2007 salvini, les deux stèles de rusa iii, fils d’erimena, provenant du keşiş göl

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Les deux stèles de Rusa III, fils d’Erimena, provenant du Keşiş Göl Mirjo Salvini Rome Abstract La découverte récente d’une nouvelle stèle monumentale, dont le texte est un duplicata de deux documents préalablement connus, permet d’opérer un raccord entre eux et de reconstruire ainsi l’œuvre du roi urartéen Rusa, fils d’Erimena. C’est à ce souverain qu’il faut désormais attribuer la celèbre “Stèle du Keşiş Göl” qui avait été initialement attribuée à Rusa I, fils de Sarduri et, plus récemment, à Rusa II, fils d’Ar- gishti. L’importance de ce monument, découvert en 1892 et maintenant exposé au Vorderasiatisches Museum de Berlin, réside dans le fait qu’il fut la raison principale de la celèbre “Armenische Expedition” de Carl Friedrich Lehmann-Haupt et Waldemar Belck organisée en 1898–1899 par l’Académie de Sciences de Prusse. Cette date doit être considérée comme celle de la naissance de la recherche moderne sur la civilisation et la langue urartéennes. Ce document est maintenant complet et il nous renseigne sur l’activité de Rusa III dans la région montagneuse à l’est de Van, notamment l’aménagement d’un lac artificiel (le “Lac de Rusa”, le moderne Keşiş Göl) ainsi que la construction de la ville de Rusahinili (Toprakkale). En outre, cette nouvelle découverte risque de bouleverser en partie la chronologie urartéenne du VIIème siècle. * * * Je pars du principe qu’à la base de toute construction linguistique il y a le travail épigraphique, afin d’établir une base textuelle solide. Tel a été le travail des pionniers de nos disciplines orientalistes à partir du XIXe siècle, de ceux qui ont découvert le vieux perse achéménide, l’assyrien, le sumérien, le babylonien et d’autres langues encore. Ils ont ainsi posé la base de la reconstruction de ces langues, à l’aide de lexiques, vocabulaires et grammaires. Ceci vaut à plus forte raison pour les “Limited Corpus Languages” qui font l’objet du présent “Workshop”. En ce qui concerne la langue urartéenne, l’époque des grandes découvertes est loin d’être

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Les deux stèles de Rusa III, fils d’Erimena, provenant du Keşiş Göl

Mirjo Salvini

Rome

Abstract

La découverte récente d’une nouvelle stèle monumentale, dont le texte est un duplicata de deux documents préalablement connus, permet d’opérer un raccord entre eux et de reconstruire ainsi l’œuvre du roi urartéen Rusa, fils d’Erimena. C’est à ce souverain qu’il faut désormais attribuer la celèbre “Stèle du Keşiş Göl” qui avait été initialement attribuée à Rusa I, fils de Sarduri et, plus récemment, à Rusa II, fils d’Ar-gishti. L’importance de ce monument, découvert en 1892 et maintenant exposé au Vorderasiatisches Museum de Berlin, réside dans le fait qu’il fut la raison principale de la celèbre “Armenische Expedition” de Carl Friedrich Lehmann-Haupt et Waldemar Belck organisée en 1898–1899 par l’Académie de Sciences de Prusse. Cette date doit être considérée comme celle de la naissance de la recherche moderne sur la civilisation et la langue urartéennes. Ce document est maintenant complet et il nous renseigne sur l’activité de Rusa III dans la région montagneuse à l’est de Van, notamment l’aménagement d’un lac artificiel (le “Lac de Rusa”, le moderne Keşiş Göl) ainsi que la construction de la ville de Rusahinili (Toprakkale). En outre, cette nouvelle découverte risque de bouleverser en partie la chronologie urartéenne du VIIème siècle.

