les babalawo en quête d'une afrique \"universelle\" ou le syncrétisme revisité

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SOUS LA DIRECfiON DE Philippe Chanson, Yvan Droz, Yonatan N. Gez, Edio Soares Mobilité religieuse Retours croisés des Afriques aux Amériques . KARTHALA

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SOUS LA DIRECfiON DE

Philippe Chanson, Yvan Droz, Yonatan N. Gez, Edio Soares

Mobilité religieuse Retours croisés des Afriques aux Amériques .

KARTHALA

94 MOBILITÉ RELIGIEUSE

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(3) : 279-304.

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Les babalawo en quête d'une Afrique « universelle »

ou le syncrétisme revisité

Stefania CAPONE

Lors d'un récent débat sur la théorie anthropologique, Matei Candea (Carrither, Candea, Sykes et al., 2010) reconnaissait que la résilience du discours anthropologique tend à placer de nouveaux mots dans de vieux sillons. Mais elle emploie aussi de vieux mots pour rendre compte de nouvelles configurations. Parmi toutes les vieilles catégories anthropolo­giques utilisées pour appréhender les processus sociaux globaux, une triade conceptuelle a reçu une grande attention et de fortes critiques : syncrétisme, créolisation et hybridité. Car l'intérêt porté aux processus de globalisation et de transnationalisation a placé de nouveau au cœur de nos études 1' éternelle question du mélange culturel et la notion apparemment obsolète de syncrétisme a commencé à réapparaître en tant qu'important dispositif de notre monde « globalisé ». Au sein des débats anglophones, l'hybridité est devenue le terme préféré pour signifier ce « mélange » de cultures qui caractériserait « our mongrel selves », « nos mois métis » (Rushdie 1991 : 394). Comme réaction, beaucoup de critiques ont été adres­sées à 1 'utilisation de métaphores qui possèdent « un passé répréhensible mais néanmoins instructif» (Stewart 1999: 40).

Stephan Palmié (2013) a montré, de façon convaincante, comment ce système de métaphores interactives exige à la fois un effort constant de contextualisation et une compréhension fine de leurs propres histoires. Tout comme le terme« créolisation »\qui est constamment déployé dans

l. La notion de « créolisation » a été développée par Édouard Glissant, le grand poète et essayiste franco-antillais : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec

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les écrits anglo-saxons détaché de toute référence aux formations sociales caribéennes et latino-américaines et transformé en condition générale de nos existences « globalisées », la notion d'« hybridité » a ses propres précontraintes et peut difficilement se libérer de son passé raciste dans une défense romantique d'un monde enfin libéré de l'essentialisme (Ibid.). Il est par ailleurs difficile de défendre l'hybridité comme étant le résultat de la globalisation dans un monde qui, au lieu de brouiller les diffé­rences culturelles, est sans cesse marqué par 1' émergence de nouveaux particularismes et par la diffusion d'intégrismes religieux qui affirment leur pureté culturelle dans un « monde en créolisation » (Hannerz 1987).

Dans la croissante littérature sur le transnationalisme, les « sujets trans­nationaux » sont souvent présentés comme des sujets « hybrides », dont 1 'hybridité est « inconsciente, organique, et collectivement négociée dans la pratique» (Werbner 1997 : 12Y. Cette idée d'une« hybridité organique», entraînée par les processus transnationaux, est toutefois remise en cause par la réflexivité accrue, développée par les acteurs religieux transnationaux afm de construire des ponts cognitifs entre systèmes de croyances distincts. L'hybridité, comme le syncrétisme, brouille toutes les dichotomies qui étaient centrales dans notre discipline et les anthropologues ont mis en lumière l'ambivalence de tous ces concepts, trop généraux, trop marqués par l'« oscillation entre une pureté ennuyeuse et une pollution séduisante » (Thomas 1996 : 9Y. Mais le syncrétisme est aussi une catégorie indigène qui occupe une place centrale dans les discours des acteurs religieux et dans la lutte symbolique pour la légitimité religieuse. Le travail de Stewart et Shaw (1994) a montré comment les contingences du pouvoir modifient en profondeur les processus syncrétiques et ~nti-syncrétiques. Dans cette «lutte pour le signe», les catégories émiques expriment l'hétéroglossie des conceptions multiples du syncrétisme (Capone 2013).

Dans cette contribution, je vais concentrer mon analyse sur les nouvelles configurations du travail syncrétique, engen4rées par la

pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation » (Glissant 1997 : 37). Mais l'importance des processus de créolisa­tion dans la formation des cultures afro-américaines avait déjà été soulignée dans les analyses de Mintz et Priee (1992 [1976]).

2. Selon Bakhtine (1981 : 358), la tension dialectique ou dialogique, entraînée par la coprésence dans une même expression de deux intentions langagières incompatibles, produit deux formes d'hybridation distinctes : une forme « organique », implicite, incons­ciente, dans laquelle il y a fusion entre deux représentations, et une forme plus volontaire, réfléchie, appelée « hybridité sémantique intentionnelle », un effort conscient de subvertir l'ordre des discours.

3. Le syncrétisme, l'un des termes de cette triade conceptuelle, est au cceur de la tradi­tion anthropologique francophone à côté de la notion de métissage (voir Bastide 1960 ; Mary 1999).

