençait à

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peine à s’imposer comme une perspective, parmi d’autres, en France23. Bernard Miège [2004, p. 116-117] fournit des éléments d’appréciation allant dans ce sens, quand il écrit :

« l’intérêt croissant pour l’action des récepteurs des discours et des usages des médias ne relève-t-il pas seulement d’une exigence méthodologique ; il est également une question qui se pose aux promoteurs des médias et des TIC en formation, la diversification des offres de produits (désormais tous marchands) requérait une connaissance fine des procès de formation des usages. La recherche en communication s’est donc trouvée confrontée à des demandes d’industriels ou de décideurs publics ; en France, par exemple, cela a donné lieu à des travaux d’un intérêt variable, et à certaines dérives, comme celles qui accordent un rôle décisif aux usagers dans la conception même des produits et des services ».

Cependant, si la question des usages des TICs dans les pays des Suds n’a pas intéressé la recherche académique durant les années 70 et 80, il n’en était probablement pas de même pour les initiateurs d’expérimentations communicationnelles de tout genre. Ces pays ont servi parfois de laboratoires pour tester des dispositifs afin de les déployer plus tard dans les pays du Nord. Dans son livre Le satellite éducatif, Pierre Mœglin [1994, p. 243]), exemples à l’appui, s’interrogeait en ces termes : « Ces pays ne sont-ils pas, avec la bénédiction des organisations internationales, des laboratoires en grandeur réelle ouverts aux expériences les plus audacieuses et, à certains égards, trop risquées pour être d’emblée mise en œuvre dans les pays développés ? ».

La diffusion de la micro-informatique et les développements technologiques qui s’ensuivront depuis, dans les télécommunications et les réseaux (miniaturisation, compression et numérisation des données, multimédia, accès à l’Internet, téléphone portable) vont élargir les applications et les usages qui affectent des domaines comme l’information, l’éducation, la culture. Avec le développement d’usages pensés comme des « modes d’utilisation se manifestant avec récurrence, sous la forme d’habitudes relativement intégrées dans la quotidienneté » [Lacroix, Moeglin, Tremblay, 1992], nous observons un certain intérêt porté à la question des usages des TICs dans les pays africains, et ce depuis le début des années 2000. Certains jeunes chercheurs, le plus

23 Voir également l’article de Josiane Joüet (2000), Retour critique sur la sociologie des usages, Réseaux, N° 100, pp. 487-521.

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souvent dans le cadre de thèse ou de mémoire de fin d’études, vont réaliser des travaux centrés sur les usages de l’Internet par les étudiants dans les dans les campus numériques francophones [Guilaine Thébault, 2009] ou dans les cybercafés. Mais nous sommes encore loin de recherches intégrées mobilisant plusieurs chercheurs sur un ou plusieurs terrains donnés.

Des ouvrages collectifs font également état de la recherche en la matière. C’est le cas du livre coordonné par Annie Chéneau-Loquay [2004a]), Mondialisation et technologies de la communication en Afrique, où la question des usages sera développée dans sept textes, sur les quatorze contributions de l’ouvrage. Y sont développés, entre autres, les usages de l’Internet dans les accès publics. Sont mis en exergue les disparités entre régions d’un même pays pour accéder à l’Internet, voire même au sein d’une même ville, et les types d’usages de l’Internet par les internautes observés. D’autres contributions portent plus sur les utilisations du téléphone portable, par exemple chez les commerçants de Kayes au Mali.

Et pour finir, avec ce qui est désigné depuis décembre 2010 de « Printemps arabe », nous observons un certain intérêt pour certaines questions comme le rôle joué par les réseaux dits sociaux dans les « révolutions arabes ». Plusieurs manifestations et écrits y sont consacrés. En 2012, un colloque a eu précisément pour thème « Les usages et pratiques des publics dans les pays du Sud : des médias classiques aux TIC ». Il est très dommageable par exemple de remarquer dans ce type de manifestations l’absence de préoccupation des chercheurs autour de problématiques comme la question des libertés individuelles à l’ère du numérique dans ces pays. Il est également regrettable d’entendre encore certains chercheurs soutenir les thèses déterministes réduisant la question des soulèvements populaires dans les pays arabes à l’utilisation des réseaux dits sociaux.

7. Economie informelle et TIC

Une des thématiques qui marque, durant la décennie 2000, les travaux de recherches sur les TICs dans les pays des Suds est l’articulation entre économie informelle et TICs. Initiée en France par la géographe Annie Chéneau-Loquay [2004b], cette thématique va donner lieu à quelques monographies portant, entre autres, sur les cas du Sénégal et du Maroc. L’originalité d’une telle perspective est qu’elle met à mal le modèle diffusionniste des TICs dans les pays d’Afrique. Elle met l’accent sur les modes d’appropriation spécifiques des TICs dans les pays d’Afrique qui se font par le

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bas et qui se nourrissent à la fois du « faible niveau de vie moyen des populations, comparé au coût du matériel et de la communication elle-même » mais également de l’inventivité des acteurs sociaux.

« Cela donne lieu à une prolifération d’espaces de taille diverse (petit tablier sur le trottoir où se loue un téléphone mobile, kiosque pour un téléphone fixe, multiples télécentres équipés de plusieurs postes téléphoniques, petites boutiques à services divers, dont un ou deux ordinateurs connectés, vastes centres high-tech, qui se développent sur un mode à la fois formel et informel et se différencient selon les lieux (dans les centres villes des capitales, se trouvent les cybercentres high-tech fréquentés surtout par les touristes, les étrangers, les hommes d’affaires et les étudiants ; dans les zones résidentielles périphériques de la classe moyenne se situent plutôt de petits établissements mixtes, donnant accès à la fois au téléphone et à Internet ; plus on va vers les quartiers pauvres, plus les cyber-centres privés se raréfient pour être remplacés par les accès communautaires gérés par des ONG). Ainsi, loin d’être déterritorialisé, l’usage des NTIC en Afrique crée de nouveaux modes d’occupation de l’espace, des territoires bien identifiés qui, partout, témoignent d’une adaptation aux pratiques sociales de populations pauvres et donc à une économie informelle qui domine largement » [Chénau-Loquay, 2004b].

En partant du cas du Sénégal, Thomas Petit-Pszenny [2007] met en avant les raisons à l’origine du développement des activités issues de l’économie informelle dédiée aux TICs. « La faiblesse des États, l'incapacité du marché à répondre à une demande considérée comme insolvable ont laissé une grande place à de nouveaux acteurs dans le secteur des télécommunications ». Des centres téléphoniques et des cybercafés sont créés le plus souvent par des jeunes pour répondre à une demande sociale. « À Dakar, chaque pâté de maisons a en plus de sa « boutique », de son « kiosque à pain », de son terrain de foot, son centre téléphonique ». Si de telles activités sont créatrices de valeur, elles ne sont pas dénuées du lien social qu’elles peuvent procurer. « L'aspect collectif de l'utilisation des télécoms contribue à les inscrire dans les relations sociales, dans la culture locale. L'aspect humain est réintroduit par le «

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gérant » servant de médiateur entre les utilisateurs et la technique. Celle-ci n'est plus désincarnée, inhumaine et incompréhensible mais trouve sa place dans un territoire, dans un faisceau de relations sociales, elle est traduite par un intermédiaire humain qui la rend accessible ». L’auteur va également mettre l’accent sur le caractère inventif des activités issues de l’économie informelle dans le secteur des TIC au Sénégal.

De telles perspectives apportent certainement des connaissances nouvelles quant aux modes spécifiques d’appropriation des TICs dans les pays d’Afrique. Cependant, elles ne mettent pas l’accent à notre sens :

− sur le caractère ambivalent des activités issues de l’économie informelle dans le secteur des TICs. Certes, ces activités permettent de donner accès aux TICs au plus grand nombre d’utilisateurs potentiels mais, en même temps, elles sont porteuses de nouvelles formes de domination. En prenant le cas marocain, et en nous intéressant aux activités de commercialisation des DVD contrefaits, nous avons essayé de montrer comment cette activité contribue au renforcement d’une nouvelle forme de dépendance culturelle et où les vendeurs et les consommateurs en deviennent les acteurs [Benchenna, 2011] ;

− sur les relations floues que les acteurs économiques formels entretiennent avec les acteurs œuvrant dans l’économie informelle. L’exemple du premier opérateur télécom au Maroc est édifiant. Ce dernier utilise les réseaux de l’économie informelle comme moyen pour atteindre le maximum de clients mais également pour réduire ses charges fixes en externalisant les activités de commercialisation des cartes prépayées et des cartes SIM [Benchenna, 2012].

− sur les répercussions écologiques de la commercialisation de matériels d’occasions importés des pays d’Europe.

À noter, l’ouvrage collectif, probablement le plus complet sur le sujet jusqu’à ce jour, coordonné par Tristan Mattelart [2011], sur Les voies souterraines de la mondialisation culturelle.

Conclusion

Quels enseignements peut-on tirer de l’état très partiel de la recherche sur les TICs dans les pays des Suds, développé ci-dessus ?

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1. Centrée autour de la question de l’accès aux TICs dans les pays des Suds, la recherche en la matière a vu se développer des travaux tout d’abord autour de la notion de « transfert de technologies de communication » durant les années 70 et 80 pour s’intéresser à une autre notion, la « fracture numérique », imposée depuis le milieu des années 90 par les organisations internationales.

2. Si les débats autour de la notion de transfert des TICs étaient polarisés entre deux paradigmes diamétralement opposés (paradigme de la modernisation et celui de la dépendance), force est de constater une certaine distanciation de la part des nouvelles générations de chercheurs, qui dissimulerait, à notre sens, une forme de désengagement. En effet, nous sommes de plus en plus loin des analyses critiques que certains auteurs ont pu développer, par exemple, sur le rôle des multinationales durant les années soixante-dix et quatre-vingts dans la diffusion des TICs ou sur la nature des rapports de domination des pays du Sud par les pays du Nord. Peu de chercheurs de la nouvelle génération s’intéressent à ces questions. Peu d’entre eux épousent une posture critique autour de ces questions. Pourtant ces rapports de domination ne se sont pas effacés. Ils ont pris de nouvelles formes. Les TICs y deviennent parfois des outils incontournables pour exercer cette domination. Dans certains cas, la marge de manœuvre dont disposent les États des pays des Suds pour exercer véritablement leur autorité se trouve réduite.

3. Très souvent « collée » à l’actualité des débats dans les sphères internationales, la recherche s’est peu intéressée à des analyses rétrospectives permettant de bénéficier du recul nécessaire pour une réflexion à froid sur la question de l’intégration des TICs dans les pays des Suds. Notons cependant que de telles perspectives sont difficiles à entreprendre pour plusieurs raisons (difficulté d’accès aux archives, hostilité des terrains au travail du chercheur, etc.).

4. Si les recherches sur les TICs dans les pays des Suds se sont intéressées aux évolutions technologiques durant les quarante années (radio, télévision, vidéo, Internet, téléphone portable, etc.) et leur mobilisation dans des secteurs comme l’éducation, le monde de l’entreprise, les usages domestiques, nous constatons également un intérêt pour le rôle joué par l’économie informelle, fortement présente dans ces pays, dans la diffusion des TIC.

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5. Les constats faits sur les caractéristiques de ce champ de recherche sont, à notre sens, des pistes de réflexions qui méritent d’être affinées et appuyées par des études plus ciblées. Il s’agit d’éléments d’amorce pour que se constitue une réflexion plus solide mobilisant un débat entre chercheurs s’intéressant aux problématiques liées aux TICs dans les pays des Suds. Ce débat nécessaire sera à notre avis l’occasion pour identifier les chercheurs travaillant autour de cette question. Il est regrettable par exemple que les recherches anglophones dans ce domaine soient peu connues des chercheurs des pays francophones.

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

« Les TIC au service du développement en Afrique »Simple slogan, illusion ou réalité ?

Alain François LOUKOU

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1047DOI : 10.4000/ticetsociete.1047

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueAlain François LOUKOU, « « Les TIC au service du développement en Afrique » », tic&société [En ligne],Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 20 avril 2019, consulté le 04 septembre2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1047 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1047

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semestre 2012

« Les TIC au service du développement en Afrique »

Simple slogan, illusion ou réalité ?

Alain François LOUKOU Enseignant-chercheur Maître-assistant Département de géographie UFR Communication, Milieu et Sociétés Université de Bouaké, Côte d’Ivoire [email protected]

Alain François LOUKOU est maître-assistant à l’Université de Bouaké (Côte d’Ivoire). Géographe de formation, ses recherches portent principalement sur l’analyse du rôle des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans le développement, tant à l’échelle locale que globale. Elles portent également sur les études prospectives dont l’intérêt est de favoriser la prise en compte de l’avenir dans les décisions du présent

Alain François LOUKOU

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« Les TIC au service du développement en Afrique »

Simple slogan, illusion ou réalité ?

Résumé La problématique du développement par les TIC continue d’alimenter des controverses. En dépit du contexte actuel marqué par l’utilisation intensive de l’information dans de nombreuses activités, l’apport des TIC dans le développement de l’Afrique reste encore contesté. Par rapport à ce continent, ces outils sont considérés par leurs détracteurs comme un luxe improductif au regard des priorités classiques de développement. Tout en reconnaissant la pertinence de ces arguments, la présente étude vise cependant à en relever les faiblesses et à démontrer, à travers le raisonnement théorique et des exemples pratiques, que les TIC sont aujourd’hui un facteur décisif de développement en Afrique, voire un préalable à la réalisation de celui-ci. L’étude s’appuie également sur la riche littérature portant sur la problématique des TIC au service du développement. Mots-clés: Développement, TIC, société de l'information et du savoir, Afrique Abstract The problem associated with development by ICTs is a root of controversies. Despite the present context characterized by the intensive use of information in many activities, the contribution of ICTs to development remains contested. This has particularly been so for Africa where these tools are generally considered by their detractors as an unproductive luxury with respect to classical development priorities. Without undermining the pertinence of these arguments, this study seeks to present its weaknesses and to demonstrate, through theoretical reasoning with supporting examples, that ICTs are today a decisive factor for development in Africa, and even a prerequisite to its realisation. The study is also based on the rich literature about ICTs for development issues. Key words: Development, ICTs, information and knowledge society, Africa.

« Les TIC au service du développement en Afrique » Simple slogan, illusion ou réalité ?

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Resumen La problemática del desarrollo por las TIC sigue sustentando controversias. A pesar del contexto actual influido por el uso intensivo de la información en numerosas actividades, la participación de las TIC en el desarrollo de África sigue siendo recusada. Tocante a este continente, dichas herramientas son consideradas por sus detractores como un lujo improductivo en comparación con las prioridades clásicas de desarrollo. Aunque reconoce la pertinencia de dichos argumentos, el presente trabajo pretende resaltar las debilidades y demostrar, a través del razonamiento teórico y algunos ejemplos prácticos, que las TIC constituyen hoy en día un factor (ingrediente) decisivo de desarrollo en África, son más bien un requisito para la realización de éste. El trabajo se basa igualmente en la rica literatura referente a la problemática de las TIC contribuyendo al desarrollo. Palabras clave: Desarrollo, TIC, sociedad de la información y del saber, África.

Alain François LOUKOU

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Introduction

Le concept « les TIC au service du développement » fait référence à l'utilisation des TIC à des fins de développement socioéconomique. Dans cette perspective, il vise à encourager l’intégration de ces outils dans les différentes activités humaines, qu’il s’agisse de l’introduction de l’informatique dans les entreprises, dans les secteurs de l'éducation, de la santé ou qu’il s’agisse des grands projets innovants de développement tels que l’administration électronique, l’aménagement numérique du territoire, etc. En raison de l'importance croissante prise par l'information dans tous les types d’activités, les TIC s'affirment désormais, dans les pays développés et émergents, comme des outils d’aide à la formalisation des stratégies de développement (à l’échelle nationale comme à l’échelle locale). En effet, l'information, dont les TIC sont le vecteur, est devenue une ressource stratégique. Dans ce contexte, ce qui est vrai pour les pays développés et émergents l’est-il tout autant pour les pays pauvres et surtout pour l’Afrique ? La formule « TIC au service du

développement » est-elle, relativement à l’Afrique, un simple slogan (au regard des priorités classiques de développement de ce continent) ou reflète-elle plutôt une réalité ?

Pour répondre à ces interrogations, nous avons structuré l’étude en deux principales parties : la première consiste en une approche théorique de la question du développement par les TIC. Pour ce faire, elle s’inspire en partie de la littérature sur le sujet. Le raisonnement théorique n’étant jamais suffisant pour convaincre, la deuxième partie consiste en des exemples pratiques (étayés de données statistiques) tirés notamment du contexte ivoirien1. C’est donc une étude qui combine approche théorique et approche empirique.

1 Nous avons plutôt privilégié une vision large du sujet (à l’échelle africaine) parce que, d’une façon générale, en matière de développement (ou de sous-développement), les pays africains ne se distinguent pas fondamentalement les uns des autres. C’est le constat que nous avons fait à travers les voyages que nous avons eu l’occasion d’effectuer dans différents pays du continent. Les problèmes sont presque identiques partout, à quelques rares exceptions près (l’Afrique du Sud notamment et le Maghreb dans une moindre mesure). Surtout quand il s’agit de ressources informationnelles. Pour autant, la plupart des exemples dans la présente étude portent sur le contexte ivoirien qui résume bien le contexte africain, pour les raisons évoquées.

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1. Approche théorique de la problématique du développement par les TIC

En dépit de l’observation de terrain (les faits) et des témoignages qui tendent à montrer que les TIC sont de plus en plus utilisées, non plus comme de simples supports de communication ou des outils de facilitation du travail, mais comme de réels facteurs de développement et de promotion d’un territoire, le débat sur leur caractère inopportun en Afrique (luxe improductif pour un continent encore en proie à de nombreuses misères) reste encore d’actualité [Gado, 2008 ; Robert A.-C., 2000, etc.]. D’où la nécessité donc de mener cette réflexion théorique pour tenter de clarifier la question.

1.1. Les obstacles tenaces qui s’opposent à l’admission des TIC comme facteurs de développement en Afrique

Deux obstacles s’opposent traditionnellement à l’admission des TIC comme facteurs de développement en Afrique. En premier lieu, se dresse l’argument des urgences du continent qui veut que la priorité soit accordée aux besoins classiques (nourriture, eau potable, santé publique, éducation, routes, etc.) [Anne Cécile Robert, 2000]. En second lieu, la difficulté particulière à mesurer le poids économique et social des TIC dans le développement.

1.1.1. L’argument du luxe improductif que constitueraient les TIC au regard des nombreuses priorités de développement en Afrique

Assez fréquemment, l’actualité se rapportant à l’Afrique est marquée par des faits de calamités (famine, maladies, coups d’état sanglants, guerres civiles, catastrophes naturelles, etc.). Dans un tel contexte de misère permanente, il n’est pas du tout étonnant que les planificateurs du développement et les décideurs politiques africains, dans la hiérarchisation de leurs projets de développement, accordent peu d’importance aux technologies de l’information et de la communication qu’ils considèrent, après tout, comme des besoins vraiment secondaires, voire superflus, selon un président africain cité par Jacques Bonjawo2 [2011, p.17]. Et ce, paradoxalement, en dépit de l’existence

2Jacques Bonjawo est un spécialiste de renommée internationale des TIC et des pays en développement. Ingénieur informaticien et diplômé MBA de l’Université George Washington, il fut senior manager au siège de Microsoft de 1997 à 2006. Adepte du développement par les technologies, Bonjawo a eu le privilège de participer à de grands sommets économiques mondiaux (Davos 2004, Lisbonne 2007) pour lesquels il a généralement été sollicité pour accompagner certains chefs d’état africains.

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dans la plupart des pays d’un ministère spécialement dédié à ce secteur, censé en faire la promotion parce que supposé important.

Comment, en effet, avoir la volonté réelle d’initier des projets et de mobiliser des ressources pour le développement d’infrastructures encore perçues comme un luxe improductif alors que se posent dans le même temps des problèmes sensibles et jugés prioritaires comme la santé, la nourriture, l’eau potable, l’éducation, l’électrification ou encore les routes ? Face à de tels défis, il apparaît presque légitime pour maints Africains de développer une vision négative, voire hostile, vis-à-vis de ces TIC qu’ils apprennent en fait à découvrir. Aussi, plutôt que de les considérer comme une véritable opportunité de développement, les considèrent-ils comme inutiles, voire intrinsèquement inaptes au développement et donc ne méritant pas que les États y consacrent des investissements conséquents et ce, malgré les discours flatteurs visant à faire croire à une adhésion politique à un projet de société concernant les TIC (cf. citation précédente).

Ces réticences à l’égard des TIC, dont on ne peut, honnêtement, contester la pertinence (vu le contexte défavorable susmentionné), traduisent cependant moins le rejet des TIC que la difficulté pour les planificateurs et décideurs d’établir un lien opératoire entre celles-ci et le développement [Ossama, 2001]. Pour autant, la pertinence de cette position n’épuise pas la complexité du débat. Ce n’est pas parce qu’on ignore l’utilité de quelque chose que celle-ci n’a point de valeur en réalité. Prétendre, simplement sur la base de préjugés ou à partir de l’ignorance, que tel secteur est prioritaire et que tel autre est secondaire est une vision manichéenne et réductrice qui peut conduire à des erreurs aux conséquences graves pour un continent où le processus de développement est en panne dans tous les domaines. Par ailleurs, comparer ou opposer des besoins ou nécessités de natures différentes (nourriture, eau, dispensaires, routes, etc. versus TIC) est une approche inopérante dans la pratique, pour la simple raison que ces besoins ont des rôles différents, mais plutôt complémentaires. À propos précisément de l'argument classique relatif aux « priorités de l'Afrique » pour disqualifier les TIC comme facteurs de développement en Afrique, il convient de souligner que c’est un argument qui peut être porteur de risques. Si au mieux, en hiérarchisant les priorités, un tel stéréotype ne vise pas à légitimer l’idée selon laquelle les technologies de l’information et de la communication seraient vraiment un luxe pour ce continent, au pire on peut craindre qu’il détourne certains investisseurs et planificateurs africains, peu avertis des stratégies modernes de développement, de ces outils désormais indispensables. L’Afrique, qui a manqué l’ère de la Révolution industrielle (avec les conséquences désastreuses que cela a engendré sur son développement), peut-elle se permettre de manquer celle de la Révolution

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informationnelle, sous prétexte qu’elle aurait d’autres priorités à satisfaire d’abord ?

En vérité, sur cette question, il se pose un problème d’éclairage et d’information sur la manière dont les technologies de l’information et de la communication peuvent contribuer, de manière significative, au développement économique et social des populations et des territoires en Afrique.

S’il est incontestable que le manque de routes, par exemple, dans une région constitue un problème majeur de développement, il est également incontestable que, dans la société et l’économie de l’information où nous vivons désormais, les nouveaux facteurs de productivité, d’attractivité et de compétitivité sont la capacité à accéder à l’information et à l’exploiter suivant les besoins. Considérant par ailleurs que les investissements en TIC ne sauraient s’opposer à ceux à consentir dans les domaines dits prioritaires, nous estimons plutôt que, dans bien des cas, les TIC sont aujourd’hui indispensables pour réaliser certains projets considérés prioritaires. Dans cette logique, le Rapport Maitland [UIT, 1985] critique d’ailleurs la perception suivant laquelle les télécommunications seraient moins vitales et moins prioritaires que les réalisations telles que la production alimentaire, l’adduction d’eau ou l’électrification, par exemple. Il affirme fortement, au contraire, que les télécommunications constituent un élément essentiel du processus de développement, qui vient en complément des autres réalisations. En ce sens, il considère que ce sont des outils susceptibles d’accroître la productivité et l’efficacité de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, etc. D’où donc l’importance de disposer d’infrastructures de TIC qui permettent justement d’accéder aisément à l’information et de l’exploiter à volonté.

C’est seulement une fois que la certitude sur l’importance des TIC aura été établie qu’il deviendra relativement plus facile pour les gouvernants, planificateurs et investisseurs d’envisager des initiatives sérieuses visant à mobiliser les ressources nécessaires pour les intégrer harmonieusement dans les projets de développement. Les TIC ne constituent pas un problème totalement découplé des autres problèmes de développement. Elles sont plutôt en interaction avec eux.

Le second obstacle qui s’oppose à l’admission des TIC comme instruments au service du développement en Afrique réside en la difficulté même à mesurer le poids économique et social de ces outils dans le développement.

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1.1.2. La difficulté particulière à mesurer le poids économique et social des TIC dans le développement. Un obstacle réel mais surmontable

De façon concrète, il est difficile de percevoir le rôle des TIC dans le développement alors que l’on parvient à mesurer statistiquement les incidences de développement de secteurs comme l’agriculture, la santé, même la recherche scientifique. Dans chacun de ces secteurs, on s’en rend compte respectivement à travers l’accroissement des rendements agricoles consécutif à l’usage des intrants, l’amélioration de l’espérance de vie, les résultats opérationnels dans différents domaines industriels ainsi que dans les stratégies de développement économique et de défense des États. La perception du rôle des TIC est rendue complexe par la difficulté même à mesurer le poids économique du secteur. Aussi, la manifestation des TIC sur le plan macroéconomique apparaît-elle pour beaucoup d’économistes comme quelque chose de nature paradoxale (voir ci-après). Ce sentiment de paradoxe découle probablement des réflexions de Robert Merton Solow3, qui observait en 1987 que l’ère de l’informatique était visible partout, sauf dans les statistiques sur la productivité (« We see the computer age everywhere except in the productivity

statistics »). Cette antinomie fut rapidement baptisée « paradoxe de la productivité » ou « paradoxe de Solow », lequel traduit le fait que l’essor de l’informatique n’aurait pas entraîné, contrairement aux espoirs entretenus, un regain de croissance durant la période 1970-1990.

Pourtant, selon d’autres analystes économiques, ce paradoxe n’en serait pas vraiment un. Au nombre de ceux-ci, on peut citer Stephen Cohen et John Zysman [2001, pp. 34-35], deux professeurs de l’université américaine de Berkeley en Californie, qui ont par ailleurs coprésidé le Berkeley Round Table on International Economy4. Pour ces deux chercheurs, la conséquence de l’introduction des ordinateurs est déterminante, notamment par leurs implications dans les formes d’organisation des entreprises. Ils précisent toutefois que c’est moins le nombre d’ordinateurs que la modification globale que ceux-ci induisent dans le fonctionnement de l’économie qui accroît la productivité à travers un certain nombre de paramètres : mobilité géographique de la main-d’œuvre, flexibilité par rapport au type d’emploi, création d’entreprises, déplacement des investissements d’une nouveauté à une autre, évolution des organisations. Cette transformation organisationnelle générale serait à son tour génératrice de gains de productivité que l’on constaterait de

3 Théoricien néoclassique et prix Nobel d’économie en 1987, Robert M. Solow a notamment étudié la relation entre croissance et progrès techniques. 4 Le Berkeley Round Table on International Economy est considéré comme l’un des principaux centres mondiaux de réflexions et d’analyses sur la révolution économique liée aux technologies de l’information et de la communication.

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manière assez nette dans les secteurs et les pays où l’informatisation et les TIC sont très répandues dans les activités.

Étudiant pour sa part les effets de la valeur ajoutée des marchés de l’information, Rainer Kuhlen [1997, p.177], un spécialiste de l’information, note que « sur le plan macro-économique, le développement d’un secteur de

l’information engendre des changements structurels dans l’économie entière. Ce

développement influe sur le produit national brut et la situation de l’emploi, et

suscite l’espoir d’une croissance économique générale ». Cohen et Zysman (cités plus haut) soulignent un autre fait significatif : plus l’utilisation des TIC est intensive dans les activités et plus leur effet est facilement ressenti car, expliquent-ils, un taux élevé de pénétration des TIC entraîne nécessairement une réduction des coûts dans d’autres secteurs de l’économie (notamment les services).

Si la difficulté statistique à mesurer le poids économique et social des TIC est bien réelle, il n’en demeure pas moins vrai que cet obstacle peut être franchi de nos jours en raison d’une meilleure connaissance du rôle de ces outils. En outre, le changement de paradigme caractérisé par l’avènement d’une société et d’une économie de l’information tend de plus en plus à faciliter cette compréhension du rôle des TIC dans le développement.

1.2. Le changement de paradigme impose une vision plus positive du rôle des TIC dans le développement

Ce changement de paradigme se traduit par le rôle croissant de l’information dans les rouages de la société et de l’économie modernes [Toffler, 1991 ; UIT, 1982 ; Samara, 1999].

La société de l’information se caractérise par la réorganisation de la société autour de la production, du traitement, de la diffusion et de la consommation intensive de l’information dans pratiquement toutes les activités humaines. Cette réorganisation fait nécessairement appel à des réseaux et services de technologies de l’information et de la communication. Quant à l’économie de l’information (parfois désignée « nouvelle économie » ou encore « net économie »), elle se définit comme étant une nouvelle structure économique mondiale dans laquelle la production de biens et services d’information est prédominante dans la création de richesses et d’emplois. Ces réalités renvoient aux concepts de société du savoir et d’économie du savoir. Ces deux dynamiques concomitantes sont portées par les TIC qui ont accéléré le passage à une société et une économie fondées sur l’immatériel. Dans un tel contexte,

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les nouveaux facteurs de productivité et de compétitivité deviennent la créativité, le savoir, l’intelligence et l’expertise. L’on s’aperçoit donc que les enjeux de développement liés aux TIC sont réels pour peu qu’on sache les rechercher. Dès lors, une vision plus positive du rôle des TIC dans le développement peut s’apprécier à différents niveaux:

a) Les TIC rendent possible un accès plus facile et moins coûteux à l’information5 à un moment où la maîtrise de celle-ci est devenue un facteur capital du développement et où la capacité à y accéder, à la manipuler et à la diffuser conditionne la faisabilité et la durabilité du développement socioéconomique.

b) Les TIC donnent aux pays africains la possibilité d’une plus grande intégration économique, commerciale et culturelle dans le monde, à condition bien entendu que ces pays en soient parfaitement conscients et qu’ils consentent les investissements nécessaires devant leur permettre d’en saisir les opportunités.

c) Les réseaux télématiques offrent un gain de productivité et de compétitivité à travers la modification du système de management des entreprises. En effet, les échanges modernes sont fondés sur les paramètres de « réponse rapide », de « temps réel », de « concurrence basée sur le temps », etc. Les pays africains (principalement l’Afrique du Sud et les pays du Maghreb) qui parviennent à respecter ces critères grâce à l’existence de bonnes infrastructures de TIC sont devenus plus compétitifs dans la mondialisation des échanges.

d) Au plan de l’aménagement du territoire, la localisation des entreprises et des populations dans les zones fragiles (enclavement, déshéritement naturel, marginalisation due à l’éloignement par rapport aux capitales) passe impérativement aujourd’hui par la capacité de ces zones à proposer un environnement moderne et attractif fondé sur la circulation de l’information, organisée à partir de réseaux et services de télématiques performants. En influençant l’organisation et la dynamique des territoires et de ce fait, la localisation des activités et des hommes, les TIC sont devenues une nécessité sociale, un atout économique et un enjeu politique et stratégique de premier plan.

e) Une administration électronique permettrait à nos États d’être plus efficaces et de mieux servir les citoyens grâce à :

− une circulation plus rapide de l’information sous forme numérique,

5 L’information s’entend ici dans son sens large; c’est-à-dire des données (économiques, financières et sociales); des connaissances; des œuvres divertissantes et d’actualité.

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− une communication et un partage de l’information entre les directions centrales et les services décentralisés,

− une dématérialisation de certaines procédures administratives (télé-procédures via des réseaux dédiés ou via l’Internet).

La société et l’économie contemporaines sont désormais à forte teneur d’information. Celle-ci est devenue, sinon le premier produit, à tout le moins l’un des principaux produits de consommation courante. La consommation en information des individus, des entreprises, des administrations, des collectivités et des organisations s’accroît à un rythme accéléré. Certes, il n’existe pas d’étalon pour évaluer scientifiquement cette consommation comme on le fait pour l’électricité ou pour l’eau ; mais, manifestement, cette consommation augmente de façon exponentielle et se traduit éloquemment dans l’accroissement des dépenses mensuelles de télécommunication. Cela a induit un nouveau modèle économique et social dans lequel les TIC sont incontournables.

Si l’on considère le changement de paradigme actuel déterminé par le poids de l’information et de son vecteur, et auquel n’échappe évidemment pas l’Afrique, la question n’est plus tellement de savoir si les TIC sont capables ou non d’aider efficacement au développement des pays pauvres. La question fondamentale est plutôt de savoir comment les utiliser au mieux pour le développement de ces pays. L’importance des TIC pour les pays pauvres n’est cependant pas à rechercher dans leur capacité à procurer directement le progrès économique et social à toutes les couches de la population. Une telle vision des choses brouille la compréhension et conforte les thèses pessimistes, vu que les économies et les sociétés pauvres sont encore trop peu numérisées pour que les effets directs des TIC y soient assez perceptibles.

2- Les TIC sont effectivement des instruments au service du développement en Afrique

Pour au moins deux raisons, l’on peut affirmer que les TIC constituent des instruments au service du développement en Afrique

2.1. Les limites de l’approche comptable

Deux indicateurs sont généralement utilisés par les économistes des réseaux pour tenter d’apprécier correctement le poids des TIC dans le développement : il y a, d’un côté, la part des secteurs d’activité liés à la manipulation ou au

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traitement de l’information dans la constitution du PNB et, de l’autre, le nombre d’emplois liés à ces secteurs d’activité. On désigne ces deux indicateurs sous les termes de facteurs diffusants ou facteurs directs, car ce sont des effets directement appréciables. Le facteur diffusant ou facteur direct des TIC consiste en effet en la création directe de progrès économique et d’emplois à travers les activités d’équipement, de service et de manufacture (quand celle-ci existe). On peut parler dans ce cas d’output, c’est-à-dire de rendement. Rien que sous ce rapport-là, le vaste secteur des TIC [opérateurs de réseaux et de services téléphoniques, fournisseurs d'accès à l'Internet, transporteurs de données, revendeurs de services, diffuseurs publics et privés de programmes audiovisuels, emplois intermédiaires ou annexes (informaticiens, dépanneurs, distributeurs d'équipements informatiques et de télécommunications, etc.) représente actuellement un maillon important des économies africaines. Dans un contexte économique particulièrement morose sur le continent, le secteur global des télécommunications est actuellement l’un de ceux qui génèrent le plus d’investissements étrangers, d’emplois et donc de création de richesses en Afrique. Une enquête du cabinet Ernst &Young révèle, par exemple, qu’en 2008 les TIC ont représenté 6 % du PIB de la Côte d’Ivoire avec un chiffre d’affaires d’environ 700 milliards de FCFA (1.06 milliards d’euros). Pour la même année 2008, les investissements directs dans le secteur s’élevaient à 120 milliards de FCFA (0.182 milliards d’euros), et sur la période allant de 1997 à 2008 les investissements se sont élevés à 820 milliards de FCFA (1.25 milliards d’euros). Selon ladite étude, aucun autre secteur d’activité n’a pu réaliser des résultats aussi remarquables. Il convient par ailleurs de faire remarquer que la tendance dans les autres pays africains est globalement identique à celle observée en Côte d’Ivoire (cf. la même étude). Au demeurant, un rapport de Hot Telecom (un autre cabinet conseil), cité par le magazine panafricain Réseau Télécom (avril 2011), note que la part du secteur des TIC dans le PIB de l’Afrique du Sud, de la Tunisie et de la Tanzanie, en 2009, était respectivement de 7 %, 10 % et 20 %. Ce qui montre que le secteur est partout dynamique. À cela, il faut ajouter un secteur informel6, tout particulièrement florissant et dynamique (notamment dans le domaine de la téléphonie mobile cellulaire), qui a su générer des centaines de milliers (voire des millions) de petits emplois et des revenus substantiels aux personnes de tous âges et de tous sexes qui l’exercent partout où les réseaux sont disponibles.

6 Concernant l’économie informelle du secteur de la téléphonie mobile cellulaire, un article de l’auteur, publié en 2008 dans The IEEE Transactions on Professional Communication Journal, décrit le mécanisme de fonctionnement de cette forme d’économie et analyse surtout ses incidences économiques et sociales. Confer IEEE Xplore, http://ieeexplore.ieee.org/xpl/freeabs_all.jsp?arnumber=4610203

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Toutefois, pendant longtemps, certains économistes ont glosé sur le fait que ces indicateurs étaient insignifiants dans la constitution du PNB des pays développés. Plus encore, dans les pays pauvres, la difficulté demeurait, en l’absence de statistiques fiables concernant ce secteur et de données sur la part de l’économie informelle des télécommunications, d’évaluer réellement le poids économique des TIC. En outre, l’approche strictement comptable (en termes financiers et de nombre d’emplois), si elle permet généralement d’appréhender le poids économique et social du secteur des TIC, n’est en revanche pas suffisante, voire pertinente, pour saisir le rôle véritable de ces outils dans l’ensemble de la mécanique socioéconomique. C’est-à-dire qu’elle est peu opératoire pour apprécier la contribution entière et réelle des TIC au processus global du développement. Dès lors, il est indispensable de distinguer la production des TIC (facteurs diffusants ou facteurs directs) de leur utilisation dans les activités économiques et sociales (c’est-à-dire leurs facteurs structurants ou facteurs indirects). Cette approche nous semble plus opérante car, dépassant le cadre souvent lacunaire des chiffres (recherche de la contribution au PNB et à la croissance, du nombre d’emplois générés), elle intègre les paramètres de l’observation empirique, c’est-à-dire le constat, les faits que l’arithmétique économique ne parvient pas toujours à saisir. C’est probablement d’avoir négligé cette dimension de l’analyse qui avait conduit Robert Solow à parler de paradoxe de la productivité que beaucoup d’analystes économiques rejettent de plus en plus maintenant.

Depuis quelques années, l’approche comptable a montré ses limites car il existe aujourd’hui des preuves factuelles qui montrent que les TIC constituent des instruments au service du développement (voir exemples concrets plus loin).

2.2. Le facteur structurant ou facteur indirect : un indicateur plus opératoire d’appréciation du rôle des TIC dans le développement

Le facteur structurant ou indirect des TIC (qui existe depuis longtemps, mais est ignoré, voire contesté dans certains cas) consiste à stimuler le dynamisme des autres secteurs d'activité en facilitant l’exécution de multiples tâches dans les entreprises ou dans l’administration. Il consiste aussi en l’amélioration du confort social et sécuritaire des populations à travers, par exemple, le téléphone et l’Internet que nous utilisons pour communiquer dans maintes circonstances. La télévision et la radio sont devenues des éléments incontournables de notre quotidien et nul ne peut s’en priver trop longtemps en ville ou à la campagne. On peut parler ici d’input car, dans ces cas-ci, les TIC agissent plutôt comme un

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intrant socioéconomique. Il est difficile d'en apprécier la mesure et la portée réelles. Toutefois, une façon pragmatique d’évaluer cette dimension des TIC dans le développement consiste simplement à imaginer la conséquence de leur privation plus ou moins prolongée dans les circonstances et les multiples activités où nous avons la nécessité et l’habitude d’en faire usage. Une chose est certaine, ce facteur, quoique indirect, agit sur la rationalisation et la gestion de différentes activités (entreprises, services administratifs, programmes gouvernementaux de développement) ainsi que sur notre mode de vie au quotidien. Ces facteurs influent à leur tour sur le produit national brut, sur notre rendement et donc sur le développement. Les travaux du chercheur J. Feather (1994), cité par F. Ossama [2001, p.66], montrent par exemple que l’utilisation des TIC, en modifiant le système de management des entreprises et des institutions, conduit à des changements structurels significatifs des activités économiques. Ainsi, l’information influerait notablement sur la production et la distribution des biens, servirait de support aux services comme le transport, les banques, les assurances, et donnerait une base supplémentaire de compétitivité.

À la réflexion, pour les entreprises, les administrations, les collectivités, les organismes de développement et les particuliers, la question ne devrait pas tellement être celle du rôle direct de la technologie elle-même, mais plutôt celle des conséquences organisationnelles de celle-ci sur leurs activités respectives, sur le mode de vie des individus. C’est la compréhension de cette causalité-là, nous semble-t-il, qui permettrait de mieux cerner les enjeux variés de développement liés aux TIC.

Le facteur structurant des TIC sur l'économie des pays africains est pour l'instant assez marginal du fait justement que les activités nationales dans ces pays sont encore très peu numérisées, et il convient de faire des efforts de ce côté-là. C’est-à-dire que, progressivement, la télématisation doit toucher les différents domaines d’activité: les industries, les services, les administrations publiques, les collectivités locales et même l’agriculture. C’est une exigence de notre époque. Ce qui devrait avoir pour incidence de rendre ces activités plus dynamiques et surtout plus compétitives.

Les exemples qui suivent montrent l’implication concrète des TIC dans le développement des pays africains :

- Au niveau de l’aménagement du territoire :

L’observation montre que les régions traditionnellement caractérisées par une insuffisance notoire en infrastructures de développement de tous types sont de ce fait particulièrement redoutées et marginalisées des fonctionnaires et opérateurs économiques qui les considèrent comme des territoires

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inhospitaliers. Pour désenclaver et dynamiser ces régions, on recourt désormais aux TIC. L’État de Côte d’Ivoire, par exemple, a eu à recourir à partir de 1993, en partie, aux télécommunications, à travers un projet de transmission satellitaire baptisé Comsat7, judicieusement intégré dans un programme élargi incluant un projet routier. Afin d’assurer une couverture totale du territoire ivoirien en réception radio et télévision, le gouvernement de Côte d’Ivoire avait signé en 1993 un contrat avec la société américaine Comsat pour l’acheminement des signaux des programmes nationaux. En 1996, le projet est entré dans sa phase opérationnelle et a permis de desservir le pays dans d’excellentes conditions d’écoute et de vidéo. En connectant les régions défavorisées au reste du pays et au monde, ces projets combinés ont apporté de significatifs changements dans le développement local, changements qui se traduisaient notamment en termes de rupture de la marginalisation géographique et d’attractivité régionale sur les plans économique et administratif. Malheureusement, la guerre civile de 2002 a provoqué la destruction de nombreuses stations relais de réception des signaux, replongeant du coup des régions entières dans leur situation initiale de marginalité. La crise postélectorale de novembre 2010 à avril 2011 a encore aggravé cette situation. Au regard de l’importance de ces équipements en termes d’aménagement du territoire et d’enjeux informationnels, leur réhabilitation est indispensable.

- Au niveau de la gestion moderne des activités agricoles :

L’agriculture et la paysannerie constituent le pilier traditionnel de la plupart des économies africaines. Mais, assez paradoxalement, c’est le secteur qui a le moins bénéficié des avantages des télécommunications. Pourtant, à l’analyse, il ressort que ce secteur a beaucoup à gagner à utiliser ces instruments. C’est ce qu’ont compris depuis quelques années de nombreuses coopératives agricoles ivoiriennes qui recourent désormais aux TIC pour gérer plus dynamiquement leurs activités. Lors d’une enquête de terrain entreprise en 2003 dans le cadre de la rédaction de notre thèse de doctorat [Loukou, 2005], nous avons en effet pu observer que, dans les campagnes, que le téléphone, le fax et de plus en plus l’Internet sont aujourd’hui d’utiles instruments d’aide à une gestion plus dynamique des activités coopératives agricoles en Côte d’Ivoire. Cette tendance s’est même renforcée avec le temps. Par ailleurs, l’avènement de l’agriculture de précision8, qui est une technique culturale innovante, d’application pratique

7 Comsat (Communication Satellite Corporation) est le nom de l’entreprise américaine chargée de commercialiser les services du satellite Intelsat. 8 Utilisant les fonctionnalités du GP combinées au système d’Information géographique (SIG) et à la micro-informatique, l’agriculture de précision est un concept innovant de conduite des grandes

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simple mais efficace en termes d’accroissement de la quantité et d’amélioration de la qualité des productions ainsi que de préservation de l’environnement, ouvre des perspectives encore plus larges d’une utilisation avantageuse des TIC dans le secteur agricole national, notamment pour les nombreux agro-industriels.

