les prépositions dans les trois premiers poèmes de stèles de victor segalen

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Laurence Bougault Les prépositions dans les trois premiers poèmes de Stèles de Victor Segalen In: L'Information Grammaticale, N. 85, 2000. pp. 24-30. Citer ce document / Cite this document : Bougault Laurence. Les prépositions dans les trois premiers poèmes de Stèles de Victor Segalen. In: L'Information Grammaticale, N. 85, 2000. pp. 24-30. doi : 10.3406/igram.2000.2765 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_2000_num_85_1_2765

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Laurence Bougault

Les prépositions dans les trois premiers poèmes de Stèles deVictor SegalenIn: L'Information Grammaticale, N. 85, 2000. pp. 24-30.

Citer ce document / Cite this document :

Bougault Laurence. Les prépositions dans les trois premiers poèmes de Stèles de Victor Segalen. In: L'InformationGrammaticale, N. 85, 2000. pp. 24-30.

doi : 10.3406/igram.2000.2765

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/igram_0222-9838_2000_num_85_1_2765

LES PREPOSITIONS DANS LES TROIS PREMIERS POÈMES DE STÈLES DE VICTOR SEGALEN*

Laurence BOUGAULT

La préposition de, on le sait, est le mot le plus fréquemment employé dans la langue française. En dépit de ce succès d'emploi, la préposition en général est assez peu étudiée, et si elle a été largement traitée par les linguistes comme Moignet, Pottier ou Cervoni, on tire assez peu de conséquences stylistiques de ses divers emplois dans le texte littéraire. Pourtant, les micro-systèmes prépositionnels sont fort riches et fort signifiants, comme les grammairiens de l'école guillaumienne l'ont suffisamment démontré, et cette signifiance est largement liée à ce que Guillaume appelait « l'impulsion contextuelle», si bien qu'on peut penser que la syntaxe prépositionnelle est tributaire du style, ce qui en ferait peut-être un lieu de marquage (pour reprendre la terminologie de G. Molinié) privilégié. Dans Stèles, on est d'abord frappé par la variété des prépositions employées. C'est cette diversité qui nous a conduite à étudier le fonctionnement de ces marqueurs passant souvent inaperçus et c'est à travers leur variété et leur spécificité d'emploi que nous voudrions aborder une uvre poétique dont la richesse n'est plus à démontrer. On s'efforcera donc, dans ce qui suit, de rappeler l'essentiel des thèses de Moignet en les appliquant aux occurrences de notre corpus constitué des trois premières stèles du recueil, avant de dégager de cette analyse ce qui pourrait constituer un stylème de littérarité de la poésie de Segalen.

REMARQUES GÉNÉRALES SUR LES PRÉPOSITIONS La préposition est définie par Moignet comme « une partie de langue non predicative, porteuse d'un sens hautement abstrait » « capable d'établir un rapport syntaxique entre deux éléments» (Moignet, 1981, p. 217). La préposition a donc deux supports, l'un d'avant, qui peut être de nature très diverse, l'autre d'après, toujours nominal (substantif, pronom, adjectif, modes quasi-nominaux du verbe...). Si le support d'après fait défaut, la préposition devient ipso facto un adverbe, car la nature de la sémantèse de la préposition est toujours d'ordre relationnel. Elle permet de mettre en relation des éléments de la proposition qui ne peuvent pas être mis directement en relation, soit en raison de problème de transitivité, soit parce que la relation s'opère au niveau propositionnel et non entre parties du discours. Lopérativité de la préposition est régressive, c'est-à-dire que le régime (ou support d'après) est le point de départ, l'opérateur et l'élément causatif, alors que le support d'avant est le point

plication, l'opéré et l'élément résultatif, ce qui est nettement perceptible si l'on observe la schématisation de Moignet, faisant apparaître au moyen des participes la tension operative du support d'après et la tension résultative du support d'avant :

de (= éloignement)

le livre déterminé Pierre déterminant

Dans cette schématisation, il est clair que la préposition est régissante, c'est-à-dire, pour reprendre la définition de Moignet, qu'elle «signifie une opération, un transfert, dont le régime est le point de départ et le support d'avant le point d'application.» (Moignet, 1981, p. 218) La typologie proposée par Moignet repose sur la plus ou moins grande densité sémantique des prépositions, à quoi s'ajoute le couplage des prépositions en micro-systèmes formant des paires : paires antonymes : de/à... ou paires transcendant/immanent: en/dans... Enfin, Moignet distingue deux emplois des prépositions : l'emploi visant à résoudre des problèmes d'intransitivité et l'emploi circonstanciel, bien que la limite entre les deux emplois ne soit pas très nette mais s'opère plutôt selon un continuum.