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rencontre inédite entre différe-nts modèles de tradition au sein de ce qu'on appelle aujourd'hui la « religion des orisha »4

• Les religions afro-améri­caines, tout comme les christianités africaines, participent d'un même champ de pratiques transnationales, né de l'interaction historique entre les mondes africains, européens et américains. Les mondes entremêlés qu'engendrent leS processus de transnationalisation religieuse se construi­sent ainsi sur des ponts culturels autant que sur des malentendus intercul­turels, producteurs de sens et d'imaginaires collectifs. Le défi initial est celui de la cohabitation entre des tendances incompatibles ou contradic­toires : entre globalisation culturelle et cosmopolitisme indigène ; entre prétention à 1 'universalité et enracinement particulariste ; entre syncré­tisme et antisyncrétisme (Capone et Mary 2012).

La formation du Monde Atlantique, à travers le commerce triangulaire qui a relié l'~urope, l'Afrique et les Amériques, s'est fondée dès le départ sur des échanges croisés avec la Terre des origines, mobilisant un imagi­naire du retour : des Saros, les esclaves libérés qui ont été les principaux agents de la conversion chrétienne en Afrique, aux re tu mees, les anciens esclaves brésiliens ou cubains - et leurs descendants - retournés en Afrique aux xrxe et xx· siècles. Or, les versions contemporaines de ces mouve­ments de retour sont, elles aussi, travaiJlées par un imaginaire de la terre africaine, vecteur d'universalité. Nous verrons que, pour la« religion des orisha », l'Afrique- et ses réactualisations dans la diaspora- représente le locus principal d'une unité spirituelle et philosophique à reconquérir.

Cependant, aujourd'hui, ces échanges ne se font plus seulement entre l'Afrique et sa diaspora, mais aussi entre les différents centres de la tradi­tion des orisha dans les Amériques. De nos jours, on n'a plus un seul centre de la tradition- le pays yoruba ou la ville d'Ilé-Ifé - mais des centres multiples liés à des traditions régionales, tels que La Havane et Matanzas à Cuba, Salvador de Bahia au Brésil, ou Oyotunji Village aux États-Unis. Dans ce texte, j'analyserai la négociation rituelle engendrée au Brésil par la rencontre de différentes modalités régionales du culte des orisha. L'analyse de la réintroduction du culte d'Ifâ dans les maisons de candomblé de Rio de Janeiro permettra de mettre en lumière les enjeux d'une transnationalisation religieuse qui modifie en profondeur l' équi­libre, parfois très fragile, entre modalités de culte afro-américaines.

4. Cette expression, qui est devenue une puissante métaphore du champ religieux afro-américain, désigne l'ensemble des modalités de culte qui vénèrent les orisha, les dieux d'origine yoruba, autant en Afrique que dans les Amériques. La « religion des orisha »est aussi appelée« Orisa religion» en anglais, afin d'en accentuer l'origine afri­caine (orisà étant le terme yoruba qui désigne les divinités). Ce terme est orthographié de façon différente au Brésil (orixâ) et à Cuba (oricha). L'orthographe anglaise, orisha, a été privilégiée dans cette contribution puisque nous faisons référence au contexte interna­tional des pratiquants des religions afro-américaines.

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Les COMTOC et la « religipn des orisha »

L'un des changements les plus significatifs du champ religieux afro­américain est la diffusion, depuis les années 1960-1970, de pratiques reli­gieuses d'origin~ africaine au-delà des frontières ethniques et nationales, et leur implantation dans des nouveaux pays dépourvus d'une longue tradition religieuse comparable à celles des pays qui ont vu naître les reli­gions afro-américaines: le Brésil, Haïti et Cuba (cf Figure Ici-contre).

Dans les dernières décennies, ces religions ont aussi profondément modifié leur image, se transformant de religions secrètes et persécutées en religions qui occupent de façon inédite l'espace public en revendi­quant leur spécificité culturelle. De religions « de Noirs et de pauvres », elles se sont ainsi transformées, notamment au Brésil, en religions dont les pratiquants sont aujourd'hui issus de différents milieux sociaux, incluant aussi des étrangers qui importent ces religions dans leurs propres pays d'origine. De nos jours, la migration transnationale est également devenue un vecteur important de globalisation religieuse, entraînant, en outre, une confrontation inédite entre différents modèles de tradition,

· ainsi que des tentatives de « reconquête spirituelle » qui doivent composer avec un univers profondément stratifié et fragmenté (cf Figure II ci-après).

Les recherches développées au sein du programme ANR-RELI­TRANS ont montré que, si aujourd'hui les entreprises religieuses transna­tionales transcendent les frontières des États-nations, elles continuent toutefois à miser, .de façon qui pourrait sembler paradoxale, sur le réveil d'imaginaires nationaux5

• En effet, au moins dans le cas des différentes modalités de ce qu'on appelle aujourd'hui la« religion des orisha », la référence à un imaginaire commun, celui de la culture yoruba, conjugue de façon exemplaire imaginaires nationaux et imaginaires transnationaux.

C'est en ce sens que l'on peut dire que la transnationalisation reli­gieuse n'est pas seulement le résultat d'une circulation transfrontalière d'individus, qui échappent aux limites des territoires nationaux. Au contraire, dans le cas des religions afro-américaines, elle est intimement liée à l'idée d'une« communauté» qui se nourrit de l'imaginaire d'une Terre-mère, centre détenteur d'une tradition originelle. Bien évidemment, cette idée d'une« communauté imaginée» (Anderson 1983) qui rassem-

5. Le programme « Transnationalisation religieuse des Suds : entre ethnicisation et universalisation» (Relitrans- www.ird.fr/relitrans) a été financé par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) et par l'Agence Inter-établissements de Recherche pour le Développement (AIRD) de janvier 2008 à juin 2011 (voir Argyriadis et Capone 2011 ; Argyriadis, Capone, De la Torre et Mary 2012).