- Au niveau de l’intégration de certaines activités à vocation régionale :

Les TIC jouent aujourd’hui un rôle de premier ordre dans le fonctionnement entièrement télématisé et décentralisé de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM)9 de huit pays de l’Afrique de l’Ouest. Sans elles, cette structure régionale de développement n’aurait jamais pu voir le jour et servir les intérêts des pays qui la composent. Au-delà de la facilitation du routage des ordres de bourse (de façon électronique, en temps réel et simultanée pour tous les intervenants de chacun des 8 pays), les TIC offrent là un bel exemple de modélisation des nouvelles formes et possibilités d’organisation et de dynamisation d’activités sur des espaces géographiques vastes et distants. Elles favorisent en même temps la nécessaire intégration économique et politique régionale pour des pays aux économies faibles considérées individuellement.

- Au niveau des transactions monétaires interurbaines :

L’avènement des TIC a totalement bouleversé le mode traditionnel de transfert d’argent en Afrique, qui reste une activité très développée en raison de la dépendance financière de nombreuses populations des zones rurales vis-à-vis de celles des zones urbaines, et parfois inversement. Désormais, le transfert dit électronique d’argent est la procédure la plus usitée pour l’envoi d’argent entre deux villes d’un pays. Cette procédure est jugée plus fiable et plus rapide, le résultat étant quasi instantané. En effet, dans les instants qui suivent le dépôt de l’argent dans une agence agréée, et pourvu qu’il soit informé par téléphone mobile, le destinataire peut immédiatement retirer l’argent qui lui a été transféré en se rendant dans une agence locale des diverses entreprises10 qui opèrent

exploitations agricoles. Elle vise à assurer une production de quantité et de qualité tout en recherchant la sauvegarde de l’environnement. 9 Créée en 1996, la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) est une institution financière regroupant les huit pays de l’Union économique et monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo.. Son siège se trouve à Abidjan en Côte d’Ivoire, mais les structures centrales du marché financier sont représentées dans chacun des États membres par une antenne nationale de bourse (ANB) reliée au siège par un relais satellitaire qui achemine les ordres de bourse de façon équitable. 10 Le transfert dit électronique d’argent connaît un tel succès partout en Afrique qu’indépendamment des sociétés traditionnellement spécialisées dans cette activité (Western Union, Money Gram, Money Express, etc., qui opèrent généralement en partenariat avec les banques ou les postes

« Les TIC au service du développement en Afrique » Simple slogan, illusion ou réalité ?

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dans ce domaine. Muni d’une pièce d’identité, il n’a qu’à communiquer le numéro de transfert, le code secret ainsi que le montant de l’argent qui lui ont été préalablement communiqués au téléphone par l’émetteur.

Les nouveaux systèmes de transactions monétaires électroniques offrent de réelles possibilités de mettre les TIC au service du développement. Ils constituent un autre exemple patent de modélisation de nouvelles formes d’utilisation des TIC au service du développement en Afrique où le taux de bancarisation demeure encore très faible.

Bien entendu, au-delà de ces quelques exemples concrets, les applications multisectorielles des TIC dans le développement socioéconomique des pays africains s’étendent à d’autres domaines d’activité.

Conclusion

Depuis au moins la dernière décennie du 20e siècle, une rupture majeure s’est opérée dans le fonctionnement des économies et des sociétés. L’Afrique, en dépit des nombreux problèmes qui entravent son développement, n’échappe pas à cette rupture caractérisée par la prégnance de l’information et des technologies qui la véhiculent, en l’occurrence les TIC. Ces outils façonnent régulièrement notre mode de vie, modifient notre façon de travailler, structurent les activités humaines. Certes, de par leurs caractéristiques intrinsèques, les technologies de l’information et de la communication ne se prêtent pas aisément à des mesures directes de rendement et de production, contrairement à d’autres secteurs d’activité. L’on parvient, par exemple, à obtenir des résultats concrets de l'influence de la production d'engrais sur le rendement agricole ; des dépenses de santé sur l'espérance de vie, ou même des retombées sociales et économiques des investissements consentis dans le secteur de l'éducation. Les TIC ne sont pas appropriées à de telles analyses de corrélation directe avec le développement. En outre, l’impossibilité de considérer les observations faites dans les pays développés et émergents comme des itérations indiscutables ne permet pas non plus de formuler une théorie générale sur le rôle des TIC dans le développement.

Néanmoins, deux idées fondamentales, de notre point de vue, aident à percevoir l’interaction dynamique et productive entre technologies de l’information et de la communication et développement. D’abord, il convient

locales), les opérateurs de téléphonie mobile se sont eux aussi positionnés sur cette niche techno-commerciale très florissante.

Alain François LOUKOU

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d’admettre que le développement n’est pas seulement synonyme de progression du revenu national, pas plus qu’il n’est nécessairement subordonné à celui-ci. C’est un processus beaucoup plus global qui concerne davantage l’amélioration de l’ensemble des conditions de vie de l’être humain (santé, éducation, information, savoir, etc.). En conséquence, la réalisation d’une telle quête suggère de prendre en compte tous les facteurs qui peuvent y concourir. Or, à la réflexion, les technologies de l’information et de la communication y contribuent significativement aujourd’hui en raison du contexte nouveau fondé sur le modèle socioéconomique immatériel porté par l’information. Ensuite, le fait que les TIC ne soient pas très appropriées à des calculs directs de rendement et de production ne signifie pas pour autant qu’elles soient sans incidence sur le développement. D’une part, leurs effets sur celui-ci se manifestent généralement de façon beaucoup plus indirecte que directe. D’autre part, les modèles actuels en matière de développement nous éclairent de mieux en mieux sur la façon de concilier TIC et développement à travers le rôle joué par l’information dans l’économie et la société modernes. En outre, la réalité nous renseigne sur le fait que ces instruments interviennent dans la plupart des activités humaines où elles s’avèrent être de précieux auxiliaires de développement. En fait, tout dépend de la façon, judicieuse ou non, dont les TIC sont associées aux autres facteurs de développement, et de la capacité ou non des populations, des entreprises, des collectivités et des États à les utiliser intelligemment dans les routines de l’ordre économique et social.

À ces différents égards, l’on peut affirmer avec conviction que l’expression « les TIC au service du développement en Afrique » n’est pas à considérer comme un simple slogan de technocrates, ni comme une illusion de chercheur égaré. Elle traduit bien une réalité concrète qui invite alors les États africains (malgré leurs priorités classiques de développement), les entreprises et les collectivités à consentir les investissements adéquats dans les TIC. En effet, ces outils sont en passe de constituer en ce 21e siècle un puissant moteur de développement des nations, comme le furent naguère l’agriculture puis l’industrie.

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

De la domination politique à la dominationéconomique : une histoire des télécommunicationsau SénégalOlivier SAGNA

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1030DOI : 10.4000/ticetsociete.1030

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueOlivier SAGNA, « De la domination politique à la domination économique : une histoire destélécommunications au Sénégal », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012,mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1030 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1030

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De la domination politique à la domination économique :

une histoire des télécommunications au Sénégal

Olivier SAGNA Maître de conférences École de bibliothécaires, archivistes et documentalistes (EBAD), Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) EBAD, BP 3252, Dakar, Sénégal [email protected]

Olivier Sagna est Maître de conférences à l'Ecole de bibliothécaires, archivistes et documentalistes (EBAD) de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal) où il enseigne les sciences de l'information depuis 1988. Historien de formation, il est titulaire d'un doctorat en histoire et du diplôme de l'Institut national des techniques de la documentation (INTD) du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de Paris. Ses recherches et publications portent sur le développement de la société de l'information en Afrique et s'intéressent notamment aux politiques publiques, à l'économie des télécommunications et des TIC, aux usages et à l'utilisation des TIC dans l'enseignement supérieur et la recherche. En tant qu'expert, il a également été impliqué dans l'élaboration de stratégies relatives à la société de l'information et au développement de l'économie numérique.

Olivier SAGNA

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De la domination politique à la domination économique :

une histoire des télécommunications au Sénégal

Résumé : Le télégraphe, premier des moyens de télécommunication modernes, fut introduit au Sénégal dans la seconde moitié du XIXe siècle pour répondre aux besoins de la France en matière de contrôle administratif et militaire, d’exploitation économique et de communication dans le cadre de l’entreprise coloniale. L’architecture du réseau, polarisée autour de quelques villes au détriment des zones rurales, servira de matrice au réseau téléphonique. Après l’indépendance, les télécommunications se verront accorder un rôle critique dans la politique de développement économique et social et se développeront au point de devenir un des principaux piliers de l’économie. Cependant, les politiques de libéralisation et de privatisation feront passer ce secteur particulièrement stratégique et rentable sous la coupe des multinationales étrangères, refermant ainsi la courte parenthèse durant laquelle il fut géré souverainement, faisant perdre par la même occasion au Sénégal la maîtrise d’un important levier de développement. Mots clés : Télécommunications, Politique, Economie, TIC, Histoire, Sénégal. Abstract: The telegraph, the first modern telecommunications tool, was introduced in Senegal during the second half of the nineteenth century to ease administrative and military control, economic exploitation and communication with France, as part of the colonial enterprise. The network architecture, concentrated around few cities to the detriment of rural areas, later formed the basis of the telephone infrastructure. After independence, the telecommunications sector was assigned a critical role in economic and social development and it soon developed to become a mainstay of the Senegalese economy. However, liberalization and privatization policies have put this particularly strategic and profitable sector under the control of foreign multinational firms shortly after, thus causing Senegal the loss of mastery of an important development tool. Keywords: Telecommunications, Politics, Economy, History, Senegal.

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Resumen : El telégrafo, la primera de las telecomunicaciones modernas, se introdujo en Senegal en la segunda mitad del siglo XIX, para cumplir con Francia en materia de control administrativo y militar, la explotación económica y la comunicación como parte de la empresa colonial . La arquitectura de la red, polarizada en torno a unas pocas ciudades en detrimento de las zonas rurales, que sirvira como matriz a la red telefónica. Después de la independencia, a las telecomunicaciones se les dará un papel fundamental en la política de desarrollo económico y social y crecerán para convertirse en uno de los fundamentos de la economía. Sin embargo, las políticas de liberalización y privatización aumentará el sector particularmente estratégico y rentable bajo el control de las multinacionales extranjeras, cerrando así el breve interludio durante el cual que dirigido con soberamía, haciendo perder al mismo tiempo, a Senegal un importante punto de apoyo para el desarrollo.

Palabras clave: Comunicación, Política, Economía, TIC, Historia, Sénégal.

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Le passé est toujours présent

Maurice Maeterlinck

Introduction

Dans l'entendement du grand public comme dans l'esprit de nombre d'analystes qui s'intéressent aux problématiques liées à l'émergence de la société de l'information, les technologies de l'information et de la communication (TIC) évoquent, par essence, le progrès scientifique et technique, l’innovation, la nouveauté quand ce ne sont pas les promesses du futur. Ce faisant, les uns et les autres ont parfois tendance à oublier que les TIC possèdent également une histoire qu'il est important de connaître car elle détermine souvent le présent. Ainsi, la configuration du réseau de télécommunications, le rôle que jouent les TIC dans l'économie ainsi que la place que l'État leur accorde dans la politique de développement d’un pays ne peuvent se comprendre sans se référer à l'histoire de leur déploiement. Carrefour des routes maritimes reliant l'Europe, l'Afrique et l'Amérique latine, escale aérienne entre l'Afrique et les Amériques, finistère de l'Afrique de l'Ouest, capitale de l'Afrique occidentale française (AOF), siège de nombreuses organisations internationales, pays touristique, le Sénégal est depuis longtemps impliqué dans une multitude de relations dans lesquelles les télécommunications ont occupé, et continuent d’occuper, une place prépondérante. Nous appuyant sur une documentation diversifiée mêlant travaux académiques, articles et ouvrages portant sur la question, nous proposons de retracer la perspective historique dans laquelle s’inscrit le développement des télécommunications au Sénégal de la fin du XIXe siècle à ce début de XXIe siècle en mettant l’accent sur les permanences et les ruptures.

1. À l’origine fut le télégraphe

Jusqu'à l'occupation des territoires correspondant au Sénégal contemporain par les Européens, il n'existe pas d’administration postale chargée de l’acheminement du courrier. À l'échelle des différentes concentrations humaines, l'information est transmise par le biais de messagers à pied, voire, pour l'annonce de certains évènements, par le biais du tambour. Sur les grandes distances, les nouvelles ordinaires circulent par l'intermédiaire des voyageurs et des commerçants tandis que les pouvoirs en place recourent à des cavaliers afin de véhiculer les informations liées au contrôle des territoires sur lesquels ils exercent leur souveraineté [Niang, 1977, p. 3].

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Le premier système de communication moderne est mis en place au XVIIe siècle durant la période précédant la conquête coloniale. En effet, les premières relations postales avec la France sont établies en 1626, date à laquelle les navires des commerçants dieppois et rouennais touchent les côtes sénégalaises. Ce n'est qu'après l'installation d'un représentant officiel du Roi de France, vers 1782, puis le début de l'occupation de l'intérieur du pays, qu'un service postal embryonnaire est créé. Cependant, il faut attendre 1879 pour qu'une véritable organisation postale soit mise en place au Sénégal [Gouvernement général de l’AOF, 1907, p. 111]. Son principal objectif est de relier Saint-Louis aux différents points du territoire jouant un rôle administratif, militaire ou économique. Elle repose principalement sur le courrier piéton qui fonctionne grâce à des porteurs convoyant des sacs de dépêches sur des distances de trente à trente-cinq kilomètres [Niang, 1977, p. 15]. Sur certains axes, le transport du courrier est assuré par d'autres moyens tels que le chemin de fer entre Saint-Louis et Dakar, les bateaux à vapeur sur les voies fluviales entre Dakar et Gorée, la poste par chameaux entre Saint-Louis et Gandiole1 ainsi que le train des équipages dont la vocation est essentiellement militaire. Les communications avec la France, qui jouent un rôle critique puisque c'est dans la métropole que se prennent toutes les décisions d'importance relatives à la colonie, sont assurées par des navires opérant principalement à partir des ports de Bordeaux et de Marseille. Le dénominateur commun à tous ces systèmes de communication est leur lenteur et leur manque de fiabilité qui font que le courrier met des jours, des semaines, voire des mois, avant d'arriver à destination lorsqu'il ne se détériore pas ou ne se perd pas en cours de route.

Afin de remédier à ce problème, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'Administration coloniale décide de recourir au télégraphe électrique dont la première ligne a été inaugurée en France en 1844 [Figuier, 1849, p. 618]. Le télégraphe, qui à l’origine était un moyen de communication militaire, est en effet devenu un puissant instrument de gouvernement au service de l'administration [Field, 1994, p. 344]. Il n'est donc pas surprenant que les autorités françaises, confrontées à des problèmes de communication et d'administration du territoire sénégalais, décident de l’utiliser dans le cadre de l'entreprise coloniale.

C'est ainsi qu'en 1859, une ligne télégraphique expérimentale est construite entre Saint-Louis et Gandiole. Le service connaît un tel succès auprès des autorités politiques comme des milieux économiques que l'Administration coloniale décide de généraliser son utilisation. Le premier chantier d'envergure porte sur la construction, entre 1861 et 1862, d'une ligne télégraphique reliant

1 Situé sur la côte, Gandiole est un point où sont entreposées les marchandises destinées à être acheminées dans l’intérieur du pays.

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Saint-Louis à Gorée en passant par Dakar. Ces trois villes sont, en effet, avec Rufisque, au cœur du dispositif colonial français et constitueront, à partir de 1872 pour Saint-Louis et Gorée puis à partir de 1880 pour Rufisque et 1887 pour Dakar, les célèbres « Quatre communes » dont les habitants ont la particularité de posséder la citoyenneté française [Wesley Johnson, 1991]. Progressivement, les régions du Fleuve, de la Petite côte, du Sine-Saloum, du Baol et de la Casamance sont équipées, au point qu'en 1900 le réseau télégraphique est long de 3 196 kilomètres et couvre tous les points du territoire sénégalais ayant une importance administrative, militaire ou économique [Niang, 1977, p.119]

Les bureaux de poste disposant du télégraphe sont habilités à envoyer et recevoir des télégrammes, tant officiels que privés, mais l'Administration coloniale en est le principal utilisateur. Elle bénéficie d'un droit de franchise qui lui permet d'envoyer gratuitement des dépêches officielles et lui donne la priorité pour l'envoi des télégrammes. Ce régime préférentiel fait que les fonctionnaires privilégient l'envoi de télégrammes par rapport au courrier postal avec pour conséquence de peser négativement sur la rentabilité économique du télégraphe. Cependant, à partir de 1919, l'Administration coloniale décide de privilégier l'exploitation commerciale du télégraphe ce qui la conduit à supprimer le droit de franchise dont elle bénéficiait auparavant et l’oblige désormais à payer pour l’utilisation des services télégraphiques [Thiaw, 1995, p.9].

Le déploiement du télégraphe s'inscrit dans la logique de l'entreprise coloniale qui vise, d'une part, à s'assurer le contrôle militaro-administratif du territoire en vue d'y faire régner l'ordre colonial et, d'autre part, à faciliter les communications permettant d'exploiter ses ressources. De ce fait, en dehors des fonctionnaires et des militaires coloniaux, les principaux utilisateurs du télégraphe sont les commerçants et les métis qui constituent un groupe social très influent à Saint-Louis [Mbaye, 1980] et à Gorée. Quant aux autochtones, ils en sont des utilisateurs marginaux, maintenus qu'ils sont à la périphérie de la société coloniale par le Code de l'indigénat. Bien qu'ouverte aux usages privés, l'utilisation du télégraphe reste contraignante du fait de la nécessité d’encoder et de décoder les messages, ce qui limite l'expansion de cet outil.

2. La connexion au système mondial capitaliste

La modernisation des communications avec l'extérieur prend place dans le dernier quart du XIXe siècle avec la construction de câbles sous-marins reliant le Sénégal au reste du monde. Le premier est installé en 1885 par la Spanish Submarine Telegraph Company qui, dans le cadre de la convention franco-espagnole du 2 mai 1884, pose un câble reliant Cadix (Espagne) à Yoff

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(Sénégal) en passant par Ténériffe (Canaries) et Saint Louis. En 1886, ce câble est prolongé jusqu'à Luanda (Angola) par la West African Telegraph Company [Sy, 1996, p. 58], permettant à la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Dahomey et le Gabon d'être connectés à ce réseau2. En 1892, un troisième câble allant de Dakar à Recife (Brésil) est déployé par la South American Cable Company, reliant ainsi le Sénégal à l'Amérique latine [AACSM, 2006]. Enfin, un câble allant de Brest (France) à Dakar est construit en 1905 par la Société industrielle des téléphones (SIT) [Lombard, 2006, p. 69], assurant une certaine redondance au système et permettant surtout à la France de s'affranchir du monopole britannique sur les câbles sous-marins [Zimmermann, 1900, p. 469].

La construction d'un réseau télégraphique local et de liens permanents entre la France et le Sénégal symbolise la pérennisation de la connexion de l'Afrique au système capitaliste mondial. Ces câbles arriment en effet, au propre comme au figuré, le Sénégal, pays de la périphérie, au cœur du système capitaliste, à l’époque localisé en Europe de l’Ouest. Ils contribuent notamment à organiser, dominer, exploiter et influencer son économie [Wallerstein, 1985] au profit de la métropole coloniale. En effet, bien qu’initié au milieu du XVe siècle avec l'arrivée des premiers navigateurs portugais, ce processus de domination n'a véritablement pris forme qu'à partir du XVIIe siècle avec le développement du commerce triangulaire [Ly, 1958]. Il était cependant fragile car les communications dépendaient uniquement des navires assurant la liaison avec la métropole. Cet amarrage du Sénégal à la France se met en place durant la période qui précède la naissance de l'Afrique occidentale française (AOF)3, entité administrative dont l'avènement marque la fin de la « conquête coloniale » suite à l'anéantissement des dernières résistances armées et le triomphe de l'ordre colonial qui vise à « La mise en valeur des colonies »4. L'importance prise par les télécommunications est d’ailleurs telle que les autorités coloniales créent en 1903 une Inspection des postes et télégraphes de l'AOF. Comme pour bien marquer les rapports asymétriques existant entre le centre et la périphérie du système colonial, la gestion des câbles sous-marins reliant le Sénégal au reste du monde relève de la métropole [Desbois, 2000, p. 135] tandis que le réseau intérieur desservant le Sénégal est du ressort de l'administration locale.

2 Compte tenu de l'importance stratégique de ces liaisons, l'administration des postes et télégraphes entreprendra des pourparlers avec la West African Telegraph Company qui aboutiront, en 1902, au rachat des câbles sous-marins aboutissant dans les territoires sous contrôle de la France. 3 Créée en 1895 avec Dakar comme capitale, l'AOF regroupe la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Soudan et le Sénégal auxquels viendront s'ajouter en 1904 le Dahomey, la Mauritanie et le Niger puis la Haute Volta et le Togo en 1919. 4 Titre de l'ouvrage publié en 1923 par Albert Sarraut, ministre des Colonies de 1920 à 1924.

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3. Du téléphone aux télécommunications spatiales

Exploité commercialement en France à partir de 1885 par la Société générale des téléphones (SGT) et transformé en monopole d'État à partir de 1889, le téléphone est introduit au Sénégal en 1901. À l'époque, le parc d'utilisateurs se limite à une centaine d'abonnés répartis entre Saint-Louis, Dakar et Rufisque [Lemesle, 2002, p. 39]. Les investissements publics étant entièrement à la charge des colonies, le réseau téléphonique reste à un stade embryonnaire pendant plusieurs décennies. Une première rupture s'opère en 1943 avec la construction du central téléphonique automatique de Dakar-Ponty d'une capacité de 900 lignes. Cependant, ce n'est qu'après la Seconde guerre mondiale, grâce notamment au Fonds d'investissement pour le développement économique et social des territoires d'outre-mer (FIDES), que des moyens significatifs sont mobilisés en vue de développer le réseau téléphonique. C’est ainsi que le central de Dakar-Ponty voit ses capacités passer à 2 000 lignes en 1948, puis à 3 000 en 1950 auxquelles viennent s'ajouter 3 000 lignes supplémentaires en 1953 avec la construction du central téléphonique de Dakar-Médina. La dernière innovation de l'ère coloniale consiste en l'introduction du télex en 1957 [Fall, 1964, p. 489]. Si des progrès notables ont été faits pour développer les télécommunications au Sénégal, force est de constater que le déploiement de l'infrastructure s’est, pour l'essentiel, limité aux concentrations urbaines et principalement à Dakar.

En 1960, lorsque le Sénégal accède à la souveraineté internationale, les services de télécommunications passent sous la tutelle de l'Office des postes et télécommunications (OPT)5 et le pays se dote d'un Comité national de coordination des télécommunications (CNCT). Les statistiques établies l'année suivante indiquent que le réseau téléphonique totalise quelques 9 857 abonnés et comporte 109 lignes à usage public sous forme de cabines téléphoniques installées dans les bureaux de poste pour une population de 3 557 989 habitants. La répartition géographique des abonnés révèle que 70 % des lignes principales sont concentrées à Dakar et que 89 % des lignes téléphoniques du pays sont situées dans les centres urbains [Sy, 1996, p. 76]. Malgré les nouvelles dynamiques politiques, économiques, culturelles et sociales nées de l'indépendance, le nombre d'abonnés progresse lentement et, en 1968, le Sénégal, dont la population s’élève désormais à 4 195 353 habitants, atteint tout juste le seuil des 10 000 abonnés, dont 7 500 « privés » et 2 500 « administratifs » [Royer, 1969, p.43]. En termes de répartition géographique, la région du Cap-Vert, qui abrite la capitale du pays, concentre 81 % des lignes privées et 47 % des lignes utilisées par l'administration. La même polarisation se

5 Ordonnance n° 60-22 du 3 octobre 1960 créant l'Office des postes et télécommunications.

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retrouve à l'échelle des capitales régionales dont la plupart détiennent entre les trois quarts et la moitié des lignes installées dans leurs limites administratives [Royer, 1969, p.45]. La configuration du réseau est telle que les zones qui n’abritent pas d’activités économiques d'importance nationale s'en trouvent exclues et sa cartographie montre qu’il couvre principalement la façade atlantique qui constitue en quelque sorte le pays « utile ».

Paradoxalement, les télécommunications internationales sont toujours gérées par l'ancienne métropole via France Câbles et Radio (FCR)6. Le schéma, également mis en place dans les autres pays anciennement sous tutelle française, consiste pour FCR à mettre en place les moyens nécessaires à la création, au développement et à l’exploitation des télécommunications internationales, en assumant toutes les charges liées aux investissements comme aux frais d’exploitation pour, en contrepartie, être rémunéré sur la base d'une quote-part sur les recettes générées par l’exploitation du trafic acheminé, le solde revenant à l'État sénégalais [Hachmanian, 2006].

En 1968, l'État décide de séparer la gestion des télécommunications nationales et internationales en confiant ces dernières à la société TéléSénégal, société d’économie mixte, cogérée par l'Office des postes et télécommunications (OPT) pour le compte du Sénégal et par FCR pour le compte de la France. Ce changement institutionnel est dicté par l'apparition des télécommunications par satellite qui, étant gérées à l'échelle internationale par le consortium Intelsat pour les questions opérationnelles sous la supervision de l’Union internationales des télécommunications (UIT) pour l’allocation des fréquences [Erne, 2007], font de chaque pays le pilote de son propre système. Dans ce cadre, une politique de modernisation des liaisons internationales est entreprise avec la construction, en 1972, de la station terrienne de télécommunications spatiales de Gandoul. Première du genre sur le contient africain, elle conduit, à partir de 1978, à l'automatisation des communications internationales et du télex [Thiaw, 1995, p. 9]. Ce dispositif est complété par la mise en service des câbles sous-marins Antinéa entre le Sénégal et le Maroc en 1977, Fraternité entre le Sénégal et la Côte d'ivoire en 1978, Atlantis 1 entre le Sénégal et le Brésil en 1982 et Atlantis 2 entre le Sénégal et le Portugal en 1982 [UIT, 1998a, pp 12-13].

6 FCR a été créée en 1959 pour permettre à la France de continuer à gérer les télécommunications internationales dans les colonies françaises qui s'acheminaient vers l'indépendance.

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4. L'heure des premières réformes institutionnelles

La période allant de l'indépendance au milieu des années 80 a vu le réseau de télécommunications s’étendre dans les zones urbaines. De son côté, l’architecture institutionnelle du secteur a peu évolué si l'on excepte la nationalisation de TéléSénégal. Cette décision a été prise suite au constat fait par l’État sénégalais que les télécommunications internationales se développaient fortement sans qu’il n'en retire un grand bénéfice. Le Sénégal a alors entamé des négociations avec la France à l'issue desquelles ses parts dans le capital de TéléSénégal sont passées, dans un premier temps, de 26 % à 51 % en 1976. Finalement, ce processus a abouti à la nationalisation de TéléSénégal en 1981 avec le rachat, sur plusieurs années, et grâce aux bénéfices dégagés par l'opérateur, des 49 % encore détenus par FCR [Kane, 2010, pp. 107-108].

C’est dans ce contexte qu’Alassane Dialy Ndiaye, alors directeur général de TéléSénégal, rédige un rapport à l'attention du Président de la République dans lequel il recommande de réunir les télécommunications nationales et internationales au sein d'une entité unique. Cette réflexion aboutit en 1983 à l'organisation des Journées nationales des télécommunications qui dressent un bilan peu reluisant de la situation (seulement 20 500 lignes téléphoniques pour huit millions d'habitants) et concluent à la nécessité de séparer les activités postales de celles de télécommunications. En 1985, l'État lance la première grande réforme de ce secteur qui débouche sur l'éclatement de l'OPT avec la création, d'une part, de l'Office de la poste et de la caisse d'épargne (OPCE)7 et, d'autre part, de la Société nationale des télécommunications du Sénégal (Sonatel)8. Par ailleurs, l'État décide de donner la priorité au développement des télécommunications dans le VIIe Plan de développement économique et social (1985-1989) en fixant quatre objectifs à la Sonatel à savoir (1) développer une infrastructure hautement productive et capable de stimuler l'activité économique nationale, (2) améliorer l'accès aux télécommunications, (3) faciliter le développement des banques de données nationales et (4) susciter l'implantation d'une industrie locale ou régionale des télécommunications [Daffé et Dansokho, 2002, p. 54]. Autre décision prise par les autorités, celle de mettre en œuvre un plan d'urgence et de rattrapage du réseau national des télécommunications afin de le moderniser et d'en étendre la couverture. Cette politique s’inscrit dans le Plan d'action de Lagos pour le développement économique de l'Afrique (1980-

7 Loi n° 85-35 du 23 juillet 1985 portant création de l'Office de la poste et de la caisse d'épargne (OPCE). 8 Loi n° 85-36 du 23 juillet 1985 portant création de la Société nationale des télécommunications (Sonatel).

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2000), adopté par l'Organisation de l'unité africaine (OUA), qui accorde un rôle primordial aux télécommunications.

5. La modernisation et la diversification des services

Cette politique porte ses fruits puisque le nombre d’abonnés à la téléphonie fixe est porté de 23 000 en 1985 à 116 000 en 1997 pour finalement atteindre les 200 000 abonnés en 2000, soit une densité téléphonique de 12 pour 1000 habitants [Daffé et Dansokho, 2002, p. 61], la plus élevée d'Afrique de l'Ouest à l’exception du Cap-Vert. Cependant, la couverture géographique du réseau est toujours aussi inégale avec une concentration de près de 70 % des lignes dans la capitale. En 1991, la Sonatel créé avec France Câbles et Radio (FCR) une filiale dénommée Télécomplus9 dont la vocation est de développer les produits et services liés aux TIC. À partir de 1992, elle expérimente notamment, des « télécentres » offrant des services de téléphonie, de télécopie et de photocopie. L’expérience est un échec car ces structures s’avèrent peu rentables mais elle donne naissance à ce qui deviendra une véritable « success story », à savoir les télécentres privés [Sagna, 2009]. Lancés en 1993, ils consistent en des espaces gérés et aménagés par des sociétés privées qui, dans le cadre d'un contrat signé avec la Sonatel, sont autorisées à revendre des services de télécommunications (téléphonie et télécopie). Répondant au fort besoin de communication des Sénégalais, leur nombre passe d'un peu plus d'une centaine en 1993 à plus de 25 000 en 2006, créant des milliers d'emplois, générant un important chiffre d'affaires et, surtout, contribuant fortement à démocratiser l'accès au téléphone. Cependant, à partir de 2007, concurrencés par la téléphonie mobile, ils perdent en intérêt pour les consommateurs et en rentabilité pour leurs exploitants, ce qui entraîne un mouvement de fermetures massives à tel point qu'en décembre 2011, il en reste un peu moins de trois mille dans l'ensemble du pays [ARTP, 2011a].

D’autres innovations interviennent comme la numérisation complète du réseau de transmission et la mise en service en 1988 de SENPAC, réseau de transmission de données par paquets de type X25 [Sagna, 2008, p. 18]. Cette infrastructure permet de lancer en 1994 les services vidéotex nationaux (Vidéotel) et internationaux (Minitelnet). Cependant, le Minitel ne rencontre guère de succès du fait de la cherté du terminal et des frais de communications

9 Le capital de Télécomplus est détenu à 51 % par la Sonatel et à 49 % par France Câbles et Radio (FCR).

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mais également faute de l’existence d'une masse critique de services utiles10. Par contre, le kiosque audiotex (télématique vocale), lancé en 1995 sous le nom d’Infotel, est bien mieux accueilli du fait qu'il ne nécessite pas l’acquisition d'un terminal spécifique, présente une gamme de services plus étendue, permet de contourner l’obstacle de l’analphabétisme et intègre l’utilisation du wolof, qui joue le rôle de lingua franca au Sénégal.

Fortement influencée par la politique de France Télécom qui, à l'époque, mise sur le Minitel, la Sonatel ne s’intéresse guère au développement d'Internet. Les acteurs de certains segments de la société, opérant notamment dans le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche ainsi que dans le milieu des organisations non gouvernementales (ONG), sont obligés de trouver des solutions alternatives pour accéder aux réseaux de messagerie électronique. C'est ainsi que, dès la fin des années 80, l'ORSTOM11 installe un nœud du « Réseau intertropical d'ordinateurs » (RIO) qui donne naissance au premier système de messagerie électronique installé au Sénégal [Renaud, 2000]. Quelques années plus tard, c'est au tour d'Enda Tiers-Monde de mettre en place un nœud du réseau GreenNet, créé par l’Alliance for progressive communication (APC), qui offre des services similaires aux ONG. Ces systèmes fonctionnent sur la base de vacations pour l'envoi et la réception des messages et ne permettent donc pas une communication en temps réel. À l’occasion du Troisième sommet Africain/Africain-Américain en mai 1995 à Dakar, la première connexion permanente à Internet est réalisée, à titre expérimental, avec l’installation d’un lien VSAT d’un débit de 64 Kbps. Fortement médiatisée, l’opération rencontre un vif succès et le grand public, qui ne connaissait d’Internet que ce qu’en disaient les médias, prend conscience des opportunités offertes par cet outil.

La Sonatel est alors obligée de revoir sa position et lance, en juillet 1995, un appel d’offres pour la mise en place d’un point d’accès permanent à Internet. En novembre 1995, la pression s’accentue avec l’envoi au Président de la République d’un mémorandum rédigé par un groupe d’universitaires, demandant la connexion du Sénégal à Internet. La question, qui n’était débattue que dans des cercles restreints, gagne la sphère publique et le Président Abdou Diouf annonce, dans son discours de fin d’année à la nation, la connexion du Sénégal à Internet pour le début de l’année 1996. Finalement, en mars 1996, la Sonatel met en service une connexion permanente à Internet via une liaison d’un débit de 64 kbps avec le satellite Intelsat 635 de la société américaine MCI.

10 En dehors des services proposés par les banques, les rares services disponibles étaient les paris sur les courses de chevaux, l'horoscope, les programmes de radio, etc. 11 Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer devenu Institut de recherche pour le développement (IRD) en 1999.

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Le mois suivant, sa filiale Télécomplus commercialise les premiers abonnements à Internet [Sagna, 2001, p. 13], marquant ainsi les débuts de l’Internet public au Sénégal. Dans un premier temps, les utilisateurs peuvent uniquement se connecter via le réseau téléphonique commuté (RTC) avec des débits ne dépassant pas les 64 kbps mais, en 2003, la Sonatel lance l'ADSL12, offrant des débits qui seront progressivement portés de 128 kbps à 1 Mbps13. Cependant, quinze ans après l’arrivée d’Internet, son taux de pénétration reste faible puisqu’il ne concerne que 15,7 % de la population14 confronté qu’il est à des obstacles qui ont pour noms analphabétisme numérique, cherté de l’équipement informatique, faible nombre d’applications et de services utiles aux citoyens, rareté des contenus locaux, etc.

6. La fulgurante expansion de la téléphonie mobile

Cependant, l'innovation majeure est sans aucun doute l'introduction de la téléphonie mobile en septembre 1996 avec le lancement du réseau GSM Alizé de la Sonatel. Au départ, le service n'attire guère le grand public car son ticket d'entrée est particulièrement cher. En effet, Alizé propose une formule post-payée qui implique l'achat d'un téléphone portable et le paiement de frais d'abonnement mensuels auxquels viennent s'ajouter les frais de communication. Dans ces conditions, une étude faite par l'Union internationale des télécommunications (UIT) en 1998 prévoyait que le seuil des 30 000 abonnés ne serait atteint qu'en l'an 2000 [UIT, 1998b, p. 109]. En réalité, l'année 2000 voit non seulement le nombre de clients franchir la barre des 200 000 abonnés mais également dépasser celui de la téléphonie fixe. Il faut dire qu'entre temps, en avril 1999, un second opérateur, Sentel, est arrivé sur le marché avec une formule prépayée qui a obligé Alizé à investir ce créneau qu'il avait négligé dans un premier temps. La concurrence ayant fortement fait baisser le prix des abonnements comme celui des communications, la croissance du marché de la téléphonie mobile a pris des proportions impressionnantes avec un million d'abonnés en 2004, trois millions en 2006 et cinq millions en 2008. La concurrence s’est encore accrue à partir de 2009 avec l’arrivée d’Expresso15, portant en 2011 le nombre d’abonnés à 9 352 868 et le taux de pénétration de

12 Le lancement de l'ADSL a été rendu possible par la mise en service, en mai 2002, du câble sous-marin en fibre optique SAT-3/WASC/SAFE reliant le Portugal à la Malaisie, d'une capacité de 120 Gbits par seconde. 13 La Sonatel propose également une offre à 10 mégabits qui cible plutôt les usages professionnels. 14 UIT, décembre 2011 (http://www.internetworldstats.com/). 15 Expresso, filiale de l'opérateur soudanais Sudatel, a obtenu une licence globale (fixe, mobile et Internet) en septembre 2007.

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la population à 76,84 % [ARTP, 2011b], pendant que la téléphonie fixe ne compte guère que 346 406 abonnés soit un taux de pénétration de 2,85 % [ARTP, 2011a].

La progression du nombre d’abonnés s'accompagne d'une expansion de la couverture géographique des réseaux de téléphonie mobile. C'est ainsi que le réseau, qui ne couvrait à l'origine que Dakar, les principales villes du pays et quelques grands axes routiers, couvre aujourd'hui plus de 90 % de la population et 95 % des villages de plus de 500 habitants [Sonatel, 2011, p. 22]. De plus, nombre d’innovations ont été apportées avec notamment le lancement du GPRS16 par la Sonatel en décembre 2005 puis celui de la technologie EDGE17 à partir de 2006. En 2010, la 3G18 fait son apparition à l’initiative d’Expresso, suivi en 2011 par la Sonatel19, autorisant par là même le développement de l’Internet mobile. Parmi les facteurs qui concourent à l'expansion de la téléphonie mobile, il faut également citer les nombreuses promotions organisées par les opérateurs qui contribuent à faire baisser le coût réel des communications20. Enfin, le prix des téléphones portables a considérablement chuté et il est désormais possible de trouver des appareils neufs à des prix très abordables sans parler des opportunités offertes par le marché des appareils d’occasion.

Tiré par le sous-secteur de la téléphonie mobile, le secteur des télécommunications occupe désormais une place déterminante dans l'économie sénégalaise, tant du point de vue des investissements consentis, du chiffre d'affaires réalisé, des taxes et impôts versés que des emplois directs et surtout indirects créés et du rôle transversal qu'il joue dans la société. Si l’on se réfère uniquement à la Sonatel, cette société a investi entre 2000 et 2010 près de 961 milliards de FCFA21, ce qui en fait le premier investisseur du pays. Son chiffre d'affaires est passé de 126 milliards de FCFA en 2000 à 599 milliards de FCFA en 2010 soit une progression de plus de 375 % en un peu plus d'une décennie. À travers les télécentres privés puis la revente de recharges téléphoniques et la sous-traitance, elle a créé des dizaines de milliers d’emplois. Mieux, elle est devenue un groupe de télécommunications international opérant en Guinée, en Guinée-Bissau et au Mali.

16 La norme GPRS permet la transmission de données par paquets avec des débits réels de l'ordre de 40 à 50 Kbit par seconde autorisant l’envoi et la réception de messages électroniques. 17 La norme EDGE offre des débits réels de l'ordre de 100 Kbits par seconde qui permettent de naviguer sur Internet. 18 La technologie HSDPA autorise des débits réels de l'ordre de 7,2 Mbits par seconde permettant de naviguer sur Internet dans de bonnes conditions. 19 La Sonatel, qui avait expérimenté cette technologie en mars 2008, ne s’est vue accorder une licence 3G par les autorités qu'en mars 2011. 20 Pour l'achat d’une recharge de crédit téléphonique, des bonus de 50 %, 100 %, voire 200 %, sont régulièrement offerts par les opérateurs. 21 Un euro est égal à 656 FCFA.

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Du point de vue de l’utilisation de ces outils, malgré une fracture numérique réelle recoupant la fracture sociale qui divise la société sénégalaise, le temps est bien loin où ils étaient réservés à une petite minorité. Le téléphone s’est banalisé, Internet est de plus en plus utilisé par l’État, le secteur privé et les citoyens, le Web et les réseaux sociaux sont devenus des extensions de la sphère publique où naissent et se développent toute sorte de débats, y compris les débats politiques, offrant ainsi de nouveaux espaces à la liberté d’expression et aux dynamiques citoyennes. Cela étant, ces éléments « flatteurs » ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt, à savoir la capture du secteur des télécommunications par les multinationales étrangères à l'occasion de sa libéralisation.

7. Quand libéralisation rime avec dépossession

Bien gérée, non déficitaire, ayant contribué à démocratiser l’accès au téléphone notamment grâce aux télécentres [Sagna, 2009], même si la question de la téléphonie rurale restait irrésolue [Thiam, 2004], la Sonatel n'a pourtant pas échappé à la vague de privatisations lancée au milieu des années 80. Suite à la signature de l'Accord général sur la commercialisation des services (AGCS) en 1994, les autorités sénégalaises, dont la politique économique était largement dictée par la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre d'un Plan d'ajustement structurel (PAS), ont adopté, en 1995, une loi permettant la privatisation de la Sonatel22. Elle a été complétée par l'adoption d'un nouveau Code des télécommunications23 qui a introduit une concurrence limitée dans le secteur de la téléphonie mobile et une concurrence totale dans celui des services à valeur ajoutée. En 1996, un appel d’offres international pour la sélection d’un « partenaire stratégique » a abouti à la cession de 33 % du capital de la Sonatel à France Télécom pour la somme de 70 milliards de FCFA, 17,6 % étant vendus au grand public et à des investisseurs institutionnels, 10 % réservés aux travailleurs et retraités de la société et 5 % à un opérateur africain [Sagna, 2010]. Cependant, en 1999, l'État vend 9 % de ses actions à France Télécom et voit sa part dans le capital de la Sonatel passer à 27,67 %, perdant ainsi toute capacité d'exercer sa minorité de blocage au sein du conseil d'administration (Plane, 2002, p. 10) et de peser sur les choix stratégiques.

22 Loi n° 95-25 du 29 août 1995 modifiant l’annexe de la loi n° 87-23 du 18 août 1987. 23 Loi n° 96-03 du 26 février 1996 portant création du Code des télécommunications.

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Dans le sillage de cette privatisation, la prise de contrôle progressive du secteur des télécommunications par des firmes étrangères n’a fait que s'accentuer au fur et à mesure que s'approfondissait le processus de libéralisation de l'économie. Ainsi, en 1998, le gouvernement a accordé une licence de téléphonie mobile à Sentel, société dont le capital était détenu à 75 % par la firme luxembourgeoise Millicom International Cellular (MIC) et à 25 % par un investisseur privé sénégalais. Cependant, en mars 2006, MIC a racheté les parts de son partenaire, devenant ainsi une société à capitaux et intérêts entièrement étrangers. L'octroi de la troisième licence de télécommunications a renforcé la tendance à l'exclusion des nationaux du secteur des télécommunications, pourtant l’un des plus rentables de l’économie et l’un des plus stratégiques pour le pays. En effet, malgré la mobilisation de l'Organisation des professionnels des TIC (OPTIC) qui avait exigé que l'État lui réserve au moins 51 % des parts du capital de l'opérateur devant être sélectionné, elle n'en obtiendra finalement que 15 % bien qu'ayant entre-temps ramené ses prétentions à 30 % [Fall, 2007].

