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Les Cahiers du Fil Rouge Fil rouge. En quête de sens… N°1 A S B L Collectif Formation Société CFS U NE ÉDITION DU C OLLECTIF F ORMATION S OCIÉTÉ - CFS ASBL

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Les Cahiers du Fil Rouge

Fil rouge. En quête de sens…

N°1

A S B L

C o l l e c t i fF o r m a t i o nS o c i é t é

C F S

U N E É D I T I O N D U C O L L E C T I F F O R M AT I O N S O C I É T É - C F S A S B L

Les Cahiers du Fil Rouge n°12

Une édition du

Collectif Formation Société - CFS asbl

26 rue de la Victoire - 1060 Bruxelles

tél. 02 543 03 00 - [email protected]

www.cfsasbl.be

Editrice responsable: Rose Marie Geeraerts, 2005-2006

pp

Les Cahiers du Fil Rouge n°1

Depuis 1987, le Collectif Formation Société asbl est reconnucomme organisation d’éducation permanente et organisedes “formations de cadres”, comme on dit dans le jargon dela Communauté française. Formation, on comprend, mais“cadres”… on serait tenté d’ajouter : quels cadres ? C’est précisément à cette question que cette brochure tente derépondre, en retraçant l’histoire d’un mouvement, le “fil rouge” qui nous guide.

Avant-propos

Un fil rouge qui se déroule dès les années ’60, pardes cours d’alphabétisation pour aider les tra-vailleurs marocains analphabètes au sein d’uneorganisation syndicale à Bruxelles et qui marqueensuite le développement de l’action associativesocioculturelle des années ’80, en parallèle avec ledéveloppement de la “crise” économique et sociale.

CFS a bientôt vingt ans et ses fondateurs, commeceux des autres associations “mères”, “sœurs”,“parentes” en tout cas, sont d’une génération postsoixante-huitarde pour lesquels ne se pose pas laquestion du “sens”, car ils ont vécu toute cette his-toire, ensemble le plus souvent. Mais, et heureuse-ment, ils ont été rejoints par des dizaines, des cen-taines de travailleurs du non-marchand, eux aussidécidés à s’engager dans la lutte contre l’exclusionsociale et culturelle, à Bruxelles et ailleurs.

Aujourd’hui, la relève est assurée, en nombre cer-tainement (le secteur non-marchand est le plusimportant à Bruxelles, à titre d’exemple : près de40.000 emplois créés dans les ASBL belges entre1998 et 2002), en moyens aussi par le développe-ment de toute une série de programmes et de sub-ventions publics qui ont donné une dimension“professionnelle” au travail socioculturel né dans lamilitance.

Mais, dans une réalité de terrain devenue de plusen plus complexe, les travailleurs du social sontsouvent confrontés à des questions difficiles, déchi-rés entre les conditions d’un public de plus en plusfragilisé et des politiques sociales impuissantes àrétablir l’espoir chez les laissés pour compte…

Et nous, les plus anciens, devons souvent faireface à une quête du sens, qui permette d’ajusternos objectifs, d’assurer nos positions dans leschoix à effectuer pour orienter nos actions et endéfinir de nouvelles, pour nous et pour ceux quinous entourent dans l’action.

Dans la “famille” associative que nous constituonsaujourd’hui, nous sommes l’organisation chargéede la formation continuée des cadres, des anima-teurs et formateurs.

Nous essayons d’assumer cette lourde responsabi-lité et avons décidé de laisser des traces de notreréflexion, pour transférer nos expériences, notre“fil rouge”, aux suivants qui ne manqueront pas decontinuer la lutte contre le déterminisme social,pour plus de justice sociale et pour que vive ladémocratie.

Alors, voici le premier né de nos “Cahiers du Filrouge” et bonne lecture…

RMG

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PAR RO S E-MA R I E GE E R A E R T S

Ce texte est la retranscription d’exposés de René De Schutter,Annie Crolop et Mohamed El Baroudi le 21 novembre 2003dans le cadre du séminaire "Fil rouge" organisé par CFS. Ce projet avait un double objectif : historique et militant.

OBJECTIF HISTORIQUE D’ABORD.

En 1967 commence le premier cours d’alphabétisa-tion pour des travailleurs immigrés dans une perma-nence de la FGTB au 43 rue de Suède à Saint-Gilles.Ce cours naît dans une dynamique particulière : présence importante de travailleurs immigrés espagnols, puis arrivée massive de travailleursmarocains suite aux accords bilatéraux entre laBelgique et le Maroc en 1964. De nombreux mili-tants syndicalistes, des “leaders”» issus de cesimmigrations et des démocrates belges se retrou-vent autour de projets porteurs de sens : l’alphabé-tisation de ces nouveaux migrants dès 1967, maisaussi l’Université syndicale (de 69 à 76), la mobilisa-tion et la lutte syndicale (Michelin en 1970, maisaussi solidarité avec les travailleurs immigrés àHenricot en 1975 par exemple) et la lutte pour larégularisation des “clandestins” en 1974.

C’est dans ce contexte que naît le “groupe alphade la FGTB”, puis “groupe alpha de Saint-Gilles”,et enfin en 1982 l’asbl “Collectif d’alphabétisa-tion”. Notre journée de novembre 2003 visait àretracer cette histoire au-travers de 4 membresporteurs : René DE SCHUTTER responsable auniveau syndical, Mohamed EL BAROUDI (exilépolitique marocain à l’initiative des cours, fonda-teur du Fonds de Solidarité Maghrébin, puis duRegroupement démocratique marocain), AnnieCROLOP (enseignante qui a créé les cours defrançais de l’université syndicale) et Alain LEDUC(arrivé en 1971, co-fondateur du Collectif alphaet actuellement co-Président de Lire et EcrireBruxelles).

QUÊTE DE SENS ENSUITE.

De ce petit groupe d’alphabétisation sont nés denombreux projets socio-éducatifs “en continuité”avec les valeurs défendues à l’époque dans lecadre du “43 rue de Suède”.

Je pense au Collectif Formation Société parexemple, asbl créée en 1986, qui vise à permettreà des travailleurs peu scolarisés de reprendre desétudes à tout âge et à tous niveaux, “de l’alphabé-tisation à l’université”, avec de plus une revendica-tion de certification. Cette expérience a bénéficiécomme premier soutien, à sa création, de la recon-naissance de la FGTB Bruxelles donnant ainsiaccès au congé éducation payé pour les tra-vailleurs inscrits aux cours.

Le Collectif d’alphabétisation s’est lui-même déve-loppé, dans les années ’80 dans des maisons“fédératives” de quartier, dans lesquelles la FGTBest encore présente (Pol BINJE, permanent duMétal, à Molenbeek par exemple).

Introduction PAR AL A I N LE D U C

“Apprends! car

tu dois diriger

le monde!”