* * *

Je pars du principe qu’à la base de toute construction linguistique il y a le travail épigraphique, afin d’établir une base textuelle solide. Tel a été le travail des pionniers de nos disciplines orientalistes à partir du XIXe siècle, de ceux qui ont découvert le vieux perse achéménide, l’assyrien, le sumérien, le babylonien et d’autres langues encore. Ils ont ainsi posé la base de la reconstruction de ces langues, à l’aide de lexiques, vocabulaires et grammaires. Ceci vaut à plus forte raison pour les “Limited Corpus Languages” qui font l’objet du présent “Workshop”. En ce qui concerne la langue urartéenne, l’époque des grandes découvertes est loin d’être

1016 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East finie. C’est cet aspect de la recherche, éditions et collations, que j’ai prati-qué avec constance ces dernières années dans ma préparation du nou-veau “Corpus des inscriptions urartéennes”, qui sera publié dans les pro-chains mois.1 J’avais en effet d’abord proposé une communication intitu-lée “Урартская наскальная грамматика и лексика”, c’est-à-dire “Gram-maire et lexique rupestre urartéens”, car plusieurs fois ces dernières an-nées j’ai eu la chance de découvrir de nouvelles formes verbales et des constructions syntactiques en interrogeant la pierre et le rocher. D’autre part, au cours des dix dernières années, plusieurs nouveaux

documents sont venus enrichir le Corpus urartéen. Ils proviennent principalement de la Turquie orientale et de l’Azerbaidjan iranien. Je rappelle notamment la longue inscription sacrée du temple d’Ayanis2 (fig. 1), situé sur la côte est du lac de Van et la stèle de Movana3 à l’est du Zagros, dans la province de Urumiyeh, ainsi que d’autres inscriptions rupestres dans ces deux pays, sans oublier le Nakhichevan.4 Or, un nouveau document d’une grande importance vient d’être dé-

couvert dans les montagnes à l’est de Van. Il s’agit d’une stèle de basalte, entière, trouvée dans des circonstances encore inconnues dans le voisi-nage du village de Savacık (dont le vieux nom arménien est Havadzor) dans la région du Keşiş Göl (fig. 2), un lac artificiel perché dans les mon-tagnes à l’est de Van. Elle resta intacte pendant vingt-sept siècles, mais fut malheureusement sauvagement martelée par les villageois, lors de sa découverte, dans leur folle recherche d’or caché dans la pierre. En dé-cembre 2006 la stèle fut transportée au Musée de Van (fig. 3).5 Grâce à l’information donnée par mon collègue Oktay Belli de l’Uni-

versité d’Istanbul, que je tiens à remercier, j’ai pu étudier la stèle pen-dant la première semaine d’avril de année 2007.

1 Salvini, M. Corpus dei testi urartei (en cinq volumes) (= CTU). Vol. I–III.

Rome, 2008; Vol. IV–V en préparation. 2 Salvini, M. The Inscriptions of Ayanis. Monumental Stone Inscriptions. Çi-

lingiroğlu, A.; Salvini, M. (eds.). Ayanis I. Ten Years’ Excavations in Rusahinili Eidu-ru-kai (Documenta Asiana 6). Roma, 2001, pp. 251–271.

3 André-Salvini, B.; Salvini, M. The Bilingual Stele of Rusa I from Movana (West-Azerbaijan, Iran). SMEA 44 (2002):5–66.

4 Salvini, M. Urartu. La scoperta di due iscrizioni rupestri in Iran e in Tur-chia. SMEA 47 (2005):241–256; Salvini, M. Eine urartäische Felsinschrift in der Region Nachičevan. ZA 88 (1998):72–77, Taf. 1–4.

5 Salvini, M. Le due stele di Rusa Erimenahi dal Keşiş-Göl. SMEA 48 (2006): 209–272.

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1017 De façon tout à fait inattendue, ce document jette une lumière sur un

problème historique posé par une autre célèbre découverte qui remonte à la fin du XIXè siècle. J’ai la chance de pouvoir dire que cent seize an-nées plus tard ce problème est résolu. Tout commença en l’année 1891, lorsque W. Belck, au cours de sa Wis-senschaftliche Erforschung Altarmeniens, découvrit la stèle qui est connue traditionnellement sous le nom de “Stèle du Keşiş Göl”;6 elle était mutilée de sa partie supérieure, mais on en comprit immédiatement la grande importance. Cette découverte joua ensuite un rôle fondemental dans les recherches urartéennes. Dans le volume 24 de la Zeitschrift für Ethnologie, en 1892, fut publiée la relation faite par Waldemar Belck et Carl Fried-rich Lehmann (plus tard Lehmann-Haupt) lors de la séance du 30 avril 1892 de la Berliner Anthropologische Gesellschaft, sous le titre “Ueber neuer-lich aufgefundene Keilinschriften in russisch und türkisch Armenien”. Ils y présentaient ce qui fut alors considéré comme “la plus importante des inscriptions récemment découvertes”. On comprit immédiatement qu’elle était l’œuvre d’un certain Rusa, dont le texte ne conservait pas le patronyme. Une première étude du texte fut effectuée par C. F. Leh-mann(-Haupt) qui en fournit une copie autographe. La position de la stèle est décrite par Belck dans les termes suivant:

