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INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHÉOLOGIE ORIENTALE BIBLIOTHÈQUE D’ÉTUDE 151 – 2010 L’ORGANISATION DU TRAVAIL EN ÉGYPTE ANCIENNE ET EN MÉSOPOTAMIE Colloque Aidea – Nice 4-5 octobre 2004 Édité par Bernadette Menu

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INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHÉOLOGIE ORIENTALEBIBLIOTHÈQUE D’ÉTUDE 151 – 2010

L’ORGANISATION DU TRAVAIL EN ÉGYPTE ANCIENNE ET EN MÉSOPOTAMIE

Colloque Aidea – Nice 4-5 octobre 2004

Édité par Bernadette Menu

Sommaire v

Laure PantalacciPréface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

INTRODUCTION

Bernadette MenuPrésentation générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Robert CarvaisPour une préhistoire du droit du travail avant la Révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .13

I. LES MÉTIERS ET LE DROIT CONTRACTUEL DU TRAVAIL

Schafik AllamLes équipes dites méret spécialisées dans le filage-tissage en Égypte pharaonique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

Sophie Démare-LafontTravailler à la maison. Aspects de l’organisation du travail dans l’espace domestique . . . . . . . . . . . . . . 65

Francis JoannèsLe travail des esclaves en Babylonie au premier millénaire av. J.-C. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .83

Barbara Anagnostou-CanasContrats de travail dans l’Égypte des Ptolémées et à l’époque augustéenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

Patrizia PiacentiniLes scribes : trois mille ans de logistique et de gestion des ressources humaines dans l’Égypte ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

Sommaire

vi L’organisation du travail en Égypte ancienne et en Mésopotamie

II. GESTION DU TRAVAIL ET ORGANISATION DES CHANTIERS

Christopher J. EyreWho Built the Great Temples of Egypt ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Laure PantalacciOrganisation et contrôle du travail dans la province oasite à la fin de l’Ancien Empire. Le cas des grands chantiers de construction à Balat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139

Katalin Anna KóthayLa notion de travail au Moyen Empire. Implications sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

Bernadette MenuQuelques aspects du recrutement des travailleurs dans l’Égypte du deuxième millénaire av. J.-C. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

Robert J. DemaréeThe Organization of Labour among the Royal Necropolis Workmen of Deir al-Medina. A Preliminary Update . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

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Notre connaissance de l’Égypte ancienne est fondée sur les monuments, les vestiges archéologiques, les sources iconographiques ainsi que sur les innombrables textes écrits sur la pierre, le papyrus ou d’autres supports qui ont survécu aux aléas de l’histoire.

Pendant près de quinze siècles, ces textes sont toutefois restés muets, alimentant un véritable mythe de l’Égypte. La dernière inscription hiéroglyphique fut en effet gravée par un certain Nesmet-Akhom, qui était « scribe de la maison des écrits d’Isis » à Philae, en 394 apr. J.-C. 1. Il fallut attendre Champollion, en 1822, pour parvenir enfin à une première compréhension des textes.

Dès lors, notre connaissance de la civilisation égyptienne devient de plus en plus précise. Cependant, celle-ci est limitée aux individus des niveaux moyens ou élevés de la société, ceux qui ont laissé trace de leur existence à travers une tombe, une stèle, des objets inscrits. Ces notables connaissaient, à différents degrés, l’écriture, ou bien ils avaient les moyens de faire inscrire un monument à leur nom. L’écriture qui, dans leurs croyances, devait leur assurer l’éternité, leur a permis de survivre au moins jusqu’à nous.

Une connaissance rudimentaire de l’écriture est déjà, en elle-même, un important instrument de pouvoir. La population illettrée est dominée par celle qui sait écrire, et ceux qui maîtrisent peu l’écriture le sont par ceux qui la maîtrisent davantage.

