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Systèmes de pensée en Afrique noire 16 | 2004 Le rite à l’œuvre Perspectives afro-cubaines et afro-brésiliennes Arnaud Halloy (dir.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/span/648 DOI : 10.4000/span.648 ISSN : 2268-1558 Éditeur École pratique des hautes études. Sciences humaines Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2004 ISBN : 2-9090-3629-4 ISSN : 0294-7080 Référence électronique Arnaud Halloy (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004, « Le rite à l’œuvre » [En ligne], mis en ligne le 05 juin 2013, consulté le 05 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/span/648 ; DOI : https://doi.org/10.4000/span.648 Ce document a été généré automatiquement le 5 octobre 2020. © École pratique des hautes études

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Systèmes de pensée en Afrique noire 

16 | 2004Le rite à l’œuvrePerspectives afro-cubaines et afro-brésiliennes

Arnaud Halloy (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/span/648DOI : 10.4000/span.648ISSN : 2268-1558

ÉditeurÉcole pratique des hautes études. Sciences humaines

Édition impriméeDate de publication : 15 avril 2004ISBN : 2-9090-3629-4ISSN : 0294-7080

Référence électroniqueArnaud Halloy (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004, « Le rite à l’œuvre » [En ligne], misen ligne le 05 juin 2013, consulté le 05 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/span/648 ;DOI : https://doi.org/10.4000/span.648

Ce document a été généré automatiquement le 5 octobre 2020.

© École pratique des hautes études

L’ambition de ce numéro est à la fois ethnographique et théorique. Ethnographiquepuisque nous proposons une série de documents sur ce qu’il est convenu d’appeler lesreligions afro-américaines. Théorique puisque les diverses contributions rassembléesici aboutissent, explicitement ou non selon les cas, à des propositions assez généralessur une notion visitée depuis longtemps par l’anthropologie sociale : le rituel.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ce numéro 16, tiré à 600 exemplaires, est encore disponible en version papier.

Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004

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SOMMAIRE

PrésentationArnaud Halloy

Paroles d’objetsLe carrefour des coquillages divinatoires du CandombléPatricia de Aquino

Gloses sur quelques pas de guaguancóAnalyse pragmatique d’une danse festive cubainePhilippe Jespers

Entre jouer à apprendre et apprendre à jouerLes erês d’un candomblé de caboclo en BelgiqueArnaud Halloy

Violence and chaos in Afro-Brazilian religious experienceJosé Jorge de Carvalho

De courts instants d’identitéLa communauté rituelle dans deux carnavals « afro » (Brésil, Colombie)Michel Agier

La hiérarchie à l’œuvreOrganisation cultuelle et genre dans les religions afro-cubainesSilvina Testa

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PrésentationArnaud Halloy

1 L’ambition de ce numéro est à la fois ethnographique et théorique. Ethnographique

puisque nous proposons une série de documents sur ce qu’il est convenu d’appeler lesreligions afro-américaines. Théorique puisque les diverses contributions rassembléesici aboutissent, explicitement ou non selon les cas, à des propositions assez généralessur une notion visitée depuis longtemps par l’anthropologie sociale : le rituel. Au risquede simplifier un peu, on peut dire que les séquences d’actes plus ou moins formaliséesque les anthropologues ont pris l’habitude de qualifier de rituelles ont fait l’objet dedeux approches essentielles. Selon une première approche, le rituel est porteur d’unesignification, il révèle les valeurs qui animent ceux qui l’accomplissent. En d’autrestermes, il a quelque chose à dire, et on doit donc le lire, le déchiffrer, le décoder,l’interpréter. Selon une seconde approche, qui est peut-être plus en faveur aujourd’hui,le rituel ne dit pas, il fait. De sorte qu’il relèverait moins d’une sémantique que d’unesociologie de l’action. Cette seconde approche se scinde d’ailleurs à son tour en deuxcourants. On peut soit considérer que certains types d’actes, essentiellement différentsdes autres actes que nous accomplissons dans la vie sociale, doivent être qualifiés de« rituels ». L’acte rituel se distinguerait ainsi de l’acte technique, de l’action politique,etc. Ainsi, une version de ce courant tend à considérer que les actes rituels secaractériseraient par des dispositions intentionnelles spécifiques (Humphrey etLaidlaw, 1994.) Ou bien on peut considérer que la « ritualité », si l’on peut dire, est untrait susceptible de colorer toutes sortes d’actions, éventuellement aux côtés d’autrestraits. Il y aurait donc ainsi « du rituel » dans les salutations, dans la guerre, et peut-être même dans certains actes techniques.

2 Bien entendu, ces deux grandes approches cohabitent dans la plupart des études que la

profession consacre au rituel. Même lorsqu’on considère le rituel comme une séquenced’actes, on peut aussi s’interroger sur les significations des symboles manipulés àl’occasion par ceux qui accomplissent ces actes. Et les études qui privilégient la secondeapproche ne distinguent pas toujours les deux aspects qu’elle est susceptible deprendre. Le lecteur ne s’étonnera donc pas que, si nos contributions ont plutôttendance à voir le rituel comme une séquence d’actes, elles ne sont pas toujoursexemptes d’un certain souci interprétatif.

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3 On ajoutera même que l’ambition ethnographique et l’ambition théorique qui ont été

les nôtres ne sont pas disjointes elles non plus. En effet, les cultures afro-américaines sesont au cours de ces dernières années révélées être un laboratoire propice à l’étude dela circulation et des transformations, à travers le temps et l’espace, de savoirs et desavoir-faire propres à diverses populations (voir entre autres Stefania Capone2001-2002 ; 2004). Et nous ne pensons pas seulement ici aux mouvements d’uncontinent à l’autre auxquels se sont intéressées durant plus d’un siècle les étudesconsacrées à l’« héritage africain » des populations noires aux Amériques. Car sur cepoint, nous rejoignons le point de vue de S. W. Mintz (1970 : 11) :

Quite aside from the question of historical origins, the cultural resources of Afro-Americans and Afro-American culture are by no means limited to those elements orcomplexes that are probably African historically ; such origins are far lesssignificant than the continuing creative employment of forms, whatever theirorigins, and the symbolic usages imparted to them.

4 C’est pourquoi, si les études rassemblées ici ont pleinement leur place dans une revue

africaniste – car on ne peut tout de même nier qu’il y ait bien en la matière un héritageafricain, même s’il est pour partie rêvé et reconstruit par les intéressés – elles engagentune réflexion plus générale sur tout un pan de la vie sociale ; à savoir, cette« continuelle utilisation créative de formes », et aussi bien de valeurs, de souvenirs, designifications, qu’on transmet, qu’on transforme et qu’on trahit parfois.

5 Patricia de Aquino a étudié la divination pratiquée quotidiennement au sein du

Candomblé brésilien. Dans une belle et attentive étude de cas, elle fait notammentvaloir que la tâche du devin est moins de prédire l’avenir que d’engager son consultantà envisager autrement le présent. Elle a pour cela suivi pas à pas une patiente venueconsulter à cause d’un fils qui lui cause du souci, et avec lequel on voit que ses relationsse modifient au fur et à mesure que les séances divinatoires se succèdent.

6 Philippe Jespers propose une analyse pragmatique d’une danse cubaine, la rumba.

Plutôt que l’expression d’autre chose qu’elle-même (comme par exemple la relationhomme/femme telle qu’on la retrouve dans la société cubaine), la rumba est prise pource qu’elle est, c’est-à-dire, comme il l’écrit en se souvenant d’Agamben, « une finalitésans fin […], le processus, à jamais inabouti, de reconstruction (symbolique) del’identité des sexes en interaction l’un avec l’autre ».

7 Arnaud Halloy s’est intéressé à un culte brésilien transplanté en Belgique. Les erês,

divinités infantiles liées à ce culte présentent des traits parodiques qui incitent lesnéophytes à porter sur lui un regard distancié, grâce auquel ils sont mieux à même d’enintérioriser les conventions.

8 Dans une analyse d’une grande ambition comparative, qui prolonge et renouvelle celle

de Victor Turner, José Jorge de Carvalho montre comment la violence et le « chaos » siprésents dans certains cultes afro-brésiliens sont en tant que tels facteurs d’ordre et depaix. Pour le paraphraser d’un mot, si dionysiaque qu’il soit, un culte est parfoisporteur de valeurs apolliniennes.

9 A propos de carnavals brésiliens et colombiens, Michel Agier revisite et questionne la

notion d’identité. Les figures ambiguës, vaguement diaboliques, que mobilisent cesrituels carnavalesques, « ouvrent », comme il le dit, « des chemins vers l’altérité » : jesuis celui que je suis dans la mesure même où je suis un peu un autre…

10 Silvina Testa s’interroge sur le rôle respectif des hommes et des femmes dans les

religions afro-cubaines, ce qui l’amène à rencontrer la figure de l’homosexuel. D’où une

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configuration à trois termes dont la hiérarchie est inaltérable en principe (d’abordl’homme homosexuel, puis l’homme hétérosexuel, et en dernier la femme), maissouvent contredite dans la réalité.

11 N.B. : Des divinités dont l’origine africaine est vraisemblablement la même se

retrouvent avec des orthographes différentes selon qu’elles apparaissent en payshispanophone ou au Brésil. Comme nous pensons justement que c’est leur usage et nonleur origine supposée qui détermine l’identité de tel ou tel être cultuel, nous avons tenuà conserver les graphies locales, d’autant plus que l’inconvénient qui en résulte n’estpas insurmontable.

BIBLIOGRAPHIE

Capone, S.

2001-02 « La diffusion des religions afro-américaines en Europe », Psychopathologie africaine,

31(1), pp. 3-16.

2004 « A propos des notions de globalisation et de transnationalisation », Civilisations, 51 (1-2),

pp. 9-22.

Humphrey, C. & J. Laidlaw

1994 The archetypal actions of ritual. A theory of ritual illustrated by the Jain rite of worship, Oxford,

Clarendon Press.

Mintz, S.W.

1970 « Foreword », in N.E. Whitten et J. Szwed (dir.), Afro-American Anthropology. Contemporary

Perspectives, New York, The Free Press, pp. 1-6.

AUTEUR

ARNAUD HALLOY

Université Libre de Bruxelles

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Paroles d’objetsLe carrefour des coquillages divinatoires du Candomblé

The words of objects, or the crossroads of Candomblé divinatory shells

Patricia de Aquino

1 Le Candomblé, religion brésilienne d’origine africaine, présente la spécificité de faire de

la consultation divinatoire d’après la lecture des coquillages (cauris) un préliminaireobligé de ses rituels. Alors que la plupart des variantes locales des cultes afro-brésiliensétablit la communication entre les hommes et les dieux de manière directe, sous laforme d’un entretien entre un adepte et un initié en état de transe, le Candomblé, aucontraire, médiatise le plus souvent le lien entre l’humain et le divin à l’aide d’objetsdivinatoires. Il est dit des cauris qu’ils « parlent » (falam) : c’est par l’entremise descoquillages que les dieux s’adressent aux hommes et que se régulent les rapports entrel’ici (aiê) et l’ailleurs (orum).

2 Le caractère central de ce rapport médiatisé n’exclut pas que les divinités s’expriment

par la voix des initiés en transe. A l’occasion des fêtes publiques, par exemple, malgré lerythme assourdissant des tambours et l’agitation des danses, il est fréquent que lesparticipants s’approchent des initiés en transe pour demander à leur divinitéd’intervenir au sujet de problèmes courants (obtenir un emploi, guérir d’une maladie,rencontrer son bien-aimé, etc.). De même, il n’est pas rare que les dieux profitent deleur présence charnelle en ce monde pour prodiguer des conseils aux uns, demanderdes offrandes aux autres, ou encore réprimander, et au final remercier ceux qui sontvenus les célébrer. Cette faculté de faire parler les divinités, attribuée aux initiés, n’estpas considérée comme un don naturel ou une grâce. Elle est plutôt envisagée comme lerésultat d’un long apprentissage, marqué par les modalités particulières d’unetransmission du savoir qui a lieu pendant la période de réclusion initiatique. C’est ainsique l’une des dernières étapes de l’initiation est précisément le rite d’« ouverture de laparole » (abre fala), au cours duquel la langue du néophyte est incisée et enduite d’unmélange de substances minérales, végétales et animales. Au lendemain de ce rituel, alieu la sortie de la réclusion initiatique célébrée par une grande fête publique, dite« jour du nom » (ojô oruncó), dont le temps fort est l’annonce, par la divinité, du nomque portera désormais le nouvel initié.

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3 Cependant, seul le recours à la technique divinatoire pourra confirmer la validité de

cette parole divine qui est non médiatisée : alors que les coquillages « transmettent laparole des divinités », « parlent pour les orixás », l’initié en transe ne peut être prispour un « médium », un support à travers lequel les dieux s’expriment, mais pour ledieu lui-même qui s’est substitué à son initié. C’est encore le recours à la divinationmédiatisée qui constituera la condition de possibilité des rites individuels ou collectifs,« thérapeutiques » ou « religieux », ponctuels ou cycliques. En somme, pour qu’uneparole originaire du monde de « l’ailleurs » (orum) soit valide, il est nécessaire qu’elleait été énoncée dans le contexte divinatoire, c’est-à-dire « dite par les cauris ».

4 Dans l’anthropologie afro-brésilienne, on considère généralement que la divination met

en acte un système catégoriel : elle rapporte la configuration des cauris à l’un des itemsd’un catalogue de récits. Après avoir été lancés par le devin, les coquillages sontcomptés selon qu’ils sont tombés « pile ou face » ; le résultat de ce décompte renvoie àl’un des mythes du corpus divinatoire qui « racontent la vie du consultant », selonl’expression usuelle.

5 Ainsi que nous le verrons, cette approche correspond à un aspect de la réalité :

lorsqu’on interroge les devins et qu’on leur demande, selon leur expression, « commentils jouent », ils répondent qu’il est nécessaire de connaître les mythes divinatoirescorrespondant à la configuration des coquillages présentant l’une ou l’autre de leursfaces afin de déterminer, en fonction de leur nombre, celui qui « parle » du consultant.En général, les informateurs tiennent à ajouter que cette activité ne peut être réaliséepar un profane ni avec des cauris quelconques : aussi bien les devins que les coquillagessont soumis à des rituels qui légitiment leurs positions d’énonciation. L’inconvénient decette présentation est qu’elle réduit l’activité divinatoire à une mécanique où chaquecas singulier est ramené à un récit du corpus. Or, si l’ethnologue demande aux mêmesinformateurs d’expliciter leur manière de procéder d’après les notes prises au coursd’une consultation qu’ils ont effectuée, la réalité apparaît tout autre.

6 D’abord, on constate que les devins sont réticents à commenter les séances

divinatoires. Cette réticence ne peut être attribuée à l’existence d’un quelconque« secret », puisqu’ils exposent volontiers leur méthode, pas plus qu’elle ne relève d’unevolonté de préserver une éventuelle « discrétion » vis-à-vis de la vie privée duconsultant, étant donné qu’il est possible d’assister aux consultations. La réserve et laretenue dont témoignent les devins tiennent plutôt au fait qu’ils « n’ont rien à voir »avec ce qui est dit lors d’une consultation : « ce n’est pas moi qui ai dit ça ; ce sont lescauris » ou « ce n’est pas moi qui parle, c’est le jeu » (sous-entendu : l’ensemble desseize cauris divinatoires ou la procédure rituelle de leur manipulation en tant quetelle).

7 Ensuite, on apprend que le « résultat » d’une interrogation divinatoire n’est jamais

l’aboutissement d’une procédure automatique et uniforme qui associeraitrégulièrement un nombre de cauris à un mythe : ainsi que nous le constaterons, lescommentaires des devins sur les propos qu’ils tiennent et sur les prescriptions établiesfont apparaître la diversité des éléments et des registres de connaissance mobilisés parune énonciation divinatoire. De plus, seule la liste des rituels prescrits pourrait à larigueur faire figure de « résultat » : « l’énoncé divinatoire » à proprement parlerconsiste moins en « l’interprétation » d’une situation qu’en la prescription d’un riteplus ou moins complexe.

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8 Ces données suggèrent que l’analyse de la divination ne peut se limiter à un

recensement de références mythiques, de même qu’elle ne peut ignorer le rôled’énonciateur conféré aux cauris dans le contexte relationnel divinatoire.

9 Dans la deuxième partie de ce texte, nous essaierons d’étudier la divination pour ce

qu’elle est aussi : l’endroit où s’énonce la « parole vraie » qui régule la communicationet les rapports entre les hommes et les dieux. Il s’agira ainsi d’expliciter les mécanismesmis en œuvre par une technique qui, en donnant la parole aux objets, instaure des lieuxd’énonciation producteurs de vérité. Il est à remarquer que cette approche ne seconfond ni avec les perspectives adoptées dans les travaux ethnologiques sur ladivination afro-brésilienne, ni avec le point de vue des devins sur les activités qu’ilsdéploient. Ce déplacement méthodologique nous amènera à expliciter les modalitéssuivant lesquelles, dans le cadre divinatoire du Candomblé, « l’action des objets » est legage d’une articulation contextuelle entre le particulier et le général et d’une relationdynamique entre le présent et le passé. Nous espérons ainsi ouvrir des pistesanalytiques qui échappent aux dichotomies catégorielles entre syncrétisme ettradition, innovation et héritage pour l’appréhension des rites du Candomblé.

Paroles de devins et d’ethnologues : la méthodedivinatoire

10 A la différence des systèmes divinatoires sur le continent africain, la divination dans le

Candomblé n’a pas beaucoup suscité l’intérêt ethnologique et n’a fait l’objet que d’unseul ouvrage : O jogo de búzios ; um estudo da adivinhação no Candomblé (Braga, 1988). Parailleurs, Roger Bastide a consacré quatre articles (1968a, 1968b, 1993[1973] et 1953 avecVerger) au thème et plus récemment, ses données ont été reprises (Lacourse, 1994) envue d’élaborer des hypothèses sur un problème qui taraude les spécialistes : ladisparition, au Brésil, de la divination par l’opele au profit de celle par les cauris. L’opele

est une chaîne constituée de huit moitiés de noyaux d’un fruit, en général de noix depalme, que les devins yoruba et fon (et cubains) manipulent afin de reconnaître à quelsmythes d’un corpus divinatoire renvoie la disposition « pile ou face » des demi-noyaux.Ainsi, dans l’article qu’il signe avec Pierre Verger (1953), R. Bastide déplore l’absence detravaux sur une pratique vouée à la disparition au Brésil. L’article offre une descriptionde la divination réalisée par le « dernier véritable babalaô de Bahia ». Babalawo1 est unmot d’origine yoruba signifiant « père/détenteur du secret/mystère » ; son homologuefon étant le bokonan. « Devin » se veut une traduction de ces deux mots. Dans leCandomblé, ce sont en général les dirigeants des maisons de culte de Candomblé(terreiros2) appelés ialorixá ou babalorixá en langue liturgique (« celle/celui ayant unorixá », c’est-à-dire une divinité) qui pratiquent la divination. Ils manipulent les seizecauris (merindilogum) et non les noix de palmes (iquim ou ikin) réservées au culte d’Ifá(ou Fa chez les Fon). A vrai dire, l’inquiétude de P. Verger et de R. Bastide étaitjustifiée : les babalaôs semblaient avoir bel et bien disparu jusqu’à ces dernières annéesoù l’arrivée de devins originaires de Cuba et en relation étroite avec les Santerías3

suscita un certain engouement pour les chapelets de noyaux de fruits. Cetenthousiasme est sévèrement condamné par la plupart des acteurs impliqués qui voientd’un mauvais œil la remise en cause des traditions ancestrales brésiliennes.

11 Sur « l’ancienne côte des esclaves », pour reprendre le titre de l’œuvre inestimable que

Bernard Maupoil (1988[1948]) a consacrée à la géomancie yoruba et fon, au moins deux

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techniques divinatoires ont coexisté : celle régie par Ifá ou Fa, et celle présidée par Exúou Legba, dieu médiateur qui transporte les offrandes entre les hommes et les dieux.Dans la première, le devin manipule des noix de kola, dans la deuxième, des cauris. Lesdeux systèmes ont en commun la mise en relation du consultant avec des mythes (itãs)

rassemblés sous la forme de corpus répartis en seize chapitres appelés odús. Onconsidère que les odús sont doués d’une personnalité : chacun a un nom, des devises(oriquis), des prédilections pour certaines couleurs, un « caractère » affirmé ; il estsoumis à des interdits, et même sa « naissance » est mise en récit.

12 Les mots itã et odú se retrouvent au Brésil. Les itãs y sont comme en Afrique de courts

récits. Ils racontent, par exemple, comment le pigeon est devenu un oiseau domestique,comment un paysan a procédé pour faire fuir la Mort venue frapper à sa porte,comment un esclave est devenu roi – les thématiques sont diverses et les protagonistesde ces récits sont très variés : des animaux, des divinités, des personnes ayant desrelations de parenté, mais aussi des parties du corps humain (la tête, les organessexuels…), des qualités, des éléments de la nature personnifiés (Patience, Richesse,Pluie, Soleil, Feu…). Le point commun à tous ces mythes, ou toutes ces histoires, selon latraduction en portugais qui m’a été proposée de l’appellation liturgique itã, est leurdénouement – heureux – par une offrande sacrificielle ; telle serait toujours leur morales’il s’agissait de fables. Et la plupart des itãs, aussi bien dans la divination par les caurisque par les noix de palme, et sur les deux rives de l’Atlantique, s’achèvent par une listed’ingrédients, souvent non exhaustive, car toujours particularisée en fonction du cas àtraiter, qui entrent dans la composition de l’offrande ayant permis le dénouementheureux de l’intrigue. Quant au mot odú, il désigne, au Brésil comme dans les deuxsystèmes africains, une collection d’itãs. Mais si leur nom reste parfois le même d’unsystème à l’autre, ils ne regroupent pas partout les mêmes itãs. De plus, des itãs

inconnus dans un système peuvent être attestés dans l’autre, regroupés sous des odús

aux appellations identiques.

13 A cette complexe imbrication en Afrique des deux corpus divinatoires, s’ajoute une

différence dont témoigne William Bascom dans ses ouvrages Ifa divination (1991[1961])et Sixteen cowries (1993[1980]). Les babalawo africains forment des sociétés initiatiquesdistinctes des couvents-temples où se pratiquent les initiations aux divinités. Latechnique des cauris est surtout utilisée en ces lieux, et par des devins strictementspécialisés et affiliés à cette activité. Au Nouveau Monde, on retrouve surtout l’usagedes cauris tel qu’il se pratique dans les couvents-temples. Aussi, cet usage descoquillages serait à mettre en relation avec le caractère cultuel et initiatique des ritesdu Candomblé. Moins guérisseurs que prêtres, les dirigeants de terreiros semblentcontinuer d’exercer une technique en adéquation avec le caractère « religieux » deleurs pratiques. Le statut ambigu d’Ifá, dont on ne sait pas précisément s’il s’agit d’undieu, d’une technique divinatoire ou d’un système de divination (Maupoil, 1988 [1948])se retrouve au Brésil. Arthur Ramos (1934), Raymundo Nina Rodrigues (1935) et EdsonCarneiro (1936), premiers auteurs ayant travaillé sur les Candomblés, ont égalementdes difficultés à caractériser Ifá. Ils l’assimilent à « un culte phytolâtrique » dont « lefétiche est le fruit du palmier (elais guineensis) » et encore au « saint sacrement »catholique (Ramos, 1934, suivi par Carneiro, 1936). En tentant d’établir des analogiesentre les orixás et les saints chrétiens, R. Nina Rodrigues (1935), n’est pas davantage enmesure de trouver d’équivalent catholique à Ifá.

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14 Cette spécialisation plutôt cultuelle de la divination dans le Candomblé apparaît encore

à travers l’association, constante au Brésil, d’une ou plusieurs divinités à chacun desodús, dont on dit encore qu’ils sont « des chemins que les orixás empruntent pourparler ». Cependant, quand les devins du Candomblé sont interrogés sur leur manièrede procéder, il est rare qu’ils fassent référence à cette association. C’est après avoirassisté aux consultations, et constaté que leurs propos commencent fréquemment pardissocier les positions d’énonciateur et de locuteur par la formule « les cauris sont entrain de dire que… » ou « telle divinité est en train de dire que… » qu’il m’a été possiblede relever les correspondances entre les orixás et les odús.

15 Cet élément est important pour deux raisons : d’abord, parce qu’il attire l’attention sur

le caractère éminemment « communicationnel » de l’activité divinatoire, que seule uneétude in situ permet de mettre en évidence ; ensuite parce qu’une différence de tailleexiste entre l’Afrique et le Brésil concernant l’interprétation de la situation duconsultant en fonction d’un itã : en Afrique, le devin « récite » l’itã au consultant alorsqu’au Brésil, les devins disent « adapter » (adaptar), l’itã à la situation du consultant. Ilsl’expriment ainsi : « S’il s’agit d’un itã qui raconte comment les enfants ont empoisonnéleurs parents, je dis qu’il (le consultant) doit faire attention à ses enfants. S’il merépond qu’il n’a pas d’enfants, ou si je vois qu’il est trop jeune pour en avoir, je dis qu’ildoit faire attention à des enfants de sa famille qui peuvent porter préjudice à leursparents ou, si c’est un homme d’affaires, qu’il doit faire attention à ses employés. »Autre exemple : « Si l’itã raconte comment un esclave est devenu roi, je dis qu’il (leconsultant) traverse des difficultés mais que tout va bientôt s’arranger et qu’il vaprendre le dessus sur ceux qui lui apportent des tracas. »

16 Il est encore nécessaire de préciser que ces informations sont obtenues dans le cadre

d’un questionnement ethnographique des devins : « Comment procédez-vous pour faireun jeu ? » Nous verrons qu’en situation de consultation, leurs propos sont souventd’une autre teneur : en d’autres termes, ils ne font pas ce qu’ils disent. De même quedans le contexte divinatoire, ils ne semblent pas appliquer, du moins pas seulement, laméthode qu’ils décrivent.

17 Le devin interrogé sur l’ordre de sa procédure déclare commencer la consultation par

une « prière d’ouverture de jeu » car il est d’abord nécessaire de « convoquer les orixás

(divinités) à répondre sur les problèmes du consultant ». Il indique ensuite qu’il lanceles seize cauris sur la table, devant le consultant qui est assis en face de lui, et qu’ilcompte le nombre de coquillages « ouverts ».

18 De fait, les cauris de la divination ont été au préalable rituellement préparés : leur

partie convexe est limée de telle sorte qu’à la suite d’un lancer, ils présentent leur face« ouverte » ou « fermée ». Est en général considérée comme face « ouverte » celle de lafente dentelée naturelle. Le nombre de cauris « ouverts », à chaque lancer, permet audevin de définir, parmi les seize odús, celui qui détient l’itã le plus conforme auproblème du consultant.

19 Avant de déterminer lequel des itãs de chaque odú se réfère à la situation du consultant,

le devin commence par identifier la correspondance entre le nombre de cauris« ouverts » et chacun des odús, (dans le tableau ci-dessous, nous faisons aussi figurer laliste des divinités qui « empruntent chacun des odús pour parler »).

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Nombre

de cauris

« ouverts »

Odús

correspondants

Orixá(s)

« qui

s’exprime(nt) »

1 Ocanrã Exú

2 Ejí Ocô Ibeji

3 Etá Ogundá Ogum

4 Irossum Oxossi, Logum Edé

5 Oxê Oxum, Ieuá, Iemanjá

6 Obará Xangô

7 Odí Exú, Iemanjá

8 Ejí Onilê Oxoguiã

9 Ossá Iansã, Iemanjá

10 Ofum Oxalá

11 Ouárim Exú

12 Ejilaxeborá Xangô

13 Ejiologbom Nanã, Omolu

14 Icá Oxumarê, Ossanha

15 Ogbégundá Obá

16 Aláfia Oduduá

20 En situation de questionnement ethnographique, le devin poursuit l’exposé de sa

méthode en affirmant qu’après le premier lancer, l’odú aura été identifié et qu’il s’agiraalors de définir, parmi les itãs qu’il regroupe, celui qui « parlera du consultant ». Deuxprocédés m’ont été présentés :

selon le premier procédé, le devin relance tous les cauris et identifie, suivant le nombre de

cauris « ouverts », un chiffre ; à l’intérieur de chaque odú, les itãs étant organisés selon un

ordre séquentiel, ce chiffre renvoie à l’itã qui occupe la énième place dans le corpus que

constitue chaque odú. Cette méthode pose un problème car pour la grande majorité des

devins, chaque odú ne rassemble pas plus de 5 ou 6 itãs (dans le corpus le plus riche qui m’a

été montré, ce nombre s’élevait à 11 pour un des odús). Il est donc souvent nécessaire de

lancer tous les cauris plusieurs fois jusqu’à ce que le nombre de cauris « ouverts » se trouve

entre 1 ou 6, c’est-à-dire, corresponde de manière effective à l’un des itãs de l’odú identifié

lors du premier lancer.

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selon un autre procédé, le devin ne jette tous les cauris qu’une seule fois. Il ramasse alors les

cauris « ouverts » et les lance à nouveau afin de déterminer, de même qu’auparavant dans

une séquence pré-établie des itãs à l’intérieur de chaque odú, l’itã afférent au consultant.

C’est à la suite de l’un de ces deux procédés que le devin se prononce en « adaptant » l’itã.

21 Ensuite, il s’agit de définir les rituels qui seront prescrits au consultant car ainsi que l’a

très justement noté R. Bastide (1968a), l’attitude des Afro-américains ne relève pas d’unassentiment au destin : la divination vise toujours à changer la destinée humaine, àécarter le malheur, à favoriser la chance, en tout cas, à modifier un état de fait par laréalisation de rites. S’amorce alors une nouvelle séquence dite « amarrar ibó » quiconsiste à « nouer la prescription », à préciser les modalités des rites et des offrandes àaccomplir.

22 Le devin cherche à obtenir des réponses à des questions précises qu’il « [se] pose dans

[sa] tête », c’est-à-dire, « en silence », sans que le consultant les entende. Exemples dequestions posées lors d’une séquence divinatoire : « Est-ce qu’il faut passer de lanourriture sur son corps ? Est-ce qu’il [le corps du consultant] veut des œufs ? Desacarajés [beignets de haricots] ? Doit-il dormir pour Oxalá [nom d’une des divinités dupanthéon] ? Faut-il aussi donner à manger à Iansã [nom d’une divinité] ? » On doit,nous a précisé le devin, « continuer ainsi jusqu’à savoir exactement ce qu’il faut faire ».D’autres questions posées lors de la même séquence divinatoire manifestent le souci deconnaître l’endroit où seront déposées les offrandes et l’éventuelle nécessité d’uneautre consultation : « L’ebó [offrande] ira-t-il à la mer ou dans la forêt ? Sera-t-ilenterré ? Reviendra-t-il [le consultant] jouer ? »

23 Deux méthodes m’ont également été présentées pour obtenir des réponses à ces

questions :

selon la première, le devin confie au consultant une pierre et une graine (ou un os) en lui

demandant de garder chacun de ces objets dans l’une de ses mains. Le devin lance les seize

cauris deux fois de suite : il invite le consultant à montrer l’objet qui se trouve dans la main

droite si le nombre de cauris « ouverts » lors du premier lancer est supérieur à celui du

deuxième, dans la main gauche dans le cas inverse. La réponse à la question est affirmative

quand la pierre se présente ; négative lorsqu’apparaît la graine ou l’os. Quand le nombre de

cauris « ouverts » est identique pour les deux lancers, le consultant mélange à nouveau les

objets, les change éventuellement de main et le devin relance les cauris.

la deuxième méthode engage moins le consultant. Les cauris donnent une réponse allant de

l’affirmative indubitable, aláfia (les quatre cauris « ouverts »), à la négative péremptoire, odí

(tous les cauris « fermés »). Entre les deux extrêmes, ejí (deux cauris « ouverts » et deux

« fermés ») est un « simple oui » ; ocanrã (un cauri « ouvert » et trois « fermés ») est un

« non » modulable ; etáua (trois cauris « ouverts » et un « fermé ») est un « peut-être » qui

nécessite confirmation. En revanche, s’il se reproduit trois fois, c’est un « oui » fourni par

une divinité précise : Exú, dieu qui transporte les offrandes entre l’ici (aiê) et l’ailleurs (orum)

et qui préside au système divinatoire des cauris. Cette manière de procéder, rapide et

efficace, est d’ailleurs régulièrement utilisée lors des interrogations divinatoires ponctuelles

jalonnant la réalisation des rites. La face interne de noix de kola, de fruits, d’oignons coupés

en quatre dans le sens vertical est alors assimilée à la face « ouverte » du cauri.

24 Cet exposé de démarches divinatoires corrobore les analyses de R. Bastide (1968b) : la

divination repose sur un « principe de classification » qui permet de réduire la situationdu consultant à des catégories élémentaires, et un « principe de signification » quiconfère du sens à partir du déchiffrement de signes aléatoires. Dans la divination, le

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consultant cherche « sa propre définition diachronique » (1993[1973]) selon l’ensembleparadigmatique dont dispose le devin.

Paroles de cauris : la consultation

25 Au cours de l’enquête de terrain, je ne pensais pas assister à des consultations et je me

préparais à me soumettre moi-même à des séances répétées quand, à ma surprise, enme voyant prendre note de ce pour quoi elle avait été amenée à consulter, unepersonne me demanda de l’aider. Agée d’une cinquantaine d’années, Maria venaitrégulièrement interroger les divinités dès qu’elle sentait que « ça n’allait pas ». Maria« avait peur pour [son] fils ». Elle ne souhaitait pas que l’adolescent « prenne le mauvaischemin car il avait de mauvaises fréquentations depuis quelque temps ». Elle était sûreque les divinités pouvaient le calmer, ou du moins éviter qu’il fût happé par lacriminalité.

26 Il est intéressant de noter que R. Bastide (1968a) a établi que les consultants réservaient

l’interrogation des cauris aux « anciens besoins, culturellement restés africains (savoirsi les dieux ont agréé un sacrifice, avant les cérémonies religieuses, connaître le dieuqui est votre ange gardien, diagnostiquer la cause surnaturelle d’une maladie ou d’unmalheur, savoir ce que les ancêtres attendent de vous). » Or les motivations desconsultants que j’ai rencontrés varient plutôt selon leur insertion dans la communautédu Candomblé que selon les besoins créés par une civilisation plus ou moins« africaine » ou « ancienne ».

27 Dans les cas observés, les motivations étaient celles qui font le lot commun de

l’humanité : santé défaillante, amours malheureuses, pénurie économique, etc. Lesconsultants qui ont traversé les rites initiatiques et, de ce fait, font partie intégrante dela communauté, pratiquent eux-mêmes la divination pour résoudre les questions dites« courantes » par l’intermédiaire de quatre cauris ou d’une noix de kola, suivant laprocédure que nous avons décrite. Quand ils s’adressent au devin, qui la plupart dutemps se confond avec celui qui les a initiés, c’est pour des requêtes précises : savoir silors des offrandes célébrant les trois années d’initiation, telle divinité souhaite lesacrifice d’un mouton, d’un agneau ou d’un cabri, si l’immolation devra être réaliséeavant ou après les sacrifices à tel autre dieu, s’il n’est pas nécessaire de procéder à desrites particuliers avant de célébrer cet « anniversaire », etc. Ces besoins pourraient êtredits « africains », ainsi que l’affirme R. Bastide. Cependant, les initiés ne sont pas lesprincipaux consultants des devins. La grande majorité des consultations est requise pardes non-initiés. Les questions soulevées relèvent donc de la vie quotidienne, commecelles que les initiés posent régulièrement à des objets suivant des méthodesdivinatoires moins complexes4.

28 La demande que Maria m’a adressée ce jour-là venait de ce qu’elle « était fatiguée et

craignait d’avoir des difficultés à retenir » ce qui lui serait dit pendant la séance ; ellesouhaitait une transcription. A mon étonnement, le responsable du terreiro, qui officiaitaussi en tant que devin, a immédiatement accepté que j’assiste à la consultation. J’aiappris par la suite que certains consultants avaient l’habitude d’enregistrer les séancesau magnétophone et je pus vérifier que nombre de ses confrères dictaient lesinformations divinatoires à leurs clients. Comme l’a dit une dirigeante de terreiro,

« c’est tellement de gens et tellement de choses que si je ne leur demande pas de noter,après, quand ils viennent pour faire les rituels, j’ai oublié ce qu’il faut faire ».

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29 Il s’assura néanmoins que je n’allais pas « me fâcher » s’il était amené à me demander

de sortir : « Tes orixás [mes dieux] peuvent interférer et profiter de ta présence pour meparler. » Sa réserve ne tenait donc pas au souci de préserver un espace privé pour laconsultante, ni à un partage du monde entre sujet connaissant et objet à connaître. Laretenue qu’il me témoigna montre que les positions de rédactrice transparente oud’observatrice neutre n’étaient pas recevables : j’étais déjà incluse dans le dispositif queje souhaitais analyser. Les propos du devin trouvent une résonance dans le champméthodologique. Pour reprendre les termes de Jeanne Favret-Saada dans la premièrepartie de son ouvrage Les mots, la mort, les sorts, « le sujet de l’énonciationethnographique ne peut à aucun moment s’y effacer derrière ce qu’il énonce de sonobjet. De même qu’au cours du travail sur le terrain l’indigène n’a pas cesséd’interpeller la contingente singularité de l’enquêteur, de même […] on ne voit pascomment l’ethnographe pourrait s’abstraire lui-même du récit qui fonde sa descriptionde la sorcellerie » (1985[1977]). Au delà de l’interpellation, le propos du devin rappelleque toute présence dans le contexte relationnel de la consultation non seulementparticipe mais contribue à la définition du contexte lui-même. Ainsi que le formuleMondher Kilani, « comprendre n’est pas une position de savoir neutre, mais relève de laparticipation de l’anthropologue à un ensemble d’actes communicatifs réglés, à unréseau d’énonciation dans lequel on lui assigne une ou plusieurs positions » (1994).

30 Il n’est pas impératif qu’un espace soit réservé à la consultation. En effet, elle se déroule

toujours dans un lieu dont l’accès n’est pas sanctionné par un traitement rituel ducorps (bains d’infusions, vêtements adéquats…) ni réservé aux seuls initiés.Invariablement cependant, le consultant attend. Maria était arrivée au terreiro en débutde matinée et c’est seulement après le déjeuner qu’elle a pu être reçue en consultation.Dans ce cas de figure, les consultants sont invités à partager le repas des membres de lacommunauté. Les terreiros sont des lieux de culte qui abritent des divinités, qui« enfantent » rituellement des novices, mais aussi des espaces de convivialité.D’ailleurs, les initiés habitant les environs s’y rendent quotidiennement. D’autres yélisent domicile de leur propre initiative ou poussés par les circonstances. Le reposforcé des consultants suscite parfois des situations incongrues : les nouveaux venuss’insurgent contre l’attente obligée et le retard imposé à leurs occupations sociales,arguant de leurs responsabilités, de leur emploi du temps surchargé. Ils se heurtent àl’impassibilité polie d’hôtes dont l’abondance de ressources rhétoriques face à cetteagitation en dénonce l’inconvenance. Les consultants ne pourront écouter les divinitésque s’ils parviennent à endurer, une fois le café servi, la glose de la pluie et du beautemps, les interminables commentaires portant sur les incidents quotidiens, l’actualitépolitique, la dette extérieure, les déboires économiques du pays… Cette successiond’interactions entre les membres de la communauté et le nouvel arrivant installeprogressivement la rupture et le passage à une temporalité autre, le « temps nagô » ou« temps d’orixá ».