“Die Inschrift befindet sich in wilder Gebirgsgegend, ca. 23 Werst östlich von Van und ca. 6 Werst vom christlichen Dorfe Toni, in dem 20 Nesto-rianer- und 10 Armenier-Familien in friedlicher Gemeinschaft hausen”. Ce document fut alors l’élément principal utilisé par Lehmann-Haupt et Belck pour organiser la Armenische Expedition de la Preussische Akademie der Wissenschaften en 1898–1899. Dans son grand ouvrage Armenien einst und jetzt Lehmann-Haupt

décrira plus tard le lac Keşiş et la stèle qu’il avait retrouvée en 1898 dans la même position dans laquelle W. Belck l’avait vue sept ans auparavant.7 Il raconte que les habitants de Doni avaient déjà, dans l’année 1889, arraché la stèle de sa base dans l’espoir d’y trouver un trésor et qu’ils l’avaient laissée là à côté; c’est ainsi que Lehmann-Haupt put voir les deux pierres, base et stèle, l’une à côté de l’autre.

6 Lehmann-Haupt, C. F. Corpus Inscriptionum Chaldicarum. Berlin–Leipzig,

1927–1935. Projekt 141 (Taf. XXXVIII) = UKN 268 = HchI 121 = KUKN 391. Lehmann-Haupt, C. F. Armenien einst und jetzt. II/1. Berlin–Leipzig, 1926.

7 Lehmann-Haupt, C. F. Armenien einst und jetzt. II/1. Berlin–Leipzig, 1926 (19. Kapitel: Ertschek-See und Keschisch-Göl, pp. 35–54).

1018 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East Il est intéressant de lire le récit des opérations du transport de la stèle,

qui pesait 3 à 4 tonnes; elle fut divisée en deux parties et fut chargée sur deux chars trainés par plusieurs buffles; elle arriva à Van la veille de Noël 1898. Par suite du partage des trouvailles de la fouille de Toprak-kale, la stèle fut attribuée à l’expédition allemande, et elle se trouve de-puis lors au Vorderasiatisches Museum de Berlin (fig. 4) avec les objets de Toprakkale. A partir des travaux de Lehmann-Haupt, dont le Corpus Inscriptionum Chaldicarum demeura inachevé, la stèle du Keşiş Göl fut attribuée à Rusa I, fils de Sarduri, l’adversaire de Sargon.8 Ce souverain fut donc considéré comme le constructeur du “lac de Rusa” et de la ville de Rusahinili, dont les ruines couvrent la colline de Toprakkale, près de Van. C’est en effet le contenu principal du texte de la stèle. Cette attribu-tion fut confirmée par la suite dans les corpora de Melikišvili, de König, ainsi que dans le tout récent corpus de N. V. Harutjunjan.9 Depuis 1988 j’en ai proposé l’attribution à Rusa II, fils de Argišti.10 Pendant l’un de mes voyages de reconnaissance épigraphique, le 7

aout 2002, suivant une information du Musée de Van, j’avais découvert une nouvelle stèle (fig. 5) qui décorait l’angle d’une maison du village de Gövelek, à quelques kilomètres au nord du Keşiş Göl, et à 27 km à l’est de Van. Le jour suivant, dans une cour de ferme du même village, j’ai trouvé cet autre fragment (fig. 6) qui s’avèra être la partie inférieure de la stèle.11 L’épaisseur des deux parties correspondait précisement, et les textes respectifs étaient la continuation l’un de l’autre. Néanmoins la stèle, ainsi reconstituée, était encore privée de sa partie inférieure, et l’état du verso du deuxième fragment montrait que le texte était resté in-complet (fig. 7). On note les 3 dernières lignes vides et le texte interrom-pu à la conjonction e’a ‘et’. L’auteur de ce document est Rusa, fils d’Erimena, qui est considéré

comme le troisième roi de ce nom12. Le texte de la stèle de Gövelek, après

8 Lehmann-Haupt, C. F. Armenien einst und jetzt. II/1. 9 UKN II = Meликишвили, Г. А. Урартские клинообразные надписи. II.