TYPOLOGIE DES PRÉPOSITIONS DANS LES TROIS PREMIÈRES STÈLES DE VICTOR SEGALEN I. Prépositions monophonématiques de sémantèse transcendante Parmi ces prépositions de ténuité maximale, Moignet classe les prépositions de et à mais aussi dans, vers, par, pour, dès, sur, sous, chez, entre, avec, sans.

A. La préposition de 1. La préposition permet de résoudre le problème de l'intransitivité

Substantif + préposition + substantif : de introduisant un complément de détermination (ou complément du nom)

(*) Je remercie A. Vassant de l'aide précieuse qu'elle m'a apportée en acceptant de relire cet article et d'éclairer de ses lumières un certain nombre de points théoriques.

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sans marque de règne (p. 40) les tours de veille (p. 40) la voie d'Empire (p. 40) (règne) des Hsia (p. 40) des Tcheou* (p. 40) des Han* (p. 40) des Thang* (p. 40) des Soung* (p. 40) des Yuan* (p. 40) des Grands Ming* (p. 40) des Tshing* (p. 40) du dernier* (p. 40) dernier des Tshing (p. 40) Sage et Régent du trône (p. 40) trône de son coeur (p. 40) le visage du ciel (p. 42) l'hymne de mon règne (p. 42) fond du trou (p. 42) l'Empire d'ombre (p. 42) les pensées/.../ du haut/et pur Seigneur-Ciel (p. 42) le Fils les desseins du Ciel (p. 43) l'hymne de mon règne (p. 43) le Sauveur des hommes (p. 44) un autre habit de chair (p. 44) Temps de gloire (p. 44) la Roue de la Loi (p. 44) le prix du bon gouvernement (p. 44) ses devoirs de sujet (p. 44)

La préposition de « signifie fondamentalement un mouvement d'éloignement» et trahit «une opération de détermination par laquelle la notion du premier substantif reçoit sa limitation de la notion du second » (Moignet, 1981 C), p. 219). le règne des Han s'interprète, dans la logique de Moignet, de la manière suivante :

de (= éloignement)

On pourrait schématiser le mouvement de détermination fonctionnant dans une enumeration de la manière suivante :

le règne déterminé

déterminant des Han

La notion de « règne » est ici restreinte à l'intérieur des limites que lui donne la référence à un groupe d'êtres animés dénommés Han. Ce mécanisme peut être régulièrement observé dans les occurrences relevées, qu'il s'agisse de tournures fréquentes comme « les tours de veille » ou « ses devoirs de sujet » ou de syntagmes métaphoriques comme « Sage et Régent du trône de son coeur. Pourtant, très souvent, la pratique d'écriture de Segalen vient contredire l'idée de limitation puisque dans la première stèle «Sans marque de règne», où l'on rencontre cette occurrence, on a affaire à une enumeration de compléments de détermination :

« Que ceci donc ne soit point marqué d'un règne ; ni des Hsia fondateurs ; ni des Tcheou législateurs ; ni des Han, ni des Thang, ni des Soung, ni des Huan, ni des grands Ming, ni des Tching, les Purs » (p. 40)

1 . Les occurrences dont le support d'avant n'est pas mentionné sont situées dans une enumeration.

1 * des Hsia, des Tcheou, des Han...

(extension maximale)

0 (extension minimale) Première détermination

Alors que la première détermination vient restreindre au maximum l'extension du mot «règne», les autres compléments du nom fonctionnent sur le mode de l'ajout et accroissent petit à petit l'extension du support d'avant au point qu'il est possible de paraphraser l'énumération par « le règne des empereurs chinois». Mais la situation est encore compliquée dans l'exemple qui nous occupe puisque les compléments sont tous précédés de la conjonction de coordination négative ni. Celle-ci produit l'inversion du mouvement précédant, si bien que la tension provoquée ici par Segalen peut se ramener au schéma suivant :

ni des Hsia, ni des Tcheou, ni des Han...