31 La divination est pratiquée du mardi au jeudi et en fin de semaine. Il est de règle de « ne

pas déranger les divinités » le vendredi, réservé aux dieux de la blancheur, de lacréation, et le lundi, consacré à Exú, dieu des carrefours et des échanges entre l’ici etl’ailleurs, qui, comme par un excès d’activité médiatrice en son jour, confondrait lesdestinées et « perturberait la communication ».

32 L’accueil du consultant caractérisé par la rupture d’avec l’ordre temporel régnant à

l’extérieur du terreiro et la succession de conversations anodines avec des personnes

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diverses amorce un processus de mise en place d’une multiplication de médiations. Onpeut faire l’hypothèse que cette situation favorise un mode spécifique de relationsentre les êtres, régulé par une parole originaire d’ailleurs, médiatisée par les seize« bouches d’Exú » : ainsi sont appelés les cauris dont le nacré et la fente ciseléeévoquent, par métonymie, les dents et les lèvres de la bouche du dieu qui préside à ladivination. L’expression « ouvrir le cauri », comme avait été « ouverte la parole » dudieu à la veille de la sortie de réclusion initiatique, désigne l’opération rituelle quiconsiste à limer les coquillages de telle sorte qu’ils puissent se présenter « ouverts » ou« fermés ». Par ailleurs, les coquillages divinatoires font aussi l’objet de plusieurs ritesqui consistent à les « nourrir » : les cauris « mangent ». Avant de pouvoir « parler », ilssont immergés dans du sang sacrificiel, disposés pendant plusieurs jours sur un plat demaïs blanc bouilli, lavés dans des macérations de plantes diverses, rincés dans l’eau defleuve et soigneusement nettoyés à l’aide de plumes de perroquets.

33 Nous continuerons à appeler « devin » celui qui manipule les cauris. Néanmoins, et la

remarque n’est pas faite par goût du paradoxe, ce « devin » ne devine rien. Le processusd’interrogation divinatoire ne relève ni du secret, ni de l’anticipation du futur : lesmythes divinatoires sont connus, de même que les correspondances entre les positionsde cauris et les grilles interprétatives. L’assertion « personne ne devine rien, ilssavent » est récurrente chez les gens de Candomblé. Ce propos qui apparaît encore dansun itã – « le devin ne devine pas, il dit juste » (Braga, 1988) – rappelle que l’enjeu de ladivination ne consiste ni à dévoiler ce qui serait caché ni à révéler l’avenir.

34 Une fois reçue par le devin, Maria s’assied en face de lui et je m’installe à ses côtés : elle

commence par exposer ce pour quoi elle est venue. Sa prolixité surprend tant elle faitapparaître combien Maria est peu inhibée par l’ambiance liturgique particulière quepourraient créer la blancheur immaculée de la nappe soigneusement brodée, la bougieallumée à côté d’un verre rempli d’eau, la panoplie d’objets qui s’étale sous nos yeux :les cauris, mais encore des galets de différentes formes et couleurs, des graines, et uneespèce de bol en terre cuite rempli jusqu’à ras bord d’une pâte noirâtre rigidifiée à lasurface de laquelle sont incrustée trois cauris. Il s’agit d’Exú : le dieu de la médiation estrendu présent par cet objet qui recèle un mélange des substances minérales, végétaleset animales et qui reçoit régulièrement des offrandes sacrificielles. La présence d’Exúsous cette forme n’est pas toujours offerte à la vue du consultant. Plusieurs devins,peut-être en réaction au souvenir de la persécution dont ces cultes sacrificiels ont faitl’objet par le passé, placent Exú sous la table, derrière eux ou même dans un meuble àproximité de la « table de jeu ».

35 La prolixité de Maria est étonnante à un autre égard : ayant partagé le repas avec les

membres de la communauté, ainsi qu’avec le devin, elle avait déjà eu l’occasion deparler de ses inquiétudes à propos de son fils et de ce pour quoi elle souhaitaitconsulter. Au détour d’une phrase, alors que Maria est en train de nous répéter pour laénième fois qu’elle est « très préoccupée », le devin, en frottant les seize cauris dans sesmains, l’interrompt : « On va commencer, tu pourras demander tout ça au jeu. » Le« jeu » désigne à la fois les seize bouches d’Exú, le cadre de la séance et les prescriptionsdivinatoires qui en découlent. A la sortie, les consultants diront « le jeu a dit que… » ou« mon jeu a dit que… ». On dit aussi bien « j’ai fait un jeu » que « tel devin a fait un jeupour moi » : le consultant passe de sujet de l’action à complément d’objet indirect.L’indifférence portée à l’actant fait écho au déplacement du foyer détenteur de la véritéqui aura lieu dans la consultation. Maria va « demander au jeu », ce qui suggère d’ores

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et déjà que c’est « le jeu » qui va lui répondre : la vérité est « ailleurs ». En ce sens, ledevin ne détient pas plus le savoir sur le consultant que le consultant lui-même sur sapropre personne. Ce sont les coquillages qui « savent » et qui « parlent ».

36 Tout en se saisissant des cauris, le devin commence à prononcer la « prière d’ouverture

de jeu » qui est récitée en langue liturgique et non en portugais. Il s’agit de prévenir lesancêtres qu’une interrogation de l’ailleurs est en passe de s’effectuer, d’invoquer lesentités – odús et orixás – devant comparaître et de les inviter à se prononcer sur unconsultant. Notons que Maria ne comprend pas ce qui se dit : elle entend seulement unflot de paroles prononcées à voix basse et noyées dans le bruissement continu, « xêim

xêim », des cauris que le devin frotte énergiquement entre ses mains. Les consultantspeuvent déceler, dans la litanie, les noms des orixás du panthéon, en général bienconnus dans la société brésilienne, même en dehors du cadre du Candomblé.

37 Soudain, le devin s’adresse à Maria et lui demande son nom complet ainsi que sa date

de naissance. Il reprend ensuite la prière en langue liturgique et on reconnaît, par troisfois, son nom, suivi, à chaque fois, de sa date de naissance, avant que Maria ne soit denouveau sollicitée : cette fois, elle cherche dans son sac une pièce de monnaie que ledevin mélange aux cauris tout en continuant de les agiter. Il remet alors les coquillageset la pièce de monnaie entre les mains de Maria en lui recommandant de « leurraconter ses problèmes ». Les devins conseillent souvent au consultant de porter lescauris dans le creux de leurs mains à leur lèvre « pour qu’ils entendent bien », ils leursuggèrent aussi de « proférer des vœux de paix, de bonheur, de fortune, pour aider lescauris à dire de bonnes choses ». Ces propos confirment les coquillages dans uneposition de détenteurs de savoir, et par la même occasion, celle du devin dans un rôlede médiateur.

38 Le murmure des cauris que suggère l’onomatopée reprise dans plusieurs cantiques

rituels chante l’abondance et la prospérité. Probable clin d’œil à leur ancien usagecomme monnaie sur les côtes africaines. Il est arrivé qu’un consultant interroge ledevin sur l’utilité de la pièce qui lui avait été demandée. Il lui a été répondu : « Exú aimel’argent, Il doit savoir que vous allez payer. » D’une certaine manière, la croyance est iciaffaire de crédit, dans les deux sens du terme : le croyant crédite la divinité d’un savoir,lui impute un pouvoir, etc. et lui fait crédit. Payé d’avance, Exú est contraint de« répondre » à son « créancier », lequel a, de son côté, fait de son nom et de sa date denaissance un gage par lequel il est tenu, lui aussi, d’entrer dans le jeu. Cette captured’Exú endetté et cette captation de l’identité du consultant dans la litanie s’associent àla modification du statut de la langue et au rôle conféré aux coquillages pour placer lesrègles de la médiation et de l’échange au cœur du jeu divinatoire.

39 Il est à noter que ces règles sont posées en destituant partiellement la langue de son

rôle de véhicule d’information : la litanie n’a de sens que pour les cauris. A travers lasuspension de la communication habituelle, les coquillages acquièrent le rôled’interlocuteur à part entière. De ce fait, la seule énonciation de la prière accompagnéedes rites afférents suffit à instaurer le régime du performatif : il ne s’agit plusseulement de signifier mais de faire faire quelque chose. Ici, l’invocation initialedisloque les fonctions de la perception : les cauris s’avèrent non seulement« polyglottes » – ils « entendent » la langue du consultant (portugais ou autres) et lalangue liturgique – mais aussi « polymorphes » – les bouches se transforment en« oreilles » qui écoutent ce qui leur est dit. Cette dislocation peut être mise en rapport

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avec le déplacement que devra subir la destinée du consultant à la suite de laprescription divinatoire et de l’accomplissement des rituels.

40 Il est fréquent que les consultants ne gardent pas longtemps les cauris entre leurs

mains : confier ses malheurs à des coquillages peut occasionner une certaine gêne quis’exprime en général par des sourires. Maria, quant à elle, n’a pas eu besoin d’êtreencouragée par le devin à « leur parler » – visiblement pressée qu’une « solution » soitapportée aux dangers menaçant son fils. Après avoir présenté les coquillages aux« quatre coins du monde » – mains tendues vers Maria, vers lui-même, vers sa droite,puis sa gauche – le devin lance les cauris : 9 cauris « ouverts ». Sur la page blanche d’unbloc-notes, il note alors le nom de Maria, sa date de naissance, la date du jour et l’odú

correspondant : Ossá.

41 Il rassemble à nouveau tous les cauris, les relance – 5 cauris « ouverts » – et inscrit, à

droite d’Ossá, le nouvel odú qui s’est présenté : Oxê. Si nous suivons ici la méthode qui aété décrite par le même devin lorsque nous l’avons interrogé avant d’avoir assisté à uneconsultation, il est possible de dire que c’est le 5e itã d’Ossá qui décrit la situation deMaria. Cet itã raconte qu’une divinité, Oxalá, chef d’un village ayant réalisé desoffrandes, s’enrichit après que des habitants des villes voisines, fuyant la guerre, sesoient réfugiés sur ses terres et lui aient donné toutes leurs richesses. Une telle intriguene me semble pas être de très bonne augure pour l’avenir d’un adolescent, tel l’enfantde Maria, tenté par l’argent facile que peuvent procurer les petits trafics.

42 Cependant, le devin ne s’adresse toujours pas à Maria. Il relance tous les cauris – 8

cauris ouverts – et inscrit, en dessous d’Ossá : Ejí Onilê. D’après la grille mythologiquedivinatoire qui m’avait été fournie par ce devin, ni Ossá, ni Oxê ne disposent de 8e itãauquel ce lancer pourrait renvoyer. Le devin contemple encore les cauris, grimace,toujours absorbé par son dialogue avec les coquillages, et dit en portugais, « vous êtesmalins ». Maria sursaute, regarde à son tour les cauris, m’adresse un regardinterrogatif, j’essaie d’esquisser une moue rassurante pendant que le devin ramasse ànouveau tous les cauris et les relance : 10 cauris « ouverts », Ofum, qu’il inscrit sousOxê. Le devin lève la tête, attire l’attention de Maria « Tu vois ? Ils sont malins, lesorixás » – manifestement Maria ne « voit » rien, elle a l’air interloquée. Mais cette fois-ci, peut-être impressionnée par le silence pesant et par cette manière de faire comme sielle savait, Maria n’ose plus parler et ne pose aucune question. Auparavant sujetparlant, elle est devenue sujet parlé, objet de discours d’objets.

43 Pour ma part, je remarque que parmi les 10 cauris « ouverts », 8 encerclent 1 cauri

« fermé » alors que les 2 autres « ouverts » et les 7 autres « fermés » sont dispersés. Onpeut penser que le devin fait référence à une méthode divinatoire qu’on pourraitqualifier de topographique, où la disposition spatiale des cauris, et non plus leur seuldécompte en « ouverts » ou « fermés » serait significative : selon Julio Braga (1988),plusieurs cauris « ouverts » alignés signifient que « les chemins de vie » du consultantsont sans obstacle ; des cauris « fermés » formant une croix désignent une promessenon tenue ; un cauri « ouvert » et un cauri « fermé » à l’écart de tous les autresindiquent que le consultant est en danger de mort mais qu’il est protégé par unedivinité, etc. Les cauris sillonnent les chemins du consultant, ils inscrivent le tracé deson parcours dans l’espace. Il est dit par des coquillages, c’est-à-dire, des choses quis’animent, et dont on peut repérer les identités par leur action : ces choses « parlent »,« entendent » et « tracent des pas » comme les odús, qui peuvent aussi se traduire par« chemins », « voies », « directions ». Les cauris sont à la fois bouches, oreilles, et pieds.

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A la figuration numérique renvoyant aux destinées et aux dieux, rapportée par les odús,s’imbrique la configuration topographique des coquillages dont la disposition spatialefraie également la route existentielle du consultant.

44 Dans le dernier lancer de tous les cauris, 11 sont « ouverts » et le devin inscrit Ouárim,

en dessous d’Ossá et d’Ejí Onilê. Il s’adresse à Maria :

– Ils sont en train de dire que tes problèmes peuvent se résoudre. Oxalá [nom d’unedivinité] est en train de te demander d’avoir confiance en toi. Iansã et Oxum [nomde deux divinités] ont faim. On va leur donner à manger. Ça va s’arranger.– Oui mais il faut arrêter ces mauvaises fréquentations de mon fils, qu’est-ce qu’onpeut faire ? insiste Maria.

Le devin relance tous les cauris plusieurs fois, mais ne reporte pas sur le papier les odús

qui apparaissent :– Ils te disent que ton fils a toujours été très agité.– Oui mais avant il m’obéissait mieux, rétorque Maria.

Le devin lance encore les cauris, sans transcrire les odús :– Tu pourras passer une nuit ici, la semaine prochaine, par exemple, mercredi soir ?

Maria s’empresse de dire que oui. Le devin s’empare alors de quatre cauris et les lanceplusieurs fois. Maria essaie de l’interrompre :

– Je peux poser une question ?

Le devin acquiesce d’un mouvement de tête, sans cesser de manipuler les quatre cauris.– J’aimerais savoir s’il doit passer le concours pour entrer dans la Police.

45 Le devin continue encore de lancer les quatre coquillages – j’imagine qu’il suit la

procédure qui consiste à déterminer les offrandes à effectuer.

46 Il inscrit ensuite, sous les odús déjà notés : 1 bouteille d’huile de palme, 2 kg de haricots

(dits fradinho), 500 g d’oignons, 500 g de crevettes séchées, 1 plat en terre cuite ovale,1 récipient en porcelaine blanche, 1 paquet de bougies, des vêtements blancs. Etpendant qu’il écrit, il s’adresse à Maria :

– Les feuilles pour le bain, on les trouvera ici. Tu viendras mercredi en débutd’après-midi et tu pourras repartir le lendemain dans la matinée. Tu as desquestions à poser ?– Oui, sur le concours de la Police, persiste Maria. – Ah oui ! Il peut essayer, c’est sûr que c’est une bonne chose s’il trouve du travail.Voilà ta liste.

47 Maria le remercie et quitte la salle de jeu.

48 Le plus souvent, la formule « ils sont en train de dire que… » introduit toute première

adresse du devin au consultant. Il va toujours falloir procéder à une offrande et on peutimaginer que le pronom désigne le destinataire qui l’aurait sollicitée. Dans le cas deMaria, Oxalá, Iansã et Oxum, les noms des divinités, ont rapidement dissipél’indétermination pronominale. A la différence de ce que disent les devins, il est àremarquer qu’aucune intrigue émanant ou non d’un itã « adapté » n’est proposée auconsultant. A partir du déroulement de la consultation, il est impossible d’analyser laprocédure divinatoire comme un moyen de conférer un sens à un désordre car à aucunmoment, le lien de causalité entre les offrandes prescrites et la situation du consultantn’est établi.

49 La première adresse du devin au consultant est la plupart du temps suivie de

l’énumération des rites à accomplir : « vous allez faire un ebó [offrande] pour vousdonner du chemin », « votre tête a besoin de manger », « il faut donner à manger àXangô ». Les consultants, souhaitant qu’une réponse plus précise soit fournie à leurs

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inquiétudes personnelles, sont souvent déçus. Ils sont alors invités à formuler desquestions, ou les formulent eux-mêmes, ainsi que l’a fait Maria. Argent, santé, famille,amour, travail constituent leurs principaux soucis : « Est-ce que je dois accepter l’offred’emploi qui m’a été proposée ? », « Dois-je m’inquiéter au sujet de ces douleursabdominales ? », « Est-ce que le divorce est inévitable ? »

50 Les cauris sont relancés, mais le devin ne prend plus de notes : en réalité, une fois que

le devin a pris la parole, la consultation semble bouclée. Parfois, il le fait savoirexplicitement – « ils ne veulent pas répondre » –, d’autres fois encore, la question estexpressément écartée et jugée non pertinente par le devin et les rudes sentencestombent : « ça, ce n’est pas une question pour les dieux » ou « on s’occupera de ça plustard ». La réponse qui a été donnée à la question de Maria est pleine de bon sens – « c’est une bonne chose s’il trouve du travail » – et le fait que le devin aitostensiblement oublié de lui répondre en l’obligeant à la reformuler en fin deconsultation participe de cette manière de suggérer au consultant que ses questions nesont pas l’enjeu de la divination. De fait, toute l’attention du devin porte sur les odús despremiers lancers, qu’il a pris soin de transcrire, et sur la séquence de amarrar ibó quidéfinit le rite à accomplir, l’offrande à effectuer dont les ingrédients sontsoigneusement notés eux aussi.

51 Le consultant quitte la table de jeu muni de la liste sur laquelle figurent les odús

apparus dans la séance et les éléments nécessaires aux rites prescrits. Un des membresde la communauté se chargera de recueillir le paiement de la consultation dont le tarifest communiqué à titre indicatif. Il est en effet interdit aux devins d’exiger unerémunération pour leur activité. Raison pour laquelle certains ialorixás et babalorixás

intègrent le paiement des dieux au déroulement de la consultation : au lieu dedemander au consultant une pièce de monnaie, ils l’invitent à poser, sur la table, lemontant du prix de la séance. La discrétion imposée au commerce entre humains faitressortir le rôle prééminent de l’échange entre hommes et dieux dans le rétablissementde l’ordre des choses. Si le consultant manifeste le désir de réaliser les prescriptions,une date pourra être fixée. On s’inquiètera encore de savoir s’il se chargera des achatsnécessaires. En effet, il est courant que les consultants peu connaisseurs des chosesrituelles préfèrent confier la liste aux initiés du terreiro afin qu’ils se chargent descourses. Il arrive aussi que des consultants, simples curieux, choisissent de reporter lerendez-vous. Ils ne reviendront peut-être jamais.

Hétérogenèse des sens

52 Interrogés au terme de la consultation, les consultants habitués et les initiés

exprimeront leur empressement à accomplir les rituels et se soucieront de leur « liste »(igname ou manioc ? farine industrialisée ou maïs blanc pour la préparer « maison » ?poule ou poulet ?…). La « liste » est une véritable institution au sein des réseaux deCandomblé : elle permet, sur la simple reconnaissance de l’écriture d’un devinprestigieux par certains commerçants, d’effectuer les achats – et les rituels – endifférant leur paiement.

53 L’attitude des consultants dont la motivation première était surtout la curiosité est plus

mitigée : ils se réjouissent d’avoir été l’objet d’un discours spécifique, mais leurscommentaires évoquent plus ou moins explicitement un vague sentimentd’insatisfaction. Après tout, les énoncés divinatoires sont des prescriptions rituelles

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dont le sens est pour le moins obscur : « Iansã et Oxum ont faim », « voilà la liste de ceque votre tête va manger », « il faut que vous fassiez une offrande de tout ce que mangela bouche », « votre passé vous rattrape, il faut vous attacher à la vie. Revenez mardiprochain pour qu’on donne à manger à Ogum »…

54 Invités à rendre compte du succès de la consultation, les consultants s’efforcent de

sélectionner, dans les paroles du devin, les bribes d’énoncés susceptibles de coïncideravec leurs histoires de vie et de confirmer la réussite de la divination. Bien qu’aucunéclaircissement sur le changement de comportement de son fils ne lui ait été apporté,Maria était rassurée : « Ah ! Maintenant ça va mieux, je crois qu’enfin mon fils va semettre dans le droit chemin. Il [le devin] a bien vu que j’étais très préoccupée par toutça. » Les réactions d’autres consultants sont semblables : « Elle a dit que je suis trèssouvent découragé… C’est bien vrai, ça », « il a vu que je ne sais pas prendre de

décision, c’est vrai que je n’arrive pas à divorcer. »  La banalité de ces propos passe-partout, applicables en définitive à tout un chacun à un moment ou un autre de sonexistence, manifeste toutefois, au delà d’une maladroite volonté d’adhésion, qued’ailleurs ne requiert pas le devin mais bien plutôt l’ethnologue, la résistance de laparole divinatoire à l’instrumentalisation immédiate, à la référence à un parcours quilui préexiste. Le fait est qu’elle ne dit rien, ou pas grand chose de l’histoire de vie duconsultant, elle ne réfère pas à son vécu, elle le « suspend ». Elle y effectue une coupureen instaurant une manière de faire autre, un style qui fixe les conditions de son proprefonctionnement.

55 L’énoncé divinatoire, qui apparaît concrètement sous la forme d’une liste de matériaux,

surgit comme la conclusion provisoire d’un tour de force technique performatif. Ils’agit d’un véritable tour de passe-passe exercé sur la vérité biographique du consultantau moyen de la production d’un cadre communicationnel où se dissocient les positionsd’énonciation et de locution – le devin parle pour d’autres – à travers le détournementdes fonctions perceptives habituelles de la vue et de l’ouïe.

56 Si les oreilles ne sont pas faites pour entendre, les yeux ne le sont pas pour voir. C’est

au cours du rituel de « lavage de la vue » (lavar a vista), auquel doivent se soumettre lesinitiés autorisés à exercer l’art divinatoire, que le regard est aveuglé. Les yeux sontlavés avec de l’eau calmante (omi eró) composée de feuilles (odundum, tété, rinrim), debeurre de karité (orí), et de « sang d’escargot » (omi igbim). Le rituel du lavage des yeuxn’aiguise pas la vision, il la ferme pour l’ouvrir à l’invisible, dans un sens non mystiquecar ce n’est pas l’œil qui déchiffre les configurations de cauris et lit les messages del’ailleurs, mais bien plutôt la voix. C’est par l’intermédiaire de la voix que s’ouvre la« visibilité » de la figure : le devin « voit » là où il n’était possible que de « lire » d’aprèsla connaissance des itãs. « Pour voir, il faut savoir », répètent les devins. Mais il fautencore avoir traversé les rites qui font savoir qu’on ne voit pas au sens courant duterme. Le lisible devient visible parce que d’abord l’œil semble écouter : les figures neprennent effet que dans le rythme de la voix qui les scandent. De fait, ne peut être« vu » que ce qui est dit : le devin, véritable voyant aveugle, « voit » ce que « disent » lescauris. De même qu’en début de consultation les cauris « écoutent » ce que leur « dit »le consultant5.

57 « Parce que tout parle en même temps », disent les devins. Cela ne signifie pas qu’ils

« entendent des voix », mais que l’élaboration de la prescription est orientée par dessavoirs et des ordres de connaissance pluriels. En effet, les entretiens ethnographiquesdeviennent intéressants quand, notes des séances divinatoires sous les yeux, on

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demande aux devins de mettre en relation les odús avec les énoncés et les prescriptionsrituelles. Délogés de la confortable position d’ethnographes de leurs propres pratiquesqui les amène à décrire un système divinatoire, les devins indiquent que lescatégorisations mythiques constituent des canevas, aussi paradoxalement lâches etfixes que la liste des seize divinités invoquées lors de la « prière d’ouverture de jeu ».L’énumération du panthéon est modifiée en fonction des dieux du devin, de ceux de soninitiateur, du terreiro où il a été initié – rappelant, en somme, les divinités quil’autorisent à parler, qui rendent sa parole efficace et qui l’ayant transformé dans latraversée des rites initiatiques, lui permettent d’occuper cette position d’énonciation.Par ailleurs, le panthéon invoqué répond à des critères plus circonstanciels : le devinconvoquera des dieux qu’il a alimentés la veille, qui sont associés au jour de la semaineoù se réalise la consultation…

58 Les grilles interprétatives des odús s’imbriquent à ce que nous avons appelé la

« méthode topographique » pour définir une prescription rituelle. Or, dans leursexplications, les devins ne mentionnent pas explicitement cette méthode. Ils l’évoquentpourtant en commentant le déroulement de la consultation. Il est en effet difficiled’exposer la concomitance et la conjonction des multiples référents utilisés par le devinen situation divinatoire. Les interprétations topographiques sont elles-mêmessusceptibles de se trouver altérées selon que les odús correspondant au nombre decauris « ouverts » les rendent pertinentes ou pas.

59 Le « commentaire » par le devin de la séance de divination qu’il a réalisée pour Maria

met en évidence que les processus cognitifs et les connaissances qu’il mobilise ne selimitent pas à la méthode qu’il décrit usuellement et débordent le registre du simplesystème catégoriel6 :

Iansã est venue par Ossá [odú du premier lancer – on remarque que priorité estdonnée à l’association d’une divinité à un odú] et Iansã est un orixá dont le neuvièmefils est un mort [le devin fait ici référence à un mythe afro-brésilien qui n’est pas unitã stricto sensu].Son fils courait vraiment un danger de mort [la référence au fils de Maria montreque le devin n’était pas aussi sourd à la demande explicite de la consultante] et c’estconfirmé d’ailleurs par Oxê qui raconte qu’Oxum a demandé à un père le sacrificede son enfant [le 4e itã d’Oxê raconte en effet cette intrigue, mais rien ne permet audevin de privilégier cet itã plutôt que les autres ; il dit d’ailleurs que c’est « Oxê quiraconte », et non l’un de ses itãs].Oxê parle aussi du bien et du mal de l’argent [il fait référence au 1er itã etprobablement au risque qu’encourt le fils de Maria de gagner de l’argent dans lacriminalité] mais quand Ouárim est tombé, je savais qu’il était sauvé [le 5e itã deOuárim, dernier odú de la consultation, raconte qu’une divinité a transformé dumaïs en argent ; le devin dit que le fils de Maria ne se laissera pas entraîner dans lecrime parce que les dieux pourront aussi lui procurer de l’argent, ce qu’ilrecherche ; et cette fois-ci, la pertinence du 5e itã pourrait être corroborée par laprésence d’Oxê qui correspond à 5 cauris « ouverts »].Et de toute façon, Oxalá la protège par Ejí Onilê [Oxoguiã, qui « s’exprime par » cetodú, est comme Oxalá une des divinités de la blancheur des commencements dumonde ; par ailleurs, le 1er itã de cet odú raconte comment la Mort acceptad’accorder un sursis à celui qui avait fait des offrandes] et par Ofum [Oxalá « parleaussi à travers » Ofum et le 3e itã de cet odú raconte comment cette divinité a écartéla mort d’un village]. Tu n’as pas vu comment les orixás se sont tous mis autour delui ? [le devin fait référence à la disposition des cauris – un « fermé » encerclé parplusieurs « ouverts » – confirmant ainsi l’intervention de la méthodetopographique].

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60 Quand je lui oppose que « je n’ai pas compris ce qui s’est passé, parce qu’il est

impossible d’appliquer la méthode qu’il m’a décrite », le devin s’emploie à mettre laconsultation en récit de telle sorte qu’elle puisse avoir un sens. Il apparaît que plusieurssavoirs sont mobilisés : les mythes divinatoires, mais aussi les mythes afro-brésiliens,les divinités associées à chaque odú, la disposition des cauris dans l’espace. Etl’ordonnancement des itãs dans les odús semble parfois délaissé, mais parfoisseulement, au profit d’une sélection effectuée par le devin qui n’ignore pas totalementnon plus la motivation réelle de la consultante. Néanmoins, aucune « mise en intrigue »de sa situation ne lui est fournie, aucun « sens » n’est donné à sa souffrance, seuls luisont proposés des rites et des offrandes, un ebó, selon la langue liturgique, des « chosesà faire », selon l’expression courante.

61 L’élaboration de la prescription suit encore d’autres chemins. Lors d’une séance, le

premier odú du jeu a été Etá Ogundá (3e odú du tableau), destinée qui est une « voied’expression d’Ogum », « um caminho de expressão de Ogum ; nele Ogum fala ». Ogum est ledieu du fer, celui qui court les routes et ouvre les « chemins ». Le deuxième odú qui s’estprésenté a été Odí et les sept cauris « ouverts » étaient interceptés par un « fermé » ; ledevin a dit alors que le parcours de vie du consultant avait été interrompu car Odí (odú

n° 7) avait été précédé par Etá Ogundá. Et c’est d’autant plus « vrai », commentera-t-il,que le premier itã d’Odí raconte qu’un homme se protégea de la mort en suspendant duraphia au dessus de sa porte. Or la fibre du palmier est une des matières principales desparures de l’orixá Ogum. « C’est bien que le chemin du consultant a été cassé. » Deuxréférences à Ogum sont ici condensées. La disposition des cauris est vue comme unchemin fermé, ce qui relève de la sphère d’action du dieu qui ouvre les chemins. Et lenombre de cauris ouverts renvoie à un odú par lequel Ogum s’exprime, odú dont lepremier itã fait intervenir une des parures du dieu, utilisée pour éviter la mort, c’est-à-dire l’interruption d’un cours de vie. Les propos du devin témoignent de l’imbricationdes deux méthodes divinatoires – recours aux odús/itãs et à la disposition spatiale descauris.

62 La complexité s’accroît quand le devin mobilise la multiplicité des « qualités » divines.

Chaque divinité du panthéon se décline en plusieurs « qualités » renvoyant auxépisodes de son épopée. Le mode de référence aux dieux varie ainsi suivant les raisonspour lesquelles on les invoque. La « prière d’ouverture », par exemple, discrimine engénéral trois divinités qui peuvent être considérées, à bien des égards, comme uneseule : les trois derniers dieux mentionnés sont liés aux temps primordiaux, associés àla blancheur et aux substances qui ont « aveuglé » la vision devineresse. C’estprobablement pour rappeler leur rôle dans le rite de « fermeture de la vue » qu’uneplace privilégiée leur est réservée dans l’ouverture de la divination. Revenons à notreexemple de production d’énoncés et de prescriptions : c’est par Odí que s’exprimeIemanjá, divinité dont les mythes afro-brésiliens (mais non les mythes divinatoires)racontent qu’elle a enfanté Onilê et, sous sa forme Iemanjá Ogunté, a été mariée àAlagbedé. Alagbedé et Onilê sont des « qualités » d’Ogum que l’appellation génériquerecouvre. Le devin pourra ainsi être amené à prescrire au consultant de faire uneoffrande à Iemanjá, peut-être Iemanjá Ogunté, afin qu’elle intervienne auprès de sonfils ou mari Ogum pour qu’il « ouvre les chemins » du consultant.

63 L’offrande habituelle à Iemanjá, déesse de la mer, sera alors « présentée » de manière à

rappeler sa liaison avec le consultant pour qui le premier lancer de cauris acorrespondu au 3e odú, Etá Ogundá : en plus des petites crevettes usuellement

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mélangées au maïs blanc bouilli, égoutté, puis revenu dans de l’huile de palme avec desoignons, on « décorera » le plat en le surmontant de trois grosses crevettes. Pourquoialors, dans ce cas précis, le consultant a-t-il offert seulement du maïs blanc bouilli àOxalá ? « Tu vois, j’aurais pu faire tout ça, me répond le devin, mais… mais parce qu’ilencourait un grave danger… Oxalá sauve de tous les maux. Et… tu n’as pas vu comme cepauvre garçon était angoissé ? Il fallait bien qu’il se calme avant de continuer sesoffrandes ! Ofum a fermé son jeu (le 10e odú par lequel Oxalá s’exprime a constitué ledernier lancer). » Et il en sera toujours ainsi : « Tout parle en même temps. »

64 Entre l’inconnue du consultant et le bien connu de la tradition, c’est plutôt la médiation

rituelle qui, en fabriquant la singularité d’un lien entre l’ici et l’ailleurs, mettral’échange en œuvre. « Noués » dans la séquence finale, « attachés » au consultant, lesdestinées, les récits divinatoires et afro-brésiliens, les divinités du panthéon et leursqualités surgissent non pas comme une architecture qui sous-tend et détermine lesexistences singulières ou comme une forme surplombante qui donne sens au fragmentdu parcours individuel, mais comme un canevas sur lequel le devin tisse uneprescription. La prescription propose moins une « explication » de ce qui se passe dansla vie du consultant qu’une autre « manière d’être en vie ». On vient consulter « parceque ça ne va pas » et en sortant, « ça ne va peut-être pas mieux », mais « on a deschoses à faire », me dira un client habitué. Expression de frustration, certes, maisgrande lucidité quant au changement de rapport au monde qu’instaure la techniquedivinatoire.

Exú, le passeur-spiralaire du temps

65 Les itãs inscrivent la biographie du consultant dans une tradition qui le précède et le

raconte. On peut dire qu’ils la mettent en intrigue, puisqu’ils invoquent des divinitésqui elles-mêmes ont vécu des épopées, possèdent des histoires, un « caractère », des« personnalités », des préférences alimentaires… Mais c’est le rite de la divination et laréalisation des rituels adéquats, dont l’accomplissement est scandé par de nouvellesprocédures divinatoires ponctuelles, destinées à ajuster à chaque cas particulier lesprescriptions générales, qui sont à même de transformer la trajectoire du consultant.

66 Dans la prescription énoncée à la suite de la séance, on ne trouve rien de ce qui pourrait

ressembler à une explication ou à une révélation de la cause de son malheur. A aucunmoment, il n’est censé découvrir l’origine de ses tracas ou invité à prendre consciencede leurs raisons. Si certaines questions « ne se posent pas aux dieux » ou « Exú cesse derépondre », c’est peut-être parce qu’elles supposent que les événementss’expliqueraient par une cause. Ainsi, jamais il n’est dit à Maria que son fils est endifficulté ou qu’elle est malheureuse « parce qu’elle (ou il) n’aurait pas réalisé les bonssacrifices » ou « parce que leur comportement serait réprouvé par telle ou telledivinité ». En effet, le processus divinatoire ne vise pas à expliquer la cause de ce quiest, mais à faire advenir une nouvelle configuration de monde en engageant leconsultant à accomplir certains actes, rituels en l’occurrence. L’histoire de vie duconsultant n’y est d’ailleurs pas toujours prise en compte : dans le deuxième exemple, ilest dit qu’on s’occupera de lui « plus tard », c’est-à-dire après qu’il soit passé par desrites, après avoir instauré une manière de faire. « Il faut bien qu’il se calme avant decontinuer ses offrandes » : des rites comme condition de poursuite des rites.

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67 Il est à noter que la relation pragmatique entre le client et le devin ne s’inscrit pas dans

un cadre interlocutoire à l’intérieur duquel ils pourraient échanger selon les instancespronominales du je et du tu. Il n’y a pas de dialogue à proprement parler, car l’échangeest sans cesse médiatisé par les cauris. La vérité ne réside pas dans un compromis entredevin et consultant, dans une adéquation de leurs discours entre eux ou à uneexactitude factuelle. Elle est bien plutôt une résultante façonnée par la multiplicité desénonciateurs.

68 En effet, le locuteur est relativement indéfini : le devin parle pour les cauris qui parlent

pour Exú, lequel parle pour lui-même et pour les odús et pour d’autres divinités. Lescoquillages sont simultanément des bouches, des oreilles, des pieds, des configurationsmythiques divinatoires et afro-brésiliennes, des anfractuosités, ou même toutsimplement des prétextes, comme lorsque le devin s’inquiète moins de ce qu’ils disentque de l’angoisse du consultant, sans pour autant abandonner le texte ni les destituerde leur rôle : dans l’exemple précédent, c’est bien le dernier lancer « Ofum » qui rendcompte de la prescription. Pour le cas de Maria, le devin est bien rassuré que son enfantne courre plus de danger car Ouárim « permet de transformer du maïs en argent ». Ilfait appel à l’odú pour signifier que l’accomplissement des rites pourra mettrel’adolescent sur la bonne voie et éviter « l’argent facile ». Ainsi Ouárim confirme que lecinquième itã d’Ossá narrant l’enrichissement d’une divinité – auquel renvoyait Oxê,deuxième lancer de la consultation – ne doit pas donner à penser que la cause estperdue.

69 Cette indétermination du locuteur fait écho à la manière dont la personne est abordée :

au lieu d’un individu au destin assigné, nous trouvons une singularité traitée comme unfaisceau de possibles. De fait, le consultant arrive avec des questions, il repart avec desconsignes, sans que le rapport entre celles-ci et celles-là soit bien apparent. Il estsimplement contraint à habiter le monde différemment. En ce sens, la procéduredivinatoire ressemble à un tour de force technique qui chercherait à faire exister leconsultant selon les possibilités qu’elle a fait advenir. Quelle est donc sa répercussionsur la vie du consultant ?

70 Maria n’a pas hésité à accepter les prescriptions rituelles. La semaine suivante, elle

retourna au terreiro, accompagnée de son fils qui prit le temps de boire desrafraîchissements et de converser avec la maisonnée, tout en précisant, en forme dequasi-dénégation, qu’il n’allait pas rester : « Je suis juste venu la déposer. » Dansl’après-midi, une initiée à Oxum, l’une des divinités que Maria devait « nourrir »,prépara les offrandes. Elle fit également macérer des variétés de plantes composant le« bain de feuilles » destiné à Maria. En fin de journée, après avoir procédé à sesablutions et s’être vêtue de blanc, Maria, accompagnée du devin et des membres de lacommunauté, déposa les mets cuisinés « aux pieds d’Oxum et d’Iansã », c’est-à-dire àmême le sol, dans la pièce abritant les objets présentifiant les divinités. S’ensuivirentdes chants et des prières, entonnés par le devin et repris en chœur par les initiés. Mariapassa la nuit dans cette chambre, étendue sur une natte. Le lendemain au réveil, ellesemblait épuisée. « Je me sens reposée et tranquille », répondit-elle à mon « ça va ? »mécanique.

71 A l’heure du repas, son fils passa la chercher au volant d’une voiture qui, à l’évidence,

n’avait pu être achetée avec ses revenus officiels. D’ailleurs, il était bien trop jeune pouravoir le permis. Nul ne semblait s’en soucier, à l’exception des enfants quis’empressèrent de s’y engouffrer. Il leur promit de les amener faire un tour et accepta

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de déjeuner avec nous. Au cours du repas, pas un mot concernant ses activités, lesinquiétudes de Maria, ou sa présence parmi nous ne fut échangé. La conversation portasur les préparatifs de la prochaine fête programmée au calendrier liturgique et surl’actualité – émissions de télévision, corruption de la classe politique, etc. Une fois deplus, sans qu’il y ait eu accord préalable explicite, il allait de soi que l’anodin devaitprendre le pas sur ce qui les réunissait ce jour-là. Au moment du café, le devinrecommanda à Maria de ne pas en boire et interpella son fils : « Je crois que tu devraisla raccompagner à la maison maintenant. Tu me la ramèneras la semaine prochaine siça ne te dérange pas. » En me disant au revoir, Maria me confia à l’oreille que c’était lapremière fois qu’elle partageait un repas avec son fils « depuis très longtemps ».