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blerait les pratiquants de la «·religion des orisha » dans le monde, n'est pas également mobilisée par les différents acteurs transnationaux ni n'est dépourvue de tensions ou de conflits qui vont jusqu'à remettre en cause l'existence même d'une telle référence partagée (Capone et Frigerio 2012). Mais, si certaines modalités religieuses, telles que le culte d'Ifa et le candomblé brésilien, font toutes références à une même origine yoruba, cette identité « pan-yoruba » n'est jamais unique. Elle est au contraire caractérisée par sa multiplicité, par des identités religieuses nationales et par leur interaction qui se révèle souvent conflictuelle. Dans cette interac­tion, le genre constitue souvent le principal champ symbolique dans lequel différentes structures de pouvoir s'articulent au sein de ce que l'on peut appeler une formation religieuse transatlantique.

Nous savons que, historiquement, les religions afro-américaines sont caractérisées par une grande diversité interne et par l'absence de toute autorité supérieure capable d'imposer une quelconque orthodoxie à l'ensemble des pratiquants. Mais depuis le début des années 1980, on assiste à la multiplication de tentatives de normalisation religieuse, alimentées par le désir d'unifier les différentes traditions d'origine afri­caine en soulignant l'existence d'une base commune à l'ensemble des modalités religieuses afro-américaines. Les Congrès internationaux de la tradition et culture des orisha, aussi appelés Orisha Congress ou COMTOC, ont aidé à créer des réseaux d'initiés du candomblé brésilien, de la santeria cubaine, du vodou haïtien, de l'orisha-voodoo nord-améri­cain et de la « religion traditionnelle yoruba » représentée par des baba­lawo nigérians, les spécialistes de la divination selon le système d'Ifa .

Ces congrès internationaux sont devenus les lieux privilégiés d'élabo­ration d'une « tradition africaine » dans laquelle l'identité religieuse yoruba est immanquablement mise en avant. véritables arènes politiques, les COMTOC jouent un rôle central dans l'établissement et l'articulation des réseaux de pratiquants de la « religion des orisha ». Le premier Congrès mondial s'est tenu en juin 1981 dans la ville d'Ilé-Ifè, au Nigeria. Son objectif était de réunir les chefs religieux yoruba et ceux de la diaspora américaine dans le but d'unifier la tradition des oris ha et de lutter« contre la fragmentation de la religion africaine dans le monde »6

Parmi les organisateurs figuraient des initiés de haut rang, des anthropo­logues revendiquant leur statut d'initiés dans les cultes afro-américains, ainsi que des intellectuels yoruba initiés dans le culte d'Ifa et très actifs sur la scène internationale, tels Wande Abimbola et Omotoso Eluyemi. Les COMTOC ont été placés sous le patronage de l'Ooni, le roi d'Ilé-lfè, et d' Abimbola, élu président du Comité directif international.

6. Les citations sont tirées des brochures de présentation des Congrès.

Ces congrès se sont vite transformés en forums politiques où l'on essaie d'affirmer son autorité rituelle sur le mouvement. Le 2• Congrès a été organisé en 1983, dans la ville de Salvador, berceau de la tradition africaine en terre brésilienne, eflt donné lieu à une scission du mouve­ment qui a entraîné l'éloignement des maisons de cultes bahianaises. Il a aussi été marqué par le lancement d'un manifeste contre le syncrétisme afro-catholique, signé par cinq célèbres méies-de-santo (prêtresses, chefs des maisons de culte) du candomblé bahianais. Deux versions du 3• COMTOC ont suivi : l'une aux États-Unis, organisée par le Caribbean Cultural Center à New York, en octobre 1986; l'autre à llé-lfè, la même année, organisée par Abimbola et Eluyemi. Le 4• Congrès a eu lieu à Sao Paulo en septembre 1990, organisé par des maisons de candomblé « réafricanisé ». En aoüt 1997 a été organisé à San Francisco le s• COMTOC, dont le but était de « démontrer l'unité, la cohérence et l'interconnexion des différentes traditions des orisha de par le monde », génériquement appelées Orisà and àrisà-related traditions. Un plateau de divination figurait sur le logo du congrès, symbolisant « la place centrale occupée par la divination d'lfâ dans la religion yoruba ». Le 6• COMTOC s'est tenu à Port-of-Spain (Trinidad) en août 1999, le 7• à Ilé-Ifé en août 2001 et le s• à La Havane en juillet 2003, organisé par la seule association santeria reconnue officiellement par le gouvernement castriste (Argyriadis 1999), l'Asociaciôn Cultural Yoruba de Cuba. Le 9• Congrès a été réalisé en aoüt 2005, dans les locaux de l'Université de l'État de Rio de Janeiro, au Brésil, tandis que le 10• et dernier en date a eu lieu dans la ville d'Ilé-Ifè, en juillet 20137

De religions syncrétiques aux « religions universelles »

Ces tentativès de standardisation et d'unification religieuse ont produit de nouvelles configurations du travail syncrétique où les processus de cross-fertilization8 sont profondément resignifiés en mettant en avant les variables endogènes africaines ou afro-américaines au lieu des influences exogènes européennes ou catholiques qui doivent à présent être estompées.