Première détermination

Alors que la première négation du complément de détermination tend à élargir l'extension en supposant que ce qui va suivre sera non cela mais autre chose, quelque chose dont l'extension ne sera pas nulle, l'accumulation restreint l'extension au point qu'elle se réduit à un ensemble vide. L'énumération des compléments de détermination du substantif règne fonctionne donc comme une apposition elliptique du COI un règne, l'article indéfini ayant ici valeur généralisante. Dans cette utilisation des groupes prépositionnels, on sent la volonté d'épuiser le réel par la nomination, épuisement presque naturaliste mais qui, au lieu d'aboutir à l'expression d'un monde plein, ne renvoie finalement qu'aux potentialités du vide que masque la pléthore des noms du monde. Si bien que les compléments de détermination viendront prendre ordre dans ce « Tout » « que le Souverain-Ciel englobe » mais dont l'homme ne voit que le revers de présence : noms du vide plus encore que noms vides.

Adjectif + préposition + substantif

L'adjectif est un mot intransitif, c'est-à-dire qui n'admet pas d'incidence directe avec un support d'après bien que sa sémantèse puisse impliquer un point d'application autre que le substantif qualifié. La préposition sert alors de médiation.

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Dans le cas des deux occurrences : pleines de pluie (p. 42) le plus mauvais des fils (p. 44) du plus haut du ciel (p. 44)

on retrouve la sémantèse résultative précédemment décrite, y compris dans le comparatif de supériorité. Du point de vue stylistique, la préposition de fonctionne ici dans des structures exprimant la saturation quantitative ou qualitative qui concourt à l'élaboration d'une vision du monde emphatique. Du point de vue stylistique, le choix de la préposition transcendante permet de créer un effet d'abstraction qui dématérialise le réel comme l'irréel et tend à donner une image idéelle platonicienne du monde, en même temps qu'elle réduit l'ère phonique occupée par la préposition et homogénéise le groupe syntaxique en effaçant le lien, si bien que la cohérence phonique du groupe en est augmentée.

Verbe + préposition + substantif La préposition permet de déjouer l'intransitivité du verbe. La « transitivité indirecte » qui s'établit grâce à la préposition existe partout où celle-ci développe un élément impliqué dans le verbe :

on gratifie d'une petite audience /. . ./ d'un repas et d'un habit et d'une perruque (p. 44) n'est pas fait d'illusoire (p. 44)

Dans le cas où le verbe se construit normalement avec la préposition de, on remarque de nouveau une accumulation (p. 44) mais positive et dont la particularité tient à la répétition de la conjonction de coordination et. Il y a comme une surenchère extensive dans l'emploi de la coordination qui crée un effet de manque et d'inexactitude corrigée du discours, comme si Segalen voulait rappeler ici que tout langage est impuissant à rendre compte de la magnificence, y compris lorsque celle-ci n'est faite que de choses simples ou même dérisoires, comme la « perruque » qui vient clore la série. Le cas de la tournure faire de est celui d'une préposition transcendante qui peut commuter avec les prépositions avec ou dans, si bien que le COI s'apparente ici à un complément circonstanciel de moyen.

Cela n'est pas de mon souci (p. 40)

Plus complexe encore est le cas de la locution verbale être de qui signifie «faire partie, participer». Évidemment, on peut difficilement parler dans ce cas d'« intransitivité », dans la mesure où le verbe d'état ne reçoit pas de complément d'objet. Je me demande cependant si être n'est pas ici dans un emploi extrêmement subduit et ne sert pas (comme faire en ancien français) à remplacer le verbe participer. Ceci expliquerait la présence de la préposition entre le verbe et son complément et l'impossibilité de considérer «de mon souci » comme un attribut. En ce qui concerne la préposition de, remarquons que sa valeur résultative est dans ce cas éminemment abstraite. Pourtant, il semble que cette valeur s'apparente à celle qui permet de construire l'article indéfini pluriel ou l'article partitif, elle permet ici de retrancher une partie d'un tout indénombrable.