72 Il est ainsi possible de formuler l’hypothèse que le dispositif divinatoire permet de

rétablir des connexions rompues, de tisser de nouveaux nœuds de communication. Cesnouvelles relations possibles adviennent sans pour autant qu’une relation causale oumécanique puisse être établie entre la consultation et ce qui s’ensuit.

73 Un double déplacement aura installé Maria dans un mode d’être et d’agir où elle va se

reconstruire. D’abord, elle ne s’interroge plus sur le pourquoi de ce qu’elle vit, commesi elle avait adopté le mode discursif à l’œuvre, on l’a vu, dans la divination. Elle auraitpu dire : « Si mon fils a des problèmes c’est parce que tel dieu m’en veut » ou : « Telledivinité est mécontente, je ne le savais pas, le devin me l’a révélé » ; or elle ne tient pasces propos, elle est simplement « reposée et tranquille ». Ensuite, elle est désormais aucentre de procédures créatrices de liens – son fils l’accompagne en voiture pour laréalisation des rites, il revient la chercher, le devin lui demande de la ramener chezelle… Les univers de Maria vont de nouveau pouvoir être croisés.

74 Au-delà de la répercussion de la divination sur la vie quotidienne de Maria, on est

frappé par l’absence de connexion directe entre l’avant et l’après de la consultation.Pour nous, habitués à considérer que la perception de soi de l’individu se fonde sur unecontinuité garantie par la mémoire, cette expérience ne laisse pas d’interloquer. Elleest pourtant la résultante des contraintes imposées par la situation : dans laconsultation, il s’est avéré que la mise entre parenthèses des conditions habituelles dela communication opérant dans la « prise de parole » par les objets, déplaçant le foyerdétenteur de la vérité et multipliant les médiations pour accéder à soi, empêchel’assignation de l’individu à son passé. Maria a beau tenter d’obtenir des réponses à sesquestionnements, ceux-ci seront délibérément « déjoués » par l’attitude ou les réponsesdu devin (soit il n’en prend pas note, soit il ne répond pas, soit il esquive en s’enremettant au « bien connu » du sens commun : « c’est bien que ton fils passe unconcours et trouve un travail »). C’est en somme le devin qui décide des « questionspertinentes », de ce qui, dans l’histoire personnelle de Maria, doit être pris en compte.

75 Cette expérience, qui impose une suspension dans le cours habituel de la vie de Maria,

lui a permis de réhabiter le monde en ayant « des choses à faire », des rituels. Les récitstraditionnels relatent aussi la constitution de diverses entités singulières comme desactivités fabricatrices. En effet, la réalisation des rites est la condition de possibilitéd’existence d’êtres singuliers :

… avant de venir en ce monde (aiê), encore dans l’ailleurs (orum), chaque personneva voir Ajalá pour choisir une tête (Orí) qui est son chemin (odú) dans la vie. Ajaláfait les têtes avec les seize odús qui ont chacun leurs caractéristiques. Ils l’aident. Ilspréfèrent certaines couleurs, ils n’aiment pas certains aliments, comme les dieux ; parce que dans chaque odú, c’est un dieu qui va parler. Mais Ajalá est très distrait etmaladroit, les Orís sont toujours tordus, alors il faut arranger leur chemin…

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76 Au carrefour d’un ensemble de composantes multiples, les êtres arrivent en ce monde

comme le brouillon d’un assemblage dont il s’agira de « réarranger », de « façonner »les éléments constitutifs au travers de manipulations rituelles. Fabriquée à partir deportions de la nature (eau – de pluie, de mer, de fleuve, de lagune – vent – bise, rafale,bourrasque, cyclone, ouragan –, fer, feu, plantes, racines, écorces…) qui se confondentavec les divinités, et porteuse d’une destinée qui les précède, sans pour autant définirleur fin, l’identité des individus est à « articuler », à « faire », à « orienter » selon lamodalité de l’échange que définissent les offrandes rituelles.

77 Exú, qui a la charge de les transporter et qui préside à la divination, est connu sous

l’appellation Enugbarijo – « bouche collective » – il est celui qui ne cesse de « mangerpour parler et de parler pour manger ». Cependant, Exú est aussi le responsable desexistences singularisées : dans les mythes, il est la seule divinité à avoir été créée, il estle premier être individualisé ; de même, à chaque être humain, à chaque dieu, à chaquedestinée, à chaque maison de culte, est attribué un Exú – « tout ce qui a une vie proprea un Exú ». C’est en assurant une communication permanente entre l’ici et l’ailleurs, unéchange sans cesse renouvelé, qu’Exú circonscrit des singularités en empêchant queleurs composantes plurielles réintègrent les masses indifférenciées et génériques dontelles sont originaires. Dans le Candomblé, l’individu est issu de matières pré-existantesauxquelles il est redevable et dont il doit se différencier pour assurer son existencesingularisée en ce monde. La consultation des cauris où agit Exú est une reconductionde ce commencement, qui permet de préserver le mouvement caractéristique de la vie7.

78 Par ailleurs, en ne rapportant pas les événements à leurs causes supposées ou à un

catalogue de situations paradigmatiques, la divination semble subvertir l’ordre de lasuccession temporelle. Et de fait, cette indifférence à la logique de la temporalitélinéaire en constitue le fil rouge. Le processus divinatoire s’inaugure par la dette (lesdieux doivent répondre au consultant qui les paie et dont le nom est inséré dans la« prière d’ouverture de jeu » : les hommes et les divinités sont pris en échange,« endettés » mutuellement par la mise en place du « jeu » pragmatique). La divinationne cherche pas à anticiper l’avenir ni à mettre à jour un passé méconnu, mais à énoncerla vérité à partir d’actes qui piègent les uns et les autres, humains et non-humains, touten établissant qu’ils sont déjà mêlés les uns aux autres. Exú détient le savoir sur leconsultant qui est en possession de la pièce de monnaie qui est Exú lui-même, au sensoù les cauris sont de l’argent, mais encore, au sens où l’argent est médiation. Ladynamique de la consultation à la fois instaure et montre un régime de vérité quesuggère la formule performative « je te promets que c’est arrivé » et à laquelle fait échola devise d’Exú : « Celui qui tue aujourd’hui l’oiseau qu’il a vu hier avec la pierre qu’illancera demain. » L’insigne d’Exú est l’ogó, un sceptre liturgique qui lui permet de« fabriquer un tourbillon qui l’emmène dans tous les temps et tous les endroits ».L’objet est souvent orné d’entailles en spirales qui figurent l’accroissement d’une ligneretournant sur son propre trajet après s’être projetée en avant et qui pourraientévoquer la temporalité non linéaire à l’œuvre dans la cosmologie du Candomblé.

79 Dans la divination, il s’agit moins de ramener le présent au passé, le particulier au

général, de trouver dans la tradition la clef d’une énigme qui rendrait compte d’unesituation actuelle, que de continuer à produire, à travers l’accomplissement des rituels,de l’avenir, une « vie qui marche ». De sorte que la technique divinatoire, projetant lepassé qu’elle met en perspective, continue bien à parler au présent de la singularitéévénementielle. Le gage de la circulation des offrandes, des sacrifices, en somme, le

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gage de la reconduction de l’existence est la remise en jeu de l’échange : « Sans Exú,tout meurt parce qu’il est le seul à ne jamais s’arrêter ; même quand il ment, il dit vraiparce qu’il y a toujours des choses à faire [des rituels à accomplir]. »

80 Entre avenir et passé, la mémoire des récits et des gestes du Candomblé se donne et

persévère par l’accomplissement des rites, dans le déploiement du présent. En cela, elleentre en consonance avec le Big Ben de Mrs Dalloway dont les heures ne sont passeulement la graduation du temps commun, continu et homogène, mais la résonancesingulière pour chacun de l’enchevêtrement des expériences vécues.

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NOTES

1. Nous avons choisi de transcrire les termes en langue liturgique selon l’orthographe du

portugais brésilien. Nous suivons les règles établies par l’alphabet international des langues

africaines quand il s’agit de leur faire référence et/ou quand nos informateurs explicitent

l’étymologie africaine de mots de la langue liturgique pour éclairer certaines pratiques.

2. Mot brésilien dont la traduction serait « espace défriché » désignant les lieux de culte du

Candomblé. Les terreiros constituent à la fois une unité spatiale, liturgique et sociale. Chaque

terreiro est organisé selon une hiérarchie sacerdotale et placé sous l’autorité d’un ancien initié.

Les communautés d’initiés ainsi rassemblés sont autonomes et forment des « familles de

Candomblé » qui entretiennent des rapports plus ou moins étroits suivant la proximité de leur

parenté rituelle, (fréquentation des festivités annuelles, collaboration dans les rituels

d’initiation…).

3. Les Santerías cubaines sont l’équivalent du Candomblé brésilien.

4. La méthode d’interrogation de quatre objets (cauris, fruits découpés…), usuellement utilisée

par les initiés, est celle que nous avons décrite précédemment et qui correspond à la fin de la

consultation des seize cauris. Elle permet d’obtenir des réponses affirmatives/négatives de

manière rapide. Son utilisation régulière par les initiés témoigne du caractère pragmatique des

activités rituelles du Candomblé : « il faut savoir ce qu’il y a à faire », disent les habitués.

5. Il est possible de mettre en relation l’interdiction de prendre en photo les initiés en transe

avec ce déplacement qu’opèrent les rites sur le rôle octroyé à la vision ou à la vue dans le

Candomblé (Aquino, 2002).

6. Pour une meilleure compréhension, ce qui suit doit être lu avec le tableau de correspondances

nombre de cauris/odús/orixás sous les yeux (voir p. 19).

7. L’analyse des rites funéraires met en évidence cette articulation entre la « vie » – entendue

comme dynamique de la différenciation – et la « mort » – associée à l’arrêt du temps,

l’immobilité, l’indifférencié et le « générique » (Aquino, 1998).

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RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser la divination dans le Candomblé, religion brésilienne d’origine

africaine, non pas à travers les seules données recueillies dans les entretiens hors contexte avec

des devins, mais aussi à partir de la description d’une séance de divination comme situation

communicationnelle. Il apparaît alors que la logique divinatoire répond moins à la nécessité de

conférer un sens au désordre qu’à celle de reconfigurer, par des procédures pragmatiques, la

biographie du consultant. Le devin ne « devine » rien, le consultant n’apprend rien mais se voit

contraint d’aborder sa vie autrement.

Divination in Candomblé, a Brazilian religion of African origins, is analyzed not only by using

data collected during out-of-context interviews with diviners but also by describing a session of

divination as a “communicative” situation. The divinatory “logic” is thus seen to be a response

for “reconfiguring” the person’s biography through pragmatic procedures rather than to be a

mere response to the need to give meaning to disorder. The diviner “divines” nothing; and the

person consulting the diviner learns nothing but is forced to approach life differently.

INDEX

Mots-clés : divination, pragmatique, jeu, énonciation, échange, Candomblé

Index géographique : Brésil

Keywords : divination, pragmatics, play, speech, communication, Candomblé, Brazil

AUTEUR

PATRICIA DE AQUINO

Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, CNRS

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Gloses sur quelques pas de guaguancóAnalyse pragmatique d’une danse festive cubaine

A gloss on a few guaguancó dance steps. A pragmatic analysis of a festive

Cuban dance

Philippe Jespers

1 Dans cet article, mon objectif est de montrer qu’une approche anthropologique des

danses rituelles festives, telle que j’ai pu l’expérimenter dans le contexte des peñas

(réunions) de rumba à La Havane – la rumba étant une danse, un chant, une musique

extraordinairement spectaculaires à La Havane – mérite un investissementméthodologique et théorique au même titre que les danses rituelles des religions ditesafro-cubaines (Palo, Santería, Abakua) bien présentes elles aussi sur l’île. Et celad’autant qu’il existe à Cuba une proximité vécue entre deux manières de danser et dechanter la rumba : celle qui se réalise dans un contexte de festivité sociale (une peña parexemple) et celle qui se réalise en contrepoint dans celui d’une ritualité religieuse (parexemple l’offrande d’une rumba à une entité du panthéon cubain). Partant de ceconstat confirmé par les travaux récents de Kali Argyriadis (1992, 2001) et d’IsabelleLeymarie (2001), je tenterai ici d’établir les conditions pragmatiques qui président à laréalisation de ces deux types de rumba, sans attribuer, a priori, une préséanceontologique ou épistémologique à l’une ou l’autre d’entre elles.

2 Commençons par une rumba du premier type. Mon cheminement dans le monde des

peñas de rumba fut marqué principalement par deux questions d’ordre méthodologique.

3 La première porte sur le respect de la forme. Sans doute était-ce là, sur le terrain, une

dimension que je pouvais observer et évaluer de manière objective. « Le danseur est-iloui ou non dans le pas de la danse ? » Cette question devait prendre un relief d’autantplus pertinent que travaillant sur les images de films que je tournais dans les peñas,j’étais amené à étudier de façon extrêmement minutieuse la texture des pas, qui mesemblait être indispensable pour travailler par la suite la texture de l’interaction entredanseurs. « C’est qu’un pas est un pas », nous dit avec autorité le grand chorégrapheMerce Cunningham, « et puis la forme que prend ce pas »1. C’est ainsi que je me suis mis

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à porter toute mon attention sur le fait que le pas de base donne lieu à une forme queles rumberos appellent le bailar (danser)/caminar (marcher, cheminer), c’est-à-dire toutun cheminement que décrit le corps des danseurs quand quelque chose se passe (ou doitse passer) entre eux, une fois engagés sur le chemin. Et quand c’est mal dansé, ça nemarche pas. L’illumination, le tremendo swing ne vient pas.

4 La deuxième question portera sur la mise en commun, le partage actif, de messages

circulant entre musiciens, chanteurs, danseurs, d’affects aussi, en un mot sur l’aspectcommunicationnel de la rumba. Il est manifeste que le désir d’organiser une peña de

rumba trouve une partie essentielle de sa raison d’être dans une définition collective,celle d’un désir de chanter et « danser ensemble » (Pinxteren, 2002)2. Mais davantageencore, c’est la structure musicale de la rumba elle-même qui permet aux musiciens decommuniquer avec les danseurs. En ce sens, c’est elle aussi qui induit (régule) le jeu dubailar/caminar, ce chemin dans lequel il est possible, comme disent les vieux rumberos,de « raconter le monde ». Ou comme le dirait John Blacking : « C’est une expérience encommun, à la fois socialement et musicalement » (Blacking, 1980 : 114).

5 Mais commençons par jeter quelques balises pour mieux cerner ce qu’est la rumba. Le

mot, probablement apparenté aux vocables tumba, timba3, désigne ces fameux tamboursqui sont au fondement de la construction polyrythmique de la rumba. Mais rumbasignifie également fête et ir de rumba, « aller festoyer ». Comme le dit I. Leymarie :

Pratiquée à partir du XIXe siècle comme divertissement par les esclaves desplantations et des raffineries de sucre, la rumba jaillit encore sous sa forme la plusauthentique dans les ruelles, les cours et les solares (logements ayant une courcommune) des quartiers populaires de La Havane et de Matanzas (Leymarie, 2001 :95).

6 Aujourd’hui, à La Havane, nombreuses sont encore les occasions de s’adonner à la

rumba. Il ne manque pas, en effet, d’occasions familiales, politiques, religieuses pourqu’elle ne marque un événement de quelque importance. En 2001, j’en ai été le témoinprivilégié à la fin d’une messe spirituelle où les femmes qui avaient officié décidèrentd’offrir une rumba aux morts de la maison (les eggun). Les trois tambours de la rumbaétaient là. Mais il arriva un moment où ils ne suffirent plus et où le corps tout entierdes participants servit de percussions. Hommes, femmes et enfants frappaient desmains. Mais cela ne suffit pas encore. Ils s’emparèrent des ustensiles qu’ils avaient sousla main, cuillères, bouteilles de rhum, pots à lait, etc. Tout cela finit par créer unepolyrythmie qui brouilla et envahit la polyrythmie des trois tambours de la rumba ; etc’est tout naturellement que cette exubérance entraîna une véritable communionfestive entre les vivants et les morts (Jespers, 2002). Et quand, lors d’un tournage dansun solar, je demandai à Amado Dedeu, directeur du groupe Clave Guaguancó : « Qu’est-cequi fait que la rumba se maintient dans le solar ? » J’obtins la réponse suivante :

Chico, je pense que la première chose qui compte pour que la tradition de la rumbase maintienne dans le solar, c’est que les gens se plaisent à y vivre ensemble. C’esttoujours dans le plaisir que se crée la rumba. Quand elle ne peut se faire dans lecour du solar, elle se fait dans une pièce de la maison, voire dans une chambre. Larumba c’est ainsi. Même les actions politiques se terminent par une rumba.Toujours (Jespers et Pinxteren, 2002).

7 Dans cet article, je n’aborderai qu’une figure de la rumba, la rumba de guaguancó qui,

avec celles du yambu et de la columbia, forme ce que l’on appelle le cycle rumbero.L’histoire veut que la rumba de guaguancó ait germé dès le début du XXe siècle dans lesquartiers portuaires de La Havane et de Matanzas dans un contexte d’exploitation post-

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coloniale. En témoigne l’origine des deux instruments de musique qui rythment larumba : avant d’être des percussions, les claves étaient de grosses chevilles servant àassembler les pièces des bateaux en construction, et les cajones, des caisses de morue.D’avec le port, la rumba de guaguancó a depuis rompu ses amarres et est devenue unevéritable institution qui s’est propagée un peu partout dans l’île, même si durant sonhistoire elle fut souvent stigmatisée comme danse festive de style canaille, ce qu’ellen’est pas fondamentalement comme je vais essayer de le démontrer dans l’analysedétaillée d’une rumba de guaguancó que j’ai pu observer et filmer dans un solar où étaitorganisée une peña de rumba.

8 Danse essentiellement festive, la rumba de guaguancó repose sur une organisation que je

qualifierai de conventionnelle et collective, dans la mesure où son action dansantefortement scénarisée force les danseurs à agir de façon à mimer, de façon publique,l’une de ces relations les « plus lourdes de sens qu’il soit donné à l’homme deconcevoir » : la relation sexuelle (Lévi-Strauss, 1971 : 558). Le guaguancó est, commel’écrit Maya Roy :

… une sorte de pantomime fortement érotique, où l’homme poursuit la femme nonpas seulement pour la séduire comme dans le yambu, mais pour la possédersexuellement. Le geste de possession symbolique est le fameux y vacunao quel’homme peut amener à n’importe quel moment et avec n’importe quelle partie deson corps en mimant la pénétration, tandis que la femme esquive en couvrant sonsexe et en se détournant légèrement (Roy, 1998 : 62).

9 Plus ancienne et plus lente, la figure du yambu se présente sur le plan de son scénario et

de l’émotion que suscite son scénario à l’antipode de la figure du guaguancó. C’est unedanse de séduction pour un vieux couple de rumberos et qui interdit comme tel le gestedu vacunar (littéralement : vacciner), de posséder sexuellement la femme. « En el yambu

no se vacuna » (« Dans le yambu on n’exécute pas le vacunao4 »), répète le refrain d’unchant. Quant à la columbia, elle constitue une autre modalité de la rumba, danséesouvent de façon acrobatique par un homme seul. En d’autres termes, être rumbero,c’est être capable de jouer, exhiber plusieurs personnages de la rumba. Es una forma de

ser del Cubano (c’est une manière d’être des Cubains) qui cristallise un ethos à la foiscomme comportement esthétique et comme comportement éthique.

Analyse pragmatique d’une rumba de guaguancó

10 Lors de mon enquête dans les différentes peñas de La Havane, j’ai pu constater que

l’action d’un guaguancó est conçue à un niveau très global en termes de scripts5. Ce sont,en fait, deux schémas d’actions prototypiques qui, pour l’un, désigne une phase qu’onappellera dispositive – la danse débutant par une sorte de présentation de soi desdanseurs – et pour l’autre, la phase finale de l’action, le fameux vacunao dont la règlestipule que l’homme ne peut l’amener vers la femme qu’en s’y prenant de loin, enfonction des positions qu’il aura initialement occupées avec sa partenaire lors de laprésentation de soi. Un troisième schéma d’action est encore mobilisé : celui de tout uncheminement progressif de l’action qui engage le couple dans une relation interactiveallant de la phase initiale à la phase finale, la durée d’une danse de guaguancó

n’excédant pas, pour un couple, les deux minutes.

11 Pour aborder cette figure du guaguancó, je propose donc de centrer mon analyse sur le

problème de son organisation interne, en envisageant les rapports entre d’un côté, les

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composantes conventionnelles de son action (l’action scénarisée) et de l’autre, lapsychologie des danseurs, c’est-à-dire, les dispositions affectives et intentionnelles quiarriment les danseurs lors d’une performance.

12 Essayons d’illustrer cette proposition dans l’analyse détaillée des séquences d’un

guaguancó que j’ai eu l’occasion d’observer dans un solar du quartier Centro Habana deLa Havane et qui me fut commenté par mes amis du groupe Clave Guaguancó commeexemplaire. Je préciserai au fil de la description ce que l’on peut entendre parl’exemplarité imputable à l’exécution d’un guaguancó dans la tradition rumbera.

13 Rappelons que le guaguancó est une action collective (puisque l’on danse, mais pas

seulement, nous allons le voir) et conventionnelle. Une chose ne laisse aucun doute,c’est qu’un danseur manifesterait son asociabilité par le non respect de certainscomportements que souligne la dimension conventionnelle et collective de cette danse.Le scénario, l’ordre dans lequel s’accomplissent les deux temps constituants d’unguaguancó (à savoir : 1. le temps du chant ; 2. le temps de la danse) est ici crucial. Undanseur de rumba ne commence pas à danser, à se lancer dans le bailar/caminar, sansavoir entendu le chant, mieux, sans avoir été sensibilisé à la thématique même duchant, et comme j’ai maintes fois eu l’occasion de l’observer, il n’entre dans l’aire dedanse qu’après la troisième ou quatrième reprise par le chœur du chant en question.Entre l’amorce du chant et celle de la danse, tout le monde sait faire la distinction. Dansle langage de la rumba, on dit que le danseur saisit (arrebata) ou rompt (rompe) larumba. Il est manifeste que ces deux verbes d’action identifient un moment critique desconditions de réalisation d’exécution d’un guaguancó, à savoir celui du passage entre« dire le chant » et « danser le chant ». Quoi de plus naturel, diront les danseurs, c’est lechant qui précède, suit et hante la danse. Mais justement, cette communauté entrechant et danse est une question importante que posent les rumberos, celle d’unerelation nécessaire entre la qualité esthétique de la musique ainsi que du chant etl’effet de ceux-ci sur la qualité esthétique de la performance dansante. Comme nous lerappelle le musicologue Rogelio Martinez Furé :

… a la parte cantada se le agrega un bailable, « rumba de guaguancó » pero los viejossostienen que el guaguancó propriamente dicho es el narrativo.… à la partie chantée s’ajoute la partie dansée, la « rumba de guaguancó », mais tousles vieux soutiennent que le guaguancó à proprement parler est un récit (MartinezFuré, 1982 : 59).

14 Que les rumberos établissent en plus un lien entre la narrativité du chant et une forme

de narrativité impliquée dans la danse doit être pris en considération. Il y a, en effet, unchant qui forcément dit des choses et à côté il y a une danse désignée d’un mot dont lesens premier est « récit » et qui donc est elle aussi censée dire quelque chose. Comme lerappelle par ailleurs Isabelle Leymarie : « Les anciennes rumbas appelées de tiempo

España (du temps de l’Espagne) étaient souvent, comme d’autres danses afro-latines,mimétiques, le danseur tentant de reproduire par ses mouvements la situation évoquéepar le chanteur soliste » (Leymarie, 2001 : 97).

15 Nous pouvons ainsi raisonnablement accueillir la suggestion faite par les vieux

rumberos d’une représentation de l’action dansante en terme de narration. Elle rejointpar ailleurs sur le plan musical, comme nous le verrons bientôt, l’idée de« représentation par frame (scène) » de plus en plus utilisée dans les approches portantnotamment sur les structures conceptuelles du rythme (Giulia Ceriani, 1999 : 34).

16 Voyons cela de plus près.

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17 Tout guaguancó commence par une conversation entre les trois tambours de la rumba

(le tumbador, le tres-golpes et le quinto) soutenue par le jeu de la clave qui assure unecontinuité rythmique durant toute l’exécution d’un guaguancó (nous y reviendrons plusloin). C’est alors que le chanteur soliste, souvent appelé El Gallo (le coq) qui « en boncubain est synonyme de puissance et de qualité » (Roy, 1998 : 57), psalmodie uneintroduction, la diana, « suite de syllabes sans signification particulière, utilisée à desfins rythmiques et expressives que l’on compare souvent aux lalies du cante jondo

andalou » (Ibid. : 57). Le soliste expose ensuite le thème d’un chant choisi dans lerépertoire de la rumba, le chœur intervenant en alternance dans le refrain. Je proposeici de m’appuyer sur un exemple extrait du film Rumba brava (Jespers et Pinxteren,2002).

18 A la suite de la diana, le chanteur soliste lance un appel au Güiro, « instrument cubain

d’importation bantoue, fabriqué à partir d’une gourde ou calebasse striéeperpendiculairement à l’axe et gratté avec une baguette » (Ibid. : 182) ; cet appel estsuivi lui-même d’un premier chant :

S. ¡Güiro! Güiro !

¡Las cosas que yo decía! Les choses que je disais !

Güiro me canta Güiro chante-moi

Los diferentes pregones6 Les différentes choses à vendre

Con esta linda melodía Avec cette jolie mélodie

Ch. Aquí nací C’est ici que je suis né

Y aquí yo me quedo Et c’est ici que je reste

19 On sera particulièrement sensible à la structure polyphonique de cet appel au Güiro

dont l’instrument est bien présent dans l’orchestre (photo 1). Il faut comprendre : leschoses que j’ai dites, Güiro, chante-moi les différentes choses à vendre avec cette joliemélodie. C’est-à-dire : ce que, moi, j’ai dit avec des mots, toi Güiro, dis-le moi (vends-lemoi) avec une mélodie. Le tambour, tout comme la danse elle-même (voir plus haut) ditdes choses, mais autrement qu’avec des mots.

20 Le chant raconte ensuite une scène de genre brossée en deux traits rapides :

S. ¡Belelelele Güiro! Belelelele Güiro !

Yo te vendo barato Je te vends pas cher

Yo te vendo barato Je te vends pas cher

Ch. Comprame Achète-moi

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21 Alors saisi par le souffle de ce chant, un premier couple, Julito et Caridad, décide de se

rendre au milieu de la cour du solar dans l’intention d’y danser bientôt un guaguancó.Julito et Caridad sont connus pour leurs performances dans diverses peñas de La Havaneet de Matanzas où ils se sont forgé une solide réputation de rumberos. Ils vont bientôtrompre la rumba. « Rompre » semble bien signifier que l’intention individuelle d’undanseur ou d’un couple de danseurs participe d’une action collective ; autrement dit,qu’elle présente par rapport à celle-ci une discontinuité, une certaine émergence. Lesrumberos le disent très clairement en ces termes : le temps de romper la rumba, sur leplan de la danse, doit correspondre, sur le plan de la musique, au temps du montuno. Leterme montuno7 désigne ici, comme en d’autres danses cubaines (son, danzon, mambo…) laséquence du chant qui, par le jeu de l’improvisation contrastée entre le soliste et lechœur, conduit à une sorte de climax de la pièce musicale. La situation offre alors, pourle chercheur, trois foyers d’attention, celui de l’orchestre, celui du couple de danseurset celui des spectateurs-interprètes et c’est entre ces trois sous-unités que se met enscène une intention collective.

22 Enchantement. Julito et Caridad vont maintenant faire ce que dit le chant (je te vends

pas cher, je te vends pas cher… achète-moi…). C’est en cet instant qu’ils redeviennentdanseurs de rumba. Le chant leur ouvre le chemin de la rumba de guaguancó.

Script I. Présentation des acteurs-danseurs

23 En principe, le départ d’un guaguancó oblige les danseurs à se conformer à une sorte de

code de présentation de soi en public (pour reprendre l’expression devenue classiquede Goffman). Toute communication entre eux commence par un regard combiné à unmouvement de la tête ou de la main qui permet à l’homme, le rumbero, de lancerl’invitation à la femme, la rumbera. Il nous faut donc poser qu’il s’agit d’uneprésentation de soi dont l’établissement passe par une série d’opérations – gestuelles etvisuelles – qui engage toute la personnalité des rumberos.

24 La procédure d’amorce de cette présentation de soi revient de droit au rumbero. Julito

(car il n’est pas difficile de savoir que c’est lui qui prend l’initiative) commence par sepositionner au milieu de la cour du solar à quelque distance (deux ou trois mètres) deCaridad et là, adopte une posture qui fixe de façon ostensible son personnage derumbero. L’efficace de cette posture agit sur (au moins) trois niveaux de l’architecturedu corps :

stabilité marquée par un centrage et un ancrage du corps dans le sol, accentuée par un semi-

fléchissement des jambes ;

tronc plié en avant à plus ou moins 45° ;

bras et mains dirigés dans le prolongement des épaules vers l’avant (prêt à donner la

première impulsion pour le départ, cf. photo 1).

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Présentation de soi des danseurs : script 1, photo 1

25 Cette prise de position de Julito appelle à la symétrie. Caridad y répond, comme on peut

s’y attendre, en calquant latéralement sa position sur celle de Julito, et en adoptant lamême posture que lui (je reviendrai plus loin sur les marqueurs kinésiques quipermettent de renforcer la perceptibilité de la dichotomie sexuelle en jeu dansl’interaction).

26 Les positions de Julito et Caridad ainsi acquises, ils dessinent sur le sol du solar un axe

sur lequel ils adoptent une disposition en miroir de type latéral, ce qui a pourconséquence de produire un effet scénique saillant sur les spectateurs : Julito et Caridads’observent l’un l’autre, de loin et d’un regard en coin. Il faut remarquer que cetteorientation est un phénomène récurrent. On le retrouve dans tout guaguancó.

J’avancerai donc l’idée-clef que ce dispositif d’ordonnancement des positions desdanseurs de type latéral induit un comportement expressif non ordinaire et donc saillantdans la mesure où il s’oppose aux principes qui régissent précisément lescomportements expressifs ordinaires de la vie quotidienne (où un regard périphériqueest de toute évidence malvenu).

27 Tout porte à penser que nous sommes bien ici face à une situation de parade sexuelle

où il s’agira pour chacun des partenaires de tromper la vigilance de l’autre par lamalicia (la malice) et où, d’entrée de jeu, chacun dispose déjà de quelques moyens pourle faire, en accentuant un masque de dureté ici, un mouvement lascif des hanches là,sous le souffle d’un chant qui, en l’occurrence, dit bien :

S. Je te vends pas cher.Je te vends pas cher.Ch. Achète-moi.

28 Pour évaluer toute la richesse de ce processus conventionnel de présentation de soi sur

les états mentaux (les intentions et les émotions) des danseurs, il me semble importantd’établir dans la description deux niveaux d’observation, celui des regards, des

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mouvements du corps, mais aussi celui de tout un jeu de rétroaction du regard sur lesmouvements et réciproquement. Je commencerai par les actes de regard ou plutôt lesétapes d’inférences visuelles qui impliquent tout ce jeu subtil entre regards etmouvements du corps.

29 Observons Julito à l’œuvre. Bien stabilisé dans sa position et sa posture de rumbero –

jambes semi-fléchies, tronc cassé, plié, bras et mains en avant –, il lance un regardagressif vers Caridad, tout en esquissant quelques mouvements simultanés des jambeset des bras qui sont des sortes d’anticipations incarnées d’une intention de départ(photo 2). Pour Julito, réaliser cette amorce de départ implique le fait de produire uneffet sur Caridad, la conjugaison des mouvements (regards/gestes) apparaissant commeles moyens de leur réalisation. Réaction de Caridad : un léger sourire combiné à unléger mouvement ondulatoire des hanches qui indique qu’elle acquiesce. Il vaut lapeine toutefois de noter que dans un autre contexte, avec un autre partenaire, ou peut-être même dans un autre contexte avec Julito, elle eût pu adopter une attitude plusmitigée, d’embarras, de surprise, d’indifférence, de mépris… Et comme le film le montreun peu plus loin, elle modifiera subitement, par une rotation complète du corps sur lui-même, la position qu’elle occupait initialement par rapport à Julito. Ainsi Julito devra-t-il à chaque fois réviser ses actions en fonction des réactions de Caridad.

Présentation de soi des danseurs : script 1, photo 2

30 Sans doute peut-on déjà soutenir que l’action dominante du guaguancó, correspondant à

un plan général formel de représentations stables au niveau hiérarchique supérieur(l’action scénarisée), englobe aussi des intentions et des programmes d’actions plusrestreints et plus concrets, parfaitement perceptibles au niveau des relationsinteractives, laissant aux danseurs une large part de liberté de mouvements. Ainsi, dèsle départ, nous retrouvons dans l’interaction entre Julito et Caridad des rapports entrele décidable et l’indécidable que nous serons amenés à rencontrer par la suite. Or plus

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un couple de rumberos est passé maître dans l’art d’un « danser ensemble » (Pinxteren,2002), et plus il est amené à déployer tout un art d’inférencesintercommunicationnelles marqué clairement par une forme d’imprévisibilité ou plutôtd’indécidabilité8.

31 Je voudrais m’arrêter quelques instants pour souligner qu’il s’agit ici d’un portrait

idéal-typique de rumbero. Et il est clair que Julito et Caridad l’incarnent. Ce portraitidéal-typique tient à la co-présence de deux éléments souvent pris en compte lors del’évaluation d’une performance de danse : la compétence de Julito et Caridad est censéeprovenir autant de leur grande maîtrise des connaissances relatives au monde de larumba que d’un parcours biographique commun dans ce même monde. Et de fait, ils seconnaissent parfaitement bien pour se retrouver périodiquement dans les peñas deLa Havane ou de Matanzas où leur seule présence sur une aire de danse faitimmédiatement monter l’attention et l’émotion du public. La reconnaissance par celui-ci de la relation intensément vécue de leurs prestations – basée à la fois sur une parfaiteconnexion des énergies (l’aché des danseurs) et sur une liberté d’ajustement de leursrôles – en a fait un couple exemplaire, cependant circonscrit dans l’espace-temps de larumba.

32 Au regard de cet arrière-plan d’une histoire commune, on peut se demander s’il

n’existe pas une causalité minimale, une sorte de plan d’action qui se mette en placedans l’esprit des danseurs (avec une attribution minimale de fonction du type « je faiscela parce que je te connais, parce que je te respecte », etc.). On ne peut en douter. Maisil faut considérer qu’il s’agit là d’une causalité minimale qui n’affecte pas cet artd’inférence intercommunicationnelle entre danseurs marqué du sceau del’indécidabilité que je viens d’évoquer.

33 Une chose ne laisse aucun doute cependant. Julito va devoir maintenant lancer le

guaguancó. Tout rumbero rusé qu’il est, il ne peut savoir à l’avance quelles seront lesréactions de sa partenaire, mais ce qu’il sait, c’est qu’il va devoir respecter la pratiquede Caridad en tant qu’il prend le risque de la convoquer sur le chemin du guaguancó etsur le mode où elle reste libre de ruser elle aussi. Là est l’éthique.

34 Alors, pendant quelques instants encore, Julito mime sur place et sur un mode ostensif,

quasi théâtral, un « je pars, je ne pars pas ». L’attente est dans une tensiondissymétrique des sexes. Julito semble éprouver dans le sentiment manifeste d’un « jepeux » tout un faisceau de pouvoir de base acquis depuis longtemps. Qu’est-ce pourJulito que d’intérioriser cette capacité ? Et qu’est-ce que créer cette attente vis-à-vis deCaridad ? Eugenio Barba nous dirait d’une manière générale que dans le comportementphysique du danseur « le passage de l’intention à l’action est l’exemple typique d’unedifférence de potentiel » (Barba, 1993 : 88). Me référant à son concept de sats – le « sats

comme impulsion et contre impulsion » – dont le caractère transculturel ne sembleplus devoir être démontré, je pourrais rejoindre ici l’idée souvent avancée par lesrumberos qu’une danse, quel que soit son contexte (festif ou rituel) induit de l’aché,sorte de force vitale, d’énergie présente à des intensités variables dans le monde (dansle rite de possession, on peut par exemple encourager la divinité en lui disant « Aché

Yemaya »). En d’autres termes, E. Barba affirme que les principes qui produisent destensions physiques pré-expressives dans le corps du danseur rend précisément ledanseur « scéniquement “décidé”, “vivant”, “crédible”, de sorte qu’il est aussi enmesure de solliciter l’attention du spectateur » (Ibid., 1993 : 23). Or c’est bien de celaqu’il s’agit avec Julito. Dans l’instant même qui précède son intention de s’engager sur

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le chemin et que toute la force (l’aché) qui est en lui est prête à se déployer, il lacontient, la tient en bride. C’est le « moment où l’action est pensée/agie parl’organisme tout entier qui même dans une immobilité réagit par des tensions » (Ibid.,1993 : 88 ; cf. photos 2 et 3).

Présentation de soi des danseurs : script 1, photo 3

35 En d’autres termes, toute la maîtrise de Julito se fonde ici sur un travail d’anticipation

qui met en suspens la conscience de chaque instant qui passe et qui aura brusquementun impact au niveau de la dimension spatiale : il ouvre le passage à l’étape suivante : lebailar/caminar. C’est cette phase qu’il nous faut maintenant analyser.

Script II. Bailar/caminar

36 Qu’est-ce que « danser/marcher » sur le chemin du guaguancó ? Est-ce simplement y

agencer des pas dont le tracé et la trajectoire peuvent être reproduits à l’aide d’unscript unitaire, l’homme marchant non seulement pour séduire mais aussi pourposséder la femme ? Est-ce un script qui oriente le cheminement de l’action vers unefin, le fameux vacunao dont nous savons déjà qu’il constitue un repère conventionnelpour identifier le guaguancó dans le cycle rumbero ?

37 Précisons d’abord que le terme caminar, « marcher, cheminer », a une extension

sémantique très vaste dans l’univers cubain. Ainsi pour parler de leurs danses, que cesoit dans le contexte des danses festives (de type rumba, danzon, son…) ou dans celuides danses rituelles (telles celles des religions Santería, Palo, Abakua, etc.), les Cubainsdisent tout simplement bailar/caminar. Et pour danser s’il leur arrive de dire « bailo » (jedanse), ils diront tout aussi bien « camino » (je marche), ou pour encourager un autredanseur, ils diront « ¡baila ! » (danse !) ou « ¡camina ! » (marche !) ou encore au terme

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d’une performance, « has bailado muy bien » (tu as très bien dansé)/« has caminado muy

bien » (tu as très bien marché).

38 Ce principe d’équivalence de type métaphorique ainsi posé entre « marcher » et

« danser » ne surprendra pas ceux ou celles qui ont eu l’occasion de s’imprégner de lavie cubaine. Le thème de la marche est ici récurrent ; on le retrouve en toutescirconstances, aussi bien dans le contexte des activités quotidiennes que dans celui desactivités extra-quotidiennes. A Cuba, les hommes, les femmes, les enfants, les morts, lesdieux, tout le monde marche, chacun selon un style propre qui est parfois même unstyle à part entière comme ces danseurs que leur seule démarche dans les rues deLa Havane, associée à leur aspect vestimentaire bien marqué, permet d’identifiercomme rumberos, soneros, danzoneros. Et s’il arrive à un Cubain de faire le récit d’unehistoire de vie, il utilisera souvent l’expression « en marchant », expression que l’onretrouve de façon tout aussi récurrente sur la scène des rites de possession investie parles eggun, les morts ou les oricha ; par exemple « Yemaya, mère des eaux, est venue enmarchant ».