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C’est sur base d’une étude du même Collectif d’al-phabétisation (Catherine STERCQ, 1982) que “Lireet Ecrire” est fondé en 1983, mouvement de luttecontre l’analphabétisme. Dès cette époque, et jus-qu’à aujourd’hui, la FGTB est toujours membre dedroit de cette association pluraliste.

Cette expérience née dans le bénévolat et le militan-tisme est ainsi devenue aujourd’hui un secteur pro-fessionnel à part entière, avec ses propres conven-tions collectives. Nous recensons en 2004 environ14.000 apprenants en Communauté française et lesecteur occupe plus de 500 salariés. “Lire et Ecrire”est reconnue depuis 2004 comme l’interlocuteurdes pouvoirs publics au sein d’un accord de coopé-ration sur l’alphabétisation.

De nombreux jeunes travailleurs nous ont rejoints :l’opération “fil rouge” devenait indispensable pourrépondre à leur demande de comprendre “d’où onvient pour savoir où on va”. C’est dans cette mêmelogique que le Collectif alpha vient de coproduireavec la RTBF (“1001 cultures”) une histoire de l’al-phabétisation et de l’immigration marocaine àBruxelles, avec comme fil conducteur l’itinéraire deMohamed EL BAROUDI.

Devoir de mémoire et quête de sens étaient donc lesdeux moteurs de l’invitation de René DE SCHUTTER.

A titre personnel, je peux témoigner de la chaleurdes contributions des uns et des autres. Après l’ex-posé, René avait repris en dédicace de cette photodu jour, la phrase de Bertold BRECHT dans “LaMère” (Eloge de l’instruction), que j’avais citée etqui résumait bien ce contexte fondateur :“Apprends ! car tu dois diriger le monde !”.

Tout un programme…qui reste pour nous d’actualité.

AL

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yLa difficulté lorsqu’on raconte une histoire, c’est de ne pasl’interpréter avec nos yeux d’aujourd’hui, avec notreréflexion actuelle. Nous devons donc faire “comme si” nousavions le pouvoir d’arrêter le temps afin de comprendre cequi s’est passé.

Durant cet exposé, je parlerai de “nous” parce queje ne vais évidemment pas parler en mon nom.Certes, j’ai joué un certain rôle spécifique dans cettehistoire. Mais c’est, avant tout, une histoire collecti-ve. Je parlerai d’ailleurs sous le contrôle vigilant demes amis, Annie CROLOP, Mohamed EL BAROUDI etAlain LEDUC.… Mais il faut préciser que ce “nous”est un collectif indéterminé, qui prend des formesvariables, un “nous” qui regroupe des personnes etdes coalitions variables au fil du temps.

Je diviserai mon exposé en trois parties.

Premièrement, il faut définir le syndicat dont nousparlons. Le mot “syndicat” est susceptible de beau-coup d’interprétations. Personnellement, je suisconvaincu que cette histoire n’est compréhensibleque dans un certain type de conception idéolo-gique, stratégique et politique du syndicat.

Deuxièmement, après avoir défini le syndicat engénéral, il faut comprendre le fonctionnementinterne d’un syndicat, comprendre ce qu’était unerégionale syndicale interprofessionnelle de la FGTBdans les années 60-70.

Troisièmement, j’aborderai la question de la for-mation qui s’est déroulée à la régionale FGTB deBruxelles, de 1967 à 1976. Et je ne me limiteraipas à l’université syndicale. En effet, en travaillantsur la question, j’ai réalisé qu’il y a des expériencesque l’on ne peut comprendre si on ne les replacepas dans une histoire.

Je ne ferai ni conclusion ni évaluation parce que jeconsidère que ce n’est pas mon rôle. C’est donc àvous, collectivement, de vous charger de ce travail.

1) DE QUEL SYNDICAT PARLONS-NOUS?

Il s’agit de comprendre ce qu’était, pour nous, lesyndicat à cette époque. Peut-être qu’à vos yeux, iln’a pas changé. Je ne me prononcerai pas surcette question puisque mon objectif, comme je l’aidit, est “d’arrêter le temps”.

Parmi les différentes caractéristiques du syndicatà l’époque il y avait :

> Le refus d’accepter le dilemme ou l’alternative“syndicat alimentaire/syndicat non alimentai-re”. Le refus d’accepter le dilemme “réforme/révolution”. A nos yeux, il existait une dialectiqueentre les revendications de type “alimentaire”sur les conditions de travail, les salaires, etc… etles autres objectifs du syndicat. Nous n’étionspas seulement un syndicat assistantiel, revendi-catif. Nous rendions également des services. Etil ne s’agissait pas là d’un dilemme. Nous nevoyions pas d’un côté les services et de l’autrel’idéologie, la littérature et la politique. Il y avait,à l’intérieur même du service, une certaineconception du rapport entre les prestataires deservices, c’est-à-dire, entre l’organisation syndi-cale et les affiliés, les membres du syndicat.

> Le syndicat comme “intermédiaire et représen-tant de l’intérêt général”. En effet, celui-ci sié-geait dans un certain nombre d’organismes quireprésentaient non seulement des travailleurs,mais aussi l’intérêt général. Cela était parfoistrès difficile à gérer. Nous avons, par exemple,dû prendre position, au sein de la commissiondes prix, par rapport à l’augmentation du coûtde certains produits. Nous devions dire “NON”pour des raisons d’intérêt général. Dès lors, cer-taines centrales professionnelles dont les

L’université syndicale

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PAR RE N É DE SC H U T T E R

salaires dépendaient du niveau des prix du sec-teur ont eu des réactions qu’il n’était pas du toutfacile de gérer.

> Le syndicat comme “syndicat de lutte declasses”. Cette thématique du syndicat de clas-se revient en permanence dans tous les textessur la formation syndicale. Nous n’étions pas unsyndicat subordonné au patronat : nous étionsun syndicat qui considérait que le conflit declasses était une donnée permanente de notreaction et que la formation devait se faire à l’inté-rieur d’une certaine lutte de classes.

Nous avons beaucoup travaillé, dans le cadre de laformation syndicale, sur ce qu’on appelait, àl’époque, les comités de sécurité et d’hygiène.Dans certaines entreprises, le syndicat était suffi-samment fort pour forcer le patron à respecter leRGPT (le Règlement Général sur la Protection duTravail), mais aussi à aller au-delà du RGPT lorsquecelui-ci ne prévoyait pas tous les cas de figures.Lorsque le syndicat n’était pas suffisamment fortpour contraindre le patron, il fallait passer par laCentrale syndicale pour que celle-ci modifie leRGPT. Pour nous, l’essentiel n’était pas seulementd’obtenir le respect du RGPT ou un élargissementdu RGPT, où la correction d’une situation d’hygièneet de sécurité particulière. Mais la manière dont lesyndicat abordait cette question au sein de l’entre-prise était également primordiale. Il ne fallait pasen faire une question purement technique etmécanique (changer tel appareil), il fallait que celapasse par une mobilisation générale des tra-vailleurs afin d’obtenir une défaite du patronat.