Adverbe + préposition + substantif

La préposition de permet aussi de régler le problème de l'intransitivité de l'adverbe. Cependant, Moignet remarque que transitiver un adverbe revient à en faire une préposition. Mais dans les cas qui nous intéressent :

tant de bouches Tant de pinceaux

le problème est compliqué par le fait que tant de fonctionne comme un déterminant quantifiant-caractérisant et se classe souvent parmi les adjectifs indéfinis, de même que beaucoup de ou tellement de. On peut penser que de a ici un statut limite entre la préposition au sens plein du terme et ce que Moignet appelle, faute de mieux, la particule de, puisqu'on reconnaît la valeur que prend de lorsqu'il intervient dans la formation des déterminants article partitif ou article indéfini pluriel ou encore lorsqu'il permet d'introduire un infinitif. Cependant, contrairement à ces cas, de possède bien ici un support d'avant, qui est l'adverbe tant. Néanmoins, tant de ne constitue pas, contrairement à d'autres cas, une locution prépositive. On peut supposer que de permet ici de déterminer par le substantif qui suit la totalité indéfinie représentée par l'adverbe.

Emploi strictement circonstanciel Il faut faire un sort à part aux occurrences où la préposition n'est pas en rapport direct avec un support d'avant limité à un seul mot. C'est ce que j'appellerais ici un emploi strictement circonstanciel. Le support d'avant du groupe prépositionnel, dans le cas de ce qu'on peut considéré comme un «véritable» complément circonstanciel (c'est-à-dire un complément à la fois librement déplaçable et supprimable dans la phrase), n'est pas forcément placé avant et ne peut être compris que comme l'ensemble de la proposition. Le complément circonstanciel est alors un véritable complément de phrase. Moignet définit ainsi cette situation syntaxique : « La préposition est encore la solution retenue dans tous les cas où il s'agit d'établir un rapport entre une notion substantivale et un ou plusieurs éléments d'un énoncé, sans que rien, dans la sémantèse de ces éléments, appelle une complétance. » (Moignet, 1981, p. 225) Cette situation correspond en outre à celle du syntagme nominal prépositionnel en incidence externe du second degré, tel qu'A. Vassant le définit dans son article sur les « Fonctions syntaxiques et la théorie de l'incidence» : « La syntaxe de la phrase française nous autorise à distinguer un syntagme nominal "prépositionnel", complément de phrase, appelé ailleurs syntagme adjoint, incident à la relation sujet-verbe, mais périphériquement. » (Vassant, 1993, p. 155) Dans les stèles étudiées, on rencontre plus rarement la préposition de en emploi circonstanciel (contrairement à la préposition à), et une seule fois dans notre corpus :

< P > de cinq mille en cinq mille pas (p. 40). Dans l'occurrence que nous avons relevée, de marque l'origine, le point de départ, comme la préposition latine. Elle

2. Selon la Terminologie Grammaticale officielle, CNDP, 1997.

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est employée en corrélation avec la préposition en qui indique une tension vers quelque chose, de même que la préposition à, à cette différence près que à marque le point d'aboutissement alors que en n'indique que le mouvement lui- même, sans idée de point terminal.

B. La préposition à La préposition à signifie, selon Moignet, un mouvement d'approche, et a pour effet de mettre dans son après une notion marquant le terme du mouvement ou le point de repère à une certaine distance duquel se situe une interruption de mouvement. (Moignet, 1981, p. 222) Sa sémantèse entre donc en contradiction avec l'opérativité rétrospective de toute préposition. Si, comme la préposition de, à permet de régler certains problèmes d'intransitivité, on la rencontrera lorsque la sémantèse polarisante l'emporte sur l'opérativité prépositionnelle mais aussi dans la transcendance de certaines prépositions qui évoquent un pôle comme avec, dans, ou en.

Substantif + préposition + substantif On rencontre deux occurrences où la préposition introduit un complément du substantif :

ères aux caractères indicibles (p. 40) face à face avec la profondeur (p. 42)

La première occurrence peut commuter avec la préposition avec (ou avec le verbe ayant) et traduit une idée d'appartenance, de possession. On retrouve l'idée de concomitance combinée avec celle de polarisation et celle de détermination propre à toute préposition. Dans la deuxième occurrence, on a affaire à une locution figée, adverbiale, dans laquelle l'idée d'un mouvement d'approche est entièrement conservée, bien que les deux substantifs soient employés en pure intension comme le trahit ici l'absence de déterminant.