Les Égyptiens ont toujours désiré voir leurs enfants apprendre à écrire. Cette volonté se reflète pendant des siècles dans les textes qui exhortent les jeunes à aimer les livres, être de bons élèves et devenir scribes. Leurs efforts, qui devaient être grands si l’on en croit les fré-quentes allusions aux punitions corporelles infligées aux élèves négligents 2, étaient toutefois amplement récompensés par la position éminente et rémunératrice qu’ils occupaient dans la société une fois devenus scribes. De nombreux papyrus du Nouvel Empire exaltent la fonction

1. D. Devauchelle, « 24 août 394 - 24 août 1994. 1600 ans », BSFE 131, 1994, p. 16-18.2. Sur l’école et les textes utilisés, voir l’ouvrage classique de H. Brunner, Altägyptischen Erziehung, Wiesbaden, 1957. Voir aussi R.J. Williams, « Scribal Training in Ancient Egypt », JAOS 92, 1972, p. 214-221, et en dernier lieu A. McDowell, « Teachers and Students at Deir el-Medina », dans R.J. Demarée, A. Egberts (éd.), Deir el-Medina in the Third Millennium AD. A Tribute to Jac J. Janssen, Egllit 14, Leyde, 2000, p. 217-233 ; A. Gasse, « Le K2, un cas d’école ? », ibid., p. 109-120.

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Patrizia Piacentini

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de scribe en donnant de lui une image brillante. Il est présenté comme un homme d’exception, s’élevant au-dessus de la masse, marchant devant tout le monde vêtu de blanc, honoré et salué, et dédaignant les métiers les plus humbles ou fatigants 3. Dès le Moyen Empire, le texte connu sous le nom de Satire des métiers illustre les merveilles de la profession de scribe en mettant en évidence, avec un certain humour, l’horreur des travaux manuels, comme ceux du sculpteur, du fondeur de métal, du forgeron, du menuisier, du tailleur de pierres, du barbier, du vannier, du potier, du maçon, du charpentier, du jardinier, du cultivateur, du tisserand, du fabricant de flèches, du courrier, du faiseur de feu, du cordonnier, du blanchisseur, de l’oiseleur et du pêcheur 4. Au Nouvel Empire, quand ce thème sera repris maintes fois dans les miscellanées, on ajoutera à ces occupations harassantes celles du simple prêtre et surtout celle du soldat.

Les informations sur ces travailleurs manuels, la base de la population, sont extrêmement limitées. Mis à part les reliefs, les peintures et les modèles les montrant au travail, qui reflètent l’idéologie des membres de l’élite 5, les rares traces archéologiques de sépultures pauvres, ou encore quelques mentions dans les textes, les Égyptiens les moins fortunés constituent pour nous une foule anonyme. Si leur culture nous est en grande partie inconnue, ils pouvaient peut-être profiter de la culture « officielle », seulement dans la mesure où les textes étaient lus à haute voix à certaines occasions. Une fois établis et mis par écrit, les textes étaient recopiés sans cesse par les étudiants ou par les scribes dans les écoles ou dans les centres de culture souvent, mais pas toujours, annexés aux temples, appelés « Maisons de Vie 6 ». Au cours du temps, on copie et on mémorise des textes dont la langue est très éloignée de la langue parlée, mais qui continue à exister comme « langue de tradition ». Le scribe ou le savant qui arrive à maîtriser cette langue peut ainsi se démarquer encore plus des autres membres de la société. Parmi les personnages de grande culture, qui transmettent les traditions anciennes ou composent de nouveaux textes, il faut mentionner les écrivains, dont on connaît très peu de noms en raison du caractère anonyme de l’art égyptien, bien qu’ils fassent partie du monde culturel égyptien 7. De plus, ces personnages peuvent remplir les fonctions les plus diverses, et ne pas être forcé-ment scribes de profession. Certains, comme Imhotep de la IIIe dynastie, sont mentionnés en tant que sages et écrivains dans plusieurs sources, dont le papyrus Chester Beatty IV. Celui-ci contient une liste d’écrivains célèbres, dont le nom était encore connu plusieurs siècles après