La question pour nous était : “Comment surgit larevendication de sécurité et d’hygiène?”, “Quel estle contenu de cette revendication en matière desécurité et d’hygiène?”, “Est-ce un contenu qui vapermettre d’augmenter le pouvoir de contrôle destravailleurs dans l’entreprise?”, “Est-ce unedémarche qui va permettre, non seulement d’obte-nir une petite défaite du patronat, mais aussi d’ob-tenir qu’à l’avenir, le pouvoir de contrôle du collec-tif des travailleurs dans l’entreprise augmentera?”.

La question primordiale était donc : “Comment, enpartant de situations très concrètes, de concepts

quotidiens dont l’usage précède la définition, obte-nir dans chacune de nos actions, une défaite dupatronat?”.

Je vais vous citer un extrait d’un texte écrit àl’époque : “Nous ne voulons pas seulement êtreconsultés, en tant que syndicat ! Nous voulons quela lutte syndicale influence les choix des gouverne-ments de la société, en faisant que les revendica-tions et les aspirations des travailleurs, deviennentle maître de l’intérêt social général !”

C’est pour cette raison que le syndicat se considé-rait comme le représentant, dans un certainnombre d’institutions, de l’intérêt général du biencommun. Il ne s’agissait pas seulement d’un biencommun ou d’un intérêt général abstrait, maisd’un intérêt général qui représente les aspirationset les revendications des travailleurs, qui instauredans la société, une primauté du travail sur le capi-tal. Et c’est dans cet esprit qu’a été menée la formation syndicale.

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2) QU’EST-CE QU’UNE RÉGIONALESYNDICALE FGTB et en particulier la régionale syndicale de Bruxelles HalVilvoorde, dans la fin des années 60 et 70?

Il y avait, à l’intérieur du syndicat, des répartitionsde fonctions. Les centrales professionnelles (lesservices publics, les employés, les métallurgistes,la construction, etc…) étaient responsables de ladémarche revendicative des conditions de travaildans leur secteur.

La régionale interprofessionnelle, du moins en cequi concerne Bruxelles, avait, quant à elle, un cer-tain nombre de fonctions obligatoires. Il s’agissaitnotamment de la gestion des cotisations syndi-cales, des abonnements des syndiqués, du servicechômage mais aussi de toute demande qui ne fai-sait pas partie du travail à l’entreprise (les loge-ments sociaux par exemple). La régionale était éga-lement le relais vers le niveau de la FGTB nationa-le. Lorsqu’il y avait, par exemple, une revendicationpour une Conférence Nationale du Travail, la mobi-lisation se faisait par le biais de la régionale.

Il existait, d’autre part, des domaines possibles,éventuels et partiels, ce que dans notre langage,nous appelions “les espaces vides”, c’est-à-direnon occupés institutionnellement. Il s’agissait parexemple de la formation, de l’intérêt économiquegénéral et en l’occurrence, l’intérêt économiquerégional puisque les institutions régionales se sontprogressivement mises en place à ce moment-là.C’était aussi la question des travailleurs immigréset des catégories : les jeunes, les femmes, les han-dicapés, etc…

Ces “espaces vides” étaient malgré tout pleins decontradictions et traversés par des mouvances. Il ya eu, par exemple, l’instauration du système du“crédit d’heures”, c’est-à-dire, des moments où lestravailleurs pouvaient s’absenter de l’entreprisepour aller suivre des cours au syndicat. A cemoment-là, un certain nombre de secteurs profes-sionnels ont repris la formation de leurs délégués,puisqu’ils avaient des financements qu’ilsn’avaient pas auparavant et qu’ils confiaient, enprincipe, à l’organisation régionale.

Il y avait donc une certaine mouvance dans les fron-tières entre la régionale interprofessionnelle et lessections professionnelles. En principe, lorsque celafonctionnait bien, la régionale laissait les sectionsprofessionnelles poursuivre. On en arrivait donc àune situation où la régionale était en réalité géréepar les sections. Mais ce fonctionnement pouvaitdonner lieu à des contradictions et des conflits.

Prenons le cas d’un exemple qui a été tragiquepour nous tous : celui de la grève de Michelin ! Al’époque, 90% des travailleurs étaient desmigrants. Les seuls Belges étaient les contre-maîtres. Nous avions mené au cours des années1967-68-69-70, un important travail de syndicali-sation, de réunions, de formations de travailleursmigrants qui s’étaient syndiqués assez largement.Mais lorsque l’on introduit une telle dynamique deformation, il devient très difficile d’arrêter leschoses. Si, au cours d’une formation, on apprendaux travailleurs à ne pas avoir une attitude desubordination par rapport au patronat, les tra-vailleurs vous prennent au sérieux. Lorsque ceux-cidécident alors de faire grève, la section profession-nelle ne pourra pas nécessairement les suivre sielle a obtenu la paix sociale dans le secteur et s’estengagée à la respecter. Il y aura donc un conflit àl’intérieur du syndicat qui sera difficile à gérer.

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Il a fallu gérer un certain nombre de situations dece type-là. Le conflit de Michelin a été le plus tra-gique puisque tous les travailleurs (grévistes) ontété licenciés mais il y a eu aussi la grève deCitroën, la grève des trams, les grèves dans lesmines du Limbourg. A chaque fois, nous avons dûgérer le conflit.

Tout ceci pour vous faire comprendre que la pra-tique de la formation se situait dans un contexte deconflits. Nous devions à tout moment éviter que lestravailleurs finissent par se tromper d’ennemi et seretournent contre les sections professionnelles. Ilfallait sans cesse revenir sur le fait que l’ennemiprincipal était le patron.

Voici quelques chiffres pour comprendre cequ’était la situation à l’époque.

En 1967, il y avait 96.000 syndiqués à la régionalede Bruxelles. En 1977, il y en avait 168 000 ! Nousavions presque doublé l’effectif en 10 ans. Nousétions devenus, non seulement, la plus grosserégionale du pays, mais nous étions égalementmajoritaires par rapport à la CSC qui progressaitdans tout le reste du pays. Cela dit, nous avons tra-vaillé en front commun avec la CSC dans tous lesdomaines possibles durant cette période.

Le nombre de chômeurs payés par le syndicat étaitde 2 500 en 1967. En 1976, il y en avait 25 000. Ily a donc eu un changement important de situationéconomique qui a eu des retombées sur le syndicat.

En 1967, nous gérions à l’Office de Droit Social250 cas de litiges. En 1976, nous en avions 2 500 !Cela signifie que nous étions devenus le plus grosservice juridique de Bruxelles !