La reprise en main du secteur des télécommunications par des firmes étrangères ne s'est pas arrêtée là. Elle s'est également attaquée aux symboles que représentent les marques commerciales utilisées localement par les opérateurs. Ainsi, la marque commerciale Hello, sous laquelle Sentel avait développé ses activités au Sénégal depuis avril 1999, a-t-elle été abandonnée, en novembre 2005, au profit du label Tigo utilisée par MIC à travers le monde. Confirmant cette tendance à l'uniformisation des marques au nom de la globalisation, le nom de l'opérateur Sentel, officiellement titulaire de la licence de téléphonie mobile, a progressivement disparu dans la politique de communication de l'entreprise au profit de Tigo. Sur un plan subjectif, cela a entraîné la dilution du caractère « national » de l'opérateur puisque le vocable Sentel associait, aussi bien en français qu'en wolof, les notions « Sénégal » et « télécommunications ». Une année plus tard, ce même processus a été mis en œuvre par France Télécom avec le remplacement des marques commerciales Alizé (téléphonie mobile), Sentoo (Internet) et Keurgui TV (télévision sur Internet) par la marque Orange [Top, 2006]. Le plus cocasse dans cette affaire est que la Sonatel doit désormais s’acquitter de « branding fees » pour être autorisée à utiliser la marque Orange qui lui est imposée par sa maison mère !

Toute marque à connotation nationale ayant disparu du paysage des télécommunications, la firme soudanaise Sudatel n'a même pas essayé d'utiliser une marque faisant « couleur locale » lors de son entrée sur le marché sénégalais en janvier 2009, mais s’est contentée d'utiliser Expresso, label utilisé par toutes les filiales étrangères du groupe.

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Cependant, la perte d’identité que constitue la substitution de labels « globaux » aux marques locales ne constitue qu’un épiphénomène au regard du processus beaucoup plus fondamental de dépossession et de domination économique qui s'est opéré au nom de la privatisation des opérateurs historiques et de la libéralisation de l'économie. La principale conséquence de ces réformes est d’avoir fait entièrement passer le secteur des télécommunications sous la coupe d’opérateurs étrangers et principalement sous celle de l'opérateur historique de l'ancienne puissance coloniale [Sagna, 2010]. D'ailleurs, à l'occasion de la tentative de l'État sénégalais de céder 9,87 % de ses actions à France Télécom qui aurait alors détenu 52,2 % du capital de la Sonatel, les syndicats de travailleurs n'ont pas hésité à dénoncer une tentative de « recolonisation » des télécommunications [AFP, 2009].

Conclusion

Cent cinquante ans après la construction de la première ligne télégraphique pour les besoins de la domination coloniale, les télécommunications jouent un rôle majeur dans le processus de développement politique, économique, social et culturel du Sénégal. Jadis réservées à une minorité, elles sont désormais utilisées par la plupart des secteurs d’activité et catégories sociales. L’infrastructure, encore embryonnaire à la fin de l’ère coloniale, a été considérablement étendue et modernisée à travers la mise en œuvre de politiques publiques qui ont accordé une haute priorité au secteur. Les télécommunications spatiales ont été introduites, les connexions au réseau mondial des câbles sous-marins multipliées, le réseau national numérisé et une large gamme de services proposée. Les télécentres puis la téléphonie mobile ont démocratisé l’accès au téléphone, les cybercafés puis l’Internet mobile ont popularisé l’utilisation d’Internet. Contribuant pour plus de 7 % au PIB, les télécommunications sont devenues l’un des moteurs de la croissance du pays et l’Internet et les réseaux sociaux jouent un rôle croissant dans la sphère publique et dans la vie quotidienne des Sénégalais et des Sénégalaises. Cependant, du fait des politiques libérales dictées par les bailleurs de fonds, ce secteur, tout aussi stratégique que rentable, échappe désormais au contrôle des nationaux et les richesses qu’il génère profitent essentiellement aux multinationales. Jadis outil de la domination coloniale, les télécommunications se sont donc transformées en l’un des principaux instruments de la domination multiforme imposée au Sénégal dans le cadre de la mondialisation capitaliste.

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Le développement des télécommunications dansles Suds. Retour sur une décennie de diffusion desTIC en Afrique de l’Ouest et au MaghrebAhmed DAHMANI et Jean-Michel LEDJOU

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1057DOI : 10.4000/ticetsociete.1057

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Référence électroniqueAhmed DAHMANI et Jean-Michel LEDJOU, « Le développement des télécommunications dans lesSuds. Retour sur une décennie de diffusion des TIC en Afrique de l’Ouest et au Maghreb », tic&société[En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 20 mai 2019, consulté le 04septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1057 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1057

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tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012

Le développement des télécommunications dans les Suds Retour sur une décennie de diffusion

des TIC en Afrique de l’Ouest et au Maghreb

Ahmed DAHMANI AMETIS – Plateau du Moulon – 91400 Orsay. Téléphone professionnel : +33 (0) 1-69-33-61-24 – Université Paris- Sud /XI [email protected] Jean-Michel LEDJOU AMETIS – Plateau du Moulon – 91400 Orsay. Téléphone professionnel : +33 (0) 1-69-33-61-23 – Université Paris- Sud /XI [email protected]

Ahmed Dahmani est économiste. Il exerce en tant que maître de conférences à l'IUT d'Orsay, Université Paris-Sud. Il dirige le laboratoire de recherches AMETIS au sein du Collège d'Etudes Interdisciplinaires (CEI/UPS). Il enseigne en tant que Professeur associé dans le cadre d'un Master sur le partenariat EUROMED à l'Institut Europe-Maghreb de l'Université Paris 8 à Saint Denis. Il a été enseignant à l'Université de Tizi-Ouzou(Algérie) de 1979 à 1994.

Jean-Michel Ledjou est maître de conférences à l’Université Paris-Sud (IUT d’Orsay), spécialiste des Sciences de l’information et de la communication. Membre du CEI / AMETIS ses recherches actuelles portent sur les rapports entre communication et développement dans les pays du Sud. Il mène également des travaux sur le lien entre les médias et la démocratie.

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Le développement des télécommunications dans les Suds Retour sur une décennie de diffusion

des TIC en Afrique de l’Ouest et au Maghreb

Résumé Dans les Suds, et notamment en Afrique lors de la dernière décennie, les TIC connaissent une croissance considérable. Cet essor présente cependant de fortes disparités entre les différents pays. L’article a pour objectif d’analyser les politiques et les logiques de diffusion à l’œuvre en Afrique de l’Ouest et au Maghreb au cours de ces dix dernières années. Mots-clés : Afrique, diffusion, investisseurs, marché, politiques publiques, TIC. Abstract During the last decade, in the southern developing countries, particularly in Africa, ICTs’growth is significant, as well as the inequalities between countries. This article aims at analyzing, and comparing the ICTs’dissemination policies implemented in West and North Africa during the past ten years.

Keywords : Africa, dissemination, investissor, market, public policies, ICT’s Resumen En el Sur, particularmente en África en el momento de la última década, las TIC conocen un crecimiento considerable. Este auge ofrece sin embargo enormes disparidades entre los diferentes países. El artículo tiene como objetivo analizar las políticas y las lógicas de difusión en obra en África occidental y en el Magreb en el curso de estos diez últimos años.

Palabras clave: África, difusiones, inversores, mercado, políticas públicas, TIC.

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Introduction

Dans les Suds, et notamment en Afrique de l’Ouest et au Maghreb, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont connu une forte croissance lors de la dernière décennie. Les TIC ont également permis de mettre au jour des dynamiques à l’opposé de l’image figée que d’aucuns peuvent avoir du continent : des événements politiques en Tunisie et en Égypte à la place qu’elles tiennent dans les économies africaines, de nombreux exemples montrent que les technologies de l’information se sont imposées dans l’accompagnement des mutations à l’œuvre en Afrique. Mais qu’en est-il des politiques de diffusion ?

Notre propos, qui se focalisera principalement sur l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb, vise à analyser d’un point de vue socio-économique les politiques et les logiques de diffusion établies au cours des dix dernières années dans ces régions. Nous porterons un regard croisé sur ce phénomène, celui d’un économiste et celui d’un spécialiste des sciences de l’information et de la communication. L’étude, qui veut mettre en évidence l’indifférenciation des politiques poursuivies sur le continent, s’appuie sur l’analyse de travaux de recherche, de rapports produits par l’UIT et l’OCDE ainsi que sur nos propres observations.

1. Les effets de la r éforme des télécommunications sur les marchés africains

L’ouverture aux TIC dans les pays du Sud, comme dans ceux du Nord, s’est déroulée dans le cadre de la libéralisation du secteur des télécommunications : privatisation des opérateurs historiques et déréglementation globale du marché. À de rares exceptions près en Afrique, cette réforme, présentée par les chantres du millénarisme technologique comme indispensable au développement même des technologies de l’information, a le plus souvent été conduite à marche forcée sous la houlette des institutions et des bailleurs de fonds internationaux (UIT, BM, FMI, OMC, OCDE, etc.). Ceux-ci ont affirmé que, pour développer favorablement le marché des TIC, la responsabilité en matière d’investissement devait revenir au secteur privé, et la régulation des marchés à une instance de régulation sinon autonome du moins indépendante vis-à-vis de l’État [BAD/OCDE, 2009]. D’une façon générale, la libéralisation du secteur des télécommunications s’est concrétisée par une série de réformes mettant en

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évidence une standardisation des prescriptions qui, dans la lignée des programmes d’ajustement structurel, ont pu être remises en cause par la société civile, notamment parce qu’elles fragilisent les opérateurs historiques et font la part belle aux investisseurs étrangers. [Sagna, 2007].

1.1 Des marchés attractifs pour les investisseurs étrangers

Les opérateurs internationaux voient le continent africain comme un territoire à conquérir à un moment où les marchés du Nord arrivent à saturation. Avec un taux de pénétration du mobile autour de 40 % en 20101, le potentiel de croissance de l’Afrique reste fort d’autant que la population augmente à un rythme deux fois plus élevé que dans les autres régions du monde2. La demande interne est par ailleurs soutenue et le secteur offre des opportunités de développement économique en lien avec le Nord.

Le premier effet de la libéralisation du secteur des télécommunications a trait à la configuration du marché : le nombre de réseaux mobiles en Afrique a triplé en sept ans. En 2002-2003, seuls douze pays africains n’avaient qu’un seul opérateur de téléphonie mobile, tandis que la concurrence s’établissait entre deux opérateurs dans vingt et un pays, entre trois dans huit pays, entre quatre dans six pays et entre cinq opérateurs dans deux pays. En 2007, selon les chiffres globaux fournis par l’UIT, le niveau de concurrence s’est sensiblement accru et les réseaux mobiles ne font l’objet de monopole qu’à hauteur de 9 %. Le marché de l’Internet est lui aussi relativement ouvert avec l’établissement de nombreux fournisseurs d’accès privés aux côtés des opérateurs historiques qui détiennent encore 11 % du marché africain. Seul le marché de la téléphonie fixe demeure encore monopolisé, dans de nombreux pays, par les opérateurs historiques qui en contrôlent 45 %. La raison en est simple : si les opérateurs étrangers ont investi de façon quasi exclusive dans le secteur mobile, c’est parce qu’il leur permet d’engranger de substantiels bénéfices3 sans grever leur budget. « Le niveau des dépenses d’investissement et de fonctionnement en Afrique est inférieur à celui d’Amérique Latine, des Caraïbes et d’Asie. Parallèlement, les opérateurs africains de téléphonie mobile obtiennent de bons résultats en termes de trésorerie, avec des recettes supérieures aux autres régions. Les retours sur investissement sont attrayants pour ceux que les

1 /www.itu.int/fr/ 2 Selon les démographes de la Banque mondiale (http://web.worldbank.org ) 3 En 2008, les abonnements à la téléphonie mobile et les recettes d’Orange en Afrique ont progressé respectivement de 42,5 % et 17 %, contre 28 et 8,3 % pour la totalité du groupe dans le monde, in : BAD/OCDE, op.cit., p.109.

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réseaux africains intéressent, même si la concurrence s’intensifie progressivement » [BAD/OCDE, 2009].

Tableau 1 : Investisseurs stratégiques dans le secteur de la téléphonie mobile, 2007

Source : UIT, 2008.

Abonn és (milliers)

Nombre de pays

Recettes (milliers $ US)

MTN (Afrique du Sud)

49 837 16 9 040

Vodacom (Afrique du Sud)

33 041 5 5 818

Orascom (Égypte) 32 394 4 3 761

Zain ; Celtel (Koweit)

30 171 15 3 957

Vodafone (Royaume-Uni)

22 578 2 2 075

Vivendi/Maroc Télécom

15 342

4 2 336

Luxembourg Télécom

11 948 12 1 795

Milicom (Luxembourg)

5 632 7 477

MOOV (Émirats Arabes Unis)

1 500 7 ---

Total 211 893

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1.2 Une demande soutenue

En dépit d’une croissance disparate et inégale entre les différents segments des TIC et les différents pays, l’engouement des Africains pour ces technologies est réel. Ces dernières ont connu une croissance forte depuis l’an 2000.

Tableau 2. Les TIC en Afrique entre 2000 et 2007 Population Internet

(Utilisateurs) Téléphonie fixe (lignes principales)

Téléphonie mobile

Zone Millions Milliers % Milliers % Milliers %

2000 137,89 710,0 0,52 10 125,3 7,35 3 883,2 2,82 AFN*

2007 157,07 21 402,2 13,64 18 671,0 11,91 83 865,0 53,39

2000 43,69 2 400,0 5,5 4 961,7 11,36 8 308,0 19,02 AFS**

2007 48,58 5 100,0 10,75 4 642,0 9,56 42 300,0 87,08

2000 609,57 1 302,2 0,21 4 567,6 0,75 3 373,1 0,56 ASS***

2007 758,04 23 904,2 3,23 12 098, 3 1,65 138 310 18,28 2000 791,15 4 412,2 0,56 19 654,7 2,5 15 564,2 1,98 Total

Afrique 2007 963,68 50 406,4 5,34 35 411,3 3,77 264 475,0 27,48

Source : Tableau élaboré par les auteurs à partir des rapports sur les télécommunications en Afrique (2002 et 2008) de l’UIT

* Afrique du Nord (Algérie, Égypte, Libye, Maroc, Tunisie)

** Afrique du Sud

*** Afrique subsaharienne : (y compris Afrique centrale et australe)

L’évolution des connexions à l’Internet est impressionnante. Entre 2000 et 2007, elles ont progressé de 874,6 %, soit près de 4 fois la progression

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mondiale (244,7 %)4. Cette croissance cache cependant mal la faible connectivité africaine dans le monde : 5,34 % (moyenne mondiale : 18,9) pour une population qui en représente 14,2 %, avec de fortes disparités entre les différentes régions. En Afrique du Nord, c’est au Maroc que la progression a été particulièrement spectaculaire : le nombre d’internautes est passé de 120 000 en 2 000 à 7,3 millions en 2007 (soit un multiple de 60). En 2006, le taux d’utilisateurs en Afrique subsaharienne oscille entre 0,28 % au Niger, 0,50 % au Mali, 0,54 % au Burkina Faso, 1,63 % en Côte d’Ivoire et 5,45 % au Sénégal. La faiblesse de la connectivité est d’abord due à la disproportion des tarifs de connexion par rapport aux revenus et ce malgré des baisses importantes et des promotions régulières. Selon l’UIT, « un panier mensuel défini sur la base de 20h d’utilisation d’Internet coûte plus de 50 $ US en Afrique, chiffre presque deux fois supérieur au tarif pratiqué dans la région classée au second rang [Amériques] et équivalent à près de 70 % du revenu moyen par habitant de l’Afrique sub-saharienne »5 . À cela s’ajoute un faible taux d’équipement des ménages en ordinateurs (2,24 PCs/100 hab.). Et même si les conditions de connexion se sont améliorées dans de nombreux pays, notamment avec l’introduction de l’ADSL (c’est le cas des pays d’Afrique du Nord), celles-ci demeurent conditionnées à un coût élevé et tributaires d’infrastructures de base encore peu développées. Ainsi, comme le montre le tableau 2, la télédensité fixe demeure faible par rapport à la télédensité mobile. La téléphonie fixe a peu progressé ces dernières années et a même régressé dans certains pays comme l’Afrique du Sud. Au seuil de l’année 2008, il y avait 35 millions de lignes fixes sur le continent. La télédensité a progressé de seulement 1 point entre 2002 et 2007, passant de 2,8 à 3,8 avec les disparités traditionnelles (AFN : 11,9 ; AFS : 9,6 ; ASS : 1,6). Les opérations de privatisation, là où elles ont été menées, n’ont pas dynamisé le secteur et les opérateurs historiques ont eu tendance à augmenter le tarif des abonnements et le prix des communications locales pour parer au recul du trafic qui a profité à la téléphonie mobile.

Les obstacles dans l’accès à l’Internet sont contournés par les utilisateurs qui se connectent plutôt via des centres d’accès collectif, généralement appelés « cybercentres ». Ces structures, relativement abordables en terme de tarifs, peuvent rester ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. En Afrique du Nord, seule la Tunisie se distingue des autres pays par un faible nombre d’accès publics en comparaison avec ses voisins : 0,3 pour 10 000 habitants contre 0,66

4 Source : http://www.internetworldstats.com/stats1.htm]. 5 UIT, base de données de réglementation sur les télécommunications dans le monde, Indicateurs des télécommunications/TIC africaines, 2008.

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au Maroc et 1,4 en Algérie6. Au Sénégal, on compte près de 800 points d’accès publics à l’Internet, soit 0,66 pour 10 000 habitants7.

Mais c’est bien la téléphonie mobile qui soulève l’enthousiasme populaire le plus important. Un engouement qui fait dépenser aux ménages africains 10 % de leur revenu mensuel contre seulement 3 % pour les ménages des pays développés [Tcheng et al., 2009]. En 2007, le nombre d’abonnés au mobile en Afrique représente plus de sept fois les abonnés du fixe (264.475 millions contre 35,4 millions)8. Mieux, la plupart des abonnés au mobile n’ont jamais disposé d’un téléphone fixe. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Du côté des usagers, la diversité et la qualité des services offerts sont, à plus d’un titre, appréciées des clients. Ceux-ci n’ont plus à subir les longues listes d’attente comme ce fut le cas lorsqu’il s’agissait d’obtenir un raccordement à la téléphonie fixe. Ils peuvent aussi bénéficier du service de cession crédit-temps ou de minimessages de rappel gratuits. Enfin, la mise en place du système de prépaiement (près de 94 % des utilisateurs selon l’UIT) se révèle bien adaptée au budget limité des ménages africains même si les tarifs pratiqués sont parmi les plus chers du monde. Le caractère fondamentalement aléatoire du « budget télécommunications » des ménages explique le succès d’un tel dispositif qui, soulignons-le au passage, institue une confortable avance de trésorerie pour les opérateurs : le service est payé avant même d’avoir été utilisé.

1.3 Le secteur des services dynamisé

Les TIC ont permis de développer l’offre de services. Dans le domaine de l’Internet, par exemple, de jeunes diplômés ou des passionnés d’informatique montent leur petite entreprise avec peu de moyens. La structure la plus emblématique de cette tendance est le cybercentre où plusieurs services sont offerts à la clientèle : navigation Internet, apprentissage informatique, création de sites, etc. Un peu partout dans les grandes agglomérations africaines essaiment des cybercentres pourvoyeurs de nouveaux emplois pour les populations locales9. Certains pays, comme le Maroc, la Tunisie ou le Sénégal, ont investi dans la mise en place de technopoles spécialisées dans les TIC afin de soutenir les activités de recherche et d’innovations et de favoriser l’attractivité des investissements étrangers dans le secteur des TIC. Il serait prématuré d’en

6 Calculs des auteurs selon les données fournies par les organismes officiels des trois pays. 7 Source : http://www.osiris.sn/article27.html 8 UIT, Indicateurs des télécommunications/TIC africaines, 2008, 9 Sur ce point, on pourra lire [Chéneau-Loquay., 2009],

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tirer un quelconque bilan, mais on peut tout de même constater la dynamisation des activités d’infogérance : centres d’appels, secrétariat, édition, saisie de données, services bancaires et d’assurances, services informatiques, etc. Les entreprises du Nord voient dans ces pratiques une opportunité qui rend possible la délocalisation de services dans des pays où salaires et charges sont moins élevés. Ces activités créent de l’emploi pour les jeunes diplômés exclus du marché du travail local mais dans des créneaux peu qualifiés et en marge de l’évolution technologique. Mieux payés que dans d’autres secteurs d’activité, ces salariés font bien souvent figure de privilégiés. Mais le principal risque, comme semble l’indiquer l’expérience tunisienne, est que ces pôles deviennent de véritables enclaves économique et technologique, sans lien ni impact réels sur l’économie et la société [Mezouaghi, Perrat, 2007].

2. Accélérer la diffusion : le global à l’épreuve du local

Les stratégies de diffusion impulsées par les opérateurs internationaux se heurtent à la réalité locale qui traduit de grandes disparités dans la mise en place puis dans la gestion des politiques publiques.

2.1. Les politiques publiques en question

À partir des années quatre-vingt-dix, dans un contexte marqué par la rareté des ressources financières et par l’importation des TIC, les gouvernements ont vu une chance dans la privatisation des opérateurs historiques : la vente des licences d’exploitation a constitué un moyen d’encaisser des devises. Le processus de privatisation leur a également permis de s’affranchir des contraintes de la modernisation des infrastructures. Mais plusieurs États d’Afrique de l’Ouest ont éprouvé des difficultés à faire respecter le cahier des charges accepté par les opérateurs au moment de l’ouverture à la concurrence. Par ailleurs, plusieurs anomalies d’interconnexion entre réseaux ont été signalées, notamment à l’échelle de la téléphonie mobile. Cela s’est traduit soit par l’impossibilité d’établir une connexion entre deux réseaux concurrents, soit, plus fréquemment, par des coûts d’interconnexion particulièrement onéreux, contraignant les clients des opérateurs à souscrire deux abonnements distincts dans de nombreux pays.

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Est-ce aussi une autre conséquence des privatisations massives ? En tout cas, les opérateurs de télécommunication se sont prioritairement implantés dans les villes les plus peuplées, laissant ainsi à l’écart les zones rurales, nettement moins génératrices de profits.

Contrairement aux années de postindépendance, les stratégies de diffusion des TIC en Afrique ne sont pas l’apanage de l’État ni sa préoccupation principale, même si les discours publics sur le sujet ne cessent de scander l’importance des TIC dans le développement. Ainsi, la promesse technologique sustente-t-elle la rhétorique technophile des États et des organismes internationaux. Les discours institutionnels méritent pourtant d’être relativisés à la lumière des situations locales.

Les États éprouvent en effet parfois bien des difficultés à se détacher de la mainmise qu’ils exercent sur le secteur des télécommunications. Et les politiques publiques manquent souvent d’efficience. Cela se manifeste, par exemple, par de grandes disparités sur le plan des autorités de régulation. Celles-ci ne sont pas toutes totalement indépendantes, et quand bien même elles disposent d’une indépendance de fait, leur surface financière demeure limitée. C’est là un point délicat, car seul un État qui pratique la séparation des pouvoirs peut accepter de transférer ses compétences de régulation à un organe qui échappe à sa propre tutelle. Or, la pratique, relativement courante, de la collusion des intérêts supporte mal l’avènement sur le marché d’un tiers acteur dont la vocation est de sanctionner l’opacité liée aux procédures d’attribution et aux transactions opérées sur le marché. On comprend donc que la réforme des télécommunications ne se traduit pas systématiquement par un désengagement effectif de l’État mais par une modification/adaptation des formes de son intervention à travers les autorités de régulation. L’exemple du Maroc, érigé en modèle d’ouverture par l’UIT, est de ce point de vue édifiant. L’indépendance de l’ANRT est en effet toute relative : celle-ci est placée sous l’autorité du Premier ministre qui en nomme la plupart des membres et détermine son budget de fonctionnement. De plus, « il y a un risque pour les autorités de régulation nationale d’être trop faibles face aux opérateurs multinationaux » d’où la nécessité d’un regroupement « au niveau de grands ensembles régionaux de façon à renforcer leurs pouvoirs d’intervention » [Flichy, 2005].

Les États ne renvoient pas non plus toujours aux mêmes réalités. Certains pays, comme le Congo ou le Tchad, demeurent instables sur le plan politique et fragile sur le plan économique. D’autres, à l’instar de la Côte d’Ivoire, présentent une structure de marché extrêmement concurrentielle, notamment sur le plan de la téléphonie mobile.

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Sur le marché de l’Internet, la fourniture d’accès est libre et ouverte au capital étranger dans bien des pays. C’est le cas du Maroc où les formalités pour devenir fournisseur d’accès à Internet (FAI) sont relativement simples mais où la structure de marché demeure particulièrement concentrée avec la constitution de structures quasi duopolistiques. Le marché marocain recense ainsi près de 130 opérateurs mais il est en fait dominé par Menara, marque commerciale de l’Internet de l’opérateur historique, avec une part de marché de 88 % tous accès confondus (et 94 % de l’ADSL). La concentration de ce marché des FAI est donc particulièrement préjudiciable aux opérateurs privés. Ceux-ci subissent des retards et des coûts d’interconnexion au backbone10 national, particulièrement élevés, imposés par l’opérateur historique qui contrôle cette infrastructure. Des coûts qui vont ensuite être répercutés par les FAI sur les tarifs d’abonnement qui deviendront trop onéreux pour séduire de nouveaux abonnés. Dans ces conditions, le risque à moyen terme est que le faible nombre d’abonnés se traduise par une rentabilité insuffisante pour les opérateurs privés. Ces derniers pourraient alors cesser leur activité et, par ricochet, entraîner une concentration plus forte du marché.

Par ailleurs, l’ouverture difficile du marché de la téléphonie fixe compromet également le développement de l’Internet. Au Maroc comme en Algérie, les premiers appels d’offres lancés en 2001-2002 ne suscitent que peu d’intérêt de la part des investisseurs privés locaux et étrangers. Ces derniers sont découragés par les conditions d’attribution des licences particulièrement dissuasives et des perspectives incertaines. D’autres appels d’offres, qui assouplissent les conditions d’attribution, sont donc lancés en 2004- 2005. Les licences se font aussi beaucoup moins onéreuses, ce qui leur permet de trouver preneurs pour un coût nettement inférieur (en millions d’euros, 50 en Algérie, 6,7 au Maroc) à celui des licences mobiles (Maroc : 1 milliard d’euros et 500 millions pour l’Algérie).

2.2 Une logique de diffusion spécifique ?

Des logiques spécifiques, liées à la culture, président-elles à la diffusion africaine ? En quoi le déterminisme technologique répond-il à une conception

10 Les backbones forment la colonne vertébrale d'Internet. Reliant les villes et pays entre eux, ils permettent de faire transiter l'information (mail, web, etc.) d'un endroit à un autre. En effet, un ordinateur est relié à son FAI, lui-même relié au reste du monde par le biais de backbones qui lui permettent de faire transiter la masse d'informations montantes et descendantes de ses clients.

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industrielle et peut-il, au bout du compte, influencer les politiques de diffusion ? Qu’en est-il des dynamiques sociales ?

2.2.1 Le déterminisme comme logique de diffusion

La diffusion des technologies en Afrique repose non seulement sur le postulat du déterminisme technologique, mais aussi sur l’idée selon laquelle il convient de pallier le sous-équipement par le biais d’une politique infrastructurelle globale. Faut-il souligner que l’OCDE considère que « les nouvelles technologies rendent l’administration publique plus efficace et l’Éducation de meilleure qualité »11 ? Dans le même ordre d’idée, les déclarations au SMSI de Genève et de Tunis ne prêtent pas davantage à confusion. Est-il utile de rappeler que la devise du sommet de Genève était les « TIC pour le développement », tandis que le mot d’ordre de Tunis était « les TIC pour tous » ? Ainsi comprend-on aisément que les stratégies de diffusion sont inséparables des stratégies d’équipement.

Les politiques d’aide ne dérogent pas à cette règle. Elles sont elles-mêmes souvent pétries de déterminisme. Il n’est que de voir l’initiative « One laptop per child », médiatisée à satiété et présentée comme susceptible de faciliter l’accès à la technologie. Or, s’agissant de ce projet, plusieurs aspects laissent perplexes. C’est d’abord l’idée de la possession d’un ordinateur personnel, fût-il à bas coût, qui pose question dans un contexte où l’utilisation du micro-ordinateur est rarement individuelle mais principalement partagée. C’est ensuite l’idée du financement de ces machines par l’État qui semble assez peu réaliste, certains pays rencontrant déjà de grandes difficultés pour scolariser les enfants. Des doutes se font également jour en ce qui concerne les projets d’équipements d’envergure. Que cela concerne le plan « e-Schools » du Nepad dont l’objectif est d’équiper l’ensemble des écoles primaires et des établissements secondaires d’Afrique en ordinateurs d’ici 2025, ou les programmes de déploiement massif de machines low cost, comme les classMate de l’industriel Intel, beaucoup s’interrogent sur le financement et la pérennité de telles actions.

Le constat est similaire en ce qui concerne l’équipement. Si les ordinateurs de seconde main, très répandus en particulier en Afrique subsaharienne, servent fréquemment à équiper les cybercentres privés qui émergent en quantité dans les agglomérations, le recours aux machines d’occasion devient « très discutable avec la récente disponibilité d’ordinateurs neufs bon marché » [BAD / OCDE, 2009]. Quant aux logiciels libres, il semble qu’ils soient en butte à

11 OCDE, Perspectives économiques en Afrique, 2009.

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la méfiance des utilisateurs car moins performants que les logiciels standards piratés à partir de copies importées 12.

Quoi qu’il en soit, les individus ne s’approprient pas les technologies parce qu’elles sont disponibles sur le marché, mais parce qu’elles apportent des réponses à des besoins personnels.

2.2.2 Un consommateur atypique ?

La littérature sur la question, qu’elle soit d’essence universitaire ou journalistique, regorge d’expériences spécifiques et souvent inédites. En créant des précédents intéressants, de nombreux usages ont force d’exemple. D’aucuns proposent d’ailleurs de se fonder sur ces logiques spécifiques pour diffuser les technologies. Ceux dont se repaissent le plus la littérature spécialisée et les organismes internationaux ont trait aux dynamiques sectorielles, notamment dans le secteur de l’agriculture et de la pêche. C’est le cas d’une application mise au point par la société Manobi qui permet à des agriculteurs de recevoir en temps réel sur leur mobile les prix du kilo de fruits ou de légumes tels qu’ils sont pratiqués sur les marchés des grandes villes. Ainsi informés sur les prix, ces agriculteurs peuvent mieux négocier face aux grossistes qui viennent acheter leur production. Le modèle économique serait viable puisque les gains réalisés permettraient aux producteurs de s’abonner pour un coût variant entre 10 et 40 euros par mois. Autre originalité de l’application : la lecture se fait par un système d’icônes permettant aux analphabètes d’en tirer profit. D’après ses promoteurs13, ce programme devait toucher 600 000 agriculteurs en 2011. Si ces chiffres, difficilement vérifiables, sont à considérer avec prudence, il n’en demeure pas moins qu’après le Sénégal, premier pays à avoir testé l’application, quelques États dont l’Afrique du Sud ont souhaité l’expérimenter.

Globalement, le spectre d’utilisation du téléphone mobile s’étend. Il touche de plus en plus les sphères du quotidien. Les opérateurs privés ont en effet su s’adapter aux contraintes économiques de la région : le système des cartes prépayées convient à un continent où le taux de bancarisation est encore relativement faible. Les procédés permettant le partage des crédits téléphoniques entre abonnés existent dans plusieurs pays tels que le Mali ou

12 Selon International Data Company, le taux de piratage en Afrique est supérieur à 80 % en 2004, voir http://www.bsa.org 13 Marchés tropicaux, n°3112, 15 juillet 2005.

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l’Algérie. La possibilité d’acheter quelques unités téléphoniques dans des échoppes ou à des hommes sandwichs qui déambulent dans les rues témoigne de l’insertion des opérateurs dans le tissu socio-économique local. Par ailleurs, en dépit de la faiblesse des revenus, on se heurte parfois à des paradoxes. Dans un contexte où les subventions de terminaux ne sont que peu répandues, nombre de jeunes gens s’arrachent à prix fort des téléphones mobiles disposant des fonctionnalités les plus récentes. Des portables de contrefaçon s’écoulent tandis que d’autres, importés de Dubaï ou de Chine, trouvent des acquéreurs à des tarifs représentant plusieurs dizaines d’euros. Le rôle de la diaspora n’est pas neutre non plus : en envoyant des téléphones portables sur le continent, elle facilite l’acquisition de modèles de marque à bon compte. Enfin, pour l’instant cantonné à quelques pays, l’Internet mobile se développe sur des téléphones à des prix de plus en plus accessibles. L’extension de la technologie 3G devrait permettre de démultiplier cette forme d’accès au Web.

Les logiques culturelles qui éclairent la diffusion commencent donc à s’éclaircir : au bricolage des usages succèdent des pratiques démultipliées. L’horizon du portable ayant fonction de « couteau suisse » s’est élargi au monde entier. Les technologies convergent et les usages se mutualisent. L’exemple du site Internet Ushahidi le prouve14. Initiative africaine dont le but est de faire connaître et de cartographier les actes de violence, l’application centralise des informations envoyées par des utilisateurs depuis leur téléphone mobile. « Des versions similaires de ce programme conçu à partir de logiciels libres ont servi en Inde à suivre les élections, en Afrique à signaler les pénuries de médicaments, au Moyen-Orient à recenser les actes de violence commis en temps de guerre et, à Washington, à signaler les routes bloquées et les endroits où trouver chasse-neige et souffleuses ». On voit donc bien comment, des usages au départ spécifiques s’hybrident, se jouent des frontières et tendent à se mondialiser.

Il n’en reste pas moins que les initiatives en termes de libéralisation et de privatisation du secteur des télécommunications, inspirées par différents organismes et instances internationaux au cours de ces dix dernières années, devaient permettre le développement et la modernisation des infrastructures, et accroître la connectivité des pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb aux réseaux. L’indifférenciation des politiques de diffusion dans ce large espace, s’appuyant sur une sorte de mise en récit de la singularité des usages - storytelling qui mériterait d’ailleurs d’être étudiée -, a conduit à une sorte de prosélytisme technologique. Dans les faits, et dans la majorité des cas,

14 Voir l’article de A. Giridharadas, « Africa’s gift to Sillicon Valley : how to track a crisis », New York Times du 12 mars 2010,

Le développement des télécommunications dans les Suds Retour sur une décennie de diffusion des TIC en Afrique de l’Ouest et au Maghreb

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l’ouverture des marchés a essentiellement profité aux opérateurs internationaux qui ne se sont intéressés qu’aux segments lucratifs et aux clients urbains. C’est ce qui pourrait expliquer l’essor prodigieux de la téléphonie cellulaire en Afrique de l’Ouest et au Maghreb, même si ce système rend par ailleurs des services considérables aux agents là où les réseaux filaires sont inexistants ou obsolètes. Le développement des télécommunications en Afrique rouvre le débat sur le rôle stratégique de l’État car la gestion du secteur des TIC ne peut être dominée par la seule sphère privée et par la seule logique marchande.

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

De la DCTI au CENADI : Logiques endogènes etcontraintes exogènes de la politique publique del’informatisation du Cameroun depuis 1966Thomas ATENGA

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1073DOI : 10.4000/ticetsociete.1073

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueThomas ATENGA, « De la DCTI au CENADI : Logiques endogènes et contraintes exogènes de lapolitique publique de l’informatisation du Cameroun depuis 1966 », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020. URL :http://journals.openedition.org/ticetsociete/1073 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1073

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De la DCTI au CENADI : Logiques endogènes et contraintes exogènes de la politique publique de l’informatisation

du Cameroun depuis 1966

Thomas ATENGA, Université de Douala au Cameroun Département de communication, Chercheur associé au Centre d’études des mondes africains (CEMAF), Université de Paris I. [email protected] Thomas ATENGA, est docteur en science politique, Université de Paris I, Panthéon Sorbonne. Il est qualifié aux fonctions de maître de conférences section 71, session de 2009. N° de qualification 09271186840. Il est enseignant-chercheur au Département de communication, Université de Douala au Cameroun et chercheur associé au Centre d’études des mondes africains (CEMAF), Université de Paris I.

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Cameroun depuis 1966

Résumé : Comment se construit l’informatisation des administrations camerounaises depuis 1966 ? Quelles sont les rationalités locales qui gouvernent ce processus ? Comment se structurent les injonctions qu’il reçoit de l’extérieur ? Comment le Cameroun les combine-t-il à ses impératifs de développement ? Nous avons qualifié ce processus de politique publique. En nous appuyant sur l’exemple du Centre national de développement de l’informatique (CENADI), organisme censée la piloter, ce travail retrace la trajectoire singulière de cette politique : ses réussites, ses errances, ses défis. À cette fin, il s’adosse à l’analyse des politiques publiques, avec une attention particulière sur le rôle de l’État, à l’émergence de nouveaux acteurs, aux effets pervers de la privatisation de cette politique. En s’appuyant sur des enquêtes et des entretiens approfondis réalisés auprès du personnel du CENADI ainsi qu’auprès des acteurs privés du secteur de l’informatique, il avance l’idée que, dans son temps long, la politique d’informatisation du Cameroun a connu deux grands cycles avec des séquences internes prenant des configurations particulières. Le premier cycle dure toute la période du monolithisme où l’État pater familias est le grand ordonnancier de toute politique économique, culturelle et sociale. Il y met beaucoup de moyens sans qu’ils soient toujours suivis de résultats probants. Le second cycle commence avec le premier plan d’ajustement structurel de septembre 1988. L’État se désengage ou est presque mis hors jeu. La politique de l’informatisation est sous injonction des acteurs privés, des bailleurs de fonds et des organisations internationales. Mots clés : Cameroun, informatisation, politique publique, État, développement, privatisation. Abstract: How is the cameroonian public policy of « computerization» build since 1966? What are the local rationalities that govern this process? How does this process integrate injunctions coming from bilateral and multilateral partners ? How cameroonian government combines these injunctions with his development needs? These are the main questions that structure this

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paper. It is based on the example of the National Development Centre for Computerization (CENADI) supposed to drive this policy. This research analyses the singular trajectory of this public policy : its successes, its difficulties, its challenges. At this end, a particular attention is drawn on the state’s role, the coming up of new stakeholders, the perverse effects of the privatization of this policy. Our analyses is based on interviews with staff of CENADI as well as stakeholders of the private sector. It advances the idea that within this long while, the computerization policy of Cameroon experienced two major cycles, with internal sequences taking particular configurations. The first cycle starts during monolithic political system, when the state was the only convenor of any economic, social and cultural policy. The state invests a lot of means, not always followed by results. The second cycle begins with the first structural adjustment program in September 1988. The State is pushed aside by new stakeholders, donors and international organizations. Key words : Cameroon, computerization, public policy, state, development, privatization

Resumen Como se construye la informatizacion de las administraciones camerunesas desde el ano 1966 ? Cuales son las racionalidades locales que gobiernan ese processo ? Como se structuran las ordenes terminantes que recibe del exterior ? Como el Camerun les combina a los imperativos de desarrollo ? Hemos qualificado ese processo de politica publica. Apoyandonos en el ejemplo del Centro nacional de desarrolllo de la informatica [CENADI], organismo pilotandola, ese trabajo vuelve a trazar la trayectoria singular de esa politica : sus exitos, sus vagabundeos, sus desafios. Por eso, se apoye sobre la anàlisis de las politicas publicas, con una atencion particular en el papel del Estado, en la emergencia de nuevos actores, en los efectos depravados de la privatizacion de esa politica. Apoyandose sobre las investigaciones y entrevistas realizadas al lado del personal de la CENADI y tambien al lado de los actores privados del sector de la informatica, acerca la idea que en su tiempo largo, la politica de informatizacion del Camerun conocio dos grandes ciclos con secuencias internas tomando configuraciones singulares. El primer ciclo dura todo el periodo del monolotismo cuando el Estado pater familias se pone como el gran ordenador de toda la politica economica, cultural y social. Pone muchos medios sin que sean seguidos de resultados probantes. El secundo ciclo empieza con el primer plan de ajuste structural de setiembre 1988. El Estado se libera o es quasimente puesto fuera de juego. La politica de

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informatizacion es bajo orden terminante de los actores privados, de los proveedores de fondos y de las organizaciones internacionales. Palabras claves : Camerun, informatizacion, politica publica, Estado, desarrollo, privatizacion

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Introduction

Le 30 décembre 2011, la Société d'infrastructures de transmission des communications électroniques par câble à fibre optique du Tchad (Sitcom) et la Cameroon Telecommunications (Camtel) ont signé une convention commerciale et technique d’interconnexion des réseaux terrestres de transmission à fibre optique de la République du Cameroun et de la République du Tchad. Quelques semaines plus tôt (le 13 décembre 2011), à Douala, capitale économique, le ministre des Postes et télécommunications du Cameroun inaugurait le passage de la ville à la fibre optique dans le but de se doter de télécommunications haut débit. Ces évènements célébrés en grande pompe illustrent les efforts consentis par ce pays pour s’arrimer à la société de l’information, même si les dynamiques internes de pénétration restent assez inégalitaires [Ewangué, 2009].

En combinant à la fois les outils de l’histoire de la communication ainsi que ceux de l’analyse des politiques publiques et des politiques de communication, ce travail tente de restituer l’historicité singulière de l’informatisation des administrations publiques camerounaises depuis 1966. Informatisation dont la Direction centrale de l’informatique et de la téléinformatique (DCIT), devenue plus tard Centre national du développement informatique (CENADI), avait la charge. Il aborde plusieurs questions : quelles sont les rationalités locales qui sont au cœur de ce processus depuis ses débuts ? Comment se structurent les injonctions qu’il reçoit de l’extérieur ? Comment le Cameroun les combine-t-il à ses impératifs de développement ? Cette recherche avance deux hypothèses :

− Dans son temps long, la politique d’informatisation du Cameroun a connu deux grands cycles avec des séquences internes prenant des configurations particulières. Le premier cycle dure toute la période du monolithisme où l’État pater familias est le grand ordonnancier de toute politique économique, culturelle et sociale. Il y met beaucoup de moyens sans qu’ils soient toujours suivis de résultats probants.

− Le second cycle commence avec le premier plan d’ajustement structurel de septembre 1988. L’État se désengage ou est presque mis hors jeu. La politique de l’informatisation est sous injonction des acteurs privés, des bailleurs de fonds et des organisations internationales comme l’ONU au travers de la Commission économique pour l’Afrique qui lance la décennie de l’informatisation des administrations africaines. On passe d’une politique de l’informatisation au marché de l’informatique et des TIC.

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Ce travail s’appuie sur des enquêtes approfondies et des entretiens qualitatifs réalisés auprès des cadres du CENADI et des acteurs privés du secteur. L’objectif était de saisir le sens et la portée qu’ils donnent à cette politique d’informatisation depuis son commencement. Pour plus de lisibilité, nous avons opté pour le découpage chronologique par décennies, concept usité par les Nations Unies comme temporalité symbolique permettant d’inscrire un problème dans l’agenda public, d’élaborer une stratégie permettant d’en cerner la complexité, de lui trouver des solutions, et d’évaluer leur pertinence.

1. Les logiques endogènes

Les logiques endogènes renvoient aux rationalités internes qui ont présidé à l’énonciation de cette politique, aux moteurs praxiologiques qui ont stimulé sa mise en œuvre. Elles se réfèrent à son environnement politique, économique et social, aux motivations des acteurs, à la manière dont les problèmes à résoudre ont été hiérarchisés, et enfin aux résultats escomptés. Dans cette armature, les premiers moments de mise en action sont souvent décisifs et donnent leur identité à une politique dans sa longue durée.

1.1. 1966-1976, une politique volontariste et bureaucratique

D’après [Hochereau, 2006], une politique d’informatisation intègre trois modules de pilotage : le pilotage organisationnel ; le pilotage technique ; le pilotage contextuel qui renvoie aux usages et appropriations dans un environnement particulier. Sans oublier le volet sécurité des réseaux, etc. [Desbois, Steck, Zembri, 2010].

Au Cameroun, le pilotage de la politique d’informatisation est d’abord idéologique. Il se fonde sur le principe que l’élévation rapide du standard de vie des populations d’un pays dépend en grande partie de la maîtrise que son gouvernement a de la gestion de son système d’information. Il s’agit aussi d’accroître la productivité des administrations, d’éviter les gaspillages, de fournir efficacement des services par le biais de l’ordinateur.