3. P. Vernus, « Quelques exemples du type du “parvenu” dans l’Égypte ancienne », BSFE 59, 1970, p. 31-47.4. Pour la bibliographie relative à ce texte, voir B. Mathieu, « La “Satire des Métiers”. Dossier bibliographique », GRAFMA Newsletter 2, 1998, p. 37-40 ; id., « La “Satire des métiers” (2) », GRAFMA Newsletter 3/4, 1999-2000, p. 65-73.5. R. van Walsem, « The Interpretation of Iconographic Programmes in Old Kingdom Élite Tombs of the Memphite Area. Methodological and Theoretical (Re)Considerations », dans Chr.J. Eyre (éd.), Proceedings of the Seventh International Congress of Egyptologists, Cambridge, 3-9 September 1995, OLA 82, Louvain, 1998, p. 1205-1213 ; id., « Interpretation of Evidence », dans D.B. Redford (éd.), The Oxford Encyclopedia of Ancient Egypt, II, New York, 2001, p. 175-179.6. A.H. Gardiner, « The House of Life », JEA 24, 1938, p. 157-179.7. Ph. Derchain, « Auteur et société », dans A. Loprieno (éd.), Ancient Egyptian Literature, PdÄ 10, Leyde, 1996, p. 83-94 ; voir aussi J. Assmann, « Schrift, Tod und identität : das Grab als Vorschule der Literatur im alten Ägypten », dans A. et J. Assmann, Chr. Hardmeier (éd.), Schrift und Gedächtnis. Beiträge zur Archäologie der literarischen Kommunikation, Munich, 1983, p. 68-71.

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leur période d’activité 8. À côté d’Imhotep, est mentionné, entre autres, Khéty, auquel on doit des textes classiques comme la Satire des métiers qu’on vient de citer. Ces grands sages devaient servir de modèles aux scribes et les inciter à s’appliquer dans les études, pour pouvoir un jour aspirer aux honneurs du souvenir impérissable.

Au Nouvel Empire, se répandent de plus en plus les savants (parfois scribes, parfois prêtres de haut rang ou autres) qui recopient ou rédigent des manuels scientifiques, dessinent des cartes topographiques, ou encore compilent des listes de noms de plantes, de lieux, d’objets etc. (les Onomastica) qui témoignent de l’exigence de maîtriser les connaissances acquises en les codifiant 9. D’autres Égyptiens cultivés travaillent dans les bibliothèques des temples où ils s’occupent des textes sacrés 10. On connaît également, surtout dans la deuxième moitié du IIe millénaire av. J.-C., des scribes de profession qui ont, en marge de leur travail, écrit des textes sous forme d’ensei-gnement, comme Ani, Amenemope ou Amennakht. Que les enseignements soient attribués à des auteurs précis ne doit pas surprendre, du fait que les règles de bon comportement ont plus de valeur si elles sont mises dans la bouche de sages connus 11. D’autres personnages ont collectionné des textes et formé de véritables bibliothèques, comme le « scribe de la tombe » (zẖ n pȝ ḫr) Kenherkhepeshef de Deir al-Medina, qui vécut pendant le règne de Ramsès II, et les membres de sa famille jusqu’au scribe Maanekhtuef, qui vécut sous Ramsès IX 12. Cette passion pour la lecture et cette envie de culture devaient naturellement toucher aussi la famille royale. Dans la Prophétie de Néferty, par exemple, c’est le roi Snéfrou, de la IVe dynastie, qui extrait du coffret du scribe un papyrus et un jonc pour écrire, pour noter ce que le sage va lui raconter. Si l’on retourne aux débuts de l’histoire des scribes, qui est strictement liée à celle de la formation de l’administration égyptienne, vers le début du IIIe millénaire av. J.-C., on a l’impression que ceux-ci devaient faire partie de l’entourage royal ou du moins d’une élite proche du roi 13.

Dès la période thinite, on trouve des empreintes de sceaux ou de courtes inscriptions sur des vases mentionnant le titre et le nom des scribes qui devaient contrôler les marchandises ou mettre par écrit des données importantes. Le nombre de ces personnages est déjà rela-tivement significatif pour une époque où l’administration est en formation : nous en avons répertorié une quarantaine, mais vu les lacunes de la documentation, ils étaient sûrement plus nombreux 14. Jusqu’à la IIIe dynastie, le simple titre de « scribe » est le plus souvent appliqué,