En ce qui concerne le travail clandestin, nous avonsévidemment très peu de chiffres. Une opération derégularisation a eu lieu en 1974. La régionale deBruxelles a géré elle-même 5500 demandes derégularisation sur 8600 au total. Nous avions doncune position de force vis-à-vis des pouvoirs publics,ce qui nous a permis d’imposer nos conditions.

Quelques mots sur le contexte de l’époque : 1968n’était pas seulement un mouvement de grèvesétudiantes. C’était aussi des mouvements de

grèves. Et après 68, on peut parler de vengeancedu système : l’augmentation des prix, l’inflationdans les années 70, la mise au chômage, la crise,l’arrêt de l’immigration. Il y avait aussi la résurgen-ce, dans le panorama social, des “gauchistes”avec qui il fallait établir un certain type de rapportqui n’était pas nécessairement facile à gérer.

Je voudrais ajouter qu’il faut garder à l’esprit que laformation syndicale était une démarche qui visait àcomprendre comment syndicaliser la politique.Non pas “Comment politiser le syndicat”, parceque nous considérions que le syndicat était unsujet politique, ce qu’il fallait faire admettre dans lasphère politique.

Le rapport aux masses était également primordial :le syndicat est un porte-parole des masses. La dif-ficulté étant que les masses se trouvaient dansl’entreprise et qu’elles avaient un contact directavec les sections professionnelles contrairement àla régionale. Il y avait donc une négociation à fairesur ce rapport aux masses.

Une autre préoccupation constante était de créerune hégémonie au bénéfice du travailleur. Ou end’autres termes : comment créer un “intellectuelcollectif”?

L’université syndicale

“Le rapport aux masses était également primordial : le syndicat est un porte-parole des masses.”

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3) LA FORMATION SYNDICALE

On peut parler de trois périodes en ce qui concer-ne la formation syndicale :> de mai 67 à mai 70 > les années 70 à 71 > la dernière période de l’université syndicale.

La formation syndicale a été une formation parsédimentation. Nous avons commencé avec lesouci de faire de la formation au bénéfice des délé-gués puis de remonter progressivement.

Durant la première période, la formation syndica-le consistait en une série d’initiatives : l’alphabé-tisation, les cours par correspondance sur les pro-blèmes des délégués syndicaux, sur le droitsocial, mais aussi des initiatives un peu plus mar-ginales, comme l’atelier populaire (confectiond’affiches populaires). Mais à côté de cela, existaitce que l’on appelait “la formation syndicale pargroupes de discussion libre”. Il s’agissait d’une sériede cycles dont voici la liste :> Cycle pour les délégués au comité de sécurité et

hygiène> Cycle sur la législation sociale > Cycle sur le droit social > Groupe de discussion thématique> Enquête sur la condition ouvrière : nous avons

réuni une série de travailleurs pour les interrogersur la condition ouvrière et en sortir un rapport.

> La préparation du Congrès National de la FGTBsur la question du contrôle ouvrier.

Cette formation ne consistait pas du tout en unetransmission du savoir des intellectuels et des res-ponsables syndicaux aux travailleurs qui, ensuite,n’auraient eu que le droit de poser des questionspendant 10 minutes. Prenons l’exemple de la pré-paration du Congrès : nous avons travaillé avec desdélégués syndicaux pendant plusieurs séances afinque le groupe s’empare du thème et joue pendantune série de séances le rôle du bureau national dela FGTB. Il y avait une espèce de dialectique entreles animateurs et les participants au cours. Danscertains cas des experts étaient présents, y com-pris le secrétaire régional qui siégeait au bureau dela FGTB et qui donc pouvait témoigner de commentcela s’était passé en réalité.

La formation était en réalité un groupe de discus-sion libre, dans lequel l’animateur intervenait lemoins possible. Il ne s’agissait pas non plus de lais-ser s’exprimer la spontanéité ouvrière. Ce qui nousimportait était de partir de ce que les gensconnaissaient et à travers leurs expériences réci-proques au sein du groupe, qu’ils s’enseignent lesuns les autres et apprennent à construireensemble un certain langage.

Cette démarche sous-tendait, bien sûr, l’idée deréagir contre la culture dominante et le principe del’absence d’une autorité formelle. Nous partionsde l’idée que si nous voulions avoir des déléguésautonomes, capables de faire progresser laréflexion et l’action syndicale dans les entreprises,il fallait une pédagogie qui autorisait la construc-tion collective des objectifs prévus. Des expertspouvaient intervenir, mais des experts bien préci-sés comme tels.

Après quatre années de formation, nous sommesentrés dans une phase de réflexion entre 1971 et1972.

Mais nous avons continué à donner des formations : > Ecole des cadres immigrés ;> Ecole des cadres en néerlandais ;> Ecole des cadres en français ;> Séance de TV sur l’économie et l’entreprise ;> Cours de droit social approfondi ;> Cours de perfectionnement ;> Cours par correspondance ;> Brochure d’enseignement programmé ;> Groupe de travail sur l’ambiance au travail ;> Tentative de préparation à un perfectionnement

professionnel des travailleurs marocains.

Ces formations se situaient dans un contexte parti-culier : en 1971-72, il y eut les grandes crises deMichelin, mais l’organisation des travailleurs immi-grés s’est également faite durant cette période.C’est à cette époque que le CLOTI a été créé(Comité de Liaison des Organisations deTravailleurs Immigrés) et dans lequel se retrouvaitreprésenté 70 organisations de travailleurs immi-grés. Un congrès économique sur les objectifsrégionaux s’est déroulé durant cette période.

Les Cahiers du Fil Rouge n°110

Lorsque je parle de période de réflexion, il s’agissaitsurtout de recherche d’un langage. En effet, nousavions l’expérience et la méthode pédagogique maisnous n’avions pas trouvé de langage pour traduireen termes politico-idéologiques notre démarche.

C’est autour de l’action culturelle que cetteréflexion s’est faite et a abouti à la création d’uneuniversité syndicale. Voici un extrait de texte quenous avions rédigé à l’époque : “Enfin, s’il est vraique le syndicat, ici maintenant, est la seule organi-sation de masse, il est vrai aussi que, sous peine deperdre justement son caractère de masse, on nepeut pas lui demander n’importe quoi ! D’où unedialectique subtile et en permanence expérimenta-le, entre le syndicat, les masses et les groupes d’ac-tions culturelles. L’action culturelle doit faire partiede la vie syndicale. Il faut en quelque sorte cultura-liser le syndicat et syndicaliser la culture.”

“C’est la poursuite de la construction progressived’un intellectuel collectif, ce qui supposait un col-lectif ouvert de plus en plus large et diversifié. Unepraxis collective imprégnée d’une réflexion collecti-ve, qui réagit sur cette réflexion, qui réagit par elle.”

Ensuite nous sommes entrés dans la phase del’université syndicale : les travailleurs nous ontdemandé de faire une formation de type supérieur.Et c’est eux, d’ailleurs, qui ont trouvé le terme“Université syndicale”.