Deux types de syncrétisme se sont ainsi opposés dans ces forums internationaux : un syncrétisme, appelé « afro-africain » par les prati-

7. Pour une analyse des COMTOC ou Orisa World Congress de 1981 à 2005, voir Capone {2005 : 279-297).

8. Ce terme, aujourd'hui très en vogue outre-Atlantique, n'est pas sans rappeler la notion de transculturacion du Cubain Fernando Ortiz (1940).

quants, qui est à l'origine -de la cr-oyance en une unité de fond de la culture africaine, et un syncrétisme « afro-occidental », le syncrétisme afro-catholique qu'il faut aujourd'hui combattre. Ces deux types de syncrétisme mobilisent deux visions du passé et de la mémoire collective africaine : 1 'une renvoie à la continuité entre cultures africaines et cultures afro-am~ricaines et l'autre marque la discontinuité produite par l'esclavage et par la perte des liens, réels ou symboliques, avec la Terre des origines. Le syncrétisme « afro-africain » incarne ainsi un syncré­tisme « positif» qui met en scène des variantes endogènes, en opposition avec un « mauvais » syncrétisme, l'afro-catholique, constitué par des variantes exogènes.

Cette tendance vers un syncrétisme entre systèmes apparentés, entre « religions sœurs » qui revendiquent une même origine culturelle, est devenue très forte ces dernières années. Ainsi, grâce aux allers-retours entre les États-Unis et le Brésil, des initiés cubains-américains ont réin­troduit des cultes à des orisha qui àvaient disparus de Cuba et qui, une fois adaptés aux pratiques de la santeria, sont aujourd'hui à l'origine de la diffusion, au sein de la communauté des pratiquants de la religion afro­cubaine aux États-Unis, de pratiques rituelles importées d'une« religion sœur»: le candomblé (Capone 2005~ ; Pérez 2013).

Le discours des membres du candomblé et de la santeria met l'accent, depuis toujours, sur la préservatioh d'un patrimoine culturel et rituel ancestral qui vise à compenser les pertes rituelles dues à une transmission incomplète de la tradition. Tout déplacement géographique, tout voyage vers les centres détenteurs des traditions africaines, est perçu comme un retour à la « véritable » tradition africaine dont les fragments ont été préservés à Cuba, au Brésil ou au Nig~ria. Dans ce sens, le syncrétisme entre « religions sœurs » ne constitue pas une dégénérescence des pratiques traditionnelles, mais un effort conscient pour retrouver un passé et une tradition communs, indispensables à l'édification d'une commu­nauté de pratiquants de la« religion des orisha ».

La mise en avant, dans les Congrès mondiaux sur la tradition et la culture des orisha, d'une dénomination englobante telle que « religion des orisha »,permet ainsi de laisser au second plan les différences régio­nales et historiques qui ont donné naissance aux religions afro-améri­caines. En les désignant en tant que variantes d'un même complexe culturel africain, toute spécificité locale est estompée pour ne souligner que l'« africanité »de ces pratiques religieuses et leur supposée« authen­ticité». Tout se passe comme si la réafricanisation - à savoir l'épuration des racines culturelles pour se rapprocher d'une « pureté >> africaine fondatrice - permettait de réintroduire le global dans le local par le biais d'une africanité effaçant les histoires nationales et les particularismes qui ont donné naissance à ces religions sur le continent américain.

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Or, dans ces forums intemationall*;-la « religion des orisha » reven­dique aussi, depuis les années 1980, le statut de « religion universelle » ou World Religion. Mais, pour que cela soit possible, il faut estomper les «particularismes», le poids de la coutume et des valeurs qui sont ancrées dans une localité, pour mettre en avant l'« universalisme» de cette reli­gion; et la codification d'une doctrine doit aussi remplacer l'oralité, agis­sant en tant que facteur de dé-contextualisation des normes religieuses. Cela permet de traiter - au moins théoriquement - tous les hommes selon les mêmes normes généralisées et impersonnélles, ce qui justifie 1 'utilisa­tion du terme« universel» et rend en même temps possible l'intégration de différents peuples dans une même matrice de sens. Les religions afro­américaines doivent alors trouver une doctrine qui puisse estomper leur diversité, en leur fournissant un modèle éthique et en les transformant en « religions du Livre ».

La réintroduction du culte d'Ha dans le candomblé

L'essor, depuis la fm des années 1970, du culte d'lfâ de par le monde et son savoir inscrit dans le corpus des odùs, les « signes » divinatoires d'lfâ, offrent pour la première fois aux adeptes des religions afro-améri­caines l'ébauche d'un Livre sacré qui puisse fonder leurs pratiques reli­gieuses. Ce n'est pas par hasard si les babalawo, nigérians ou afro-améri­cains, exercent leur leadership dans ces rencontres internationales, bien que leur tutelle ne soit pas acceptée par 1' ensemble des adeptes des diffé­rentes variantes de la « religion des orisha »9

• Certains auteurs ont même commencé à associer ce qu'ils appellent l'« ifaisme »-une religion qui serait fondée sur le culte d'lfâ et ses écritures - aux autres religions universelles (Espino 2005).

La formation de réseaux de pratiquants des religions afro-américaines, notamment ceux qui ont été établis par les différentes tentatives d'unifi­cation et de standardisation des pratiques rituelles (Capone 2005), est souvent présentée comme étant la preuve tangible de l'existence d'une « communauté»- globale- de pratiquants de la« religion des orisha ». Or, rien n'est plus incertain lorsque l'on connaît le fonctionnement de ces

9. Le terme yoruba baba/awo (baba-ni-awo, « père du secret») est orthographié de façon distincte au Brésil (babalaô) et à Cuba (baba/ao). Les Brésiliens, initiés par les Cubains, emploient généralement le terme cubain, babalao. Les babalawo sont aussi connus, de façon générale, comme aw6.