Oткрытия и публикации 1954–1970 гг. VDI 3 (1971):229–255; 4 (1971): 267–293. HchI = König, F. W. Handbuch der chaldischen Inschriften (AfO Bh. 8). Graz, 1955–1957.

10 Salvini, M. Die urartäischen Schriftdenkmäler aus Bastam (1977–1978). Kleiss, W. (Hrsg.). Bastam 2. Ausgrabungen in den urartäischen Anlagen 1977–1978 (Teheraner Forschungen 5). Berlin, 1988, pp. 125–144 (voir p. 131, n. 50).

11 Salvini, M. Una stele di Rusa III Erimenahi dalla zona di Van. SMEA 44 (2002):115–143.

12 Salvini, M. Rusa I. II. III. RlA 11:464–466.

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1019 une longue formule d’introduction sur l’intronisation de Rusa III, parle de travaux d’irrigation dans les termes suivants: “En face du mont Qilba-ni la terre était désertique, rien, absolument rien, ni champs de blé ni vi-gnoble il n’y avait ici; pas un canal n’avait été tracé ici. Dès que Haldi l’eut ordonné je réalisai tout cela”. J’ai identifié la montagne Qilbani à l’Erek Dağ, qui domine toute la région. Ensuite le texte cite aussi un lac (´uini), qui est évidemment le Keşiş Göl (fig. 8). Le revers de la stèle est occupé, jusqu’à la cassure, par une prescrip-

tion sacrificielle comportant une série de sacrifices d’animaux, et on y cite la ville de Rusahinili au cas directif (Rusahina=idi), mais malheureuse-ment dans un contexte lacunaire. Sur la base de ces éléments, dans ma publication de la stèle de Gövelek (SMEA 48), j’en ai conclu que Rusa III, l’auteur assuré de la stèle de Gövelek, avait continué le travail commencé par son prédécesseur Rusa II, que je croyais être l’auteur de la stèle de Berlin. Or, la nouvelle stèle de Savacik change complètement la perspective. Elle s’est avérée immédiatement être un duplicata de la stèle de Gövelek pour la première partie du texte, et de la première stèle du Keşiş Göl (celle de Berlin) pour la deuxième partie. J’ai donc pu opérer un joint entre la stèle de Gövelek et la stèle du Keşiş Göl, ce qui permet de reconstruire une stèle de 3,60 m de hauteur, sans tenir compte de la base qui était en-foncée dans un socle qui en assurait la stabilité (fig. 9).13 Quant à la stèle de Berlin – je l’appelle désormais sous ce nom pour la

distinguer des autres stèles et fragments, car toutes proviennent du Keşiş Göl –, elle ne portait pas de texte sur le revers, raison par laquelle elle avait été appuyée contre la paroi de la salle; mais il était clair que les lignes finales de la face ne pouvaient en aucun cas représenter la con-clusion du texte. On en avait donc déduit que le texte continuait sur le verso, dans la partie perdue. Le texte de Lehmann-Haupt constatait la présence de lignes préparées pour l’écriture, sur le verso: “Ergab sich, daß eine ganze Reihe von Linien für Schriftzeichen auf der Rückseite eingegraben waren. Die Stelen-Rückseite war also tatsächlich in ihrem

13 Salvini, M. Le due stele di Rusa Erimenahi dal Keşiş-Göl. SMEA 48 (2006):

209–272; Salvini, M. Ein folgenreicher Textanschluss. Eine urartäische Königsin-schrift im Vorderasiatischen Museum facht den wissenschaftlichen Disput an. Antike Welt 2/8:35–37.