Il fallait que nous nous posions alors la question desavoir ce qu’est une “formation supérieure”. Nousavons eu toute une réflexion sur le rapport avec lesavoir, sur le rapport avec l’université, sur le rap-port avec la culture bourgeoise ou sur le rapportavec l’anti-culture.

Pour finir, nous nous sommes mis d’accord sur unprogramme de formation qui comportait 3 critères :> La promotion collective, plutôt que la promotion

individuelle à l’intérieur du syndicat, y comprisau niveau des cadres syndicaux ;

> L’évaluation collective et le refus de toute individua-lisation et de toute sanction telle qu’un diplôme ;

> Une nouvelle approche critique de la connais-sance plutôt que la simple transmission d’unsavoir théorique ou technico-pratique.

Lorsque nous avons lancé l’université syndicale,nous avons eu 300 inscrits. Certains d’entre euxqui avaient mal compris le système ont dû être redi-rigés et nous nous sommes retrouvés à 180. Nousavons formé des groupes de 20 à 25 participants.

Deux groupes fonctionnaient sur le thème de “lapolitique économique”, un groupe sur le cycle“environnement et urbanisme” et deux autresgroupes sur le cycle “psychologie et organisationdu travail”. Et nous avions également deux groupesdu côté néerlandophone.

Nous en étions donc arrivés à la formation supé-rieure, mais toujours articulée avec le travail syndi-cal. De plus, en principe, les personnes qui s’inscri-vaient à l’université syndicale avaient suivi lescours de formation syndicale de base auparavant.

Voici quelques extraits de textes de l’époque surl’université syndicale :

“Affirmer comme point de départ que nous nesavons pas ce que c’est le socialisme, c’est refusertoute idée préconçue. Le préconçu ne peutqu’épouser les idées régnantes. Ne pas savoir ceque c’est le socialisme, c’est le situer dans la sphè-re du désir, c’est-à-dire, dans ce qui cherche à sedire, mais n’y parvient que malaisément.

Le désir est toujours enfermé dans les rets des signi-fications imposées, donc dans l’idéologie dominan-te. Plus le système de signification est arbitraire,c’est-à-dire plus l’idéologie dominante est cohéren-te, plus le délire est cuirassé, plus le non-dit chercheà se dire dans des formes aberrantes. Le socialismen’est pas un moment, une période à atteindre, il estce non-dit qui cherche à se dire.”

En guise de remarques finales, j’ajouterai ceci :

Ce que nous avons tenté de faire c’est “d’être desinterprètes fidèles”, pour reprendre l’expression desyndicats italiens, “et les animateurs ductiles d’unepoussée profonde vers l’affirmation de soi de laclasse montante. Nous avons essayé d’être à la foisinterprètes et animateurs. Notre défi et nos difficul-tés résidaient dans notre volonté d’être présentscollectivement dans le collectif des travailleurs”.

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L’université syndicale

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Je suis invité à parler d’une histoire vieille de 40 ans.L’histoire de l’immigration marocaine est vaste et n’a pasencore été totalement écrite. Je vais donner quelques faitsque je considère comme importants si l’on veut pouvoir écri-re demain ou après demain cette histoire.

Aujourd’hui sur une population d’environ 32 mil-lions d’habitants, on dénombre 3 millions de tra-vailleurs marocains à l’extérieur du pays (soit 10%de la population). Par quel biais le Maroc est-ildevenu un pays d’émigration?

Les premières vagues d’immigration marocaineconcernaient uniquement la France.

Le Maroc a été occupé par la France de 1912 à1956 tandis que l’Algérie, à l’est du Maroc, l’étaitdepuis 1830. L’ouest de l’Algérie qui se trouve ducôté du Maroc, est constitué de plaines très fer-tiles. Les colons français en ont chassé les proprié-taires, les paysans algériens, et les ont remplacéspar de la main-d’œuvre saisonnière venue du norddu Maroc. Une partie de ces travailleurs saison-niers ont utilisé l’Algérie comme tremplin pour allervers l’Europe continentale. Il s’agit là de la premiè-re vague d’immigration marocaine. Nous sommesà la fin du 19e siècle.

La seconde vague d’immigration marocaine a eulieu durant la première guerre mondiale, lorsque laFrance remplace ses hommes envoyés à la guerrepar des travailleurs marocains et la troisième vagueremonte à la reconstruction de la France après sadestruction pendant la deuxième Guerre mondiale.

Les Marocains étaient embauchés principalementdans le secteur minier, notamment dans le nord dela France. Une partie d’entre eux a débordé sur lesud de la Belgique, dans la région de Mons etCharleroi, bien avant les vagues d’immigration desannées 60. Mais ils étaient toujours considéréscomme des travailleurs immigrés en France et tra-vaillant en Belgique. A cette époque, l’immigrationétait masculine : les migrants laissaient leursfamilles sur place et retournaient au pays une foispar an ou tous les deux ans, selon leurs moyens.

Au début des années 60, on assiste à une nouvel-le vague qui touche cette fois-ci toute l’Europe : laFrance, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne etplus tard l’Angleterre et l’Italie.

QUELLES SONT LES CAUSES

DE CETTE VAGUE DES ANNÉES 60?

Les Marocains n’ont jamais posé les armes maté-rielles, politiques et syndicales pour lutter contrel’occupation française. Lors de leur accession à l’in-dépendance en 1956, ils ont eu l’espoir de voir lesrichesses du pays retourner au peuple. Mais lepalais et le “néo-colonialisme” français se sontalliés pour garder les richesses naturelles et indus-trielles. Le peuple, trahi dans ses espoirs, a lancéun mouvement de révolte dans les villes et les cam-pagnes. Les paysans revendiquaient le retour desterres spoliées et les citadins réclamaient du travailet des écoles. Ce mouvement d’opposition a été lar-gement réprimé, de 1958 à 1965, par l’appareilmilitaire, policier et administratif de l’état soutenudirectement par la France néo-colonisatrice.

En juillet 1963, 5000 militants et militantes sonttombés entre les mains de la police. Lors de larévolte de Casablanca en mars 1965, 5000 per-

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L’immigration marocaine en

Une histoire vieille

de 40 ans

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sonnes ont été abattues. De nombreux militantsont été assassinés comme Mehdi BEN BARKA quis’est réfugié à Paris mais y a été enlevé puis liquidé.Je faisais moi-même partie de ces opposantspuisque j’étais militant au sein de l’UnionNationale des Forces Populaires. Il s’agissait d’unegrande organisation regroupant les forces vives dela nation : ouvriers, paysans résistants, anciens del’armée de libération, et surtout le syndicat étu-diant (l’Union Nationale des Etudiants du Maroc).