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religions, qui ne possèdenf~ucune instance supérieure et n'existent en tant que« communauté» qu'à un niveau très local (le terreiro ou maison de culte). Au lieu d'une véritable « communauté transnationale », il faudrait en effet parler d'un « sentiment d'appartenance » (Levitt et Glick-Schiller 2004) à un ensemble plus vaste de pratiquants, dans un espace de circulation où évoluent des acteurs qui peuvent introduire des changements de poids au niveau local.

L'analyse de la réintroduction du culte d'Ifâ dans les maisons de candomblé et les changements structurels qui en découlent au niveau de la hiérarchie religieuse, peut nous aider à comprendre comment le contexte transnational, dans lequel les religions afro-américaines évoluent aujourd'hui, modifie en profondeur les rapports de pouvoir et la structure religieuse des cultes en présence lors d'une confrontation inédite entre modèles de tradition. Dans l'ensemble des religions d'origine yoruba, le système divinatoire d'Ifâ occupe une position centrale qui a été revita­lisée par les échanges entre l'Afrique et sa « diaspora » (Peel 1990). Les liens entre le Brésil et l'Afrique, tout particulièrement le Nigeria et le Bénin, n'ont jamais été complètement coupés, même après la fm de la

. traite, au milieu du XIX" siècle. Plusieurs auteurs ont souligné la circula­tion de marchandises, de spécialistes de rituels et de pratiques religieuses entre ces différents lieux tout au long des XIX" et xx• siècles 10• Le voyage en Afrique a toujours été un moyen de rétablir le contact détruit par l'esclavage avec la source de la tradition religieuse, devenant une puissante source de prestige pour certains membres du candomblé.

Les années 1970 ont marqué une revitalisation importante de la pratique divinatoite d'lfâ au Nigeria grâce à la recompilation des itém (les histoires liées au corpus de connaissances d'lfâ), suivie par Cuba où ces pratiques ont connu un grand essor à partir des années 1990. Au Brésil, au contraire, la divination selon le système d 'lfâ était tombée dans 1 'oubli après la mort, en 1943, de Martiniano Eliseu do Bonfim, considéré comme le dernier babalaô brésilien.

Il a fallu attendre la fin des années 1970 pour que la pratique « oubliée » de la divination selon le système d'lfâ soit redécouverte au Brésil grâce à la diffusion des cours de langue yoruba, d'abord à Salvador et ensuite à Rio de Janeiro et Sào Paulo (Capone 1999). Cela a été possible grâce à un programme de coopération culturelle entre le Brésil et certains pays africains, notamment le Nigeria, qui a permis la venue au Brésil d'étudiants et professeurs yoruba. Le public de ces cours était formé principalement par des initiés du candomblé qui souhaitaient approfondir leurs connaissances de la culture yoruba. Ils se plaignaient

10. Voir, entre autres, Turner (1975), Verger (1976), da Cunha (1978), Cobley (1990), Capone (1998 et 1999), Matory (1999 et 2005) et Guran (2000).

d'y être contraints, puisque « leurs aînés » n'avaient pas transmis aux nouvelles générations tout le savoir. dont ils disposaient. Et, à cause de cela, il fallait rechercher ailleurs les connaissances tombées dans 1 'oubli.

Mais le véritable intérêt des élèves de ces cours était la redécouverte d'une orthopraxie religieuse, perdue au fil du temps à cause de cette transmission incomplète du savoir religieux. Les cours de langue yoruba se transformèrent ainsi rapidement en cours de rituel et, surtout, de divi­nation selon les odùs, les signes qui forment la base du système divina­toire d'lfa. Ces cours ont donc été à l'origine de la diffusion de la tradi­tion yoruba d'Ifa préparant l'arrivée des babalawo yoruba au Brésil. À partir du début des années 1990, des babalaos cubains ont commencé à s'établir à Rio de Janeiro, organisant les premières cérémonies d'Ifa selon la tradition cubaine. Aujourd'hui, plusieurs babalaos cubains vivent à Rio de Janeiro, alors que la plupart des babalawo nigérians ont élu domicile dans la ville de Sao Paulo (Ibid.).

Des ogans et des awos

La présence des babalaos cubains dans la ville de Rio de Janeiro a permis aux initiés du candomblé de se familiariser avec des nouveaux modèles de tradition. Les hommes, et notamment les ogans, qui occupent dans le candomblé une charge rituelle réservée aux hommes - générale­ment hétérosexuels - qui n'entrent pas en transe, ont trouvé, grâce à l'initiation dans la prêtrise d'lfâ, une nouvelle voie d'accès aux positions les plus élevées dans la hiérarchie religieuse. Selon la tradition cubaine, la prêtrise des babalaos est en effet restreinte aux hommes hétérosexuels qui ne doivent pas entrer en transe. Les femmes peuvent être initiées dans le culte d'Ifa, mais elles occuperont toujours une place inférieure dans la hiérarchie, devenant des iyapetebfs, des assistantes du babalao qui ne peuvent pas exercer la divination avec l'opelê (la chaîne de divination). Pour les femmes, la seule consécration dans le culte d 'Ifâ est celle du Koja, correspondant à l'Awo Fakan, premier niveau d'initiation pour les hommes, auquel seront confinés les homosexuels et les « fils » de certains orisha tels qu'Obaluaiyê.