À cette fin, six ans après l’indépendance du Cameroun, le premier Président signe le décret n° 66-DF-107 du 11-03-66 portant rattachement du Service de la mécanographie du ministère des Affaires économiques et du Plan au Secrétariat général de la Présidence de la République. Le même décret crée une Commission d'étude et de coordination des équipements mécanographiques et mécano-comptables. Plusieurs autres décrets suivront

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pour organiser ce secteur stratégique1. Au commencement, on ne parle pas encore d’informatique, mais de mécanographie. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement puisque même en France, à la même époque, l’informatique n’est encore qu’une affaire de gros calculs comme le soulignent les sept colloques tenus sur l’histoire de cette ingénierie [Chatelin, 1988 ; André et Mounier-Kuhn, 2004].

Sans doute du fait que cette technologie est encore récente, y compris en Occident, la manière dont le Cameroun tente d’en construire une politique est balbutiante. Le volontarisme du premier Président et les moyens importants qu’il dégage à cette fin ne masquent pas les tâtonnements et la bureaucratie étouffante qui la caractérisent. De fait, au moment où le Cameroun essaye d’intensifier son informatisation, le pays n’a pas achevé de solder la crise politique née des luttes pour la décolonisation [Joseph, 1986 ; Mbembe, 1996]. Le processus d’harmonisation et d’unification des règles et pratiques administratives d’avec la partie anglophone n’est pas complètement acquis. Ce qui en rajoute à la bureaucratie. Néanmoins, profitant des prix des matières premières qui flambent et du pétrole qui lui assure des revenus substantiels, le pouvoir en place entend asseoir sa légitimité par une politique de grands travaux de développement et de modernisation de son appareil administratif, avec l’informatisation comme l’un des piliers. Le volontarisme et les moyens qui viennent en appui servent donc à donner toute légitimité à l’État au plan axiomatique [Bachrach & Baratz, 1963 ; Allison & Morton, 1972 ; Cohen, March et Olsen, 1972].

Dans les années 70 au Cameroun, c’est le règne du parti unique. L’État se veut fort et omnipotent. De l’inscription dans l’agenda en passant par l’énonciation et la mise en œuvre, sans compter le suivi et l’évaluation de ces politiques publiques, il est le principal maître d’œuvre. Dans un contexte fortement autoritaire, le Président de la République est la clé de voûte de la vie politique et institutionnelle. C’est ce qui explique pourquoi la DCIT est sous son contrôle direct. Les politiques publiques sont élaborées selon le triangle « développement, nation, État » et ce, de manière verticale [Bourmaud, 2006]. L’idéologie développementaliste travaille ces politiques. Il n’est pas question de savoir comment on se développe, mais de montrer que le développement est

1 Il s’agit des décrets n° 67-DF-262 du 12-06-67 portant organisation et fonctionnement du Service

central de la mécanographie ; décret n° 69-DF-365 du 13-09-69 portant modification du décret n° 66-DF- 107 du 11-03-66 créant une Commission d'études et de coordination des équipements mécanographiques et mécano-comptables ; de l’arrêté n° 64-CAB-PR du 13-05-70 portant création de la Sous-commission d'études chargée de suivre les travaux de mécanisation des organismes publics et para-publics.

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une priorité du « père de la nation ». Le colonialisme ne voulait pas du développement, du progrès. L’État-nation qui se construit sous le sceptre du « père de la nation » mise sur le développement, alors présenté comme le seul moyen de tourner la page du colonialisme paupérisant. L’État exhibe sa puissance, sa capacité à réaliser des œuvres dans un contexte social d’une unité mythifiée. On se préoccupe moins des résultats des politiques énoncées que de la gestion politique de l’action de l’État et de l’incidence sur la légitimité du « père de la nation ».

Les politiques publiques sont élaborées sous l’angle purement économiste. Les structures sociales, culturelles, anthropologiques ne sont pas prises en compte, tout comme la nature des régimes politiques et des formes de pouvoirs censés les promouvoir. Le développement n’est plus un simple choix idéologique, mais un mythe fondateur, fédérateur qui mobilise tous les moyens de la puissance publique au service d’un État-nation hypertrophié. La politique d’informatisation du Cameroun n’a pas échappé à cette logique. Impulsée depuis la Présidence de la République, elle a produit une raison administrative faite de lourdeurs bureaucratiques, de prévarication, de clientélisme [Bayart, 1979 ; Médard, 1996].

1.2. 1976-1986, la « camerounisation » par la formation

Cette politique amorce toutefois un autre virage à partir de 1976 avec le décret n° 76-258 du 02-07-1976 qui crée la Direction centrale de l’informatique et de la téléinformatique (DCIT). Rattachée à la Présidence de la République, elle a pour mission de promouvoir le développement de l'informatique, de la téléinformatique et des méthodes modernes de gestion dans les secteurs publics, parapublics, les sociétés d'économie mixte et, éventuellement, dans le secteur privé national et les pays étrangers. Elle est aussi appelée à mettre en œuvre, sur le plan technique, la politique informatique du Gouvernement élaborée par la Commission nationale d'informatique et de téléinformatique. En 1984, à la faveur d’un remaniement, le secteur socioprofessionnel de l’informatique donne naissance à tout un portefeuille ministériel : le ministère de l’Informatique et des marchés publics2. Il est chargé de promouvoir et de mettre en œuvre la politique nationale de développement de l'informatique au sein des administrations publiques, parapubliques et éventuellement privées.

Il s’agit de construire des dispositifs performants s’ouvrant sur divers types de savoirs et d’acteurs [Flichy, 2003]. Le mode de pilotage se veut plus

2 Décret n° 84-1104 du 25-08-84 portant organisation du ministère de l'Informatique et des marchés

publics.

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technique que bureaucratique. En misant sur la formation des Camerounais, cette politique revient à une des missions premières de toute politique publique, à savoir produire de l’innovation, du progrès social, de la stabilité dans un segment de la vie de l’État [Montesquieu, 1748 ; Hegel, 1821 ; Weber, 1919 ; Dewey, 1927 ; Tocqueville, 1935 ; Lippmann, 1945 ; Lasswell, 1950].

L’État camerounais mise donc sur la formation. Cette dernière repose sur l’idéologie de la « camerounisation » des cadres. Il s’affiche ainsi comme garant des intérêts de tous et du bien-être de chacun, sans distinction d’origine sociale, d’ethnie, de religion. « Camerouniser » ne signifiait pas seulement remplacer les colons, les coopérants, mais fabriquer une élite rompue à la maîtrise des sciences et techniques, des innovations. « Avant d’aller en formation à l’étranger, on nous faisait signer un engagement à revenir servir l’État. Quelles que soient les propositions qu’on recevait là-bas, nous étions obligés de revenir », explique par exemple Roger Evina3, l’un des premiers analystes-programmeurs camerounais formés en France. Grâce à son rôle prééminent dans la planification, la production, les investissements, la collecte du surplus et de sa répartition, l’État s’engage à former à l’étranger et au Cameroun.

En 1980, il initie l’enseignement de l’informatique à l’université avec la création d’une licence mathématique/informatique. Mais c’est à partir de 1984 que les premiers diplômes commencent à être délivrés. Mis à part ce cursus au département de mathématique de l’université, et qui n’a ni enseignants qualifiés, ni étudiants qui se bousculent, le pays ne dispose pas jusqu’en 1992 de véritables structures nationales de formation aux métiers de l’informatique. Du fait de cette carence, le gouvernement camerounais attribuait chaque année des bourses pour les études informatiques à l'étranger. Entre 1986 et 1989, c'est la France qui a reçu le plus grand nombre de boursiers avec 200 bourses, ce qui représente environ 38 % du nombre total des bourses allouées pour des études en informatique. Durant cette période, le gouvernement camerounais a octroyé 529 bourses pour des études en informatique sur un total de 7 366 bourses à l'étranger, soit 7,2 % de l'enveloppe globale4.

D’après Benoît Essiga, syndicaliste très actif dans cette lutte de la « camerounisation », c’était « une façon pour les autorités nationales de privilégier […] l’intégration des cadres nationaux dans le circuit du travail. Il avait été constaté que le Cameroun formait beaucoup de cadres dans ses grandes écoles et à l’étranger, mais ceux-ci éprouvaient des difficultés à trouver du travail, parce que les expatriés étaient favorisés. Cela parfois dans des métiers

3 Entretien avec l’auteur. Yaoundé, novembre 2011.

4 Source : Plan national de l’informatique de 1990.

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que maîtrisaient parfaitement les Camerounais ; on a donc voulu lutter contre le chômage même si le concept de camerounisation n’était pas formellement inscrit dans la législation nationale. » (Le Messager, 2002)

Toujours comme marque de cette volonté affichée de former plus de citoyens dans le domaine de l’informatique, le pays s’implique fortement dans la naissance et le développement de l’Institut africain d’informatique (IAI). Créée en 1971, cette école, basée à Libreville au Gabon avec une antenne à Yaoundé au Cameroun à partir de 1992, forme des ingénieurs informaticiens, des maîtres ingénieurs, des analystes-programmeurs. Un des objectifs assignés à l’IAI est de mettre à la disposition des États membres5 un centre de formation d’excellence des cadres dans les TIC et conforme aux normes internationales. Depuis sa création, le Cameroun fournit un des plus forts contingents de chaque promotion. Entre 1960 et 1980, les jeunes États qui se constituent en Afrique au sud du Sahara entendent relever plusieurs défis dont l’un d’eux est de rompre avec la dépendance vis-à-vis des experts venus d’ailleurs [Hugon, 1968 ; Austruy, 1974 ; Kapoor, 2008]. La « camerounisation » par la formation de cadres en informatique participait de cette dynamique.

1.3. 1986-1996, une politique victime de la crise

Le défi a-t-il été relevé ? Les errances du CENADI, qui succède à la DCIT et à plusieurs ministères, tendent à faire accroire que le chemin fut plus que sinueux.

Créé par le décret n° 88-1087 du 12-08-88, le Centre national de développement de l’informatique (CENADI) est chargé de la mise en œuvre de la politique du Gouvernement en ce domaine. Il le conseille, ainsi que les administrations publiques, parapubliques, les collectivités locales, etc., sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) En matière d’études et prospective, il élabore des schémas directeurs, réalise des audits informatiques, développe des applications, fournit des services applicatifs extranet, intranet, traite en back-end et production différée (batch) ; il héberge des applications et sauvegarde des systèmes informatiques (back-up), etc.

Le 18 septembre 1988, un mois après la création du CENADI et son rattachement au ministère de l’Enseignement supérieur, de l’informatique et de la recherche scientifique, le FMI octroie au Cameroun son premier crédit dans le cadre d’un contrat triennal assorti d’un certain nombre de conditionnalités. Une des plus symboliques est la réduction du train de vie de l’État qui passe par une 5 Le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, le Congo Brazzaville, le Gabon, le Niger, le Sénégal, le Togo sont membres de l’IAI.

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plus grande maîtrise des effectifs de la fonction publique. Afin de pouvoir remplir efficacement cette conditionnalité, les missions du CENADI sont redéfinies. C’est à lui que revient la délicate mission de recenser les agents de l’État dans le cadre de l’opération « Antilope »6. C’est à lui que revient aussi l’émission de leurs bulletins de paie. En cette période où l’économie camerounaise est en désarroi [Courade, 2000], il n’est donc plus question de recherche en informatique, d’informatisation des administrations, mais de maîtrise des dépenses. De son siège de Yaoundé, la capitale, à ses différentes antennes de Bafoussam, Douala, Garoua, les trois autres principales villes, le CENADI fait office de centre de traitement de données, c’est-à-dire de plateforme d’hébergement et de traitement d’autres types d’applications informatiques : Pagode7, Trinité8, Campac9. Ce confinement des missions du CENADI est acté par le décret n° 93-133 du 10-05-93 qui le rattache désormais au ministère des Finances et du budget, l’un des départements ministériels les plus apoplectiques et complexes du Cameroun. Sans une réelle autonomie administrative et financière, le CENADI s’apparente, dès sa création, à une simple structure consultative dont les avis techniques sont plus ou moins pris en compte par le Gouvernement. Son rattachement constant à l'administration centrale ne s’est pas toujours montré adapté aux contraintes de la technologie informatique dont les problèmes de gestion nécessitent une prise de décision rapide.

Les différents décrets et ministères indiquent que, pendant longtemps, le Gouvernement a été à la recherche d’une formule pouvant efficacement promouvoir sa politique d’informatisation. Ces atermoiements ont fait éclore une classe de représentants de divers ministères plus souvent préoccupés par la passation des marchés que par la recherche de points de cohérence et de meilleure lisibilité de cette politique, dans un contexte d’essoufflement de l’État providence et d’un système social de plus en plus complexe [Friedberg, 1993].

Avec la crise, la politique d’informatisation se heurte ici à la réalité économique. Surtout, elle contraint le gouvernement camerounais à opérer des choix qui ne tiennent pas compte des réalités sociales et anthropologiques [Misse Misse, 1997]. De nombreuses fractures apparaissent entre le centre et la

6 Application nationale pour le traitement et la logistique du personnel de l’État. 20.000

fonctionnaires fictifs seront débusqués lors de cette opération. Antilope a été remplacé depuis par le Système informatique et de gestion intégrée des personnels de l’État et de la solde (SIGIPES). 7 Procédures automatisées de gestion des opérations douanières. Depuis, il a été remplacé par

Sydonia (Système douanier automatisé). 8 Traitement informatisé des impôts et taxe de l’État.

9 Cameroon Packet Switching Network.

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périphérie, donnant naissance à de nouvelles représentations sociales de ces outils de la modernité ainsi qu’à de nouvelles identités [Jobert, 1992 ; Lascoumes, 1996 ; Muller, 2003]. Cette politique ne semble plus portée par une stratégie et donne de moins en moins droit à des prestations, etc.

Durant cette période de crise aiguë, le plan national de l’informatique est adopté, sans qu’il réussisse à renforcer le petit marché qui se met alors en place. De fait, entre 1989-1994, le taux d'acquisition de micro-ordinateurs est estimé à 13 % par an, celui des mini-ordinateurs à 4,5 % et celui des gros ordinateurs à 5,2 %. Ainsi, le parc informatique à l'horizon 1994 était constitué de 4 781 micro-ordinateurs, 179 mini-ordinateurs, 38 gros ordinateurs. Quant au personnel informaticien, il comprenait 474 ingénieurs, 1 911 analystes et 47 techniciens de maintenance.

Avec la société Intelar qui assemble des micro-ordinateurs dénommés Ramses (compatible IBM PC-XT) - et commercialise aussi les microprocesseurs 80386 -, le pays dispose d’un embryon d'industrie informatique. En 1990, Intelar cesse ses activités techniques sur le territoire camerounais et une autre société dénommée Hi-Tech Computer prend la relève avec la construction d'ordinateurs Simusi (gammes 80286, 80386, 80486 ISA, EISA et systèmes multiprocesseurs). Sur le plan industriel, Hi-Tech Computer entretenait des relations privilégiées avec diverses entreprises de fabrication et de fourniture de matières premières et produits semi-finis telles que Taiwan Vidéo & Monitor Corp. (TVM), Américan Megatrends Inc., Datatronics, D-link Corporation, Micronics, Microscience International, Mylex et Telmat Informatique. La plupart des constructeurs connus de part le monde avaient des filiales au Cameroun. Ces filiales vendaient et assuraient la maintenance du matériel fabriqué hors du pays. C’étaient les grandes firmes telles qu’IBM, Bull, NCR, Unisys, etc. La crise ne permet pas à toutes ces initiatives de se développer [Paré, 2000]. L’espoir est de nouveau de mise avec l’essor d’Internet et l’ouverture du marché de la téléphonie mobile qui font émerger de nouveaux acteurs qui, eux-mêmes, réduisent les marges du CENADI. Ce dernier, pour continuer à exister et à jouer un rôle, organise des séminaires de repositionnement10. « Nous nous sommes réunis pour faire naître de nouveau cette institution où nous avons fait toute notre carrière. L’objectif était de rappeler à l’État qu’au lieu de multiplier les structures de pilotage, il pouvait renforcer les moyens et redéfinir les missions du CENADI », raconte Bernard Yamgaing, cadre supérieur bientôt en retraite, et qui regarde l’évolution du CENADI avec nostalgie11.

10

Par exemple le séminaire de pré-validation de « la stratégie de repositionnement » du Cenadi, tenu les 2 et 4 décembre 2008 à Yaoundé 11

Entretien avec l’auteur. Yaoundé, 1er décembre 2011.

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2. Les logiques exogènes

Entre le centralisme bureaucratique, l’abondance relative de moyens pas toujours adéquatement alloués à des besoins bien ciblés et les ajustements structurels émergent de nouveaux acteurs qui redéfinissent la politique publique de l’informatisation des administrations camerounaises. Derrière l’idéologie de la réduction de la fracture numérique, des compagnies internationales comme MTN, Orange ou le chinois Huawei, des organisations internationales comme l’ONU au travers de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), des structures comme le NEPAD entrent en scène, pas toujours avec des objectifs convergents.

2.1. 1996-2006 Les injonctions des bailleurs de fonds, de la CEA, du NEPAD

Cette séquence indique que, si la politique d’informatisation du Cameroun vise à instaurer, diffuser et améliorer la communication, la productivité des administrations, sa mise en place et son développement sont le résultat de l’énonciation, de la production, de la circulation et de l’appropriation d’informations et d’outils par des acteurs extérieurs et hétérogènes. La multiplication de ces acteurs techniques, institutionnels, individuels et collectifs pose la question du rapprochement des rationalités, des cultures techniques et professionnelles.

Entre l’Initiative société africaine à l’ère de l’information (AISI)12, le recentrage sur la gestion du personnel de l’État que le FMI et la Banque mondiale lui imposent, la volonté du NEPAD de faire des technologies de l’information et de la communication un axe prioritaire du développement de l’Afrique par les Africains eux-mêmes, les influences des logiques extérieures sur la politique d’informatisation du Cameroun ont été soit complémentaires, soit antagoniques. Ces logiques externes « font apparaître une série de représentations et de référents externes à la formation sociale qui structurent la politique nationale à partir de l’agenda politique et promotionnel mis en œuvre en Occident et diffusé en Afrique… » [Misse Misse, 2003 : 61]. Ces acteurs institutionnels extérieurs entrent dans le jeu comme cadres d’innovation,

12

Lancée en 1995 à l’initiative de la Commission économique pour l’Afrique, l’Unesco, l’UIT, et le CRDI, l’AISI vise à élaborer un plan d’action sur les technologies de l'information et de la communication au service de l'accélération du développement socio-économique de l'Afrique et de ses habitants.

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d’arbitrage et de décision. Les enjeux idéologiques que sous-tend leur conception de cette politique publique sont la normalisation des conditions de la gouvernance de l’informatique aux échelles nationale et internationale, une plus grande place aux usagers et à la société civile dans la diffusion, la traduction, la négociation, la réception. Comprendre la politique de l’informatisation du Cameroun comme tentative de démocratisation du dispositif sociotechnique qu’est l’informatique, c’est intégrer ce faisceau de problématiques qui éclairent à leur manière l’histoire des télécommunications et de l’informatique depuis que ce pays est sous les fourches caudines des bailleurs de fonds.

À partir de leurs modes d’intervention, de leurs idéologies, la politique d’informatisation du Cameroun apparaît dès lors comme un construit hétérogène au confluent de plusieurs segments de l’ordre social qu’elle vise à transformer. Elle se saisit comme un enchaînement d’énonciations plus ou moins cohérentes, prises par différents acteurs nationaux et internationaux. Cet ensemble d’énonciations donne lieu à des actes formalisés visant à modifier les comportements des groupes ou institutions destinataires. Ce qui fut le cas du CENADI. Ayant pris en compte l’implication de la pluralité d’acteurs extérieurs, la politique d’informatisation du Cameroun a dérivé vers une « action publique internationale ». L’État a perdu la primauté sur cette action qui, au final, a pris la forme d’un champ d’expression de coalitions discursives, programmatiques et pragmatiques [Jobert, 2004]. Cette politique s’est donc inscrite dans l’approche dite pluraliste et néo-institutionnelle qui pose la question de la cohérence, de la portée et de la temporalité des décisions, surtout quand il faut les conjuguer avec les autres institutions locales que sont l’Agence nationale des technologies de l’information et de la communication (ANTIC) et l’Agence de régulation des télécommunications du Cameroun (ART), déjà en conflits internes avec le CENADI sur les missions, les compétences, les prérogatives.

 

2.2. Depuis 2006, le diktat des nouveaux acteurs

Les acteurs institutionnels n’ont pas été les seuls à redéfinir la politique d’informatisation du Cameroun depuis la décennie 2000. La manière dont le chinois Huawei a raflé le marché de la fibre optique en juillet 2009 est là pour témoigner que, désormais, le gouvernement délègue aux acteurs privés la mise en œuvre de sa politique publique d’informatisation et d’arrimage du pays au TIC. Entrés au Cameroun pour vendre de la téléphonie mobile, MTN et Orange, les deux plus gros opérateurs, ne sont pas en reste. Profitant du fait qu’ils ont contribué à la couverture du pays en téléphone, profitant du fait qu’ils sont aujourd’hui parmi les employeurs les plus importants après l’État, ils participent depuis plusieurs années à la définition de la politique du secteur de

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l’informatique et des TIC. Dans un secteur aujourd’hui fortement concurrentiel et dans un contexte de privatisation de l’État et de certaines de ses missions [Hibou, 1999], le directeur du CENADI ne peut qu’en appeler à la mobilisation et à plus de synergie entre acteurs publics et privés, au risque de se faire exclure du jeu. « Toute absence d'organisation ou de combinaison d'efforts pourrait constituer un handicap important, d'autant plus que l'informatique se révèle être de nos jours un mode d'expression indispensable à tout citoyen », écrit-il [Onguene, 2010 : 1].

Avec les ajustements structurels, la primauté accordée à l’action de l’État ou l’ « État en action » a donc vécu. Sa volonté et ses actions sont diluées dans celles de la pluralité d’acteurs privés. Ils agissent conjointement dans des interactions multiples au niveau national mais aussi local. À défaut d’être spectateur, l’État se contente d’essayer de réguler. De sorte que se pose aujourd’hui la question de la place de l’administration, de l’expertise, du Parlement dans la politique publique de l’informatisation du Cameroun.

Au moment où la politique de l’informatisation est privatisée, les administrations camerounaises ne sont pas complètement équipées. Là où certaines disposent d’ordinateurs, le personnel n’est pas formé et qualifié pour leurs nombreux usages. Résultats : l’échange de données et d’informations se fait encore soit sur supports magnétiques, soit par écrit. Le pays compte environ 25 sites sensibles. Ils connaissent une pénurie en ressources humaines. Les jeunes informaticiens préfèrent aujourd’hui le secteur privé que la fonction publique. Quand bien même ils sont engagés à la fonction publique, ils entretiennent des officines privées dans lesquelles ils passent l’essentiel de leur temps. La privatisation a aussi eu pour conséquence l’explosion de la sous-traitance. Ce qui a entraîné une diminution des budgets alloués, notamment pour les équipements nécessaires en matière de sécurité informatique et pour la maintenance du matériel et des logiciels. L'incompatibilité des matériels acquis auprès de fournisseurs différents est souvent la source de nombreux problèmes ; les fournisseurs ne respectent pas toujours les délais de livraison, ce qui engendre des surcoûts et crée des perturbations dans le fonctionnement des services.

La multiplication des acteurs a en outre mis en évidence la question de la sécurité. Par sécurité, il faut entendre ici le bon fonctionnement des applications informatiques, la disponibilité, la confidentialité des données traitées et des résultats produits, la fiabilité des traitements et des résultats fournis ainsi que l'intégrité des données gérées.

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À défaut de porter un coup d’arrêt à la politique d’informatisation du Cameroun pilotée par le CENADI, l’entrée en scène d’acteurs privés l’a substantiellement reconfigurée. Cette privatisation a signé la mort des programmes de développement dits de rattrapage [Koop, 2007]. Le reflux de l’État dans un contexte où les institutions sont encore labiles, fragiles n’a fait qu’accroître la dispersion dans les stratégies, dans l’allocation des ressources et des moyens pour conduire les politiques publiques en les ancrant durablement dans les réalités locales [Bessis, Hochraich, 2007]. L’irruption des acteurs privés, leurs logiques d’actions, leurs ententes au-delà de la concurrence sont les caractéristiques propres des politiques publiques en réseaux. C’est une approche qui prend à rebours la rationalité instrumentale et linéaire qui tend à surdéterminer le rôle décisionnel de l’État. La logique des réseaux privilégie l’aspect incrémental de l’action publique et le peu de hiérarchie entre acteurs impliqués. Elle est l’expression d’une fragmentation de l’État, de la transnationalisation de certaines politiques [Latour, 2007 ; Radaelli, 2005], en l’espèce ici l’informatisation des administrations africaines et, plus globalement, de l’insertion de l’Afrique dans la société mondiale de l’information. Ce processus d’horizontalisation des acteurs, d’hybridation de leurs actions, des dispositifs et des cibles vise à la dilution du pouvoir de l’État pour conduire à l’hégémonie du marché, dans un contexte d’instabilité et de faiblesse des univers sociaux [Fisher 2003 ; Boltanski, Thevenot, 1991].

2.3. De la politique d’informatisation au marché de l’informatique

Les acteurs privés sont donc maîtres du marché. Ils l’ordonnancent. Cette emprise sur le marché est la conséquence de l’économie-monde. Car, dans ce contexte, « il n’est pas facile pour un pays africain de se soustraire à la logique de la mondialisation organisée que constitue la collusion entre puissances industrielles et pouvoirs financiers. Ces relations de pouvoir permettent de penser que la convergence observée relèverait davantage d’une opération de normalisation imposée par les pays modèles », [Misse Misse, 2003 : 65).

De fait, entre 1999 et 2004, le volume d’investissement dans le secteur a dépassé les 300 milliards de francs CFA13. En 2007, le nombre moyen d’ordinateur par foyer était de 25,7 %14, l’essentiel du parc étant concentré dans les deux grandes villes Yaoundé et Douala. Le plan de mise en œuvre de la stratégie nationale de développement des TIC prévoit près de 160 milliards d’investissement entre 2010 et 2012. C’est dire que c’est un marché en plein

13

Source, Plan de mise en œuvre de la stratégie nationale de développement des technologies de l’information et de la communication, 2007. 14

Idem.

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essor qui aiguise les appétits, même si on peut déplorer que ce plan ne fasse pas la part belle à l’informatisation du système éducatif.

Que ce soit au niveau primaire, secondaire ou universitaire, aucun système d’exploitation n'est automatisé. Ceci pose généralement quelques problèmes pour la répartition des responsabilités entre les équipes de développement et celles de l'exploitation si elles sont séparées. Malgré un effort appréciable en équipements informatiques dans le secteur de l'éducation et en particulier dans les universités, le déficit en personnel informaticien compétent et en techniciens de maintenance constitue le facteur le plus négatif dans le processus de la dynamisation de la technologie informatique dans ce secteur. À l'exception des universités de Yaoundé, les besoins d'informatisation liés aux domaines tels que les finances, les bourses scolaires, les équipements scolaires, les statistiques scolaires et la recherche pédagogique, en vue d'une gestion rationnelle des effectifs, du personnel et des infrastructures disponibles dans le système éducatif national, n'ont fait l'objet d'aucune étude pouvant conduire à l'utilisation de la technologie informatique.

Moins d’État, la dérèglementation, la recherche de flexibilité par les « maîtres » du marché ont donc entraîné plus d’instabilité y compris dans des secteurs aussi sensibles que l’éducation [Boudier, 2007].

Enfin, avec moins de suivi et d’évaluation liés à la réduction du train de vie de l’État, la politique publique de l’informatisation des administrations camerounaises rencontre d’autres difficultés de divers ordres que la libéralisation du marché tous azimuts n’a fait qu’aggraver : l'élaboration des procédures pose souvent des problèmes d'ordre technique et terminologique parce que les utilisateurs, dans la plupart des cas, n'ont pas une formation informatique élémentaire ; le personnel des départements ministériels convié à une formation informatique pense qu'il perd du temps car cette formation ne lui apporte aucune retombée financière ou professionnelle, d'où un désintérêt parfois total à vis-à-vis de l'outil informatique ; l’inexistence d'une législation portant sur le secteur informatique et relative à la protection de la propriété intellectuelle, à la répression des délits en informatique et au contrôle des agréments des fournisseurs de la technologie informatique ; l’absence de lois portant sur les libertés individuelles dans le cadre de l'utilisation des fichiers informatiques dans certains secteurs.

La recherche en intelligence artificielle et le développement des applications restent des secteurs embryonnaires de cette politique. Le service des fournitures nécessaires à l'utilisation des ordinateurs dépend à 100 % des

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importations. Autant de difficultés, mais qui constituent autant de défis de cette politique d’informatisation du Cameroun pour les temps à venir.

Conclusion

D’après Muller [2003 ; 35], les politiques publiques sont beaucoup plus que des processus de décision auxquels participent un certain nombre d’acteurs. Elles constituent un lieu où une société construit son rapport au monde, c’est-à-dire à elle-même. Elles « doivent être analysées comme des processus à travers lesquels vont être élaborées les représentations qu’une société se donne à elle-même pour comprendre et agir sur le monde tel qu’il est perçu ».

Or, dans le système complexe qu’est devenu chaque pays au cœur de l’économie mondialisée, il est difficile pour tous les acteurs de trouver leur place dans ce processus et ainsi de jouer leur rôle au mieux. Cette question se pose notamment en ce qui concerne le pilotage d’une politique publique telle que l’informatisation des administrations d’un État qui a à peine un demi-siècle d’existence.

Quelles responsabilités pour l’État ? Quels rôles sont attribués à chacun des acteurs anciens et nouveaux ? Soumettre les exigences locales aux injonctions venues de l’extérieur contribue-t-il à faire de ces politiques des énonciations nouvelles porteuses de développement ? En s’appuyant sur la politique publique de l’informatisation du Cameroun depuis 1966, ce travail s’est attardé sur son historicité singulière, les contraintes locales de son engendrement, la grammaire injonctive de ses liens à l’extraversion.

En tentant de rendre compte de ses forces et faiblesses, il a montré que c’est une politique qui s’est construite sur plusieurs séquences caractérisées par une pénurie de main d’œuvre qualifiée, le recours aux coopérants sous la houlette d’un État omnipotent et principal acteur. Cette phase a été suivie par celle dite de la « camerounisation des cadres », avec la structuration des instruments politiques et institutionnels devant mettre en œuvre cette politique. Et, depuis 2000, le désengagement de l’État, la libéralisation du marché, l’émergence d’acteurs nouveaux.

Les effets pervers de la privatisation de cette politique sont nombreux : sous-estimation et sous-utilisation de l'expertise locale et recours privilégié aux entreprises étrangères, notamment en ce qui concerne les marchés publics ; absence d'une réglementation concernant l'importation de logiciels ; absence d'une culture électronique et informatique ; mauvaise utilisation des ressources informatiques ; insuffisance de moyens financiers adaptés au développement des industries et des services informatiques, électroniques et télécommunication

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; difficultés d'accès aux outils de développement puissants lorsqu'ils existent ; pénurie de cadres et d'institutions capables d'impulser les activités du secteur, de prendre les décisions et d'opérer les arbitrages nécessaires au développement d'une industrie dont l'évolution est généralement très rapide.

La tâche pour les corriger est immense. Car à ce jour, sur près de 20 millions d’habitants, à peine 5 % de Camerounais disposent d’une adresse IP et près de 18 % seulement des administrations sont informatisées.

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

La gouvernance discutable de l’UITLe projet Africa ONE comme exempleJean-Louis Fullsack

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1089DOI : 10.4000/ticetsociete.1089

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Référence électroniqueJean-Louis Fullsack, « La gouvernance discutable de l’UITLe projet Africa ONE comme exemple », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem.2012, mis en ligne le 27 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1089 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1089

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La gouvernance discutable de l’UIT Le projet Africa ONE comme exemple

Jean-Louis FULLSACK Directeur adjoint honoraire de France Télécom Ancien expert principal et directeur de projets près l’UIT (1978-1998) Administrateur de CSDPTT (www.csdptt.org ) Président de CESIR (www.cesir.net) Chercheur associé à la Chaire Unesco, Université de Strasbourg

Directeur adjoint honoraire de France Télécom (FT) et ancien Expert principal de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), Jean-Louis FULLSACK est accrédité au Sommet Mondial de la Société de l’Information (SMSI) organisé par les Nations unies. Son domaine d’expertise comprend les technologies, l’ingénierie et l’architecture des réseaux publics de télécommunications, leur économie et leur évolution. Pour le compte de France Télécom il a assuré diverses responsabilités dans la conception, la planification, la mise en œuvre et la maintenance/gestion des réseaux. Pour l’UIT il a été Expert et Coordonnateur de divers projets et actions en Afrique entre 1978 et 1998. Il est enseignant vacataire au Groupe des Ecoles de Télécommunications et membre actif de diverses associations professionnelles ou sociales comme l’Institut de Recherches Economiques et Sociales sur les Télécommunications (IREST) et l’International Solar Energy Society (ISES). Il est en outre Chercheur associé à la Chaire UNESCO à l’Université de Strasbourg et président fondateur du Centre d’études de la synergie inter-réseaux (CESIR). Il est l’auteur ou co-auteur de divers ouvrages sur les télécommunications et la mise en œuvre des réseaux dans les pays en développement et co-directeur de l’ouvrage « Ethique de la société de l’information » (Editions Bruylant, 2008).

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La gouvernance discutable de l’UIT Le projet Africa ONE comme exemple

Résumé Le manque d’infrastructures handicape cruellement le développement de l’Afrique. Pour ce qui concerne les télécommunications, des progrès notables ont été enregistrés dans les années 1970-1990 sous l’égide de l’UIT. Mais le dogme néolibéral que l’UIT a endossé dès 1990 a changé complètement le paradigme du développement des réseaux. Le projet Africa ONE en a été une première illustration, et a clairement montré la dérive de l’UIT. Dix ans de sa gestion chaotique du projet ont entraîné un échec lamentable. La conséquence la plus importante a été le gel des autres projets en cours de réseaux satellitaires et terrestres. L’approche néolibérale que l’UIT a imposé à ses États membres a conduit à une déréglementation à tout va, sans étude préalable d’impact. La « loi du marché » voit les côtes africaines envahies de câbles sous-marins, déployés de manière anarchique et sans vision de réseau. Les réseaux terrestres suivent la même loi : la concurrence fait surgir une multiplicité d’artères sur les segments rentables. Ces investissements inconsidérés engloutissent des milliards d’euros avec le soutien des institutions internationales de financement du « développement ». Pour mettre fin à cette dérive de l’UIT initiée par Africa ONE, l’auteur conclut en appelant à un recentrage des activités et de la stratégie de cette agence onusienne sur ses principes fondamentaux, et notamment à son implication plus efficace dans le déploiement des réseaux dans les pays en développement. Enfin, l’UIT devra s’ouvrir à la société civile, garante de la nécessaire transparence dans sa future gouvernance. Mots-clés : Africa One – UIT – SMSI, gouvernance, télécommunications, Afrique Abstract The lack of infrastructures dramatically handicaps Africa. As far as telecommunications are concerned, noticeable progress was registered during the 1970-1990 decades under the auspices of ITU. But the neoliberal dogma endorsed by the ITU as soon as 1990 has completely changed the networks development paradigm. The Africa ONE Project was a first

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illustration of this change, and has clearly shown this drift of the ITU. The ten years long chaotic project management ended in a lamentable failure. The neoliberal approach that the ITU imposed to its Member states lead to an unbridled deregulation, without any preliminary study. The “rule of the market” shows the African coasts flooded with submarine cables, anarchically deployed without any network vision. Terrestrial links follow the same rule : competition arises a multiplicity of links on profitable segments. These excessive investments squander billions Euros with the support of international “development” constituencies. For putting an end to this drift of the ITU initiated by Africa ONE, the author concludes by appealing this UN agency to refocusing its activities and strategy on its fundamental principles, in particular being more effectivevely committed in deploying networks in developing countries. At last, the ITU should open itself to the civil society, vouching for the transparency needed in its future governance. Keywords : Africa One – IUT – WSIS, gouvernance, telecommunications, Africa Resumen La falta de infraestructuras dificulta gravemente a Africa. En lo que concierne las telecommunicaciones, progresos notables hicieron durante los decenios 1970-1990 bajo los auspicios de la UIT. Pero el dogma neoliberal que la UIT asumo desde 1990, completamente cambio el modelo de desarrollo de las redes. El proyecto Africa ONE fue la primera ilustracion de esto cambio, y mostro claramente la deriva de la UIT. Diez anos de su caotica gestion del proyecto han ocasionado su lamentable fracaso. La consecuencia mas importante fue la suspension de otros proyectos de redes en curso, por satélite y terraqueas. El enfoque neoliberal que la UIT imponio a sus Estados miembros llevo a la desregulacion sistematica, sin ningun estudio previo de impacto. La « ley del mercado » ve las costas africanas invaditas por unos cables submarinos, desplegados de manera anarquica y sin idea de red. Las redes terraqueas siguen la misma ley : la competencia hace surgir una multiplicidad de arterias sobre los segmentos rentables. Estas inversiones desconsideradas tragan unos millares de euros con el sostén de las instituciones internacionales de financiamiento del « desarrollo ».

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Para parar esta deriva de la UIT iniciada por Africa ONE, el autor concluide que esta agencia de la ONU tiene que volver al cientro de sus actividades y de su estrategia, particularmente para implicarse mas eficazmente en el despliegue de los redes en los paises en desarrollo. Al fin, la UIT tiene que abrirse a la sociedad civil, garante de la necesaria transparencia en su futura gobernanza. Palabras clave: AfricaOne, CMSI, Gobernabilidad, UIT, telecomunicaciones, África.

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A la mémoire de mon ami Pierre Mvouama,

Africain de conviction et référence morale, en profonde reconnaissance pour ses apports

inestimables dans nos échanges.

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1 L’Afrique, les réseaux et le développement

En 2011, l’Afrique est de loin le continent le plus à la traîne du « développement », et la première cause de cette situation, dramatique pour l’avenir de ses populations, est largement imputable à son manque cruel d’infrastructures de base : transport, énergie, eau et assainissement, télécommunications. Les raisons en sont multiples, mais celle qui prévaut est le coût énorme de réalisation de ces infrastructures au niveau national, sub-régional et continental. La Banque mondiale (BM) estime à près d’une centaine de milliards de dollars par an sur une dizaine d’années le montant des investissements cumulés nécessaires pour doter le continent d’infrastructures générales répondant à ses véritables besoins.

Le présent article se focalise sur les infrastructures de réseau de télécommunications et des technologies de l’information et de la communication (TIC)

1, sans oublier cependant que les infrastructures - quelle qu’en soit leur

nature - sont les bases physiques des réseaux spécifiques qu’elles constituent, réseaux qui délivrent des services qu’attendent les divers acteurs, politiques et économiques, mais aussi les usagers particuliers, à condition qu’ils répondent à des critères essentiels et qu’ils soient gérés, entretenus et développés en fonction des besoins des économies nationales et d’une population fortement croissante et de plus en plus urbanisée.

L’avènement du néolibéralisme et le règne de la « pensée unique » sont, sans conteste, la deuxième raison de l’état déplorable et de l’incohérence des réseaux de télécommunications en Afrique. En effet, ils ont imposé aux États africains, dès le début des années 1990, les plans d’ajustement structurel (PAS) et la déréglementation des secteurs qualifiés de « marchands », dont celui des

1 Dans le texte qui suit, nous parlerons d’infrastructures ou de réseaux télécoms/TIC .

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télécommunications. La privatisation des offices nationaux des télécommunications et l’ouverture à la concurrence des réseaux ont été menées sous la pression conjointe des institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, Banque africaine de développement, etc.) et - tout particulièrement - de l’Union internationale des télécommunications (UIT).

2 L’UIT, un partenaire important pour l’Afrique

Or, l’une des fonctions qui fonde cette organisation intergouvernementale et agence spécialisée des Nations unies pour les télécommunications

2 est

précisément le déploiement cohérent et harmonieux des télécommunications sur l’ensemble du globe, avec une attention spéciale pour les pays en développement (PeD) et donc pour l’Afrique

3. C’est le rôle exclusif de son

Bureau de développement des télécommunications (BDT)4. En Afrique, l’UIT a

joué un rôle important et croissant à partir de l’accès à l’indépendance des pays anciennement colonisés. C’est ainsi que, dès 1962, et comme en écho au mouvement panafricain renaissant, est née en son sein l’idée d’un réseau panafricain de télécommunications reliant tous les pays du continent : le Panaftel. Il a fallu de longues années pour sa gestation, et sa mise en œuvre n’a débuté qu’en 1975. Pendant quinze ans, ce projet, qui a su associer dans une grande aventure technique et humaine les acteurs des pays industrialisés et des pays en développement, a déployé ses artères en Afrique sub-saharienne sous la conduite de l’UIT et avec le concours des institutions nationales et internationales spécialisées dans le développement. C’était l’âge d’or de la Coopération technique et des télécommunications en tant que service public et élément de la souveraineté nationale

5.

2 Voir Chapitre I Article 1 de la Constitution de l’UIT dans Recueil des textes fondamentaux de

l’Union internationale des télécommunications adoptés par la Conférence de Plénipotentiaires, édition 2011. 3 Sur les 193 États membres de l’UIT, 43 sont des États de l’Afrique sub-saharienne.

4 Créé par une décision de la Conférence des plénipotentiaires de l’UIT à Nice en 1989, il remplace

le Département de la coopération technique en 1991. Son directeur, « n °3 » de l’UIT, sera Africain jusqu'à aujourd’hui, à l’exception de la période 2006 -2010. 5 Voir Michel Egger et Jean-Louis Fullsack. « Swisscom, l’UIT et la coopération au développement :

le néolibéralisme contre la solidarité » Annuaire suisse de politique du développement 2003, Institut universitaire d’études du développement, Genève, p. 95-112.

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En 1990, le Panaftel comporte 40 000 km d’artères terrestres, dans leur quasi-totalité à base de faisceaux hertziens, et 8 000 km de câbles sous-marins, ainsi qu’une quarantaine de centres de transit international. En mai 1996 à Abidjan, la Conférence régionale africaine de développement des télécommunications organisée par l’UIT (AF-CRDT-96) a donné mandat au BDT pour relancer et achever le réseau Panaftel

6. Cet objectif se justifiait en

particulier par le coût annuel de plus de 400 millions de dollars de l’acheminement du trafic international intra-continental qui, faute de liaisons directes entre États africains, devait transiter par les anciennes métropoles coloniales ou les États-Unis par voie satellitaire. À cette ponction sévère pour les offices publics des télécommunications (OPT) s’ajoutait, à partir des années 1990, la pratique du rappel (call-back), stimulée par la déréglementation ambiante, qui détournait plus ou moins légalement une somme estimée alors à 300 millions de dollars par an au titre des communications internationales. Mais entre temps et à l’instar des organisations du système des Nations unies, l’UIT avait fondamentalement changé de stratégie en devenant l’applicateur zélé de la « pensée unique » imposée par les institutions internationales de financement et du commerce (Banque mondiale, FMI, GATT puis OMC). Elle va tout faire pour « réformer le secteur », entendant par là la déréglementation des télécommunications, et imposer à son tour à ses États membres la privatisation de leur OPT et l’ouverture du « secteur des télécommunications » à la concurrence

7. La vision panafricaine et la grande aventure de Panaftel ont été

dissoutes dans le nouveau dogme néolibéral.