8. D. Wildung, Imhotep und Amenhotep. Gottwerdung im alten Ägypten, MÄS 36, 1977, p. 21-32.9. A.H. Gardiner, Ancient Egyptian Onomastica, I-III, Oxford, 1947 ; J. Osing, Aspects de la culture pharaonique. Quatre leçons au Collège de France (février-mars 1989), Mém. AIBL 12, Paris, 1992, p. 37-48.10. G. Burkard, « Bibliotheken im alten Ägypten », Bibliotek. Forschung und Praxis 4, 1980, p. 79-115.11. Voir en dernier lieu P. Vernus, Sagesses de l’Égypte pharaonique, Paris, 2001.12. P.W. Pestman, « Who Were the Owners in the “Community of Workmen” of the Chester Beatty Papyri ? » dans R. J. Demarée, J.J. Janssen (éd.), Gleanings from Deir el-Medina, Leyde, 1982, p. 155-172 ; L. H. Lesko, « Lite-rature, Literacy, and Literati », in eid. (éd.), Pharaoh’s Workers. The Villagers of Deir el Medina, Ithaca-Londres, 1994, p. 133, 136-139.13. Et à l’inverse, comme cela a déjà été remarqué, faire partie de l’élite signifiait implicitement être « alphabé-tisé » : cf. J.J. Janssen, « The Early State in Egypt », dans H.J.M. Claessen, P. Skalník (éd.), The Early State, La Hague, 1978, p. 224 ; J. Baines, « Literacy and Ancient Egyptian Society », Man n.s. 18, 1983, p. 580.14. P. Piacentini, Les scribes dans la société égyptienne de l’Ancien Empire. I, Les premières dynasties. Les né-cropoles memphites, ÉMÉ 5, Paris, 2002, p. 42-82.

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sans autre spécification, à des fonctionnaires s’occupant des écrits dans les différents secteurs de l’administration. Il en résulte que les titres de scribe « composés », c’est-à-dire ceux formés à la suite du mot scribe par l’addition d’un nom commun (comme « scribe des archives », « scribe du roi »), sont rarement attestés aux premières dynasties.

À partir de la IVe dynastie, en revanche, et plus encore par la suite, l’administration tend à se diversifier et fait appel à des scribes aux fonctions spécifiques. Dans la documentation de l’Ancien Empire, nous avons répertorié plus d’un millier de scribes effectifs et plus de 250 titres de scribe, en comprenant les différents niveaux hiérarchiques 15. À côté des nombreux « scribes des actes royaux », « du Trésor », « du Grenier », « du domaine funéraire », « des équipes », en apparaissent d’autres qui ont des tâches extrêmement précises, comme le « scribe des vêtements du roi », « des pâturages du bétail tacheté », « du chantier naval du roi » ou encore d’une ville, d’une région ou d’une divinité précise.

Une centaine de nouveaux titres de scribe est introduite avec les réformes administratives du Moyen Empire, tandis que d’autres tombent en désuétude. Parmi les nouvelles fonctions, on peut signaler celles de « scribe comptable de l’or », « scribe du cadastre », « de la couronne rouge », « des onguents précieux », mais également celles des scribes au service de hauts fonctionnaires ou de classes de personnes. Ces derniers titres augmentent considérablement par rapport à l’Ancien Empire, époque à laquelle on connaissait, par exemple, le « scribe de l’intendant » (zẖ n ỉmy-r pr), « de l’équipage » (zẖ ʿprw), « des recrues » (zẖ nfrw), « des serviteurs-méret » (zẖ mrt). À partir du début du IIe millénaire av. J.-C., les « scribes des juges » (zẖw n sḏmw) et les « scribes en chef du premier juge » (zẖw wrw n sḏm tpy) sont attestés, à côté des « scribes du vizir » ou « du chef du Trésor », mais aussi « des artisans » ou « des matelots ». Apparaît aussi la figure de l’assistant (ṯȝw « celui qui porte ») au service de scribes exerçant les fonctions les plus diverses, comme l’« assistant du scribe des actes royaux », « du scribe du vizir », « du scribe des offrandes », « du scribe du chef du Trésor ».