Dans le candomblé brésilien, au contraire, le pouvoir religieux est concentré dans les mains de femmes - les màes-de-santo (les mères-de­saint) - et d'hommes- les pais-de-santo- (les pères-de-saint) pour la plupart homosexuels, qui incorporent leurs divinités. Les candidats à l'initiation qui n'entrent pas en transe -les ogans- peuvent occuper des positions élevées dans la hiérarchie des maisons de candomblé, mais ils

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sont toujours soumis à l'autorité de leur initiateur ou initiatrice. En outre, un ogan ne peut pas initier d'autres personnes puisque l'une des condi­tions indispensables à la reproduction des lignages religieux dans le candomblé est l'expérience directe de la transe et le développement de la médiumnité, c'est-à-dire la capacité d'incorporer la divinité dont l'initié est considéré le (< fils » spirituel. Dans le candomblé, on répète toujours que« l'on ne peut pas transmettre ce que l'on n'a pas reçu soi-même» : qui n'a pas expérimenté et maîtrisé la transe des dieux, ne peut pas initier de novices.

Dans cette rencontre entre « religions-sœurs » liées par une même origine yoruba - la tradition afro-cubaine et celle afro-brésilienne -, les principaux points de tension entre babalaos et initiés dans le candomblé sont l'importance accordée dans le candomblé au pouvoir féminin et le rôle joué par les homosexuels dans le culte, ainsi que la centralité de la possession par les dieux. Le choix des ogans est en effet déterminé par la suspicion de simulation lors de l'« incorporation»- c'est-à-dire lors de la possession par les dieux -, suspicion que les babalaos cubains, résidants au Brésil, font peser sur les initiés dans le candomblé. Dans la santeria, à ·la différenc·e du candomblé, la possession n'est pas une condition préa­lable et indispensable à l'initiation en tant qu'iyawo (nouvel initié). Ainsi, pour Rafael Zamora, le fondateur de la Société d'Ifa et de culture afro­cubaine au Brésil - première association de babalaos initiés au Brésil selon la tradition cubaine -, la plupart des possessions dans le candomblé serait déterminée, non pas par des dieux, mais par des esprits de morts : les eguns''. Ces possessions peuvent donc être arrêtées grâce à des rituels spécifiques qui deviennent indispensables dans le culte d'lfâ, puisqu'un babalao ne doit jamais être possédé. Mais !?intégration de la prêtrise d'Ifâ dans le candomblé entraîne aussi une réelle inversion dans la hiérarchie religieuse. De fait, selon la tradition cubaine d'lfâ, le babalao est toujours « supérieur» à l'olocha (l'initié dans le culte des orisha), indépendam­ment de son âge initiatique, tout comme Orula (le dieu de la divination) est « supérieur » aux autres orisha. Ainsi, un babalao récemment initié deviendra automatiquement 1' « aîné » d'un olocha avec trente ans d'initiation. Un principe qui va à l'encontre de l'organisation hiérar­chique du candomblé fondée sur un strict principe de séniorité.

L'initiation dans le culte d'lfa entraîne ainsi le réarrangement des liens rituels entre initiateur et initié, remettant aussi en cause le monopole de la divination, normalement prérogative des chefs de culte. Le choix des ogans comme candidats« naturels» à l'initiation dans le culte d'lfâ ques­tionne de fait une règle tacite dans le candomblé qui veut que les chefs

11. Rafael Zamora est décédé en février 20 11, après avoir vécu presque vingt ans dans la ville de Rio de Janeiro et avoir initié un grand nombre de baba/aos.

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des maisons de culte - qui sont souvent des femmes - soient les seuls à pratiquer la divination pour leurs initiés et clients en utilisant le dilogun (la divination avec seize coquillages, non utilisée par les baba laos).

Ce bouleversement de la répartition du travail religieux dans les maisons de candomblé rappelle une des tensions constitutives de la tradi­tion afro-cubaine qui voit alors se confronter deux prêtrises : l'une liée au culte des orisha, l'autre au culte d'Ifâ, dont les figures dominantes -1' oriaté (maître de cérémonie et spécialiste de la divination avec les coquillages) et le babalao - sont en même temps, comme le rappelle David Brown {2003), des figures complémentaires et rivales.

Pendant longtemps, le terme santeria a désigné, de façon générale, deux reglas, deux systèmes rituels : la Regla de Ocha et la Regla de !fa. Et bien que certains auteurs parlent d'un « complexe Ocha/Ifâ », beau­coup d'adeptes sont conscients des différences entre ces deux reglas et se pensent en tant que membres de la communauté· des olochas (les initiés dans le culte des orisha) ou de la communauté des babalaos. David Brown (Ibid.) a analysé la période de « professionnalisation » de la prêtrise des babalaos entre l'Indépendance cubaine (1898) et les années 1950, lorsque la figure rituelle de l'oriaté commence à s'affirmer. Selon cet auteur, le rôle rituel de l' oriaté incarne 1 'aspiration à établir un modèle d'orthodoxie dans la religion, puisque l'oriaté est apparu comme le nouvel Oba (roi) de la Regla de Ocha, assumant des tâches rituelles qui, selon Lydia Cabrera (1980), étaient auparavant octroyées au babalao. Mais, à Cuba comme à Miami, la présence d'un oriaté ou d'un babalao dans un rituel santero fait souvent l'objet de négociations complexes qui questionnent parfois la légitimité et les compétences rituelles de chaque spécialiste religieux. La charge rituelle de 1 'oriaté, qui selon Willie Ramos (2003) était autrefois le monopole des femmes, est à présent l'apanage exclusif des hommes dans la santeria.