1020 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East verlorenen oberen Teil beschrieben gewesen, aber man hatte mehr Li-nien gezogen, als für den Schluß der Inschrift nötig gewesen wäre”.14 C’est ce que j’ai constaté sur le revers de la stèle de Gövelek, dont la

stèle de Berlin est la continuation. Nous savons maintenant, grâce au nouveau joint, que le texte du revers ne fut jamais achevé bien que la stèle, selon les témoignages, ait été érigée sur son socle. En conclusion, nous avons maintenant deux stèles du Keşiş Göl dont

le texte est presque identique, mis à part quelques variantes; elles appar-tiennent toutes les deux à Rusa III, et je les appelle dans mon corpus Keşiş Göl 1 et Keşiş Göl 2.15 La nouvelle stèle de Savacık, qui est plus ré-duite en hauteur car elle est inscrite sur trois faces, recto, côté droit et verso, doit être considérée comme le texte principal qui fut copié sur l’autre stèle, plus monumentale. Celle-ci, inscrite sur le recto et en partie sur le verso, resta inachevée pour des raisons qui nous échappent. Lors de ma publication de la stèle de Gövelek j’ai remarqué les incertitudes du scribe qui a inscrit le texte, surtout sur le verso (voir fig. 7); il y a même des fautes, ce qui est rarissime chez les lapicides urartéens. Je crois d’ailleurs qu’il eut un changement de scribe au cours de la rédaction de la partie finale du texte. Telle est la situation du point de vue épigraphique; mais il convient

de dire quelques mots sur les conséquences historiques de l’attribution de la stèle classique du Keşiş Göl, c’est-à-dire de la stèle de Berlin, non plus à Rusa Ier, ni à Rusa II, mais à Rusa III, fils d’Erimena. L’une des diffi-cultés rencontrées est de savoir qui a fondé et construit Rusahinili/Top-rakkale.16 Tous les savants se sont fondé naturellement sur le texte de la stèle de Berlin, là où nous lisons “j’ai imposé le nom de ‘Lac de Rusa’, j’ai tracé un canal d’ici jusqu’à Rusahinili …” et plus loin “Rusa dit: ‘quand j’ai édifié Rusahinili, quand j’ai fait ce lac artificiel, j’y ai transféré des habitants de Tušpa’ ”. L’affirmation paraît tellement claire que l’on se sent obligé de considérer Rusa Erimenahi comme celui qui a fondé Rusa-hinili et y a réalisé le lac artificiel pour l’approvisionnement de sa nou-velle résidence sur la hauteur de Toprakkale. Or, il est sûr, d’après ces nouveaux textes, que la figure de Rusa III sort décidément de l’ombre; et

14 Lehmann-Haupt, C. F. Armenien einst und jetzt. II/1, p. 46. 15 CTU A 14-1 et A 14-2. 16 Seidl, U. Wer gründete Rusahinili/Toprakkale? ARAMAZD 2 (2007):137–145,

a proposé Rusa Erimenahi (selon elle = Rusa II); voir dans le même volume Salvini, M. Argišti, Rusa, Erimena, Rusa und die Löwenschwänze. Eine urartäische Palastgeschichte des VII. Jh. v. Chr. Erevan, 2007, pp. 146–162 + Tables III, VI.

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1021 je crois qu’il faut lui attribuer désormais la paternité de toutes les réalisa-tions de la région du Keşiş Göl; en premier lieu le lac artificiel avec ses barrages (fig. 10) et le canal qui porte les eaux dans le lit d’un cours d’eau naturel jusqu’au pied de Toprakkale. Mais il doit également être considéré comme l’auteur de deux inscrip-

tions rupestres de la région, celle de Kaissaran (fig. 11), connue depuis Lehmann-Haupt (qui est un simple exercice de lapicide) et celle très abi-mée de l’Erek Dağ (fig. 12) que j’ai publiée tout récemment. La question se pose de manière différente en ce qui concerne Toprak-

kale. Malgré l’affirmation de Rusa Erimenahi, i-ú mru-sa-¶i-i-ni-li ši-du-ú-li ‘lorsque j’édifiai Rusahinili’. Je crois qu’il faut attribuer la fondation de Rusahinili à Rusa II Argistihi, et cela pour les raisons suivantes. La bulle de Bastam CB Ba-6 (Ba 78–146) (fig. 13), publiée en 1988,17

contient un nom d’année: “Année dans laquelle Rusa Argištihi posa (son/le/ce?) trône à Rusahinili, en face du mont Qilbani”. Donc, Rusahini-li Qilbani=kai, c’est-à-dire Toprakkale (fig. 14), existait déjà et l’on devait la différencier par rapport à l’autre Rusahinili, en face du mont Eiduru (Eiduru=kai), c’est-à-dire le site d’Ayanis, qui est en face du Süphan Dağ. On sait que Bastam et Ayanis ont été fondées par Rusa II Argištihi. Entre les deux Rusa, il y a deux générations au moins (voir la table