Au cours du Nouvel Empire, on assiste à une ultime spécialisation de la profession de scribe. Parmi les fonctions créées à cette époque, comme celles de « scribe des écuries du pharaon » et de « scribe des mesureurs du domaine », il apparaît une centaine de titres de comptables et de scribes comptables extrêmement différenciés. À côté de scribes-comptables des céréales de toutes sortes et provenances, il y en a d’autres du bétail, de l’or et de l’argent, mais aussi des fêtes et du personnel 16. En outre, les nombreuses expéditions militaires de l’époque entraînent l’augmentation du nombre de scribes au service de l’armée : en plus de vieux titres de « scribe de l’armée » ou « des recrues », déjà attestés à l’Ancien et au Moyen Empire, on rencontre maintenant des « scribes des commandements de l’armée » (sẖ sḥn n pȝ mšʿ), des « scribes du rassemblement de l’armée » (sẖ sḥw pȝ mšʿ) ainsi que les scribes de la cavalerie, de l’infanterie, des chars ou de contingents spécifiques au service de temples, palais ou domaines 17.

15. Ibid., pp. 772-775, et passim.16. H. Loffet, Les scribes comptables, les mesureurs de céréales et de fruits, les métreurs-arpenteurs et les peseurs de l’Égypte ancienne (de l’époque thinite à la fin de la XXIe dynastie), Villeneuve d’Ascq, 1999.17. P.-M. Chevereau, Prosopographie des cadres militaires égyptiens du Nouvel Empire, Paris, 1994, p. 201-227.

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À l’époque tardive, on retrouve des titres de scribe « classiques », comme « scribe des écrits divins » ou « scribe de l’or ». Par ailleurs, dans les titres de scribes militaires, on spécifie souvent l’appartenance à l’armée du roi. C’est le cas du « scribe royal de l’armée du pays entier » (XXIe-XXIIIe dynastie), du « chef des scribes royaux de la cavalerie » (XXVIe dynastie), ou encore du « scribe royal de la flotte » (XXVIIe dynastie) 18.

Si l’on regarde les titres des fonctionnaires, la simple désignation de scribe semble n’avoir constitué qu’un modeste titre d’entrée dans l’administration (n’avoir été en effet que l’unité de base de l’administration), et témoigne seulement de connaissances élémentaires. C’est pourquoi les dignitaires de haut rang, qui peuvent porter des dizaines de titres, ne sentent plus le besoin d’indiquer le simple titre de « scribe » dans leur titulature. S’il y apparaît, il constitue souvent l’abréviation d’un titre de scribe composé et souligne, de manière générale, l’appartenance à un milieu cultivé. Mais dans la littérature, quand on parle de la figure exceptionnelle du scribe, on ne fait généralement pas suivre ce mot de spécifications ultérieures. C’est donc le scribe tout court, sans besoin d’autres précisions, qui dans l’imaginaire collectif égyptien occupe une place privilégiée dans la société.

Déjà dans le courant du IIIe millénaire av. J.-C., une différenciation se précise entre les textes administratifs et profanes, écrits en hiératique, et les textes « sacralisés », rédigés en écriture hiéroglyphique. Cela se traduit, du point de vue des rédacteurs, en une dichotomie entre les scribes qui se sont arrêtés à une formation de base et savent se servir seulement de l’écriture hiératique, et ceux qui ont poursuivi leurs études jusqu’à la connaissance et à la pratique de l’écriture hiéroglyphique. La plus grande partie des gens lettrés, un pourcentage variable selon les époques et les lieux, d’environ un à cinq-sept pour cent de la population, fait partie du premier groupe 19. La distinction à l’intérieur des groupes de lettrés deviendra de plus en plus évidente. On connaît ainsi de modestes préposés aux écrits (iryw-mḏȝt) 20 ainsi que de simples scribes, mais également leurs directeurs et inspecteurs, qui avaient fait carrière et devaient posséder des notions supplémentaires, au-dessus desquels se trouvent les chefs des scribes qui, en général, connaissent l’écriture hiéroglyphique. Ces derniers sont des fonctionnaires de haut rang, portant de nombreux titres dont certains font allusion à la connaissance des « secrets des paroles divines », comme étaient appelés les hiéroglyphes. Les dignitaires les plus importants peuvent également remplir la fonction de prêtre-lecteur, qui implique la lecture des textes sacrés et la connaissance des hiéroglyphes. À ceux qui connaissent les hiéroglyphes incombe, entre autres, la tâche de les tracer sur les monuments ou les supports les plus divers, en général à partir d’un brouillon en hiératique. Ensuite, les graveurs incisent ce tracé, généralement sans le comprendre, à l’exception peut-être des groupes de signes les plus connus, formant les noms des rois ou des dieux 21.