Ce sont ces paysans, citadins, ouvriers, militants,déçus, spoliés et opprimés qui ont constitué lavague d’immigration des années 60. La Belgique,en pénurie de main-d’œuvre, en a accueilli pardizaines de milliers sur ses terres en un laps detemps très court.

COMMENT CES MIGRANTS

ONT-ILS ÉTÉ ACCUEILLIS?

Les Marocains ne connaissaient rien de laBelgique, si ce n’est qu’il s’agissait d’un pays pourmoitié francophone et pour moitié néerlandopho-ne, que les Belges étaient des gens polis et gentils,“pas comme les Français”, et qu’ils avaient la répu-tation d’avoir le meilleur cristal et le meilleur sucreau monde (nous appelions le pain de sucre deCharleroi “Grana” comme la grenouille parce qu’ilportait la marque de la grenouille).

Seuls quelques initiés parmi les Marocains savaientque la Belgique était présente depuis la fin du 19e

siècle dans tous les coups de la colonisation - à laconférence de Madrid en 1880, à Berlin en 1884, àla conférence d’Algiseras en 1906 – pour garder sacolonie, le Congo, loin de toute velléité de la France,de l’Allemagne ou d’autres puissances.

De leur côté, les Belges ne connaissaient rien auxMarocains non plus. Le manque total d’accueilétait la caractéristique la plus frappante de l’immi-gration marocaine en Belgique : le patronat avaitappelé cette main-d’œuvre en masse, mais n’avaitprévu aucune structure d’accueil. Lorsque l’on écri-ra l’histoire de l’immigration marocaine enBelgique les responsables (patronats et pouvoirspolitiques) devront assumer ce fait.

Seules les personnes engagées pour travaillerdans les mines ont été placées dans des foyers oudans des endroits aménagés. Mais les autres netrouvaient que la gare du Midi à leur arrivée. Acette époque, aux travailleurs qui voulaient veniren Belgique, on disait : “Va à la gare du Midi etdébrouille-toi !”. Ils se retrouvaient alors à la gareavec leurs vieilles valises et leurs cartons à regar-der les passants en se disant : “Celui- là a l’aird’être Marocain ou Algérien. Si je lui dis un “SalamAleïkoum” peut-être me donnera-t-il un renseigne-ment pour trouver du travail, un logement et m’ex-pliquera-t-il comment la vie est organisée ici?”.

C’est donc ça le drame de l’immigration marocai-ne : les gens ne connaissaient à proprement parlerrien d’autre que la gare du Midi. Lorsque l’on tour-nait le dos à la gare et que nous regardions vers lefond de la ville nous avions face à nous le boule-vard Lemonnier qui donnait sur le grand bâtiment“Martini”. A gauche, c’était le boulevard qui longele canal et à droite nous ne regardions pas danscette direction. Les gens arpentaient le boulevarddans l’espoir de trouver quelque chose et utili-saient la tour Martini comme repère afin de retrou-ver la gare sans se perdre.

Il y avait, bien entendu, tout un commerce intermé-diaire mis en place par des immigrés malins qui pro-fitaient du manque d’expérience et de connaissancede terrain des nouveaux venus. Ils vendaient alors

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Belgique PAR MOHAM ED EL BAROUD I

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des renseignements : 1000 francs pour un endroit oùtrouver une adresse d’embauche, 2000 francs pourêtre accompagné, 500 francs pour un logement,1000 francs pour être conduit chez le propriétaire….

C’est pourquoi, les premières actions des militantsmarocains consistaient à aider les ouvriers à lireune adresse, trouver un lieu d’embauche, à aiderces gens qui, pour la grande majorité, venaient dela campagne et n’avaient jamais été à l’école.

Certains de ces militants marocains étaient instal-lés en Belgique bien avant la vague des années60. Il s’agissait principalement d’étudiants quis’étaient regroupés au sein d’une section syndica-le : l’Union Nationale des Etudiants du Maroc. Lesyndicat étudiant était la seule structure d’accueilà l’époque. Malheureusement, elle était à l’ULB etnon pas à la gare du Midi ! Il a fallu l’arrivée desmilitants pour nouer le lien entre les étudiants et lagare du Midi. Parmi les militants, il y avait des étu-diants expulsés de leur lycée dont AbderhamanCHERRADI, des enfants de paysans qui se sontrévoltés comme Mohamed EL YAHYAOUI, etc. Il yavait donc des militants de différentes originesmais tous liés par leur déception et leur volonté derécupérer les droits spoliés du peuple marocain.

Chaque militant peut raconter son propre itinérairequi apportera des éléments complémentaires afinde comprendre cette histoire. Nous devrionsprendre le temps d’écouter nos itinéraires propres.Je vais vous parler de mon parcours et j’espère qued’autres militants prendront cette initiative.

MON PARCOURS

Je suis arrivé en Belgique à l’automne 1966, aprèsun long itinéraire militant au sein de cette UnionNationale de la Force Populaire. J’ai échappé aucoup de filet de juillet 63 et je me suis retrouvé enFrance où le parti m’a chargé de m’occuper desouvriers immigrés dans la région parisienne. Monpremier contact avec les ouvriers s’est donc fait àNanterre et à Jeunevilliers où les immigrés vivaientdans de véritables bidonvilles. Mais je me suissenti menacé par la milice marocaine, très activeen France, et je suis parti pour l’Algérie. Deux ansaprès, j’étais en Belgique.

Beaucoup de militants belges m’ont demandé :“En arrivant ici, quel était votre plan?”.

Pour être franc, je dirais que je n’avais pas de planparce que j’avais accumulé tant de déceptions queje ne nous croyais pas encore capable de répondreaux souhaits du peuple. Au cours de mon séjour algé-rien, j’ai eu l’occasion de côtoyer des Vietnamiens,des Chinois, des Cubains, qui menaient tous le com-bat avec une aisance et une capacité de vision pluslarge que la nôtre. Cela m’a permis de comprendrece qui nous manquait pour atteindre nos objectifs: ce n’était pas le courage physique ou moral, car lepeuple marocain est capable de mener le combatjusqu’au bout. Mais il nous manquait de l’expérien-ce : pas seulement le savoir faire politique, mais lesavoir tout court ! C’est pourquoi je suis venu enBelgique avec un projet très modeste: travailler,apprendre le français et élargir mes horizons. Maisen entrant en contact avec d’autres éléments del’opposition marocaine je me suis senti le devoird’aider ces ouvriers qui débarquaient à la gare duMidi et qui étaient sans ressources.

La première des choses que nous avons faite, c’estde leur indiquer la permanence du syndicat de laFGTB, au 43 rue de Suède, où ils trouveraient uneadresse et quelqu’un pour leur lire ou leur écrireune lettre.

C’est de cette façon que les militants marocainssont entrés à la FGTB : pour aider à accueillir lesimmigrés.