Or, à l’ouverture à la concurrence, les pays africains n’avaient pas achevé leur réseau national, ni - a fortiori - les réseaux sous-régionaux

8 (exemple : le

réseau d’interconnexion de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, CEDEAO). Les nouveaux opérateurs privés pouvaient donc rapidement réaliser les segments les plus rentables. En outre, parce que leur réseau était incomplet et souvent très hétérogène, les opérateurs historiques publics voyaient leur patrimoine nettement sous-évalué et devenaient de ce fait des

6 La résolution 4 adoptée par la Conférence précisait dans son paragraphe c) « que le réseau

Panaftel doit être pleinement opérationnel en l’an 2000, conformément au Traité d’Abuja portant création de la Commission économique africaine » (CEA). 7 Deux hommes ont marqué cette évolution néolibérale : Pekka Tarjanne, secrétaire général de l’UIT

pendant toute la décennie 1990, et Ahmed Laouyane, directeur du BDT de 1991 à 1998. 8 Pour l’Afrique sub-saharienne, des institutions internationales, notamment africaines, distinguent 5

entités politico-géographiques sous l’appellation « sous-région » : l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique Centrale, l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud-est et l’Afrique Australe. Ces régions sont dotées d’organismes institutionnels à « géométrie très variable », car fondés sur des bases diverses, généralement économiques ou géographiques mais aussi d’influences politiques (Afrique Australe).

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cibles faciles et bon marché pour les repreneurs, généralement étrangers. L’UIT a ainsi commis une faute lourde de conséquences en faisant de la privatisation du secteur des télécommunications sa stratégie et sa priorité. Ce ne sera - hélas ! - pas la seule comme le montrent l’exemple le plus emblématique à cet égard, Africa ONE, et le développement anarchique, incohérent et d’un coût exorbitant des infrastructures des réseaux nationaux africains, de leur interconnexion et de leur insertion dans les réseaux mondiaux. Cette dernière tâche a, en effet, donné naissance à une multiplicité de câbles sous-marins le long des côtes africaines, non seulement sans cohérence entre eux mais aussi largement au-dessus des besoins, même à long terme, du continent. Dans ce qui suit, nous tenterons d’expliquer comment la faillite lamentable du projet Africa ONE a conduit à cette situation à tous points de vue discutable.

3 Africa ONE : un projet emblématique néolibéral

3 .1 Une naissance trouble

En 1993, le directeur du BDT, M.Ahmed Laouyane, prend l’initiative de solliciter AT&T Submarine Systems International (ATT/SSI) afin de « trouver une voie pour améliorer l’état des communications à travers l’Afrique, en particulier dans la transmission d’État à État »

9. La réunion a lieu à Hawaï où le directeur

du BDT se rend pour reconnaître implicitement l’incompétence de l’UIT dans les fonctions qui constituent la base de ses attributions. Elle est rapportée par deux sources extérieures

10 et la lecture de leur article montre que, dès sa gestation,

le projet Africa ONE s’engage dans un cheminement très particulier. Car ATT/SSI n’est pas la seule société spécialisée dans le secteur du câble sous-marin ; au moins quatre autres sociétés ont alors des compétences reconnues dans ce domaine : Alcatel, Tyco, la filiale de Siemens NSW, et NEC. En outre, un tel projet est non seulement d’une importance stratégique extraordinaire mais aussi de coûts d’étude puis de réalisation impressionnants. Deux caractéristiques qui auraient obligatoirement dû conduire l’UIT à passer par un appel d’offres international

11.

9 Cité par Pat Blake dans « Telecom by sea – The ambitious Africa ONE project promises to be the

foundation for teledensity growth on the African continent », Global Telephony, May 1998. 10

Outre l’article de Pat Blake cité, l’événement est rapporté par Hyawatha Bray, « The wiring of a continent – A 1,8 billion ring around Africa», p.A25, Boston Globe, 22/7/2001 11

Vu son ampleur et son coût présumé, un tel projet devait en outre être entériné auparavant par la Conférence des plénipotentiaires de l’UIT ou, à défaut, être inscrit dans le Plan d’action élaboré par

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En fait, lors de cette réunion à Hawaï, c’est le directeur du BDT de l’UIT, Ahmed Laouyane, qui a attiré l’attention du directeur d’AT&T Submarine, William Carter, sur l’opportunité commerciale exceptionnelle que présente l’Afrique pour sa société

12 ! Ce précieux - mais pour le moins paradoxal -

conseil est bien compris chez AT&T. Ce sera la société américaine qui concevra, réalisera et exploitera - pendant une durée déterminée - ce grand réseau qui doit relier les pays africains côtiers et intégrer le continent dans le réseau mondial.

En novembre 1995, une « Réunion consultative des membres africains de l’UIT » se tient à Tunis

13 et les 30 délégations nationales présentes y adoptent

une recommandation stipulant que « le BDT sera un participant actif [sic] dans le développement et la mise en œuvre d’Africa ONE, le câble sous-marin qui entourera le continent africain, pour le connecter directement à l’autoroute de l’information »

14. Le document officiel de l’UIT qui rend compte de cet

événement précise plus loin : « Ahmed Laouyane, directeur du BDT et auteur [sic] du concept original d’Africa ONE lancé en 1993 […] a déclaré que l’UIT (BDT) était préparée à assumer [sa] responsabilité dans le projet Africa ONE ». Le Président d’AT&T Submarine Systems, William Carter, a déclaré aux délégations africaines que « les travaux de construction d’Africa ONE commenceront en 1996 et seront achevés en 1999. Le coût total sera de 2,6 milliards de dollars

15 ». La seule fausse note viendra du directeur général de

Rascom, le projet de satellite africain devant couvrir le continent, qui presse les pays participant à la réunion de « soulever tous les problèmes en rapport avec le projet Africa ONE qui jusque là et regrettablement [sic] n’a vu aucun pays africain impliqué dans aucune de ses différentes étapes »

16.

Pour l’UIT, la Conférence régionale africaine de développement des télécommunications réunie à Abidjan en mai 1996 (AF-CRDT-96) « a donné une impulsion décisive au projet. Les ministres et les directeurs généraux des télécommunications y ont en effet adopté la Résolution 5 aux termes de laquelle

la Conférence mondiale de développement des télécommunications, en l’occurrence celle de Buenos Aires en mars 1994. 12

Rapporté par Patricia Bagnell, dans l’article cité de Hyawatha Bray dans le Boston Globe. 13

M. Ahmed Laouyane est Tunisien. 14

Voir document ITU/95-26 de l’UIT, intitulé ITU to be actively involved in the development of Africa ONE. 15

Selon AT&T, cet investissement pourrait être amorti en l’espace de cinq à six ans (in : Nouvelles de l’UIT, n °1/96) 16

Voir document ITU/95-26 cité

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Africa ONE était reconnu comme projet ayant pour objet de relier tous les pays africains désireux d’y participer. »

17

3. 2 Africa ONE tangue…

Premier accroc dans ce projet partagé entre AT&T Submarine et l’UIT : la Banque mondiale a conditionné sa participation au financement à une réduction de 38 à 20 du nombre de sites d’atterrissement, « ce nombre étant mieux à même de traiter le trafic de télécommunication prévu ». Un pavé dans la mare de l’UIT ! En fait, la raison principale pour la BM était de réduire sensiblement le coût de ce mégaprojet ; il baisse ainsi et sans justification explicite de 2,6 à 1,6 milliard de dollars. Ce faisant, on est passé du concept d’accès pour tous à un concept purement financier.

Deuxième accroc en juillet 1997 : AT&T Submarine est racheté par Tyco International Ltd. Ce qui remet en cause les promesses initiales. À cette date Africa ONE a fait l’objet de 18 réunions sur le continent et aux États-Unis

18 qui

ont pour but essentiel de mobiliser les pays africains et de leur faire signer le mémorandum d’accord assorti du versement d’un « montant minimal d’un point d’atterrissement […] maintenu à 15 millions de dollars US »

19. En outre, l’UIT

ajoute une note dans son mensuel officiel qui ne manque pas d’intriguer. En effet, à la fin de l’article sur Africa ONE et sous le titre SAT-3 on peut lire : « Ce système acheminera le trafic entre l’Afrique du Sud et l’Europe, lorsque la capacité du SAT-2 en place actuellement sera saturée. Etant donné qu’Africa ONE reliera aussi l’Afrique du Sud à l’Europe, il sera inutile de prévoir un câble séparé pour SAT-3 [sic]. Tout est mis en œuvre actuellement pour assurer l’intégration de ce câble ». On verra que la réalité fera un joli pied de nez à cette affirmation péremptoire de l’UIT.

À la suite du rachat d’AT&T/SSI, les dirigeants de Tyco se trouvent impliqués dans un gigantesque scandale financier comme le révèlera plus tard l’enquête de la Commission de sécurité de la Bourse américaine (SEC). Si les liens du détournement de 600 millions de dollars avec cette acquisition restent à démontrer, ils sont indéniablement une cause du gel relatif pendant deux ans du

17

Voir le Rapport de la Conférence AF-CRDT-96 à www.itu.int/itudoc/itu-d/wtdc98/docs/03-fr.pdf 18

Dont trois réunions des coordonnateurs nationaux de 28 pays ayant signé le mémorandum d’accord avec AT&T/SSI. Le président du comité de coordination est M. Laouyane, directeur du BDT. 19

Voir Africa ONE : messages encourageants des coordonnateurs nationaux in Nouvelles de l’UIT, 3/97.

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projet Africa ONE. Il a fallu une nouvelle cession d’Africa ONE Ltd à Columbia Technologies (New Jersey)

20, puis la réunion des directeurs généraux des

télécommunications africains convoqués en Tunisie en 1999 par l’UIT, pour le relancer. Entre temps, l’UIT met Africa ONE à l’ordre du jour de sa Conférence mondiale de développement des télécommunications, réunie à La Valette (Malte) en mars 1998, sans informer ses membres des difficultés importantes rencontrées suite à ces péripéties, notamment au niveau du financement

21.

Conséquence directe de cette gestion chaotique du projet Africa ONE, son géniteur, M. Ahmed Laouyane, n’est pas réélu lors de la Conférence des plénipotentiaires de Minneapolis en octobre 1998 (PP-98), les membres de l’UIT lui ayant préféré le malien Hamadoun Touré.

3. 3 Africa ONE ramené à la surface

C’est la fin d’un épisode, mais l’UIT maintient le projet dans le plan d’action approuvé par la PP-98. La « bulle Internet », qui éclate fin 1999, modifiera sensiblement le paysage autour d’Africa ONE mais ne changera en rien la gestion calamiteuse de l’UIT, toute absorbée par sa promotion de la déréglementation et la privatisation des opérateurs publics africains. Dans cette application sur le terrain de la « pensée unique » néolibérale, la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU n’est pas en reste dont le représentant affirme : « Même les pays qui s’agrippaient encore au vieux paradigme [sic] de monopole sont forcés de suivre le pas par des utilisateurs instruits [sic] qui exigent de meilleurs services, et par une pression accrue de la part de la Banque mondiale et de financiers bilatéraux

22 ». On est alors en pleine illusion

d’une « nouvelle ère numérique » qui nourrira les plus grands scandales financiers que le monde ait connus jusque-là, tous dans le domaine des télécommunications

23, celui que l’UIT est censé piloter en terme de

20

Cette société est organisée selon la législation du Libéria [sic] avec une agence opérationnelle à New York City. Curieusement, le communiqué de presse de Lucent qui annonce cet événement est édité à New York City, Murray Hill, à New Jersey… et à Hamilton, Bermudes. Voir www.lucent.com/press/0699/990604.coa.html. 21

Africa ONE fait l’objet du point de l’ordre du jour 3.3 de la PP-98, le document 15-E (ou 15-F en français), traduisant la position officielle de l‘UIT. On notera que l’Afrique du Sud ne figure pas parmi les signataires du Mémorandum d’accord annexé à ce document. 22

Financial Times, 12 octobre 1999. 23

Parmi les plus retentissants, ceux d’Enron, qui est aussi un nouvel opérateur de télécommunications aux États-Unis, et de WorldCom dont les dirigeants étaient reçus

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développement cohérent, tout comme en terme de normalisation. Curieusement, cette agence onusienne semble autiste et incapable de percevoir l’ampleur de la crise. Alors que les premiers avertissements quant à la viabilité du projet Africa ONE apparaissent dans les magazines spécialisés

24, le

secrétaire général de l’UIT est convié comme keynote speaker au Sommet de haut niveau [sic] des télécommunications, réuni en mars 2001 à Accra (Ghana). Africa ONE est présenté comme la solution définitive pour l’Afrique par son nouveau mentor, Columbia Technologies

25, qui a choisi Global Crossing comme

réalisateur et gestionnaire du système sous-marin26

. Mais les pays enclavés se sentent floués par les promesses antérieures de l’UIT, car aucune ne s’est concrétisée quant à leurs artères de télécommunications jusqu’aux stations d’atterrissement d’Africa ONE.

3. 4 Le naufrage annoncé

Ayant évalué le projet sur le plan technologique, fonctionnel et économique, j’étais dès le début du projet sceptique sur son adéquation et critique quant à la conception de sa mise en œuvre. En effet, sur le plan technologique et opérationnel se posait surtout le problème d’un système très lourd et à la dimension continentale qui n’avait d’équivalent nulle part au monde. Sa gestion était dès lors plus que problématique. Alors que la solution tacitement adoptée jusqu’à l’avènement d’Africa ONE reposait sur les réseaux sous-régionaux disposant chacun de sa capacité de gestion, le réseau continental consistait à relier entre eux chaque réseau sous-régional, facilitant ainsi l’exploitation, la gestion et le développement de l’ensemble. On ne peut pas expliquer rationnellement l’énorme erreur de l’UIT dans ses options et son engagement aveugle en faveur d’Africa ONE, alors qu’elle disposait d’une information technologique du plus haut niveau avec ses groupes d’études de l’UIT-T et de l’UIT-R. Il faut aussi ajouter à ce constat le silence des États membres africains de l’UIT, et tout particulièrement les États membres de son Conseil, même s’ils

solennellement à l’UIT, s’exprimaient dans ses conférences et exerçaient leurs talents dans les « groupes de réflexion » pour « réformer » l’UIT. 24

Voir Reuben Muoka « African cable project leaves some stranded », Communications International, April 16th, 2001. 25

Voir la présentation de Glenda Jones www.africaone.com/english/news/NewsDetail.cfm?NID=2001 26

En janvier 2002, Global Crossing se déclare en faillite (relevée par The Wall Street Journal online, January 29, 2002), après que la société eût investi 13 milliards de dollars dans son réseau sous-marin mondial. Article consultable à www.happinessonline.org/InfectiousGreed/p15.htm

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ne sont guère des spécialistes de réseau, sachant que le modèle continental qui était la caractéristique d’Africa ONE était contraire à la politique de l’Union africaine - et de son NEPAD - qui basait toute sa stratégie sur les sous-régions, véritables entités dont la fédération était la base politique pour le continent.

Mon grief essentiel, cependant, était d’ordre éthique et concernait les conditions particulières qui ont abouti à confier de gré à gré et dans la plus grande opacité un marché d’étude pour un projet d’une telle importance et estimé à plus de deux milliards de dollars.

Dans un mémorandum, adressé en juillet 1998 et sur sa demande au président de la Commission du développement du Parlement européen (PE), traitant du financement des infrastructures en Afrique par des programmes européens tels que le Fonds européen de développement (FED), j’ai argumenté en faveur d’un moratoire pour le projet Africa ONE. Cette option a retenu l’attention de mon interlocuteur, concrétisée par un entretien particulier consacré à cette problématique. De même, je m’en étais ouvert au BDT de l’UIT dans le cadre de deux missions que j’ai eu à effectuer en Afrique pour son compte, mais sans obtenir de suite. L’association CSDPTT dont je suis alors membre, est la première à évoquer ce projet sur son site et dans sa Lettre mensuelle, à l’évaluer sur le plan technologique et à demander un moratoire, afin de statuer quant à sa faisabilité et surtout de remettre à plat l’étude technique complètement dépassée et trop coûteuse.

Ce sera finalement le Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), dont les Nations unies ont confié la coordination à l’UIT en 2001 et qui tient en juillet 2002 sa première réunion préparatoire (PrepCom, dans le jargon adopté), qui fournira le cadre de la contestation du projet Africa ONE. Dans ses interventions au nom de la société civile en réunions plénières intergouvernementales dès le deuxième PrepCom, CSDPTT demande l’arrêt du projet Africa ONE, et le report des sommes qui lui sont allouées à des projets entrant dans le cadre d’un concept de réseau d’interconnexion continental. Car un autre projet de desserte par câble sous-marin des pays africains, riverains de l’Atlantique, dénommé SAT-3/WASC (voir plus loin) et beaucoup plus viable qu’Africa ONE, est annoncé dans la presse spécialisée. En parallèle, CSDPTT demande la priorité pour le projet de desserte satellitaire du continent africain, Rascom, au programme de l’UIT depuis le début des années 1980 mais occulté par les avatars et compromissions de l’UIT dans Africa ONE.

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3.5 Un partenariat public-privé

La seule constante observée tout au long de la gestion du projet Africa ONE concerne son statut. En 1993-94, c’est une innovation. En effet, ce ne sont plus seulement des opérateurs publics qui conçoivent en commun et co-financent un projet pour l’exploiter ensuite en fonction des contributions de chacun et des attributions convenues en commun, mais une société ou consortium de statut privé (voir au-dessus) qui élabore et réalise ce projet au profit d’une entité créée pour l’occasion - Africa ONE Ltd - et qui cherche son financement auprès d’investisseurs publics et privés. Pour les premiers, c’est l’UIT qui assume le rôle de collecteur, auprès des États membres africains en particulier, mais aussi auprès des institutions financières internationales (Banque mondiale, Banque africaine du développement, etc.). Quant aux investisseurs privés, ce seront essentiellement des investissements-risques qui ont déjà « fait leurs preuves » dans des projets tels que Global Crossing et Oxygen, les futures grandes victimes de la « bulle Internet »

27. Le principe de ce véritable partenariat public-

privé, promu par l’UIT et quelques uns de ses membres de secteur avec la double onction de la Chambre du commerce international (CCI) et du Secrétariat général des Nations unies, repose sur un nouveau concept : Build-Operate-Transfer (BOT). Une fois le projet réalisé, il sera exploité par la société Africa ONE pendant douze ans, puis il sera transféré aux opérateurs nationaux et internationaux qui seront alors tous privatisés.

Ce montage, qui fera quelques adeptes et autant de faillites, a les faveurs des institutions internationales de financement, Banque mondiale en tête qui intervient alors comme garant auprès des bailleurs privés, tout en demandant aux États de « créer des conditions réglementaires favorables » aux investisseurs privés, pour permettre le rapatriement de l’essentiel de leurs bénéfices… dans les paradis fiscaux. Quant au transfert du réseau aux opérateurs, il interviendra au bout d’un délai de 12 ans, suffisamment long pour entraîner l’éclatement des structures des télécommunications dans les pays concernés. D’autre part, cette durée est à la limite de la durée de vie des équipements qui représentent une partie importante de l’investissement et entraînera ipso facto leur renouvellement à la charge des opérateurs… ou de leurs repreneurs. Il est pour le moins regrettable que l’UIT n’ait pas mieux évalué ces risques - et cela dès l’origine du projet - dont ses États membres seraient les premières victimes.

27

Naïveté coupable ou ignorance des réalités du monde financier ? L’UIT affirme dans son « Journal officiel » : « Grâce à la structure d’Africa ONE, le projet peut-être financé par des capitaux privés afin de combler le déficit, ce qui constitue un filet de sécurité pour l’exécution du projet. » (Nouvelles de l’UIT, n° 7/97, page 34)

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

140

3.6 Africa ONE sombre

L’éclatement de la « « bulle Internet » - en fait une bulle qui touche tout le secteur des télécommunications - a raison du dernier des gestionnaires successifs du projet Africa ONE, Global Crossing, en charge de sa mise en œuvre. En même temps, l’UIT est en pleine crise financière et affaiblie. Son BDT est de plus en plus discret pour soutenir Africa ONE avec sa capacité de 60 Gbit/s, et regarde vers d’autres projets, plus actuels et mieux encadrés, tels que le câble sous-marin South Africa Telecommunications n°3/West African Submarine Cable (SAT-3/WASC) dont la capacité initiale annoncée est de 120 Gbit/s.

La faible implication des organisations panafricaines, comme l’Union panafricaine des télécommunications (UPAT, future UAT), et le soutien fléchissant des États africains qui sont plus soucieux de s’interconnecter entre eux et dont les opérateurs nationaux se débattent dans les turbulences de la privatisation imposée, font progressivement disparaître Africa ONE des préoccupations africaines. Mieux, les opérateurs africains se rallient progressivement au modèle plus conventionnel de SAT-3 qui leur garantit une place de co-gestionnaire et leur assure l’ouverture vers le réseau mondial. Tous ces éléments ont rendu inévitable le naufrage d’Africa ONE. Celui-ci a eu lieu dans un grand silence informationnel

28 auquel l’UIT a largement contribué, et

pour cause !

Le projet, officiellement porté par l’UIT dès 1994 comme on l’a vu, allait atteindre sa dixième année lorsqu’il est déclaré « mort né » par le directeur du BDT de l’UIT à la veille du Sommet mondial de la société de l’information de Genève en début de décembre 2003. Il a fallu un événement de hasard pour sortir l’UIT de ce silence inadmissible pour les pays et les utilisateurs africains. On s’étonnera aussi du silence des responsables politiques africains, et plus particulièrement de l’absence de réactions des membres africains du Conseil de l’UIT. Le hasard a voulu que le directeur du BDT, M. Hamadoun Touré, accorde un entretien à Michel Egger, coordonnateur des ONG suisses au SMSI et

28

Le site d’Africa ONE a vu sa dernière mise à jour le 23 avril 2001 pour rendre compte de la réunion du « Comité consultatif de l’EximBank pour l’Afrique sub-saharienne » du 18 avril à Washington. Celle-ci soutient Africa ONE pour son potentiel important pour les sociétés américaines du secteur des télécommunications. Sa lecture est révélatrice à plus d’un titre. Voir www.africaone.com/french/news/NewsDetail.cfm?NID=2002. De son côté, Lightwave Europe évoque les grands projets de câbles sous-marins dans le monde dans son édition mensuelle d’octobre 2002, sans aucune mention d’Africa ONE.

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 141

enseignant à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève. Parmi d’autres questions posées figurait celle sur la gestation douteuse d’Africa ONE et l’incertitude sur son sort. En fait, cette question avait été posée par CSDPTT au directeur du BDT deux mois auparavant, lors d’une session du PrepCom du SMSI consacrée au rôle de l’UIT pour combler le « fossé numérique » dans les PeD et plus particulièrement en Afrique. Cette question, assortie de la proposition d’un moratoire pour le projet Africa ONE, avait visiblement irrité le directeur du BDT qui ne lui a pas donné de réponse. Contacté par Michel Egger pour préparer cet entretien, CSDPTT lui a donc suggéré de la re-poser, ce qui fut fait. La réponse de M. Hamadoun Touré vaut d’être intégralement citée

29 : « C’était avant mon arrivée, et vous comprendrez

qu’il m’est difficile de m’exprimer sur ce sujet. Je n’ai pas à juger la politique de mon prédécesseur. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’effectivement les choses ne se sont pas passées comme elles auraient dû [sic] … ». À la question de Michel Egger « Peut-on estimer que c’est un projet mort-né ? », le directeur du BDT répond en trois mots : « On le peut

30 ».

Cette réponse lapidaire d’un haut responsable de l’UIT est aussi discutable que difficilement recevable. En effet, elle réduit cette longue et chaotique histoire à un simple problème de personne, éludant ainsi toute la responsabilité de l’UIT. En même temps, il passe sous silence qu’il est depuis cinq ans le successeur de M. Laouyane au BDT et, qu’en tant que tel, il est aussi le président du Comité de coordination d’Africa ONE qui en a conduit toutes les réunions officielles ; il porte donc une part importante de responsabilité dans cette « mort » aussi singulière que discrète, et dans ses conséquences insidieusement passées sous silence. Le directeur du BDT occulte ainsi sa responsabilité personnelle mais implicitement aussi celle de l’UIT.

On ne saura donc rien sur le sort des sommes recueillies par Africa ONE Ltd auprès des États africains en contrepartie de leur droit d’accès au câble sous-marin

31, ni sur les montants importants que l’UIT a consacrés à ce projet

29

Voir l’article « Plus que la fracture, c’est l’opportunité numérique qui importe » de M. Hamadoun Touré, propos recueillis par Michel Egger, pp. 113 à 122 dans Annuaire suisse de politique de développement 2003, édité par l’Institut universitaire d’études du développement, Genève. 30

Page 117, op.cit. 31

À raison de 15 millions de dollars par « droit d’accès » et d’une trentaine d’États ayant signé la convention avec Africa ONE, on peut se faire une idée de l’importance de la question posée aux responsables de l’UIT et en particulier au président du Comité de coordination, même si on admet qu’une partie seulement des sommes dues a été versée.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

142

controversé pendant près de dix ans. La « tour »32

de la place des Nations n’est décidément pas un immeuble de verre…

4. Africa ONE, un révélateur de la dérive de l’UIT

Ce que ce grave échec de l’UIT révèle d’abord, c’est sa dérive inexorable vers des concepts et des pratiques basés sur l’idéologie néolibérale et le règne de la loi du marché. Cette dérive est éthiquement peu compatible avec les fonctions qui lui ont été attribuées à l’origine, voire avec sa constitution et sa convention

33. Il faudra donc « réformer » et « compléter », article par article, ces

textes fondamentaux et cela, dès la conférence de plénipotentiaires de 1990. Cette « plénipo » a eu deux résultats très différents, voire paradoxaux. D’une part, elle a valorisé la contribution de l’UIT au développement en promouvant son département de la coopération technique en bureau du développement des télécommunications (BDT, ou Secteur UIT-D), à l’égal des deux autres Bureaux ou Secteurs qui constituent l’UIT

34. D’autre part, elle a élu le candidat très libéral

Pekka Tarjanne35

comme secrétaire général de la vénérable institution et ouvert ainsi la voie à une « nouvelle UIT ». Le bouleversement est tel qu’il faut organiser une conférence des plénipotentiaires additionnelle

36 pour faire entrer

son changement de cours dans ses textes fondamentaux et adopter cette nouvelle organisation, une première dans la très longue histoire de l’UIT !

Cette « réorientation » de l’UIT, appuyée par la « pensée unique » qui prévaut dans les institutions financières internationales (Groupe de la Banque mondiale, FMI, FED, BAD) qui sont aussi des partenaires de l’UIT dans le financement des grands projets

37, offre aussi un terrain idéal pour se lancer

dans une aventure telle qu’Africa ONE. Mais la longue et discutable gestation

32

Le siège de l’UIT à Genève est un immeuble de 15 étages, dont le 14e est celui du secrétaire général et de son état-major. 33

Voir Projet de recherche CRSH 2005-2008 - Gouvernance mondiale : démocratisation ou privatisation du système international ? Cahier de recherche MCD-UIT-02, de l’Université du Québec à Montréal. URL : www.ieim.uqam.ca/IMG/pdf/2eme_cahier_de_recherche_UIT.pdf . 34

Le bureau de la normalisation ou secteur UIT-T et bureau des radiocommunications ou secteur UIT-R. 35

Voir Michel Egger et Jean-Louis Fullsack. Swisscom, l’UIT et la coopération au développement : le néolibéralisme contre la solidarité, op.cit. 36

Elle aura lieu à Genève du 7 au 22 décembre 1992. 37

Ces projets concourent au budget de l’UIT qui prélève un pourcentage appréciable du montant des projets qu’elle gère. Ces revenus génèrent près de 15 % de son budget.

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 143

d’Africa ONE a mobilisé les ressources maigres de l’UIT en personnel qualifié, voire en ressources financières, aux dépens de ses autres priorités qu’étaient alors le projet Rascom, le satellite pour l’Afrique, et, en second, le réseau Panaftel.

4.1 Rascom, première victime

Rascom est en fait un projet bien antérieur puisque son étude de faisabilité a été financée par le Fonds européen de développement (FED)… en 1980 ! Vingt ans et plusieurs épisodes plus tard, le satellite est encore à terre, alors que les États africains rappellent régulièrement leurs besoins en liaisons satellitaires intra-continentales, ne serait-ce que pour éviter de passer par le système satellitaire européen et nord-américain Intelsat pour assurer le transit des communications d’un pays africain vers un autre, et économiser ainsi les 400 millions de dollars annuellement encaissés par les opérateurs européens et américains

38. En fait, ce transit, à l’extérieur du continent, du trafic intra-africain

traduit l’absence d’un véritable réseau terrestre africain interconnectant l’ensemble des pays via les réseaux des sous-régions telles que l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique Centrale, etc. Pallier cette carence - en attendant la réalisation complète du réseau Panaftel - et desservir les vastes zones isolées à travers le continent africain étaient les deux fonctions essentielles de Rascom. Lorsqu’il sera enfin lancé en 2008, son exploitation est compromise par un dysfonctionnement

39. C’est seulement à partir d’août 2010, avec le lancement

du second satellite, que le système satellitaire peut être assuré conformément à son cahier des charges. Mais, à ce moment, le visage des télécommunications a profondément changé en Afrique avec l’essor des câbles sous-marins et des liaisons terrestres à fibres optiques, et surtout avec l’avènement incontestable des communications mobiles qui commencent progressivement à couvrir les zones « rurales ». Ce qui a entraîné une modification des fonctions de Rascom : soutien du réseau électronique panafricain de télé-santé et de télé-enseignement, services de téléphonie et Internet aux zones isolées (TES), réception de radio/TV sur tout le continent. De fait, l’objet initial, à savoir assurer l’interconnexion entre pays, n’est plus sa priorité.

38

Alors que ce problème important et récurrent était utilisé comme argument de poids pour justifier le satellite africain dans son étude de faisabilité, il a été détourné ensuite pour justifier la faisabilité… d’Africa ONE. Un double emploi discutable ! 39

Voir « Le lancement réussi de Rascom, le premier satellite de communications africain, est remis en cause par une panne mécanique », Balancing Act, édition en français, n° 74, janvier 2008. URL : www.balancingact-africa.com/node/16345 .

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

144

4.2 Panaftel, deuxième victime

En effet, comme vu plus haut, c’est l’objectif ambitieux fixé au Panaftel, le réseau pan-africain de télécommunications, que l’UIT élabore et met en œuvre progressivement pendant les « vingt glorieuses » de la coopération technique, soit la période 1970-1990

40, grâce à la générosité de bailleurs de fonds

internationaux très variés comme la Banque mondiale, le Programme des nations unies pour le développement (PNUD), le Fonds européen de développement (FED), la Banque arabe de développement économique de l’Afrique (BADEA), mais aussi des dons et subventions de pays industrialisés tels que la Caisse centrale de coopération économique (CCCE), la devancière de l’Agence française de développement (AFD), et l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Cette dernière a joué un rôle pionnier et on lui doit l’artère hertzienne Dakar-Bamako-Ouagadougou-Niamey, véritable trait d’union des pays sub-sahéliens.

Initialement promis pour l’an 2000 (cf. chapitre 2), l’UIT s’était engagée à le réaliser Panaftel pour 2004 ; il a été abandonné dans le contexte du SMSI sans aucune explication ni information circonstanciée, l’UIT préparant déjà une autre initiative (voir § 7.2). Une victime de plus de la relation symbiotique entre l’UIT et la doctrine néolibérale.

5 L’UIT, vecteur de la pensée néolibérale

5.1 Le tournant néolibéral de l’UIT

Débuté comme vu plus haut lors de la « plénipo » de Nice en 1989 avec l’élection de Pekka Tarjanne

41 comme secrétaire général, ce tournant de l’UIT

40

Voir Jean-Louis Fullsack. « La coopération multilatérale dans le secteur des télécommunications », in : Société numérique et développement en Afrique, sous la direction de Jean-Jacques Gabas, GEMDEV-Karthala, 2004, p. 331-357 41

Ancien ministre finlandais des Transports et Communications et directeur général des postes et télécommunications, il a été élu secrétaire général de l’UIT lors de la Plénipo’89 à Nice et l’est resté dix ans. Quelques semaines après avoir quitté la direction de l’UIT, il a été embauché - sans états d’âme quant à l’éthique - comme « n °2 » du projet Oxygen, concurrent de Global Crossing dans les réseaux sous-marins mondiaux ! Voir son curriculum à www.itu.int/net/itunews/issues/2010/03/04.aspx, particulièrement révélateur quant à l’orientation qu’il a imprimée à l’UIT.

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 145

vers les thèses néolibérales les plus orthodoxes prône une transition qui casse le modèle historique sur lequel elle s’est fondée

42. À peine élu, le nouveau

secrétaire général se prévaut d’avoir été le premier en Europe à avoir mis en œuvre la déréglementation des télécommunications, et impose son idée de « nouvelle UIT » avec un rôle renforcé de ses membres du secteur privé. Le tournant néolibéral atteint un nouveau degré à la « plénipo » de Marrakech en 2002

43. Sur le plan politique, il se traduit par une incitation forte - car

conditionnée par l’assistance et le financement des programmes d’investissements - à la déréglementation des télécommunications publiques assurées jusque-là par les Offices publics des télécommunications (OPT) en Afrique francophone. Ce choix, délibéré et dogmatique en faveur de la déréglementation, est imposé à l’ensemble des PeD jusqu’aux plus pauvres d’entre eux, les PMA. En le généralisant sans discernement ni étude préalable d’impact socio-économique et structurel, l’UIT commet non seulement une erreur grave de conséquences mais elle trahit aussi la confiance de ses États membres africains dont elle est censée représenter et défendre les intérêts

44.

Jusque-là grands services publics, les télécommunications vont devenir progressivement des services purement marchands assurés par des sociétés privées qui se concurrencent mutuellement et qui cherchent le meilleur rendement de leur investissement.

La transformation du Département de la coopération technique en Bureau du développement (BDT) n’est pas seulement structurelle mais aussi politique. Dès lors, l’UIT est davantage attachée à soutenir les initiatives privées dans le sens voulu par ses « membres du secteur » - constructeurs, vendeurs et opérateurs pour la plupart - qu’à susciter et faciliter des initiatives de ses États membres. Ce qu’a fort bien documenté l’affaire Africa ONE et ce que continuent actuellement à démontrer d’autres erreurs commises dans les projets de réseaux terrestres et dans le déploiement anarchique des câbles sous-marins le long des côtes africaines comme le montre le chapitre 6.

42

Voir l’article « L’UIT : l’agence spécialisée des Nations unies, acteur déterminant dans l’évolution néolibérale du secteur des télécommunications », www.csdptt.org/article424.html. 43

Voir projet de recherche CRSH 2005-2008 - Gouvernance mondiale : démocratisation ou privatisation du système international ? op.cit. 44

Voir Jean-Louis Fullsack. « L’UIT, acteur déterminant dans l’évolution libérale du secteur des télécommunications », op.cit.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

146

5.2 La ligne conservatrice de l’UIT

Alors que, progressivement, les agences et programmes des Nations unies s’ouvrent à la société civile, l’UIT sait résister à cette évolution qu’elle juge comme une menace pour sa stabilité. Elle veille au contraire à son partenariat, particulier et exclusif, avec le secteur privé qu’elle a fait entériner dans sa Constitution et sa Convention. En outre, l’assemblée générale des Nations unies a décidé la nature tripartite du SMSI : gouvernements, secteur privé, société civile, et a désigné l’UIT comme organisatrice et coordinatrice de ce sommet onusien. Cette situation nouvelle aurait dû inciter l’UIT à s’ouvrir - aussi - à la société civile, comme l’a rappelé la question de Michel Egger à Hamadoun Touré, alors directeur du BDT

45. Tout en déclarant que les responsables de

l’UIT « [sont)] ouverts aux ONG, tout à fait disposés à travailler avec elles » mais en ajoutant aussitôt : « À notre avis, elles n’ont pas besoin de devenir formellement membres de secteur pour cela. Ce que nous refusons [sic], c’est une politisation de l’UIT. Nous faisons du développement, pas de politique ». Ainsi, pour le futur secrétaire général, la participation active des entreprises du secteur privé aux choix stratégiques de l’UIT et à la promotion de la pensée unique néolibérale, n’a aucun caractère politique, pas plus que la déréglementation et la privatisation des Offices publics des télécommunications imposées à marche forcée aux PeD !

Cette question relayait les propositions récurrentes de CSDPTT tout au long du SMSI, puis ultérieurement dans son processus de suivi, pour une ouverture de l’UIT aux organisations de la société civile, spécialisées dans l’action et la réflexion dans le domaine des TIC pour le développement. Les propositions stipulaient que ces ONG seraient admises comme membres du Secteur du développement, à parité de droits avec le secteur privé, et dispensées de versement de cotisation en échange de leur coopération active avec le BDT. Entre temps, les conférences des plénipotentiaires d’Antalya (2006, Turquie) et de Guadalajara (2010, Mexique) ont abouti à la création d’un nouveau type de membres de l’UIT : les membres associés. Les membres associés du Secteur du développement paient une cotisation annuelle de 3 975 Francs suisses (la moitié pour les membres associés des PeD) et ont des rôles limités à des projets

46, conditions dissuasives pour la grande majorité des ONG intéressées.

45

Voir Hamadoun Touré. « Plus que la fracture, c’est l’opportunité qui importe », p. 120, op.cit. 46

Contrairement aux membres des secteurs (Normalisation, Radiocommunications, Développement) du secteur privé qui paient une cotisation de 7 950 Francs suisses (la moitié pour ceux des PeD), les membres associés n’ont pas accès aux groupes consultatifs qui contribuent à la définition des politiques de l’UIT dans ses trois secteurs.

Jean-Louis FULLSACK

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L’UIT se préserve ainsi non seulement des « risques de politisation » évoqués par Hamadoun Touré, mais aussi de tout obstacle éventuel dans sa trajectoire néolibérale.

6 Évolution des réseaux en Afrique et loi du marché

6.1 Réseaux terrestres

En absence de tout schéma directeur ou de concept intégrateur tel que le réseau Panaftel, les projets et réalisations d’artères structurantes à fibres optiques se multiplient sur le continent, conformément à la loi du marché et avec la tacite complicité de l’UIT. Les projets tels que celui du Central African Backbone (CAB) ou les mises en œuvre le plus souvent problématiques d’artères à fibres optiques au Kenya, en Ouganda et République démocratique du Congo pour ne citer qu’elles, illustrent cette autre dérive de l’UIT et de son BDT, mais aussi l’inefficacité de son bureau régional Afrique et de ses quatre bureaux de zone

47. Non seulement ces artères sont réalisées au prix fort et

sans aucune cohérence avec des projets ou réalisations concurrents, mais elles échappent pour une grande partie à tout concept de réseau et constituent pour certaines d’entre elles des doublons inqualifiables. Dans d’autres cas, on voit des câbles à fibres optiques réalisés le long d’une route qui vient d’être construite, ou qui fait l’objet d’un projet confirmé, alors que l’intégration du projet de câble dans le projet routier aurait économisé jusqu’à une dizaine de milliers de dollars par kilomètre de câble posé

48 !

CAB : Un projet très discutable

Le cas du projet CAB (Central African Backbone, ou réseau dorsal d’Afrique Centrale) illustre bien toutes ces carences et met en outre en évidence le manque de compétence du BDT de l’UIT dans le domaine technologique et d’architecture de réseau.

47

Créé en 1992, le Bureau régional Afrique a son siège à Addis Ababa (Éthiopie) ; ses bureaux de zone sont à Yaoundé (zone Afrique centrale), Addis Abeba (zone Afrique de l’est), Harare (zone Afrique du sud) et Dakar (zone Afrique de l’Ouest). Cette représentation régionale dépend du BDT. 48

C’est un des nombreux effets bénéfiques de la synergie inter-réseaux (SIR) que défend le CESIR auprès des grandes institutions d’investissement (Banque mondiale, Banque africaine du développement, BAD, Banque européenne d’investissement, BEI) et d’acteurs du développement (Commission européenne, Parlement européen, Pays ACP, UIT, etc.).

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

148

En effet, sur financement de la Banque mondiale, l’UIT avait été chargée de l’étude de faisabilité de ce réseau dorsal pour l’Afrique centrale. Ignorant les projets - dont certains très avancés - d’artères nationales à fibres optiques dans la sous-région49, l’équipe de l’UIT s’est appuyée sur ses propres hypothèses en basant son étude sur l’utilisation de l’artère à fibres optiques posée le long de l’oléoduc entre le Tchad et le Cameroun. En conséquence, la topologie du réseau qu’elle propose s’avère inadéquate pour un réseau de cette importance.

Clause aggravante : l’étude de l’UIT n’a pas pris en compte les projets d’infrastructure en cours dans la sous-région tels que le corridor routier n °1 Yaoundé-Brazzaville et le corridor routier n °2 Yaoundé-Bangui, soutenus par le NEPAD au titre de l’intégration sous-régionale, ni le projet d’interconnexion des réseaux de transport à haute tension du pool électrique d’Afrique Centrale (PEEAC). Or, l’intégration du projet CAB dans ces projets aurait permis - grâce à l’application de la méthodologie SIR - non seulement des économies importantes sur la réalisation des artères du réseau CAB50, mais aussi sur la viabilisation, la fiabilisation et la sécurisation de ces axes routiers, essentiels pour la sous-région. Sans compter que l’intégration des infrastructures - réalisée selon la méthodologie SIR - est en même temps un puissant outil d’intégration sous-régionale, priorité affichée du NEPAD et de l’UA. Au printemps 2010, au cours de réunions organisées à sa demande, le CESIR a présenté et argumenté toutes ces observations et ces propositions relatives au projet CAB de même que le concept et la méthodologie SIR et leur application à ce projet aux principaux acteurs impliqués : la Banque mondiale, la Commission européenne (DG Développement), la Banque européenne d’investissement (BEI), et l’UIT. La BAD en a été informée in extenso par écrit, de même que la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC). Le CESIR a attiré l’attention de ses interlocuteurs sur les tares rédhibitoires de ce projet dont les deux principales sont sa topologie problématique et son accès insuffisamment sécurisé aux câbles sous-marins.

49 Comme le réseau national à fibres optiques du Cameroun : 3 200 km d’artères programmées. Une partie de ce réseau pourrait être utilisée comme artère (mixte, nationale et régionale)) du réseau CAB. Il faut savoir que le coût moyen de réalisation d’un km de câble à fibres optiques est voisin de, ou supérieur à vingt mille dollars en Afrique subsaharienne. 50 À titre d’exemple, la seule intégration du projet CAB dans le projet de Corridor n °1 aurait permis d’économiser près de 10 millions de dollars pour la pose du câble à fibres optiques du CAB. Cette proposition avait été soumise aux acteurs intéressés(BM, BAD, BEI, UIT) lors de réunions à la demande du CESIR au printemps 2010 mais n’a eu aucune suite

Jean-Louis FULLSACK

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Deux ans après, rien n’a été entrepris et ce projet estimé à 215 M$ par la Banque mondiale51 est ainsi bien parti pour figurer dans la déjà trop longue liste des « éléphants blancs ». Conclusion : ces institutions ne se considèrent non seulement infaillibles, mais elles sont aussi inébranlables. En outre, elles n’ont rien retenu de l’échec d’Africa ONE puisque qu’elles prescrivent « un partenariat public-privé (PPP) pour assurer la gestion de l’infrastructure de CAB » !

On assiste ainsi à une prolifération de projets et de réalisations d’artères à fibres optiques à travers le continent, sans cohérence et dont une partie est en doublon, sans concept de réseau résilient, et sans schéma intégrateur en vue d’une gestion rationnelle du trafic.

Or, l’initiative « Connect Africa », lancée par l’UIT en 2007 , avait comme principal thème le déploiement des TIC à travers le continent et s’était fixé comme objectif la réalisation d’un réseau continental africain à l’horizon 2012. Cet engagement s’est singulièrement dissolu dans l’obsession néolibérale de l’UIT qui se félicite systématiquement de chaque nouvelle réalisation nonobstant qu’elle participe de cette prolifération anarchique et sans cohérence d’artères et de réseaux. On est décidément bien loin de Panaftel et de ce réseau terrestre continental qui était son ambition

52 ! Comme on le verra ci-après, les artères

sous-marines n’échappent pas à ce triste constat.

