boko haram, les chrétiens et les autres

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7 INTERNATIONAL Études Décembre 2014 n°4211 D ans les médias occidentaux, la secte Boko Haram est souvent présentée comme intrinsèquement anti-chrétienne. Pourtant, les attaques des « Compagnons du Prophète pour la propagation de l’Islam et la guerre sainte » ( Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad) – le vrai nom du groupe – continuent de cibler en priorité les « mauvais » musulmans. À l’extrémité nord-est du Nigeria, le Borno, fief de Boko Haram, est la région la plus anciennement islamisée du pays. Les musulmans y sont donc majoritaires et constituent assez logiquement la majorité des victimes des insurgés – jusqu’aux deux- tiers selon certaines estimations 1 . À mesure qu’on descend vers le sud du Borno, on arrive certes sur des terres animistes qui furent pendant longtemps l’ob- 1.Gérard Chouin, Manuel Reinert & Élodie Apard [2014], « Body Count and Religion in the Boko Haram Crisis : Evidence from the Nigeria Watch Databas », dans Marc-Antoine Pérouse de Montclos (dir.), Boko Haram : Islamism, Politics, Security, and the State in Nigeria, Ibadan, IFRA- Nigeria, Leiden, African Studies Centre, Waposo Series n° 2, 2014, p. 213-236. Sur les principales cibles du groupe (forces de sécurité, institutions gouvernementales, politiciens et hommes d’affaires locaux), voir aussi http://www.start.umd.edu/sites/default/files/files/STARTBackgroundReport_ BokoHaramRecentAttacks_May2014_0.pdf Les violences de la secte « islamiste » Boko Haram contre les chrétiens au Nigeria pourraient laisser croire à une manifesta- tion du « choc des civilisations ». Mais la réalité est plus com- plexe. Il faut prendre en compte la situation globale du pays, économiquement très hétérogène et gangréné par la corruption. NIGERIA : BOKO HARAM, LES CHRÉTIENS… ET LES AUTRES Marc-Antoine PéROUSE DE MONTCLOS Professeur à l’Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8.

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i n t e r n a t i o n a l

é t u d e s • D é c e m b r e 2 0 1 4 • n ° 4 2 1 1 •

Dans les médias occidentaux, la secte Boko Haram est souvent présentée comme intrinsèquement anti-chrétienne. Pourtant,

les attaques des « Compagnons du Prophète pour la propagation de l’Islam et la guerre sainte » (Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad) – le vrai nom du groupe – continuent de cibler en priorité les « mauvais » musulmans. À l’extrémité nord-est du Nigeria, le Borno, fief de Boko Haram, est la région la plus anciennement islamisée du pays. Les musulmans y sont donc majoritaires et constituent assez logiquement la majorité des victimes des insurgés – jusqu’aux deux-tiers selon certaines estimations1. À mesure qu’on descend vers le

sud du Borno, on arrive certes sur des terres animistes qui furent pendant longtemps l’ob-

1.Gérard Chouin, Manuel Reinert & Élodie Apard [2014], « Body Count and Religion in the Boko Haram Crisis : Evidence from the Nigeria Watch Databas », dans Marc-Antoine Pérouse de Montclos (dir.), Boko Haram : Islamism, Politics, Security, and the State in Nigeria, Ibadan, IFRA-Nigeria, Leiden, African Studies Centre, Waposo Series n° 2, 2014, p. 213-236. Sur les principales cibles du groupe (forces de sécurité, institutions gouvernementales, politiciens et hommes d’affaires locaux), voir aussi http://www.start.umd.edu/sites/default/files/files/STARTBackgroundReport_BokoHaramRecentAttacks_May2014_0.pdf

Les violences de la secte « islamiste » Boko Haram contre les chrétiens au Nigeria pourraient laisser croire à une manifesta-tion du « choc des civilisations ». Mais la réalité est plus com-plexe. Il faut prendre en compte la situation globale du pays, économiquement très hétérogène et gangréné par la corruption.

NIGERIA : Boko HARAM, LES CHRÉtIENS…

Et LES AutRESMarc-Antoine Pérouse de Montclos

Professeur à l’Institut Français de Géopolitique, université Paris 8.