C’est dans ce cadre qu’est née l’idée de créer descours d’alphabétisation. Il était primordial que lesimmigrés apprennent à lire et à écrire pour devenirautonomes. C’est Annie CROLOP et ses amis quiont lancé, en premier lieu, un cours de français.

De mon côté je faisais partie, avec mes amisCHERRADI et le Docteur HAJJI, de la coordinationdes militants marocains.

Nous avons décidé de créer un cours d’arabe afin depermettre aux gens de correspondre. C’était, quelquepart, une sorte de prétexte, une pédagogie par le but,pour pouvoir toucher les gens qui n’étaient jamaisallés à l’école et ne savaient pas ce qu’était l’alpha-bet. Pendant 6 mois, nous avons donc enseigné aux

L’imm

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ouvriers comment écrire une lettre à leur famille, deslettres de style télégraphique ne contenant que l’es-sentiel “Je suis bien – Passe bonjour à tout le monde– Mandat arrivera bientôt”. Celui qui parvenait rapi-dement à écrire deux ou trois mots ayant un sensétait beaucoup plus enthousiaste et se sentaitcapable d’apprendre.

Il y avait, à côté des débutants, une autre catégoried’apprenants plus problématique : ceux qui avaientfréquenté l’école coranique ou française, sans tou-tefois dépasser le niveau de primaire et avaient finipar tout oublier. Je pense que cela reste encore unequestion préoccupante aujourd’hui : commentenseigner à celui qui a commencé son apprentissa-ge il y a 20 ou 25 ans et veut reprendre ses études?

Je vais vous donner un exemple, qui fait rire maisqui rend hommage à ces ouvriers.

A côté de la langue française et de la langue arabenous enseignions aussi le calcul.

Ce cours devait permettre aux ouvriers de passerun test, devenir technicien et augmenter de grade.Lors d’un de ces cours, je pose à un ouvrier laquestion suivante : - “36 mois font combien d’années?”

L’ouvrier me répond : - “2 ans et 10 mois !”

Je lui demande étonné : - “Comment 10 mois?”

Et il me répond :- “Tu n’es pas au courant qu’ici en Belgique, l’an-née compte 13 mois !”

Nous avons également organisé un cours d’arabepour ceux qui savent lire et écrire parfaitement. Apriori ceux-là savent régler leurs problèmes et ceuxdes autres par eux-mêmes. Mais j’étais malgré toutun défenseur de ce cours d’arabe parce que c’étaitune bonne occasion de prendre du recul pour pou-voir discuter de culture arabe et occidentale. Lorsqueje suis arrivé ici, je ne connaissais pas le français etje ne connaissais l’occident que via de mauvaisestraductions de la littérature occidentale. C’est pour-quoi j’ai cherché, à la Bibliothèque royale, desouvrages qui relataient les voyages d’ambassadeurs

arabes en occident au 19e siècle. Certains d’entreeux louaient les progrès de l’Europe, d’autres s’ensont méfiés…, d’autres encore qui appréciaientl’Europe n’ont pas osé en parler dans leur pays d’origine, de peur de perdre leurs privilèges.

J’ai décidé de partager avec ces gens qui saventparfaitement lire et écrire, ce que j’ai lu sur cesArabes qui ont visité l’Europe afin que nous puissions, à notre tour, discuter de l’Europe et duchoc culturel entre Orient et Occident. Nous avonsdonc travaillé sur ces textes écrits en bon arabe,nous avons fait des analyses grammaticales maisnous avons également discuté du fond. Nous avonsessayé de comprendre ensemble ce qu’estl’Occident, comment en est-il arrivé là? Cela adonné de bons résultats. Les étudiants medisaient : c’est l’industrie, c’est l’artisanat, le com-merce, l’agriculture qui ont fait progresserl’Occident. Un jour, un ouvrier bien éveillé, m’a résu-mé la raison du problème de l’Europe : “Ce n’estpas le commerce, ni l’agriculture mais la science del’agriculture ! La science du commerce !”. Ça a l’airde peu de choses, mais ce genre de discussion,c’est primordial pour l’éveil des gens.

A côté de ces cours pour les immigrés, il faut par-ler de la création des cours de langue et de cultu-re arabes. Nous avons lancé ces cours parce quenous voulions pouvoir donner quelque chose enéchange aux enseignants. Nous avons commencéavec 5 inscrits mais nous sommes rapidementpassés à 35 et parmi eux on comptait des militantssyndicaux, des enseignants, des médecins et desingénieurs. C’est avec ce groupe qui a voulu com-bler ses lacunes et comprendre ce qu’est le Maroc,que nous avons vécu les meilleures années delutte contre la répression.

MB

igration marocaine en Belgique

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J’aimerais, dans cet exposé, creuser la question des valeursqui ont animé notre groupe d’enseignants au sein de laFGTB à l’époque et qui, dans une certaine mesure, nousanime toujours actuellement.

Il faut d’abord rappeler que le contexte socio-éco-nomique de l’époque était très différent du contex-te actuel puisque c’était le plein emploi. Les per-sonnes qui suivaient nos cours n’étaient pas deschômeurs. Nous avions tous un emploi, aussi biendans notre groupe d’enseignants (sauf certainsd’entre-nous qui étaient étudiants) que dans legroupe des apprenants ouvriers : ils étaientmaçons, épiciers, tourneurs,…

Le bénévolat était donc pour nous quelque chosed’évident. Actuellement on pourrait se demandercomment nous avons pu, pendant 13 ans, donnerces cours trois fois par semaine après notre journéede travail (sans compter les nombreuses réunionset discussions). Comment comprendre cette pério-de un peu folle, dont nous avons gardé un souvenirtout à fait extraordinaire. Car c’était une période detrès grand enthousiasme au cours de laquelle nousavons appris énormément de choses.

Une des influences de notre mouvement est celledes “chrétiens révolutionnaires”. En effet, la mou-vance de mai 68 a fait des vagues dans différentsdomaines y compris celui de l’Eglise. C’est dans cecontexte qu’est né Vatican II et le mouvement de lathéologie de la libération, qui a connu un succèsénorme en Amérique latine. De nombreux prêtresmarxistes se sont engagés. Ce mouvement a eudes répercussions en Europe avec les prêtresouvriers. Nous avions beaucoup de contacts, ausein de la FGTB, avec des prêtres ouvriers quiétaient également militants syndicaux. Parmi notregroupe d’enseignants, il y avait ce que l’on appelaitles “chrétiens révolutionnaires” ou chrétiens degauche.

L’un d’eux, Angelo ENCISO, prêtre et représentantdu parti communiste espagnol pour le Benelux, m’aparlé des travailleurs espagnols du club GARCIA

LORCA qui était alors encadré par des commu-nistes. C’est avec ces travailleurs espagnols quenous avons démarré les premiers cours de français.