chronologique en annexe) puisque Rusa Argištihi doit être considéré comme le fils d’Argišti, le successeur de Rusa I, qui est cité par Sargon II d’Assyrie en l’année 708. Il s’agit donc de Rusa II, qui est également le roi d’Urartu mentionné par Asarhaddon en 673/672. Par contre le roi Rusa qui envoya ses félicitations à Assurbanipal en 652 doit être identifié à Rusa III Erimenahi. Cette datation de Rusa Argištihi (Rusa II) est confirmée aussi par les

données de la dendrochronologie, qui fixent dans les années 677–673 +4/–7 av. J.-C. la coupe des arbres qui formèrent les poutres du porche sacré d’Ayanis.18

17 Salvini, M. Die urartäischen Schriftdenkmäler aus Bastam (1977–1978).

Kleiss, W. (Hrsg.). Bastam 2. Ausgrabungen in den urartäischen Anlagen 1977–1978. Berlin, 1988, pp. 125–144.

18 Manning, W. et al. Science 294 (2001):2534; Çilingiroğlu, A. ARAMAZD 1 (2006):135: “For example, cutting dates for major timbers from the ongoing ex-cavations of Altan Çilingiroğlu at Ayanis from a temple of Rusa II dedicated to the god Haldi, and placed in the earlier part of the reign of this last great king of Urartu, are now placed ca. 677–673 +4/–7 B. C., which corresponds well with the approximate dates for Rusa II of ca. 685–645 B. C. derived through textual and inscriptional synchronisms with the historical Neo-Assyrian chronology.”

1022 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East Je crois que la solution de l’énigme concernant la fondation de Top-

rakkale consiste à croire que Rusa Argistihi, le grand constructeur des villes-forteresses de Karmir-blur, Bastam et Kefkalesi, planifia contempo-rainement deux villes portant son nom de Rusahinili: l’une est Ayanis, qu’il acheva à la perfection, et l’autre Toprakkale, qu’il fonda sans pou-voir en conclure la construction. Parmi les boucliers en bronze trouvés à Toprakkale, un seul appartient en effet à Rusa Argistihi, tandis que les autres sont inscrits au nom de Rusa Erimenahi. Un autre document provenant de Toprakkale joue un rôle dans cette

question: la tablette de Berlin VAT 7770 (fig. 15) contient un nom d’an-née que j’ai proposé de traduire “Année de la ville de Rusa, fils d’Argišti, lorsque Šagaputara, roi d’Išqugulu, alla au pays de Mana à la place de Aka’a, (et) lorsque Haldi m’installa en tant que roi dans la ville de Rusahinili, en face du mont Qilbani, dans le sanctuaire BARA”.19 Ainsi le lien entre Rusa Argistihi et Toprakkale est confirmé. L’impression qui ressort de l’analyse de ces données est que Toprak-

kale fut la dernière des fondations de ce roi, restée inachevée. Par la suite donc Rusa III, qui se concentra sur cette résidence et sur la région du Keşiş Göl, pourra revendiquer pour lui même l’édification de Rusahinili, commencée en vérité par Rusa II. En effet, une découverte que j’ai pu faire en juillet 2007 au Musée de l’Ermitage montre que Rusa Argistihi avait très probablement construit un temple susi à Rusahinili Qilbanikai (Toprakkale) comme dans les autres villes qu’il avait fondées. Il s’agit d’un petit fragment inscrit, provenant apparemment de Toprakkale, qui est un duplicata de la grande inscription de Rusa II Argistihi à Ayanis (CTU A 12-1), ce qui montre que ce roi avait construit un temple à Toprakkale.20 Les édifices de Toprakkale, et parmi eux le temple, dont la structure

ressemble fortement à celui d’Ayanis qui fut édifié par Rusa II Argištihi, ont donc été fort probablement construits ou achevés par Rusa III; et l’on peut se poser la question de la datation des célèbres bronzes de Top-rakkale (fig. 16), qui faisaient partie d’un trône divin. Selon Ursula Seidl qui a étudié la question en reconstruisant le trône original d’après les statuettes de bronze éparses, il ne peut être daté avant Sennachérib (704–

19 Salvini, M. Die urartäische Tontafel VAT 7770 aus Toprakkale. AoF 34

(2007):37–50. 20 Le fragment, que j’ai publié dans SMEA 48 (2006):256–260, est inséré dans

mon corpus comme CTU A 12-5a. Sur la question historique voir mon article cité plus haut dans ARAMAZD 2 (2007).