39 Resterait alors à identifier les modalités d’actions particulières du « danser/marcher »

du guaguancó. J’avancerai l’hypothèse suivante : grâce à un principe de réorientationqui est constitutif de la transformation sous la forme de contraintes conventionnellesd’un comportement ordinaire (marcher) en un comportement non ordinaire (marcher/danser) et la focalisation que ce phénomène induit par l’altération des structures de lamarche ordinaire (le fait, notamment pour un rumbero, de marcher en tremblanténergiquement des épaules et pour une rumbera de marcher en ondulant souplementdes hanches), on peut concevoir qu’un schéma (métaphorique) conceptuel du type« danser/marcher » (modalité générale de l’interaction entre danseurs de la rumba)puisse être mis en correspondance avec le script global (l’action scénarisée) duguaguancó.

40 Mais qu’est-ce que « marcher sur le chemin », ou plus précisément, « sur quoi marche-

t-on » quand on s’engage sur le chemin du guaguancó ? En réalité, ce qui faitvéritablement du guaguancó une danse de la marche c’est que l’enchaînement des pasest directement dicté par le rythme de la musique : la clave en porte ici toute laresponsabilité. A l’écoute d’une rumba on ne peut, en effet, manquer d’êtreimpressionné par la complexité de son architecture polyrythmique, par lechevauchement des lignes rythmiques qui se superposent, se recoupent,s’enchevêtrent, mais aussi par la satisfaction qu’on éprouve malgré tout, à retrouverassez vite une unité thématique dans un tel enchevêtrement. Pourquoi ? Parce qu’il y alà, placé un peu devant l’orchestre, un joueur de claves, petite percussion faite de deuxpetits bois cylindriques frappés l’un contre l’autre, la main fixe faisant caisse derésonance, qui donne le rythme de base à l’ensemble polyrythmique et que les rumberos

nommeront du même nom, la clave. Comme l’écrit M. Roy :

Le tempo du guaguancó est plus vif que celui du yambu et l’évolution moderne tend àl’accélérer encore. La mesure est scandée par les claves, mais l’accent est déplacé(un-deux/un-deux-trois) (Roy, 1998 : 62).

41 Pierre angulaire du système, la clave soutient à tout moment l’unité polyrythmique de

l’ensemble orchestral, mais elle sert aussi de point d’appui à l’ensemble desmouvements chorégraphiques comme le suggère la partition du musicologue PedroAlvarez (Fig. 1).

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Fig. 1. Figure de la structure polyrythmique de l’orchestre9

42 Au regard de cette partition, je vais essayer de montrer succintement en quoi consiste

le pas de base du guaguancó, en m’appuyant sur un travail de K. Argyriadis sur la rumba(Argyriadis, 1992). Il se construit sur une parfaite coordination entre le couple dedanseurs et le joueur de claves :

– du côté du joueur de claves, l’important est de frapper cinq coups sur les quatremesures ou le 2/4 qui est constitutif de l’ensemble de la structure polyrythmique(Fig. 1). Les cinq coups donnent forme à ce que les musiciens cubains nomment uncinquillo (petit cinq). Les puristes le jouent, en principe, en quatre-quatre de cettemanière (les astérisques représentent les coups frappés) : Fig. 2. Rythme binaire syncopé de la clave

– du côté des danseurs, l’important est d’agencer séquentiellement quatre pas (deux àdroite, deux à gauche) qui se repèrent dans les limites strictes du cadre rythmiquetoujours fixe de la clave. Comme l’écrit avec justesse K. Argyriadis :

Au premier temps, le pied droit marque à droite, au deuxième, il revient à laposition initiale. Au troisième temps, c’est le pied gauche qui marque à gauche etqui revient au quatrième (Argyriadis, 1992 : 7).

43 Mais si au premier et au dernier temps, le pied droit et le pied gauche du danseur sont

respectivement en phase avec le premier et le dernier coup de la clave, ceci veut direqu’au milieu du cycle (au niveau du deuxième et du troisième temps) les pas sontdécalés par rapport aux coups de la clave.

44 J’avancerai ici l’hypothèse que c’est la perception de ce décalage entre le module auditif

des coups de la clave et le module kinesthésique des pas de danse qui induitémotionnellement ce quelque chose que les Cubains tentent de définir quand ils disentbailar (danser) gozar (jouir) (expression que l’on retrouve souvent dans l’exposition duthème du chant) ; autrement dit quand ils tentent de définir le plaisir esthétique queleur procure un genre musical qui les incite à danser.

45 Quoi qu’il en soit, la beauté du pas de base tient ici au fait que le joueur de claves scande

un rythme binaire syncopé ; un-deux/un-deux-trois, qui s’impose, comme nous allonsle voir par la suite, comme une caractéristique rythmique emblématique par laquelle

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tout bon danseur reconnaît immédiatement un guaguancó (à l’inverse par exemple durythme binaire syncopé, un-deux-trois /un-deux qui est une caractéristique du yambu).

46 Au vu de ces matériaux qui relèvent du domaine de la musicologie autant que de celui

de la chorégraphie, on peut affirmer que c’est essentiellement dans une interaction

dialogique entre le jeu percussif de l’instrument de la clave et le jeu du corps dansantque travaille le sens du rythme du guaguancó. Le sens qu’en donnent les rumberos est,comme nous l’avons dit plus haut, celui du bailar/caminar. Il serait sans doute pertinentd’envisager ici la notion de rythme comme « une matrice produisant un événement

sonore » (Cler et Estival, 1997). Force est en tout cas de reconnaître que la clave produitcet événement sonore qu’on appréhende par la focalisation qu’induit la saillance de sastructure sonore particulière comme étant l’événement, le fait de « danser/marcher ».Les professeurs de rumba le disent simplement : « Suis la clave, c’est elle qui te guide. »

47 Certes l’apprentissage de la danse passe aussi par l’intégration progressive des

différents éléments polyrythmiques de l’ensemble orchestral. Ainsi, il s’agit pour unrumbero de pouvoir répondre aux impulsions des différents tambours. Par exemplemarquer des hanches ou des épaules un mouvement répondant à l’impulsion du quinto,le petit tambour improvisateur de l’orchestre, tandis que les pieds continuent de suivrefidèlement la clave (ce qui nécessite une bonne indépendance entre le haut et le bas ducorps). Il n’en demeure pas moins que le pas de base, celui qui fait « marcher/danser »,reste tributaire de la clave qui par la répétition cyclique de sa pulsation fixe, le fameuxun-deux /un-deux-trois, souvent relayée et amplifiée par les battements de mains desspectateurs, confère à l’ensemble du cheminement son unité, sa continuité et une sortede caractère intemporel – africain, disent certains. L’attribution d’une origine bantoueà la clave, source et garantie d’une supposée « pureté traditionnelle », est parfoisrevendiquée ici par certains rumberos dans un mouvement d’affirmation d’une identitéafricaine (Argyriadis, 2001 : 146).

48 Voyons maintenant où mène ce chemin. Tout au long du processus du cheminement

(dont la durée n’excède pas les deux minutes), le rumbero va, à intervalles récurrents etirréguliers, et donc imprévisibles, interrompre sa marche pour produire ce que lesCubains connaissent bien pour le pratiquer dans nombre de leurs danses : une mímica.

Ce terme désigne un moment où le danseur mime sur place avec n’importe quellepartie du corps (ses pieds, ses bras, son tronc, ses mains, son pelvis) une action dans lemonde. Il existe un nombre illimité de mímicas, se référant tantôt à des actionsquotidiennes (saluer, fumer, nettoyer, cuisiner, etc.), tantôt à celles de la vie religieuse(se laver la tête, le dos, les pieds ; saluer le ciel, les astres ; tracer sur la terre à l’aide dela pointe des pieds un signe ésotérique de la société initiatique abakua, etc.), tantôtencore des actions extravagantes empruntées au monde du cirque, du sport, duspectacle, etc., donnant ainsi l’impression d’un personnage faisant l’objetd’identifications aussi multiples qu’imprévisibles. Le processus de production d’unemímica se décompose pour le rumbero en trois temps bien distincts :

1. Il sort du tempo de la marche, et avec lui sa partenaire.

2. Il effectue sur place une mímica puisée dans son répertoire de rumbero, obligeant sa

partenaire à en faire autant en puisant elle aussi dans le sien.

3. Il rentre à nouveau dans le tempo de la marche et sa partenaire le suit.

49 Ce processus présuppose un sens développé du rythme. La maîtrise consistant, après ce

suspens, à savoir reprendre le cheminement sans se décaler par rapport à la clave, cequi implique de continuer mentalement à suivre le déroulement de son jeu, la clave

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marquant à l’unisson la pulsation en toute circonstance. Mais les choses sont pluscomplexes. Si les danseurs respectent cette règle d’ajustement du cheminement sur lejeu continu des claves, il n’en demeure pas moins que tout l’art des grands danseursconsiste à la transgresser, en opérant un léger décalage, tantôt en anticipant, tantôt ensuspendant de quelques fractions de seconde le temps d’arrêt permettant la réalisationdes mímicas. Cette précision d’ordre musicologique et chorégraphique éclaire bien lastructure dialogique de la danse qui joue, en s’y conformant d’abord, puis en yéchappant avant de s’y soumettre de nouveau, avec le rythme imposé par lesinstruments et surtout les claves. On comprendra une fois encore comment le plaisirnaît de ces décalages instaurés entre les deux modes d’expression musicale etkinesthésique de la rumba, de cette capacité qu’ont ces deux modes combinés l’un àl’autre de susciter des attentes et créer des surprises.

50 Qu’est-ce que l’usage des mímicas apporte alors au processus de cheminement du

guaguancó ? Pour répondre à cette question, je vais m’appuyer sur certaines séquencesdu film Rumba brava (Jespers et Pinxteren, 2002). Je pense qu’en travaillant lesmouvements de danse, image par image, en temps réel ou ralenti, avec ou sans son, onpeut se donner des moyens d’analyser de façon plus précise et minutieuse la texturedes interactions en jeu entre les danseurs d’une rumba.

51 Prenons les choses au moment où Julito, après avoir invité Caridad, va s’engager avec

elle dans le cheminement. Dans une dynamique d’allers et retours, ils commencent àévoluer par une série de petits pas latéraux et en se tenant à distance respectable l’unde l’autre, selon un scénario type :

l’Homme avance, la Femme recule,

l’Homme recule, la Femme avance,

l’initiative revenant au rumbero.

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Cheminement : script 2, photo 4

Cheminement : script 2, photo 5

52 Le processus de conventionnalisation de la danse opère, ici comme ailleurs, par

symétrisation et répétition. Les corps de Julito et Caridad oscillent au même rythme :d’une part, selon des postures identiques : jambes semi-fléchies et tronc cassé, plié en

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avant (à plus ou moins 45°), maintenant ainsi les postures des positions adoptées aumoment de la présentation de soi (script 1) ; d’autre part, selon des mouvements dedéplacements pieds-jambes et bras-mains congruents, c’est-à-dire identiques (photos 4et 5). Ainsi quand Julito avance jambe gauche, bras gauche vers l’avant, Caridad avanceelle aussi jambe gauche, bras gauche vers l’avant. A cet égard, il vaut la peine de noterqu’une période de cheminement se construit musicalement sur une cyclicité rythmiquequi varie de quatre à douze mesures. Si d’aventure Julito décide de changer la durée ducycle (par exemple en passant de quatre à six mesures), Caridad rétablira lacongruence. On observe aussi que chaque période d’engagement des danseurs sur unesection de chemin est encadrée de marqueurs kinésiques. Si Julito en ouvre une du piedgauche, il la clôturera du pied droit et inversement. Caridad fera de même. Ce quirevient à considérer que la cyclicité du rythme qui sous-tend le temps du cheminementest en fait profondément inscrite dans l’expérience corporelle des images schemata(organisées par des oppositions fondamentales : haut-bas, avant-arrière, droite-gauche,mâle-femelle) du corps des danseurs. Elle garantit ainsi cohérence et cohésion duschéma du cheminement, donc son itérabilité.

53 Combiné à ce principe de synchronie interactionnelle apparaît ensuite un second trait,

asynchrone celui-là, du cheminement. La cadence imprimée par Julito à laquelles’accorde parfaitement Caridad se maintient (6 secondes dans le film) jusqu’à ce qu’il laréduise, la freine, pour marquer brusquement un arrêt. C’est le moment que Julitochoisit pour réaliser sa première mímica qu’il va construire selon un enchaînement detrois mouvements successifs que j’illustrerai à l’aide de trois photos extraites du film :

1. Il effectue un saut spectaculaire corrélé à un grand écart des jambes qui lui permet

pendant quelques fractions de secondes de décoller du sol (photo 6).

2. De là, il opère une battue vers le sol qu’il frappe vigoureusement d’un geste de la main

droite (photo 7).

3. Il tente par un effet de rebondissement sur le sol le geste du vacunao de loin et en

projetant sa main droite vers Caridad qui, immédiatement, de la main gauche, l’esquive en

couvrant son sexe non sans narguer Julito qu’elle regarde droit dans les yeux avec un

sourire plein d’ironie (photo 8).

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Tentative de vacuano : script 3, photo 6

Tentative de vacuano : script 3, photo 7

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Tentative de vacuano : script 3, photo 8

54 C’est fini. La première tentative a échoué, il va devoir repartir de zéro, re-cheminer.

55 Il est manifeste que le script qui structure le déplacement – le bailar/caminar – pourra,

par la suite, être réitéré dans des directions différentes (l’axe du cheminement pouvanttourner sur lui-même) et aussi selon des modalités de cheminement différentes(marche latérale, croisée, en miroir…) mais dans une atmosphère toujours tendue. Achaque fois que Julito voudra anticiper l’action du vacunao, il fera jouer ce petit théâtre,en puisant dans son propre répertoire de mímicas. L’efficacité du potentiel d’actions parce jeu varie évidemment beaucoup d’un rumbero à l’autre. Il est important d’ensouligner l’ampleur. Dans le cas que nous venons de décrire, il semble que l’action defrapper la terre puisse relever d’un item de la culture religieuse cubaine. Cependant, ilfaut reconnaître que ce n’est pas le sens qui commande ici. Le rumbero, souvent, alignedes mímicas sans souci de cohérence symbolique. Quel sens le spectateur (que noussommes) pourrait-il bien établir, par exemple, entre le mime d’une scène de base-ballet le mime de l’acte sexuel, si ce n’est celui d’un arbitraire surréaliste qui relèveraittout simplement du merveilleux. Mais c’est peut-être là qu’il y a d’emblée accord etfascination. On a, en effet, l’impression que le parcours génératif d’une mímica estconstruit successivement de deux programmes narratifs contrastants : le premierportant sur toutes les actions possibles dans le monde, le second sur l’acte sexuel. Or,un programme narratif (je dis « narratif » parce que c’est en terme de récit que lesrumberos interprètent l’action globale du guaguancó) est précisément un acte qui a unbut, un objet (ici, le sexe de la femme), qui se développe grâce à un cheminementd’actions complexes et par le biais de moyens (les programmes narratifs d’usage quesont les mímicas pour les rumberos).

56 Qu’en est-il pour la rumbera ? La moindre dissociation dans le comportement expressif

de son partenaire est fait pour attirer son attention : « Attention, se dit-elle, il meprépare quelque chose. » La raison pragmatique tient à ce qu’elle infère

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automatiquement (sauf si elle est distraite, ce qui mettrait prématurément fin auguaguancó) qu’il a l’intention de porter une attaque. Mais les choses sont pluscomplexes. Car à une mímica de l’un, répond généralement aussi une mímica de l’autre.Comme I. Leymarie nous le rappelle : « La femme peut mimer l’exécution des tâchesménagères : faire semblant, par exemple, de laver le plancher à quatre pattes, maistoujours avec des déhanchements lascifs » (Leymarie, 2001 : 94). Ce qui revient à direque pour l’homme il va falloir réévaluer à tout moment son action en fonction descomportements réactifs et expressifs de la femme qui interagit avec lui. Il ne peutdavantage absolument pas savoir à l’avance dans quelle direction il ira avec elle d’unepériode à l’autre, puisque ils sont engagés l’un et l’autre dans un « système cumulatif deréactions à des réactions » (Bateson, 1971). Ce qui fait alors la beauté de la chose, c’estque l’on peut imputer à l’itinérance performative de Julito et Caridad sur l’aire de dansele fait qu’ils ont su affiner leur art dans le cadre d’un parcours biographique commun(on les retrouve, de peña en peña, comme couple de rumberos). Or, plus un couple seprésente sous les traits de ce portrait idéal-typique et plus il est apte à générer dans lebailar/caminar des comportements expressifs clairement marqués par une formed’imprévisibilité ou plutôt d’indécidabilité que nous avons déjà évoqué lors de laprésentation de soi des danseurs (script I).

57 Une précision encore sur cette forme d’imprévisibilité ou d’indécidabilité. On pourrait

penser que les épisodes des mímicas par lesquels les danseurs miment certaines actions– ordinaires ou extraordinaires – sur le chemin de la rumba sont pour eux l’occasion derattacher leur compétence artistique à leur parcours biographique. Il n’en est rien. Lelien (causal) entre ces deux domaines ne peut être explicité (ainsi, si un rumbero mimela danse d’Ogun, dieu de la guerre, cela n’implique nullement que les spectateurspuissent imputer qu’il soit fils, à la naissance ou à l’initiation, d’Ogun). Je proposeraisdonc d’interpréter le choix des séquences des mímicas en termes de séquencespragmatiques. Par là, j’entends celles qui sont manifestement orientées vers un but(une cible) et qui confortent les attentes pratiques, « ludiques » des spectateurs, àsavoir la possession de la femme par l’homme.

Script III. Le vacunao, geste de possession symbolique(littéralement : la vaccination)

58 Le script de l’action globale du guaguancó nous est donc apparu jusqu’ici construit

(scénarisé) d’une manière telle que le sexe de la femme (objet cible de l’action) estrendu d’un accès particulièrement difficile pour le rumbero dans la mesure où, nousvenons de l’observer dans le détail, il suffit à la femme de ce petit peu de chose pour seprotéger : s’esquiver en rabattant une main ou un pan de sa jupe sur le sexe, sedétourner de façon abrupte ou légère en fonction de la force ou de la rapidité impriméeau geste d’attaque de son partenaire. On pourrait penser, à partir de là, que le proprede l’action devient dans l’exemple fourni de la prestation de Julito que la marche-poursuite de l’homme vers la femme passe par une véritable mise en scène du statut dela hombría10 cubaine (impliquant qu’en matière de sexe, il faut conquérir, posséder, enun mot vacunar). Le fait même qu’on identifie généralement la figure du guaguancó parle terme vacunao qui se réfère à sa phase conclusive concourt au cadrage perceptif decette danse extrêmement populaire dans la culture cubaine. Un des chants durépertoire de la rumba ne dit-il pas de façon explicite : « En el yambu, no se vacuna », ce

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qui peut se traduire par : « Dans le yambu (l’autre figure à l’antipode de la figure duguaguancó) on n’exécute pas le vacunao. »

59 Récapitulons donc les choses. Dans tout guaguancó, il y a un début qui correspond à des

positions définies dans l’espace, en l’occurrence une mise à distance – tendue – entreles deux danseurs (le guaguancó est tout sauf une danse fusionnelle) et il y a une fin. Untrajet mène à cette fin, tout un cheminement, le bailar/caminar, dont nous venons dedécrire l’aspect progressif avec ses temps d’arrêt, ses temps de reprise qui semblentreporter à chaque fois d’un cran en arrière (le rumbero reprenant les choses à zéro)l’attente de l’action finale. Pour rendre compte de cet aspect évolutif, il m’a sembléimportant de tenter une explication ou une interprétation qui prenne en compte latemporalité de l’expérience vécue des danseurs. Ainsi il est manifeste que Julito, par lamaîtrise du jeu des mímicas dont il fait preuve durant toute l’exécution du guaguancó,active de façon scénique toutes sortes de références au monde qui renforcent chez lespectateur le sentiment général que réaliser le vacunao n’est pas pour lui chose aisée,fût-il un rumbero célèbre. Les différentes procédures de réorientation ou demodification de l’action – les arrêts, les rotations, les inflexions, les translations d’undomaine sensoriel à un autre (mouvements des mains par rapport aux mouvementsrelatifs au regard et réciproquement), sans oublier les suspensions rythmiquesimpliquant des accélérations et des ralentissements des mouvements – sont autant demoyens dont il dispose. Il s’ensuit que Julito est obligé de fractionner son action ensous-épisodes, et pour l’observateur, il suffirait de faire se rejoindre les deux bouts del’action pour avoir défini un cheminement qui va de l’état initial à l’état final via unnombre répété de tentatives de vacunao.

60 Je propose ci-dessous en un tableau synthétique, une mise à plat, des trois scripts d’un

guaguancó (Fig. 3) :

Fig. 3

Script I

Départ

Script II

Trajet

Cheminement marqué d’épisodes

anecdotiques (mímicas)

Script III

Cible

Présentation de soi des

acteurs-danseurs

– frapper la terre

– se nettoyer le dos

– tracer un signe sur le sol

– saluer le ciel, les astres etc.

+

Vacunao

(possession

symbolique)

61 Au vu de ce tableau synthétique, on peut raisonnablement accueillir l’idée, maintes fois

suggérée par les danseurs, selon laquelle le cheminement du guaguancó se construit surun mode narratif, mais en considérant du point de vue de notre approche qu’il s’agitévidemment d’une narration de nature analogique et à caractère figuratif. Ceci n’enlèvetoutefois rien au fait que cette narration est un acte qui a un but (un objet) – lapossession sexuelle de la femme – et qu’elle se développe par le biais du programmenarratif des mímicas dont disposent les danseurs. Autrement dit, un parcours narratifdoit aboutir à quelque chose comme un chemin doit mener quelque part.

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62 Or c’est ici que la procédure du bailar/caminar introduit une dissonance cognitive ; les

attentes les plus confortées – attentes liées aux variations des mímicas permettant laprogression dans le cheminement par glissement progressif vers le vacunao – sontrégulièrement mises en défaut. Je parlerai d’une tendance générale. De nombreusesheures d’observations effectuées avec caméra participante dans différentes peñas deLa Havane ne m’ont fourni qu’une ou deux occasions, tout au plus, d’observer et defilmer un guaguancó aboutissant à sa phase finale. Cette dernière me fut, par contre,abondamment fournie lors d’un apprentissage dans des contextes de type plusacadémiques. Je pense que nous touchons ici, au cœur de la relation interactive entreacteurs-danseurs, à un beau paradoxe.

63 J’en propose l’hypothèse suivante. Si, nous reportant à une théorie générale de l’action,

nous pouvons établir qu’il existe dans le guaguancó un rapport effectif entre l’actionconçue à partir des mouvements dispositifs (ceux du départ) et l’action conçue à partirde sa finalité, on est alors amené à reconnaître que c’est le niveau terminal qui estprécisément défini négativement. Nous serions en présence d’une forme d’« expériencenégative » (Goffman, 1991 : 370-420) qui donne lieu dans la finale du guaguancó à unesorte d’attitude propositionnelle pour laquelle je risque la formule :

Je dis (dans le langage) ce que je ne fais pas (dans la danse)11.

64 Et effectivement, la grande majorité des rumberos perdent. Voilà ce que, dans le cadre

conventionnel et collectif d’une peña de rumba, nous enseigne la maîtrise, pour ne pasdire l’ascèse, des grands rumberos ; perdre certes, mais perdre essentiellement face à laFemme. Il est alors édifiant de suggérer que les Cubains passionnés de rumba nereprésentent pas cet échec comme l’échec du guaguancó, mais bien comme un de ces casoù, une fois de plus, le rumbero n’a tout simplement pas su finaliser. En ce sens leguaguancó pourrait être compris comme « métaphore d’une reconstruction [à jamaisinaboutie] de l’identité des sexes »12. Mais avant d’envisager une conclusion dans cesens, il nous faut encore considérer un aspect important de cette fin apparemment sansfinalité.

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Autre tentative de vacuano : script 3, photo 9

Autre tentative de vacuano : script 3, photo 10

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Autre tentative de vacuano : script 3, photo 11

65 Reste en effet à savoir la manière dont Julito va assumer cette chute qui l’oblige à

reconsidérer l’ensemble de la situation sous un autre angle. Observons-le. Julito décidede lancer un dernier défi à Caridad. Il habille sa gestuelle d’une mímica qui consiste à senettoyer le dos de la main gauche à l’aide d’un foulard rouge, cette gestuelle évoquantsans ambiguïté un nettoyage rituel effectué dans le cadre de la société initiatiqueabakua (photos 9, 10, 11). Mais cette mímica une fois terminée, il semble aussitôtéprouver la vanité de ce dernier défi. De dépit, il projette son foulard rouge endirection de Caridad qui aussitôt le récupère pour se parer le sexe (photo 12). C’est fini.Julito s’avoue vaincu. Tout se passe alors comme si cette parade qui est une relationcomplémentaire (au sens batesonien du terme) devait au moins pendant quelquesinstants tourner à la faveur de Caridad. Reste à Julito à quitter l’aire de danse. Enréalité, il ne la quittera pas sans bénéficier d’une capacité métareprésentationnelle. Quefait-il ? Au lieu de rejoindre le public, pour céder éventuellement sa place à un autredanseur, il reste encore quelques instants sur l’aire de danse pour s’y livrer à unevéritable débauche de mímicas relevant d’un autre monde, celui de la columbia, cetteautre modalité de la rumba dansée par (ou pour) un homme seul (photos 12, 13, 14).

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Sortie : photo 12

Sortie : photo 13

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Sortie : photo 14

66 Qu’a fait au juste Julito ? Je crois qu’il n’est pas excessif d’affirmer qu’il a effectué une

sorte de « rupture de cadrage réflexive » (Goffman, 1991 : 388) dans la mesure où il« mélange (intentionnellement) des niveaux ontologiques » (Ibid. : 388) d’identificationà des personnages différents de la rumba (celui du guaguancó, puis celui de la columbia)se ménageant ainsi une sortie somme toute acceptable ou honorable. Autre figurefondamentale de ce procédé : le bouffon. Ainsi, lorsqu’un rumbero approche du terme desa performance et que toute la mesure du déploiement de sa maîtrise n’a pas su trouverson extension ou son aboutissement dans le vacunao (mais aussi parce que la duréeconventionnelle d’une rumba de guanguancó n’excède pas généralement les deuxminutes), il peut être amené à accepter de jouer un rôle où il se livre à une sorte decaricature de lui-même. Ainsi ce rumbero qui tournant ostensiblement le dos à sapartenaire, parce qu’elle lui a refusé son sexe, se signe puis s’en remet, d’un geste de lamain dirigé vers le ciel, aux astres, au destin, à Dieu, sous les éclats de rire du publicféminin.

67 Nous sommes maintenant en droit de nous demander comment l’action du guaguancó,

en vertu d’une définition négative de sa cible, peut satisfaire à des raisonspsychologiques, esthétiques et sociales, ce qui expliquerait partiellement sa sélection etson maintien dans la tradition cubaine.

68 Pour qui voudrait comprendre la gestuelle de la rumba de guaguancó que nous venons de

suivre d’assez près, la plus sûre façon de se fourvoyer consisterait à se représenterl’action du bailar/caminar comme un moyen subordonné au vacunao, conçu lui-mêmecomme un but hiérarchiquement supérieur en tant qu’aboutissement apothéotique del’action. Il n’en est rien. Les Cubains passionnés de rumba ne se représentent pasl’échec du vacunao comme l’échec d’un guaguancó. Tout porte à penser que le scriptglobal (l’action scénarisée) induit ici au fil de l’action une double dissonance cognitive.

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Premièrement, il déroge à une situation de la vie quotidienne où les actions de base(marcher par exemple) se fonde sur une connexion entre des mouvements dispositifs etdes mouvements terminaux privilégiant la cible (par exemple un chemin doit menerquelque part). Deuxièmement – et corrélativement à une vision antifinaliste del’action – il réoriente l’attention et avec elle aussi l’évaluation de la performance versl’action du bailar/caminar, et cela quelle qu’en soit l’issue finale. De nombreux indicescomportementaux aident à renforcer cette hypothèse. Par exemple, si d’aventure, unrumbero arrivait à ses fins (c’est-à-dire toucher le sexe de la femme), cela ne donneraitlieu à aucun débordement d’enthousiasme particulier. Comme l’écrit avec justesse M.Roy : « Si la femme se laisse surprendre, la danse s’interrompt aussitôt et un autrecouple entre en scène » (Roy, 1998 : 62). Quant aux rumberos, s’ils font souvent usage duterme vacunao permettant de spécifier la figure du guaguancó au cœur du cycle rumbero,ils se gardent de l’utiliser sous sa forme impérative dans le temps d’exécution d’unguaguancó. Lors d’une séance, s’il arrive à un spectateur de vouloir encourager ou saluerla maîtrise d’un danseur, il dira « ¡baila! » (danse !), « ¡camina! » (marche !), « ¡dale! »

(expression que l’on retrouve dans les rites et que nous traduirons par « vas-y ! », c’est-à-dire, donne le meilleur de toi-même, sois à la hauteur de tes capacités)13. En principe,il ne dira pas vacuna, sauf, comme j’ai pu le constater moi-même dans un contexted’apprentissage académique. C’est que, dans le cadre d’une organisation publiquecollective, l’action du guaguancó spécifie un ethos particulier qui veut que le rumbero

évite de toutes les manières possibles une gestuelle non conventionnelle qui feraitbasculer l’action dans la sphère de la vulgarité, de la violence physique ou del’agression14.

69 Un dernier indice. Lorsqu’un homme arrive à ses fins, la femme aura tendance à

contester scéniquement l’action dont elle a été l’objet. Très généralement, elle se livreelle-même à une mímica qu’elle construit selon un enchaînement de trois mouvementssuccessifs qu’illustrent bien trois verbes d’action : 1) taparse : se couvrir le sexe ; 2)tirarlo : rejeter la chose vers le sol ; 3) s’écarter de son partenaire avec dédain etsuperbe. Ce qui reviendrait à dire que la possession de la femme, même quand ellesemble se réaliser par le biais d’un comportement volontairement régi par les règlescommunément admises par les partenaires, peut être scéniquement contestée par lafemme comme n’étant pas à proprement parler une possession. Nous sommes doncbien ici en présence d’un processus, à jamais inabouti, de construction (symbolique) del’identité des sexes en interaction l’un avec l’autre.

70 C’est ainsi qu’au terme d’une enquête d’observation participante dans différentes peñas

de rumba, j’ai été amené à cette conclusion que les réactions affectives de gratificationportant sur l’action du bailar/caminar bénéficiaient d’une expressivité nettementprivilégiée par rapport à celle de l’action finale, celle-ci prenant ainsi les aspects d’uneillusion finaliste.

71 Pour rendre compte de cette expressivité liée à la perception de la rumba par les

Cubains, je vais me référer à un texte de Giorgio Agamben sur le geste, où s’inspirant del’esthétique kantienne, il en vient à transcender l’opposition moyens-fins qui nousoccupe ici :

Si la danse est geste, c’est […] parce qu’elle consiste tout entière à supporter et àexhiber le caractère médial des mouvements corporels. Le geste consiste à exhiber unemédialité, à rendre visible un moyen comme tel…

Et plus loin :

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[…] de même que dans le mime les gestes subordonnés aux buts les plus familierssont exhibés comme tels et maintenus par là en suspens entre le désir etl’accomplissement, la perpétration et son souvenir, dans ce que Mallarmé appelle milieupur : de même dans le geste, c’est plus la sphère non pas d’une fin en soi mais d’unemédialité pure et sans fin qui se communique aux hommes (Agamben, 1995 : 69).

72 C’est dans cette perspective que l’expression kantienne de finalité sans fin revêtirait sa

signification concrète pour notre propos. Dans tout guaguancó, l’action, même si elle estfortement scénarisée, ne se borne pas à la cible comme fin en soi. Ce qui fait la beautéde la chose, c’est l’acte de cheminer et non la fin du chemin. La maîtrise corporelle donttémoignent les danseurs tout au long du processus du cheminement, avec ses temps desuspension – temps d’arrêt, temps de reprise – ouvrant sur la thématique d’une mímica,puis sur celle d’une autre mímica et une autre encore, pour reprendre le cheminementensuite… c’est cela, avant tout, qu’éprouve le spectateur-interprète de la rumba. Et puisau bout du chemin, comme pour en sceller la finalité sans fin, il y a le gag-gag qui « estpar essence toujours geste de ne pas s’y retrouver dans le langage » (Ibid. : 70). Et toutegrande rumba de guaguancó prend fin, comme nous venons de le voir, par l’exhibitiond’un gag qui, « tel un incurable défaut de parole » (Ibid. : 79), ouvre une brèche dans lasphère de l’ethos comme sphère la plus propre de l’homme, entendu ici dans uneversion de la masculinité cubaine, la hombría15.

73 En ce sens la rumba participerait à la création et au renforcement d’une reconstruction

de l’identité des sexes, non pas comme simple expression des prémisses d’une culture,mais ainsi que le démontre la complexité de son cheminement symbolique comme sareconstruction extraordinaire, à chaque fois réinstaurée en action dans le cadreconventionnel et collectif d’une institution du même nom, la peña (réunion) de rumba.

74 Que cette conclusion (toute provisoire) sur quelques pas de guaguancó puisse contribuer à

nettoyer cette danse – sans doute pratiquée aujourd’hui dans divers contextes sociauxet à l’heure où elle est peut-être déjà appelée au grand voyage – de tous les clichés quilui ont été accolés durant sa longue histoire.

75 Cette approche d’une danse festive bien précise du cycle rumbero, je pourrais l’enrichir

en la confrontant à une forme de rumba que les religieux organisent souvent dans lecadre des cultes des religions dites afro-cubaines. Comme je l’ai dit dans monintroduction, j’en ai été le témoin privilégié à la fin d’une messe spirituelle où lesfemmes qui avaient officié décidèrent d’offrir une rumba aux morts (les eggun) de lamaison familiale (Jespers, 2002). Le climat de la rumba que je ne connaissais jusque-làque dans un contexte festif, s’en trouva modifié à mes yeux, en accord avec le caractèred’urgence que présuppose toute action rituelle convoquant des entités surnaturelles.Telle était la situation. On était à la veille de l’année nouvelle (2001-2002) ; les morts(eggun) venaient d’accomplir leur travail (ils avaient nettoyé, en agissant par la voie deleur chevaux de possession, toute la maison familiale) et les femmes qui les avaientaidés à accomplir ce nettoyage rituel décidèrent de les gratifier d’une rumba. Ce typede rumba, dite « rumba pour les morts », bien qu’utilisant les mêmes instruments àpercussion, les mêmes rythmes, les mêmes chants… se distingue d’une rumba festivepar au moins deux aspects de son organisation interne. Premièrement, la musiqueinduit (régule) une participation dansante de type collectif, n’étant plus le fait d’uncouple (comme dans les figures du yambu et du guaguancó), ni le fait d’un seul homme(comme dans la figure de la columbia). Hommes, femmes, enfants dansent ensemble enfrappant des mains, en s’emparant d’ustensiles qu’ils trouvent sous la main : cuillères,bouteilles de rhum, pots à lait, etc. En d’autres termes, une nouvelle cible cohérente est

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redéfinie qui implique que toute différenciation identitaire (de sexe, d’âge…) desparticipants s’annule dans la proclamation collective d’une rumba offerte aux morts(eggun) de la maison, comme si ceux-ci voulaient beaucoup de bruit, beaucoup de joiepour marquer l’événement avec les vivants. Deuxièmement, cette mise enconfiguration relationnelle morts/vivants a pour effet d’inhiber, de toute évidence, lecaractère exhibitionniste imputable à la performance des danseurs de guaguancó. Nousavons insisté dans la description d’un guaguancó sur le fait que le danseur s’offre defaçon directe – et de manière ostensible – à la sensibilité des spectateurs qui devient enquelque sorte son public. Par exemple, il mime, comme nous l’avons vu, sur le chemin,toutes sortes de personnages. Quant au spectateur, il peut s’identifier au danseur.Mieux, il peut s’identifier à la fois à la personne du danseur (en l’exhortant parfois parson nom) et aux différents personnages joués par ce même danseur (personnagesprofanes, politiques ou religieux). C’est ce qui me permettrait d’accéder à la notion de« sujet virtuellement dédoublé » avancée récemment par M. Houseman concernant lesmodalités d’action propres au spectacle (Houseman, 2003 : 300). Or c’est cedédoublement du sujet, jouant tant du côté de l’acteur-danseur, que du côté duspectateur-interprète qui me semble absent d’une rumba pour les morts16. Je rejoins iciles propos de K. Argyriadis concernant les danses effectuées dans un contexte religieux.Ici :

bien danser signifie se laisser aller à ses émotions et savoir les exprimer, sans qu’ilsoit nécessaire de se livrer à de spectaculaires acrobaties […]. Un ou deux pas debase simples peuvent être amplement suffisants pour être appréciés […] des entitésreligieuses (Esprits, Eggun et même Oricha) (Argyriadis, 2001 : 140).

76 J’ajouterai à cela que la performance d’exhibition qui caractérise une rumba telle que

j’ai pu l’observer dans le contexte d’un solar retrouve tous ses droits quand les danseursrencontrés dans ce même solar, tels Julito et Caridad, sont amenés à professionnaliserleur art dans le cadre institutionnel des spectacles folkloriques, et cela depuis que l’Étata misé sur le développement du tourisme dans l’île.

77 Le phénomène d’identification (au sens large) d’une séance de rumba repose donc sur

un ensemble de traits observables : le temps et le lieu de l’événement qu’elle marque,l’impact d’un script (ou scénario) sous-spécifiant la structuration d’une configurationrelationnelle particulière, l’implication d’entités invisibles, la présence d’étrangers, etc.Elle peut être ainsi regardée tantôt comme un acte politique, tantôt comme unerencontre nécessaire avec des entités surnaturelles (morts, eggun, oricha), tantôtcomme un simple amusement improvisé entre voisins, entre amis, tantôt encorecomme un spectacle artistique. Mais par-delà tous ces traits, la plausibilité del’identification est accrue par une hypothèse de fond qui stipule que bailar la rumba

(danser la rumba), c’est bailar sabroso (danser savoureusement). L’expression estattestée sous une forme ou une autre dans la plupart des chants du cycle rumbero ; elledit intuitivement une manière d’éprouver (de savourer) toute une gamme d’émotions,de sentiments et d’idées que la danse induit dans différents contextes. C’est la raisonpour laquelle j’ai cru opportun de centrer mon analyse sur le problème del’organisation interne d’une séance de rumba, en envisageant les rapports entre, d’unepart, les composantes conventionnelles de son action (l’usage stylisé de gestes induitpar l’usage stylisé de chants) et, d’autre part, l’ensemble des dispositions affectives etintentionnelles des acteurs (musiciens, danseurs et spectateurs). Mais le point communà toutes ces situations réside dans le fait que la danse y est tenue pour agréable (àl’opposé de certaines danses oppressantes et compulsives des cultes religieux) et qu’elle

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y instille en toute circonstance une atmosphère festive. Comme il est dit : Vamos de

rumba, « Allons festoyer ».