Verbe + préposition + substantif Comme dans le cas de de, à développe un élément sémantique impliqué dans le verbe. Elle garde partout le sens d'un mouvement de polarisation vers quelque chose. Tantôt parce que le verbe (de sémantèse prospective) appelle un complément d'objet indirect :

s'appliquent à calquer (p. 40) tantôt parce qu'il autorise un complément d'attribution (redire quelque chose à quelqu'un), tantôt parce qu'il implique dans sa sémantèse un but visé (consacrer quelque chose à faire quelque chose)

redire à toutes les faces (p. 40) Je consacre ma joie et ma pitié à dénoncer (p. 40)

Emplois strictement circonstanciels Bon nombre d'occurrences de la préposition à apparaissent dans des groupes circonstanciels :

< P > à l'aube (p. 40) firmament liquide à l'envers (p. 42) Que l'homme recevant mes mesures retentisse à son tour (p. 42).

On distinguera les cas où la préposition est placée dans un groupe librement formé : «à l'aube», «à son tour» et les cas où elle forme, avec ce qui suit, une locution figée de type adverbial : «à l'envers», cas où la préposition atteint sa ténuité sémantique maximale, bien qu'on puisse encore reconnaître la polarisation et le mouvement prospectif. Dans le cas des deux compléments circonstanciels de temps, la préposition conserve de sa valeur d'approche l'idée d'une tension spatio-temporelle vers quelque chose, nous rappelant en outre que, comme le faisait remarquer G. Guillaume, la notion de temps est toujours appréhendée grâce à celle d'espace. L'idée de mouvement vers renforce aussi l'idée que le point du temps envisagé n'est pas atteignable : on s'en approche ou l'on s'en éloigne, on n'y arrive jamais, parce que le temps est fugitif.

C. Préposition en La préposition en fonctionne, selon Moignet, en microsystème avec les prépositions à et dans. D'une part, l'opposition binaire à/en correspond à l'opposition des signifiés approche/inclusion, de l'autre, en est la transcendance de dans, soit, schématiquement :

en

dans

On retrouve la totalité de ce système dans les deux occurrences du corpus :

instaure en lui-même (p. 40) de cinq mille en cinq mille (p. 40) Les lacs, frappés d'échos fraternels en nombre douze (p. 42).

Dans la première occurrence, en peut commuter avec dans et marque un rapport d'inclusion plus abstrait et plus métaphorique que ne serait dans. Dans la seconde occurrence, en s'oppose à à selon le schéma approche/inclusion, qui permet à la corrélation de... en de marquer un mouvement non fini voire infini. Dans la troisième occurrence, en nombre douze peut commuter avec au nombre de douze. La tournure choisie par Segalen est assez rare et constitue une marque stylistique forte. Moignet souligne à propos de l'opposition à/en que « des facteurs phoniques et syntaxiques viennent interférer avec les facteurs sémantiques et brouillent l'opposition de langue. Cela signifie que l'opposition approche/inclusion peut être, dans certains cas limites, jugée non pertinente, qu'elle se neutralise et que le choix entre les deux positions est laissé à d'autres facteurs que sémantiques» (Moignet, 1981 , p. 228). Même si l'on peut penser que le choix de en permet ici à Segalen de condenser son discours, on conservera l'idée d'inclusion qui met l'accent sur la somme des échos frappés et non sur le résultat terminal : le midi. L'idée de fusion, présente au verset suivant est aussi présente

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dans la préposition en. Enfin, en fait écho à dans qui apparaît dans la même structure au premier verset :

« Les lacs, dans leurs paumes rondes/.../ Les lacs, frappés d'échos fraternels en nombre douze » (p. 42)

Il y a donc, dans le choix stylistique de Segalen, le signe d'une très forte cohésion sémantique de l'ensemble de la strophe de cette troisième stèle qui insiste sur la notion de fusion des éléments du réel jusqu'à, dirait Mallarmé, « leur presque disparition vibratoire».

II. Prépositions de sémantèse immanente Si les prépositions monophonématiques sont très utilisées dans la langue française en raison de la diversité de leur fonction de liaison, plus rares sont les prépositions poly- phonématiques qu'on rencontre pourtant extrêmement fréquemment dans les trois premières stèles du recueil de Segalen.