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1023 681 av. J.-C.), dont on remarque des influences de style.21 Ceci pourrait confirmer que le trône en bronze retrouvé est bien celui qui est cité dans le nom d’année de la bulle de Bastam CB Ba-6 (Ba 78–146), citée plus haut. Une question reste ouverte: est-que le trône de bronze de Toprak-kale était un trône royal ou divin? U. Seidl opte pour la deuxième hypo-thèse; mais si l’on compare les noms d’année de la bulle de Bastam avec la tablette VAT 7770 de Toprakkale, on note une forte analogie entre les deux formulations, ce qui fortifie l’hypothèse que la formulation de la bulle de Bastam fait reférence au transfert du gouvernement dans la nouvelle résidence de Rusahinili Qilbanikai (Toprakkale).22 Ceci ne signi-fie pas que le trône cité dans le nom d’année coincide avec le trône de bronze. Les nouvelles découvertes épigraphiques ont donc renouvelé la dis-

cussion sur la chronologie urartéenne du VIIème siècle. Legendes des figures

Fig. 1 Fig. 2 Fig. 3 Fig. 4 Fig. 5a Fig. 5b Fig. 6 Fig. 7 Fig. 8 Fig. 9 Fig. 10 Fig. 11 Fig. 12 Fig. 13 Fig. 14

Détail de l’inscription du temple de Ayanis: CTU A 12-1, col. V–VI, partie gauche. Carte de la région de Van, avec les sites archéologiques et les lieux de découverte des principales inscriptions urartéennes. La stèle de Savacık de Rusa III dans le Musée de Van, CTU A 14-2. La stèle du Keşiş Göl dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin (partie inférieure de CTU A 14-1). La nouvelle stèle de Gövelek, au moment de la découverte, en août 2002. Recto (partie supérieure de CTU A 14-1). La nouvelle stèle de Gövelek, au moment de la découverte, en août 2002. Recto (partie supérieure de CTU A 14-1). Le deuxième fragment de la stèle de Gövelek, en août 2002. Recto. Verso du deuxième fragment de la stèle de Gövelek. Le lac artificiel du Keşiş Göl (août 2007). Les deux stèles du Keşiş Göl (CTU A 14-1, et 2): reconstruction et synopse. Le barrage de nord-ouest du Keşiş Göl (août 2007). L’inscription rupestre de Kaissaran (CTU A 14-4). L’inscription rupestre de l’Erek Dağ (CTU A 14-3). Bulle inscrite de Bastam (Ba 78–146 = CTU C Ba-6). La colline de Toprakkale, près de Van, dominée par l’Erek Dağ.

21 Seidl, U. Der Thron von Toprakkale. Ein neuer Rekonstruktionsversuch.

AMI 27 (1994):67–84; ead. Die Bronzekunst Urartus. Mainz, 2004, pp. 61–64; Wer gründete Rusahinili/Toprakkale? ARAMAZD 2 (2007):137–143 (voir n. 7).

22 Voir dans ARAMAZD 2 (2007):150 (Die Jahresnamen des Rusa Argištihi).

1024 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East Fig. 15 Fig. 16

La tablette de Toprakkale VAT 7770 (= CTU CT Tk 1), conservée dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin. Statuette de bronze de Toprakkale dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin.

Annexe: Table chronologique de l’Urartu

Rois assyriens Salmanassar III (858–824 av. J.-C.) Salmanassar III Šamši-Adad V (823–811) Salmanassar IV (781–772) Assur-nirari V (754–745) Teglat-phalasar III (744–727) Sargon (721–705) Sennachérib (704–681) Asarhaddon (681–669)

Synchronismes23 cite Ar(r)amu l’Urartéen (années 859, 856, 844) cite Seduri, l’Urartéen = (année 832) cite Ušpina = (année 820) [aucun synchronisme] cite Argištu/i = est cité par cite Sarduri, Sardaurri = (années 743, 735?) cite Ursa, Rusa = (années 719–71324) cite Argišta (année 709) = [aucun synchronisme] cite Ursa = (année 673/672)