18. Id., Prosopographie des cadres militaires égyptiens de la Basse Époque, Antony, 1985, passim.19. P. Vernus, « Support d’écriture et fonction sacralisante dans l’Égypte pharaonique », dans R. Laufer (éd.), Le texte et son inscription, Paris, 1989, p. 23-34 ; id., « Les espaces de l’écrit dans l’Égypte pharaonique », BSFE 119, 1990, p. 35-56.20. P. Piacentini, « Les “Préposés aux écrits” dans l’Égypte du IIIe millénaire av. J.-C. », RdE 53, 2002, p. 179-196.21. J. Baines, Man n.s. 18, op. cit., p. 581, 583.

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La position des scribes est donc transversale dans la société égyptienne. Ils peuvent posséder des notions de base et faire donc partie de la classe moyenne (de la sous-élite), mais plus ils sont cultivés, plus ils appartiennent aux niveaux les plus hauts de la culture et du pouvoir. Leur statut social varie en fonction de leurs connaissances et de leur maîtrise de l’écriture. Cette définition est également valable pour d’autres professions, et notamment celle du prêtre. Celui-ci peut être un simple préposé aux services routiniers du temple, avoir ensuite un rôle marginal dans le culte ou bien arriver à accomplir les rites les plus importants, comportant la lecture des textes, et avoir accès aux parties les plus secrètes du temple.

Mais revenons aux scribes. Le simple titre de scribe pouvait par la suite donner accès à des filières spécialisées, et nous avons pu reconstruire des hiérarchies spécifiques à l’intérieur de chaque département administratif. Elles comportent, en plus des simples scribes, les sous- directeurs (imy-khet), les directeurs (sehedj), les inspecteurs (kherep) et les chefs (imy-ra/mer) des scribes. Par ailleurs, les mentions de chefs des inspecteurs (imy-ra kherepu) des scribes sont exceptionnelles 22. Cette reconstruction, basée sur les attestations des titres qu’on trouve sur les monuments, est partiellement confirmée par une inscription biographique gravée dans une tombe du cimetière de Téti à Saqqara 23 appartenant à un fonctionnaire nommé Hézi, qui vécut entre les Ve et VIe dynasties. Hézi affirme avoir été simple zȝb zẖ au temps d’Izézi, être devenu zȝb sḥḏ zẖw sous Ounas et zȝb ḏʿ-mr et ẖry-tp nswt sous Téti, avoir été nommé scribe par le roi lui-même et être devenu « scribe à la tête des scribes et fonctionnaire (sr) à la tête des fonctionnaires ». Hézi souligne également, avec un certain dégré d’autoexaltation, que le roi avait l’habitude de lui demander conseil, ce qui est tout à fait inhabituel et souligne non seulement l’importance du fonctionnaire lui même, mais aussi celle du rôle du scribe de moyen ou haut niveau dans l’élite égyptienne 24.

Les nombreux documents rédigés par les scribes qui se sont conservés (ostraca, papyrus, etc.) nous aident à comprendre les activités de ces fonctionnaires 25. Par ailleurs, leurs titres, parfois très détaillés, trouvent une explicitation dans les scènes qui les montrent au travail 26, bien que ces scènes ne doivent pas être toujours interprétées à la lettre 27.

22. Au Moyen Empire se répand la fonction de sẖ wr « grand scribe / scribe en chef », qui deviendra assez fré-quente au Nouvel Empire.23. N. Kanawati, M. Abder-Raziq, The Teti Cemetery at Saqqara, V, The Tomb of Hesi, ACE Reports 13, War-minster, 1999 ; pour l’inscription biographique voir aussi D.P. Silverman, « The Threat-Formula and Biographical Text in the Tomb of Hezi at Saqqara », JARCE 37, 2000, p. 1-13.24. Hézi remplissait aussi des fonctions sacerdotales et d’autres fonctions de scribe, dont celle de zẖ n zȝ « scribe de phylé » (un titre qui apparaît à la Ve dynastie et dont nous avons répertorié une soixantaine d’attestations dans les nécropoles memphites) et de mtj n zȝ « contrôleur de phylé », qui fait ici une de ses premières apparitions (étant bien attesté seulement à la VIe dynastie).25. Voir par exemple le récent travail de K. Donker van Heel, B.J.J. Haring, Writing in a Workmen’s Village. Scribal Practice in Ramesside Deir el-Medina, Egllit 16, Leyde, 2003.26. P. Piacentini, « Le attività degli scribi nell’iconografia egiziana dell’Antico Regno », dans C. Basile, A. Di Natale (éd.), Atti del II Convegno nazionale di Egittologia e Papirologia, Siracusa, 1-3 dicembre 1995, Quad. dell’Ist. Internaz. del Papiro 7, Syracuse, 1996, p. 157-171 ; Ead., « Gli scribi », dans Sesh. Lingue e scritture nell’antico Egitto, Cat. della mostra, Milan, 1999, p. 64-65.27. Voir supra, à la note 5.