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jet de razzias des esclavagistes musulmans venus du Sahel, provo-quant en réaction des conversions à la chrétienté, de pair avec l’arri-vée du colonisateur au début du XXe siècle. Les chrétiens n’en restent pas moins minoritaires dans la sous-région et d’autres éléments y expliquent la concentration des attaques de Boko Haram qui ont tant marqué les médias au cours de l’année 2014, avec l’enlèvement de collégiennes à Chibok puis la proclamation d’un califat à Gwoza.

En réalité, des raisons stratégiques plutôt que confessionnelles permettent de comprendre la géographie politique des actions du groupe. En 2014, Boko Haram a concentré ses attaques sur le Sud du Borno parce que la sous-région était proche de la frontière camerou-naise et de la forêt de Sambisa, dont le couvert végétal servait d’abri aux fidèles de la secte depuis le début des années 2000, avant même qu’ils basculent dans le terrorisme. L’objectif était notamment de terroriser les villageois pour les dissuader de rejoindre les rangs des milices paragouvernementales. Les combats pour le contrôle de la localité de Gwoza ont aussi servi de diversion pour protéger les posi-tions plus à découvert de Boko Haram dans le Nord du Borno, en direction du lac Tchad et de la République du Niger, où la secte dis-pose de caches d’armes et de refuges. Enfin et surtout, les attaques contre les minorités chrétiennes au sud ont donné au groupe une résonance mondiale qu’il ne pouvait guère espérer obtenir s’il s’était contenté de continuer à tuer des musulmans.

Le biais des médias en faveur des victimes chrétiennes

En effet, les médias occidentaux se focalisent quasi-exclusi-vement sur les violences faites aux chrétiens. Selon les études du groupe NigeriaWatch, les attaques de Boko Haram contre les mu-sulmans sont tout simplement ignorées : leur taux de couverture à l’international a été de… 0 % courant 20142 ! Le même travers se re-trouve quand la secte s’en prend à des chrétiens en dehors du Borno. Concernant l’État du Plateau dans le centre du pays, l’archevêque de Jos, Ignatius Ayau Kaigama, s’est ainsi plaint du catastrophisme des médias et d’exagérations susceptibles de provoquer la panique et

2. http://www.nigeriawatch.org/media/html/WP3OLOJO.pdf

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de compromettre les efforts de réconciliation interreligieuse3. Lors des rencontres annuelles de la Communauté Sant’Egidio à Anvers le 8  septembre 2014, le cardinal d’Abuja, John Onaiyekan, rappe-lait pour sa part qu’en décembre 2011, le spectaculaire attentat à la bombe contre l’église catholique Sainte Thérèse de Madala avait aussi causé la mort d’une vingtaine de passants musulmans, dont un policier chargé de garder les lieux. Mais à l’époque, les médias ont concentré toute leur attention sur les 24 fidèles tués au moment de la messe de Noël.

Un pareil biais entraîne plusieurs effets pervers. D’abord, il concourt à faire des chrétiens une cible stratégique. À leur corps défendant, les médias occidentaux ont contribué à asseoir la répu-tation internationale d’une secte initialement très locale. Quelle que soit leur couleur politique ou religieuse, les groupes terroristes veulent faire peur en exagérant leur propre potentiel de nuisance – aujourd’hui, les djihadistes de tous bords font par exemple référence aux victoires militaires de l’État islamique en Irak sans qu’il y ait forcément de liens opérationnels entre eux. Dans l’affaire de l’en-lèvement des collégiennes à Chibok, qui n’étaient pas toutes chré-tiennes, loin de là, les médias occidentaux ont ainsi relayé le message de terreur d’Abubakar Shekau, le leader de Boko Haram. Avec un risque que l’on connaît bien à propos des otages : les battages média-tiques font monter les enchères et peuvent compliquer le versement de rançons. Dans le cas de Boko Haram, le paradoxe serait finale-ment que plus on parle des chrétiens, plus on les met en danger.