Rois urartéens [aucun document d’Aramu] Documents indigènes de: Sarduri I, fils de Lutipri* (env. 840–830) [* aucun document de lui] Išpuini, fils de Sarduri (env. 830–820) corégence de Išpuini et Minua (env. 820–810) Minua, fils de Išpuini (env. 810–785/780) Argišti I, fils de Minua (785/780–756) Sarduri II, fils de Argišti (756 – env. 730) Sarduri II Rusa I, fils de Sarduri (II) (env. 730–713) Argišti II, fils de Rusa (713–?) [aucun synchronisme] Rusa II, fils de Argišti (1ère moitié du VIIe sec.) ----------------------------------

23 Voir les synchronismes assyriens chez Fuchs, A. Urar¢u in der Zeit, sous presse

dans les actes du Symposium Biainili-Urartu (München 12–14 octobre 2007). 24 La date de 713, plutôt que celle plus traditionelle de 714 pour la mort de

Rusa I, est prouvée par les Annales de Sargon, année 9: Fuchs, A. Die Inschriften Sargons II. aus Khorsabad. Göttingen, 1994, p. 419, ainsi que Lanfranchi, G. B.; Parpola, S. The Correspondence of Sargon II. Part II. Letters from the Northern and Northeastern Provinces (SAA V). Helsinki, 1990, p. xxvii.

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1025 [aucun synchronisme] Assurbanipal (669–627) Assurbanipal

[aucun synchronisme] cite Rusa = (année 65225) cite Ištar/Issar-duri = (année 646/642)

Erimena (LÚa´uli ?)26 Rusa III, fils de Erimena Sarduri (LÚa´uli ??), fils de Rusa III Sarduri III, fils de Sarduri

25 Voir mon interprétation du sceau d’Erimena, et les problèmes chronolo-

giques du VIIe siècle: Salvini, M. Argišti, Rusa, Erimena, Rusa und die Löwen-schwänze. Eine urartäische Palastgeschichte des VII. Jh. v. Chr. ARAMAZD 2 (2007):146–162 + Tables III, VI.

26 Nous devons prendre en considération la nouvelle dendrochronologie se-lon laquelle Rusahinili Eidurukai (Ayanis) a été fondée dans la deuxième moitié des années 670: Manning, W. et al. Science 294 (2001):2534; Çilingiroğlu, A. ARAMAZD 1 (2006):135.

1026 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East

Fig. 1. Détail de l’inscription du temple de Ayanis: CTU A 12-1, col. V–VI, partie gauche

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1027

Fig. 2. Carte de la région de Van, avec les sites archéologiques et les lieux de découverte des principales inscriptions urartéennes

1028 Limited-corpus Languages of the Ancient Near East

Fig. 3. La stèle de Savacık de Rusa III dans le Musée de Van, CTU A 14-2

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1029

Fig. 4. La stèle du Keşiş Göl dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin (partie inférieure de CTU A 14-1)

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Fig. 5a. La nouvelle stèle de Gövelek, au moment de la découverte, en août 2002. Recto (partie supérieure de CTU A 14-1)

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1031

Fig. 5b. La nouvelle stèle de Gövelek, au moment de la découverte, en août 2002. Recto (partie supérieure de CTU A 14-1)

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Fig. 6. Le deuxième fragment de la stèle de Gövelek, en août 2002. Recto

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1033

Fig. 7. Verso du deuxième fragment de la stèle de Gövelek

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Fig. 8. Le lac artificiel du Keşiş Göl (août 2007)

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1035

Fig. 9. Les deux stèles du Keşiş Göl (CTU A 14-1, et 2): reconstruction et synopse

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Fig. 10. Le barrage de nord-ouest du Keşiş Göl (août 2007)

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1037

Fig. 11. L’inscription rupestre de Kaissaran (CTU A 14-4)

Fig. 12. L’inscription rupestre de l’Erek Dağ (CTU A 14-3)

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Fig. 13. Bulle inscrite de Bastam (Ba 78–146 = CTU C Ba-6)

M. Salvini, Les deux stèles de Rusa III… 1039

Fig. 14. La colline de Toprakkale, près de Van, dominée par l’Erek Dağ Fig. 15. La tablette de Toprakkale VAT 7770 (= CTU CT Tk 1), conservée

dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin

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Fig. 16. Statuette de bronze de Toprakkale dans le Vorderasiatisches Museum de Berlin