A. Micro-systèmes de prépositions polyphonématiques Ces prépositions s'organisent elles aussi en micro-systèmes sémantico-logiques mettant face à face des notions d'opérations contradictoires ou opposables. On rencontre chez Segalen, les systèmes suivants : sans/avec (soustraction/addition), sur/sous (superposition/sub-position), pour/par (but/moyen), dans/hors de (inclusion/exclusion)

Sans/avec Sans marque de règne (3) (p. 40) des règnes sans années (p. 40) des dynasties sans avènements (p. 40) des noms sans personnes (p. 40) des personnes sans noms (p. 40) cette ère unique, sans date (p. 40) (cette ère unique) sans fin (p. 40) je serve avec ferveur (p. 40) Face à face avec la profondeur (p. 42)

La première remarque qui s'impose est la nette préférence de l'auteur pour la préposition privative du micro-système qui apparaît sept fois dans la première stèle, essentiellement dans des enumerations, mais aussi dans le titre, ce qui marque son importance. On peut reconnaître cette enumeration de noms absents dans les poèmes d'autres grands auteurs, en particulier chez Mallarmé et Rimbaud (voir par exemple « A une petite laveuse blonde » de Mallarmé ou l'illumination « Enfance »). Il s'agit toujours, pour le poète de faire advenir la chose, non comme être mais comme néant, en dénonçant ainsi au lecteur la supercherie de tout langage et son illusion ; mais il s'agit en outre, pour Segalen ; d'effacer toute marque spatio-temporelle, tout repère mondain, afin que les stèles n'aient d'autre lieu que le poème et se dégagent définitivement du pittoresque chinisant.

3. Il n'y a pas de contexte antérieur, puisqu'il s'agit du titre.

Sur/sous Dans le micro-système sur/sous, c'est encore la préposition connotée négativement qu'on rencontre le plus fréquemment :

Que l'homme recevant mes mesures retentisse à son tour sous le puissant Souverain-Ciel (p. 42) La nuit sous la terre (p. 42) courbé sous mes coups (p. 43) le monde sous le Ciel (p. 44) courbé sur moi-même (p. 42) courant sur l'Empire (p. 44)

Il y a quelque chose de fatal dans cette position inférieure que garde presque toujours le poète qui semble moins replié sur lui-même, comme le suggère « courbé sur moi-même » (p. 42) qu'écrasé par un ciel qui conserve tout de sa sacra- lite oppressante. On peut pour une fois comparer la Chine de Segalen à celle de Claudel, dans la mesure où le sacré propre au vieil empire semble réveiller l'idée d'une Toute Puissance divine qui empêche l'homme de se relever et de s'ouvrir aux horizons du monde, voire de s'y disperser comme le bateau ivre rimbaldien.

Pour/par Pourtant, la comparaison avec Claudel s'arrête sans doute là puisqu'il y a chez Segalen l'expression d'une volonté créatrice qui rétablit malgré tout une tension positive vers le tout autre de la transcendance, comme le laisse concevoir la prédominance de la préposition pour, marquant le but, sur la préposition parqui introduit ici un complément d'agent du participe passé passif :

J'ai tourné la sphère pour observer le Ciel (p. 42) Pour cela j'ai nommé l'hymne de mon règne (p. 43) < P > pour la coutume (p. 44) soumis par ce qui n'est point promulgué (p. 40).

Dans/hors de Le dernier micro-système présent dans ces trois premières stèles est celui qui s'organise autour de l'opposition inclusion/exclusion :

Les lacs, dans leurs paumes rondes noient le visage du ciel (p. 42) les êtres hors du monde illusoire (p. 44)

La moindre fréquence des prépositions dans et hors de par rapport aux prépositions sous et sur laisse supposer que l'axe vertical prédomine, dans la poésie de Segalen, sur l'axe horizontal et semble suggérer qu'il s'agit d'une poésie de la transcendance plutôt que d'une poésie de l'immanence. On retrouve ainsi la parenté avec Claudel, toujours sur le plan de la sacralité, même si la taille du corpus ne permet pas de tirer des conclusions définitives. Parmi On pourrait ajouter parmi au micro-système précédent dans la mesure où cette préposition se situe semantiquement à

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mi-chemin entre inclusion et exclusion, marquant l'intersection :