S’inspirant de la théorie du choc des civilisations, le traitement sélectif de l’information a aussi laissé croire à tort que les musul-mans du Nord du Nigeria étaient en train de mener une guerre d’in-dépendance, voire de soutenir les insurgés. En réalité, l’immense majorité d’entre eux ne veulent pas d’une sécession qui les priverait des revenus du pétrole, dont les gisements se trouvent au Sud. Même les musulmans les plus fondamentalistes condamnent la dérive cri-minelle et anti-islamique de la secte. On leur reproche parfois de ne pas assez s’exprimer publiquement contre les errements de Boko Haram. Ou bien on les suspecte d’être très conservateurs et de refu-

3. Voir par exemple le récit du curé de l’église de kabong dans le village de Gada Biyu, dont on a dit à tort qu’elle avait été détruite lors d’une série d’explosions qui ont touché les banlieues chrétiennes de Jos la nuit de Noël 2010. À l’époque, une des victimes fut d’ailleurs tuée par la police elle même quand les jeunes de la localité se rassemblèrent pour protester. Cf. kaigama, Ignatius Ayau, Peace, not War. A Decade of Interventions in the Plateau States Crises (2001-2011), Jos, Hamtul Press, 2012, p. 87.

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ser par principe d’encourager les projets de développement qui, en matière d’éducation ou de santé, permettraient au gouvernement de regagner le soutien de la population.

Mais c’est oublier que le Nigeria n’a aucun programme de pro-tection des témoins. Démoralisées et sous-équipées du fait d’une corruption généralisée, les forces de sécurité sont de toute façon in-capables de protéger les imams qui voudraient « excommunier » Abu-bakar Shekau. Les clercs musulmans qui s’y sont essayés ont été tués par la secte ou ont été victimes d’attentats parfois commis très loin du Borno, ce que les médias occidentaux se gardent bien de relater lorsqu’ils consacrent leur Une aux massacres de chrétiens. Résultat, les imams n’ont guère confiance dans des forces de sécurité qui ont pu accuser de complicité les fondamentalistes les plus virulemment opposés à Boko Haram et les plus susceptibles d’être crédibles dans la communauté des croyants. En témoigne le cas de Sheikh Muhammad Auwal Adam Albani, assassiné par Abubakar Shekau en 2014… après avoir été emprisonné en 2011 et blanchi par la justice en 2013 de toutes les charges retenues contre lui4.

Deux poids deux mesures

Autre effet pervers, la distorsion médiatique et confessionnelle des agissements de Boko Haram embrouille complètement la com-préhension des événements car elle renvoie l’image d’un choc de civi-lisations entre chrétiens et musulmans sur une ligne de fracture entre le Sahel et l’Afrique tropicale. Une telle représentation traverse en l’occurrence tout le continent d’Ouest en Est, de la Guinée jusqu’au Kenya. Ainsi, on a voulu voir dans la lutte pour l’indépendance du Sud du Soudan, où les chrétiens sont minoritaires, une guerre de religions contre les musulmans du Nord alors que la principale gué-rilla en lice, aujourd’hui au pouvoir, était d’inspiration marxiste et s’était soulevée pour réclamer un meilleur partage du pouvoir plu-tôt que le respect des libertés religieuses. De même en Centrafrique,

4. Albani avait eu comme étudiant le fondateur de la secte, Mohammed Yusuf. Après avoir essayé de le ramener à la raison, il a dénoncé sa dérive doctrinaire, son opulence, sa corruption et ses appels au jihad sur le modèle terroriste afghan ou algérien. Autre cheikh inquiété par les forces de sécurité et très vraisemblablement assassiné par Boko Haram en 2007, Jafar Adam avait quant à lui critiqué publiquement les errements et l’outrecuidance de Mohammed Yusuf, entre autres parce que celui-ci s’était permis de prononcer des fatwahs au nom de la communauté musulmane sans jamais avoir consulté ses pairs religieux.

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les groupes en lice se sont essentiellement battus pour renverser ou défendre le régime frauduleux de François Bozizé, et non pour impo-ser la Bible ou le Coran. C’est seulement dans un second temps que les clivages confessionnels ont donné une tournure religieuse à des affrontements très prosaïques qui ont opposé les minorités musul-manes de la coalition Seleka au Nord aux milices anti-Balaka des chrétiens au Sud pour se partager les prébendes de l’État.