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Filmographie

Jespers, Ph.

2002 Rumba pour les morts, Bruxelles, post-production Grimoire, 57 minutes.

Jespers, Ph. & J. Pinxteren

2002 Rumba brava, Bruxelles, post-production Grimoire, 48 minutes.

Pinxteren, J.

2002 Moi aussi je suis jeune. Danser Danzon, Bruxelles, production Atelier Graphoui, 47 minutes.

NOTES

1. Cunningham, L’art impermanent, cité par Laurence Roubleau (1992 : 232-233).

2. Je tiens ici à remercier en priorité Joanna Pinxteren pour m’avoir aidé à cheminer dans le

monde de la rumba cubaine, et aussi pour la stimulation intellectuelle qu’elle m’a apportée, tant

par son enseignement, ses écrits et son sens de la chorégraphie, que pour sa passion pour la

rumba et la danse en général. J’associe à ces remerciements les musiciens et danseurs du groupe

Clave guaguancó qui m’ont aidé à la réalisation d’un film sur la rumba et Ivan De Armas.

3. Genre musical apparu à la fin du XIXe siècle dans la région d’Oriente, à l’est de Cuba (Leymarie,

2001 : 95).

4. Transcription de la prononciation populaire pour vacunado, participe passé de vacunar, utilisé

comme substantif : littéralement, l’action de vacciner, la vaccination. Ici le geste de possession

sexuelle symbolique.

5. Je prendrai ici le parti de faire un usage modéré de la notion de script (ou de scénario) de plus

en plus utilisée en anthropologie cognitive du rite. Loin de moi l’idée d’avancer que la rumba a

son script comme action rituelle religieuse, même s’il n’est pas rare qu’une peña commence par

un Notre Père ou un Je Vous salue Marie chantés à l’unisson par l’assistance sur le rythme rumba. Je

partirai d’une définition proposée récemment par Pierre Liénard : « Un script n’est autre, en fait,

qu’un ensemble organisé d’attentes qui portent sur les étapes d’une situation dont le schéma de

développement est connu » (Liénard, 2003 : 307).

6. Los pregones peut se traduire littéralement par « les boniments de camelot ».

7. Substantif formé sur l’adjectif montuno : littéralement, « de la montagne ». Historiquement

l’expression a été empruntée à un genre musical, le son montuno, créé à la fin du XIXe siècle et qui,

comme son nom l’indique, est originaire de la région montagneuse de l’Oriente (la province de

Santiago de Cuba).

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8. Je rejoins ici l’interprétation d’Arnaud Halloy à propos de cette forme d’indécidabilité que l’on

retrouve aussi dans le jeu de la Capoeira (Halloy, 2002 : 90).

9. Alvarez, 1997 : 384.

10. Terme abstrait dérivé de hombre (l’homme) pour dire la virilité. Ici le fait d’exhiber des

qualités d’homme, de mâle.

11. Cette formulation me fut suggérée par Michael Houseman lors de la présentation de mon film

Rumba brava à l’occasion des Journées d’Etudes Filmer la danse, 17 juin 2002, UMR 8048, Ivry-sur-

Seine.

12. J’emprunte l’expression à Christophe Apprill à propos de son étude sur le tango argentin en

France (Apprill, 1998 : 151).

13. Expression que l’on retrouve aussi dans le flamenco.

14. Dans son étude consacrée à la Capoeira Angola, A. Halloy nous montre que le jeu de la mandinga

exige du capoeiriste une démonstration de maîtrise et de malice sans pour autant basculer dans

l’agression physique ou la violence (Halloy, 2002 : 87).

15. S’inspirant lui aussi de l’esthétique kantienne, C. Apprill, dans son ouvrage consacré au tango

argentin, écrit : « [La] jouissance du tango est sans finalité puisque le passage à l’acte n’est pas un

but ni une nécessité. Elle se suffit à elle-même […]. Il y a plaisir sans sexualité et on peut danser

avec plusieurs partenaires » (Apprill, 1998 : 150).

16. Cette absence de dédoublement du sujet se vérifie également dans le cas de la possession d’un

individu par une entité du panthéon (une divinité de la santería par exemple).

RÉSUMÉS

L’auteur entreprend de cerner les traits caractérisant les deux manières de danser la rumba,

selon qu’on la danse lors d’une fête, ou en contrepoint d’une cérémonie religieuse. Ces traits sont

à chercher dans la relation entre les conventions observées par les danseurs et les dispositions

affectives ou intentionnelles qui animent tous les acteurs, danseurs, musiciens et spectateurs

compris.

The characteristics are described of two ways of dancing the rumba, respectively during

festivities or in counterpoint to a religious ceremony. They are sought in the relation between

the conventions observed by dancers and the affective or intentional predispositions that enliven

all actors – dancers, musicians and onlookers.

INDEX

Mots-clés : action, rumba, chant, intention, rythme

Keywords : action, rumba, song, intention, rhythm, Cuba

Index géographique : Cuba

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AUTEUR

PHILIPPE JESPERS

Professeur

Université Libre de Bruxelles

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Entre jouer à apprendre etapprendre à jouerLes erês d’un candomblé de caboclo en Belgique

Between playing at learning and learning to play. The erês of a Caboclo

Candomblé in Belgium

Arnaud Halloy

1 Implanté en 1988 et situé dans le petit village de Carnières en Belgique, le Candomblé,

culte d’origine afro-brésilienne, disparaissait en janvier 2000 à l’issue d’un parcoursmouvementé dont voici les étapes initiales. En 1974, celui qui deviendra le chef deculte, que nous appellerons Alexandre, visite pour la première fois un terreiro1 au Brésil.Très vite, son intérêt intellectuel est relayé par sa « prédisposition médiumnique », lesdivinités ne tardant pas à se « manifester2 » à travers son propre corps. C’est ainsi qu’aucours de voyages longs de deux à neuf mois entrepris chaque année pendant vingt ans,durant lesquels il s’impliqua religieusement dans un terreiro de Alagoinhas, dans l’état deBahia, Alexandre est devenu pai-de-santo (père-de-saint). La première participante enBelgique fut sa mère biologique qui, après une période d’incompréhension, prit partaux « réunions3 » organisées dans la salle à manger de la maison. Le premier fils-de-saint d’Alexandre fut son cousin par alliance, qui adhéra au culte peu de temps aprèsles premiers voyages au Brésil. Une rencontre importante pour le développement futurdu terreiro eut lieu en 1982 lorsqu’Alexandre fit la connaissance d’un fonctionnaire duministère des Finances passionné par l’écrivain Conrad Detrez. Ils entreprirentensemble plusieurs voyages au Brésil. Leur amitié et leur parcours religieux sedéveloppèrent à l’unisson : alors qu’Alexandre devenait père-de-saint, son ami, que nousappellerons Patrick, devint le pai-pequeno4 (petit-père) du terreiro de Carnières. En 1998,le terreiro belge comptait une douzaine de personnes assidues dont huit filhos-de-santo

(fils-de-saints5), hommes et femmes confondus. Parmi ces personnes se trouvaient desgens d’origines diverses : un Congolais, un Angolais, une Belgo-grecque, un Belgo-italien, deux sœurs brésiliennes ainsi que plusieurs Belges. Bon nombre d’entres ellesparticipaient également à d’autres cultes (druidisme, Rose-Croix, Eglise orthodoxe,

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culte aux ancêtres,…) et voyaient dans le Candomblé l’aboutissement de leur parcoursspirituel antérieur.

2 La spécificité du terreiro de Carnières m’a conduit à questionner la transmission des

savoirs religieux au sein de ce culte, et plus particulièrement l’inculcation non-verbaled’attitudes et de savoir-faire. En effet, de par son isolement géographique et la diversitéd’origine et d’affiliations religieuses des participants, certaines pratiques rituelles – dont la plus flagrante est la danse des divinités – avaient du mal à être assimilées. Jepropose d’aborder ce problème en centrant l’attention sur des entités infantiles,appelées erês, car je suis persuadé que le contexte particulier du culte de Carnières aexercé une influence décisive sur l’orientation du comportement de ces entités, commenous le verrons.

3 A travers l’étude de ce cas isolé, je cherche à dégager certaines des propriétés des jeux

cérémoniels pouvant intervenir dans l’acquisition de toute pratique rituelle. Pour cefaire, je m’inspirerai de l’analyse du jeu en termes éthologiques de Gregory Bateson.Aussi, je focaliserai mon attention sur deux dimensions qui me semblent essentiellespour une meilleure compréhension du phénomène observé : la conception dynamiquedes modalités de l’action en terme de « convention » et non de « règle6 » et le contexteinteractionnel dans lequel l’action s’élabore, souscrivant ainsi à l’hypothèse développéepar Michael Houseman et Carlo Severi selon laquelle « la propriété distinctive de laritualisation est à rechercher dans la forme, particulièrement complexe, desinteractions qu’elle met en jeu » (1994 : 164).

4 Je tiens à insister sur un point central justifiant mon choix d’appréhender le rituel par

une analyse de l’action et du contexte relationnel. Sans récuser l’intérêt d’une étudeapprofondie des conceptions mythologiques liées aux erês, il me semble tout à faitconcevable d’envisager l’étude des actions et interactions rituelles en dehors de leurlien avec les conceptions mythologiques véhiculées à leur sujet. A la suite de PascalBoyer, je défends l’idée que ces dernières ne sont nécessaires ni à la représentation, ni àl’accomplissement de la séquence rituelle (Boyer, 1997 : 237).

Les erês

5 Le Candomblé, religion d’origine africaine, s’est (re)composé au Brésil à la suite de

l’importation massive d’esclaves destinés à servir de main-d’œuvre dans les plantationset les mines des colons portugais. Comme dans tous les cultes afro-brésiliens, un desmoments culminants de la pratique religieuse du Candomblé est la cérémonie publique.Elle donne lieu à la « manifestation » d’entités spirituelles dans le corps des initiés, etest toujours précédée de sacrifices. A Carnières, Candomblé de « nation » caboclo7, leculte s’organise autour de trois grandes catégories d’entités : les divinités réputéesafricaines appelées orixás ou inkice, selon qu’elles sont supposées d’origine yoruba oubantoue ; les caboclos, entités spirituelles typiquement brésiliennes ; les erês ou entités-enfants qui se manifestent la plupart du temps entre le moment où le fidèle est« chevauché » par une entité adulte (orixá, inkice ou caboclo) et celui où il retourne àl’état normal. Mon analyse portera sur ces entités-enfants car elles présentent unecaractéristique passionnante : elles aiment jouer. Plus encore, elles marquent d’uneempreinte ludique toutes leurs actions, comportement qui ne manquera pas, nous yreviendrons, d’avoir des effets cognitifs et relationnels précis sur la formed’apprentissage développée au sein du rituel.

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6 Certains chants rituels associent les êres aux jumeaux chrétiens Côme et Damien et les

font venir de Luanda (Aruanda), capitale de l’Angola. En voici un exemple :

E que vem d’Aruanda brincar na beira do rio C’est qu’il vient d’Aruanda jouer sur le rivage

Vem Erê brincar brincar na beirado rio Viens Erê jouer jouer sur le rivage

Hoje tem alegria, hoje tem alegria Aujourd’hui il y a de la joie, aujourd’hui il y a de la joie

Hoje tem alegria Cosme e Damião Aujourd’hui il y a de la joie Côme et Damien

Hoje tem alegria Aujourd’hui il y a de la joie

Menino vadio dois dois Enfant vagabond deux deux8

Ele quer vadiar dois dois Il aime vagabonder deux deux

Ele brinca no mar dois dois Il joue dans la mer deux deux

Na areia da praia dois dois Dans le sable de la plage deux deux

7 Le chef du culte, pour sa part, voit en eux une version locale des jumeaux Ibeji du

Candomblé nagô, lesquels, à l’origine, ne seraient pas des erês mais des orixás.

8 En fait,  ni la référence aux jumeaux, qu’ils soient chrétiens ou yorubas, ni le lien à

Aruanda, leur pays mythique d’origine, ne semblent influencer l’action rituelle. Destraits évoqués par le chant, un seul semble important en ce qui concerne lecomportement rituel de ces entités : le jeu. C’est le trait que les participants du cultementionnent le plus volontiers dans les entretiens. De plus, comme nous le verrons, lecomportement des erês peut entrer en contradiction avec ses référents mythologiquescar il est celui que l’on devrait attribuer à tout enfant, et plus particulièrement à toutenfant brésilien.

Caruru des erês (septembre 1999)

9 Je vais décrire les moments forts de la fête publique dédiée aux erês appelée Caruru des

erês9 et qui se déroule chaque 27 septembre, date du calendrier chrétien correspondantà la fête des saints Côme et Damien. Lors de cette fête, des jouets (hochets, peluches,ballons…) ainsi que des déguisements (chapeaux, bouées, tétines…) sont mis àdisposition des entités dans la « chambre-de-saint » – quarto-de-santo – accolée aubarracão10.

10 Les erês se manifestèrent à la suite des orixás chez deux fils-de-saints – un homme et

une femme – ainsi que chez le chef de culte et chez le petit-père. Notre analyses’attardera principalement sur le comportement des erês les plus actifs – celui du chefde culte, du petit-père et d’une fille-de-saint expérimentée – car ce sont cescomportements qui constituent le point de départ du processus d’apprentissage quisera décrit par la suite.

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11 Dès le début de la cérémonie, plusieurs assiettes de leur plat de prédilection ont été

servies aux erês car ils étaient arrivés en disant qu’ils mouraient de faim 11. Lanourriture fut engloutie avec avidité. Plusieurs assiettes furent nécessaires pourapaiser leur appétit féroce. Les erês du père-de-saint et du petit-père, une fois rassasiés,s’amusèrent à s’enduire le visage et à se shampouiner consciencieusement avec lanourriture préalablement malaxée entre leurs doigts. Face à cette scène, les personnesde l’assemblée semblaient pour le moins surprises. Leurs sentiments, exprimés autravers de regards complices, du moins en ce qui concerne les fils-de-saints les plusanciens, traduisaient une indulgence bienveillante du même ordre que celle ressentiedevant un enfant qui nous est cher en train de faire une bêtise et d’y prendre beaucoupde plaisir. Pour les autres personnes présentes, moins familières du culte, elles étaientcomme ébahies, ne sachant trop que penser d’une telle scène rituelle. Certainessouriaient, d’autres restaient graves. Le comportement de l’erê féminin, discret, délicatet empreint de coquetterie, contrastait avec celui des entités masculines car elledégusta la nourriture du bout des doigts, prenant garde à ne pas se salir et se contentad’une seule assiette. Le repas fut suivi d’un long moment récréatif. Chacun des erês sedéguisa selon ses envies avec les jouets laissés à disposition dans la chambre-de-saint.L’ambiance était à la joie et à la décontraction. Mais le comportement des trois erês

mentionnés réservait encore bien des surprises. L’erê du chef de culte esquissa les pasde danse propres à certains orixás tout en imitant leur moue caractéristique en crispantexagérément les muscles du visage, donnant lieu à une grimace qui ne manquait pas defaire sourire les observateurs. Il s’amusa ensuite, à travers de courtes séquencesmaintes fois répétées, et toujours avec la même expressivité poussée à l’extrême, àimiter le comportement rituel des entités-adultes : il restait sur place, balançant lebuste d’avant en arrière, provoquant un déséquilibre du corps passant des talons à lapointe des pieds, comme le font – mais bien plus discrètement – les orixás lorsqu’ilsattendent leur tour pour pouvoir danser face aux tambours12 ; il marcha ensuite de longen large, les traits du visage tendus, comme pourrait le faire un orixá ou un caboclo pourexprimer son mécontentement. Tous les regards étaient tournés vers cetteperformance, les autres erês vaquant à d’autres occupations comme manger desbonbons, s’amuser avec un jouet, etc. Cette focalisation sur l’erê du père-de-saint serelâcha lorsqu’il entreprit des pas de samba de roda, une casserole ayant servi àtransporter la nourriture rituelle en équilibre sur la tête. Il sortit ensuite du barracão ettraversa le terreiro en sautillant en direction de la cuisine. Pendant ce temps, l’erê dupetit-père se moqua d’un erê féminin – celui de la fille-de-saint – et improvisa unemusique, entre le rap et le repente13, à propos d’une fille partie uriner, répétantinlassablement en portugais : « a menina foi mijar ! » Au même moment, l’erê enquestion, qui ne prêtait guère d’attention aux moqueries, passa dans l’assemblée,secouant un hochet par-dessus les têtes de l’assistance en imitant ainsi le chef de culteavec son adjá, petite cloche de métal utilisée pour appeler ou diriger les entités lors del’incorporation. Le jeu se poursuivit jusqu’à un événement, une fois encore provoquépar l’erê du chef de culte, qui laissa les fils-de-saints perplexes quant à l’attitudecorrecte à adopter.

12 L’erê du père-de-saint, une fois de retour des cuisines, avait demandé qu’on lui apportât

deux nattes blanches. Il se rendit ensuite dans la chambre-de-saint, accompagné par lafille-de-saint brésilienne – que nous appellerons Irinese. Il réapparut ensuite dans lesalon en feignant une sortie de iaô telle qu’elle est censée être pratiquée dans leCandomblé plus proche de l’héritage africain, qu’il soit d’obédience nagô ou angola : un

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des draps tendu par Irinese et un autre fils-de-saint au-dessus de sa tête, l’autre attachéautour de sa poitrine, il s’avançait à petits pas, légèrement courbé vers l’avant, unsourire difficilement dissimulable sur le visage. Dans cette position, il s’adressa auxpersonnes proches de lui, exigeant notamment d’Irinese qu’elle chantât certainesmusiques dites de fundamento (de fondement du culte) normalement uniquementréservées à cet événement rituel. L’erê s’essaya alors à danser ce qui m’a ensuite étédécrit comme la muzenza, danse complexe demandant une indépendance motrice dedifférentes parties du corps14. Il se mit ensuite à imiter le rituel de dation du nom15 : iltourna sur lui-même puis s’arrêta brusquement et, un grand sourire aux lèvres, au lieude crier son nom comme cette séquence rituelle l’exigerait, il éclata de rire ! Cecomportement de l’erê créa une situation délicate où les fils-de-saints s’occupant de luiétaient divisés entre leur devoir d’obéissance envers l’entité manifestée et leurréticence à soutenir délibérément cette parade ironique des cultes dits traditionnels.Cet épisode passé, le climat de dérision – et la tension qu’il engendra – se dissipèrent, etles erês, l’un après l’autre, avant de quitter le corps de leur « cheval », dirent qu’ilss’étaient bien amusés et qu’ils attendaient déjà la prochaine fête avec impatience.

Le jeu de l’erê

13 Les postures corporelles des entités-enfants sont moins stéréotypées que celles des

entités-adultes. Tout d’abord, leur assise sur le sol, contrairement à celle des entitésadultes, est marquée par la légèreté car il leur arrive fréquemment d’effectuer despetits sauts, de sauter sur un pied ou à pieds joints ou encore de se déplacer sur lapointe des pieds. Le corps du médium semble dégagé de toute tension musculaire etl’expression du visage des erês est libérée du rictus facial propre aux entités adultes. Ilsarborent à la place un large sourire et des yeux écarquillés qui viennent souligner leurfacilité à entrer en communication avec les personnes présentes, qu’il s’agisse despersonnes de l’assemblée ou des autres erês. Un autre critère caractérisant ces entitésest leur pouvoir imaginatif donnant lieu à une panoplie extrêmement large d’actionsrituelles. Contrairement aux entités adultes pour lesquelles de nombreuses contraintesconventionnellement établies pèsent sur la performance, le comportement des erês estbeaucoup plus libre dans le choix des actions envisageables ainsi que dans lamanipulation des objets pouvant servir de support à son action ludique. Par ailleurs,l’investissement total qu’impose l’activité de jouer (Winnicott, 1971) débouche chez euxsur la simultanéité et la spontanéité, libre de la plupart des tensions affectant lessituations rituelles ciblées dans le « non-jeu ».

14 Mais même si le comportement des erês est plus imprévisible que celui des entités-

adultes, il n’est cependant pas dénué de contraintes. Tout d’abord, le comportement del’erê est supposé être celui d’un enfant brésilien. En effet, comme tout erê, il parle unportugais très approximatif – par ailleurs très « savoureux » métaphoriquement – et seconduit comme un enfant âgé de 4 à 5 ans. La connaissance du monde de ces entités-enfants fait référence, non pas à l’imaginaire enfantin que l’on pourrait attribuer à unenfant belge de cet âge, mais bien à l’univers populaire brésilien. Leur conception de laBelgique, assimilée la plupart du temps aux « Europes » (zoropas), appartientpleinement à l’imaginaire populaire brésilien et véhicule des images telles que « le paysoù il y a des dollars avec lesquels on peut tout acheter », « le pays où il y a des avionsénormes », etc. Il existe ainsi un double « décalage » entre les données véhiculées par

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les différents chants et les comportements rituels observables. D’un côté, undécalage culturel entre l’origine présumée des entités censées venir de Luanda en Angolaet leur comportement qui est celui d’enfants typiquement brésiliens. Ensuite, undécalage cognitif entre les références métaphoriques censées appartenir à des enfants de4 et 5 ans et les connaissances effectives des personnes manifestées de ces entités, quiont toutes atteint l’âge adulte16.

15 Un autre type de contrainte qui oriente la performance de l’erê est d’ordre relationnel.

En effet, plus que toute autre entité du culte, c’est la relation que l’erê entretient avecles personnes de l’assemblée et les autres entités présentes qui donne à soncomportement rituel sa spécificité. L’erê est constamment en interaction : il esttoujours censé, quelle que soit l’action qu’il développe, maintenir la communicationavec un tiers. Cette relation sera établie par un simple regard, un sourire ou par uneinterpellation directe. Plus précisément, l’erê se voit astreint à « amuser la galerie » !Autrement dit, son comportement se définit par le fait qu’il est obligé de faire preuved’imagination, de subtilité d’esprit, de bonne humeur, etc. Il est continuellement amenéà « improviser », ce qui exige une hyperactivité permanente marquée par uneexpressivité exacerbée. Ainsi, contraint à maintenir un contact continu et à amuser lesgens, l’erê se voit tout simplement dans l’obligation de jouer non seulement pour lesautres, mais avec eux. Pour dire les choses brutalement, l’erê doit jouer car il semblen’exister rituellement qu’à travers le jeu. Il apparaît ainsi comme la personnificationmême de la relation qu’il établit et à travers laquelle il se définit. C’est ce qui le rendreconnaissable lorsqu’il se manifeste dans un rituel, bien plus que les caractéristiquesmythiques assez floues qu’on lui associe à l’occasion.

16 Afin de mieux saisir la nature du jeu auquel se livre l’erê, il est utile de partir de la

notion de « métamessage » développée par G. Bateson et retravaillée par d’autres(Millar, 1982 ; Fagen, 1984 ; Losonczy, 1990 ; Piette, 1997 ; Handelman, 2001). Unmétamessage est un message portant sur la communication elle-même. Comme lesouligne Albert Piette, il consiste notamment « dans la coprésence simultanée (aumême endroit et en même temps), dans un même geste, un même discours de deuxtermes qui paraissent incompatibles, même si l’un peut être occulté par rapport àl’autre. C’est le cas de la production simultanée d’un geste agressif et du signal commemétamessage : “ceci est un jeu” » (1997 : 145). Il s’agit donc, la plupart du temps, degestes ostensifs qui, tout en revendiquant une intention de communiquer (Livet, 1994 :228), attirent l’attention du destinataire sur la nécessité d’interpréter ces gestesautrement que comme des mouvements ordinaires. Toutefois, comme l’observeHandelman, la relation entre les deux termes qu’intègre un acte demétacommunication n’est pas d’ordre hiérarchique et linéaire, avec le contenu d’uncôté et le cadre qui dicterait « comment son contenu devrait être perçu, expérimenté ettraité » de l’autre (2001 : 147). Ces deux catégories de messages interagissentsimultanément, ce qui donnerait au jeu sa caractéristique « autoréflexive », c’est-à-direune capacité à « se changer lui-même à travers lui-même » (Ibid. : 146). Cettesimultanéité peut donner lieu à une vaste et complexe panoplie de situations où autantcelui qui produit ces messages que ceux qui les reçoivent devront continuellement sepositionner les uns vis-à-vis des autres – et vis-à-vis de soi-même aussi, comme nous leverrons – pour pouvoir déboucher sur le consensus dynamique qui définit la« convention », telle que nous l’entendons17.

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17 Examinons à présent certains effets à la fois psychologiques et relationnels provoqués

par les épisodes ludiques précédemment décrits.

18 Un premier épisode digne d’intérêt est celui où les erês du père-de-saint et du petit-

père s’enduirent le visage et se shampouinèrent joyeusement avec la nourriture rituellequi, je le rappelle, provient notamment des sacrifices offerts aux diverses entités. Dansce cas, le jeu tourne en dérision les normes de commensalité en usage dans leCandomblé. En effet, si certains détails comportementaux tels que manger avec lesdoigts et décroiser les jambes lors du repas soulignent l’appartenance à une famillereligieuse plus large – celle des cultes afro-brésiliens, impliquant une origine commune(l’Afrique-Mère) –, ces détails permettent également de différencier ce repas d’un repasordinaire car la stricte observance de ces prescriptions est la condition sine qua non

pour que le transfert d’axé censé être procuré par l’ingestion des aliments puisse avoirlieu18. Il va sans dire que tous les participants doivent s’y plier, quel que soit leur statutau sein du culte.

19 Les comportements observables dans les autres épisodes rituels décrits ont en commun

deux éléments : ils sont imitatifs et ironiques. L’analyse proposée consiste à mettre enévidence les indices comportementaux des erês permettant d’identifier ces deuxéléments et par conséquent d’orienter l’interprétation – celle des personnes ayantassisté aux comportements décrits tout comme la nôtre – dans une direction commune.Pour ce faire, je partirai de la définition de l’ironie proposée par Sperber et Wilson(1989 ; 1998). Deux caractéristiques semblent incontournables dans leur compréhensionde l’ironie. Premièrement, l’ironie est par définition « échoïque » : un comportement sefait à sa façon l’écho des propos et des pensées d’autrui, d’une norme ou de ce qui est« souhaitable [desirable] de manière standard19 ». Le second élément porte sur ce qu’ilsappellent la « dissociation » du sujet et du « matériau [material] mis en écho [echoed] ».Il s’agit toujours d’une interprétation de la compréhension que l’on a de ce que qui faitl’objet de l’ironie. Plus exactement, l’ironie « met invariablement en jeu l’expressionimplicite d’une attitude, et la pertinence d’un énoncé (voire d’un acte) ironique dépendinvariablement de ce qu’il révèle de l’attitude du locuteur à l’égard de l’opinion dont il sefait l’écho » (1989 : 358, c’est moi qui souligne). Je tiens finalement à faire remarquer, àla suite de ces auteurs, que « l’ironie consiste en un continuum d’attitudes vis-à-visd’un matériau mis en écho, étant donné que l’ironie peut être combinée avecl’emphase, la métaphore, la simulation [pretence], la parodie, etc. » (1998).

20 Concernant le comportement des erês, l’ironie dont il font preuve est le plus souvent

amusée et faiblement désapprobatrice, ce qui lui donne son ton moqueurcaractéristique et toujours « gentil », dans le sens où ils ne se montrent jamais agressifsou cinglants vis-à-vis des comportements mis à mal et que leur attitude est toujoursentachée d’une forme de respect qui évite de basculer dans le sarcasme.

21 Lorsque l’erê s’amusait à imiter le comportement des entités adultes, il prenait un soin

particulier à en exagérer certains aspects par une expressivité exacerbée : un rictusfacial devient une grimace, une posture corporelle ou un état mental – comme l’épisodedu « mécontentement » –, une caricature de cette posture ou de cet état mental, etc.Mais l’ironie trouva sa pleine expression dans la mise en scène par l’erê du chef de culted’une sortie de iaô. La mise en écho portait alors sur une opinion largement partagéedans le milieu des cultes afro-brésiliens qui attribue aux cultes dits « traditionnels »une supériorité rituelle20 sur les autres modalités de culte, supériorité expriméeparadigmatiquement dans le rituel de sortie de iaô, qui est l’apanage de ces cultes. Il

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serait possible de voir dans cette séquence un micro-rite d’inversion transgressantcette hiérarchie consacrée. Une autre interprétation, à mes yeux plus riche, verraitdans le comportement des erês un acte d’ironie portant sur l’opinion précédemmentdécrite, et plus particulièrement sur l’attitude des participants au culte face à cetteopinion. Deux catégories d’indices, à mes yeux, font pencher pour cette secondeinterprétation.

22 Tout d’abord les indices comportementaux observables à la fois chez l’entité et chez

ceux qui l’observaient. En ce qui concerne l’erê du père-de-saint, retenons pourcommencer le petit sourire permanent qui lui collait aux lèvres durant tout l’épisodeainsi que la joie évidente que lui procurait son comportement pour le moinsimpertinent. Une autre catégorie d’indices porte sur l’ensemble des comportementsprécédemment décrits, liés à l’imitation exacerbée des attitudes et états mentauxattribués aux entités adultes. Du côté des observateurs, le caractère ironique ducomportement de l’erê se voyait confirmé par le malaise qu’il provoquait. Cette tensiontraduisait la difficulté à se positionner face à ce qui était en train de se jouer, à savoirune remise en question de la prétendue supériorité rituelle des modalités de culte plusafricaines par rapport au Candomblé de caboclo. Chacun, durant cet épisode, cherchaitdans le comportement d’autrui – et plus particulièrement dans celui des fils-de-saintsles plus expérimentés – l’attitude correcte à adopter face à l’erê.

23 Une seconde catégorie d’indices de la connotation ironique du comportement des erês

réside dans le choix des « matériaux mis en écho ». Loin d’être innocent, ce choix portesur des aspects rituels d’une grande importance symbolique. Il est en effet difficilementconcevable pour les participants au culte de remettre en cause, même ironiquement,certaines prescriptions rituelles, encore moins le comportement des orixás ou un rituelaussi « respectable » que la « sortie de iaô21 ».

24 En ciblant ces comportements rituels, l’erê fait doublement mouche : il ironise d’une

part sur l’importance généralement attribuée à ces aspects du rituel et l’attitudeparticulièrement rigide des pratiquants de Carnières à leur égard, et d’autre part, ilprocure en même temps à ces derniers l’opportunité de les aborder sous un autre jouret par conséquent d’en apprendre quelque chose. Je rappelle que l’isolementgéographique, l’hétérogénéité sociologique ainsi que le peu de familiarité de la plupartdes participants avec les savoirs et savoir-faire liés au culte rendaient certainescatégories de savoirs difficilement assimilables. Or, le comportement de l’erê fournitclairement une occasion de peaufiner ces savoirs en ajustant l’attitude à leur égard,comme nous allons le montrer à présent.

Entre jouer et apprendre dans le terreiro de Carnières

25 Je vais à présent chercher à mettre en évidence le mécanisme d’apprentissage sous-

jacent à de tels épisodes rituels. Pour ce faire, il s’avère indispensable de pouvoirsystématiser le type d’interaction et certains des mécanismes cognitifs inhérents àcette catégorie de jeu. Ce mécanisme implique deux catégories d’acteurs : d’un côté leserês , détenteurs des savoirs et savoir-faire rituels et de l’autre les personnesconfrontées au comportement de l’erê et amenées à apprendre quelque chose de celui-ci. La transmission du savoir suit donc une direction bien précise : des erês vers leurs« observateurs-interprètes », pour reprendre l’expression de Pierre Livet. Cettedésignation souligne bien les deux actions de base auxquelles les apprenants sont

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soumis : observer et interpréter. L’espace ludique ouvert par l’erê – et toutparticulièrement dans ses aspects imitatifs et ironiques – induit chez les participantsun processus d’apprentissage fondé sur la réflexivité et que nous appelleronsapprentissage par « miroir déformant ».

26 L’apprentissage que médiatise le jeu des erês passe par l’imitation, comme nous l’avons

vu. La forme d’imitation privilégiée présente la particularité d’être indirecte : l’erê

n’imite pas, il joue à imiter. Le jeu ironique des erês, plutôt que de reproduire uncomportement observé, prend ce comportement imité comme support pour en faireautre chose. Or, cette « autre chose », c’est le regard de l’erê sur l’événement qu’il meten scène, regard rendu possible par la connotation ironique de son jeu imitatif. Pourpouvoir poser ce « regard », l’erê introduit un certain nombre de distorsionscomportementales, qui elles-mêmes renvoient aux conventions et normes régissant cescomportements. De cette manière, il expérimente les conventions propres àl’événement en jouant sur ses limites « implicites » (cf. Hamayon, 1995), c’est-à-dire ens’approchant des frontières du non-permis. Autrement dit, les erês induisent unedistanciation/distorsion vis-à-vis des comportements mis en scène, ce qui aura poureffet d’attirer l’attention et d’orienter l’interprétation de qui les observent sur ce dontil se fait l’écho via son propre comportement. Ainsi, ce jeu imitatif et ironique s’avèreêtre le rouage principal d’un mécanisme d’apprentissage indirect basé sur la réflexivitéoù le comportement de l’entité fait office de « miroir déformant » de comportementsrituels « idéaux » pour les observateurs-interprètes qui se voient ainsi renvoyer uneimage de leur propre processus d’apprentissage au sein du culte. Plus qu’amenés à« savoir », ces derniers sont amenés à prendre position quant au savoir mis en scènepar les erês. Tout le pouvoir catalyseur du jeu de l’erê réside donc dans cette réflexivitéqui montre le chemin à suivre pour apprendre plutôt que l’objet de l’apprentissage en soi22.

27 Les participants identifient à la fois le comportement imité – et la convention sous-

jacente à ce dernier – et l’opinion de l’erê à son égard. Cette double reconnaissancedépendra des nuances apportées par la performance de l’erê, d’où la difficulté éprouvéepar certains erês moins expérimentés à manipuler adroitement les différents registresde communication qu’implique la mise en scène de ce savoir. Plusieurs facteursinterviennent dans la maîtrise de cette performance délicate. Le plus important estsans doute une réelle compétence quant aux comportements « imités » : ceux-cidoivent être maîtrisés avant de pouvoir être efficacement présentés ironiquement. Or,ce n’est pas le jeu de l’erê qui mène à cette maîtrise mais l’expérimentation directe deces comportements dans un contexte non-ludique. Ensuite, les distorsionsprécédemment décrites du comportement en question doivent, elles aussi, êtremaîtrisées au cours de la performance. Les opinions et attitudes face au comportementdes erês peuvent fortement diverger en fonction de la familiarité de chacun avec leculte. Cependant, l’erê, s’il se montre expert dans sa performance ludico-ironique, vaêtre capable de sélectionner contextuellement les indices les plus pertinents et faireconverger de la sorte l’interprétation des observateurs dans une direction commune.Du coup, cette double maîtrise portant à la fois sur le contenu informationnel et surl’intention de communication permet d’exploiter avec d’autant plus de finesse et deforce les potentiels d’apprentissage inhérents à ce type de performance.

28 Lorsque l’erê tient (bien) son rôle, il peut faire preuve d’une grande souplesse dans le

choix et dans l’interprétation des sujets abordés. Dans la performance, cette plusgrande liberté ne consiste pas obligatoirement en l’introduction de nouveaux éléments

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dans le jeu, mais plutôt en des variations et nuances comportementales minimes, tellesque l’emploi de certains mots ou l’emphase de certaines séquences d’actions,l’intonation de la voix, etc., qui tiennent leur pertinence de la transparence del’attitude de l’erê vis-à-vis des actions entreprises. Il n’est donc nullement fortuit quedans le terreiro de Carnières ce soient les erês des plus anciens initiés qui font preuvedes comportements les plus innovants. Ce constat souligne la double compétencerituelle relevée précédemment et dont les erês doivent faire preuve : une connaissancedes savoirs et savoir-faire rituels dans lesquels ils puisent pour leurs performancesainsi qu’une grande habilité dans le maniement des registres de communicationpermettant de porter et exhiber un regard nouveau sur les savoirs en question.

29 Il est significatif à cet égard que seuls quelques erês font usage de la parole. Ces entités

s’expriment dans le portugais typique des petits enfants brésiliens. Malgré sa simplicitégrammaticale, ce langage est une source extraordinaire d’expressions et deconnaissances implicites propres à l’univers populaire brésilien. La performance de l’erê pose ainsi un double problème aux non-Brésiliens. Tout d’abord, ils ne maîtrisentpas le portugais. Ensuite, ils n’ont pas accès aux référents extérieurs au cadre rituel,appartenant à un univers populaire distant, et de surcroît infantile. Cependant, cettedifficulté ne semble pas insurmontable car parmi les erês doués de parole, on trouvecelui du père-de-saint ainsi que celui du petit-père qui tous deux sont belges, mais quimaîtrisent parfaitement la langue portugaise pour avoir longuement séjourné au Brésil.On peut donc supposer, vu l’adéquation de la performance rituelle de leurs erês

respectifs vis-à-vis des critères brésiliens, que ces prémisses implicites inhérentes à laculture brésilienne ont pu être assimilées lors de ces séjours. Mais c’est loin d’être le caspour la plupart des participants qui présentent de sérieuses lacunes dansl’apprentissage des comportements rituels adéquats, et plus particulièrementconcernant la danse des divinités, se contentant la plupart du temps de reproduire unnombre restreint de gestes et d’attitudes glanés à partir de la performance des entitésdes personnes plus expérimentées, en l’occurrence le chef de culte, le petit-père et l’unou l’autre fils ou fille-de-saint plus anciens. Ce sont là les modèles uniques d’entités d’unculte venu d’un ailleurs dont les nouveaux venus ne savent que très peu de choses surle plan des prescriptions largement implicites sous-tendant les savoir-faire rituels. Or,comme G. Bateson le souligne très bien, « on peut apprendre beaucoup à partir d’unseul exemple, mais on ne peut pas apprendre certaines choses relatives à la nature del’échantillon de la classe où s’inscrivent de tels essais et expériences » (1984 : 131). Dansces conditions, les possibilités d’apprentissage par imitation directe présente desérieuses limites, d’où l’importance du jeu qui permet de passer à un niveaud’apprentissage supérieur au travers d’une distanciation/distorsion descomportements imités.

De jeux en enjeux…

30 Même si les comportements posés dans un cadre ludique n’ont pas la portée qu’ils

auraient en dehors, cela ne veut pas pour autant dire que le jeu est dénué d’enjeu,surtout lorsqu’il est intégré à une activité de type rituel. Roberte Hamayon insiste surl’importance de l’enjeu où « l’éventualité d’un gain rend le jeu apte à se constituer enrituel à finalité aléatoire » (1995 : 91). Selon elle, le caractère symbolique de ce gainréside dans le fait qu’il se situe généralement ailleurs et dans un registre différent de

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celui où l’action est menée. Deux catégories d’enjeux peuvent être discernés dans lecomportement ludique des erês tel qu’observé à Carnières. La première, les enjeux« internes », plus directement liés à l’apprentissage, portent sur l’action et lacommunication au sein même du rituel, et ont été décrits en détail dans les pagesprécédentes. La seconde, les enjeux « externes », est à mettre en relation avec l’actedivinatoire auquel l’erê peut se livrer au cours de sa performance, comme nous allons levoir.