6.2 Câbles sous-marins, ou enfin SAT-3 vint !

L’histoire commence en 1996 lorsqu’un groupe d’opérateurs nationaux africains et européens décide d’élaborer un projet de desserte, par câble sous-marin, des pays riverains de la côte ouest-africaine à partir de l’Europe (Sesimbra, Portugal). Ce câble devant succéder au câble SAT-2

53, existant

51 Voir Press Release n°2010/94.SDN de la Banque mondiale, Genève, 9 octobre 2009 - Titre : « A $215M Central African Backbone Program Will Bring Low Cost, High Speed Internet to the Region” - Texte : “Today the Executive Board of Directors of the World Bank Group has announced its endorsement of the $215 M, ten-year Central African Backbone Program (CAB Program). […] 52

Lors de la session de clôture du Forum 2011 du SMSI, CSDPTT avait interpellé le secrétaire général de l’UIT en lui demandant d’accorder la priorité à la mise en œuvre de ce réseau eu égard à l’urgence, et suggéré de l’appeler Panaftel 2 en hommage à cette grande aventure qu’était, pour l’UIT et pour l’Afrique, le projet Panaftel. Sans répondre sur le fond, le secrétaire général a ironisé sur le côté « passéiste » de la proposition, concluant que « Panaftel est dépassé alors que nous sommes en pleine mondialisation, et les technologies ont fait d’énormes progrès depuis ». 53

South Africa Telecommunication n°2, mis en œuvre en 1993 pour succéder au câble sous-marin coaxial SAT-1, saturé et obsolète.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

150

mais proche de la saturation, il a pris le nom de SAT-3/WASC (West African Submarine Cable). On se rappelle qu’à cette date plusieurs pays africains se sont déjà engagés - moyennant finances - pour avoir un accès au câble du projet Africa ONE. Sauf l’Afrique du Sud et pour cause : son opérateur national, Telkom SA, a été sceptique dès le début par rapport à ce projet et a préféré être meneur (avec France Télécom notamment) sur SAT-3/WASC, d’autant plus que ce câble était prolongé vers l’Océan indien

54 à partir de Melkbosstrand, son site

d’atterrissement terminal en République sud-africaine. À la différence d’Africa ONE, SAT-3/WASC repose sur un modèle économique et financier traditionnel, les opérateurs nationaux parties prenantes finançant l’essentiel de l’investissement et suivant de près l’élaboration technologique du projet. Finalisé en 1998, SAT-3/WASC est attribué à Alcatel Submarine Networks suite à un appel d’offres international (son prolongement est attribué selon la même procédure à Tyco International). SAT-3/WASC est prêt fin 2001 et officiellement inauguré le 26 mai 2002 à Dakar par le Président Abdoulaye Wade

55. Le

directeur général de Telkom South Africa (Telkom SA), Sizwe Nxasana, a pu déclarer : « […] Je ressens un énorme sentiment de fierté dans la population d’Afrique. Ce système est une preuve tangible de notre détermination collective d’utiliser les synergies africaines pour trouver des solutions africaines à des défis africains […] par cette infrastructure de communications de classe mondiale que nous possédons, contrôlons et maintenons nous-mêmes ».

À tous points de vue, SAT-3/WASC s’est ainsi avéré comme l’anti-modèle d’Africa ONE et sa réalisation dans les délais impartis a sonné comme un avertissement à l’UIT et en particulier à son BDT, complètement absent du projet SAT-3 !

En même temps, ce projet, rondement mené et respectueux de son budget annoncé, 638 millions de dollars, sonne la fin de l’aventure Africa ONE et prouve combien l’UIT s’est fourvoyée, voire compromise, dans cette regrettable aventure qui a sérieusement écorné son crédit auprès d’un grand nombre d’États africains. La façade atlantique de l’Afrique est dès lors connectée aux grands réseaux mondiaux sous-marins et continentaux, via 12 stations d’atterrissement, et dispose d’un débit initial de 120 Gbit/s ; celui-ci est porté à 340 Gbit/s en 2009. Les 12 opérateurs nationaux africains copropriétaires de SAT-3/WASC ont le monopole de l’accès à ce « portail » international en échange de leur investissement ; cela provoquera par la suite des problèmes

54

Le segment SAFE (South Africa Far East) desservira Madagascar, Maurice, la Réunion, l’Inde et Singapour. 55

Le Sénégal, à l’instar de l’Afrique du Sud, n’avait pas rallié le projet Africa ONE.

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 151

avec les nouveaux opérateurs privés qui estiment que ces dispositions « biaisent le jeu de la concurrence ». Argument bien connu et récurrent des partisans de la loi du marché comme seul moteur du déploiement des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC ou TIC) comme on appelle les télécommunications au nouveau millénaire.

6.3 Concurrence plutôt que cohérence

La prolifération des réalisations d’artères FO relève de l’absence totale de toute cohérence, où la concurrence est encouragée par l’UIT au détriment de l’indispensable coordination et de vision d’ensemble, qui sont non seulement une exigence basique pour tout réseau, mais évitent aussi une dilapidation scandaleuse d’énormes ressources financières. Ainsi, on ne compte pas moins de six réseaux à fibres optiques au Kenya, alors que ce même pays abrite le plus grand et le plus dangereux bidonville d’Afrique avec près d’un million d’habitants. À cette situation choquante le gouvernement a ajouté un autre scandale en finançant à 40 % et sur fonds propres ( ?) le câble sous-marin Teams (The East African Marine System), qui relie Mombasa à Fujairah aux Émirats arabes unis (EAU) avec des débouchés hypothétiques, alors que deux autres câbles sous-marins (EASSy et Seacom)

56 desservant la côte est-

africaine allaient à leur tour desservir Mombasa. Plus de 130 millions de dollars ont ainsi été dilapidés - dont près de la moitié par le gouvernement kenyan - avec le consentement tacite de l’UIT.

6.4 La politique des comptoirs

Ces sociétés, engagées dans leur logique du marché et dont la plupart sont appuyées sur des montages financiers de circonstance, vont prouver leur capacité de réaction sur ce segment si important qui leur a échappé, avec le soutien de l’UIT et des institutions financières internationales, toujours les mêmes. Elles sont bientôt rejointes par le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique, connu sous son acronyme anglais NEPAD, ce qui pourrait paraître paradoxal si on oubliait que ses co-fondateurs sont le très néolibéral Président Wade du Sénégal et l’opportuniste Président Thabo Mbeki d’Afrique du Sud.

Ils s‘appuient sur le fait que les opérateurs membres de SAT-3 ont un monopole d’accès et facturent donc aux opérateurs concurrents leur « bande

56 East African Submarine System et South East African Communications.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

152

passante» 57

à des tarifs jugés uni sono trop élevés par ces derniers, surtout en comparaison avec ceux en vigueur dans les pays développés. En outre, la simple évocation de monopole détenu par un opérateur « national » est une antinomie pour les concurrents potentiels dans un monde régi par la loi du marché. L’affaire devient politique, voire idéologique. Paradoxalement, ils oublient la « bulle Internet » et les deux mille milliards de dollars évaporés en trois ans dans des projets démesurés, de même que l’échec d’Africa ONE.

Des sociétés et entités, constituées selon des critères souvent disparates, vont donc réutiliser la formule des néolibéraux d’avant la bulle : « Construisons l’infrastructure, ils viendront l’utiliser » (Let’s build, They’ll come). Il ne leur restera alors plus qu’à encaisser les contributions des candidats à la « bande passante » ! Des rendements financiers de 15 % sont une valeur de seuil minimal dans l’évaluation de la faisabilité de ces infrastructures, et comme l’Afrique présente le plus fort potentiel de développement, en particulier dans les télécommunications et TIC, ces groupes se lancent dès 2003 à l’assaut du continent, chacun espérant récompenser ses actionnaires. Leur stratégie n’est guère innovante puisqu’ils optent pour une politique des comptoirs qu’ont inventé et utilisé les premiers colonisateurs de l’Afrique ! Alors que la côte Est de l’Afrique est encore privée de toute desserte côtière à haut débit, les premiers projets sont appliqués à la desserte par câbles sous-marins de la côte Ouest - la côte atlantique - du continent. La présence de pays riverains gros producteurs d’hydrocarbures n’est pas étrangère à cette stratégie, qui permet en même temps de concurrencer SAT-3/WASC, ouvertement et de manière offensive au plein sens du terme. La côte Est ne sera investie que deux ans plus tard et le premier câble sous-marin la desservant, Seacom, est inauguré en juillet 2009, soit plus de sept ans après SAT-3/WASC.

6.5 Côte Ouest : de la rareté à la profusion

Les projets naissent rapidement dans des bureaux d’étude improvisés de sociétés souvent au nom ronflant : Infinity, Global-1, Main One, etc. La communication commerciale des protagonistes est centrée sur la baisse, drastique (dramatical), des tarifs des « bandes passantes » pour l’Internet et des

57

Cette expression, qui s’exprime en Hz, kHz, MHz, GHz, .etc., est faussement utilisée en technologie numérique si on veut parler de « ressource » utilisée pour communiquer ou disponible pour la communication. En technologie numérique, cette ressource s’exprime en terme de débit binaire, donc en bit/s et en ses multiples : kbit/s, Mbit/s, Gbit/s, Tbit/s, etc. Dans la suite, nous parlerons ainsi de débit et mettrons entre parenthèses la terminologie impropre… mais largement utilisée dans les médias !

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 153

appels internationaux selon le principe, néolibéral et simpliste, que plus il y a d’opérateurs concurrents, moins la communication sera chère. Ainsi, l’agence de presse Bloomberg prévoit que l’arrivée d’un nouveau câble sous-marin en République Sud-Africaine pourrait faire chuter le prix du haut débit de 90 % ( !) alors que l’analyste Pyramid Research n’évalue ces baisses qu’à 5 % par an

58.

D’autre part, on oublie que la multiplication d’artères de communication implique la multiplication des investissements… et la diminution des revenus par utilisateur pour chacun des opérateurs de ces artères

59. Leurs revenus sont

ainsi a minima et ne permettent plus de recourir à l’autofinancement - total ou au moins partiel - pour étendre et développer leur réseau. Pour ce faire, ils seront désormais liés à des financements extérieurs. Cette évolution est un véritable changement de paradigme dont l’UIT et les institutions financières internationales n’ont guère mesuré l’impact.

En l’espace de six ans, on verra ainsi naître une dizaine de projets, et les médias africains leur témoignent une complicité troublante. Ainsi, ils reprennent presque mot pour mot les communiqués et informations distillés par les « communicateurs » de ces sociétés ou groupes, et retransmettent à leurs concitoyens l’avenir radieux peuplé de services les plus sophistiqués au moindre coût, donc le « progrès »

60. En outre, on assiste à un glissement

sémantique symptomatique : toute la « com » est centrée sur Internet, évidemment « à large bande » (broadband), car le « progrès » en Afrique ne saurait se compter en centaines de kbit/s mais en dizaines de Mbit/s ! Exunt donc la téléphonie, les services vocaux et autres échanges de données d’entreprises… C’est finalement la « crise des subprimes » de 2009 qui limitera les ambitions irrationnelles de ces sociétés, plus aventurières de la finance qu’opérateurs de réseau et prises à leur propre piège.

À cette date, on compte les câbles et projets suivants :

SAT-2 : Ce câble à fibres optiques de 9 500 km avec 82 répéteurs a été mis en service en 1993. Il va de l’île de Madère - où il est relié au système des câbles sous-marins européens - à Melkbosstrand en République Sud-Africaine et a une capacité installée de 560 Mbit/s. Propriété de 5 grands opérateurs, dont

58

Voir Julien Clémençot, « Télécoms : une révolution sous-marine », Jeune Afrique, 19 septembre 2010, n° 2593 59

C’est le fameux ARPU que l’on trouve dans un grand nombre de publications : Average Revenue Per User, ou revenu moyen par utilisateur. Sauf indication contraire il est établi sur une base mensuelle. 60

Voir Jean-Louis Fullsack « Infrastructures de base pour le développement des médias électroniques en Afrique » in : Les médias de l’expression de la diversité culturelle en Afrique, sous la dir.de Théophile Balima et Michel Mathien, éditions Bruylant, 2012, p. 109-124

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

154

le sud-africain Telkom, il a remplacé le câble SAT-1 (coaxial, 360 voies) posé dans les années 1960. Il assure aussi la sécurisation partielle du trafic de SAT-3 en cas de panne de celui-ci.

SAT-3 : Ce câble sous-marin, qui dessert la côte atlantique de l’Afrique en 9 stations d’atterrissement (une dixième vient d’y être ajoutée), est en exploitation sous forme coopérative depuis mai 2002. Long de 14 300 km, il a une capacité de 120 Gbit/s (4 fibres, amplification optique, multiplexage en longueurs d’onde) à sa mise en service et a coûté 638 M$. Selon les analystes, il est utilisé à moins de 20 % de sa capacité installée et ses coûts d’accès sont trop élevés : 4 000 $ et plus par Mbit/mois, ceci expliquant la réaction des opérateurs non membres du consortium… et justifiant l’émergence d’une concurrence dans une économie de marché. En 2011, SAT-3/WASC reste cependant l’artère de desserte principale de la côte ouest-africaine.

Infinity : Ce câble est conçu et projeté en 2006 par la société américaine IWTG

61. Il doit s’étendre du Portugal au Cameroun et être opérationnel en

2008... Son parcours est strictement « en doublon » de SAT-3 dont il ambitionne de « récupérer » une bonne part de trafic grâce à une offre dite d’accès ouvert (open access) « significativement moins chère » que SAT-3. Long de 7 000 km et avec une capacité « supérieure à 1 Térabit/s », son coût annoncé varie entre 600 et 865 M$. Son offre de connectivité minimum est de 10 Gbit/s par pays. Ce projet entièrement privé

62, avec pour but ouvertement affiché de concurrencer

SAT-3, repose donc essentiellement sur des bases idéologiques… mais ne s’est jusqu’à présent (mars 2012) pas réveillé de ce repos. En effet, en 2011, Infinity a disparu des écrans, victime de la « nouvelle économie » ; au moins a-t-on économisé plus de huit cent M$…

Main One : Ce câble entièrement privé et détenu par des Africains est conçu sur le modèle de « réseau ouvert » : sa société vend « en gros » de la capacité à tout opérateur ou prestataire de services qui le lui demande. Il relie le Portugal (Seixal) à l’Afrique du Sud... comme SAT-3, mais avec moins de sites d’atterrissement. Il est programmé sur deux phases. La première relie Setubal à Lagos (Nigeria) en 7 200 km et une capacité potentielle de 1,92 Tbit/s pour un coût annoncé de 250 M$, probablement sous-évalué. En 2008, il n’a que deux licences d’atterrissement, au Ghana et au Nigeria, alors que son exploitation était prévue pour juin 2010. Sa réalisation a été confiée à Tyco qui en fournit

61

Infinity Worldwide Telecommunications Group. 62

M. Yaya Kourouma, chef de la Division Afrique du BDT-UIT et personne contact de l’UIT pour le projet Africa ONE jusqu’en 2001, est conseiller du Directoire du projet Infinity.

Jean-Louis FULLSACK

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aussi l’équipement. Sa connectivité limitée pose deux questions : (a) pourquoi une telle capacité pour si peu de connectivité, et (b) quelle viabilité pour un tel projet ? D’autant qu’il a (déjà) un autre concurrent, Glo-1. En 2011, seule la phase I a été réalisée, et seuls le Ghana et le Nigeria sont desservis. Un échec au moins partiel, car sa capacité - tellement vantée par rapport à SAT-3/WASC - est très largement sous-utilisée. Cela n’empêche pas ses responsables de vouloir réaliser la prolongation du câble sous-marin jusqu’en Afrique du Sud et de prévoir sa mise en service pour la fin de l’année 2012

63. Il est en partenariat

avec Seacom (côte Est de l’Afrique) et cherche un autre partenaire pour…. « ceinturer le continent ». Africa ONE : le retour ?

Glo-1 : Ce câble doit relier le Royaume-Uni au Nigeria (Lagos) et comporter « quelques embranchements » sur la côte Ouest africaine. Outre le Ghana et le Nigeria, le Sénégal et la Gambie ont signé une licence pour le site d’atterrissement. Réalisé par Alcatel, en principe à partir de 2005, il n’arrive à Lagos qu’en septembre 2009. Son coût prévu est de 250 M$ pour son segment jusqu’à Lagos, et pour une capacité finale de 2,5 Tbit/s. Mais ce projet - qui bénéficie du soutien du NEPAD - est ambitieux puisqu’il envisage de connecter l’Afrique à l’Inde, au Moyen-Orient, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le projet comporte aussi un réseau de liaisons terrestres, complémentaires des liaisons sous-marines, ce qui met son coût final à hauteur de 1,5 milliard de dollars. Ses protagonistes prévoyaient son achèvement en 2010. En 2011, il compte des licences pour la Côte d’Ivoire et le Bénin et met en service sa station d’atterrissement à Accra, tout en annonçant qu’il reliera 14 pays africains à l’Europe, avec une liaison avec les États-Unis. Avec 30 Gbit/s annoncés en septembre 2009

64, il est notoirement sous-utilisé si tant est qu’il

est en exploitation réelle ! Au mieux, les centaines de millions de dollars investis dorment depuis des années…

WACS (West African Cable System), aussi appelé AWCC (African West Coast Cable System), est porté par un consortium rassemblant onze opérateurs conduit par Broadband Infraco

65, une société d’économie mixte sud-africaine.

63

Rudolph Muller, « Main One’s South African plans », My BroadBand, 15 July 2010 www.mybroadband.co.za/news/ 64

Balancing Act News Update, September 2009, Issue n °473 http://www.balancingact-africa.com/news/archive/english 65

On retrouve un projet de câble sous-marin ouest-africain sous le nom d’Infraco dans certaines sources (notamment l’agence Terabit Consulting). En fait, Infraco est un opérateur d’opérateurs (carriers’ carrier) appartenant au gouvernement sud-africain, dont la fonction de base est la fourniture de « bande passante » à des opérateurs ou entreprises privés, mais qui connaît de graves et coûteuses difficultés.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

156

Selon ses promoteurs, très discrets sur son coût estimatif qui pourrait dépasser 650 M$, il aura une capacité de 3,8 Tbit/s (extensible à 5,12 Tbit/s) et doit desservir dix pays côtiers et le Cap Vert. D’une longueur totale de 14 900 km, il atteindra Lagos au début de 2011 ; le 19 avril 2011, il atteint la nouvelle station d’atterrissement d’Yzerfontain en Afrique du Sud

66. L’entrée en service du câble

est prévue pour le premier trimestre de 2012 avec une capacité initiale de 500 Gbit/s.

ACE (Africa Coast to Europe) est un câble sous-marin entre la France et l’Afrique du Sud conçu et géré par un consortium emmené par France Télécom et composé de 25 opérateurs (dont six filiales africaines d’Orange). Long de 17 000 km, il a une capacité minimale de 1,92 Tbit/s et doit desservir une vingtaine de pays côtiers africains en deux phases, la première réalisant le segment France-Gabon. Son coût prévisionnel est de 700 M$. Cependant, le projet ACE est intégré dans le projet de réseau sous-marin du NEPAD connu sous le vocable Uhurunet

67 après l’accord signé en juin 2010 avec France Télécom par

Baharicom Development Company (BDC), la société holding de Uhurunet, qui devient ainsi co-coordinateur du projet ACE avec France Télécom. Cet accord aboutira à la réalisation en une traite de l’ensemble de ce projet qui devait s’achever à la fin de 2011. On trouvera donc deux appellations pour ce câble : ACE et ACE/Uhurunet.

WAFS (West African Festoon System) est un projet original qui devait aller de Lomé (Togo) à Luanda (Angola), soit plus de 2 000 km en 10 festons (segments sous-marins entre deux sites d’atterrissement) et cinq dérivations (dont Malabo - Guinée Equatoriale). L’idée est intéressante si les festons sont purement passifs (pas de répéteurs immergés), car l’exploitation et le développement (augmentation de capacité) sont entièrement maîtrisables par les pays desservis, et les coûts d’exploitation seraient significativement réduits. Cependant, le projet ne semble guère avoir dépassé le stade du « Powerpoint Network »... Dommage, car c’est précisément ce type de liaisons qui devrait intéresser en priorité les responsables africains.

MT WAC (Maroc Telecom West Africa Cable) est un projet de câbles sous-marins s’étendant du Portugal au Gabon, avec des festons desservant le Maroc, le « Sahara occidental » ( !), la Mauritanie, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Il est conçu essentiellement pour collecter le trafic des filiales de MT/Vivendi de la

66

L’Afrique du Sud possède désormais trois stations d’atterrissement : Melkbosstrand, Mtunzini et Yzerfontain. 67

La partie terrestre du projet de réseau continental africain est appelé Umojanet.

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 157

sous-région, et l’appel d’offres devait être lancé en 2009 « au plus tard ». En 2011 il n’y a aucune trace de ce projet.

SAT-4 : OUI déjà ! C’est le successeur de SAT-3. Il est dans les cartons de Telkom, Vodacom et MTN, les trois « majors » sud africains des télécommunications. On pense qu’il pourrait « récupérer » tout ou partie de AWWC. À suivre…

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

158

Tableau des systèmes sous-marins de la côte ouest-africaine (état en mai 2011) (les coûts sont ceux annoncés par les concepteurs ou réalisateurs des projets)

Système SM

Réalisé Programmé Planifié Envisagé Date Coût en M$

Renvoi

SAT-2 X 1993 ./.

SAT-3/WASC X 2001 638

Main One X 2010 250+ Phase 1

Glo-1 X 2009 250+ Phase 1

WACS X 2012 650+

ACE X 2012 700

Infinity X ? ? 800+ En attente

WAFS X ? ?

MT WAC X ?

SAT-4 X > 2012

Coût total investi

2388++ Hors Infinity

Cette foison de projets crée une situation difficilement acceptable pour au moins deux raisons.

Sur le plan technologique, elle montre l’absence totale d’un véritable concept de réseau, et cela à deux niveaux : 1- Au niveau des stations d’atterrissement et du câble sous-marin, les différents systèmes sont gérés comme des entités indépendantes et n’offrent par conséquent aucune redondance entre eux. Dès lors, une défaillance totale d’une station d’atterrissement (par exemple une coupure de son alimentation électrique) interrompt tout le trafic acheminé par l’ensemble des câbles sous-marins qu’elle accueille. Une défaillance partielle affectant une ou plusieurs terminaisons de câbles sous-marins interrompt le trafic acheminé par le/s

Jean-Louis FULLSACK

tic&société – 5 (2-3), 2ème semestre 2011 - 1er semestre 2012 159

câble/s incriminé/s. Dans ces deux cas, le trafic international d’un vaste arrière-pays concentré par la station d’atterrissement est respectivement complètement ou partiellement interrompu.

2 - Au niveau des sous-régions68

que desservent les stations d’atterrissement, il n’existe aucun plan de routage de secours en cas de rupture de l’une des grandes artères d’infrastructure ; dès lors, une coupure d’artère continentale coupe aussi l’accès de tout un arrière-pays au câble sous-marin.

L’absence d’une architecture de sécurisation mutuelle à ces deux niveaux de connectivité des câbles sous-marins a donné lieu à de nombreuses et longues interruptions totales du trafic et, par conséquent, à des pertes importantes de recettes d’exploitation pour les opérateurs, auxquelles il faut ajouter le manque à gagner des entreprises et acteurs économiques dans de vastes zones privés de communications.

À cette carence s’ajoute l’absence d’idée directrice quant à la gestion, l’exploitation et le développement de cet écheveau de câbles sous-marins. C’est la conséquence inéluctable du principe de la concurrence incontrôlée, incompatible par nature avec la mise en place d’une structure permettant la mutualisation des ressources d’accès et leur évolution cohérente en fonction des besoins en terme de débit. Une fois de plus, c’est le concept néolibéral qui prévaut : la concurrence plutôt que la cohérence

C’est la première raison de cette situation difficilement acceptable et elle met particulièrement en cause les organisations internationales : l’UIT pour ce qui concerne l’intégration de l’ensemble des systèmes sous-marins en un concept de réseau résilient, la BM et la BAD qui co-financent ces projets, et l’Union africaine qui n’exerce pas sa fonction de souveraineté quant à la finalité de ces réalisations. Au lieu de cela, ces mêmes acteurs soutiennent passivement - s’ils ne l’encouragent pas - la promotion (et le financement), la prolifération anarchique et en grande partie inutile

69 (voir les capacités réelles utilisées par

rapport au potentiel installé) d’artères de télécommunications en Afrique.

68

Pour l’Afrique sub-saharienne et dans la problématique discutée, ce sont les sous-régions ayant une façade atlantique, soit les communautés économiques d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), d’Afrique Centrale (CEEAC) et d’Afrique du Sud (SADC). 69

La plupart des câbles sous-marins africains sont peu à très peu chargés (moins de 15 % de leur capacité) ; c’est probablement la raison pour laquelle on ne trouve aucune donnée exacte de leur capacité utilisée et/ou du rapport entre cette capacité et la capacité installée, et encore moins entre la capacité utilisée et la capacité potentielle du câble (celle que permettent les caractéristiques intrinsèques des fibres et des équipements des sections immergées).

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

160

Sur le plan financier, cette multiplicité de projets et de réalisations constitue un autre thème critique. Ainsi l’étude de Terabit Consulting (www.terabitconsulting.com) chiffre l’ensemble des projets sous-marins, côtes Ouest et Est et hors projet ACE, à 6,1 milliards de dollars soit dix fois le coût de SAT-3, alors que les coûts dans ce domaine ont diminué de 30 % depuis sa mise en service. Si l’on ne considère que la côte Ouest-africaine, deux ou trois systèmes sous-marins parmi les six qui seront installés en 2012 suffiraient amplement pour assurer le trafic international pendant la décennie à venir (sans compter que quatre autres sont encore dans les cartons...) ; on déduit que plus de 2 milliards de dollars auront été dépensés dans des investissements inutiles, dans une période de crise financière dont la population africaine est la première victime, jusque dans ses besoins les plus primaires. Ce véritable détournement de fonds constitue la deuxième raison d’une situation rationnellement et humainement inacceptable.

L’attitude irresponsable, voire cynique, des acteurs concernés, les organismes pan-africains comme le NEPAD et les responsables nationaux, mais aussi l’UIT qui a complètement déserté son champ d’activité fondamental pour se focaliser sur la déréglementation des opérateurs et promouvoir l’économie de marché au détriment de la coopération, indispensable - à condition d’être bien ciblée - pour les pays africains. Leur comportement ignorant à ce point les principes élémentaires de dignité et de responsabilité est, pour toutes les raisons évoquées plus haut, unanimement condamnable et constitue un troisième champ de critique.

Conclusion

Le projet Africa ONE a été plus qu’un indicateur de la dérive néolibérale de l’UIT. Il a aussi parfaitement illustré deux tares fondamentales de cette agence onusienne : le refus d’assumer ses responsabilités et l’abandon de sa compétence technologique, en particulier celle relative à la conception, au déploiement et au développement des réseaux dans les PeD. En outre, son assistance en expertise auprès des institutions internationales de financement (BM et BAD notamment) a montré une insuffisance technologique notoire à l’exemple de son implication dans le projet CAB en Afrique Centrale. Enfin, ajoutant à ses graves lacunes citées son manque de réactivité, l’UIT est en grande partie responsable de l’absence d’un réseau d’interconnexion continental pour l’Afrique, Panaftel, qu’elle s’était pourtant engagée à réaliser pour l’an 2000 lors de la création de l’Union africaine.

Jean-Louis FULLSACK

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Les dérives et erreurs stratégiques de l’UIT relevées précédemment appellent au retour de cette agence sur ses fondamentaux comme CSDPTT l’a demandé tout au long du SMSI. De même, l’UIT devra reconquérir ses compétences, voire sa maîtrise, en matière de réseaux et d’architectures résilientes, et plus généralement dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) adaptées aux besoins et aux possibilités des pays en développement, afin d’offrir à ses États membres - en premier lieu les PeD - le concours efficace et la coopération authentique dont ils ont un urgent besoin. C’est donc un véritable aggiornamento, voire une révolution culturelle, qu’il faudra imposer au BDT.

En outre, - a fortiori comme coordonnatrice du SMSI qu’elle proclame multipartenarial -, l’UIT doit impérativement s’ouvrir aux organisations de la société civile dont l’activité et les objectifs relèvent du domaine de son BDT, comme le demande CSDPTT depuis le début du SMSI. Une telle ouverture l’enrichirait par un apport supplémentaire de compétences, et contribuerait à un relatif rééquilibrage de cette agence onusienne où le secteur privé a pris une place et une influence surdimensionnées qui ont joué un rôle primordial dans sa dérive néolibérale

70.

Enfin, l’UIT devra redevenir le partenaire fiable et compétent de ses États membres. À cette fin, elle devra abandonner certaines relations discutables, telles que le partenariat avec la société Cisco

71 pour le déploiement

d’ « académies Cisco », et renouer avec une collaboration, directe et soutenue, des établissements d’enseignement supérieur technique des PeD, notamment en Afrique, afin de donner aux Africains les connaissances et les moyens pour résoudre plus largement leurs problèmes et non ceux spécifiques à Cisco.

Ce retour aux fondamentaux de l’UIT ne se fera pas par simple incantation ou invocation des réalités, mais nécessite une mobilisation des organisations de

70

À propos de cette dérive et de ces excès, on lira avec intérêt l’article d’Antonio Pasquali, ancien directeur général de l’Unesco, secteur de la Communication, intitulé « La "société de l’information" : des précédents qui plaident pour la mise en place d’un Tribunal International » (voir www.moviementos.org/foro_communicacion) 71

Ce partenariat signé en 2000 est alimenté par une contribution de 12 millions de dollars de l’UIT - dont le budget est alors en déficit - et de 8 millions de dollars pour Cisco, quasi monopoliste des routeurs de réseau qui a fait 8 milliards de bénéfices annuels ! L’UIT offre ainsi le marché en extension des PeD et un vivier de techniciens et ingénieurs « low cost » à l’équipementier américain tout en privant les établissements d’enseignement technique supérieur des PeD de leurs meilleurs éléments, enseignants comme étudiants. Voir Jean-Louis Fullsack, « L’UIT acteur déterminant dans l’évolution néolibérale du secteur des télécommunications », in : Les télécommunications entre bien public et marchandise, p. 347-364, op.cit. et le site aspd.revues.org/558, Hamadoun Touré « Plus que la fracture, c’est l’opportunité numérique qui importe », propos recueillis par Michel Egger.

La gouvernance discutable de l’UIT : Le projet Africa ONE comme exemple

162

la société civile et des citoyens au « Nord » comme au « Sud », afin que les responsables politiques prennent le relais et recentrent non seulement l’UIT mais tout le système des Nations unies sur les fonctions et devoirs inscrits dans leurs bases fondatrices. Cet objectif ne sera atteint que si le milieu universitaire - en mettant en œuvre ses ressources en études et en recherche - s’implique délibérément dans ce vaste mouvement et éclaire les acteurs, citoyens et politiques, sur les problématiques fondamentales créées par ces agences onusiennes et par leurs dérives néolibérales. Il contribuera ainsi à cette mobilisation et permettra aux forces vives de la société civile d’identifier et de proposer des voies de sortie de ce modèle néolibéral qui a fait son temps et beaucoup trop de dégâts.

tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

Technologies éducatives et développement : unebrève histoire de la télévision scolaire au NigerGado Alzouma

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1025DOI : 10.4000/ticetsociete.1025

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueGado Alzouma, « Technologies éducatives et développement : une brève histoire de la télévisionscolaire au Niger », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le30 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1025 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1025

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Technologies éducatives et développement : une brève histoire

de la télévision scolaire au Niger

Gado ALZOUMA, Associate Professor of Anthropology School of Arts and Science American University of Nigeria Lamido Zubairu Way, Yola By-Pass, PMB 2255, Yola, Adamawa State, Nigeria [email protected]

Gado Alzouma est maître de conférences à l’Université Américaine du Nigéria. Il a fait ses études supérieures en France (Bordeaux et Strasbourg) et aux Etats-Unis (Carbondale, Illinois). Il est titulaire d’un Ph.D. en anthropologie de la Southern Illinois University, USA. Avant de rejoindre l’UAN, il a enseigné pendant plusieurs années à l’Université Abdou Moumouni de Niamey, au Niger. Il a également occupé le poste de coordinateur, Evaluation et Systèmes d’Apprentissage du Programme « Communautés Africaines et Société de l’Information » (Acacia) à Dakar, au Sénégal pour le compte du Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI, Ottawa, Canada). Il a aussi enseigné à la Southern Illinois University de Carbondale aux Etats-Unis et y a travaillé en tant que chercheur associé (research fellow) au Global Media Research Center. Ses travaux portent sur les technologies de l’information et de la communication pour le développement, sur les usages sociaux des objets techniques et sur les inégalités. Il est l’auteur de nombreux articles dans des revues académiques internationalement reconnues.

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de la télévision scolaire au Niger

Résumé L’histoire du développement en Afrique est jalonnée de toutes sortes d’expériences et de projets centrés autour de nouvelles technologies souvent présentées comme des solutions miracles aux problèmes de santé, d’éducation, ou de production agricole. L’échec de certains de ces projets permet de montrer les limites de l’idéologie technocentriste qui a aujourd’hui refait surface dans le discours développementaliste et qui fait reposer sur la technologie - et la technologie seule - le développement social et économique du continent africain. C’est le cas de l’expérience de la télévision scolaire au Niger qui, entamée en 1964 et abandonnée en 1979, devait assurer un accès rapide à la scolarisation pour tous les enfants en âge d’aller à l’école mais qui n’a pas réussi à transformer le système éducatif ou à relever de façon significative le taux de scolarisation qui, quarante-six ans plus tard, est toujours en dessous de 60 %. Cet article se propose de montrer que cette expérience n’a pas été un « échec » dû à une déficience de participation communautaire, comme l’avancent généralement les évaluations de projets, mais le résultat d’une confrontation de visions divergentes du monde et de la société, la télévision scolaire étant devenue un enjeu de lutte à la fois sociale et politique qui s’est soldé par la victoire de l’une des parties et l’affectation de la télévision éducative à des fins autres que celles pour lesquelles elle avait été conçue. Mots-clés : Technologies éducatives; développement; télévision; Niger. Educational Technologies ; Development ; Televison ; Niger.

Abstract The history of development in Africa is littered with all sorts of experiments and projects centred on new technologies often presented as a panacea to the problems of health, education, or agricultural production. The failure of some of those projects shows the limits of the technocentrist approach which

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has recently resurfaced in the developmentalist discourse and which is based on the idea that technology (and technology alone) can solve all the social and economic problems Africa is facing. This is the case of the educational television in Niger that was supposed to ensure a rapid access to universal education. It started in 1964 and was abandoned in 1979. It failed to transform the educational system in any significant way, the school enrolment rate in Niger still being under 60 %, 46 years after the experiment started. In this paper, I intend to show that this failure was not due to a lack of community involvement as generally advanced by project evaluations, but the result of a confrontation of divergent views of the world and society. Indeed, the educational television has become an issue of both social and political struggle, which resulted in the victory of one of the parties and the allocation of the educational television to other purposes for which it was not previously designed. Key words : educational technologies; development; television; Niger. Technologies éducatives; développement; télévision; Niger. Resumen La historia del desarrollo en África está llena de toda clase de experimentos y proyectos centrados en las nuevas tecnologías a menudo se presentan como soluciones milagrosas a los problemas de salud, educación, o la producción agrícola. El hecho de que algunos de estos proyectos han fracasado nos permite mostrar los límites de la ideología tecnocéntrica que ha resurgido en el discurso desarrollista de hoy y que se basa en la tecnología (y la tecnología por sí sola), el desarrollo social y económico de África. Este es el caso de la experiencia de la televisión educativa en Níger, que comenzó en 1964 y fue abandonado en 1979, que debe garantizar el acceso oportuno a la educación para todos los niños de edad asisten a la escuela, pero no ha tenido éxito transformar el sistema educativo o para elevar significativamente la tasa de matrícula que, cuarenta y seis años tarde sigue siendo inferior al 60%. Este artículo pretende mostrar que esta experiencia no fue un fracaso debido a la falta de participación de la comunidad como se argumentó en general, las evaluaciones de proyectos, sino el resultado de una confrontación visiones divergentes del mundo y la sociedad. La televisión educativa se ha convertido en un reto para luchar social y política que se tradujo en la victoria de una de las partes y la asignación de la televisión educativa para fines distintos de aquellos para los que fue diseñado. Palabras clave: Tecnologías para la Educación, el desarrollo, la televisión del Níger.

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Introduction

La plupart des idées et concepts qui ont trait au développement et qui, à un moment ou à un autre, sont en vogue en Afrique ou dans les pays en développement, trouvent leurs origines dans des préoccupations et des débats ayant cours en Occident. Ce sont presque toujours des entrepreneurs sociaux européens (souvent des hommes pleins de bonne volonté, d’abnégation et d’imagination qui ont décidé de se mettre au service des autres parce qu’ils croient profondément qu’il est possible de changer les choses) qui font de l’Afrique la terre d’excellence pour la réalisation des idées dont ils sont porteurs. Ces idées ne sont pas toujours utopiques au sens populaire du terme, c’est-à-dire que ce ne sont pas des projets déraisonnables ou irréalisables. Elles sont parfois réalistes et réalisables. Certaines d’entre elles correspondent aussi à des besoins réels et parfaitement identifiés et sont parfois des solutions originales et même efficientes lorsqu’appliquées. Elles bénéficient également de concepteurs et de soutiens multiformes, presque toujours enthousiastes et déterminés et soucieux d’impliquer ou d’associer les communautés concernées à la réalisation de leurs objectifs. Leur faisabilité et leur mise en œuvre ont aussi été souvent soigneusement étudiées et les technologies adaptées aux contextes sociaux et aux réalités culturelles et économiques. Et, pourtant, elles finissent presque toujours par échouer, par être abandonnées ou condamnées à ne jamais dépasser le stade expérimental, anecdotique ou, au mieux, par se réduire à des activités qui se poursuivent au long de plusieurs décennies sans pouvoir gagner une adhésion suffisamment large pour être considérées comme une composante significative du système d’ensemble.

Certaines de ces idées naissent autour d’innovations technologiques pour lesquelles des agents du développement, des éducateurs et des décideurs économiques perçoivent des applications utiles dans de nouveaux contextes sociaux et culturels. Elles sont parfois guidées par une sorte de messianisme technologique mis au service du développement économique et social.

En Afrique et ailleurs dans le monde, c’est le secteur de l’éducation qui a souvent servi de terrain d’expérimentation pour la mise en œuvre de ces projets. L’un des tout derniers exemples dans ce domaine est l’école numérique de brousse dont l’objectif est d’installer des tableaux numériques interactifs dans les écoles africaines [Marie, 2009]. Vingt-six tableaux numériques interactifs ont ainsi été placés en Afrique dans cinq pays : Bénin, Burkina Faso, Mali, Niger et Sénégal. Parmi ces pays, le Sénégal et le Niger correspondent aussi, comme

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nous le verrons plus loin, à ceux dans lesquels ont été implantées les premières télévisions scolaires. Tout comme pour ces dernières d’ailleurs, le projet d’écoles numériques de brousse vise à atteindre l’objectif d’une scolarisation de tous les enfants en âge d’aller à l’école. Les écoles numériques de brousse ne sont pas les seuls projets éducatifs centrés autour des TIC en Afrique. Au Niger, il existe un Projet d’alphabétisation de base par téléphone cellulaire (Projet ABC, 123) dont les initiateurs sont Catholic Relief Services et les très sérieuses Tufts University des États-Unis et Oxford University de Grande-Bretagne. Le Projet ABC, 123 utilise les téléphones mobiles pour la promotion de l’alphabétisation des adultes. Il existe aujourd’hui dans plus de 110 villages dans les régions de Dosso et de Zinder [Lybert, Acker et Ksoll, 2010]. D’après les premiers résultats d’une évaluation menée par les responsables du projet, en comparaison des méthodes traditionnelles d’alphabétisation, le téléphone mobile est une méthode efficace pour élever les performances des apprenants aux tests [Lybert, Acker et Ksoll, 2010].

Les écoles numériques de brousse et les projets d’alphabétisation par téléphone portable ne sont, en réalité, que les derniers d’une longue série de projets éducatifs centrés sur les TIC en Afrique, qui ont été mis en œuvre sur le continent depuis la fin des années 1990. L’un d’entre eux, l’université virtuelle africaine, vise à donner aux étudiants africains une « éducation de classe mondiale » sans qu’ils aient besoin de quitter leurs pays, à travers l’éducation à distance et l’e-learning (l’éducation au moyen des technologies de l’information et de la communication). Créée à l’initiative de cinq pays africains (Kenya, Sénégal, Mauritanie, Mali et Côte d’Ivoire) en 1997, l’African Virtual University (AVU) clame avoir formé plus de 40 000 étudiants à ce jour (AVU portal). Son pendant francophone, l’Université virtuelle francophone (UVF), à laquelle on peut ajouter les campus numériques francophones, fonctionnent aussi sur le même principe et ont formé à ce jour des milliers d’étudiants. Mais tout comme les écoles numériques de brousse ou l’alphabétisation par téléphone portable, leurs activités sont largement marginales et insuffisamment intégrées aux systèmes d’enseignement nationaux. Enfin, elles sont surtout le prolongement d’expériences déjà entreprises en Occident où elles n’ont pas davantage réussi à transformer l’enseignement.

Ceci est particulièrement vrai des télévisions scolaires qui, entre 1964 et 1979, ont constitué une expérience originale (en réalité un prolongement de ce qui se faisait déjà en France) tentée au Niger pour permettre d’assurer en un temps relativement court la scolarisation totale des enfants. Il s’agissait d’utiliser des messages télévisuels diffusés à raison de quatre émissions quotidiennes, soit 2 840 émissions au total sur un cycle de quatre années [Egly, 1973], pour enseigner non seulement la langue française, mais aussi le calcul, les sciences

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d’observation, l’écriture, la lecture et les travaux pratiques aux enfants. L’enseignement, assuré par des moniteurs locaux, était donné en langue française et reposait sur l’observation du milieu et l’expression libre des enfants. En 1979, date à laquelle il y fut mis fin, la télévision scolaire aura concerné 214 classes de 50 élèves en moyenne et aura employé une équipe de 135 personnes dont 55 assistants techniques français [Egly, 1986]. De l’avis de nombreux observateurs, la mise en pratique de cette idée novatrice ne fut pas uniquement négative puisque les études ont prouvé que les élèves passés par la télévision scolaire avaient une nette avance sur les autres, surtout en français. L’expérience ne fut cependant pas poursuivie et le Niger est revenu aux méthodes traditionnelles d’enseignement. La télévision scolaire nigérienne est donc généralement considérée comme un échec, notamment dans l’objectif de scolarisation totale des enfants nigériens qui lui était assigné. Aujourd’hui encore, en 2011, quarante-six ans après qu’elle ait été implantée, le Niger compte un taux de scolarisation de moins de 60 %.

Dans l’article qui suit, nous souhaitons montrer pourquoi ce projet ambitieux, qui reposait sur l’utilisation de moyens audiovisuels pour assurer une éducation primaire totale, a été abandonné et quelles sont les leçons à en tirer pour les expériences actuelles. Toutefois, il ne s’agit pas pour nous d’entreprendre une énième critique des utopies éducatives ou de nier l’importance de la technologie pour le développement et l’éducation. Il ne s’agit pas non plus de refuser l’innovation ou les expériences innovantes en matière d’éducation. Nous croyons, tout comme Max Egly, que « c'est en les taxant d'utopiques que l'on freine des recherches utiles, que l'on met fin à des entreprises novatrices, permettant ainsi aux systèmes périmés ou inadaptés de survivre » [1979, p.1]. On peut d’ailleurs affirmer que des expériences d’éducation similaires, menées à la même époque dans d’autres pays (c’est le cas du Salvador) avec la télévision, ont réussi [Mayo, 1976] et que, même au Niger, l’échec n’était pas tant pédagogique que social et économique. Nous croyons néanmoins que les espoirs de scolarisation universelle (terme consacré dans le jargon « développementaliste » pour parler de scolarisation totale des enfants d’âge scolaire d’une nation quelconque) ne sauraient reposer sur la technologie seule sans faire évoluer, dans un même mouvement, l’ensemble des agents qui concourent à l’avènement d’une école développée. Notre objectif est donc de mettre en évidence les limites des approches technocentristes du développement et les conditions sans lesquelles les expériences en matière de d’éducation, même les plus innovatrices, ne peuvent réussir.