Ensemble composite de populations, de cultures et de croyances, la République fédérale du Nigeria n’échappe évidemment pas à ces re-présentations. À en croire la dernière enquête démographique réalisée en 2013, 52 % des habitants y seraient musulmans et 47 % chrétiens5. Les premiers étant concentrés au Nord et les seconds au Sud, on ver-rait ainsi se profiler en filigrane une guerre civile qui devrait aboutir à une partition confessionnelle du pays le plus peuplé d’Afrique. À force d’être répétées, certaines prophéties peuvent en l’occurrence finir par se réaliser. Aujourd’hui, les civils qui fuient les combats du Borno se regroupent parfois autour des églises lorsqu’ils sont chrétiens ou des mosquées lorsqu’ils sont musulmans. À l’occasion des élections présidentielles de 2015, on craint en outre que les lobbies chrétiens et sudistes les plus extrémistes ne soient tentés de se saisir du prétexte de Boko Haram pour demander une scission qui leur permettrait de se débarrasser des régions sahéliennes les plus pauvres de la fédération, comme ils l’avaient déjà réclamé lors d’une tentative de coup d’État fomentée par des fondamentalistes évangélistes en 1990.

Le président sortant, Goodluck Jonathan, n’est guère rassurant à cet égard. Chrétien, il est suspecté de vouloir donner des gages à l’électorat des églises évangélistes. Surtout, il a clairement adopté deux poids et deux mesures. En refusant de négocier avec des extré-mistes musulmans, il a en effet donné le sentiment de favoriser les chrétiens amnistiés malgré leurs responsabilités au sein de mouve-ments armés dans le Sud du pays. Historiquement, les actes de ter-rorisme au Nigeria n’ont nullement été une exclusivité djihadiste, loin de là. Victimes d’une terrible famine du fait d’un blocus mili-taire qui a beaucoup mobilisé l’Église catholique en son temps, les Ibo à l’origine de la sécession biafraise (1967-1970) ont eux-mêmes commis des attentats. Pour torpiller des négociations de paix, ils ont d’abord essayé de faire sauter le Federal Palace Hotel à Lagos

5. National Population Commission, Nigeria Demographic and Health Survey 2013, Abuja, Federal Republic of Nigeria, p. 8.

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et le pont d’Ore sur la rivière Oluwa en septembre 1966. Une fois le conflit engagé, ils ont ensuite planifié des attaques contre des bâti-ments publics à Kaduna, Kano et Jos, manquant de peu de toucher le siège national de la police à Lagos en juillet 19676. Par la suite, divers mouvements de libération ethniques ont également monté des atten-tats à la bombe, d’abord contre la dictature militaire dans les années 1990, puis contre le gouvernement fédéral et les compagnies pétro-lières dans le delta du Niger au cours des années 2000. Actif dans la région d’origine du président Goodluck Jonathan, le MEND ( for the Emancipation of the Niger Delta), par exemple, a tué des dizaines de personnes lors d’attentats à Warri et Abuja, à l’occasion notamment des célébrations du cinquantième anniversaire de l’Indépendance dans la capitale en 2010. Pour autant, ses responsables ont depuis lors été amnistiés ou graciés, puis promus et grassement payés. Au-jourd’hui, d’anciens pirates et « militants » sont conseillers auprès de la présidence pour… lutter contre le terrorisme !

Les simplifications de la théorie du choc des civilisations

Au Nigeria, la théorie du choc des civilisations présente par ail-leurs l’inconvénient d’occulter les divisions à l’intérieur des commu-nautés confessionnelles en considérant que chrétiens et musulmans forment chacun un bloc uniforme et antagoniste. Or Boko Haram est d’abord une dissidence à l’intérieur de l’islam, très hostile aux confré-ries soufies et aux salafistes dits Izala, qui se livrent eux-mêmes à de féroces batailles idéologiques par prêches interposés. Côté chrétien, on observe autant de différences doctrinaires entre les pentecôtistes et les catholiques, dont la hiérarchie soutient le principe d’une mé-diation avec Boko Haram et a suspendu sa participation au puissant lobby de la CAN (Christian Association of Nigeria) depuis qu’il veut armer des miliciens pour partir en croisade contre les musulmans, tout en soutenant plus ou moins ouvertement la réélection d’un pré-sident extrêmement corrompu. En réalité, les violences entre musul-mans tuent bien davantage que celles entre musulmans et chrétiens. La remarque vaut d’ailleurs pour la République voisine du Niger, qui