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On remarque tout d’abord qu’il existe un rapport étroit entre les scribes, même de rang modeste, et le haut dignitaire au service duquel ils sont attachés, et cela rentre bien dans la représentation que l’élite se fait d’elle-même. Le titulaire de la tombe est exceptionnellement représenté en train d’écrire, comme l’est Paheri, enseveli à el-Kab 28. En revanche, plusieurs scribes l’accompagnent dans ses inspections ou lui présentent des listes, tandis que dans des scènes à caractère plus spécifiquement funéraire, on les voit lui apporter des offrandes ou lui faire des fumigations d’encens. Ces personnages associent le plus souvent les simples titres de « scribe » ou de « scribe du domaine funéraire » à celui de « prêtre funéraire » (ḥm kȝ) ou encore d’ « intendant ».

Les scribes interviennent aussi, naturellement, dans les activités d’enregistrement et de rédaction de textes en tout genre. Ils portent alors des titres comme ceux de « scribe des ar-chives » ou de « scribe des actes ». On rencontre fréquemment les scribes dans les champs, où ils assistent à toutes les étapes du travail agricole, depuis les semailles jusqu’à la pesée de la récolte. Là, ils peuvent être « scribes des champs », mais aussi, souvent, « scribes du grenier ». Ils apparaissent à côté de personnages rentrant de la chasse ou de la pêche, ou figurent encore dans les entrepôts et les ateliers, où ils portent des titres comme « scribe de l’atelier des tisserands ». Ils peuvent vérifier les transactions commerciales et prennent une part active dans l’enregis-trement des actes judiciaires. Certains revêtent ainsi des fonctions telles que « scribe dans le Grand Conseil » ou « chef des scribes de la Cour de justice ». Ils peuvent gérer les rapports entre le haut fonctionnaire et son personnel et ils jouent un rôle fondamental dans la conduite des expéditions et l’organisation des travailleurs, comme le montrent les titres « scribe des équipages », « scribe de l’armée », « scribe des recrues ».

Les scribes n’écrivent donc pas seulement des textes, prennent des notes ou font des calculs. Ils dirigent aussi les travailleurs, revêtant des fonctions d’intendance dans des secteurs ad-ministratifs très divers. Ils peuvent en effet être présents sur les chantiers pour surveiller et organiser les ouvriers, tout en contrôlant l’arrivage et la mise en œuvre des pierres venant des carrières, mais également accompagner les expéditions, en gérant le personnel et leurs besoins, comme le montrent bien les graffiti qu’ils ont laissés dans les carrières ou le long des routes commerciales. Cette activité d’intendance, déjà connue pour l’Ancien Empire, est encore bien documentée au Nouvel Empire, un millénaire plus tard. Dans la lettre polémique que le scribe Hori envoie à son confrère Amenemope, le premier, conscient de sa supériorité, précise toutes les compétences dont un bon scribe devait faire preuve. Ces compétences comprenaient la connaissance des méthodes de calcul nécessaires pour distribuer les rations aux soldats ou pour construire une rampe, mais aussi celle de la géographie des lointaines terres d’Asie. En marge de ces occupations multiples, quelques rares représentations nous montrent les scribes dans leurs moments de détente, jouant au senet ou allant chez le pédicure.

28. J.J. Tylor, F.Ll. Griffith, The Tomb of Paheri at el Kab, EEF Memoirs 11, Londres, 1894, pl. III.