Or, de façon significative, le babalao cubain Rafael Zamora appliquait l'opposition entre ces deux prêtrises au candomblé brésilien, prônant une séparation des espaces religieux qui s'avère très problématique dans le contexte brésilien. Pour son groupe, la mae-de-santo, qui, au Brésil, exerce les mêmes fonctions qu'un oriaté cubain, devrait, lors de l'initia­tion, laisser la place à l' oriaté, le seul vraiment préparé pour la réalisation des rituels d'initiation. Le rôle du babalao est de l'aider à comprendre l'odù, le« signe» d'Ifâ qui va régir les rituels d'initiation. En bref, ce qui est prôné par les babalaos cubains et par leurs initiés brésiliens est une véritable réorganisation des rapports de pouvoir au sein des maisons de culte de candomblé, au nom d'un savoir religieux dont les babalaos et les oriatés seraient les seuls dépositaires.

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Le syncrétisme entre « rêligions-sœurs »

De nos jours, le nombre d' oriatés est en nette augmentation à Rio de Janeiro et les babalaos de tradition afro-cubaine commencent à réaliser les cérémonies de confirmation des nouveaux oriatés, très critiquées par les pratiquants du candomblé. Ainsi, dans les forums de discussion sur les réseaux sociaux, plusieurs essayent de défendre le modèle hiérarchique du candomblé en affirmant que l' oriaté doit avoir au moins sept ans d'initiation avant d'être confirmé par un babalao dans cette charge rituelle, reproduisant ainsi le modèle du candomblé dans lequel un initié doit attendre sept ans après son initiation avant de recevoir de son initia­teur, lors d'une cérémonie spécifique, l'autorisation d'ouvrir un nouveau centre de culte et d'initier des novices.

Dans cette confrontation inédite entre différentes structures de pouvoir religieux, on voit comment l'utopie d'une communauté de pratiquants de la « religion des orisha » montre toutes ses limites. Ainsi, les « exclus d'Ifâ »,notamment les pais-de-santo homosexuels, préfèrent voir dans ce culte une pratique complètement « étrangère » au candomblé et fonda­mentalement incompatible. Pour eux, Ifâ et candomblé doivent rester séparés. Ils peuvent coexister, mais ils ne doivent pas se mélanger. Mais, malgré ces résistances légitimes de la part des pratiquants du candomblé, les babalaos cubains interprètent toute différence rencontrée dans le modèle rituel afro-brésilien comme étant la conséquence d'une perte fondamentale des connaissances religieuses qui aurait produit cet écart entre matrices de sens. Pour eux, les différences entre pratiques rituelles ne remettent pas en cause la force du modèle yoruba, mais deviennent le résultat des « trous » de la mémoire collective africaine - pour reprendre la formulation de Roger Bastide (1970) -, des « trous » que l 'on peut aujourd'hui combler en revitalisant des pratiques qui étaient tombées dans l'oubli.

Dans cette recherche des « fondements perdus », réapparaît de fait cette vision d'un syncrétisme qui n'est pas nécessairement négatif : le syncrétisme entre « religions-sœurs » qui permettrait, au moins théorique­ment, de recréer une unité rituelle et philosophique perdue lors de la traversée de l'Atlantique dans les navires négriers. Les échanges entre « religions-sœurs », teiles que le candomblé brésilien et la santeria cubaine, visent ainsi à rétablir un système de croyance commun dans lequel les éléments de différentes religions afro-américaines, réclamant toutes une même origine yoruba, sont combinés de façons différentes.

L'irruption d'Ifâ dans le candomblé fournit de nouvelles formes de légitimation de la pratique rituelle, puisque le corpus d'Ifa devient le Livre sacré que les initiés du candomblé désiraient depuis longtemps.

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L'importance accrue du culte d'Ifâ dans la pratique rituelle des maisons de candomblé remet ainsi en question les interprétations du candomblé en tant que « religion a-éthique », qui ~erait en syntonie avec « une société hédoniste et narcissique» (Prandi 1991 : 186). Ifâ offre, au contraire, un cadre éthique à la pratique religieuse qui peut aider à conquérir le statut de « religion universelle » revendiqué par certains pratiquants. Ce que prône Ifâ est l'iwa pélé, le bon caractère, une vision éthique de la« reli­gion des orisha ».

Conclusion

Ifâ est devenu à présent le lieu de production de" sens et d'articulation des savoirs religieux, donnant naissance à de nouveaux imaginaires trans­nationaux qui modifient en profondeur les rapports entre genres dans la division du travail religieux, les transformant en véritable terrain de négo­ciation entre cultures locales et culture globale. Le niveau élevé de réflexivité religieuse exprimée par les babalaos cubains dans leur interac­tion avec les pratiquants du candomblé à Rio de Janeiro (Capone 2011), préfigure la production d'hybrides « intentionnels », inévitablement dialogiques (Bakhtine 1981). Dans des religions d'origine yoruba, marquées par la multiplicité et par un « embranchement dendritique » (Palmié 2013 : 469) constamment renégocié, ces hybrides sont l'expres­sion d'une multi-vocalité au sein d'une même vision du monde.