6. Rex Niven, The war of Nigerian unity, 1967-1970, Rowman and Littlefield, 1970, p. 96 et 107.

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est très majoritairement musulmane et où l’essentiel des conflits à caractère religieux oppose différents courants de pensée islamiques, et non les musulmans aux chrétiens7.

Dans le cas du Nigeria, la théorie du choc des civilisations se heurte ainsi à de sérieuses limites. Le fameux livre de Samuel Hun-tington a déjà fait l’objet de nombreuses critiques à ce sujet8, mais on pourrait aussi questionner les thèses de Wilfred Smith. Selon lui, la conceptualisation des religions en tant que catégories sociales s’est construite contre l’Autre, musulman ou chrétien. Le phénomène da-terait de la Renaissance, quand les hommes de foi ont affiné et univer-salisé leurs doctrines en multipliant les rencontres avec des systèmes d’idées et de croyances étrangers contre qui ils se sont définis9. La thèse est hardie car elle méconnaît la montée des individualismes qui, nonobstant l’universalisation des communautés de croyance, a fini par casser les allégeances traditionnelles à mesure que se développait l’État et que se laïcisaient certaines sociétés modernes. De plus, les musulmans n’ont pas eu besoin des chrétiens pour dépasser le stade de la communauté de croyance et s’affirmer comme une religion et un système de valeurs renvoyant à l’organisation du gouvernement terrestre, notamment sous la forme du califat. De nombreux auteurs affirment ainsi que l’Islam serait intrinsèquement politique, même si le mot «  islam  » ne fait pas référence à une institution mais à une action, à savoir la soumission à Dieu10.

La genèse de Boko Haram est révélatrice à cet égard, quoi qu’il en soit des attendus simplificateurs de la théorie du choc des civilisations. Issu des courants les plus extrémistes du salafisme, le fondateur de la secte, Mohammed Yusuf, considérait que la loi de Dieu, la charia, ne pouvait pas être placée sous l’autorité d’une Constitution séculière et écrite par les hommes. Ainsi, arguait-il, elle ne pouvait en aucun cas être mise en œuvre par des policiers qui, au Nigeria, comprenaient des musulmans autant que des chrétiens buvant de l’alcool et contreve-nants aux préceptes du Coran. Autrement dit, son projet d’extension du domaine d’application de la charia revenait bien à demander un

7. Hassane, Moulaye, Marthe Doka et oumarou Makama Bawa, Étude sur les Pratiques de l’islam au Niger, Niamey, Danida, 2006, p. 89.8. Samuel Huntington, Le choc des civilisations, odile Jacob, 1997.9. Wilfred Cantwell Smith, The Meaning and end of religion, New American Library, 1964.10. Daniel Pipes, In the path of God : Islam and political power, transaction Publishers, 2002 ; Marshall Hodgson, The venture of Islam, conscience and history in a world civilization, the university of Chicago Press, 1974.

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changement de régime politique, en l’occurrence en établissant un califat comme celui qui avait existé dans la région de Sokoto jusqu’à la conquête coloniale britannique en 1903. Parmi les nombreuses ins-titutions étatiques qu’il critiquait, Mohammed Yusuf était plus parti-culièrement vindicatif contre les gouverneurs musulmans de la région et les forces de l’ordre, qui devaient d’ailleurs l’assassiner sans autre forme de procès en 2009.