Dans un premier temps, nous rappellerons brièvement l’origine de la télévision scolaire et autres technologies éducatives similaires en France. Puis

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nous verrons comment ces idées, nées ailleurs, ont été transposées au Niger. La deuxième partie de notre article sera consacrée à l’examen de l’évolution de la télévision scolaire au Niger. Nous verrons ainsi comment ce qui était considéré comme un succès par les experts a fini par être abandonné par le gouvernement nigérien. Enfin, nous montrerons que cet échec, en dehors même des raisons financières, peut être expliqué comme le résultat d’une approche fondée sur le modèle diffusionniste. Le défaut principal de ce modèle est qu’il ne prend pas en compte les conditions liées à l’appropriation sociale de la technologie et néglige les « compromis » (entre agents dans leurs rapports à l’objet technique) nécessaires à l’intégration de cet objet aux normes sociales.

1. Méthodologie

Cet article repose d’abord sur des données qualitatives recueillies lors d’entretiens semi-directifs à Niamey, capitale du Niger, entre juin et août 2010 et de nouveau en mars 2011, auprès d’une trentaine d’anciens élèves (tous issus des promotions 1966-1972 et 1972-1978), d’une dizaine d’anciens moniteurs (enseignants), d’une dizaine de techniciens et de cinq anciens administrateurs nationaux de la télévision scolaire. Les entretiens ont été réalisés à l’aide de guides rédigés à cet effet, dont certains remplis directement par les interviewés (qui ont par la suite répondu à des questions complémentaires posées par téléphone). Notre méthode n’étant pas statistique, nous ne nous sommes pas soucié d’une représentativité au sens quantitatif du terme, mais de collecter les informations approfondies que pouvaient nous livrer nos interlocuteurs. Bien que nous ayons nous-mêmes préalablement défini les thèmes abordés, nous avons veillé à ne pas nous enfermer dans un cadre prédéfini afin de permettre à nos informateurs de retracer l’expérience telle qu’elle a été vécue et de recueillir leurs opinions et sentiments sur le projet et ses concepteurs, le contexte dans lequel sa mise en œuvre est intervenue, sa réalisation et son échec. En dehors des entretiens semi-directifs, nous avons aussi eu recours à l’analyse de données recueillies dans des journaux de l’époque, à des rapports d’évaluation, à des articles scientifiques rédigés sur l’expérience et aux statistiques disponibles.

2. Aux origines de la télévision scolaire en France

Comme souligné plus haut, la télévision scolaire ne fut qu’une idée appliquée d’abord en France et reprise ensuite au Niger et dans d’autres pays africains pour assurer une scolarisation totale des enfants. En France, comme ailleurs

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dans d’autres pays occidentaux, il a toujours existé un lien étroit entre « l’évolution des technologies, des idéologies et des modes » [Duboux, 1996, p. 21], notamment en matière d’enseignement. Ainsi, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de l’éducation, les innovations technologiques ont toujours été transposées dans les salles de classe et celles-ci ont souvent été appelées à s’adapter à ces innovations. Dès les années 1930 par exemple, certaines classes furent dotées de ce qu’on appelait alors les « petits appareils Pathé-Baby capables de projeter des films à perforation centrale » [Vincent, 1981, p. 146]. Cet auteur souligne aussi qu’à la même époque plusieurs classes possédaient un phonographe qu’on remontait à la manivelle pour initier aux chants scolaires. Cependant, c’est seulement dans les années 50 que « le vote de la loi dite Barange, octroyant à chaque groupe scolaire des crédits supplémentaires destinés aux matériels d’enseignement » va permettre aux écoles « de se munir de projecteurs à vues fixes de type Larousse […] Chaque maître pouvait illustrer, par images de grand format, toutes les leçons, les maisons d’édition rivalisant à qui mieux mieux pour fabriquer, en toutes disciplines, films et commentaires adéquats » [Vincent, 1981, p. 146]. Ce fut cependant la radio scolaire, initiée avec les encouragements de l’Unesco dès le début des années 1940, qui va être à l’origine des premières innovations devant servir de fondement à l’implantation de la télévision scolaire. La radio donnait en effet la possibilité à un seul maître d’enseigner à plusieurs milliers d’élèves en même temps grâce à des leçons préenregistrées et diffusées à heures et jours fixes sur toute l’étendue du territoire national. C’est de là que naquit l’idée qu’il était possible de réduire les coûts de l’éducation en faisant intervenir un seul maître là où il en aurait fallu des dizaines, voire des centaines. Ceci paraissait particulièrement vrai et utile pour des pays qui, comme le Niger, n’avaient pas (et n’ont toujours pas) les ressources suffisantes pour faire face aux dépenses de la formation d’un très grand nombre d’enseignants dans un contexte de croissance démographique rapide. Dans le cas de la radio scolaire en France, une telle innovation permettait même de faire face, pour les familles, aux coûts occasionnés par les déplacements, de libérer ainsi du temps pour les parents, ou de regrouper les élèves d’une même classe d’âge autour d’un poste récepteur unique. Pour les enseignants eux-mêmes, dont certains avaient des difficultés à s’exercer au chant par exemple, il était aisé de suivre les leçons de chanteurs professionnels.

À partir de 1945 et jusqu’en 1950, dans le sillage du cinéma scolaire et de la radio scolaire, « une section enseignement de la télévision nationale » va produire et diffuser des émissions scolaires [Glikman, 2010, p. 109]. Ces émissions seront ensuite confiées en 1951 à l’Institut pédagogique national (IPN) quand la télévision s’avéra incapable de les poursuivre. Les ambitions

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pédagogiques de la Radio-Télévision scolaire (RTS) n’étaient d’ailleurs pas limitées aux enfants. Comme le note Glikman, « de nombreux programmes de télévision scolaire et éducative pour adultes ont été régulièrement diffusés, des années cinquante aux années quatre-vingt, sur le réseau national hertzien de la France, qui a été l’un des précurseurs dans ce domaine. […] Parmi ces programmes, les premières émissions de télévision éducative pour adultes, produites, à partir de 1964, à l'intention de publics peu ou moyennement scolarisés, sous l'égide du ministère de l'Éducation nationale, ont longtemps été désignées, ainsi que le service chargé de leur conception, sous le nom de RTS/Promotion » [1995, p. 63]. L’histoire de la télévision scolaire en France a donc été marquée par de nombreux changements, aussi bien dans les objectifs qui lui étaient assignés que dans les orientations philosophiques qui la sous-tendaient ou les noms, les structures organisationnelles et les contenus pédagogiques. Ces changements traduisent en réalité l’évolution de la société française, elle-même marquée par de profondes transformations et des besoins croissants en matière d’éducation (qu’on voulait démocratique, c’est-à-dire pour tous), notamment durant l’ère d’industrialisation et d’expansion économique connue sous le nom des Trente glorieuses (1945-1975).

Cependant, un objectif était resté toujours constant : il s’agissait de transformer non seulement l’école mais aussi la société grâce à la télévision qui allait offrir « une fenêtre sur le monde » aux élèves, favoriser l’égalité des chances et réduire les disparités scolaires et, surtout, faire bénéficier tous les élèves en même temps des cours modèles offerts par les mêmes professeurs, choisis parmi les plus éminents. Enfin, comme pour la radio scolaire, la télévision permettait de faire face au manque de professeurs qualifiés, en nombre insuffisant. Très vite cependant, elle dut faire face à des difficultés de toutes sortes : en raison de la philosophie même qui la sous-tendait (remédier à l’insuffisance du nombre d’enseignants), les émissions de la télévision éducative seront qualifiées de « palliatives » par les syndicats d’enseignants [Glikman, 1995, p. 64] qui souvent s’y opposeront au nom du principe selon lequel on ne saurait confier une tâche aussi complexe que celle de l’enseignement (qui suppose échanges émotionnels et compréhension) à une machine [Egly, 1984] ; s’y ajouteront l’insuffisance de l’équipement, le caractère aléatoire du fonctionnement des récepteurs qui peuvent tomber en panne à tout moment sans que les maîtres aient la possibilité de faire quoi que ce soit, n’étant pas formés à réparer des récepteurs, le caractère fixe des heures de diffusion qui ne tenaient pas toujours compte de l’organisation de l’enseignement et surtout le caractère mécanique et rébarbatif des cours1 qui, selon un présupposé courant

1 Max Egly (1973) a cependant démontré que la critique relative au caractère mécanique et

rébarbatif des cours de la télévision scolaire était peu fondée. En lieu et place des images

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à l’époque, ne favorisait pas l’interaction en raison même de la nature des médias. Autrement dit, ce qu’on reprochait à la télévision en général (développement d’une absorption passive et unidirectionnelle d’informations) se trouvait reproduit à l’école, menaçant gravement le développement d’un esprit critique chez les élèves. Pour toutes ces raisons, l’intégration formelle (c’est-à-dire institutionnalisée) de la télévision aux programmes scolaires fut considérablement réduite en France et laissée à l’appréciation des enseignants qui, tout comme aux premières heures de l’expérience, peuvent aujourd’hui encore y avoir recours ou non sur décision personnelle.

3. La télévision scolaire au Niger (Télé-Niger)

Bien que le constat d’un échec relatif ait été fait au début des années 1970 en France, cela n’a pas empêché le ministère français de la Coopération d’encourager la transposition de l’expérience en Afrique. Le contexte de l’époque favorisait largement ces projets. Le début des années 1960 correspondait aux indépendances et il régnait en Afrique une certaine euphorie progressiste entretenue par toutes sortes d’idées aux accents développementalistes. Dans les cercles académiques, les organismes de développement international et les agences de l’ONU, les aspirants au rôle de réformateurs sociaux étaient légion, qui plaçaient dans la technologie l’espoir d’un décollage rapide de l’Afrique. Le continent, perçu comme une terre vierge, apparaissait comme un terrain d’expérimentation parfait pour faire accéder les Africains aux bienfaits du progrès technologique. Au cœur de ce discours développementaliste se trouvait l’idée que l’état de l’Afrique d’alors n’était pas souhaitable et devait être changé au nom du progrès et du bien-être des populations. On n’en était pas encore à l’époque où les interventions extérieures étaient critiquées au nom de la négligence des conditions sociales et culturelles et de la préservation des valeurs culturelles des sociétés indigènes. La logique top-down du développement imposé sur la base du modèle occidental n’était pas encore mise en question.

didactiques fixes, les concepteurs des émissions scolaires, qui comptaient parmi eux des experts de toute sorte (éducateurs, psychologues, ethnologues, graphistes, etc.), élaboraient celles-ci sur le modèle du « théâtre filmé » et du « mouvement », c’est-à-dire l’originalité et la créativité en s’inspirant du cinéma de spectacle et de la vie ordinaire des élèves. En outre, les émissions, soumises à de constantes réévaluations et critiques collectivement formulées, étaient toujours réadaptées, réajustées et améliorées au vu des observations faites. Fondées sur la notion de « spectacle pédagogique », elles étaient donc loin d’être rébarbatives ou mécaniques.

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Par ailleurs, la dépendance des gouvernements africains envers la France pour tout ce qui concernait l’orientation des politiques nationales de développement était encore forte ; l’idée d’une certaine tutelle était encore largement acceptée et assumée par les agents et les décideurs, aussi bien en Afrique qu’en France. Bien entendu aussi, la coopération offerte par la France dans ce cadre n’était pas toujours dénuée d’arrière-pensées telles que l’expansion de la langue française en Afrique, comme le rapporte une responsable française de la coopération en matière d’éducation au début des années 1960, à l’époque où s’élaboraient les projets de télévision scolaire : « Un autre étonnement : ayant lu, assemblé, classé tout ce qui m’avait été fourni sur les pays nouvellement indépendants d’Afrique, où il était constamment question de développement, toutefois peu encore de développement culturel […], j’eus la surprise d’entendre dans une réunion Jean-Pierre Dannaud, exprimer l’urgence absolue de faire comprendre aux populations l’universalité de la langue française. Que l’on ne me fasse pas de faux procès, c’était l’urgence qui me gênait, pas l’universalité. » [de Saivre, 1998, p.160]. Des idées comme celles de J.-P. Dannaud, qui était alors directeur de la Coopération culturelle, auront de fortes incidences sur l’orientation des programmes scolaires. Toutefois, on ne peut aussi s’empêcher de remarquer qu’il régnait chez les concepteurs une sorte d’esprit missionnaire, sous-tendu par le développement technologique dont il était entendu que les bienfaits devaient pouvoir bénéficier à tous et particulièrement aux populations démunies d’Afrique : « Le projet (Télé-Niger), dont le siège était à Niamey lui-même, fut passionnant. L’équipe avait décidé de centrer l’enseignement sur l’enfant africain et le milieu dans lequel il vivait, ceci en français. Il était difficile à cette époque de faire autrement et l’on se trouvait dans le pays d’un président, Diori Hamani, qui, comme on le sait, fut l’un des fondateurs de la francophonie. Le projet s’adressait à des enfants non scolarisés du milieu rural. On venait nous voir de partout […] j’ai rarement vu un projet fonctionner avec autant d’enthousiasme et de probité intellectuelle. Nous y croyions tous, nous étions jeunes, la Coopération aussi. » [de Saivre, 1998, pp. 161-162] C’est aussi à cette époque que les grands projets d’éducation de masse furent conçus sous la houlette d’organisations et de militants tiers-mondistes. À l’appel de certaines personnalités influentes comme Gaston Berger, décédé peu auparavant, les « nouvelles » technologies de la communication, qui étaient alors la radio, la télévision et les satellites, apparurent très vite comme une panacée pour le développement accéléré de l’Afrique. Aussi, à défaut de voir ceux-ci en exprimer le besoin, il fallait en convaincre les gouvernements africains :

« Il y avait un autre hic mais je ne l’appris que plus tard. C’est que le Président Diori, bien que lui-même

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très francophone, n’avait été demandeur de la télé-scolaire du Niger que parce qu’on l’en avait convaincu. Qu’il ait été content que ce grand projet ait lieu chez lui est une autre affaire et il fut toujours agréable avec tous. […] Lorsque je résidais en Afrique, j’avais l’impression que l’on traitait ces pays comme de gigantesques laboratoires où l’on essayait, si bons qu’ils fussent, des projets que l’on ne pouvait pas expérimenter en France. » [de Saivre, 1998, p.162].

La « demande » du gouvernement nigérien pour la mise en œuvre d’un projet d’éducation télévisuelle, exprimée en juin 1963, a donc été pour le moins encouragée, sinon suscitée. Elle était d’ailleurs survenue dans un contexte de réforme de l’enseignement engagée par les autorités nigériennes qui cherchaient le moyen le plus efficace et le moins onéreux d’assurer une scolarisation totale des enfants nigériens. Pour la plupart des agents de développement de l’époque, la télévision scolaire offrait cette opportunité. Un accord fut donc conclu avec la France pour un projet qui devait, selon un rapport de mission rédigé par Pierre Maes [Maes, 1969], se dérouler en trois phases :

− une phase expérimentale en circuit fermé,

− une phase d’expansion,

− une phase de généralisation progressive permettant d’atteindre en une quinzaine d’années 80 à 85 % de la population d’âge scolaire.

La phase proprement expérimentale, en concomitance avec la préparation de la seconde phase « qui devait porter sur vingt classes dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Niamey » [Maes, 1969, p.1], a concerné deux classes entre janvier et juin 1965. Au cours de la deuxième phase, 730 élèves ont été recrutés pour suivre à la télévision scolaire des programmes de cours d’initiation en première année et de cours préparatoires en deuxième et troisième années. En relation avec l’idée de réduction des coûts et de scolarisation totale rapide, il avait été envisagé de ramener la scolarité primaire à cinq ans au lieu des six années traditionnelles, mais cette idée fut rapidement abandonnée.

Bien évidemment, la conception des programmes, tout autant que celle des matériels pédagogiques et des supports tels que les leçons et documentaires enregistrés, était essentiellement française. Le projet fut en outre financé par la France, que ce soit pour les investissements, la construction des bâtiments, l’achat et la fourniture des appareils de production audiovisuelle, ou les dépenses de personnel et de fonctionnement. Chaque classe était équipée de

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deux téléviseurs qui étaient les véhicules du message pédagogique qui ne passait plus par le maître. L’avantage, tel qu’identifié par les concepteurs et la plupart des observateurs enthousiastes de l’époque, était que le élèves avaient un accès direct aux pédagogues qui avaient conçu les programmes et qui étaient considérés comme évidemment beaucoup plus qualifiés que les maîtres ordinaires. À tort ou à raison, on pensait d’ailleurs que ces derniers, de par la formation qu’ils avaient reçue, étaient nécessairement « aliénés » à la culture française, alors qu’il s’agissait d’assurer aux enfants africains une compréhension du milieu qui était le leur et une intégration harmonieuses dans ce milieu.

4. De la réussite à l’échec

La télévision scolaire du Niger a fonctionné de 1964 à 1979, date à laquelle elle fut transformée en une télévision nationale au service de tout le public nigérien. Au moment de sa conception, ses initiateurs en fixaient le seuil de rentabilité à 170 000 élèves, avec pour objectif d’obtenir, 15 ans plus tard, un taux de scolarisation de 80 à 85 % [Maes, 1969]. La plupart des rapports et des témoins de l’époque concluent à des résultats éminemment positifs. D’après Pierre Maes [1969, p. 3], pour les autorités nigériennes, « il ne semble pas qu’il y ait de doute sur la supériorité de la télévision par rapport à la pédagogie traditionnelle, pour ce qui est d’apprendre tout simplement à lire, à écrire le français ou à assimiler le programme de calcul et d’arithmétique. L’expérience est donc entièrement positive ». Pour de Saivre [1998, p. 161] : « Ce fut un grand succès, les enfants en deux ans parlaient un excellent français et étaient en avance sur les élèves de l’enseignement traditionnel. […] Les enfants du CM2 Télévisuel étaient en avance sur ceux de l’enseignement traditionnel ». Pour Egly enfin [1986, p. 339] : « La télévision scolaire du Niger a montré que l'usage intensif de programmes télévisés spécialement conçus permettait, même avec la participation d'enseignants rapidement formés, d'obtenir des résultats très satisfaisants dans toutes les disciplines. ».

Il faut ajouter à ces témoignages ceux des principaux concernés : anciens élèves, anciens moniteurs et anciens techniciens. Presque tous nos interviewés admettent que la télévision scolaire nigérienne était une expérience originale dont le succès, selon eux, était indéniable. Par exemple, à la question de savoir s’ils trouvaient l’expérience positive ou négative, sur les trente anciens élèves interrogés, vingt-trois ont répondu positivement ; cinq d’entre eux n’ont donné aucune réponse claire et deux se sont montrés assez nuancés sur les résultats :

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« Ca a été une expérience positive. Par exemple après la fermeture de la télévision scolaire on s’est retrouvés avec deux admis aux examens du CEPE alors qu’avant on avait 42 admis. » (A.D., 44 ans, militaire, promotion 1972-1978). « Je pense que l’expérience a été positive parce que beaucoup d’anciens élèves de mon village ont eu plus de succès avec la télévision scolaire que ceux qui ne l’ont pas fréquentée. Par exemple, l’élève qui était premier du centre d’examen [où composaient plusieurs centaines d’élèves de différentes écoles] était toujours de la télévision scolaire ». (N.H., 47 ans, outilleur, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1972-1978). « C’était une expérience positive. Les élèves de la télévision scolaire avaient un niveau supérieur à ceux du système traditionnel ». (G.K., 52 ans, agent d’état civil, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972).

Ces appréciations sont similaires à celles portées par tous les anciens enseignants eux-mêmes :

« Les élèves réussissaient bien. Sur une classe de 30 élèves présentés au CEPE, au moins 25 réussissaient. » (D.K., 66 ans, enseignant- moniteur de la télévision scolaire à la retraite, 1967-1980). « Expérience positive. Beaucoup de mes anciens élèves ont réussi dans la vie. » (S. B., 71 ans, ancien directeur de la télévision scolaire, 1965-1978).

Bien entendu, on peut estimer que ces déclarations, parce qu’elles viennent de personnes étroitement liées au système et d’anciens élèves qui sont maintenant cadres de l’administration, sont entachées d’un certain biais lié à leur statut actuel. Ces réactions traduisent néanmoins un sentiment généralement partagé par presque tous ceux qui se sont intéressés à la question, notamment les nombreux évaluateurs et visiteurs de pays étrangers

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désireux de répéter l’expérience chez eux et qui tous ont souligné le taux très élevé de réussite scolaire chez les enfants.

D’ailleurs, même sur le plan socio-pédagogique (c’est-à-dire la prise en compte des facteurs sociologiques, de l’environnement social dans l’approche pédagogique et l’ancrage culturel et social des connaissances transmises en rapport avec le milieu), la télévision scolaire n’a pas été qu’un échec. Contrairement à ce que l’on prétend souvent à propos de la télévision, les élèves n’étaient pas des récepteurs passifs « ingurgitant » des connaissances conçues et délivrées par d’autres. Comme le rapporte Desalmand [1986, p.100], qui a étudié la télévision scolaire en Côte d’Ivoire, ce projet, « contrairement à un discours trop répandu, n’avait pas transformé les enfants en des sujets passifs, obnubilés par l’écran. » Il souligne la « spontanéité, la curiosité, l’esprit critique » des élèves passés par la télévision scolaire et estime même que c’est ce qui est à l’origine du divorce entre cette expérience et la société ivoirienne, restée conservatrice et peu encline à accepter ces nouvelles aptitudes développées chez les enfants. La plupart des anciens élèves que nous avons interrogés expriment la même opinion. Pour A. B. S., enseignant de 51 ans, ancien élève de la promotion 1966-1972 :

« C’était un enseignement adapté à la réalité socioculturelle et socio-économique du pays parce que chaque enseignement est dispensé grâce aux images de la télé, ensuite exploité par le maître après l’émission, puis suivi de pratique par les élèves. Toutes les leçons étaient comme ça ».

Les activités pratiques étaient une composante essentielle de l’enseignement et étaient basées sur l’idée que le savoir-faire était plus important que l’accumulation de connaissances livresques ou la mémorisation de leçons sans rapport avec la réalité. C’est ce que les interviewés traduisent dans leur vocabulaire par la notion « d’enseignement concret » par opposition à ce qui n’est que théorique :

« Les élèves étaient initiés aux travaux manuels : forge, tissage, jardinage, hygiène et assainissement, élevage, reboisement, etc. Des classes-promenades étaient organisées pour découvrir l’environnement. » (H. S., 52 ans, enseignant du secondaire, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972).

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« La télévision scolaire avait aussi pour ambition de former des agents d’encadrement du monde rural. Le programme prenait en compte les activités pratiques et productives. » (M. A., 52 ans, architecte, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « La télévision scolaire prenait suffisamment en compte les réalités nationales et culturelles. On nous montrait tout : comment cultiver l’arachide ; comment les gens d’Ingall [ville touarègue du Niger] étaient approvisionnés en céréales. Comment étaient les élèves d’Ingall ; on nous apprenait les travaux communautaires, alors qu’on ne connaissait pas tout cela. » (D. T., 59 ans, responsable d’usine, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1972-1978). « Les chansons et ballets des festivals nigériens nous étaient diffusés. » (Dr. A. B., 46 ans, médecin, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1972-1979).

Les anciens élèves insistent particulièrement sur la connaissance du Niger, c’est-à-dire du milieu, et se montrent plutôt fiers de leur ancrage culturel.

Enfin, une analyse attentive des stratégies mises en œuvre par les promoteurs de l’expérience, des acteurs impliqués et des relations qu’ils ont entretenues les uns avec les autres, des interactions entre acteurs et membres des communautés concernées et de la société globale dans son ensemble révèle qu’il serait trop facile d’attribuer l’échec de ce projet à une approche exclusivement technocentriste ou à la non association des membres de la communauté, à la manière dont procèdent les évaluations fondées sur le critère participatif. Nous verrons plus loin qu’il y avait sans doute une implication insuffisante de la communauté, notamment des parents d’élèves, mais que c’est l’absence de prise en compte effective de leurs contributions qui était en cause et non leur association formelle, car la plupart des anciens élèves et enseignants affirment que les parents étaient associés aux activités pratiques et productives, qu’il y avait des émissions télévisées destinées uniquement aux parents d’élèves, que le chef de village et l’imam (c’est-à-dire l’autorité religieuse) étaient souvent consultés pour toutes les activités programmées, ainsi que les représentants des organisations de jeunesse traditionnelles, appelées à l’époque « Samaria » et implantées dans tous les villages nigériens. Les communautés villageoises ont également contribué, en main-d’œuvre, à la construction des salles de classes et des logements pour les moniteurs. Il

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existait aussi des associations de parents d’élèves, tout comme il existait un système de feed-back entre moniteurs, élèves et concepteurs de programmes via un « traveling observer » comme l’appelle Tickton [1971, p. 7] qui visitait régulièrement chaque école et aidait à intégrer les observations ou propositions recueillies. Toutefois, ces points de vue ne sont pas partagés par tous les interviewés et les divergences observées traduisent certainement des orientations personnelles des acteurs à divers moments de la vie de la télévision scolaire qui, il faut le rappeler, a duré quinze ans.

Il apparaît, en outre, que le projet n’était pas une expérience uniquement axée sur l’outil technique, mais a concerné aussi les populations. L’époque se prêtait d’ailleurs à cette relative association des communautés villageoises « de base », car l’implantation de la télévision scolaire était elle-même intervenue dans un contexte où le discours développementaliste s’articulait autour de la communication et se traduisait, au niveau des politiques nationales des pays africains, par l’idéologie de la communication pour le développement. Ainsi, par exemple, l’avènement des télévisions scolaires s’est accompagné de la mise en place des radios communautaires qui étaient censées répondre aux besoins d’information et d’éducation des communautés rurales tout en assurant une décentralisation de l’information, la participation des citoyens, l’expression de « la voix des sans voix » (expression qui trouve probablement son origine dans la célèbre citation de l’Abbé Pierre : « Il faut que la voix des hommes sans voix empêche les puissants de dormir »). C’est pourquoi au Niger, parallèlement à la télévision scolaire, les radios communautaires donnaient des cours d’adultes et menaient la « sensibilisation » des populations sur des sujets se rapportant à leur vie quotidienne. La philosophie qui animait les concepteurs du projet était donc aussi participative.

Il n’en reste pas moins que l’expérience a été abandonnée et que la télévision scolaire ne forme plus une part intégrante du système éducatif nigérien, ni d’ailleurs des autres pays (Côte d’Ivoire, Sénégal) où des tentatives similaires ont été menées. Selon Duboux [1996, p. 23], « au milieu des années 80, presque toutes ces télévisions scolaires cesseront leurs activités. Il aura fallu une dizaine d'années, des milliards de francs et des milliers de pages de rapport pour que les bailleurs de fonds d'abord, les spécialistes enfin, se rendent compte que les télévisions et les écrans n'étaient pas les meilleurs moyens de formation. » Que s’est-il donc passé ? Qu’est-ce qui explique l’écart entre le succès tel que rapporté par les acteurs et l’abandon final du projet ?

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5. Les raisons officielles de l’abandon : contraintes budgétaires et rentabilité financière.

Pour les décideurs nigériens et les experts français qui les conseillaient, aussi bien que pour les anciens enseignants et élèves (qui pour la plupart, nous l’avons vu, se refusent à parler d’échec), l’abandon du projet fut d’abord motivé par des raisons strictement financières :

« Ne parlons pas d’échec, mais d’abandon à cause du coût extrêmement élevé de la télévision scolaire. » (A. B., enseignant, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « Il y a eu abandon parce que l’État n’avait pas les moyens de poursuivre l’expérience. » (H. T., 53 ans, enseignant, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « La télévision scolaire a été abandonnée parce que ça coûtait trop cher. » (S. D., 71 ans, inspecteur d’enseignement à la retraite, ancien directeur d’une école dotée de télévision scolaire).

En effet, la part prise par la télévision scolaire dans les dépenses d’éducation et dans le budget national en général était devenue rapidement insupportable pour le gouvernement nigérien qui devait s’en remettre à la France pour son financement. D’après Carnoy [1975], qui juge les coûts « astronomiques », la mise de fonds de la France pour ce projet a été d’environ 1,5 million de dollars en 1969. Les coûts récurrents ont été de 600 000 dollars par an pour la France et d’environ 175 000 dollars pour le Niger. Le coût total annuel (y compris les autres sources de financement) était estimé à 925 000 dollars ou 1156 dollars par année et par élève ; ce qui, bien sûr, était excessif pour l’époque, particulièrement pour un pays sous-développé comme le Niger. D’ailleurs, à mesure que le projet avançait dans le temps, ce caractère insupportable des coûts devint de plus en plus évident, surtout au regard des projections en matière de scolarisation qui visaient à transformer les classes traditionnelles en classes utilisant la télévision scolaire et à atteindre un objectif d’enseignement télévisé de 95 % en 1993 pour un effectif total de 207 000 élèves. En outre, le matériel technique exigeait non seulement un entretien mais aussi un

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renouvellement constant, en raison de la recherche d’une plus grande efficacité grâce à des équipements techniques nouveaux et plus performants et souvent aussi plus chers (telles que les batteries solaires en remplacement des batteries alcalines) et cela pour des centaines de classes au Niger. L’objectif de rentabilité n’était donc pas assuré. L’idée que l’enseignement traditionnel était non seulement plus efficient, mais aussi moins coûteux s’imposa peu à peu, contredisant par là même l’objectif premier du projet qui tablait sur une baisse des coûts par élève en raison du fait qu’on pouvait en former un plus grand nombre avec moins d’enseignants et donc moins de moyens financiers.

De plus, le gouvernement se heurta rapidement à un autre problème : dès que la première cohorte des élèves issus de la télévision scolaire entra en sixième, il fallut envisager la poursuite des études en cycle secondaire pour certains d’entre eux qui le réclamaient fortement ; ce qui entraînait des charges croissantes et récurrentes pour des dirigeants politiques confrontés aux coûts élevés de la technologie scolaire. Le rythme d’expansion de l’enseignement primaire et secondaire devint donc rapidement insoutenable. Bref ! La télévision ne paraissait pas rentable en termes économiques. Or, pour faire face à ces problèmes, dont l’origine se trouvait dans le coût de la technologie scolaire, le gouvernement et les experts n’eurent pas d’autre idée que d’envisager leur solution par des moyens… technologiques ! On mit au point un projet de faisceau hertzien qui, malheureusement, ne pouvait couvrir qu’une partie limitée du territoire national et laissait même en dehors de la couverture télévisuelle des régions très proches de Niamey, telles que Tillabéry qui n’aurait pu en bénéficier que par la mise en place d’un autre… faisceau hertzien. On envisagea même le lancement d’un satellite de télécommunications qui aurait pu profiter à tous les pays de la sous-région dans un cadre multinational. Bien entendu, tous ces moyens étaient hors de portée du gouvernement nigérien qui devait s’en remettre aux organismes d’aide internationaux et aux organisations financières internationales (telles que la Banque mondiale) pour une réalisation conditionnelle, aléatoire et qui aurait pris du temps pendant que, sous la pression démographique, les besoins en éducation allaient croissant.

Toutefois, comme le projet de télévision scolaire avait été envisagé sous l’angle de la seule rentabilité, le gouvernement aurait pu se satisfaire du fait qu’il pouvait substituer au grand nombre d’instituteurs - qu’il aurait fallu former dans le système traditionnel - un nombre limité de moniteurs dont la formation était beaucoup plus rapide (deux mois), le niveau d’éducation exigé beaucoup plus bas (les moniteurs étaient recrutés parmi ceux qui avaient un certificat d’études) et les coûts évidemment beaucoup moins élevés, du moins au début. Cette approche avait cependant ses limites puisqu’elle supposait d’abandonner à leur sort des diplômés nigériens plus qualifiés pour des raisons uniquement liées à la

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rentabilité. Très vite, la question du niveau de qualification des moniteurs, qui avaient tout juste quelques années d’avance sur leurs élèves, se posa car ils furent l’objet de critiques constantes de la part des parents d’élèves, des instituteurs de l’enseignement classique et des élèves qui sortaient avec un BEPC de l’enseignement secondaire sans trouver de travail là où on employait des gens moins qualifiés qu’eux. Mais recruter des enseignants titulaires du BEPC supposait aussi les payer plus cher, en contradiction flagrante avec l’objectif de rentabilité ; les rémunérer avec un salaire de moniteur n’était pas non plus envisageable. Tous ces facteurs contribuèrent à placer la télévision scolaire sous le feu des critiques, principalement des élèves et enseignants du système traditionnel, mais aussi de certains parents d’élèves :

« Les enseignants du système traditionnel percevaient négativement la télévision scolaire. Pour eux, l’enseignement par la télévision scolaire était de la distraction. » (H. S., 52 ans, enseignant du secondaire, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « Il y avait une sorte de jalousie. Les enseignants du système traditionnel nous considéraient comme des enfants gâtés. » (H. D., 64 ans, enseignant de la télévision scolaire à la retraite, 1966-1980). « Les enseignants du système classique n’avaient pas de contact avec nous. Ils avaient leur système et nous le nôtre. Ils percevaient négativement l’enseignement télévisuel. Ils considéraient la télévision comme un facteur de perturbation de leur système. » (D. M., moniteur d’enseignement, ancien enseignant à la télévision scolaire, 1965-1974).

La perception courante, au sein des enseignants du système traditionnel, était que le maître était remplacé par l’outil technique, qu’il avait un rôle facile ou qu’il n’avait rien à faire et que donc son salaire ne se justifiait pas. À cela s’ajoutait une dépendance mal perçue par rapport aux techniciens européens (bien que nombre d’entre eux se soient retirés dans les années 1970, remplacés par des technicien nigériens). Le projet avait été conçu par une équipe internationale d’éducateurs, de spécialistes des médias, de psychologues et de sociologues [Tickton, 1971] et employait, comme nous l’avons vu, 55 techniciens français qui étaient payés au taux salarial appliqué en France. En

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outre, il avait fallu faire appel aux services de multiples consultants (toujours européens) chargés de rédiger toutes sortes de rapports et à des visiteurs et experts de toute nature. Toutefois, les raisons de l’abandon sont beaucoup plus complexes qu’un simple coût financier. Elles relèvent de facteurs à la fois politiques et sociaux qui traduisent une confrontation de visions divergentes du monde et de la société par les agents dans leurs rapports à l’objet technique. Au vu de tout ce que nous avons dit plus haut et de ce qui va suivre, on peut en effet estimer que la télévision scolaire était devenue un enjeu qui faisait l’objet d’investissements symboliques par des agents qui occupaient des positions différentes, qui avaient des intérêts et des objectifs différents quant à l’utilisation de ce média.

6. Visions divergentes du média

Il est clair, par exemple, que ceux qui étaient impliqués dans la conception et la mise en œuvre du projet, tout comme les membres de la société ordinaire nigérienne étaient porteurs de représentations spécifiques de l’objet technique, agissaient en fonction de logiques différentes et tentaient d’imposer leur conception de la télévision scolaire et de ses usages.

Ainsi, on ne peut s’empêcher de remarquer la quasi-unanimité des experts et consultants de tous ordres qui ont visité et étudié l’expérience nigérienne en matière de télévision scolaire et qui, tous, concluaient invariablement à ses aspects positifs là où certains agents de la société nigérienne (parents d’élèves, anciens élèves titulaires du BEPC et enseignants principalement) manifestaient une certaine hostilité au projet. Maes [1969, p. 2] écrit par exemple que « de très nombreux visiteurs venant principalement de France mais aussi de divers pays sont passés au Niger et ont vu fonctionner les télévisions scolaires. De l’avis pratiquement unanime, cette expérience est une révélation extraordinaire de la puissance du petit écran en matière pédagogique […] Les résultats ont paru tellement positifs […] que le gouvernement de Côte d’Ivoire a décidé de transformer tout son système d’enseignement en vue d’utiliser le plus largement possible la télévision à tous les niveaux. »

Comme nous l’avons vu plus haut, cette unanimité n’était pourtant pas partagée par certains secteurs de la société nigérienne. On peut faire l’hypothèse que cette divergence est le résultat de deux visions opposées de la technologie et de sa finalité, elles-mêmes en relation avec la position respective des agents. À cet égard, le discours unanime des « experts » sur l’impact supposé positif de la télévision scolaire peut même être interprété comme résultant de l'idéologie d'une élite professionnelle désireuse de maintenir les

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avantages associés à l'utilisation de ces objets techniques en Afrique. Cette élite est intéressée à la formulation de politiques nationales de développement et d’éducation qui utilisent ces technologies car elles se traduiraient par plus d'aide étrangère, plus de programmes et de projets avantageux pour eux en termes d'emploi, de consultations et de créations d'ONG. Leur discours serait donc un discours de légitimation de politiques technologiques pour des groupes nationaux et internationaux de professionnels et d’organismes d’aide qui partagent des intérêts communs dans la promotion de ces technologies et dont les visions du monde sont réappropriées par les décideurs et autorités politiques africaines. Ainsi, les représentations de la télévision éducative en Afrique ont été construites à travers un discours qui reflète l'idéologie du développementalisme (fondée sur le déterminisme technologique) et les intérêts de groupes particuliers d'agents.

À l’opposé, les parents d’élèves et les autres membres de la communauté, bien que formellement consultés ou associés, n’avaient pas grand-chose à dire sur l’expérience. Ce qui traduisait surtout l’état d’un certain rapport de forces entre les concepteurs européens du projet, l’État nigérien et les communautés locales. Pour les premiers, la télévision était un outil qui devait changer non seulement la façon d’apprendre mais surtout rendre efficace l’enseignement sous son angle quantitatif essentiellement (combien d’élèves formés en combien de temps et à quels coûts). C’est sous le prisme de l’objet technique qu’étaient appréhendés le système éducatif et ses effets sur la société d’ensemble. Cette approche technocratique se traduisait par l’obsession de la rentabilité au sens quantitatif du terme et l’impact que l’introduction de cette technologie devait avoir sur le reste de la société, sa capacité à la transformer, pour ainsi dire, de l’extérieur comme dans un espèce de causalité linéaire qui devait conduire de l’objet technique aux élèves puis à la société.

Pour les seconds, l’acceptation de l’école moderne elle-même, en tant que système d’éducation des enfants, posait problème. Il faut encore une fois rappeler que le pays sortait tout juste de la colonisation, qui était à la fois un système de domination économique, politique et culturel. L’école était encore perçue comme une menace sur les valeurs culturelles traditionnelles :

« À cette époque, nos parents en général percevaient négativement la télévision scolaire et l’école tout court. Pour eux, c’était l’école des Blancs, l’école amenée par les colons, donc imposée. » (M. S., 52 ans, agent d’hygiène, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972).

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« Nos parents percevaient négativement la télévision scolaire. Ils y étaient hostiles. » (A. B. S., 51 ans, enseignant, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « La télévision scolaire était perçue négativement car nos parents ne voulaient même pas de l’école surtout que les premières classes étaient implantées en plein milieu rural, au sein de nos communautés et qu’elles apparaissaient comme une menace directe sur les valeurs sociales et culturelles. » (H. S., 52 ans, enseignant du secondaire, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972). « À cette époque-là, il y avait un conservatisme traditionnel et islamique [rappelons que le Niger est musulman à plus de 98 %] très prononcé. L’école en général était considérée comme un reniement des valeurs de la société. » (O. I., 50 ans, technicien-transcripteur, ancien élève de la télévision scolaire, promotion 1966-1972).

On voit donc que ce qui était perçu par les promoteurs européens comme une démarche progressiste et un souci de prise en compte du milieu de l’élève apparaissait au contraire pour beaucoup de parents comme une menace pour leurs valeurs socioculturelles. Toutefois, ces derniers n’échappaient pas à la fascination exercée par le petit écran dans ces zones où, à l’époque, la télévision était encore à peine connue. Comme le souligne l’un de nos interlocuteurs, « ils voyaient comme un spectacle fantastique les émissions montrées aux élèves » et ressentaient donc une certaine fierté à l’idée que leurs enfants faisaient partie de ce monde nouveau. Il n’en demeurait pas moins que l’école, présentée comme obligatoire par les autorités politiques, apparaissait comme imposée à des populations impuissantes qui ne faisaient ce qu’on leur demandait (comme de suivre par exemple les émissions de « sensibilisation » diffusées chaque vendredi) que par obéissance à l’autorité. Le contexte de l’époque, qui était encore celui des régimes politiques dictatoriaux d’avant la vague des démocratisations des années 1990, favorisait largement la perception de la télévision comme un instrument au service des dominants - et ceux-ci allaient d’ailleurs rapidement pressentir le profit qu’ils pouvaient en tirer comme instrument de contrôle des populations. Nous avons insisté sur le fait que la télévision scolaire n’était pas un échec et précisé que les raisons

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officielles de son abandon étaient financières, mais on peut aussi constater que la décision des autorités a été motivée par des raisons politiques.

Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’attitude du régime de Seyni Kountché à l’égard du projet. En effet, en 1974 (soit dix ans après le début de l’expérience), le gouvernement du Président Diori Hamani sera renversé par le colonel Seyni Kountché qui instaurera un régime dictatorial jusqu'à sa mort en 1987. L’une des caractéristiques principales de son régime était l’embrigadement des populations urbaines et rurales pour des objectifs de « construction nationale » et le contrôle strict des médias. Les seuls tolérés étaient les médias officiels, propriété de l’État : l’organe de radiodiffusion nationale ORTN (Office de Radio-Diffusion Télévision du Niger), le journal officiel gouvernemental Le Sahel et, plus tard, Télé Sahel, télévision nationale sous contrôle gouvernemental à l’origine de laquelle on trouve Télé-Niger, c’est-à-dire la télévision scolaire. Si donc quatre ans après son arrivée au pouvoir, Kountché a décidé d’abandonner la télévision scolaire, c’était aussi parce qu’il voulait s’approprier des infrastructures, des équipements et des techniciens formés en grand nombre pour les mettre au service de son régime ; en effet, la télévision scolaire qui fut directement transformée en télévision nationale à partir de 1978. Et, de fait, cette nouvelle télévision va devenir l’un des principaux instruments de propagande et de contrôle des populations sous le régime de Seyni Kountché qui avait donc des objectifs différents de ceux de Diori Hamani. Il sut ainsi tirer profit du coût financier exorbitant du projet, de l’hostilité développée par une frange des enseignants exerçant dans le système traditionnel et par de nouveaux diplômés du système d’enseignement traditionnel, ainsi que de l’hostilité latente des populations nigériennes en général. Kountché va alors transformer la télévision scolaire, non seulement en une télévision nationale, mais en « télévision pour le développement », réorientant le rôle assigné à ce média en conformité avec l’idéologie et les attentes du régime. Cela vient conforter l’idée d’un usage des technologies commandé par les rapports sociaux et politiques, à l’inverse des présupposés qui font dépendre l’évolution sociale de l’introduction de nouvelles technologies.