Dans la quête incessante d'une préservation de l'héritage culturel et rituel, le syncrétisme entre « religions-sœurs » - candomblé, santeria et Ifâ - devient un syncrétisme « bon », « positif», qui ouvre la voie à la réafricanisation. Dans le cas des religions d'origine yoruba, le « bon » syncrétisme combine des variétés endogènes, permettant de recréer une unité rituelle et philosophique qui a été perdue dans le Middle Passage, en opposition à un « mauvais » syncrétisme- l'« afro-catholique » -constitué par des variétés exogènes qui minent les bases de « la culture africaine» et doivent être combattues (Capone 2007). Nous sommes ainsi confrontés à une réflexivité « méta-syncrétique », dans laquelle la percep­tion des acteurs et leurs projets politiques ont un rôle crucial, permettant de comprendre la façon dont ces notions« fonctionnent».

Si aujourd'hui la « Terre-mère de la tradition yoruba » n'est plus seulement 1 'Afrique mais aussi les centres traditionnels des religions d'origine africaine dans les Amériques, le bras de fer épistémologique entre babalaos cubains et pratiquants du candomblé oppose des variantes «traditionnelles» de la« religion des orisha ». C'est ainsi autour de cette

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notion multiple de tradition qÜe se met en place la négociation rituelle. Le savoir religieux qui fonde les différentes traditions régionales et natio­nales est une « ressource rare », puisque le discours des membres du candomblé et de la santeria met depuis toujours l'accent sur la préserva­tion d'un patrimoine culturel et rituel ancestral qui reste incomplet à cause de la transînission inachevée des connaissances rituelles d'initiateur à initié.

Or, dans la revendication d'une « communauté imaginée » de prati­quants de la « religion des orisha », on privilégie ce qui constitue son dénominateur commun minimal, soit l'initiation dans des systèmes de croyance fondés sur le culte des orisha, pour mieux effacer les diffé­rences internes. Le mouvement de réafricanisation met en avant une origine commune « africaine », dans laquelle devraient s'annuler les particularités « diasporiques » (Capone, à paraître). Mais l'espace social transnational qui relie la Terre-mère africaine à la diaspora opère aussi un télescopage de mondes imaginés qui pose en de nouveaux termes la ques­tion des « frontières » entre modalités de culte. Les lignages rituels constituent des frontières sociales et symboliques qui doivent être renégo-

. ciées lorsque de nouvelles pratiques religieuses viennent se greffer sur celles préexistantes. Le conflit est alors souvent le résultat de la perturba­tion des frontières entre ces« communautés».

L'idée d'une « communauté imaginée » de la « religion des orisha », construite autour d'une tradition yoruba qui constituerait le socle commun des différentes religions afro-américaines, s'avère ainsi une sorte de fiction qui rend possible les « conversations diasporiques trans­nationales et transculturelles » dont parle Paul Gilroy (1993 : 276). Si certaines modalités religieuses en présence, telles que le culte d'Ifâ et le candomblé brésilien, font toutes références à une même origine yoruba, cette identité n'est jamais unique ni figée, mais est caractérisée par des multiples identités religieuses nationales et par leur interaction qui se révèle souvent antagonique. S'il y a un « sentiment d'appartenance » à une « communauté imaginée », celle des pratiquants de la « religion des orisha », il y a aussi conscience des différences, parfois insurmontables, entre les multiples versions nationales de la« tradition yoruba». C'est le principal défi auquel doit aujourd'hui se confronter la « religion des orisha », déchirée entre universalisation et particularismes, entre le poids des histoires nationales et ie rêve d'une origine et d'un futur partagés.

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6

Afrocubanité, africanité et transnatibnalisation :

le cas de la société secrète abakuâ (La Havane, Cuba)

Géraldine MOREL

Depuis quelques années, les religions dites afro-cubaines ont le vent en poupe. Qu'il s'agisse de réseaux religieux locaux à Cuba, de ressortis­sants de la diaspora émigrés un peu partout sur le globe ou encore d'étrangers initiés à ces diverses croyances, l'engouement que suscitent ces modalités de culte dépasse largement le. territoire de 1 'île. En effet, de nombreux religieux en exil ont implanté leur pratique hors des frontières nationales - comme par exemple aux États-Unis - tout en continuant à entretenir des liens étroits avec des réseaux religieux locaux, principale­ment havanais•. D'autre part, l'ouverture du pays au tourisme de masse dans les années 1990 avec le début de la Période Spéciale\ puis la libéra­lisation religieuse à partir de 1991, ont permis à de nombreux étrangers de se familiariser avec cet univers religieux et de s'y initier. Ces récents changements ont induit des modifications conséquentes pour des formes religieuses pourtant habituées à là mobilité en raison-même de leur origine transatlantique et' de leur ~ontexte d'apparition lié à la traite négrière et au colonialisme. L'Afrique, continent d'origine des pratiques

l. En ce qui concerne les études en anthropologie religieuse cubaine, la majeure partie porte sur la santeria et reste encore très« havano-centrée ».Peu d'études ethnographiques ont été menées dans d'autres provinces de. Cuba, comme par exemple Wirtz (2007) à Santiago de Cuba, Kerestetzi (2011) à Cienfuegos ou encore Testa (2005) à Sagua la Grande. Voir également le texte de Stefania Capone dans cet ouvrage.

2. État d'urgence et de pénuries consécutif au démantP.l~mP.nt tin nnn,-;not M ... O"~;-