Les fondements politiques et sociaux d’une rébellion

Dans un tel cadre, les minorités chrétiennes n’ont pas seulement été attaquées pour des raisons médiatiques : comparée à d’autres groupes djihadistes qui ont massivement investi Internet, la commu-nication de Boko Haram reste d’ailleurs rudimentaire. Abubakar She-kau ne s’attendait sûrement pas à un retentissement d’ampleur mon-diale quand ses hommes ont enlevé des collégiennes à Chibok parce que les soldats qu’ils voulaient combattre avaient déserté les lieux peu avant leur arrivée. Depuis lors, les insurgés ont sûrement compris tout le profit qu’ils pouvaient retirer de telles actions. Mais ils continuent aussi de s’en prendre aux chrétiens parce que ceux-ci incarnent les valeurs d’un Occident « perverti » et d’un modèle colonial qui n’a pas permis de développer la région et qui a détruit le califat de Sokoto autant que le vieil Empire du Borno.

De fait, le Nord est la zone la plus pauvre du Nigeria. On y enre-gistre la mortalité infantile la plus élevée et le taux de scolarisation le plus bas du pays : à des années lumières, donc, de Lagos sur la façade Atlantique au Sud, la vibrante capitale des affaires de la première éco-nomie du continent en termes de produit intérieur brut. À l’Indépen-dance en 1960, par exemple, seulement 13 % des étudiants inscrits à l’Université au Nigeria étaient des jeunes du Nord11. Depuis lors, la région n’a pas rattrapé son retard et les combats qui ravagent le Borno sont au contraire en train d’aggraver le différentiel de développement avec le Sud. Comme d’autres groupes salafistes, Boko Haram s’est ainsi nourri de trois facteurs structurels et concomitants : la pression démographique qui a vu s’accroître le nombre de jeunes au chômage ;

11. Sanusi, Sanusi Lamido, « Politique et Charia dans le Nord du Nigeria », dans René otayek et Benjamin Soares (éd.), Islam, État et société en Afrique, karthala, 2009, p. 275-91.

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le sentiment de déclassement des musulmans du Nord face à la crise économique des années 1980 et à la rotation du pouvoir vers le Sud depuis la fin de la dictature militaire en 1999 ; l’échec de l’État, qui a nourri le ressentiment contre la corruption des élites, enfin12.

Bien que minoritaires et pas plus riches que les musulmans, les chrétiens du Borno incarnaient à cet égard la figure de la réussite et de l’opulence, un peu à la manière des juifs en Europe. Ils ont donc servi d’exutoire aux frustrations des jeunes endoctrinés par Boko Haram. Pourtant, le livre fondateur de Mohammed Yusuf ne leur consacrait que quelques lignes, sans nullement préconiser de les exterminer13. En pratique, la secte ne s’en est pas pris aux chrétiens avant l’assassinat de son leader spirituel par la police. Dans le Borno, où elle avait pignon sur rue, ses fidèles ont tué des non-musulmans parce qu’ils étaient des informateurs, des soldats, des policiers ou des commerçants violant la prohibition de l’alcool par la charia. Mais à partir de 2009, c’est l’exécu-tion extra-judiciaire de Mohammed Yusuf et de centaines de civils qui a précipité le ciblage des chrétiens, de pair avec la dispersion des cadres du mouvement, désormais en contact avec des groupes djihadistes idéo-logiquement plus focalisés sur les « Croisés », d’une part, et les exac-tions à répétition des forces de l’ordre dans le Borno, perçues comme des troupes d’occupation au service de l’Occident, d’autre part. En 2010, Boko Haram, devenu clandestin du fait de la répression militaire, a alors commencé à planifier des attaques terroristes contre des églises.

Les impasses d’une solution militaire

De pair avec la théorie du choc des civilisations, un des inconvé-nients de la surenchère victimaire en faveurs des chrétiens est ainsi de nier la rationalité politique d’une secte « d’illuminés », d’une part, et de détourner le regard des atrocités commises par les forces de sécurité nigérianes, d’autre part. Ce dernier point est fondamen-tal car il explique en partie l’incapacité des autorités locales et de la communauté internationale à endiguer la menace djihadiste dans

12. Paul Lubeck, « Nigeria : Mapping a Shar’ia Restorationist Movement », dans Robert Hefner, (dir.), Shari’a Politics : Islamic Law and Society in the Modern World, Indiana university Press, 2011, p. 253.13. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram and politics : From insurgency to terrorism », dans M.-A. Pérouse de Montclos (dir.), op. cit., p. 139.