J’ai commencé ces cours de français avec une amielogopède, Claire MERGEAY, avec laquelle j’ai tra-vaillé pendant un an. Ensuite nous avons élargi legroupe à d’autres enseignants et logopèdes. Cettecollaboration a été extrêmement enrichissante d’unpoint de vue technique. Je me souviens que parminos tout premiers travailleurs marocains, il y avaitdes montagnards qui n’avaient jamais pris un styloen main. Ils avaient l’habitude de tenir des objetslourds comme des pelles mais certainement pas destylo. Une des logopèdes a eu l’idée d’utiliserl’éponge sur un tableau pour leur faire apprendreles mouvements de l’écriture. C’était vraiment unprocessus extraordinaire et très émouvant à voir.

Le groupe s’est également élargi en direction d’étu-diants, et notamment le fameux groupe des agro-nomes de Gembloux dont Catherine STERCQ, AlainLEDUC, Michaël LATZ et bien d’autres faisaient par-tie. Ils avaient beaucoup d’énergie et une conscien-ce politique très aiguë. En effet, nous étions tousdes enfants, à des degrés divers, de “mai 68”. Nousnous interrogions sur la manière de lutter contre lesinjustices dans le monde. L’alphabétisation étaitpour nous une occasion extraordinaire de relier nosidéaux à une pratique bien concrète. C’est ainsi quenotre équipe fut finalement élargie à une quinzainede personnes.

Je voudrais aborder ce qui à l’époque constituaitnotre cadre et nos références philosophiques etpolitiques.

Notre maître à penser était Paulo FREIRE. C’étaitun grand pédagogue brésilien qui travaillait dansles bidonvilles. Il était fondamental pour lui de par-

Les Cahiers du Fil Rouge n°116

Les valeurs PAR AN N I E CR O L O P

tir de la situation tout à fait concrète de cespauvres gens, de ces miséreux. Coller à la réalitéétait une exigence qui devait sans cesse être main-tenue. Les cours devaient être basés sur des situa-tions précises, des phrases, des mots qui avaientune signification pour les apprenants.

Cela allait donc de paire avec une critique desmanuels scolaires traditionnels dans laquelle nousnous inscrivions à fond. Plusieurs d’entre nous fai-saient d’ailleurs partie de ce que nous appelions legroupe “Hypothèses d’école”.

Le philosophe marxiste ALTHUSSER, ainsi que lesociologue BOURDIEU étaient pour nous d’autresréférences importantes. Avec eux, nous partagionsl’idée que l’école telle qu’elle existait ne faisait quereproduire les inégalités de la société, qu’elle étaitun appareil idéologique d’état. Si nous voulionscombattre les inégalités dans la société, il fallaitcommencer par une critique aigue de l’école, deses manuels et de leur contenu.

Nous avons passé des heures à lire ces manuels,à les passer au crible pour trouver de nouveauxcontenus.

Le cadre syndical ensuite était primordial parceque fort soutenant. C’était pour nous une manièred’aider les travailleurs à sortir de l’illettrisme maisaussi à nous regrouper et lutter ensemble.

Il faut signaler une autre évolution dans le groupequi était celle de la fascination de certains d’entrenous pour la Chine maoïste. La révolution de MaoTSE-TOUNG nous parlait parce qu’il nous semblaitqu’elle mettait le doigt sur le rôle de l’intellectuel.Celui-ci ne pouvait devenir révolutionnaire, que s’ilparvenait à comprendre réellement la conditiondes paysans, des ouvriers, etc… Il y a donc eu touteune phase de politisation du groupe qui nous amenés à des réflexions qui dépassaient le cadre dela lutte contre l’illettrisme.

Nous passions beaucoup de temps à refaire lemonde. Evidemment cela peut aujourd’hui nousfaire sourire et sembler naïf. Il y avait effectivementune bonne dose de naïveté mais nous avons toutde même compris quelque chose de fondamental

et qui reste vrai : si l’on veut être “révolutionnaire”et attaquer le mal à la racine, il faut aller au fonddes choses, c’est-à-dire aider les travailleurs à com-prendre le monde, à le maîtriser et à s’organiser. Etil nous semblait que l’expérience chinoise avait deschoses à nous apprendre dans ce domaine-là.

Toujours dans ce contexte de grand enthousiasme,de militantisme et d’esprit révolutionnaire, nousavions besoin de répondant. Nous en avons trouvédu côté de nos amis espagnols, marocains et turcsavec lesquels nous avons eu énormémentd’échanges de vues sur leur culture. Nous avionsbesoin de connaître mieux les travailleurs auxquelsnous nous adressions, connaître leur pays d’origine.Les rencontres que nous avons eues, notammentavec Mohamed EL BAROUDI, ont été d’une richesseextraordinaire et nous ont permis d’avancer dansnotre travail.

Au niveau des références purement pédagogiques,nous nous inscrivions dans cette critique desmanuels scolaires traditionnels. Nous avons doncbricolé une méthode qui nous convenait davanta-ge. Les manuels existants étaient, à nos yeux, tropbourgeois dans le sens où ils reflétaient un modede vie de la petite ou de la moyenne bourgeoisiequi intéressait fort peu nos travailleurs. Ils avaientmême parfois des relents carrément colonialisteset paternalistes.

Pour les tout débutants, nous avions mis sur piedune méthode “structuro-globale”. On partait d’unephrase signifiante pour eux dont on faisait varierchaque élément pour en créer de nouvelles. Pourles travailleurs plus avancés, nous avions élaborédes fiches sur les différents aspects de leur vie(l’usine, le syndicat, le logement, le transport) quiétaient chaque fois des points de départ pour unediscussion et pour élaborer avec eux un texte.

Nous avons également mis sur pied, mais là nousquittons le domaine de l’alphabétisation, des coursde préparation à la formation syndicale. C’étaient,par exemple, des cours de prise de notes, de prisede parole. Ces cours s’adressaient donc à des travailleurs un peu plus avancés.

AC

Les Cahiers du Fil Rouge n°1 17

Editrice responsable: Rose Marie Geeraerts, 2005-2006

LES CAHIERS DU FIL ROUGE

COLLECTION

N°1 “Fil rouge. En quête de sens…”

A PARAÎTRE

n°2 “L’emploi des jeunes à Bruxelles”

n°3 “Cohésion sociale en questions”

n°4 “Cohésion sociale à Bruxelles : textes légaux”

n°5 “Cohésion sociale : actes du colloque du 8 mars 2006”

n°6 “Enjeux des TIC”

n°7 “Histoire de l’immigration à Bruxelles”

Avec le soutien de la Commission communautaire française – Programme Cohésion sociale, de la Communauté française – Service de l’Education permanenteet de l’ORBEM – Service ACS

AVEC L’AIMABLE

COLLABORATION DE

ANNIE CROLOP,

MOHAMED EL BAROUDI

ET RENÉ DE SCHUTTER

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