31 Les erês de Carnières occupent une place prépondérante dans la divination pratiquée au

sein du culte. Alexandre a en effet décidé de ne pratiquer la divination la plus usuelle – par les buziós (coquillages), impliquant la médiation d’Exú, l’orixá « messager » – quepour la « cuisine interne » du culte de manière à ne pas attirer « toutes sortes de genspour ses talents de Madame Soleil ». Par ailleurs, les qualités « relationnelles » de l’erê

permettent un contact aisé avec l’assemblée, les divinités adultes telles que les caboclos

se montrant plus difficiles d’accès pour la majorité de l’assistance qui est peu familièreavec le culte et qui de plus ne maîtrise pas suffisamment le portugais, langue danslaquelle s’expriment ces divinités, pour entrer en communication avec les entités23.Nous trouvons donc une inversion par rapport à la situation au Brésil où les qualitésdivinatoires du chef de culte peuvent être une source non-négligeable de revenus pourle terreiro et où les caboclos sont les personnages les plus consultés en matière dedivination. Mais regardons comment la dimension divinatoire du jeu des erês se met enplace lors du rituel.

32 L’erê est constamment en communication avec ses congénères ou avec des personnes de

l’assemblée. Toutefois, il est rare qu’il s’adresse à l’assistance de façon globale,préférant s’adresser à des individus en particulier, dans un langage direct et en touteintimité. Lorsque l’erê établit une relation avec quelqu’un, cette interaction peutconsister en une nouvelle séquence de « jeu » (brincadeira) mais elle peut aussidéboucher sur un acte divinatoire. L’erê se prononce alors sur la vie de la personne,spontanément ou à sa demande. La teneur du discours qui accompagne le premiercontact, qu’il soit moqueur, réconfortant, attentif, ou distrait (…), s’appuie souvent surl’aspect extérieur de la personne – elle a l’air triste, préoccupé, timide ou au contraireextraverti, confiant, etc. – et évoluera en fonction de l’humeur de l’erê et de la demandedu consultant. L’erê pourra alors tour à tour offrir des conseils, prévoir des événementsfuturs, adresser des reproches quant à la conduite de la personne ou encore prescriredes « travaux » – offrandes destinées aux orixás – permettant d’améliorer ou dedébloquer une situation difficile. Quel que soit le cas de figure, cet acte divinatoire amoins de force que celui d’un caboclo ou celui des coquillages. La plupart du temps, lesconseils de l’erê sont donnés sur un ton empreint d’humour ou d’ironie, contrastantparfois violemment avec le sérieux des questions posées, qui touchent souvent à desdomaines délicats de la vie intime ou professionnelle des interlocuteurs. Pour leconsultant, l’oracle proféré par l’entité enfant n’est nullement d’ordre ludique et lesenjeux portent à conséquence. Cependant, en raison du caractère intrinsèquementludique du comportement qu’affiche l’erê, les conseils ou reproches proférés seront prisou non au sérieux par le consultant.

33 Dans le cadre du terreiro de Carnières, nous avons vu que l’ erê est une figure de

médiation importante sur le plan de la transmission de savoirs et savoir-faire rituels. Ilen va de même dans le contexte divinatoire où il peut s’immiscer entre le consultant etles orixás en prescrivant un « travail », ou encore entre le consultant et son avenir ou

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ses soucis lorsqu’il est question de conseiller, de mettre en garde contre un dangeréventuel, etc. Cette vocation d’intermédiaire privilégié peut être mise en rapport, à mesyeux, avec la nature de cette entité qui est cette fois inférée à partir de soncomportement rituel, et non plus de ses référents mythologiques. L’erê joue en effet surdeux plans communicationnels complémentaires. Dans le premier – que nousnommerons horizontal – il relie les hommes entre eux, grâce à sa facilité àcommuniquer. Dans le second – que nous nommerons vertical – il établit lacommunication entre le monde des hommes et celui des entités adultes. Nous avons vupar ailleurs que l’erê est d’une part assimilé à un enfant brésilien, et donc à un êtrefamilier partageant une même nature humaine, et d’autre part à une divinité en basâge, mais divinité tout de même, et donc ontologiquement distincte de la naturehumaine. Signalons enfin que le caractère liminal de cet entité enfant, qui ne cesse dejouer sur les limites, semble également attesté par son intervention privilégiée à desmoments charnières du rituel : soit entre la possession par une entité adulte et la non-possession, soit entre la venue des orixás et caboclos et la fin de la cérémonie24.

Conclusions

34 L’imitation ironique s’impose comme un aspect central du jeu des erês de Carnières, et

joue un rôle de première importance dans l’apprentissage de savoirs concernantcertains comportements rituels. En focalisant l’attention sur des comportementsassociés aux conventions fondatrices de différents épisodes rituels, le jeu des erês

instaure un regard sur celles-ci, créant un effet de distanciation/distorsion qui aurapour conséquence la mise en perspective des savoirs partagés à propos de ces épisodes.Il en résulte une mise en scène à la fois circonscrite dans une marge de manœuvrelimitée mais laissant une large place à l’inventivité. La réalisation de ce jeu demandeune double expertise de la part des exécutants : d’une part, une grande connaissance dusavoir et des savoir-faire cultuels que mobilisent leurs actions, d’autre part, unemaîtrise des divers registres de communication au travers desquels ces savoirs sont(re)présentés. C’est au moyen de ces deux compétences conjuguées que l’erê se définitrituellement et qu’il développe chez les participants un processus d’apprentissagefondé non pas sur l’imitation directe mais sur un mécanisme de « miroir déformant ».Le jeu des erês fait ainsi office de catalyseur pour l’amorçage d’un processusd’apprentissage indirect. Face à l’erê qui apparaît comme le détenteur d’un savoir-faired’une nature particulière, impliquant à la fois la maîtrise des comportements imités etle regard qu’il pose sur ces comportements, l’attitude des participants sera égalementdouble : apprendre à connaître et reconnaître ces comportements mais aussicomprendre le regard que l’erê pose sur eux. De cette manière les membres del’assistance sont amenés à peaufiner leurs propres connaissances et à réorienter, aubesoin, le jugement qu’ils portaient sur leur propre savoir. En introduisant unedistanciation vis-à-vis de différents aspects du rituel, le jeu des erês impose chez ceuxqui l’observent une mise en perspective de ce qu’il y a lieu de savoir pour permettre undéroulement localement viable du rituel.

35 N’est-ce pas là une raison suffisante pour les erês de « descendre » jouer à Carnières ?

Je tiens à remercier chaleureusement Véronique Boyer, Véronique Lautier, Michael Houseman,

Anne-Marie Losonczy, Philippe Jespers, Isabelle Fokan et Pierre Liénard pour leurs précieuses

remarques quant aux premières versions de cet article.

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NOTES

1. Dénomination à la fois du lieu de culte et de la communauté qui lui est liée.

2. Plutôt que de « possession », je privilégierai la terminologie vernaculaire et parlerai de

« manifestation », de « chevauchement », de « descente » ou d’incorporation de l’entité sur son

« cheval » ou son « enfant ».

3. Il s’agissait de sessions durant lesquelles les divinités étaient invoquées et pouvaient ainsi

« descendre » sur leurs « enfants », en l’occurrence Alexandre.

4. Le petit-père est le « bras droit » du chef de culte.

5. Fils ou fille-de-saint, dans la terminologie du Candomblé, est synonyme d’initié.

6. Par cette distinction, je cherche à insister sur l’aspect intrinsèquement dynamique de la notion

de « convention » qui résulte d’un accord reposant sur des repères, implicites ou explicites, entre

individus par opposition à une conception statique de la notion de « règle » qui déterminerait

automatiquement le comportement des individus dans une situation donnée. Pour un

développement du débat sur cette question, voir Pierre Livet (1994).

7. Le Candomblé se divise en « nations ». Les premiers usages de ce terme cherchaient à classifier

les esclaves selon leur origine ethnique. Aujourd’hui, la connotation ethnique est perdue et c’est

une classification politique qui prévaut (Capone, 1999 : 14). Les « nations » principales sont : nagô,

ketu, efon, ijexá, jeje, angola, vodun, congo et caboclo.

8. Manière populaire de désigner les jumeaux dans le Candomblé.

9. Ce nom est au départ celui du plat à base d’ocra particulièrement apprécié de ces entités.

10. La chambre-de-saint est une petite pièce où se trouvent les autels de plusieurs orixás et où

sont entreposés, manque de place, certains objets cultuels. Le barracão ou Salon est la pièce

principale où se déroule l’ensemble des cérémonies.

11. Seuls les erês du chef de culte et du petit-père firent usage de la parole.

12. L’ordre des performances individuelles correspond à l’ordre hiérarchique au sein du culte.

Ainsi, l’orixá du chef de culte aura toujours priorité sur les autres.

13. Forme de chant-poème improvisé ou récité typique des poètes de rues dans le Nord-Est

brésilien.

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14. « Dans le candomblé angola, le novice qui, pour la première fois, échange l’obscurité de la

camarinha [chambre de réclusion] pour les lumières du barracão est appelé muzenza […] Muzenza

désigne également la première danse rituelle des nouveaux-initiés » (Vogel et al., 2001 : 95).

15. Le rituel de dation du nom, appelé orúko dans le Candomblé nagô, correspond au moment où l’

orixá de l’initié, lors de sa première sortie publique, va crier son nom à l’audience rassemblée

pour cet événement.

16. Ce second décalage est le propre de la substitution identitaire engendrée par la possession.

17. Le message « Ceci est un jeu » doit en effet être nuancé en fonction des situations où le jeu se

développe, de ce sur quoi le jeu porte et du type de jeu dont il est question. Dans notre cas, le jeu

des erês est lui-même enchâssé dans un cadrage rituel et prend ce dernier pour cible. De plus, il

est associé à de l’ironie, de la moquerie, de l’humour.

18. Les aliments composant le repas, et tout particulièrement la viande issue des sacrifices pour

les divinités, sont des sources de axé, force vitale censée investir tous les êtres vivants, certains

objets cultuels et pouvant être manipulée rituellement.

19. Ils insistent sur l’aspect « moral » que tend à revêtir tout acte ironique (1998).

20. Cette supériorité est inscrite dans un continuum trouvant à l’un de ses pôles les cultes plus

proches de l’héritage africain, et dits « purs », et à l’autre ceux ayant subi diverses influences

extérieures (catholicisme, kardecisme, bouddhisme,…), et dits « dégénérés ». La teneur morale de

cette classification apparaît ici clairement. Voir notamment à ce propos le livre de

Stefania Capone (1999).

21. Vogel et al. voient dans la sortie de iaô « la séquence focale du rite [de Candomblé] » et le

« noyau sémantique de son énoncé » (2001 : 114). Ils ajoutent un peu plus loin, faisant écho à la

séquence choisie par l’erê de la dation du nom : « La feitura [l’initiation] et le nom servent pour

donner à l’initié sa première et plus fondamentale inscription dans le cadre des généalogies du

Candomblé » (2001 : 115).

22. Une logique similaire d’apprentissage a été relevée par A. M. Losonczy dans le chamanisme

embera où « ce que cet apprentissage vise à créer chez le chamane, c’est précisément cette

capacité maîtrisée d’improvisation rituelle […] en poussant certaines règles de fonctionnement

tacites du savoir communautaire, à l’extrême limite de leur logique, comme pour les rendre

conscientes » (1990 : 193).

23. Les personnes composant l’assemblée sont soit des parents ou amis des participants au culte,

soit des « curieux » ayant entendu parler du terreiro. Ces deux catégories de personnes partagent

toutefois une même caractéristique : elles connaissent peu de choses sur le déroulement rituel

d’un tel culte, et par conséquent sur la manière d’aborder les divinités.

24. Son omniprésence lors de la période de réclusion dans les Candomblés plus proches de

l’héritage africain viendrait renforcer ce caractère liminal de l’entité, de même que le point de

vue de Gilbert Rouget qui définit la transe des erês comme une double dépossession de la personne

« manifestée », « puisqu’(elle) est dépossédée à la fois de son dieu et d’elle-même » (1990

[1980] : 115).

RÉSUMÉS

L’article se propose de montrer comment, dans un culte afro-brésilien installé en Belgique, le jeu

d’entités-enfants introduit une métacommunication qui débouche sur un cadrage rituel plus

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souple. L’importance de cette dimension de jeu dans le culte est à mettre en rapport avec un

processus plus large d’apprentissage rituel qui pose problème.

How does the play of « child-entities » introduce a metacommunication that leads to a more

flexible ritual framework in an Afro-Brazilian cult in Belgium? The importance of play in this cult

should be set in relation to a broader process of ritual learning.

INDEX

Index géographique : Belgique

Keywords : learning, play, metacommunication, irony, mockery, Candomblé, Belgium

Mots-clés : apprentissage, jeu, métacommunication, ironie, dérision, Candomblé

AUTEUR

ARNAUD HALLOY

Université Libre de Bruxelles

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Violence and chaos in Afro-Brazilianreligious experienceLa violence et le chaos dans les religions afro-brésiliennes

José Jorge de Carvalho

Sanctity calls for the complicity of being with lubricity, cruelty and mockery.

Georges Bataille, The accomplice

1 Violence and disorder in ritual performances tend to disturb and challenge traditional

Christian values and assumptions. As in other so-called world religions, mostsubstantive ideas pertaining to sacredness, conceived as the sphere of the absolute andthe sublime, present an implicit moralizing view of religious experience seen asexclusively good, peaceful, harmonic and capable of generating only order andstability. Christianity represents the religious individual as someone who follows a pathfrom disorder to order, from evil to benevolence, from violence to peace. Althoughmany Western theologians, Christian practitioners and intellectuals (mostlysubsequent to Nietzsche and throughout the twentieth century) have rebelled againstthis narrow vision, I maintain that it remains dominant in Brazilian Christianity.Moreover, most of the country’s non-Christian religious movements symbolicallyincorporate, by way of emulation or confrontation, this conventional view of thereligious sphere.

2 Many studies of religious practices in Brazil have shown how Kardecian Spiritualism

and White Umbanda, though founded on non-Christian doctrines (reincarnation andspiritual evolution), seek to be legitimated as religions compatible with the Christianfaith. In keeping with this conciliatory pursuit, they transfer to Afro-Brazilian cultsglobally the task of dealing with the « lower » spirits who disturb conventionspertaining to sexual morality, symbolic purity or violent behavior. As we shall seehowever, certain traditional Afro-Brazilian cults (such as Shango in Recife, which Iknow best) discriminate, in turn, against more syncretistic cults (such as Macumba,Jurema or Pajelança), which they consider to be, unlike themselves, the depositaries ofunacceptable violence and disorder.

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3 Summarizing what others1 have extensively discussed, it would seem that such a

mechanism of exclusion operates within all Brazilian religious forms. Christianityaccepts violence (such as the physical trials suffered when making processions or vows)up to a point but considers excess to be unchristian. Kardecism operates identically,transferring what it deems as unacceptable to Afro-Brazilian religions in general. WhiteUmbanda does the same. Having made alliances with Christianity and Spiritualism, itsees itself as peaceful, pure and orderly. It attributes violence and disorder to otherAfro-Brazilian cults, such as Candomblé, Macumba and their equivalents (Quimbanda inparticular). Candomblé and cults similar to it (Shango, Batuque, Tambor de Mina) dothe same with respect to Jurema and Macumba. The latter end up being the only cultsin a position to claim sacred violence and disorder as their own. I would like to considerthis religious universe that openly accepts as constitutive of its own spirituality theresidue rejected by others. I shall start from the two ends in this regressive chain ofsymbolic displacement within Afro-Brazilian religious practices : Shango and Jurema.

4 I shall mainly refer to the Shango and Jurema cults in Recife. For readers unfamiliar

with the Afro-Brazilian world, I have made a basic distinction between two cult styles.On the one hand, there are traditional cults for exclusively African deities (known asorixás or voduns). They have both a repertoire of songs in African languages and anextremely rigid, complex ritual system. This category includes Shango in Recife,Candomblé in Bahia, Batuque in Porto Alegre and Tambor de Mina in São Luís. On theother hand, there are cults for various supernatural entities in addition to African ones,such as caboclos, mestres, exús, pretos-velhos and pombagiras. Their songs are mainly inPortuguese; and their ritual styles, less well-defined. This category includes Umbanda(practiced throughout the country), Macumba (previously restricted to Rio de Janeiroand São Paulo but now almost undifferentiated from Umbanda), Jurema in Recife,Caboclo Candomblé in Salvador, Quimbanda in Porto Alegre and Pajelança or Cura inSão Luís and Belém. Let me emphasize that this twofold distinction must be adapted tothe context in each region. Ceremonies similar to those I describe as being Jurema-like(owing to their violent, evil, dark, order-subverting aspects) might be labeled asUmbanda, Quimbanda or Macumba in other studies. I intend herein not so much toprovide a detailed description of existing cults as to develop a conceptual argumentwithout forgetting, however, commonly held ethnographic norms.

5 First, I shall offer a selective account of a few Shango and Jurema religious ceremonies

during which violent and disorderly supernatural entities possess cult members. Then,adopting a comparative perspective, I advance a theoretical model to interpret thesetrance situations, exploring similar body-mind states in religious traditions both withinand beyond the Afro-American diaspora. My key point is that performances of this sortgenerate what I call a third state, beyond the structuralist ideas of symbolic inversionand antistructure commonly used in the anthropology of religion as well as otherdisciplines, especially through the contributions of Mary Douglas (1971) and VictorTurner (1969). In order to illustrate this idea’s analytical potential, I offer aninterpretation of the Dionysiac trance as described in Euripides’ The Bacchae. Thisanalysis of a cult along the margins of established power parallels the main discussionof Afro-Brazilian cults of violence and chaos. As I focus upon ritually mediated religiousexperience, the ideas thus developed can be seen as complementary to those presentedin another theoretical essay (Carvalho, 2003). In this essay on the textuality andmythopoiesis of Afro-Brazilian religions, I emphasized the literary expression of

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marginal mysticism; herein, I shall lay emphasis on performance in this marginalmystical tradition.

Symbolic polarity in the Afro-Brazilian cults in Recife

6 The Shango cult, the most important religious tradition perpetuating African memory

in Recife, functions as a barrier against crime and violence even though it is morewidespread along the outskirts of urban areas and in the hillsides, where criminality isespecially high. Like Candomblé, it centers around worshiping orixás, deities who ruleover natural phenomena such as thunder, lightning, rivers or the ocean.

7 A prominent orixá in the Shango and Macumba cults is Exú, the messenger of the gods

and a trickster capable of doing good or evil indistinctly. Since colonial times, Catholicpriests have associated Exú with the Christian devil. Although the cult does notprescribe moral conduct, it does inhibit, practically and symbolically, social deviancysuch as professional prostitution, immoderate alcoholism and, above all, criminalbehaviour. An alcoholic or prostitute would have a hard time obeying « the law of thesaint » with its countless daily rules of conduct and body control, including thoseapplying to sexuality.

8 Various orixás explicitly oppose firearms. By various accounts, at least one of them

(Shango) sentences to death anyone who disobeys him and becomes a thief or even apolice officer. Another orixá (Ogun) protects soldiers, but requires that their violentconduct follow the profession’s norms and codes. On various occasions, I have observedhow well-known marginal individuals living in the Shango area where I did myresearch tended to peacefully coexist with the « house of the saint ». They showedrespect for house leaders, were cautious in dealings with them and even donatedmoney for ceremonies. I have witnessed at least three cases of men « lost to the saint »because of their violent or unruly behavior. In short Melville Herskovits’ classicalfunctional interpretation, adopted by René Ribeiro (1978), though obviouslyinsufficient, still holds : the cult as a means for promoting social adjustment.

9 In Recife, the Shango and Jurema cults define themselves in contrast to each other :

many of their symbols are the same but bear opposite meanings. The deities called exús

provide an example of this. Shango makes a distinction between baptized and paganexús. The former accept a submissive conviviality with the orixás and are proud to betheir servants or slaves. They are thought to be both subordinate and honorable,inferior and powerful. The pagan exús, on the other hand refuse conviviality with theorixás and wander threateningly through the streets causing disturbances. Theyinevitably end up in the hands of specialists in black magic, evil juremeiros ormacumbeiros. An identical distinction applies to the eguns, ancestors who have becomesupernatural entities. Certain eguns (usually the deceased members of cult houses)accept to remain duly installed and regularly worshiped in the room of the dead (balé)

at the back of Shango houses. However there are also disturbing, obsessive, violent,vindictive, untamed eguns who mentally unbalance « sons-of-saint ». Like the paganexús, they are invariably manipulated by unscrupulous macumbeiros or juremeiros.

10 During ceremonies performed for a « saint » (orixá), food is set aside in the four outer

corners of the Shango house for the pagan exús and other disturbing spirits. Theseofferings are intended to lead these spirits to give up their intentions of invading theorixá house and breaking up the cult. Such spirits must be kept out at all costs, and the

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best way to do so is to establish a symbolic dialogue with them. One of the exús

stationed at the entrance to the cult house offers protection from his pagan brothers,just as the room of the dead (usually located toward the back of the house) providesprotection from behind. It is no exaggeration to say that the Shango house sees itself(through non-verbal but verbalizable symbols) as a temple citadel protected by aspiritual wall and surrounded from the troublesome, violent spirits who are alwaysbesieging.

11 Shango has always been highly ceremonial in line with a code of conduct associated

with the orixás. These symbolic figures can be placed between two poles. All orixás,along with the cult’s exús and eguns, have a violent, vindictive, disturbing side anddemand coherence in behavior and obedience from their « sons » (a point to which Ishall return). The major opposition, however, is that between the temple and thecrossroads; it corresponds to a first level of delimitation between Shango and the othercult houses where spirits considered to be « low » or « to the left »2 are worshiped.From the Shango perspective, an orixá always causes less violence and disorder (and isbetter controlled ritually) than a « spirit », i.e., a non-African entity of any kind. In fact,very few symbols proper to Shango allow for expressions of violence. Orixás barelyspeak. Unlike spirits, they never use the spoken word with its full colloquial import. Anorixá normally talks like a child, in monosyllables and with an unarticulated voice. Theycommunicate with great difficulty and complement their occasional utterances withgestures that even assiduous house members barely understand. Obscene gestures andwords are absolutely forbidden, dress must be modest and animals are slain in a waythat hides the bloodshed. A brief rite of ingesting raw meat is performed but in uttersecrecy. Shango tends toward large-scale ceremonies characterized by well-behavedformality and self-control, in every way up to the expectations of order associated withCatholicism, Umbanda and Kardecian Spiritualism, which (also) seek to distinguishthemselves from Macumba or Jurema.

12 Elements alluding to criminality, thus excluded from Shango’s traditional symbols,

enter the cult in other ways, in particular through interpersonal relations andrelationships between individuals and their saints. A general aspect of everyday life in aShango house is that its members are nearly always cursing, insulting or heapingverbal abuse on other people. They repeatedly use phrases such as cabra safado (dirtyfellow), sem-vergonha (impudent, shameless) or frango d’uma égua (homosexual, faggot).As Yvonne Maggie Velho (1977) has found in Umbanda in Rio de Janeiro , the cults inRecife also draw on interpersonal conflicts and intrigues both inside and between culthouses. In my opinion, these intrigues are part of the religious experience.

13 As shown elsewhere (Carvalho, 1988), members consider that only the ancestors, great

leaders in the past, have value whereas nearly all living members are involved inendless confrontations, disputes and disagreements. Not only are the qualities ofhuman beings diminished; faults are also found in several spiritual beings.Paradoxically (given members’ rigid beliefs), blasphemy against the orixás, thoughseverely punished, is very frequent. Milder, purely exemplary punishments occurduring trances : an orixá might force his son to chew nettle leaves, rub his lipsforcefully on the ground or humiliate himself in front of an opponent. However thisdramatized punishment must not threaten ritual order. The saint must continuedancing steadily without losing balance or body control and without exaggerated signsof suffering. Such punishments are a symbolic focus of members’ religious experiences.

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To have been « beaten up» or « caught » by one’s orixá is both a sign of great sufferingand a sure reason for pride and self-assertion. It bears witness to the power of the saint,who is considered a « protector ». Besides, victories and accomplishments, failures andreversals, when understood as expressions of divine will, all obviously attest toShango’s principal promise of happiness, namely direct familiarity between the personand his or her saint.

14 Some punishments approach sadism in their cruelty and are dreaded : saints who blind

people, cut off their legs or take the lives of their sons or spouses. Such punishmentsare inferred after the fact. They are seen as coming out of a close relationship occuringbeyond the ritual, between the son and his orixá. More than actions, they are models,sacred narratives that dramatize the orixás’ power over their sons. The son will usuallyreact to such divine violence by being more circumspect in his ritual behavior anddoubling his respect, in other words, with intensified repression and self-control. Late(though not too late), he will have learned the composure he lacked when blasphemingthe saint and disobeying his commands.

15 In brief, this is what I see as the internal violence proper to Shango. Its major

counterpart is ritual order, the search for a powerful, symbolic coherence. Thisviolence strongly resembles self-flagellation in medieval Christianity, radical mysticalasceticism or the Muslim muharram dedicated to Hussein : bodily suffering accepted asa desirable, moral, serious spiritual action. However outright ritual violence associatedwith symbolic chaos, mockery, the carnival and a destruction of polysemy is not to befound in either Shango, White Umbanda, Spiritism or Catholicism. It does occur in theJurema cults, to which I now turn3.

Symbolized violence in Jurema cults

16 Jurema appears as the final stronghold, the symbolic garbage can as it were, of Afro-

Brazilian religious experience and, by extension, of all Brazilian religious experience. Inturn however, it is also polarized between rites presenting a coherent expression oforder and ones embracing the disorderly aspects rejected by others. Let us take a lookat some of these rites.

17 The most typical Jurema rite is mesa (table, also called catimbó), which Câmara Cascudo

(1951) has elegantly described. In a sacred room with a table, where the spirits are« fixed », there are glasses, chalices and cups of various materials and colors (someantiques, others made of quality crystal), filled with water, wine or white rum. Thechalices are « princes »; and the cups, « princesses ». The spirits represented by thesecontainers on the table is the « state » or « city of Jurema », a city with seven« doorways », each ruled by a spirit with great strength and healing power. Thesituation defined by the catimbó spirits thus represents the dominant symbolic order, aspreviously discussed. The fine, clear spirits of light, fixed in crystal cups and freshwater, are invoked through melodious songs, usually sung by a choir in the chapel oraccompanied by a soft-sounding rattle (maracá). Any dancing is discreet. Thecongregation, dressed in white, acts solemnly and refrains from angry or vulgar wordsand deeds. The spirits, in turn, speak coherently. They educate, teach, heal and giveadvice generally based on common sense. This is Jurema’s ideal : symbolic purity and aceremony based on the models of the Catholic mass or White Table Spiritualism.

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18 But there are several less formal sessions of consultation and healing that gather a

larger audience and are scheduled at less important dates and for lesser circumstances.Of special interest are those called « of the left » (also mentioned in writings onMacumba and Umbanda). They are intended to counterbalance an evil spell or liberatepeople from its effects with the help of spiritual forces capable of acting againstenemies or evildoers. There are also public festivals, called torés or giras (turns) orbrincadeiras (games), depending on the type of entity to be worshiped. During theseevents, spirits might be irreverent, complain about life, make sexual innuendos,menace people threats or behave vindictively. What other Brazilian cults reject comesin evidence during these festivals. A continuum of increasing violence, obscenity anddisorder extends from healing sessions (mainly those « of the left ») to the torés.

19 Rather than provide a detailed ethnographic account of Jurema rituals, I would like to

present evidence from healing ceremonies and giras that shed light on this marginaldimension of Afro-Brazilian religious experience4. I shall succinctly describe aceremony dedicated to Pombagira, a female spirit. I attended it at the Alto São José doPinho in Recife in 1980. It presents a typical situation : a wife, whose husband had left,suspected that another woman had had a ceremony performed against her in order totake her spouse. She thus resorted to the Pombagira of a mother-of-saint known for herpowers with spirits of the left. In a significant coincidence, this mother-of-saint hadalso been recently abandoned by her lover. The mother-of-saint’s and Pombagira’sbehaviors were dramatically self-referential; and this gave a special tone to thisceremony. The day selected for the service was Monday, Exú’s day, a proper choice forworks « of the left ».

20 During a preliminary phase, the mother-of-saint’s assistant sacrificed a chicken for the

exús and performed a cleansing rite with the congregation. While doing this, theassistant chanted a long prayer asking the exús of the house to undo any evil spells castupon the congregation and to bring peace and tranquillity, both material and spiritual,to all. During these preliminaries, before the spirits manifested themselves, figures ofhate and violence, of love and peace, appeared in equal measure. But they had places inopposite fields of meaning : expressions of « the left » on one side, and expressions ofpeace and tranquility on the other. As the ceremony unfolded however, the field ofviolence was no longer tied to the moralizing, ethical principles associated withdominant forms of religiosity. A new field for expressing body-mind experience openedas violence came into its own.

21 The ritual work, properly speaking, was initiated when Pombagira possessed the

mother-of-saint. The divinity, after dancing and transmitting a few messages,entrusted the King of Darkness, a more heavily connoted « left » spirit, with the« counter » ceremony of avenging the jilted wife so that her husband’s relationshipwith the other woman would end in disagreement and trouble. The diabolic symbolismassociated with Exú was present during this service5 : seven red and black candles, anda rooster sacrificed to Pombagira, its head yanked off by the spirit in the mother-of-saint. Seu Tranca Rua (Mr. Streetblocker), another important exú, was also summoned.Even a miniature coffin of Pombagira Mulambo (Pombagira in Rags, also « of the left »)was placed at the feet of the house’s main Pombagira.

22 To begin the ritual, the King of Darkness blew smoke on the client and released her

from the evil inflicted by her rival. Following songs related to the sacrifice, the firstpraise-song was sung for the spirit :

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It is midnight.All the crossroads cry :« Where is Exú Veludo [Exú Velvet]To solve everything now? »

23 Besides Exú Veludo, mention was made of Seu Tranca Rua, Exú das Almas (Exú of Souls)

and Exú Caveira (Exú Skull). Midnight is interpreted as the point for activating thecult’s « left » side : open warfare and battles, entailing active as well as reactiveviolence. The following song, usually sung during the ceremony’s first part, alsomentions nighttime :

I wish good night to those who are of good night;I wish good day to those who are of good day.

24 This song urges people to take a position, since the spirits know full well how to handle

both the peaceful (for those « of good day ») and the violent (for those « of goodnight »). As we shall see, the toré’s most serious phase, the cult of the Masters and ofmore violent exús started at midnight.

25 The following songs evinced complementary aspects that comment on, polarize,

reverse and openly embrace what is seen as the negative of Christian religiosity. Thefollowing clearly reveals the trickster in Exú :

Exú has two heads.He does his trick wherever he wants.One head is Satan from Hell,The other is « Streetblocker » of Faith.

26 When intentionally wreaking vengeance, Exú is Satan – people never accept

responsibility for a gratuitous act of aggression, since it is always said to be in reactionto someone else’s violence. When adopting a protective stance to ward off evil from anenemy, he is Tranca Rua (Streetblocker). In other words, we see as our protector whatour enemies see as a devil who pursues them.

27 During the session, several songs were dedicated to Pombagira, the powerful wife of

seven exús. The texts de-scribe her as a beautiful, feminine woman, coquettish andsexually seductive, or, alternatively, as a female as dangerous and violent as Exú. In thissong, praise alternates with a menace :

Little gypsy, little gypsyWith silver sandals.She does good,She does evil and also kills.

The menace is even more ominous in :Little Saint Anthony,Tamer of wild mules.To fool with PombagiraIs to play with the devil.

28 The word devil is melodically and rhythmically stressed. Many other songs like this one

associate Exú and Pombagira with the devil, for instance :

I saw a young woman in rags.I asked who she was.She is Pombagira Cruzeiro, Crowned in the balé [room of the dead]

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In Umbanda and in Nagô [i.e., Yoruba tradition].She is Lucifer’s wife.

29 Cruzeiro refers to the cross in a cemetery. In Shango and Candomblé, balé designates the

house of the egun (of the spirits of the dead), which is the traditional Afro-Brazilianequivalent to the Christian cemetery. This reference to the balé and the Nagô nation isintended to assert that Pombagira reigns over the whole Afro-Brazilian supernaturaluniverse, from Macumba and Umbanda to those cults traditionally reserved for theorixás – Nagô being the best known of these, which include Candomblé, Shango andBatuque. Again, the song ends by naming the devil, Lucifer. Pombagira and thecemetery are more strongly associated in the following song :

The cemetery is a beautiful squareWhere no one wants to live.There is a white catacomb there.That’s where Pombagira lives.

30 These songs suggest that Pombagira is Exú’s (or Lucifer’s) wife. She lives in the

cemetery, commands the spirits of the dead and can either help or kill human beingswho approach her. It is understood that one of her major means for providing help is tokill the person’s enemies. Help and revenge, protection and aggression, saving anddestroying life go hand in hand in this explicit symbolism of violence.

31 While the sacrifice and other rites were taking place, Pombagira danced with a kitchen

knife and repeatedly pointed it aggressively at her stomach. Enraged and shouting, sheroamed around the house, knife in hand. Soon afterwards, she entered the mother-of-saint’s room where she took an enormous framed picture signed by her ex-lover (whohad recently left her). She threw the picture on the floor next to Pombagira Mulambo’scoffin and frenetically danced on it. She then stabbed its center seven times, anddragged the broken picture to Pombagira’s place. It was left there facing the wall,leaning on the trident of Exú’s wife. The mother-of-saint’s assistant, who followed heraround throughout all this, sacrificed another chicken to Pombagira and let blood dripover the picture. In a halting voice, Pombagira talked to the woman who asked for theservice. She gave her advice, saying she was disappointed with the woman’s conduct.She ordered her to be more determined and proud. She menaced the « man » (theclient’s lover) and promised to get even. Obviously, several levels of meaning weresuperposed. The spirit was enraged not only with the client’s husband (as expected) butalso with the ex-husband of her « daughter » (the mother-of-saint). Both men deservedthe entity’s wrath.

32 The client presented a mirror, which she had bought for the occasion. Pombagira

looked at herself in it and ordered the woman to put it away. Soon afterwards, sheprotectively placed the two ends of her skirt on the woman’s head. She then asked for asecond skirt (Pombagira always wears large, round skirts), tore it up and entirelycovered the broken picture with the tatters. Tearing the skirt up was intended to createdifficulties in the man’s relationship with other women, as he (both the man in thepicture and the client’s husband) would draw onto himself the entity’s negative force.The mother-of-saint, while swinging her skirt over the woman’s head and thustransmitting to her Pombagira’s positive qualities (charm, self-confidence, power),threw the torn skirt over the man’s picture with the intention of damning him, so thathe surrender to the woman’s feelings of hate and revenge and, even more, becomeimpotent with other women.

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33 After finishing, Pombagira left; and Master Antônio Belo, another « left » spirit, came to

consolidate her work and protect the congregation. After him, Exú King of Darknessreturned to bid farewell to all while reaffirming his role as master of ceremonies. Withhis departure, the « left » service came to an end.

34 This account describes the symbolism of violence typically expressed in « left »

(religious!) rituals as performed in the majority of nontraditional Afro-Brazilian culthouses throughout the country. These rituals mostly activate dialogical symbols ofinversion within the axiological sphere. By using the same mythic universe, theycounteract and subvert clearly Christian symbols : Lucifer and King of Darkness arenames drawn from Biblical texts.

35 An excellent description of such « anti-Christian » violence in Macumba is the article in

a Time-Life book edited by Douglas Botting (1979) on religious cults in Rio de Janeiro.Despite its journalistic tone, the author reported a common event that, unfortunately,few studies of this area have described in depth. He depicted a cult center in northernRio as being « disturbing, infested with the atmosphere of black magic, macabre anddiabolic paraphernalia » (p. 143). He expressed his repulsion at being « present in themost unpleasant place he had ever been » (p. 144). The father-of-saint, a man he saidwas « suspect » and, at the same time, « charming », told him that the devil had givenhim the right to kill, that he kept five thousand dead spirits in his egun house and thathe worked for evil along with Exú Tiriri. This sensationalistic, stereotyped articlereproduces precisely – but without providing any interpretation or adequate context –the type of discourse used by Jurema and Macumba leaders when working for the« left. » They want to frighten, shock and instil fear by means that are already part ofprevailing imagery.

36 My principal objection to articles such as the foregoing is that they forget, or are

unaware, that « left » work, however frequent and long it might be, is but an aspect, ormoment, in a religious practice that also accepts peacefulness and kindness. There isalways a dialogue between these qualities, as seen at the start of the aforementionedsession. Even the cemetery, a symbol very present in the « left » world, is frighteningonly because of the meaning already attributed to it by Christianity : an associationwith danger, nightmares, negativity and death. Macumba ceremonies tend to play withthe violence generated by the terror and fear that have been previously instilled,usually by the Catholic Church.

37 Another father-of-saint in Recife, while showing me his altar for Tata Caveira (Old

Father Skull), told me that he really liked to perform works of evil, use « heavy » exús,gather soil from cemeteries or nails from coffins, and place people’s names in deadhorses’ mouths. The Christian language of violence is widely used to arouse terror andrefer to diabolical actions. Despite this, few scholars have commented on these aspectsof Brazilian religiosity.

38 Other examples, in Umbanda, of this « constitutive » violence mainly operate on the

borderline between interpersonal conflicts and subjective feelings. Y.M. Velho’s book(1977) on orixá warfare has analyzed symbolic and physical aggression between cultmembers. She mentions various images associated with this violence within Afro-Brazilian religiosity. For instance, during a « demand » (a war), a person stabbed a 15-cm. knife that belonged to his Preto Velho (Old Black Man spirit) into his own chest(p. 76). Y.M. Velho also mentions a trial by fire (prova de fogo) during which a member

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puts his hand in boiling palm oil or drinks white rum set ablaze in order to provewhether he was really « with the saint », i.e., possessed (p. 75)6.

39 We have apparently reached the borderline between symbolic and literal – albeit

controlled – violence. This very borderline arouses ambiguous feelings toward Afro-Brazilian cults, ranging from prejudice and repulsion to fascination and exaltation. Weneed but recall the many publications that have highlighted initiation and animalsacrifices in Candomblé by showing images of wounds and bloody heads. Henri Clouzot(1951) inaugurated this sensationalistic approach when he displayed the first photos ofa daughter-of-saint (probably in trance) with a beheaded chicken’s neck in her mouth.Pierre Verger (1954), too, has published an impressive series of photographs that, takenin Yorubaland, show a group of men in trance, shredding dogs to pieces with theirteeth in an offering to the orixás7. This portrayal of violence has continued in, forexample, the startling photographs in D. Botting (1979) of exús and Pombagiras and of awoman initiate with a shaved and bloody head. The intention behind a photograph inErnesto La Porta’s book (1979) is even more ambiguous : a mother-of-saint dances in atrance with a sacrificed ox’s head on her head. The author’s orthodox psychoanalyticalapproach, while apparently rejecting and exorcizing this sort of worship, nonethelessclings to it with an undeniable fascination with this « primitive », almost « psychotic »world. In any case, Afro-Brazilian imagery continues to attract many people both in-and outside Brazil8.