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le Nord-Est du Nigeria. En diabolisant uniquement Boko Haram, le discours anti-terroriste des Occidentaux a en effet contribué à légiti-mer une logique de répression qui, jusqu’à présent, a échoué à écraser les insurgés. Au contraire, le tout-militaire a largement amplifié les dégâts collatéraux parmi les civils. À l’occasion, le recours à la force brute a même pu renforcer les rangs des rebelles, qui se sont présentés en protecteurs de la population.

Qu’on en juge : la corruption est telle que les soldats et les policiers déployés dans le Borno n’ont pas les équipements nécessaires pour combattre les insurgés, et encore moins pour protéger les paysans, chrétiens autant que musulmans. Officiellement, les forces de sécurité bénéficient d’un budget conséquent : 5,8 milliards de dollars pour l’an-née 2014, un record dans l’histoire du Nigeria. À en croire des sources autorisées, les opérations sur le terrain ne seraient cependant financées qu’à hauteur d’une centaine de millions de dollars, la différence finis-sant dans les poches d’officiers corrompus et de sous-traitants fraudu-leux. À dire vrai, ces détournements de fonds ne sont pas nouveaux. La corruption était déjà très développée du temps de la dictature du général Sani Abacha (1993-1998). Dans ses mémoires, un ancien offi-cier rappelle ainsi comment le siège de l’état-major ne fut finalement jamais construit à Abuja, où l’armée dût s’installer faute de mieux dans un bâtiment édifié par les autorités maritimes14. À la même époque, les troupes nigérianes étaient déployées dans des opérations de paix en Sierra Leone et au Libéria, où elles se livrèrent à toutes sortes de trafics d’armes, de drogues, de diamants et de faux papiers. En Sierra Leone, le général Maxwell Khobe avait ainsi reçu le surnom de « Ten Million Man », en référence au montant en dollars qu’il aurait reçu des rebelles du Revolutionary United Front qu’il était censé combattre et avec qui il avait préféré conclure de fructueuses affaires !

La corruption n’est pas le seul problème. Sur le terrain, le manque d’équipements, des dysfonctionnements à répétition et les succès de Boko Haram ont provoqué des mutineries et des tensions internes entre les soldats et leur hiérarchie. Là encore, le phénomène n’est pas vraiment nouveau15. Mais il a été exacerbé par la crise. De plus, l’armée nigériane s’est rendue coupable de nombreuses atrocités. Ses violations des droits de l’homme sont d’ailleurs si fréquentes qu’elles

14. Gabriel Adetunji Ajayi, End of the Road : The Travails of an Infantry Officer, osogbo, Sumob, 2010.15. À Akure dans l’État d’ondo le 4 juillet 2008, par exemple, des soldats de retour d’une mission de la paix s’étaient déjà mutinés parce qu’ils n’avaient pas été payés.

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pourraient un jour finir par remettre en question sa participation aux opérations de paix des Nations Unies, où le Nigeria était le cinquième plus gros contributeur du monde en 201416. Dans le Borno, l’armée a tant et si bien massacré les civils que certains habitants sont allés trouver refuge auprès de Boko Haram et que la plupart ont refusé de coopérer avec les autorités pour dénoncer les caches des rebelles. En pratique, les forces de sécurité nigérianes ne cherchent guère à gagner « les cœurs et les esprits » de la population17. Pire, elles continuent de commettre des abus, comme le bombardement par erreur des villa-geois qui s’enfuyaient de la localité d’Askira Uba en juillet 2014.