Conclusion

Au cours des récentes années, de multiples expériences éducatives, toutes centrées autour des TIC, ont vu le jour en Afrique. Ce sont, par exemple, les écoles numériques de brousse, les expériences d’alphabétisation par téléphonie cellulaire, les universités virtuelles africaine ou francophone et les campus

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numériques francophones précédemment évoqués. Dans beaucoup de cas, l’idée qui sous-tend ces expériences est que les TIC ont la capacité de pallier l’absence d’infrastructures éducatives, le manque de personnel et de compétences, le non accès à la documentation scientifique et technique spécialisée et de réaliser un bond de géant vers le développement. Néanmoins, ce n’est pas la seule fois que des projets grandioses et des espoirs de développement accéléré ont été fondés sur l’usage et l’adoption de technologies nouvelles auxquelles on accordait la capacité de faire des miracles. La télévision scolaire du Niger a été une de ces expériences. Elle trouve son origine dans des projets similaires implantés en France, puis transposés en Afrique. Si elle a été abandonnée cependant, ce n’est pas nécessairement, ainsi que nous nous sommes efforcé de le montrer, parce qu’elle était utopique ou a échoué. Le contexte sociopolitique de sa mise en œuvre permet d’expliquer les problèmes qui allaient mener à son abandon. La télévision a en effet été un enjeu de lutte entre divers agents sociaux, tous dotés de représentations divergentes de l’outil technique et tous mobilisés pour imposer leur vision de la technologie et de son usage. La transformation finale de la télévision scolaire en télévision nationale tournée vers des objectifs de « construction nationale », de « développement » et de « sensibilisation des populations » traduit l’issue de cette lutte.

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tic&société Vol. 5, n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012Les TICs dans les pays des Suds

« Parabolisation » et logiques des acteurs enTunisieEntre le jeu des publics et des pouvoirs publics

Aida FITOURI

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1106DOI : 10.4000/ticetsociete.1106

ÉditeurAssociation ARTIC

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Référence électroniqueAida FITOURI, « « Parabolisation » et logiques des acteurs en Tunisie », tic&société [En ligne], Vol. 5,n°2-3 | 2e sem. 2011 / 1er sem. 2012, mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 04 septembre 2020.URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1106 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.1106

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« Parabolisation » et logiques des acteurs en Tunisie : entre le jeu des publics et des pouvoirs publics

Aida FITOURI Maitre assistant Emirat College of Technology departement de Mass communication Millennium Tower, Sheikh Hamdan Street, P. O. Box: 41009, Abu Dhabi, United Arab Emirates [email protected]

Aida Fitouri est docteur en sciences de l'information et de la communication. Elle a soutenu en décembre 2008 sa thèse portant sur les « usages de la télévision par satellite en Tunisie et le renouvellement des enjeux », sous la direction de Bernard Miège au GRESEC (Groupe de recherches sur les enjeux de la communication), université Stendhal Grenoble III. Ses travaux de recherche portent sur l'analyse des rapports entre technologies et société et sur les stratégies des acteurs. Actuellement elle est maitre assistant aux Emirats College of Technology aux E.A.U.

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« Parabolisation » et logiques des acteurs en Tunisie : entre le jeu des publics et des pouvoirs publics

Résumé L’introduction de la télévision par satellite en Tunisie a suscité un engouement remarquable chez les téléspectateurs. Elle a conduit à une « parabolisation » massive des foyers, formant ainsi un véritable phénomène de société qui figure parmi les mutations dominant la fin du dernier millénaire. Cet article examine de près les différentes logiques des acteurs en présence. Il vise plus précisément, en adoptant une perspective pragmatique, la contextualisation du phénomène « parabole » en Tunisie en y incluant les dimensions historique, juridico-politique et socioculturelle. En d’autres termes, au-delà d’une vision fonctionnelle de la parabole en terme de communication, l’objectif de cet article est d’analyser comment les différents acteurs ici en jeu investissent cette technologie de significations et de représentations et comment ils traduisent leurs représentations et leurs intérêts à travers des stratégies et des logiques qui les impliquent à des degrés divers, tantôt dans des confrontations directes, tantôt dans des relations tactiques, tantôt encore dans des alliances implicites. Mots clés : Tunisie, parabole, logique des acteurs, État, public, représentation, appropriation. Abstract The launching of the television programs via satellite in Tunisia has had a remarkable impact on viewers. It led to a massive “satellite broadcasting" throughout almost every home. Thus, a new social phenomenon has emerged among the predominant changes that marked the end of the millennium. Thus, this article deals with the different approaches and attitudes of the actors. It aims more precisely, by adopting a pragmatic perspective, at the contextualization of the parable phenomenon parable in Tunisia by including the historical, jurido-political and socio-cultural dimensions there. In other words, beyond a functional vision of the parable in terms of communication, the objective of this paper is to analyze how various

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actors invest and use this effective and significant technology that is also representative and how they vehicle their interests and their representations through strategies and through ideals which drive them either to direct confrontations, or to tactical relations, or even to implicit alliances. Keywords: parable, logic of the actors, State, publics, representations, appropriation. Resumen La introducción de la televisión por satélite en Túnez generó un notable entusiasmo entre los tele-espectadores. Esto condujo a una "parabolización" masiva en los hogares, formando así un fenómeno social que se encuentra entre las mutaciones dominantes del fin del último milenio. Este artículo examina muy de cerca los diferentes enfoques de los actores. Este trabajo tiene como objetivos principal, adoptando una perspectiva pragmática, la contextualización del fenómeno ‘Parabola’ en Túnez y en incluir los contextos históricos, jurídico-políticos y socio-culturales. En otras palabras, más allá de una visión funcional de la antena parabólica en términos de comunicación, el objetivo de este artículo es el analizar como los diferentes actores invierten en esta tecnología, comentar su significado y su representación y como se traducen en experiencias e intereses a través de enfoques y estrategias a diversos niveles, en ocasiones en confrontaciones directas otras en relaciones tácticas e incluso en alianzas implícitas. Palabras clave: plato, enfoque de los actores, el estado, la sociedad, representaciones, la apropiación.

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Introduction

En Tunisie, comme dans la plupart des pays du Sud, le discours dominant véhicule une approche empreinte de déterminisme technologique et met systématiquement en avant le déploiement des technologies de l’information et de la communication au service du développement humain. Dans ces pays, les rapports entre technologie et société - celle-ci représentée par ses différents acteurs - constituent une question fondamentale, question que nous abordons dans cet article à partir du phénomène « parabole » en Tunisie pendant la période allant du début des années 1990 au milieu des années 2000, soit depuis son apparition en Tunisie jusqu’à sa banalisation en passant par sa généralisation. Avec le recul du temps, il semble difficile de ne pas analyser ce phénomène comme des plus complexes et des plus délicats de l’intégration d’une technologie de la communication dans un pays du Sud. Outre sa complexité, ledit phénomène montre que cette intégration a été un processus doublement paradoxal1. Un premier paradoxe vient des représentations qui animent les deux acteurs centraux (l’État et les publics) et des logiques qui en découlent. Le deuxième paradoxe apparaît dans les logiques mêmes de l’État qui, d’un côté, a essayé de garder mainmise sur l’audiovisuel, et, de l’autre côté, a opéré une ouverture du secteur. À l’évidence, toutes ces contradictions font émerger des questionnements autour de l’insertion et de l’appropriation d’une technologie dans une société donnée et autour des différentes logiques qui animent les acteurs ; quelles sont les finalités de ces logiques, leur raison d’être, leurs apports et leurs limites. Dans ce sens, la Tunisie offre un terrain d’observation privilégié pour explorer ces questionnements car les logiques des différents acteurs, de même que les représentations faites de ces technologies, s’expriment avec un décalage et une tension particulière dans un contexte audiovisuel en pleine mutation.

S’informer sur l’insertion de la parabole en Tunisie et sur son appropriation sociale n’est toutefois pas chose aisée, alors même que la question des technologies de l’information et de la communication sature les discours politiques et sociaux. Hormis quelques recherches isolées, des articles qui font mention d’exemples d’usages rapidement commentés ou des données quantitatives de mesure d’audience fournies par des principaux bureaux

1 Nous empruntons à Riadh Ferjani la notion de « paradoxe » qu’il a utilisée pour qualifier la

configuration de l’espace télévisuel tunisien telle qu’elle apparaissait depuis le début des années 1990. [FERJANI R., 2003],

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d’études en Tunisie (Sigma Conseil et Média Scan), les monographies détaillées relatives à cette question sont, à notre connaissance, encore rares2.

Afin de répondre à notre objectif de recherche, nous aborderons les principales politiques adoptées par les pouvoirs publics à travers la recherche documentaire qui portera, en partie, sur les textes de loi relatifs à la règlementation de la parabole en Tunisie.

Deux logiques caractérisent ces politiques : la première est orientée vers les usagers et se traduit par un ensemble de mesures visant l’autorisation, la limitation, voire l’interdiction des équipements. D’un point de vue chronologique, nous pouvons la situer dans la décennie 1990. La deuxième est marquée par l’abandon progressif de ces mesures et l’orientation vers le secteur audiovisuel lui-même en vue de sa restructuration et de son ouverture. Nous analyserons ensuite les logiques d’appropriation de la parabole par les publics tunisiens à partir des principales tendances révélées par une enquête par questionnaire réalisée à Tunis dans le cadre de notre thèse de troisième cycle3. Ces résultats ne seront pas énoncés en termes de statistiques mais plutôt en termes de tendances générales, livrant ainsi quelques éclairages sur l’appropriation de la parabole par les usagers ainsi que les représentations que ces derniers lui associent.

Mais avant d’en venir au phénomène « parabole », il nous faut expliciter, même brièvement, deux notions clés sur lesquelles repose notre analyse : la notion de « logiques sociales » et celle de « représentations sociales ».

2 Peu de chercheurs travaillent en effet sur cette question, les plus connus sont R. Ferjani, L.

Chouikha, R Najar. 3 Une enquête par questionnaire conduite en 2006 à travers 4 gouvernorats (Tunis, Ariana, Ben

Arous, Manouba) qui abritent le quart de la population tunisienne, sur un échantillon de 120 personnes équipées de matériel de réception parabolique. L’échantillon a été construit de manière à obtenir des profils différenciés par l’âge, le sexe, le milieu d’origine, le niveau d’études, l’activité et respectait plus ou moins les proportions de ces catégories dans la population réelle. Les candidats ont été rencontrés dans des lieux bien précis : cafés, universités, bibliothèques, entrées de gares, centres commerciaux, foyers. Le questionnaire, composé en majorité de questions fermées, mais aussi de questions ouvertes soumises à une analyse de contenu, visait à collecter des informations sur l’équipement des ménages en matériel de réception télévisuelle (parabole et appareil récepteur de télévision), sur la décision et les motivations d’achat de la parabole, le choix des chaînes et des programmes télévisuels, la durée quotidienne d’écoute de Tunisie 7 et des autres chaînes sélectionnées, les pratiques d’audience et le rapport à la parabole.

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1. Les logiques sociales des acteurs comme cadre d’analyse

D’une manière générale, la pénétration d’une nouvelle technologie dans une société donnée s’analyse entre les jeux des publics (populations qui réalisent l’acte d’achat des matériels et qui s’approprient ces technologies) et des pouvoirs publics (qui créent des conditions plus ou moins favorables à cette dynamique). La notion de logiques sociales s’avère ainsi pertinente pour mieux comprendre les phénomènes sociaux liés à l’usage des technologies de l’information et de la communication - ici nous entendons l’usage comme « l’utilisation d’un média ou d’une technologie, repérable et analysable à travers des pratiques et des représentations spécifiques » [Millerand, 1998].

Dans un court texte publié en 1982 et intitulé « Comment les nouvelles technologies vont-elles changer les rapports sociaux ? », Yves de la Haye y avait esquissé un modèle d’analyse construit sur la dynamique des interactions entre quatre logiques sociales identifiées alors comme la logique d’État, la logique marchande, la logique des mouvements sociaux et culturels et, enfin, une logique issue de la sociabilité [De La Haye, 1982].

Dans cet article, nous retiendrons trois grandes logiques inhérentes à la dialectique d’action et d’interaction entre les acteurs sociaux identifiés, afin de définir un cadre opérationnel d’analyse du phénomène « parabole » en Tunisie :

− une logique d’État qui, à travers ses multiples appareils de communication, cherche à produire du consentement, élargir ses bases d’appui, ajuster son hégémonie ;

− une logique de mouvements sociaux et culturels pour lesquels l’information et la communication sont avant tout des instruments de lutte, ou de prise de conscience, de cohésion, d’identité ou d’affranchissement ;

− dans une moindre mesure, nous serons amenés à évoquer la logique marchande, caractérisée par un but de conditionner, de distribuer et de vendre des produits informatifs.

Uniquement trois logiques plutôt que quatre puisque, après analyse, ces trois logiques apparaissent, des points de vue historique et géopolitique, davantage visibles et décisives dans la définition et l’interprétation de l’appropriation et des usages sociaux d’une technologie dans une société donnée.

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2. Représentation et imaginaire de la parabole comme paradigme pour la compréhension des logiques d’appropriation sociales des acteurs

Quelles représentations se font les différents acteurs sociaux de la parabole ? À quel point ces représentations et cet imaginaire peuvent-ils traduire leurs pratiques et leurs logiques ?

Comprendre le statut d’une technologie revient à saisir ce qu’elle représente pour les usagers et pour les principaux acteurs concernés dès lors que cette technologie vient s’inscrire dans le contexte de la vie quotidienne qui désigne un niveau de réalité (entre autres symbolique) et un système de pratiques.

Selon Pierre Legendre, « l’homme symbolise comme il respire ». Impossible donc de dissocier des technologies de l’imaginaire qu’on leur associe et qu’on associe à leurs usages potentiels. Dans ce sens, l’imaginaire peut être entendu comme un ensemble de représentations sociales bijectives : à la fois du réel transformé en représentation et la réalisation de représentations sociales ou individuelles [Musso, 2009]. Le sociologue Gilbert Durand le définit comme « ce

connecteur obligé par lequel se constitue toute représentation humaine » [Durand, 1994]. Aux objets techniques et aux pratiques sociales sont donc associés des imaginaires : c’est l’entremêlement des deux qui structure les usages de la technologie mais qui, dans une large mesure, définit les logiques des acteurs sociaux à son égard. Or, les TIC sont surchargées de signes et de significations. Nous montrerons ainsi que l’appropriation de la parabole dans la société tunisienne est sous-tendue par des représentations et des métaphores indissociables de cette technologie.

2. Pouvoirs publics, les logiques de l’ambivalence

Le potentiel de la radiodiffusion en termes de propagande ou d’intérêt stratégique, voire impérialiste, avait déjà été démontré il y a longtemps par la diffusion de programmes radio à ondes courtes qui, en traversant les frontières, avait aussi mis en exergue « un conflit potentiel entre le principe de

souveraineté et celui de liberté d’expression » [Sakr, 2001]. La transmission des messages et des données à travers la télévision par satellite a intensifié et développé ces contradictions et ces conflits. Elle a permis aux téléspectateurs équipés d’une antenne parabolique d’accéder à un grand nombre de programmes télévisuels directement, sans que ces derniers soient passés au crible d’une instance de contrôle dans les pays de réception. Face à cette

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situation opposant, d’un côté, principe du droit à l’information et sa libre circulation et, de l’autre, souveraineté de l’État et crainte d’une ingérence dans ses affaires intérieures à travers les diverses formes de propagande et d’influence des médias internationaux, les logiques des pouvoirs publics tunisiens vis-à-vis du phénomène « parabole » étaient contradictoires. Elles variaient dans le temps et selon le contexte sociopolitique et économique du moment. Une première logique que nous qualifions de coercitive s’est traduite principalement par l’intervention législative visant à limiter l’équipement des usagers en antennes paraboliques. Une seconde logique, d’esprit quelque peu libérale, affichait ostensiblement une volonté de restructurer le secteur de l’audiovisuel.

2.1 Règlementation juridique et attitudes ambivalentes

En élargissant notre terrain d’observation au Maroc et à l’Algérie, on relève que, bien que comparable aux autres sociétés maghrébines, la Tunisie est aussi un exemple extrême des tensions entre les logiques de l’État et celles des usagers concernant la question de la parabole. À titre d’exemple, en Algérie, les pouvoirs publics ont considéré qu’il s’agissait finalement d’un outil utile de lutte contre la propagation de l’islamisme. Le gouvernement, qui a laissé faire4

, s’est abstenu de toute réglementation en la matière [Madani, 1995]. Par ailleurs, l’accessibilité du matériel de réception, grâce au phénomène « trabendo »5, a largement favorisé et accéléré la « parabolisation » des foyers algériens. Au Maroc, c’est le Palais royal qui a enclenché le mouvement, en installant, pour la consommation privée de la famille régnante, des équipements puissants permettant, dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, de recevoir les signaux avec une simple antenne UHF. L’administration, de son côté, n’a pas essayé de faire obstacle à l’entrée des démodulateurs et s’est abstenue de soumettre l’achat d’antennes paraboliques à une déclaration préalable et à une taxe de 480 euros, comme requis par un décret gouvernemental. Ce décret fut abrogé par la Cour suprême en 1992 à la suite d’un mouvement mené par les avocats marocains alléguant que la mesure allait contre la constitution qui

4 Le mouvement social revendicatif de 1988 a accéléré le rythme d’acquisition de moyens de

réception par satellites. Ce phénomène, appelé « parabolisation », reposait sur une équipe qui importait le matériel et une autre qui l’installait et le diffusait. 5 Mot né dans l’Ouest algérien et qui est tiré de « contrebande ». Plus qu’un simple phénomène

social, le trabendo est un puissant soubassement socio-économique de toute la société algérienne, une véritable institution économiquement structurée, socialement hiérarchisée, génératrice d’immenses profits et pourvoyeuse de centaines de milliers d’emplois directs et indirects.

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garantit le droit de l’information et qu’elle portait atteinte aux droits des citoyens. Le roi Hassan II lui-même prit position contre ledit décret, se définissant comme un homme libéral qui défend le droit à la libre circulation des images et de l’information [Leal-Adghirni, 1996].

En Tunisie, la manière dont les pouvoirs publics ont appréhendé la parabole reflétait leurs intentions de limiter sa pénétration dans le pays. Leurs réactions se sont traduites par une intervention législative visant à autoriser, limiter ou interdire la vente de matériels au gré de textes réglementaires ou de simples instructions adressées aux services des douanes, de la police et aux commerçants. Le texte de loi publié le 15 janvier 19886 affichait clairement l’objectif de ralentir, de contrôler et de taxer l’équipement en antennes paraboliques. Il a soumis les premiers arrivages de stations à une autorisation et à un paiement annuel d’une redevance de 120 DT7 plus 20 DT par récepteur supplémentaire. Les deuxièmes stations, par contre, furent soumises à une simple déclaration auprès du ministère des Communications lors de l’installation, mais assujetties à une redevance « forfaitaire » de 60 DT, payable en une seule fois lors de l’acquisition des équipements. Avec les taxes ajoutées au prix d’installation qui oscillaient entre 2 000 et 3 000 DT, la parabole était devenue de facto un luxe réservé aux plus riches. La même loi interdisait par ailleurs toute importation ou commercialisation de ces matériels. Elle est restée cependant sans application et a été modifiée par une nouvelle loi8 qui a mis en œuvre un nouveau dispositif de nature à freiner remarquablement l’équipement des foyers et à le limiter, objectivement, aux strates sociales les plus aisées.

Trois principales mesures y étaient engagées (articles 5, 11, 12) :

1) l’équipement est soumis à l’autorisation du ministère de la Communication et du maire de la commune de résidence alors qu’il n’était auparavant subordonné qu’à une simple déclaration au ministère chargé des Communications ;

2) une taxe annuelle versée à l’avance et en une seule fois est imposée sur toute installation d’antenne parabolique individuelle ou collective ;

3) la réception satellitaire est interdite dans les lieux publics, cafés, restaurants, clubs, centres culturels nationaux et étrangers, à l’exception des hôtels de tourisme, dont même les plus modestes sont déjà équipés. Ce dispositif visait à favoriser les installations collectives au détriment des

6 Loi n°88-1 du 15 janvier 1988 relative aux stations terriennes individuelles ou collectives pour la

réception des programmes par satellite, JORT, n°6, p.82. 7 1 dinar tunisien équivaut à peu près à 1.8 euro.

8 Loi organique n°95-71 du 24 juillet 1995, JORT, n°61, p.1611.

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équipements individuels. Ceci ressort des dispositions du décret du 16 octobre 19959 qui a fixé les redevances d’agrément et d’homologation ainsi que les redevances d’utilisation des antennes de réception des programmes par satellite. Le montant des redevances d’utilisation variait selon le type et le lieu d’installation. Les installations individuelles étaient soumises à une redevance annuelle variant entre 20 DT pour une antenne installée sur le toit et 100 DT pour une antenne installée dans le jardin alors que l’équipement collectif était subordonné à une taxe annuelle collective de 150 DT pour une première antenne installée sur le toit. Or, le parc mis en activité jusqu’alors était constitué en grande partie d’antennes de type individuel, les équipements collectifs ne desservant que de petits immeubles.

Cette tendance à s’équiper d’antennes individuelles trouve sa justification dans des raisons de liberté de choix et d’indépendance chez une grande partie de la population interrogée lors de notre enquête : « Je préfère choisir en toute

liberté les chaînes de télévision que je vais regarder. Je ne veux pas dépendre

du reste des habitants de l’immeuble », nous a confié un des habitants d’un immeuble de la capitale. Passant outre ces restrictions, l’importance du marché parallèle des antennes paraboliques et les ruses de toutes sortes auxquelles recourraient les usagers pour s’équiper d’une antenne ont rendu le contrôle auprès des utilisateurs impossible à effectuer. En 1997, cette réglementation est tombée en désuétude et les Tunisiens ont pu combler le retard pris sur leurs voisins algériens et marocains. Néanmoins, il a fallu attendre 10 ans pour que les taxes annuelles soient supprimées10.

2.2.Démonopolisation ou monopolisation « liftée » ?

La deuxième logique vise à redéployer tout le secteur audiovisuel tunisien et relève, elle aussi, d’un grand paradoxe.

D’un côté, l’État a essayé de renforcer son contrôle sur la communication audiovisuelle à travers la création, dans les années 1990, d’organismes en

9 Décret n°95-2035 du 16 octobre 1995 fixant les redevances d’agrément et d’homologation ainsi

que les redevances d’utilisation des antennes de réception des programmes de télévision par satellites et les redevances d’exploitation des réseaux de distribution des programmes de télévision par câble, JORT, n°85, p.2007. 10

Loi organique n°2006-42 du 26 juin 2006, portant modification de la loi n° 88-1 telle que modifiée et complétée par la loi organique n°95-71 du 24 juillet 1995, JORT, n°52, p.1731.

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relation avec la radio et la télévision tunisienne tels que l’ATCE11. Rappelons que cette agence avait mission double, à savoir renforcer la présence médiatique du pays et promouvoir son image de marque à l’extérieur, mais également contrecarrer l’action de propagande antigouvernementale entamée par les opposants politiques ou par les médias étrangers. Trois ans plus tard, la création de l’ONT12 est venue, en quelque sorte, maintenir le monopole étatique de la diffusion, sa mission étant d’assurer en exclusivité la diffusion des programmes radiophoniques et télévisés.

De l’autre côté, l’État a opéré une certaine souplesse dans le secteur par le changement de statut juridique de la « Radio et télévision tunisienne (RTT) »13. Théoriquement, ce changement visait la décentralisation du service public de la radiodiffusion, l’attribution de l’autonomie administrative et financière à l’établissement (qui réunissait alors sept chaînes de radio et deux chaînes de télévision étatiques). Il devait également lui accorder une certaine liberté de gérer le secteur audiovisuel.

Toutefois, l’appareil n’a pas changé de ministère de tutelle, le contrôle a

posteriori, exercé par le pouvoir central ou l’administration centrale, revenant au seul ministère de l’Information. Dans cette même logique, l’ANPA14 a été créée quelques années plus tard pour développer davantage les ressources propres de l’établissement en dehors de celles tirées de la publicité et ce, grâce à la vente des programmes recherchés à l’étranger, en particulier dans les pays du Maghreb.

Dans la foulée, une deuxième chaîne publique de télévision baptisée Canal 21 a vu le jour en 1994 à la suite d’une initiative présidentielle. L’objectif de sa création n’était pas de concurrencer Tunis 7, mais plutôt de compléter son action dans le but d’enrichir la télévision publique en Tunisie en s’adressant à un public exclusivement jeune. À ses débuts, la chaîne a pu attirer les jeunes téléspectateurs tunisiens en adoptant une grille de programmes plus ou moins attractive et un rythme vif et plus rapide que celui de la première chaîne nationale. Cependant, son attrait et son succès furent brefs, tant ses débuts ont coïncidé avec la multiplication des chaînes de télévision satellitaires et l’expansion du parc des antennes paraboliques en Tunisie.

11

Loi n°90-76 du 7 août 1990 portant création de l’Agence tunisienne de communication extérieure, JORT, n°52, p.1032. 12

Loi n°93-8 du 1er février 1993 portant création de l’Office national de télédiffusion, JORT, n°10, p.196. 13

Loi n°90-49 du 07 mai 1990 portant création de l’Établissement de la radiodiffusion télévision tunisienne (ERTT), JORT, n°32, p.603. 14

Loi n° 97-38 du 02 juin 1997 portant création de l’Agence de la promotion audiovisuelle, JORT, n°45, p.1022.

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Une des réformes importantes visait l’ouverture de l’espace audiovisuel aux radios et télévisions du secteur privé.

Le 7 novembre 2003, le président Ben Ali a en effet décidé l’attribution d’une fréquence ainsi que le démarrage de Radio Mosaïque, première station radio privée à transmission indépendante sur le Grand Tunis. De même, une deuxième station privée régionale, Radio Jawhara, a été autorisée à émettre depuis juillet 2005.

Dans l’intervalle, une première chaîne de télévision privée, Hannibal TV, a été lancée le 13 février 2005, ce qui l’a placée dans une position de concurrence directe avec les deux chaînes publiques Tunis 7 et Canal 21, mais aussi avec les quelques centaines de chaînes satellitaires dont la majorité est représentée par les chaînes arabes. Son promoteur, Larbi Nasra, est un homme d’affaires tunisien peu connu dans le monde des médias. L’essentiel des programmes de la chaîne est en dialecte tunisien, avec une grille variée et généraliste, visant un public exclusivement jeune et proposant notamment des variétés musicales, des feuilletons, des films et surtout du sport, ainsi que plusieurs productions arabes.

Une deuxième autorisation a été accordée à Nessma TV, une télévision offshore lancée le 15 mars 2007 par l’agence de communication Karoui & Karoui, active au Maghreb central depuis plusieurs années. La chaîne a démarré ses programmes avec en émission phare une Star Academy Maghreb. Pour le reste de sa grille de programmes, elle propose de la musique, des films, des feuilletons, égyptiens pour la plupart, et des programmes de divertissement.

Autoriser des personnes privées à lancer leurs propres chaînes de télévision dans un paysage où aucune initiative de ce genre n’a existé auparavant peut paraître, a priori, une véritable innovation. Or, la pratique montre que l’ouverture du secteur aux initiatives des opérateurs privés obéit elle aussi au contrôle de l’État et en grande partie aux mêmes règles qui régissent les chaînes publiques. Outre les autorisations qui ont été accordées selon « l’appréciation

discrétionnaire de l’Administration, avec parcimonie et de manière inéquitable et

opaque » [Chouikha, 2005-2006], personne ne sait précisément comment les appels d’offres ont été lancés ni à partir de quel cahier de charges, les textes des conventions n’étant plus portés à la connaissance du public. Quant aux critères de désignation des opérateurs - hormis l’allégeance au pouvoir politique - , ils restent indéfinis. Le contenu des programmes de ces chaînes confirme, par ailleurs, que la privatisation du secteur ne suppose nullement une liberté totale pour cette chaîne d’aborder tous les sujets.

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Ainsi a-t-on vu Hannibal TV jouer la carte de la prudence en misant sur des programmes de variété et de divertissement plutôt que sur des informations même si, en choisissant dès le lancement une ligne éditoriale distinguée, elle a tenté de traiter certains sujets jusqu’alors tabous dans la télévision tunisienne comme les matchs de football truqués, les mères célibataires, les SDF ou encore le Sida.

Nessma TV observe la même conduite que ses précédentes consoeurs, faisant prudemment l’impasse sur les journaux télévisés, les reportages, les magazines et les débats : « L’information coûte cher et ne rapporte que des

ennuis ! Le contenu des programmes sera soft, familial, aseptisé » [Ghorbal, 2006], c’est en ces termes que l’un des deux promoteurs de la chaîne a présenté l’orientation de celle-ci !

À regarder de plus près, les démarches entreprises par les pouvoirs publics tunisiens pour l’ouverture du secteur et l’assouplissement du monopole reproduisent les mêmes logiques de néo-patrimonialisme15 mais sous des formes soigneusement « liftées » qui leur garantissent malgré tout une certaine « respectabilité internationale » [Chouikha, 2005-2006].16.

3. Les logiques des publics

3.1. Appropriation et « arts de faire »

La notion d’« appropriation » remonte par ses origines à une socio-politique des usages dont les travaux se fondent sur les courants de l’autonomie sociale. Elle recouvre toutes les compétences techniques et cognitives chez les individus et les groupes qui manient quotidiennement une technologie donnée. Au sens que lui donne Serges Proulx, il s’agit d’un procès à la fois individuel et social qui concerne aussi bien la sphère privée que la sphère publique. Ce procès devient, selon Josiane Jouët, l’acte même de se construire en « soi » [Jouët, 2000]. L’appropriation des antennes paraboliques par les publics tunisiens avait été précédée par des réactions et des pratiques qualifiées parfois de « braconnages », voire d’inventivité ou de « poïétique » [De Certeau, 1980].

15

L’étatisation de la société (faible degré d’autonomie des institutions sociales et tendance à la monopolisation de l’ensemble des pouvoirs par le centre politique), la privatisation de l’État (appropriation et gestion privée de l’État par les élites gouvernementales) et la clientélisation de la société (allocation des ressources suivant le critère des allégeances) 16

Plusieurs instances économiques internationales telles que l’Organisation mondiale du commerce et technologiques comme l’Union internationale des télécommunications insistent dans leurs accords et déclarations sur la nécessité pour les États d’ouvrir au privé le secteur des télécommunications.

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Au cours des années quatre-vingts, de curieux outils de vaisselle en aluminium sont apparus partout sur les toits dans les villes côtières du pays dans l’espoir de capter les dizaines de chaînes italiennes qui avaient commencé à voir le jour. Des Tunisiens ont même eu recours à des formes des plus insolites avec des losanges artisanaux de fils de fer à qui on prêtait des capacités supérieures aux antennes terrestres ordinaires. Ces antennes ont connu un développement remarquable tant dans leur nombre que dans leur forme, leur variété ou la hauteur du support. Et l’on allait jusqu’à les équiper de rotors en vue d’une meilleure réception. L’équipement en antennes paraboliques vers le début des années 1990 n’a pas échappé à ces logiques de débrouillardise imposée par les contraintes réglementaires et les prix des équipements - une station complète coûtait entre 650 et 1300 €. Le récepteur analogique était alors un luxe rare que seuls ceux qui avaient le privilège d’avoir des parents à l’étranger réussissaient à acquérir après l’avoir dissimulé dans leurs bagages ou suite à des arrangements avec les agents des douanes. C’était, alors, la seule voie d’obtention d’une antenne parabolique avant que la contrebande ne flaire l’affaire et que de véritables circuits informels ne s’organisent pour en acheminer par milliers au pays. Profitant de l’écroulement du change des monnaies locales pour réaliser des marges bénéficiaires inégalées, cet acheminement se faisait lucrativement à partir de pays voisins comme l’Algérie et la Libye. Des ateliers ont été partout improvisés pour la fabrication de paraboles en fibre de verre de différents diamètres dont des artisans forgerons préparaient les structures et la base de fixation. Des véhicules chargés de nuit dans la discrétion absolue sillonnaient les routes pour approvisionner tout le pays.

Ces logiques de détournement expliquent le décalage entre les chiffres relatifs à l’équipement des ménages tunisiens en antennes paraboliques annoncés par l’INS17 et ceux du ministère des Technologies de communication18. En effet, alors que les sources de l’INS évaluaient le parc d’installations de réception par satellite à plus de 356 000 unités en 1999 (sur la base d’une antenne par ménage), le nombre d’autorisations d’installation délivrées par le ministère des Technologies et de la communication atteignait, la même année, à peine les 100 000. Plus des deux tiers des installations d’antennes satellitaires sont ainsi passés par des circuits informels, ce qui confirme l’engouement des Tunisiens pour cette technologie de réception

17 L’enquête de l’Institut national des statistiques (INS) « Population-emploi » de 1999. 18

Déterminés à partir du nombre d’autorisations délivrées en vue de l’installation des antennes de réception.

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télévisuelle. L’on peut ajouter que, dans la dernière décennie, la vente libre de terminaux numériques indépendants à un prix relativement accessible, parallèlement à l’arrivée d’Internet en Tunisie, avec toutes les possibilités de contournement qu’offre cette technique, a bouleversé la donne. Et l’on a vu, là encore, se mettre en place un nouveau marché parallèle, un nouveau commerce de proximité offrant à chacun, à des prix dérisoires, l’accès aux bouquets numériques de son choix. Des revendeurs spécialisés dans la vente de matériels de réception satellite proposent aux téléspectateurs des cartes pirates pour tout terminal numérique acheté. Une carte, un ordinateur, un câble, un programmateur à puces (fabriqué artisanalement et vendu dans tous les magasins de composants électroniques) et quelques heures de connexion à Internet suffisent pour devenir revendeur de cartes pirates et faire profiter les consommateurs de programmes qui, a priori, ne leurs sont pas destinés. Nous pouvons imaginer bien sûr que le facteur économique que représentent les coûts de l’abonnement est à l’origine de ces pratiques illégales, d’autant plus qu’à partir de la seconde moitié des années 1990, une grande partie des chaînes reçues par satellite est devenue payante, donc inaccessible à une majorité de téléspectateurs.

3.2. Appropriation et représentations

Les représentations que les Tunisiens se font de la parabole, telles que nous avons pu les recenser dans notre questionnaire d’enquête, sont nombreuses et traduisent leurs attentes collectives. Il est possible néanmoins de les traiter sous deux grands thèmes : (1) La parabole : une alternative à la pénurie des programmes reçus habituellement ; (2) La parabole : un passeur entre l’intérieur et l’extérieur. Ces deux thèmes sont bien distincts mais pas hermétiques.

La parabole : une alternative à la pénurie des programmes reçus habituellement.

« Vaille que vaille, la télévision nationale avait un quasi monopole et vivotait tant bien que mal dans son tête-à-tête avec son citoyen téléspectateur. Cette situation était vraiment confortable et n’avait pas incité ces gouvernants à tolérer, encore moins à encourager, une information objective, pluraliste et crédible. Ils étaient tranquilles » : c’est en ces termes que deux auteurs ont tenté, lors de la seconde phase du Sommet mondial de la société de l’information qui s’est tenu en 2005 à Tunis, de rendre compte de l’état de la télévision tunisienne. Leur constat se traduit par la question suivante : « Où pouvait donc se réfugier le téléspectateur national ? » [Najar, Naji, 2005]. La réponse avait pourtant été apportée quelques années auparavant par les données d’audience mais aussi par l’engouement des Tunisiens pour la

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parabole. « Difficile de se contenter des chaînes que nous regardions avant », c’est ainsi que la plupart des personnes ayant répondu à notre questionnaire justifiaient cet engouement. Difficile, car le monopole et la censure concernaient aussi bien les chaînes locales que les chaînes étrangères dont les publics ont pu expérimenter la coprésence sur le territoire tunisien pendant une trentaine d’années :

− RAI Uno diffusée en Tunisie avant même le lancement de la chaîne nationale ;

− la deuxième chaîne (internationale) de la RTT, qui rediffusait certaines émissions empruntées aux trois chaînes françaises (TF1, A2, FR3) jusqu’à la diffusion intégrale et en direct d’Antenne 2 à partir de 1989 ;

− Canal Horizons Tunis, chaîne payante reçue à partir de 1990.

Ces expériences, en dépit de leur ancrage culturel et linguistique différent de celui des téléspectateurs tunisiens ont, elles aussi, été placées sous la vigilance des autorités. La retransmission sur le réseau hertzien des deux premières chaînes pouvait être interrompue à tout moment par des coupures ponctuelles ou durables, à chaque fois que les programmes évoquant la Tunisie déplaisaient aux autorités ou que les scènes diffusées étaient jugées « pornographiques ». La règle était valable aussi bien pour ces chaînes gratuites que pour Canal Horizons dont le cahier des charges comprenait plusieurs restrictions telles que l’absence d’informations, de magazines ou de reportages à caractère politique. La convention stipulait que ces programmes ne devaient comporter ni films violents ou pornographiques, ni autres émissions qui pouvaient être contraires à l’ordre public, aux bonnes mœurs et à la sécurité du pays19

. Ajoutons que le coût d’accès pour les foyers s’élevait à 150 DT d’achat du décodeur et 20 DT d’abonnement mensuel, ce qui a restreint les réseaux d’auditoires. On l’aura compris : la parabole devient « essentielle pour la télé et

pour le téléspectateur, surtout dans un pays comme le nôtre », à en croire l’un des répondants au questionnaire. Il s’agit ainsi de l’alternative, certainement l’unique, pour pouvoir enfin contourner un monopole et une censure « très peu

respectueuse du téléspectateur tunisien » [Ferjani, 1995] et pour pouvoir remédier à la pénurie des programmes. Par ailleurs, nous pouvons noter que, dans la plupart des réponses recueillies, le terme « alternative » est placé en

19 L’article 5 du cahier de charge de la convention qui liait Canal Horizon Tunisie aux autorités du pays.

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rapport hyperonymique avec « liberté », « choix », « diversité », « différence », «

nouveauté ».

La parabole : un « passeur »20 entre l’intérieur et l’extérieur.

Raymond Williams, théoricien culturel britannique, nota à son époque que les médias audiovisuels, qui représentent la particularité de relier le monde privé au monde extérieur, ont contribué au vingtième siècle, avec les moyens de transport, à un moment de « privatisation mobile » (« mobile privatization ») [Williams, 1974]. Chaque foyer, relié par les médias à des lieux et des temps lointains, a la possibilité de s’ouvrir sur l’inconnu, d’imaginer et éventuellement intégrer une ou des communautés symboliques. Si ce mouvement est impulsé par la presse écrite au début du siècle dernier, puis accéléré par les médias électroniques, il semble s’accentuer avec des technologies plus récentes telles que le satellite. Le parallèle entre cette technologie et l’érosion des frontières nationales confirme ce mouvement et fait apparaître la parabole comme le moyen « de connaître les évolutions dans le monde » et « d’être au courant de

l’actualité », si l’on en croit les participants à ce questionnaire. Certes, ces derniers reconnaissent à la parabole une dimension culturelle mais c’est cependant la dimension informationnelle qui semble être mise en avant. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler le succès de la chaîne Al Jazira auprès des publics tunisiens et arabes d’une manière générale. La chaîne a pu à plusieurs reprises « pallier les carences de l’information nationale » [Ferjani, 2002]. Il serait intéressant dans ce sens de revenir, même brièvement, sur certains événements qui ont accompagné l’apparition et la génération de la parabole et qui ont contribué à renforcer sa dimension informationnelle chez les usagers-citoyens. De la crise du Golfe à la dernière guerre israélo-palestinienne, en passant par la seconde Intifada, les attentats du 11 septembre 2001, puis la guerre américaine contre l’Afghanistan et l’invasion américaine de l’Irak en 2003, la période allant du début des années 1990 au début des années 2000 a vu son lot de guerres et de conflits internationaux se succéder. Ces bouleversements, qui touchaient de très près les pays arabo-musulmans, se sont faits avec un rythme si rapide et ont entrecroisé tant de variables historiques, sociologiques, économiques et culturelles qu’aucun support médiatique national (souvent contrôlé par les États) ne pouvait jusqu’alors rendre compte de ces nouvelles réalités. La porte était alors ouverte à une prise de pouvoir explicatif et analytique par certaines chaînes satellitaires. Elles

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Nous employons le terme « passeur » non pas au sens accordé par Michel Callon et Bruno Latour au mode d’emploi d’une innovation technologique (selon les deux auteurs dans leur paradigme de la traduction, ce support didactique joue le rôle de « passeur » de la technique vers l’usager) mais plutôt au sens d’un lien entre le développement des technologies de communication et la construction de la vie sociale autour du foyer. Ce lien quelque peu paradoxal a toujours été au cœur des travaux sur l’histoire de la télévision.

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avaient pour elles la variable temps (instantanéité, rapidité), la variable espace (multiprésence, ubiquité), la capacité de mobiliser les spécialistes de chaque domaine (histoire, géopolitique, stratégie militaire, économie, psychologie, etc.) et surtout la puissance de diffusion au plus grand nombre. La parabole était alors appréhendée comme le moyen de « libre accès » à ces nouvelles réalités. Cette appréciation revient dans d’autres réponses sous des expressions

qualificatives : « ouverture sur le monde », « richesse informationnelle » ou, tout simplement, « un moyen de s’informer sur ce qui se passe ailleurs », a contrario d’une situation antérieure qui est gratifiée de « coupure du monde extérieur » ou d’« une seule version des faits ».

Conclusion

Le gouvernement tunisien avait raison de craindre la parabole dès le départ. Au début des années 1990, cette technologie avait à elle seule le pouvoir de transmettre aux téléspectateurs tunisiens les images et les informations venues du ciel, sans contrôle, alors que celles-ci avaient toujours été placées sous la vigilance des autorités. Nous l’avons vu, toutes les chaînes de télévisions qui émettaient sur le territoire tunisien, qu’elles soient publiques ou privées, locales ou étrangères, gratuites ou payantes, subissaient, sous des formes plus ou moins différentes, les restrictions des autorités tunisiennes. La parabole a bouleversé la situation aussi bien pour les pouvoirs publics que pour les publics. Ainsi, à l’instar des autres technologies de communication, son insertion dans la société n’était pas anodine. Pendant des années, elle a fait l’objet d’un bras de fer entre ces deux acteurs centraux : l’État, qui l’a appréhendée comme une menace pour sa souveraineté et son monopole sur l’audiovisuel, et les téléspectateurs qui y ont vu un moyen, peut-être le seul, « d’exploser la bulle » [Belhassen, 2000] dans laquelle ils étaient enfermés pendant plus d’une trentaine d’années.

Et c’est justement dans l’entrecroisement et la juxtaposition de ces représentations, aussi diversifiées et paradoxales soient-elles, que nous pouvons lire les logiques des pouvoirs publics et des publics. Ces logiques les ont entraînés, durant tout le processus d’appropriation, dans des rapports tout aussi paradoxaux. Nous pouvons les schématiser respectivement de la manière suivante : réticence versus engouement ; rejet versus appropriation ; restrictions versus résistance ; taxation versus contrebande ; monopole versus détournements. Assurément, la liste n’est pas exhaustive. Mais elle est suffisamment éloquente pour comprendre que ces rapports représentent, par-

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delà les paradoxes, dans les logiques et les représentations, une interaction plus complexe qu’une simple relation de cause à effet. Toutefois, les représentations ne permettent pas de comprendre toutes ces logiques. Des facteurs exogènes comme l’évolution de la télédiffusion, la mondialisation des stratégies des opérateurs, l’internationalisation de l’audiovisuel, etc. doivent être pris en compte et peuvent, effectivement, intervenir directement ou indirectement sur le jeu et obliger les acteurs à adopter de nouvelles logiques et à réajuster leurs stratégies en conséquence. Ainsi, l’abandon des lois restrictives vis-à-vis de l’équipement en antennes paraboliques et la restructuration du champ audiovisuel tunisien ne sont pas les résultantes des seuls facteurs internes.

Le phénomène de parabolisation soulève par ailleurs des questions fondamentales sur l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans les sociétés lorsque celles-ci sont, dit-on, régies par des régimes autoritaires, et également sur les manières dont les acteurs, qui ne pèsent pas de la même manière sur le processus d’intégration, négocient celle-ci. Il pose surtout des questions plus larges sur l'avenir de ce que nous avons appelé le long de ce travail « jeu des acteurs » et « rapports des forces ». En d'autres termes; jusqu'à quel point les logiques de contrôle et de censure, de restriction adoptées par l'État peuvent-elles tenir ? Et jusqu'où la résistance de ces sociétés, leur persistance à contrecarrer le pouvoir de l'État et à inverser cette situation peuvent-elles aller ?

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