40 What does this endlessly repetitive, literary and visual, reproduction of imagery

indicate? Does it simply reflect curiosity about exotic and primitive customs ofwhatever sort? Such scenes of religious violence fascinated authors like René Girardand Georges Bataille, who saw them as a vestige, an unconscious link with the archaictheme of sacrifice so intensely debated in religious writings. I would argue that thisimagery also suggests a violence that is full both of potential and of threats, especiallysince it uses the symbolism of fresh blood, a primary symbol of life and of the ending oflife. Its attraction might derive from the very fact that these images are wrapped in theseemingly protective clothing of religious rites and, therefore, express a contact withthe divinity, who is never fully under control. Violence has a place in this gap, in theactive pause of the religious event, for which moral thinking is unable to account byusing standard justifications. Its presence causes a major misunderstanding that notonly calls for interpretation – forcing an opening in traditional Christianhermeneutics – but also invites observers to consider a facet of this god that is quitedistant from any summum bonum9.

41 What fascinates people is, in my opinion, that these images are accepted as religious

while being labeled as exotic. The Catholic paradigms of transubstantiation, of thegrowing abstraction or dematerialization of the sacred, of the supremacy of ideas overthe senses, and of repressive pacifism – in brief, the growing « angelization » ofreligious experience lamented by Allen Tate (1952) – comes face to face with anotherreligious paradigm proposing the exact opposite : an emphasis on the sacredness ofliving blood, of animal death, of what pollutes and repulses. This « anti- aesthetics » ofbody and gesture entails an ethics that is concrete and circumstantial rather thanabstract, personal rather than universal, vindictive (when necessary) rather thanpeaceful10.

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The symbolic and the literal

42 Another typical example of this radical ritual violence is what the Brazilian press has

called the « Pombagira case ». It involves a woman who, while following the orders ofthe spirit Maria Padilha, killed a businessman. Márcia Contins and Márcio Goldman(1984), who studied this crime, mainly intended to analyze the interplay between thediscourses of the criminals, sheriffs, judges, medium, Umbanda leader, etc. Referring toFoucault, their model of analysis draws attention, above all, to the political conflictbetween social institutions. I think this analysis must be completed by taking intoaccount a further essential factor, namely : the crime was based on a religious

experience. A spirit, who possessed the woman at police headquarters, gave the fatalorder. This rather usual religious experience determined the course of events and madethis story interesting.

43 In most cases, we observe the execution of a metaphorical murder; and this distance

between « signifier » and « signified » (in other words, Frazer’s « sympathetic » magic)is the essence of « left » work, as described in the preceding section. The Pombagiracase fascinates because the violence associated with Macumba spirits was actuallyperformed. After so many songs affirming that Pombagira « does good, does evil, andalso kills », the spirit apparently incited a real murder! The imagery joins up withreality, and the distance between signifier and signified, which normally sustains thereligious field’s relative autonomy, disappears11.

44 As in many cultural and religious traditions, a continuity runs between symbolic and

literal violence, between the « left » ceremony I witnessed in Recife and the Pombagiracase. Let us recall, for example, the goddess Kali and her oriental equivalents, as well asthe symbolism of violence and death that exerts fascination in the West (Bataille, 1969).Whereas law condemns murder, religion does not always do so, as Walter Benjamin(1986) has pointed out with regard to Judaism. Indeed, countless religious traditionshave resorted to human sacrifice : the Aztecs, Nepalese and, till recently, the Ashantiand Yoruba. Despite all this, we should not overlook profound differences. Humanbeings were sacrificed to Huitzilopochtli in response to a predictable, symbolicrequirement for achieving collective well-being (if only of the Aztec ruling class),whereas the businessman’s death in the present case corresponded to anextraordinary, atypical command given by Maria Padilha to settle an interpersonalconflict. On one level however, these two situations are alike : Maria Padilha, whonormally sublimates the literal violence present in Afro-Brazilian gods (as in Aztecdivinities), can sometimes do exactly what the latter did : she can cause a human beingto be actually killed12.

45 Until now, I have sought to draw attention to the violence constitutive of Afro-Brazilian

notions related to the sacred sphere. This violence does not occur in isolation however.It fits into a broader phenomenon that, seen from a conventional Christian viewpoint,might be called « anti-religiosity », which entails vulgarity, explicit sexuality and evenobscenity. To examine this, let us return to the « left » ceremony in Recife.

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From violence to obscenity

46 When the work ordered by Pombagira was over, a few people (including myself) who

stayed behind went into the main room of the mother-of-saint’s principal house tohave a light lunch. The long, intense session had visibly exhausted the mother-of-saint.Suddenly, while we were relaxing around the table, an entity called Mistress Ritinhapossessed her and openly invited me to have sexual relations with her. I politelydeclined with the help of the others, who discussed matters with the entity andpersuaded her to give up the idea. She finally agreed to go away and leave me alone butnot without first expressing her desire in a deliberate and obscene manner. Manywomen told me that the mother-of-saint was used to being possessed duringceremonies by this particular Mistress Ritinha, who would seduce someone from thepublic or circle of initiates. She and her partners would leave the temple to have sex,the man in an ordinary state of mind and the mother-of-saint possessed by the spirit.When doing this, Mistress Ritinha always left an unmistakable mark of her presence :the next day, the man’s penis would be covered with spots that lasted for several days.

47 Although the story of Mistress Ritinha seems, at the very least, odd with respect to

social conventions, countless sexual transgressions (to use G. Bataille’s classic term)occur during Jurema ceremonies, especially public ones. During one performance, Iobserved two women, the one possessed by a cowboy and the other by a mistress of theRitinha type, dance holding each other in an intense, obviously amorous embrace for along time. There was also a caboclo spirit (part white and part Indian) who, whenpossessing a woman, tried to leave her naked; here, the spirit’s erotic, if not directlysexual, intentions should not be overlooked. I have also heard of cases when an entity,indwelling a man, asked to « pee », and another man goes to help him in a cleardramatization of homosexual relations. Besides all this, it very often happens that menand women who, having received Mistress and Pombagira sprits (most of whom definethemselves as spirits of prostitutes), try to seduce participants during ceremonies. Afew authors13 have hinted at such behavior; discussions of it risk, of course, falling intosensationalism or ethnocentric exoticism.

48 Such behavior must be understood as part of cult members’ ritual practices. It must be

better understood because it forces us to look beyond moralizing notions of sacrednessand religious experience. Rather than serving as a model for good behavior or an act ofcontrition or repression (implying an acceptance of and obedience to order), this sortof religious act corresponds to a social and individual sphere where limits expand andare transgressed. Through obscenity, a shift is made; and a new, meaningful spaceopens where the body, its propensities, tendencies, desires and truths are asserted andmade sacred, contrary to the prevailing Christian world-view and morality, whichdenies them. This new space, precisely because it is framed within the ritualized fieldruled by spirits, can emerge beyond censorship and guilt feelings. In other words, thereligious act generates a new state of being that maintains the ceremony’s promise ofhappiness while transgressing it.

49 Jurema and Macumba, as privileged places where this marginalized power comes into

play, sometimes accept such a degree of forbidden freedom that a merely symbolicinversion shifts so far as to point toward a state of chaos. I would like to show thisthrough a few ethnographic sketches.

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Symbolic inversion, the unclean and the grotesque

50 I have mentioned forms of violence and obscenity observed during a private service for

settling interpersonal conflicts. Before drawing general conclusions, let me brieflydescribe a public Jurema festival (toré) even more distant from a symbolism of purityand order.

51 This ceremony starts like the previously described « left » service. During offerings of

food to the entities, a caboclos, mestres, exús or pretos-velhos spirit possesses the culthouse leader and takes a direct part in animal sacrifices. It nearly always tears off theheads of a pair of doves with its teeth. This act frontally attacks the Christianassociation (familiar to most Brazilians) of doves with peace, gentleness, the mostsubtle aspect of divinity and a delicacy to be protected. It opens a new range ofmeanings for this sacrifice, which is seen as an extreme act of violence from a Christianpoint of view.

52 The public ceremony following the sacrifice divides into two parts. The first always

starts with the manifestation of an exú, followed by caboclos, pretos-velhos and orixás

(including Ogun, Oxóssi and Iansã). These spirits always bring on a trance « lighter »than what will occur during the second part of the ceremony. Some of them are playful,childish, clumsy, sullen or even « wild » but without being disrespectful toward eachother, their « horses » (the possessed) or the congregation. Already during this first,calmer part of the Jurema ceremony, the collective pressure for formal order is muchless strong than during a Shango ceremony for orixás, where many levels of formalitycome into play. Fixed codes govern each orixá’s trance, its way of dancing, gesticulatingand transmitting messages; there is a fairly rigid sequence of songs, a precisepolyrhythmic performance by the drummers; and the dancers are faultlessly dressed.Moreover, nearly inescapable temporal and spatial protocols regulate the tiniestdetails. Cleanliness, order, elegance and aesthetics are fundamental to a Shangocelebration, while a toré is more freely improvised.

53 The first part of the celebration always ends at about midnight. During this mandatory

intermission, a drink called jurema (made from the jurema tree’s inner bark, honey andsugarcane rum, cachaça), is distributed to the congregation, first to the men, then to thewomen. All the men then kneel in a circle in the center of the main room with thewomen standing behind them.

54 The following song marks the start of the second part of the ceremony :

Master lords of the other world,Of the other world and this one too,Give me permission to saveMaster Carlos/Seu Zé Pelintra/Exú das Trevas/etc. [Mr. Joseph Scoundrel/Exú of Darkness/etc.]In the hours of God. Amen14.

55 When the celebration resumes with the Masters (the group of entities that best

characterizes Jurema), the previous, fragile ritual order simply vanishes. The dancecircle was broken since the caboclos appearance during the ceremony’s first part, and itnow no longer seems to exist.

56 The sprits move about anarchically, drinking and spilling drinks on the floor, yelling,

gesticulating, and uttering incomprehensible words to each other and to people. In aJurema celebration I attended, an entity went to the kitchen, grabbed a piece of cold

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cooked beef out of a pan and brought it back into the room. After throwing it on theground, chewing and cutting it into pieces, she offered it to all those present, orderingthem to eat it. They did so, since the meat was a gift from a supernatural entity whopromised to help and protect them. Another entity, grabbing a bunch of bananas fromthe offering room, peeled them, mashed them carelessly with his hands and thendistributed the mashed results (which had repeatedly fallen on the ground) to be eaten.Another entity forced the woman it possessed to look for « little bugs to eat »(cockroaches) on the floor. An acquaintance of the woman tried to change its mind,moving the woman away from where there were cockroaches; and the entitygrudgingly accepted. During such celebrations, countless instances of « impure », dirtybehavior occur that seem to parody the actions of preparing and serving food15. Thissharply contrasts with the offerings made to orixás and other spirits, which are themost sacred and ordered act in traditional Candomblé and the refined services of TableJurema.

57 The high degree of dramatization in the trances of Masters and Mistresses suggests a

parallel between Afro-Brazilian cults and the Zar cult in Ethiopia, as analyzed by MichelLeiris (1958). During these torés (sometimes called brincadeiras, « funny games »), thecarnival-like inversion of the seriousness of other Afro-Brazilian ceremonies isreminiscent of the expressive style of Menippean satire, which Mikhail Bakhtin16

(1984 : 115) interpreted as an unusual combination « of the mystical-religious elementwith an extreme and (from our point of view) crude slum naturalism ». The toré is,indeed, a religious ceremony that satirizes another ritual with which it has stronghistorical, sociological and economic affinities17.

58 It does not suffice, however, to point to this obvious symbolic inversion, to construe

Jurema merely as a parody – a type of Batracomiomachia – of Shango and to liken it tocertain grotesque passages in the Iliad and Odyssey18. Quite to the contrary, from theviewpoint of the entities involved, a serious game is taking place in the guise of childishplay. A spirit who performs buffooneries is also capable of transmitting positivemessages, of curing, protecting, punishing or wreaking vengeance on enemies. Fromthe perspective of the celebration as a whole however, there are so many spirits, andtheir behavior is so varied that confusion reigns. Lewd, obscene, witty, challenging,frightening entities utter incomprehensible words, scream, whisper, shake and dancein a disorderly manner or wander about in a semicataleptic state, leaving the room ormingling with the congregation, etc. Anarchy in the conduct of the ceremony, spatialdisorder and disregard for chronology – unknown entities appear at any moment –increase the ceremony’s entropy. An aesthetic counterpart to this confusing« hierophany » is the disordered music. The drums and melody are not synchronized,and songs do not receive the correct response or are whimsically sung together with, asa consequence, a peculiar cacophony. At its start, the toré was already quite relaxed;now the impression borders on utter chaos.

From inversion and antistructure to symbolic chaos

59 Impurity and the transgression of limits are not complete but come close to being so.

Although complete symbolic disorder is not quite attained, we are given the experienceof the possibility of an evanescent symbolism of chaos. Some « heavy » exús appear atthis point. They usually frighten onlookers through the distorted faces and bodies of

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the persons they possess. They thus make participants aware of the presence of amonstrous devil, a far cry from the affable trickster whom many authors see in Exú19.This part of the ceremony evinces the principle of anarchy. Every entity has anautonomous behavior and obeys only whom it chooses. The cult house leaders cannotexercise censorship or administer severe admonitions. This state of affairs lasts forthree or four hours, until the celebration comes to an end with a rite to an exú and asong during which everyone embraces and holds hands before returning, tired, hungryand sleepy, to the everyday, structured world. This is the religious environment of atypical Jurema celebration in Recife.

60 An analogous example comes from a Macumba service in Rio de Janeiro, which has

been reported in a scarcely known, undated book by Harnett Stoutjesdijk and GeorgeGlaser. Besides the photos of exús rolling over glass shards and drinking animal blood,the authors present pictures of a spirit called Exú Porco (Pig), who fills his mouth withcachaça, grabs a frog and spits the draught directly into its opened mouth. He thendances holding the frog with his lips in what resembles a diabolical, drunkeninterspecies kiss.

61 What conceptual model should we use to make sense of such situations? Our first

impulse is to relate these rites to ideas of liminality, antistructure or communitas asdeveloped by Turner. However I fail to see how the effervescence of communitas or ofMartin Buber’s mythical I-Thou relationship (to which Turner often refers in speakingabout religious liminality) comes into play during this pandemonium. Exú Porco endsup setting fire to the drunk frog! The notion of antistructure (Turner, 1969 : chapter 3)may well apply to the foregoing examples, such as the distinction between the paganand the baptized exús, or the Bakhtinian carnival-like aspect during the first part of theJurema ceremony. In his later works, Turner stated that, even though the concept hasbeen understood in this way, his use of the term antistructure refers to neither astructural reversal nor a mirror image of a « profane », everyday socioeconomicstructure. Instead, what he meant was the « liberation of human capacities ofcognition, affect, volition, creativity, etc. » (1982 : 44). Despite this undeniableintellectual openness on the part of someone deeply influenced by structuralism,Turner still, it seems to me, saw only the centripetal, community-oriented, positive sideof this liberation, and not, as I am proposing, its explosive, centrifugal, negative, evenviolent side. Indeed, the symbolism of Masters and « heavy » exús is related more tounpredictability and disorder than to a clear polarization between pagan and baptizedconduct, or between playfulness and seriousness.

62 To clarify the frame of meaning under discussion, let us briefly visit a witch’s kitchen as

described in a well-known scene out of Goethe’s Faust I. There, a classical symbolicinversion is described. Using a goblet and a big kettle, the witch prepares an « anti-soup » with ingredients (lizards, bat wings, etc.) that are « anti-food ». She treats whatis not food like food and makes a new (diabolic) soup. She offers it to whoever wants totake part in her banquet. In contrast, the supernatural entities I have mentioned useany ingredient (food or anti-food), refuse the differentiation between what is raw andwhat is cooked, do away with etiquette, etc. They subvert the principles of ordinarycooking and gastronomic order but without proposing an alternative order.

63 Behavior like that of Exú Pig or of the spirit who likes to eat cockroaches makes Shango

(which is already highly orgiastic when compared with Christian services, Kardecism orUmbanda) look constrained and self-controlled, i.e., Apollonian! To further the

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understanding of this passage from Afro-Brazilian ceremonies, by way of anantistructure, to the unstructured world of « left » spirits, I would like to draw a briefcomparison with the religious world of Dionysus, as portrayed in the fascinating text ofEuripides’ The Bacchae. This last digression will enable me to outline a broader theoryfor interpreting the type of religious experience I have been describing.

Dionysian disorder

64 The Jurema and Macumba spirits behave very much like the Maenads. The Bacchae

foregrounds a clear division between a cultural (or social) order and a natural order.The city of Thebes was founded by Cadmus, the civilizer, whose life depicts thetransition from bestiality to humanity. He slew the dragon that guarded Ares’ springand sowed its teeth, which grew into the Sparti, the future men. When the play starts,Pentheus, Cadmus’ grandson, is ruling Thebes. He perpetuates an extremely rigid socialorder that is especially hostile and repressive toward women. Thebes sees itself as afortress resisting the march of Dionysus, who has come from the fields of Phrygia and isconverting women to make them part of his followers, the Bacchae. Pentheus’ motheralong with his sister and many others have abandoned Thebes and gone to MountCithaeron where they perform Bacchic rites. Let us focus on the central part of thisstory when Pentheus receives a messenger who describes these extraordinarycelebrations.

65 At the start of his report, the messenger enthusiastically provides a romantic account

of the differentiation between nature and culture. On Mount Cithaeron, the womensing, dance and nurse goats along creek banks. They touch rocks, and crystal-clearwater wells up. They plough the soil with spikenard, and a fountain of fresh wine startsflowing. The city and civilization are founded on repression, discipline and control over« natural » inclinations. Culture is orderly, each thing having its place. Coercion is theprice paid for this. In contrast, Mount Cithaeron is a bucolic, pastoral ideal of natureseen as being orderly, fertile, pleasant, peaceful and free. By living in harmony withanimal and plant life, human beings provide evidence pointing toward an earlierperfect plan. The Theban women – freed from domination by men (bear in mind thatPentheus wants to enslave them again) and content with the god who makes themhappy – contribute, through their miracles, to turning Mount Cithaeron into a positiveimage of nature as a sort of Eden.

66 Till this point, the play presents a structural opposition that, formulated in Lévi-

Straussian terms, shows the same logic operating in the natural and cultural orders.The transformation from one order to the other hinges on the familiar transitionbetween repression and liberation, which Turner (1975) theorized in his study of« social dramas » :

Thebes Mount Cithaeron

culture nature

repression by law liberation by law

negative positive

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male female

divergence from

the animal world

identification with

the animal world

67 This classic structural model seems to accurately reflect the essence of Cithaeron as a

place of song and orgiastic dancing reserved for women.

68 However, as soon as the Maenads discover that men in hiding are watching them, they

start acting differently. What the messenger now describes is no longer humankind inharmony with nature but rather madness and confusion, which closely resembles theviolence and disorder we have seen at work in Jurema. The women slaughter pregnantcows, eat the meat raw and tear furious bulls into bits and pieces. This imagery is notlimited to the animal world : the women also attack villages and kill children, adultsand animals. This chaotic, destructive state of trance, so different from the previousmagical trance when the women performed miracles, points, in my opinion, to a body-mind state beyond (or away from) the states of structure and anti-structure. This« third state » is fully embodied, but it is also a state of consciousness, an utterconfusion of categories, where the logic no longer (or not yet) applies that is supposedto generate stable forms and transformations in both nature and culture. This thirdstate, generated (or at least implied or pointed to) by certain ritual performances, cropsup as an essentially arbitrary human dimension. It does not reflect our conception ofnatural behavior, because nature is patterned, predictable schemata, like instincts. Nordoes it qualify as being fully « cultural », since we conceive of culture as a mechanismfor producing adjustments or conformity to a valued conceptual order with limits that,though intrinsically arbitrary, are well marked in every situation and thus provide thegrounds for the emergence of stable, inter-subjective symbols20.

69 The Maenads raise problems similar to the ones previously discussed about the limits of

applying the idea of an inversion. Each small aspect of individual behavior in this thirdstate might conceivably be reduced to an instance of inverse symbolism, to a sort ofantisymbolism that would simply deny the established order. The thus obtainedprogression would extend from eating cooked meat (cut and prepared according toTheban customs) to sparagmos (violently tearing apart a live animal) and omophagia(the « chewing of pulsating meat », as Eudoro de Souza puts it), from the womenprotecting infants to them killing children, from amorous relations with men topersecuting and slaying them, and so forth. However this mere inversion of meaningsdoes not account for the intensity of the arbitrary, particularizing disorder of this thirdstate, which, I believe, has more to do with a presymbolic (and, therefore, chaotic)manifestation of human experience. It is this pre-representational state – aconsequence of a real, albeit accidental, transgression of symbolic conventions – thatseparates cultural from natural behavior, as Euripides suggests. As E. de Souza(1974 : 100) has stated, « Dionysus transfigured the mountain into a nature that doesnot know man and in which man does not recognize himself. »

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Breaking the limits

70 Both Jurema rites and Euripides’ tragedy point to the common tendency in our

analytical thinking to contrast nature with culture and load these categories withvalues that are alternatively identical, equivalent, polar or antagonistic depending onour own particular morality. In some cases (as under the Freudian conceptual model),societal order is seen as good and defensible; to be civilized is to remove oneself as faras possible from a « natural » state of being. In other cases (such as the Rousseauisticideal), social order is seen as imprisoning, repressing human potential. The argumentfor this view invokes a natural order distinct from and supposedly pre-existent tohuman nature. Between these two extremes lie several models that posit a moralcontinuum from nature to society and search to identify the exact moment when thetotally human individual emerges.

71 Despite these attempts (mainly based on utopian visions) to define a continuous series

of states of being, human symbolism frequently reacts against this ever presentpossibility of a gap between nature and culture, a separation nearly always felt to bepainful (as the many variants on the myth of the fall from paradise express). A thirdstate thus emerges as a refuge, a both promising and threatening reminder thatbecoming human is always an incomplete process, a state yet to be attained. To becomecivilized is to opt for one of the poles in the opposition constantly regenerated by themind; and this always implies closing off certain possibilities of being. This chaoticthird state might, therefore, operate as a founding element, a generator of ever newlimits for the process of order (be it structural or antistructural), symbolic conscience,civilization and the ways this process disciplines and frames bodily experiences.Furthermore, it creates an opportunity, perhaps fleeting, to face extreme otherness, tomeet the totally other21. This state, I suggest, is activated through religious practices,such as trance, that least separate body from mind. The unity of body and mind is soapparent during trances that describing a trance as an altered state ofconsciousness turns out to be inadequate since a trance is also an altered state of body.

72 Euripides’ tragedy raises what E. de Souza (1974 : 11) calls the « problem of Classical

Greece » : « In its twilight hour, looking inward, [it] shivers in amazement atdiscovering that the spirit – disciplining will and ordering intelligence – is unable toannihilate all elementary irrationality without destroying, through this same act, itsvery reason for being. » In this highly significant context, Tiresias, an incarnation ofApollonian knowledge (métron), accepts the need to worship Dionysus, the barbariangod who comes to literally « decivilize » Thebes. He apparently wants to remind us thatwe always return to culture after a period of chaos and that it is, therefore, importantnot to resist giving in to disorder. As the end of the tragedy shows (when Agavediscovers she has cut her dear son’s head off), a high price is paid not only forrepression but also for a prolonged chaotic trance, a state of consciousness that doesnot allow for the protective discernment of shared consciousness. Nonetheless, thefleeting experience of this pre-representational state enriches the human spirit, since itgives a glimpse from outside of conventions while avoiding crossing over into thedangers of madness or uncontrollable states of unconsciousness.

73 We are thus led to propose a schema for interpreting Euripides’ tragedy as a text

pointing to a radical symbolic dissolution analogous to what happens during the post-midnight Jurema ceremony :

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Structure Structural Inversion Third State

Thebes Peaceful Mount Cithaeron Mount Cithaeron after the Maenads’ frenzy

Male order Female order Generic disorder

Ceremonial rigor Satire and « carnivalization » Violence and symbolic chaos

Hierarchical world Libertarian utopia Axiological indifference

The radicalism of the religious dimension

74 A final point needs to be made. Such an extensive range of symbolic expression,

including the capacity for creating disorder, hinges upon religious experience. Let usrecall G. Bataille’s ambitious search in eroticism for a fundamental truth of being.Without discrediting his effort, I would maintain that the erotic realm to which herefers (and which also entails violence and impurity) is, far from being autonomous,directly derived from a religious state related to his theory of sacrifice22.

75 When seen from a broad comparative perspective, the religious dimension seems to

principally concern what does not even appear in such a structural format. The chaosdiscussed herein is, after all, but an example of the well-known ganz andere (the totallyother), whereby Rudolf Otto (1958) defined the sacred. I should emphasize that this« totally other » is not always sublime, pacific or benevolent, as suggested in so manyinterpretations. For example, the so-called « better » religious aspects of Afro-Brazilianreligions are often defined in terms of the transcendence they provide (Roger Bastidecalled Candomblé a « pensée savante »). In a blatant paradox with the high degree ofmateriality of the symbols involved, this « better » side ends up being portrayed bysome scholars as a sublimated spiritual universe that seeks to « depart from materials »(to paraphrase Walt Whitman’s mystical poem So Long!). As for the marginal, « savage »and symbolically challenging side of Afro-Brazilian religiosity, it is usually seen eitherin terms of its political or libertarian potential23 or, on the contrary, as evidence of theallegedly underdeveloped consciousness of the cult’s downtrodden participants. In thislight, the exús’ violence could be more or less reduced to being a reflection of the realviolence existing on urban peripheries. This approach leads us out of the religiousrealm and turns these cults into a social institution like any other.

76 I would like to insist that Macumba, Quimbanda, and Jurema all use typically religious

techniques for producing a proximity with chaos. One technique that keeps meaningsfrom being rigidly set is that the pantheon is constantly expanding as new spirits withunknown and unpredictable behavior are introduced. The constant improvisationduring each spirit’s performance through a trance makes it very difficult to achievedianoia (the capturing of a global meaning) and to form a coherent polysemy24. Thissurprisingly continuous symbolic shift adds new complexities to establishedperceptions and values, and it disguises the relations between means and ends in areligious act. In my view, the obliquity of this relation keeps the dimension of thesacred alive in both the mythological field (where it expands the universe of belief and

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the possibilities of interpretation) and the ritual sphere (where it intensifies anddiversifies body-mind experiences).

77 Instead of thinking about religion as a « system of symbols », as in Clifford Geertz’s

(1975 : 90) famous culturalist definition, the Jurema ceremony leads us to see religiousexperience as a mode of being where symbols are both signified and de-signified – bothconstituted and stripped of stable semantic associations25. What I have called the« third state » allows for a radical criticism and fundamental scepticism about order. Itprovides a sphere of action where both dominant utopias and their counterutopias (or,in Northrop Frye’s words [1957], the myths both of interest and of freedom) are putaside.

78 Whenever there is inversion, the marginal element ends up by introducing, even if in

retrograde order, the same content as the original polarity. This act, always ambivalentpolitically and aesthetically, rejects the predominance of established positions while, atthe same time, reinforcing them. It can, therefore, be argued that a symbolic inversioninvariably expresses a reaction connected to the prestige and hierarchy asserted by thedominant structure of values. As to the third state, it is an active, instead of a reactive,state of being. Understood as lying beyond inversion, it can radically rearrangeestablished structures of meaning and embodiment. It is an operation of mental andbodily disengagement, even if temporary, from any fantasy of control and domination(again, from a political or aesthetic point of view).

79 The technology of these performances – what we might even call a science of ritual –

provides for the presentation of chaotic configurations of both body movements andmind states. These configurations offer a glimpse of a potentially infinite generation offorms. Once consolidated into a cultural pattern, these forms operate throughtransformations, inversions, mimetic signs, etc. The third state precedes thisconsolidation. The problem of formulating such a counterintuitive notion resemblesW. Benjamin’s emphasis (1977 : 28) on presentation as discontinuity, a « renunciation ofthe uninterrupted course of intention ».

80 Since this third state, understood as beyond structure and its reversal, seems to fit into

a poststructuralist approach to symbolism and consciousness, this idea might belikened to J. Derrida’s notion (1981) of différance, or endless dissemination. Thiscomparison makes sense insofar as we bear in mind that Derrida’s theory is mainly anarratology. It refers to the narrating moment (always a textual recollection, even ifperformative in itself) of the body-mind states generated by a ritual performance andexperienced by a practitioner. The third state as generated through a sacredperformance seeks to bring anticipation to a halt, both in experience and in its« representation ».

81 These issues, as previously pointed out, have received little attention. What is needed

at present, besides more ethnological data concerning the diversity of these peripheralcults, is studies of the symbols of violence and disorder in Jurema and Macumba. I haveyet to find, for instance, a single text featuring such deviant themes in the Catimbosongs collected by Câmara Cascudo (1951) or the Macumba songs found in the works ofArthur Ramos (1940) and Roger Bastide (1973).

82 Nevertheless, all evidence suggests that the number of violent, chaotic spirits is

increasing. Roger Bastide and Renato Ortiz have provided sociological explanations ofthis. For R. Bastide (1975 : 200), the increasing presence of the « savage sacred » has todo with the transition from an organic to an anomic society whereas, for R. Ortiz

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(1978 : 135), these disruptive spirits express the « drama of a social stratum that isstructurally excluded from participating in the values of a global society ». In otherwords, the number of violent spirits correlates directly with the level of violence andcriminality in the lower classes.

83 But is such an interpretation sufficient? Sociologically, it makes sense to establish such

correlations. But from the point of view of religious practices, the opposite of R. Ortiz’sthesis, which R. Bastide (1978), G. Lapassade and M.A. Luz (1972) and many others haveendorsed, seems more reasonable : the previously silent, marginalized classes nowexpress their religiosity without censorship. It is one thing to discriminate symbolicallyand another to physically persecute Afro-Brazilian religions for being deviant.Persecution was common in Brazil until the start of the 20th century. After a longperiod of oppression (especially intense during colonial inquisitions in the 17th and 18th

centuries), dominant religious values have loosened to the point of tolerating deviantforms of religious expression that, though conventionally considered as impure,irrational, grotesque or violent, deeply resonate symbolically with Christianity’shistory of mysticism26.

84 In this way, the spectrum of symbolic expressions of Brazilian religiosity has broadened

to admit an extremely vibrant, complex universe where images ranging from sublimeto grotesque coexist with equal intensity. The best comparison for helping us tounderstand this symbolic richness in more universal terms might no longer be withChristianity (which still suffers from a disenchantment of the world and from amoralization that narrows the horizon of its symbolic expression) but with other, lesscensured religious traditions, such as Hinduism. We might thus argue that this model ofmarginalized but tolerated religious behavior is not specific to African or Afro-Braziliantraditions. Pombagira’s actions are not far removed from Shiva’s, a god who, accordingto the Purana, uses eroticism and horror to break bonds, awaken those who sleep andopen new spheres of contact with the numinous27. What Shiva, the great ascetic, didwith unbridled, inappropriate and paradoxical eroticism, Exú and Pombagira do bymeans of violence, obscenity and a break with symbolic order.

85 Finally, il should be noted that the state of violence and chaos brought about by Jurema

spirits or by the Bacchae soon turns, as if by magic, into something that is, once again,structured, intelligible and familiar. Insofar as the sacred, besides being the « totallyother », is a « tremendous mystery » as R. Otto (1958) claimed, T.S. Elliot’s insightfulintuition that human nature cannot bear too much reality properly applies here :Dionysus, once avenged, is satisfied and re-orders everything according to his whishes;and at dawn, the chaotic Jurema spirits leave the celebration to end in a peaceful,orderly manner.

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NOTES

1. For example, C.R. Brandão (1986) has analyzed disputes for power and influence between

religions in Brazil; and R. Ortiz (1978) has shown how Umbanda distinguishes itself symbolically

from Macumba in a clear struggle for social and political influence. I propose understanding the

deviant and « impure » side of Spiritism so as to take into account not only the sociological and

political conflicts inherent in the religious field but also the complexities of the religious

dimension – in the sense of a particular type of human experience – that these spirits evoke.

2. « Spirits of the left » is a widespread native category referring to entities who are « heavy »,

« dangerous », or evil. Oddly enough, no mention is made of « spirits of the right ».

3. For an overview of Shango in Recife, see J.J. Carvalho (1990a). For a more detailed account of

Jurema, see R. Vandezande (1975) and J.J. Carvalho (1990b).

4. For a typology of the cults in Recife, see R. Motta (1977); and for a more detailed description of

Jurema, see J.J. Carvalho (1997).

5. See E. de Souza’s suggestive essay (1980) on the symbolic and the diabolic.

6. Y.M. Velho (1984 : 164) has described other aspects of this violence : « I always worked in a

universe of research where the mediums go into “violent” trances and are possessed by spirits

that roll on glass shards, cut themselves [...] ».

7. In Orishas (1981), a revised edition of Dieux d’Afrique, P. Verger omitted this sensational series.

No explanation was given, and I wonder who made the decision to omit it, whether the author

himself or his Brazilian editor.

8. From an academic viewpoint, it would be worthwhile, even urgent, to follow up on the

handling of some of the photos taken by P. Verger of the Candomblé in Bahia. To take but one

example : under the general heading of « Voodoo », photo no. 15 in his Orishas (1981) has been

reproduced in G. Bataille’s L’érotisme (1957), in M. Surya’s (1987) study of G. Bataille’s writings and

on the cover of the Spanish edition of A. Métraux’s (1963) classic on Haitian voodoo.

Furthermore, photos from the original edition of A. Métraux’s Le vaudou haïtien (1958) appear in

G. Bataille’s The tears of Eros (1989).

9. Photos like those in the aforementioned works by P. Verger or D. Botting are mainly viewed by

persons who do not belong to these cults. Most of these viewers’ aesthetic and spiritual feelings

have been shaped in a Christian environment. These images have a different impact on members

of Shango or Candomblé. They present to public view pictures of secret, restricted events,

wherein participation is a matter of initiation or merit. On the significance of showing these

secret Afro-Brazilian rites, see J.J. Carvalho, 1988.

10. For a thorough discussion of ethics in Shango and Afro-Brazilian cults in general, see

R. Segato (1995).

11. R. Segato (1991) has suggestively written about this continual passing from the symbolic to

the literal in association with violent Afro-Brazilian entities.

12. Two sacrificial child murders under macabre circumstances created an emotional reaction in

the country in 1992, one in Guapó (Goiás) and the other in Guaratuba (Paraná). The press

qualified them as « black magic rituals ». In both cases, exús were said to have demanded the

children’s blood. See « “Bruxo” é preso por crime satânico », Folha de São Paulo (4July1992) and

« Pai-de-santo encomendou o sangue de uma virgem para usar em um trabalho de Macumba »,

O Popular (29 May 1992). In late December, the murder of a soap opera actress was also

immediately set down to black magic. The main suspect allegedly had a statuette of Pai Chico

(Father Francis, a pretos-velhos spirit). See « Evidências reforçam tese de magia negra », Jornal de

Brasília (3 January 1993).

13. In his study of Umbanda in São Paulo, R. Ortiz (1978 : 130) has stated that, during the cults to

exús, « the content of man-god conversations is highly sexual ».

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14. This song is symbolically equivalent to the song during the « left » service : « It is midnight/

All the crossroads cry,... »

15. O.J. Trindade-Serra’s (1981) excellent analysis of the behavior of erês (childish spirits or

childish aspects of the orixás) in traditional Candomblé in Bahia highlights the structural role of

impurity and « dirtiness ». According to a personal communication from Mundicarmo Ferreti,

certain erês of Iansã in Tambor de Mina do Maranhão eat chicken droppings. Norton Figueiredo

also told me about a custom, practiced in Batuque ceremonies in Porto Alegre, of eating the

maggots that breed in the meat offered to the orixás after it has laid at the saints’ feet for three

days.

16. M. Bakhtin (1984:115) explains Menippean satire as : « The adventures of truth on earth take

place on the high road, in brothels, in the dens of thieves, in taverns, marketplaces, prisons, in

the erotic orgies of secret cults, and so forth. The idea here fears no slum, is not afraid of any of

life’s filth. »

17. Remember that, to a degree, Shango and Jurema share the same clientele. In a majority of

cases, the person who receives an orixá in a Shango ceremony and dances, for example, as

Iemanjá or Orixálá with dignity and majesty will also, at another time, take part in a gira where

he/she is possessed by grotesque, violent, obscene or unbalanced spirits. The political and

symbolic polarization between these two styles of trance has an internal, psychological and

individual counterpart.

18. These Homeric poems narrate, in a burlesque form, interventions by the gods in a not very

heroic war between mice and frogs.

19. The « heavy » exús bring into action an expressive dimension seldom found in other religious

ceremonies in Brazil, namely the grotesque, not as something comical or buffoon but with its

principal meaning according to Victor Hugo (no date) : playing with the horrible, the deformed.

20. Drawing on E. Dodds (1960), E. de Souza (1974), G. Kirk (1979), W. Otto (1981) and C. Segal

(1982), I have proposed a personal interpretation of this particular dilemma in The Bacchae. I hope

to develop elsewhere this brief sketch of the relation between certain Afro-Brazilian cults and

the Dionysian universe. In line with my previous emphasis on the basically metaphorical violence

in Macumba, we would have to consider that the differences in behavior between Jurema spirits

and the Maenads are a consequence of conventions specific to two quite distinct modes of

expression : rites of reversion and disorder, on the one hand, and, on the other, the written text

of an ancient tragedy.

21. A similar discussion figures in J.P. Vernant’s brilliant essay on the Gorgon’s mask. The Gorgon

was an attempt to « give shape to this experience of an absolutely other; that which manifests

itself, in its relationship with the human being, as difference : instead of the other man, the man

as other » (Vernant, 1988 : 35).

22. See the section « From religious sacrifice to the erotic » in G. Bataille (1957).

23. See, for instance, G. Lapassade and M.A. Luz’s (1972) excellent interpretation of the relations

between Umbanda and Quimbanda.

24. See, for instance, J. Brenkman’s essay (1976) on the fable of Echo and Narcissus as told by

Ovid. According to J. Brenkman, Ovid’s text is essentially dialogical in that it constantly

destabilizes the story’s meaning and opens a space of symbolic inversion analogous to what we

have been considering. M. Taussig (1987) similarly subverts the classical anthropological

interpretation of the religious sphere. Inspired by Artaud, among others, he criticizes V. Turner’s

biased association of communitas with homogeneity and unity. Following a line of reasoning that

borrows heavily from R. Caillois (1950), M. Taussig (1987 : 442) rightly argues that « by and large

anthropology has bound the concept of ritual hand and foot to the imagery of order, to such an

extent that order is identified with the sacred itself. »

25. Readers familiar with the classics of Zen Buddhism might think of Mumonkan’s case XXI : « A

monk asked Unmon : “What is the Buddha?” “A shit stick”, answered Unmon. » I recommend R.

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Blyth’s brilliant commentary (1966) on this radical dialogue, which materially illustrates the

symbolic deconstruction and « deangelization » proposed during Jurema ceremonies. For a

relevant discussion of the crisis of representation in post-modern thought, see S.W. Foster’s essay

(1990) dedicated to V. Turner.

26. Christian hagiography is replete with unusual anecdotes, for example, the self-inflicted

violence of early Christian converts like Origen ,who ritually cut off his own genitals. Another

notable example is the symbolic inversion of the figure of Saint Catherine of Siena sucking pus

from a beggar’s wound (Douglas, 1971). Cristiano Souza Ramos told me about a case similar to

Saint Catherine’s. He said he saw his father-of-saint in Brasília, possessed by a pretos-velhos spirit,

cut open a large growth on a woman’s neck and suck live maggots out of it. According to the

father-of-saint, the insects were there due to witchcraft.