Les rafles, les disparitions forcées et les exécutions extra-judiciaires sont monnaie courante. Bien que le Nigeria ait signé des conventions internationales, aucune loi n’interdit formellement l’usage de la tor-ture et, dans le cadre de la lutte anti-terroriste, aucun soldat ou policier n’a été appréhendé et poursuivi pour de tels faits, sans même parler de leurs supérieurs hiérarchiques. Officiellement, les autorités disent avoir emprisonné un millier de suspects : 40 auraient été condamnés pour leur appartenance à Boko Haram et 300 auraient été libérés en octobre 2013 à la suite des recommandations d’un comité initialement chargé de négocier avec les insurgés et dirigé par un envoyé du gouver-nement, Kabiru Turaki18. Mais la réalité est tout autre. D’abord, aucune personne n’a été condamnée en vertu de la loi de 2011 sur la prévention du terrorisme. De plus, les rares procès engagés pour activités terro-ristes n’ont jamais abouti faute de preuves. Selon Amnesty Internatio-nal, entre 5 000 et 10 000 personnes seraient en fait détenues en secret depuis la proclamation d’un état d’urgence en mai 201319. Très peu ont été relâchées ; beaucoup sont mortes en détention ou ont été exécutées sans autre forme de procès, parfois décapitées à la machette, découpées en morceaux ou brûlées vives, ainsi qu’on peut le voir sur des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux au Nigeria.

16. CISLAC, Nigeria : Navigating Secrecy In The Vetting And Selection Of Peacekeepers, Abuja, Civil Society Legislative Advocacy Centre, 2014.17. Les mesures d’accompagnement social de l’usage de la force constituent pourtant un fondement essentiel des stratégies contre-insurrectionnelles menées à travers le monde, parfois désignées sous le nom de « guerre psychologique » ou de soft power suivant l’ampleur qu’on leur donne. En France, par exemple, un tel dispositif est placé sous l’autorité d’un Centre Interarmées des Actions sur l’Environnement créé en 2012 pour fusionner les deux groupements autrefois spécialisés sur les ACM (Actions civilo-militaires) et les opérations militaires d’influence.18. Entretien au bureau du National Security Adviser, Abuja, 11 juillet 2014. Le porte-parole du ministère de la Défense a pour sa part reconnu que, de juillet à septembre 2013, l’armée avait effectué 1 400 arrestations et transféré 500 suspects à la justice.19. Amnesty International, « Welcome to hell fire ». Torture and other ill-treatment in Nigeria, Amnesty International, 2014, p. 13.

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De telles pratiques posent de sérieuses questions sur l’engagement de la communauté internationale en vue de coopérer avec l’armée nigériane et d’aller sauver les collégiennes de Chibok ou les minorités chrétiennes du Borno. En dépit des belles déclarations d’intentions des gouvernements français, américain et britannique, les puissances occidentales n’envisagent pas d’envoyer de troupes dans le pays le plus peuplé d’Afrique, avec des contraintes encore plus complexes et insur-montables qu’au Mali et en Centrafrique. En principe, le droit inter-national humanitaire permet désormais d’intervenir sur les terrains de crise pour suppléer à des États défaillants et incapables de protéger leurs propres populations. En pratique, cependant, le procédé reste rarement mis en œuvre, à quelques exceptions malheureuses près, comme la Libye en 201120. Autrement dit, les offres de coopération de la communauté internationale reposent pour l’essentiel sur les capaci-tés de l’armée nigériane en y associant les États de la région.

En juillet 2014, la Commission du Bassin du Lac Tchad, qui réunit le Cameroun, le Nigeria, le Niger et le Tchad, a ainsi été revitalisée pour servir de support institutionnel à une force multilatérale com-posée de 700 hommes de chaque pays. Mais pour quel résultat ? Dès mai 2012, la France avait prévu d’appuyer les pays de la Commission du Bassin du Lac Tchad dans leur lutte contre Boko Haram. Depuis mai 2013, la proclamation d’un état d’urgence dans le Borno a ensuite précipité le désastre en excluant complètement de négocier le moindre accord avec les rebelles. Les chrétiens autant que les musulmans ont fait les frais du tout-répressif. Aussi la communauté internationale devrait-elle essayer de trouver d’autres solutions plutôt que d’encou-rager un surcroît de militarisation. Aujourd’hui, l’urgence est surtout de casser la spirale de la violence, par exemple en empêchant les rétor-sions de chrétiens contre les musulmans, et vice-versa.

Marc-Antoine PÉROUSE DE MONTCLOS

20. Hehir, Aidan, The responsibility to protect : rhetoric, reality and the future of humanitarian intervention, Palgrave Macmillan, 2012.