Et il va renaître parmi nous (p. 44) Cependant, contrairement à dans et hors de, parmi établit une relation plus particulière, moins polysémique, et son champ d'application est plus spécialisé : alors que dans peut fonctionner dans des groupes syntaxiques exprimant le temps par exemple, parmi est réservé à la description de l'espace. De ce fait, cette préposition appartient davantage à la troisième catégorie relevée par Moignet, celle des prépositions « plus étoffées qui fonctionnent aussi, d'autre part, comme adverbes [...] ou qui sont des mots prédicatifs» (Moignet, 1 981 , p. 230) Si parmi n'est ni un adverbe ni un mot prédicatif, la préposition garde sans doute trace dans son fonctionnement de son ancienne nature predicative puisqu'elle est issue de la préposition par et du nom mi qui signifiait milieu. En ce sens, elle doit aussi être mise en relation avec la préposition par et apparaît comme sa version statique.

B. Locutions prépositives Moignet distingue enfin une dernière catégorie de relations, très précises, qui sont signifiées par des locutions prépositives le plus souvent monosémiques. Les occurrences que nous avons relevées introduisent toutes des compléments circonstanciels :

< P > au long de la voie (p. 40) : complément circonstanciel de lieu Que voit-il au fond du trou (p. 42) : complément circonstanciel de lieu Que l'homme/.../ connaisse à travers moi (p. 43) : complément circonstanciel de lieu on gratifie/.../ d'une perruque afin d'orner (p. 44) : complément circonstanciel de but

Les deux premières sont constituées de préposition + substantif + préposition, et postulent « deux opérations de type prépositionnel encadrant une sémantèse nominale médiatrice » (Moignet, 1 981 , p. 230), si bien que, par subduction sémantique, le substantif devient un médiateur entre deux médiations pour constituer avec elles un médiateur unique. On retrouve le même fonctionnement dans la locution à travers de, qui se réduit à à travers lorsqu'elle est employée devant un pronom comme dans notre corpus. Enfin il arrive que le substantif se soude à la première préposition, comme dans le cas de afin de, qui s'écrivait avant le xive siècle à fin de. La longueur de ces locutions prépositionnelles fait de celles- ci des éléments incontournables si bien que l'accent est mis, de manière générale, dans ces trois premières stèles, sur les relations elles-mêmes, donnant à la poésie de Segalen quelque chose d'éminemment dynamique.

REMARQUES SUR LES EFFETS STYLISTIQUES DE LEMPLOI DES PRÉPOSITIONS DANS LES TROIS PREMIÈRES STÈLES DE SEGALEN Au cours de notre typologie, nous avons fait un certain nombre de remarques stylistiques sur l'emploi des prépositions, dont nous voudrions à présent faire la synthèse. Le problème se pose toujours de la validité d'une stylistique reposant sur l'observation d'unités longtemps considérées par les grammaires comme «non-significatives», et qui possèdent en réalité une signification hautement abstraite qui s'éclaire seulement dans et par un contexte donné, tel est le cas des prépositions. Cependant, plusieurs facteurs peuvent jouer en faveur d'une interprétation stylistique de l'usage des prépositions : - le premier facteur réside dans le fait que les prépositions

introduisent souvent des compléments non contraints, d'où l'existence d'un choix stylistique ;

- le second facteur tient à la possibilité de choisir cette fois- ci entre deux prépositions ;

- enfin, troisième facteur, à l'intérieur des micro-systèmes, la fréquence d'un des éléments plutôt que de l'autre, peut varier plus ou moins, si bien que cette fréquence permettra dans certains cas d'établir des tendances sémantiques et ainsi donnera lieu à une interprétation stylistique.

Dans les trois premiers poèmes du recueil de Segalen, on assiste à une sorte de saturation sémantique qui résulte de la multiplication des groupes prépositionnels. Dans la première stèle, cette saturation opère une néantisation des noms par leur excès même. D'un autre côté, cette multiplication des expansions prépositionnelles crée souvent, pour le lecteur français, ce qu'on pourrait appeler un « effet de Chine», dans la mesure où elle reproduit des expressions chinoises stéréotypées comme « le Fils du Ciel », réactivée dans la troisième stèle à travers l'anacoluthe : « le Fils les desseins du Ciel ancestral » (p. 43), effet de Chine évidemment aussi repérable dans le choix du lexique et l'emploi des majuscules. La multiplication des prépositions est aussi le signe d'une forte hiérarchisation syntaxique du discours et d'une surenchère determinative (4). Comme si le poète tentait de cerner chaque fois au plus près la réalité intangible qu'il envisage, comme si, à vouloir dire l'indicible, il fallait recourir à plus de précision encore que lorsqu'il s'agit de dire l'univers concret. Ce qui doit être cerné par le langage ne peut l'être qu'au pris d'un effort de nomination presque harassant dont témoigne la multiplication des groupes prépositionnels. Mais cette forte cohésion syntaxique va aussi dans le sens de ce

4. A cet égard, la théorie de l'incidence telle que G. Guillaume la met en place et telle que la décrit A. Vassant (1993) met en évidence les différents niveaux de la hiérarchisation qui sont au moins au nombre de trois : incidence interne, incidence externe de premier degré et incidence externe de second degré, ces trois niveaux étant présents dans le corpus que nous avons étudié. La brièveté de cet article ne me permet pas malheureusement de m'étendre sur la structuration des énoncés de Segalen en fonction de ces trois niveaux. Je renvoie donc mon lecteur aux schémas et aux explications que nous fournit amplement A. Vassant.

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que Bonnefoy appelle la réalité « indéfaite », volonté de mimer par le langage un monde où les objets fusionnent en un paysage. Enfin, la fréquence des prépositions et l'emploi de locutions prépositionnelles parfois très longues permet au poète de mettre l'accent sur le caractère éminemment relationnel de sa poésie. On retrouve ici l'idée de mouvement pur, sans autre but que lui-même, contenue dans la flânerie baude- lairienne ou dans le piéton rimbaldien, idée encore accentuée par la fréquence des prépositions à et en. En second lieu, nous avons pu observer une concurrence entre prépositions de sémantèse transcendante et prépositions de sémantèse immanente, les prépositions immanentes étant généralement préférées par Segalen, ce qui peut donner lieu aux interprétations suivantes : - le poète cherche à construire un discours éminemment

abstrait ; - les prépositions transcendantes étant de type monopho-

nématique, elles permettent de condenser le discours et d'aller vers la plus grande concision possible en même temps qu'elles augmentent la cohésion phonique des groupes syntaxiques.

Enfin, dans les préférences marquées au sein des microsystèmes antinomiques, on retiendra deux tendances significatives : - la prépondérance des prépositions connotant le négatif

comme sans, qui laisse entendre que le langage n'est qu'absence, de même que la stèle, et ne peut rien donner à voir que l'absence, indiquant ainsi le chemin du souvenir;

- la prédominance de l'axe vertical transcendantal dessiné par le micro-système sur/sous, beaucoup mieux représenté que l'axe horizontal que trace le micro-système dans/hors de.

L'étude des prépositions dans ces trois premières stèles semble donc particulièrement prometteuse pour l'étude stylistique du recueil. La poésie de Segalen, comme celle de Mallarmé, n'est pas de celles qui confondent le simple et la simplicité. Dans la recherche du lieu le plus fondamental, celui où l'homme peut devenir « Sage et Régent du trône de son coeur» (p. 40), la précision sémantique et la complexité syntaxique sont nécessaires pour tenter de cerner l'incer- nable, ce qui, justement, n'a pas de lieu. On se souvient du Coup de dés. Les groupes prépositionnels témoignent de la difficulté de la tâche en même temps qu'ils contribuent à une dynamique de ce lieu impossible mais peut-être pas impensable.

Laurence BOUGAULT Rennes II

OUVRAGES DE RÉFÉRENCE Cervoni (J.), Sémantique prépositionnelle, essai critique sur les

théories de la préposition, thèse d'État, Paris IV, 1989. Moignet (G.), Systématique de la langue française, Klincsieck, 1981 . Molinié (G.), La stylistique, PUF, coll. «Que sais-je?», 1989/91.

Éléments de stylistique française, PUF, coll. « Linguistique nouvelle», 1986/91.

Pottier (B.), Théorie et analyse en linguistique, Hachette, 1992. Vassant (A.), « Fonctions syntaxiques et théorie de l'incidence chez

G. Guillaume», Le Français moderne, déc. 1993. Revue Faits de langues, « La préposition

Ophrys, Paris, 1997, n° 9. une catégorie accessoire?»,

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