27. It would be worthwhile to pursue this parallel with Shiva’s cult, since it might lead to new

insights relevant to both religious traditions. See B. Battacharya’s (1975) erudite study and

W.D. O’Flaherty’s (1981) excellent book.

ABSTRACTS

Drawing on material concerning the Recife Shango and Jurema cults (among others), this article

shows how ritualized violence and disorder, associated with the manifestation of “heavy”, evil

spirits and attributed to cults of a more syncretic nature, remain a constitutive aspect of Afro-

Brazilian ceremonial activity. A parallel with the dionysian cult as portrayed in The Bacchae is

used to argue that the performance of meaning-subverting ritual violence points to the existence

of a pre-representational “third state”, neither structure nor anti-structure, which is to be

recognized as a distinctive mode of religious experience.

A partir de données provenant notamment des cultes Shango et Jurema de Récife, cet article

montre que la violence et le désordre ritualisés, censés provenir de cultes plus syncrétiques, et

associés à la manifestation d’esprits malveillants et « lourds », sont un aspect constitutif de

l’activité cérémonielle dans les religions afro-brésiliennes. Un parallèle avec le culte dionysiaque

tel qu’il est dépeint dans les Bacchantes d’Euripide fait apparaître que cette violence rituelle et la

subversion des catégories qu’elle implique sont la manifestation d’un « troisième état », ni

structural ni anti-structural, à considérer comme un mode spécifique de l’expérience religieuse.

INDEX

Geographical index: Brésil

Mots-clés: Jurema, Shango, violence religieuse, expérience religieuse

Keywords: Jurema, Shango, religious violence, religious experience, Brazil

Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004

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AUTHOR

JOSÉ JORGE DE CARVALHO

Department of Anthropology

University of Brasília

Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004

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De courts instants d’identitéLa communauté rituelle dans deux carnavals « afro » (Brésil, Colombie)*

Brief instants of identity. The ritual community in two “Afro” carnivals (Brazil,

Colombia)

Michel Agier

1 L’identité culturelle est aujourd’hui un étendard qu’on voit se déployer dans toutes les

régions du monde, jusqu’aux recoins les plus éloignés des îles, des forêts ou desquartiers périphériques. Elle intervient comme un argument dans les luttes pour lesdroits sociaux et politiques des populations historiquement exclues, exploitées oumarginalisées, en quête de reconnaissance. Elle est tellement présente que bien souventon ne fait que la mentionner comme une vérité première, une chose évidente,naturelle, allant de soi. La différence culturelle serait l’essence même de l’identité àpartir de laquelle se justifierait l’ethnicité politique, c’est-à-dire l’accès à des droitssociaux et à une participation politique propres. Ces revendications de droits, qui sontles enjeux de l’identité, prennent aujourd’hui un caractère d’urgence à cause de ladureté des ségrégations et de l’âpreté des compétitions pour la terre, l’emploi,l’habitation ou l’éducation, dans un contexte général de dérégulation provoquée parl’avancée du « libéralisme économique » et par le désengagement de l’Etat. Pourtant,les enjeux, les urgences, bien souvent font oublier le simple fait que l’idée mêmed’identité culturelle suppose l’équivalence, ou la transparence, entre une identité etune culture, alors que cette équivalence n’est en rien évidente, surtout dans le monded’aujourd’hui : un monde marqué par de nombreuses mobilités – mobilité despersonnes, des marchandises, des images et des idées –, par de nombreux échanges,linguistiques et culturels, par diverses formes de déterritorialisation, et donc, au boutdu compte, par une dissociation entre les lieux où l’on vit, les cultures qu’on partage, etles identités dont on se réclame.

2 Cette fausse évidence de l’identité culturelle renvoie aussi, de manière plus durable et

profonde, à la virtualité même de l’identité en soi, en tant qu’essence : dans uncommentaire de son séminaire sur l’identité, Claude Lévi-Strauss disait de cettedernière qu’elle est une « sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nousréférer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais

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d’existence réelle » (Lévi-Strauss, 1977 : 332). Face à cette énigme permanente d’uneidentité affirmée et insaisissable, le chercheur se doit d’admettre que ce qu’ilrencontre, ce qu’il peut observer, ce ne sont pas des identités, mais des manifestations,expressions ou déclarations d’identité. Il constate aussi que ces déclarations sontajustées au contexte de leur énonciation : la déclaration se fait institutionnelle – desformulaires à remplir, des documents à présenter au passage des frontières ; elle peutêtre plutôt interactionnelle – la même personne peut se dire negra à Bahia, baiana à Rioet « brésilienne » à Paris ; ou correspondre à une option politique – devenir negro si onhabite dans un village colombien inclus dans une zone d’application de la loi sur ladélimitation des terres de communautés noires ; la déclaration peut s’adapter auxclassifications urbaines – être « migrant du Pacifique » si l’on vit dans le district d’AguaBlanca à Cali ; ou juridiques – être reconnu comme « déplacé de la violence »(desplazado) en présentant son témoignage à l’administration chargée d’attribuer uneaide à ceux qui ont fui une zone du Pacifique déchirée, comme la plupart des régions dela Colombie, par les affrontements entre guérillas et paramilitaires. On peut donc fairealterner ces déclarations d’identité selon les contextes et les situations dans lesquelleson est engagé : se déclarer africain très loin de l’Afrique et sans avoir absolument lapeau noire, réinventer des rituels indigènes d’Indiens du Nordeste du Brésil, en ville,après des siècles d’« acculturation » et d’oubli des croyances et des rites de la terreancestrale. Les relations entre lieu, identité et culture sont à géométrie variable et enperpétuelle transformation.

3 Mon intention n’est pas de dire que l’identité culturelle n’existe pas, mais de montrer

qu’il peut lui arriver d’exister, à certains moments et en certaines occasions : fausseévidence, elle est à la fois construite et versatile. Je m’intéresserai ici à certains aspectsde la fabrication de l’identité culturelle, ceux qui se manifestent dans l’identificationrituelle. En effet, la description ethnographique des rituels, en amont des usagespolitiques de l’identité mais sans les ignorer, peut restituer le processus de l’identitéculturelle en train de se faire. En outre, l’étude de rituels contemporains, en coursd’élaboration dans des contextes urbains, permet de mettre au jour les diverses formesde relation entre la quête d’identité – avec les interrogations qu’elle suscite sur soi etsur les autres – et la création culturelle – avec ses sources multiples, ses emprunts, sesrejets, ses mélanges et bricolages.

4 Pour mener cette réflexion, j’utiliserai le matériau ethnographique de deux recherches

sur des carnavals noirs ou « afro », à Bahia au Brésil et à Tumaco dans le Pacifiquecolombien. Pourquoi le carnaval ? Parce que c’est le lieu par excellence du masque, dudéguisement, le lieu où l’on peut mettre en scène des images de soi, ou des images d’un« nous », en utilisant un matériel symbolique disponible et soigneusement choisi :vêtements, couleurs, rythmes musicaux, pas de danse, textes de chansons et poésies,personnages mythiques locaux ou non, esprits et dieux. Tout cet éventail de choses estmontré – en représentation – comme autant de signes d’une identité produite face auxautres, spectaculairement. Il veut dire quelque chose, donnant ainsi à voir une relationqui est souvent implicite, cachée : celle qui unit un sens social et une créationartistique, esthétique, rituelle. Cette relation montre les préoccupations ordinaires quisont à l’origine de la créativité des auteurs et la rend, par là même, plus largementcommunicable.

5 Toute situation rituelle, à l’instar du carnaval, crée son propre espace-temps hors du

rythme ordinaire de la vie quotidienne. Cette situation permet de saisir l’identité

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comme un fait empirique, une « performance » d’identité observable dans soncontexte, non comme une abstraction2. Dans cet instant, une véritable médiations’opère entre, d’une part, un ensemble d’individus, tous uniques dans leur biographie etleur projet de vie, d’autre part une communauté qui n’existe de manière manifestequ’en cet instant-là, et enfin des éléments symboliques mettant en relation les uns etles autres : chaque individu avec les autres, et tous avec cette communauté de l’instant

rituel. C’est le moment où l’identité dans le rituel – l’identification rituelle – fait existerune « identité culturelle ». Même si celle-ci ne se résume pas toute à celle-là – car lelangage, le mode de vie, des éléments de la « culture matérielle » sont d’autres registrespossibles de reconnaissance culturelle –, le rite mérite une attention particulière : unensemble de personnes s’y rassemblent et elles s’identifient les unes aux autres parcequ’elles partagent, dans une situation donnée, les mêmes items culturels à l’œuvre.Comment se réalise cette médiation, avec quel matériel symbolique et quels individus ?Quelle est la « communauté » qui émane du rituel ? Et quels liens et stratégiespolitiques au nom de l’identité culturelle cette communauté de l’instant rituel permet-elle de développer ? Dès que le rituel n’est plus considéré comme la simplemanifestation d’une vérité cachée, ancienne et plus ou moins altérée – le mythe, dontl’ethnographe devrait seulement s’attacher à chercher les traces ou les restes –, maiscomme un événement présent où les dimensions sociales, politiques et esthétiques sontaussi déterminantes que les aspects sacrés, alors c’est toute la situation rituelle quiimporte. C’est ainsi que Michel Leiris (1958), en considérant l’événement rituel lui-même et dans sa totalité, a pu montrer l’importance des aspects éducatifs, politiques,esthétiques et théâtraux du culte des zâr en Ethiopie, soulignant par exemple lecaractère déterminant de la « mise en transe » organisée dans le cadre de relations depouvoir, et la présence de glissements progressifs du rite de possession vers lareprésentation esthétique et vers la parade « d’allure carnavalesque » (Ibid. : 35). Poursa part, Marc Augé (1994 : 93) a distingué le « dispositif restreint » et le « dispositifélargi » du rituel pour rendre compte du passage progressif d’une portée directe desactions rituelles (protection, propitiation, purification, etc.) à une portée indirecte,large (formation de consciences politiques, identitaires, communautaires, etc.). Celle-cipeut ne pas avoir été prévue dans la définition stricte des objets du rite, elle se définitdans le contexte qui entoure et imprègne de sens l’événement rituel lui-même3. Demanière réciproque, en partant ici du sens large, externe ou contextuel, en somme« identitaire », du rituel, les promoteurs de la « culture noire » à Bahia et à Tumaconous conduisent à nous interroger sur l’engendrement, prévu ou imprévu, d’unprocessus inverse : celui de l’appropriation, dans la situation rituelle elle-même, d’unrite d’abord imaginé à des fins « élargies », identitaires et politiques. Aujourd’hui, desassociations, réseaux et autres formes actuelles de « corps intermédiaires » (Durkheim)ou « groupes secondaires » (Mauss) agissent dans l’espace social et politique pour faireexister cette scène rituelle, quitte à « forcer le passage » dans des cadres anciens et bieninstallés, à l’instar du carnaval, qui ne les accueillent pas volontiers. Inversement ils senourrissent de cette action, trouvant dans la mise en scène rituelle la légitimité de leurstratégie identitaire ou politique. Cette relation constante entre le rite et son contexteforme le cadre des questions et des descriptions que nous voulons aborder ici.

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Exú, Ilê Aiyê et l’Afrique au carnaval de Bahia (Brésil)

6 Fondé en 1974 à Salvador de Bahia, le groupe carnavalesque Ilê Aiyê a marqué le début

du mouvement culturel noir dans cette ville, progressivement étendu aux grandesvilles du Brésil4. « Nous sommes les Africains à Bahia », ont lancé les jeunes créateursdu groupe lors de sa première sortie au carnaval, le 8 février 1975. D’année en année,les auteurs et inventeurs de chansons, poèmes, déguisements, maquillages, coiffures,danses et rites ont donné consistance à cette affirmation, en faisant preuve d’uneimagination intense, tous animés par le souci de créer les signes d’une différencerespectable qui leur permettrait d’édifier localement les bases de ce qu’ils appelèrentl’« orgueil d’être Noir ».

7 Ni absolument global, ni strictement local, le contexte de leurs créations depuis plus de

vingt-cinq ans s’étire sur plusieurs niveaux : d’abondantes références audiovisuellestransnationales, reportages sur l’actualité africaine ou films de Spike Lee ; elles semêlent aux apprentissages des premières socialisations domestiques, où les saintscatholiques et les divinités afro-brésiliennes peuvent avoir été présents sur les mêmesautels ; à ceux des enseignements scolaires, avec leurs découvertes très sommaires de lagéographie et de l’histoire africaines ; comme à ceux des mouvements militants plusrécents quand, par exemple, des activistes politiques de gauche se reconvertissent, « entant que Noirs », à la religion du Candomblé. Toutes ces références de multipleséchelles – domestique, locale, nationale, globale – et de temporalités différentes setélescopent aujourd’hui pour intégrer et interpréter les expériences, familiales oupersonnelles, d’injustice sociale et, plus encore, de discrimination raciale, dans letravail ou dans les loisirs : refus d’embauche pour « mauvaise apparence »,licenciements suite à des attitudes racistes de collègues de travail, interdiction d’entréedans des clubs de sport ou de loisir, etc5. Modernité sociale et bricolage symbolique ontpermis la création de la forme visuelle, textuelle, chorégraphique, en somme toutel’apparence d’une identité collective noire, pour les autres et pour soi, qui n’existepleinement que sous les traits d’un patchwork dont l’assemblage, et non chacun deséléments, est original et unique au monde. Negros do Ilê Aiyê (« Noirs du Ilê Aiyê ») : c’estune identité culturelle aux airs d’Arlequin, où l’on trouve des vêtements aux couleursnormées, parce qu’elles font africain (jaune, noir, blanc et rouge toujours ensemble),des légendes de rois et reines d’Afrique, des guerriers « zulu » et des personnages del’histoire brésilienne devenus, ces dernières années, des héros de la cause des Noirs(comme Zumbi, chef d’une communauté marronne du XVIIe siècle), des lunettes noireset des cheveux passés à l’eau oxygénée dans le style des jeunes Noirs des États-Unis. Auterme de ce travail culturel permanent, des créations surgissent et identifient legroupe, le rendent reconnaissable entre tous. La seule mention de ces créations suffit,au plan local, national et même dans les circuits du tourisme culturel mondial, à enfaire l’ensemble que l’on dit le plus fidèle à la « tradition africaine » au Brésil. C’est plusparticulièrement le cas du rituel marquant la première sortie du Ilê Aiyê au carnaval,que je décrirai maintenant.

8 On utilise en général des termes venus du Candomblé – obrigação, despacho, padê – pour

caractériser le rite qui marque la sortie du Ilê Aiyê, chaque année, le samedi soir decarnaval. Ainsi, le terme obrigação, « obligation », terme générique, désigne dans leCandomblé un hommage rendu à toute divinité dont, pour une raison ou pour uneautre, un adepte ou un groupe d’adeptes doit s’occuper ; despacho ou padê sont des

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termes spécifiques qui désignent – l’un en portugais, l’autre en yoruba – les offrandesfaites à Exú, divinité intermédiaire, lien entre les humains et le orum, l’universimmatériel des orixás, afin qu’il libère le chemin qui va des hommes aux dieux.Employer ces termes, c’est, d’emblée, définir ce rituel, c’est le constituer comme unemblème identitaire6, celui d’une « tradition africaine », compatible avec le mythe leplus répandu sur la fondation du groupe de carnaval. Selon ce mythe, le Ilê Aiyê serait« sorti » d’une maison (terreiro) de Candomblé, à la manière des afoxés de la fin du XIXe

siècle. Pour Bastide, les afoxés ont été appelés à Bahia des « Candomblés pour rire » 7.L’expression fait penser à la fiction ludique du « c’est pour rire »8, mais aussi, pluslargement, au « rire carnavalesque ». Genre ambivalent, il inclut, dès l’époquemédiévale, toutes sortes de sosies parodiques, selon les termes de Mikhaïl Bakhtine(1970 :14), notamment des sosies de héros, ou des parodies de cultes religieux, mais« dénuées de tout caractère magique ou incantatoire ». Ces parodies n’en sont pasmoins un jeu pleinement vécu en lui-même, non comme une représentation, maiscomme le lieu d’une « seconde vie » (Ibid. : 19).

9 Depuis longtemps, de nombreux chercheurs ont montré que les afoxés du tournant du

siècle passé ne furent pas des émanations des temples de Candomblé ; ils ont regroupédes Noirs de rang social intermédiaire qui venaient des clubs carnavalesques dits« africains ». Ces personnes ont créé les afoxés à partir de deux inspirations. D’une part,celle des anciens cortèges de « Roi congo », qui étaient des fêtes issues de plusanciennes cérémonies politiques d’intronisation de la région africaine bantoue,organisés au temps de l’esclavage par les confréries catholiques réservées aux Noirs,cortèges eux-mêmes retransposés dans les défilés des « clubs africains » (NinaRodrigues, 1977[1932] : 180-181). D’autre part, les inventeurs des afoxés s’inspirèrentdes « traditions religieuses africaines, dans l’état où elles se trouvaient à Bahia » à la findu XIXe siècle (Carneiro, 1974 : 104), c’est-à-dire des fêtes (batuques) et des percussions(atabaques) qu’ils connaissaient en fréquentant les temples de Candomblé.

10 La réalité historique des afoxés est donc moins religieuse que ne le dit la tradition

largement admise aujourd’hui dans les milieux savants et militants de la culture noire.De la même façon, le Ilê Aiyê n’émane pas d’un terreiro de Candomblé. Il a été formé parun groupe de jeunes Noirs du quartier Liberdade qui n’étaient pas eux-mêmes desadeptes du Candomblé. Pour autant, cette religion faisait partie de leur contexte desocialisation. Ainsi, la mère de l’un d’entre eux (devenu ensuite le président « à vie » del’association carnavalesque) est la mère-de-saint d’un terreiro de Candomblé et devintrapidement la « marraine spirituelle » de l’association, incarnant dans son défilé lafigure carnavalesque de la « Mère noire » et organisant son rituel de sortie.

11 Pour affirmer qu’il y a un lien direct et exclusif entre la sortie carnavalesque du Ilê Aiyê

et un rite de Candomblé (et donc entre le groupe carnavalesque et un terreiro deCandomblé), il ne faudrait s’intéresser qu’à un moment du rituel, celui, le plusspectaculaire et médiatisé (il y a beaucoup de photographes et de caméras detélévision), de la « sortie » elle-même, c’est-à-dire le moment de l’arrivée du groupe, deson ensemble de 150 percussionnistes et de ses deux mille participants, dans la rue. Or,s’il est important, ce moment s’inscrit, prend son sens et toute son efficacité, pour ceuxqui y participent, dans une séquence rituelle plus large. Celle-ci commence par desactions de purification et de séparation de type pré-liminaire : ce sont les « lavages » decolliers (contas, chacun représentant une divinité) et les bains de feuilles purificateursdu corps, qui se détache ainsi de la vie quotidienne et des « impuretés » qu’elle sécrète.

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Ces lustrations sont réalisées dans des lieux fermés, chez soi ou dans une maison deCandomblé, les jours précédents ou le matin du début de carnaval.

12 La séquence comprend ensuite des actions de propitiation et de protection, lors du

moment liminaire proprement dit, celui du passage de la maison à la rue9. Des gestesspectaculaires et à portée collective ont lieu à ce moment-là, comme les offrandes denourriture et les cantiques aux divinités, en hommage à Exú principalement, dont ondit qu’il est à même d’« ouvrir les chemins », mais aussi à Omolu, orixá des maladies etdivinité de la maison, et à Oxalá, tenu pour la divinité supérieure, souvent comparée àla figure du Christ. Un autre geste à portée symbolique collective est le lâcher d’unedizaine de colombes, effectué par les dirigeants de l’association et par quelquenotabilité locale invitée pour l’occasion (maire, député, etc.). D’autres actions sont àportée individuelle comme les pembas, croix faites à la craie sur les épaules desparticipants par la mère-de-saint qui conduit le rituel. Tous ces gestes accompagnent lepassage du seuil de la maison à la rue, ils marquent le moment précis de « l’ouverturedu chemin ».

13 Un troisième moment de la séquence rituelle débute à cet instant, lorsque le chemin est

« ouvert » par Exú, lorsque les corps sont purifiés, protégés et l’environnement pacifiépar les lavages et offrandes propitiatoires de nourritures et le lâcher de colombes. C’estle moment de l’agrégation post-liminaire, qui se prolonge pendant tout le temps ducarnaval : il est marqué par le défilé proprement dit et par les différentes parades dugroupe ainsi constitué pour exister pendant les cinq jours du carnaval, exhibant sesdanses et ses vêtements, entonnant ses chansons, montrant ses personnages rituels (la« Mère noire », la « Déesse d’Ebène »).

14 Les lavages, l’ouverture du chemin et le défilé forment les trois moments d’une même

séquence rituelle, étroitement liés entre eux, correspondant aux trois étapes des ritesde passage – la séparation pré-liminaire, l’entre-deux liminaire, l’agrégation post-liminaire (Van Gennep, 1981) – qui donnent à cette sortie carnavalesque le sens d’unemise en scène de l’identité10.

15 L’inspiration des composantes de cette séquence est puisée dans plusieurs registres

symboliques. Ils vont des bains de feuilles – au sens religieux très marqué dans leCandomblé et dans l’umbanda (culte formé par la réunion de croyances et rites issus desreligions africaines, amérindiennes, et du spiritisme européen) – jusqu’au lâcher decolombes – un signifiant plus flou, qu’on trouve dans le christianisme, mais qu’onretrouve aussi dans le Candomblé, puisque la colombe est un emblème (mais non unanimal sacrifié) d’Oxalá, l’orixá le plus puissant. Ils vont du plus religieux au plusséculier : certains pas de danse sortent tout droit des terreiros de Candomblé, alors quel’inspiration de certains textes de sambas se trouve dans les manuels de géographieillustrée de l’Afrique Noire, laborieusement recopiés. Pourtant, cet assemblagehétérogène produit un effet d’harmonie, d’enchaînement fluide. Il s’agit d’uneséquence rituelle bricolée, rassemblant des informations et des morceaux de rites quine se trouvent pas réunis habituellement, mais qui, ici, créent un sentiment partagéd’harmonie, d’unité et d’identité.

16 A quoi tient cette réussite ? Au fait, il me semble, que le carnaval décrit ici est une

« comédie rituelle »11, c’est-à-dire un rite théâtralisé tout autant vécu par ceux qui leréalisent que montré aux autres qui le regardent12. Dans la séquence rituelle du Ilê Aiyê,les participants opèrent eux-mêmes une transformation de leur identité en suivant lestrois étapes du rituel. Cela ne « marcherait » pas s’ils n’y croyaient pas, si leur carnaval

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n’était qu’un spectacle. Ainsi, les rites de lavage du matin opèrent, dans l’intimité, uneséparation du monde et des identités ordinaires, et ils amènent aussi une purificationet une protection des corps et des esprits. Les actions rituelles faisant l’ouverture duchemin le soir créent un entre-deux temporaire en marge des mondes ordinaire etcarnavalesque, et elles apportent un climat de paix et de tranquillité pour le bondéroulement de la fête. Toutes ces actions préparent le moment du défilé, qui est ladernière phase de la séquence rituelle, celle de l’agrégation : c’est précisément lemoment où chaque individu croise le destin du collectif, lequel ne commence vraimentà exister qu’à ce moment-là. Dans cet instant de groupement et d’identité collective, ledéfilé voit se réaliser des actions qui transforment l’apparence des membres du groupeface aux autres : les participants produisent tout à la fois une africanisation esthétiqueet une distinction sociale ; c’est la parade de ce qu’on appelle à Bahia, en parlant du IlêAiyê, « l’élite noire ».

17 Le plaisir de chacun, ressenti avec une intense émotion intérieure, vient du succès de la

présentation de soi. Il y a des milliers de spectateurs pour voir cette transformationintime que certains Noirs de Bahia réalisent en créant une communauté : la « famille IlêAiyê », ainsi nommée par les membres du groupe et en dehors. A cet instant-là, l’affaireest autant individuelle que collective. Il existe, selon les consignes du directoire del’association, un « standard Ilê », condition de la réussite esthétique de lareprésentation, et ce « standard » est strictement contrôlé par les membres du groupeau moment de la fête : propreté, correction de la « tenue », absence de drogues oud’excès alcoolique, pas de violences, etc. Le désir d’homogénéité de l’apparence, quitraverse tout le défilé, traduit une volonté d’identité : il s’accomplit dans la création et,simultanément, la représentation d’une « bonne apparence » sociale des Noirs, laquellefait partie de la mise en scène d’une « identité culturelle » respectable.

18 La sortie du Ilê Aiyé est donc bien un rite, mais pas celui qu’on croit lorsqu’on parle du

spectacle du despacho. Il s’agit d’un nouveau rite, d’un montage hybride, « bricolé »,d’une séquence rituelle étalée sur plusieurs jours. Cette séquence amène lesparticipants à définir leur fête carnavalesque comme une situation rituelle auxcontours spatio-temporels, relationnels et symboliques précis (entre les premierslavages purificateurs et séparateurs et le dernier défilé d’agrégation, il se passe environune semaine). C’est cet ensemble rituel qui leur fait croire en la transformation quis’opère dans son cadre, au long des différentes étapes. Pourquoi alors cette importancedonnée à l’instant de la sortie dans la rue, après les lavages et avant le défilé, à tel pointque c’est ce seul fragment qu’on retient en général pour nommer ou rappeler le rite ?On peut, en suivant Van Gennep, proposer deux explications. L’une renvoie à la densitésymbolique qui se concentre sur les seuils, selon un principe, assez systématique danstoutes les cultures, d’identification du passage rituel au passage matériel (Van Gennep,1981 : 275) : dans le cas présent, c’est le passage (courette, porte, trottoir) qui va de lamaison à la rue. Deuxièmement, cet espace dense du passage acquiert à la fois unecertaine autonomie et un caractère sacré potentiellement permanent. Il métaphorise ledébut et la fin de la séquence, la séparation et l’agglomération : sur le seuil, note encoreVan Gennep (Ibid : 32), « le même geste (est) ainsi, selon le moment, un rited’agrégation ou un rite de séparation » ; dans le cas du Ilê Aiyê, le seuil est le lieu quivoit se dérouler la sortie de la maison, l’entrée dans la rue et l’ouverture du carnaval.

19 Parce qu’ils concentrent et symbolisent durablement les gestes rituels du passage, les

lieux intermédiaires ou marginaux sont souvent placés sous la protection de divinités

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tutélaires, ordonnatrices symboliques de ces gestes. Dans l’ouverture du carnaval IlêAiyê, c’est le personnage de Exú, divinité intermédiaire entre les orixás et les humains,protecteur et gardien de l’ouverture des chemins, qui se trouve au centre de l’action,accompagnant le passage d’un état à un autre, et c’est lui qui est honoré entre la porteet la rue. Sa présence exprime la valeur sacrée spécifique du seuil. Plus loin, dans laconclusion de cette réflexion, nous retrouverons ce personnage du culte païentransformé en sosie parodique, personnage passé du rite religieux au ritecarnavalesque, ainsi déplacé mais toujours à sa place.

Le diable, le curé et la culture noire à Tumaco(Pacifique colombien)

20 Une autre innovation carnavalesque émane d’un autre groupe de militants qui

cherchent, eux aussi, à promouvoir ou défendre l’identité noire : ceux du « Secteurculturel » de Tumaco, principale ville de la région sud du littoral Pacifique colombien. Ils’agit de la saynète (comparsa) dite du « Retour de la marimba » qui marque l’ouvertureofficielle du carnaval de la ville depuis 199813. La saynète est formée à partir d’un choixde divers éléments mythiques puisés, pour une large part, dans la mémoire régionale,et agencés selon une mise en scène inédite. Tenue à deux mètres du sol par quatreéchassiers, une marimba est précédée par un personnage marchant tout à l’avant de lascène, le Père Jesus Maria Mera, qui représente un prêtre devenu légendaire après avoireffectivement circulé dans la région au début du siècle. On dit de lui qu’il obligeait lesNoirs, sous peine d’excommunication, à jeter les marimbas à l’eau parce qu’elles étaient« l’instrument du diable ». Deux autres personnages, sur échasses, jouent, côte à côte,de la même marimba : l’un est le diable, vêtu de rouge et coiffé de deux cornes, l’autreest un célèbre joueur de marimba (marimbero), Francisco Saya, décédé en 1983. Celui-ciosa, selon une légende locale, défier le diable au jeu de l’instrument et le vainquit (lemême défi est mentionné dans d’autres régions, avec d’autres instruments, parexemple l’accordéon des joueurs de vallenato sur la côte Caraïbe de Colombie). Tout aulong du défilé, la saynète, placée en tête, rejoue un combat burlesque entre le diable etle marimbero. Ces derniers sont entourés de trois représentations des visiones

(apparitions, esprits) parmi les plus connues de la région : le Duende (lutin, musicien etséducteur des jeunes filles vierges), la Tunda (femme des mangroves et de la forêt), et laViuda (la Veuve, qui apparaît généralement dans les cimetières) ; il y a aussi, tendu àl’avant de la marimba, le drapeau vert et blanc de la ville de Tumaco.

21 Un sens large, d’emblée politique, a été donné au cortège par ceux qui en eurent

l’initiative. Selon leur explication, l’administration municipale antérieure, présente de1994 à 1997 et dirigée par un politicien blanc, n’avait pas fait appel au Secteur culturelde Tumaco, dont l’orientation en matière de politique culturelle était connue pour êtrenettement « afro », terme qui, localement, recouvrait plutôt un intérêt, soutenu pardiverses ONG et des animateurs de l’Eglise catholique, pour la résurgence de légendes ettraditions locales. Puis tout changea avec la municipalité élue fin 1997 : le nouveaumaire, noir, originaire de Tumaco et proche des militants de la culture afro-colombienne, fit appel à certains d’entre eux pour gérer l’animation culturelle de laville. Pour célébrer publiquement cette présence, le Secteur culturel introduisit leRetour de la marimba en tête du carnaval comme métaphore triomphante du « retour »

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de la culture noire du Pacifique à Tumaco. De ce point de vue, le rituel exprime unestratégie identitaire fondée sur la culture afro-colombienne.

22 Ce sont l’affirmation, la défense et la valorisation de « l’identité culturelle » des Noirs du

Pacifique qui sont explicitement mises en scène dans cette création carnavalesque. Ellesfont écho, en 1998, à la Loi 70 de 1993 dont l’objectif premier est « la protection del’identité culturelle et des droits des communautés noires de Colombie considéréescomme groupe ethnique » (article 1er) – des programmes d’ethnoéducation devant, eux,permettre de « récupérer, préserver et développer l’identité culturelle » des Afro-colombiens. Cette stratégie culturelle locale se trouve donc placée d’emblée dans uncontexte national institutionnel marqué par ce que Bruce Kapferer (1995 : 69) acaractérisé ailleurs comme l’émergence d’une « idéologie multiculturelle de l’Etat ».Dans ce cadre, l’identification collective créée par le nouveau rituel doit êtrel’expérience vécue de l’identité culturelle largement affirmée par ailleurs. Comment sepasse cette relation entre le rite et l’identité dans le cas du Retour de la marimba ? Pourrépondre à cette question, il nous faut examiner cette ouverture de carnaval, noncomme un pur spectacle, mais du point de vue de sa capacité à mettre en relation desindividus les uns avec les autres, et tous avec les symboles d’une communauté qui seraitainsi créée dans la situation rituelle. C’est dans ce cadre que nous pouvons questionnerles transformations internes, de forme et de sens, dudit rituel. Que représentent, pourles participants, les figures plus ou moins anciennes, légendaires ou mythiques,introduites dans le contexte carnavalesque, tout nouveau pour elles ? Une logiqueinterne du rite, provenant de l’agencement inédit de figures symboliques connues de lapopulation régionale, notamment rurale, ne se mêle-t-elle pas au sens externe, tel qu’ilest voulu par ses auteurs qui, eux, participent d’une certaine élite culturelle locale, encontact avec d’autres agents de la « culture noire » dans des réseaux nationaux etglobaux ? Y a-t-il, dans ce télescopage des contextes, une appropriation du rituel par lesparticipants de la fête et, si oui, quelles sont les formes et les conséquences de cetteappropriation sur le sens de ce rite d’ouverture ?

23 La valorisation des traditions régionales a été le souci des animateurs du Secteur

culturel de Tumaco depuis les années soixante-dix. Dans leur politique de défense et depromotion de la « culture noire du Pacifique », le carnaval de leur ville était tenu pourêtre un lieu sans intérêt. En effet, en valorisant une tradition culturelle noire, ils endéfinirent les contours, triant, excluant, privilégiant, modifiant tel ou tel caractère,« inventant » donc ladite tradition au sens de Hobsbawm. Ils créèrent ainsi le Festivaldu Currulao14, qui eut lieu chaque année de 1987 à 1992. Trois ou quatre jours durant,des orchestres de marimba, des groupes de danses folkloriques, des conteurs (cuenteros)

et des poètes populaires (decimeros) se présentaient sur scène, des pièces de théâtreétaient jouées, inspirées des croyances populaires régionales (visiones). La plupart desgroupes s’étaient constitués dans les années 1970 et 1980, sous l’impulsion desprogrammes sociaux et culturels du Port de Tumaco et de l’ONG Plan ParrainInternational. Implantée dans la région à partir de 1971, cette ONG commença dix ansplus tard à développer des activités sociales et culturelles, en plus des aides directes àses « filleuls » (enfants pauvres). Dans la décennie 1980, elle employa localementjusqu’à 200 personnes et son budget fut même, à certains moments, supérieur à celui dela municipalité. L’organisation finança l’animation culturelle des quartiers pauvresalors en pleine croissance, et la formation de dizaines d’animateurs culturels15. Cesderniers constituèrent la majeure partie de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Secteurculturel ». Il paraissait alors nécessaire à ces agents culturels de se démarquer de tout

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ce qui pouvait « contaminer » la culture traditionnelle des Noirs du littoral Pacifique,que ce soit la modernisation des instruments ou l’importation de modèles extérieurs demusiques, danses, objets ou vêtements. Dans ce cadre, le rap, la salsa, le rock ou lereggae, que l’on jouait et dansait dans les bars et maisons de Tumaco, tout comme lecarnaval qui se répandait en désordre dans la rue, étaient ignorés car, pensaient-ils, ilsn’exprimaient aucune identité culturelle propre.

24 Ce sont l’échec du Festival du Currulao, à cause de son isolement et de son élitisme, puis

les critiques et auto-critiques du Secteur culturel, qui amenèrent ce dernier à setourner davantage vers la vie locale : en 1997, une partie des animateurs culturels deTumaco entrèrent dans les services municipaux d’action culturelle ; certains furentchargés, à ce titre, de promouvoir le carnaval de la ville. Puis, à la fin de l’année 1998,ces mêmes agents culturels conçurent un tout nouveau « Plan de développement ducurrulao », dans lequel la participation au carnaval était admise. La commissionorganisatrice du carnaval incita vivement les carnavaliers à s’inspirer des élémentsconsidérés comme faisant partie de la culture régionale : les visiones (esprits de la forêt,des fleuves et de la mangrove), les rites catholiques populaires (funérailles et fêtes dessaints – chigualos et arrullos), les danses traditionnelles (currulao), et à développer unereprésentation de l’écologie spontanée des habitants et travailleurs de la mer et de laforêt. Les saynètes représentant une forme ou un thème de violence (la délinquancejuvénile, l’affrontement entre soldats et guérilleros, trafiquants de drogue etpoliticiens, bandes armées, etc.) furent interdites alors que, deux ans plus tôt, ellesformaient près du tiers du cortège des comparsas16. Finalement, en plaçant le cortège du« Retour de la marimba » comme ouverture officielle du carnaval, la stratégie consistait,selon les termes d’un responsable municipal de la culture, à « réunir le festival ducurrulao et le carnaval pour lui donner une identité ». « Recevoir la marimba, souligne lamême personne, c’est rendre hommage au symbole majeur de la culture ancestrale.Cette marimba-ci a une légende, le défi du diable, que nous essayons de maintenir. »

25 Les récits et commentaires qui viennent à l’appui de la saynète, contés comme des

explications validant son scénario, mentionnent les légendes du Padre Mera, de lamarimba et de Francisco Saya. Selon ces commentaires, l’Église réprime lesmanifestations païennes, elle est dominante et blanche : dans le cortège d’ouverture,c’est le personnage du Padre Mera qui incarne ce pouvoir de l’Église catholique ; il vientbien en tête, il est représenté sous les signes de l’autorité, avec la mitre de l’évêque, et ilest le seul personnage dont l’acteur (noir) a le visage peint en blanc. Alors qu’il regardedroit devant lui et diffuse l’encens sans se retourner, toute une scène païenne se passedans son dos, comme à son insu : le bal de la marimba interdite et le défi du diable par lemarimbero Francisco Saya. Ce dernier, « Noir aux cheveux lisses » ou « aux cheveuxd’Indien », fait figure de résistant, clandestin et ethnique. Dans son fleuve, le Río Chagüí,la marimba a survécu, raconte-t-on, car le Padre Mera n’est pas allé jusque-là, ou parceque les marimbas jetées sous son ordre dans le Río Patía voisin ont remonté les coursd’eau jusqu’au Rio Chagüí ! Le retour en force de la marimba, métaphoriquement de laculture noire du Pacifique réprimée, ridiculise le Padre Mera et fait du « plus grand desmarimberos » un héros ethnique. Ce dernier se montre, à son tour, plus fort que lediable, et donc plus efficace que le prêtre : il fait fuir le diable, raconte-t-on, en« nommant » le Christ (parce qu’il joue, sur sa marimba, l’hymne national dans lequel leChrist est nommé), de la même façon que les prêtres ou les parrains (il s’agit desparrains de baptême ; on considère qu’ils sont les substituts du prêtre en son absence)disent des Credos pour désenvoûter quelqu’un qui a été possédé par une visión. Le

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personnage ethnique du marimbero reprend ainsi à son compte la vertu chrétienne dubien en lutte contre le mal, celui-ci étant alors incarné par les visions, « sataniques »comme le disait l’Église espagnole de l’Inquisition. Les visions, dans le cortège, sontprésentes mais neutralisées, elles ne font plus que décor aux couleurs locales. C’est lafonction symbolique, au sens large, qui leur est généralement donnée, aujourd’hui enville, dans le mélange culturel associé à l’identité afro-colombienne du Pacifique : lesvisiones sont valorisées comme protectrices de la forêt, comme traditions moralesfamiliales, mais le fait qu’elles aient été diabolisées et qu’elles soient encore, parfois,craintes est comme oublié. Le sens explicite de ce rite carnavalesque et descommentaires qui l’accompagnent est donc celui, très « politique » et identitaire, d’unedouble inversion et d’une remarquable élévation symbolique : le marimbero vainc leprêtre qui le traite comme un diable, puis il vainc lui-même le diable (ou ses avatars, lesvisiones) à la place du prêtre. Métaphoriquement, la culture noire résurgente renversele monde blanc catholique, et assume ses valeurs et ses pouvoirs de domination. Unnouveau récit identitaire est ainsi transposé dans le contenu du rite lui-même, auxrésonances explicitement ethnicistes et régionalistes.

26 L’hommage ainsi rendu à toutes ces croyances est conçu selon une perception

esthétique de la culture, qui est une forme d’objectivation et de distanciation parrapport à la perception éthique, c’est-à-dire au contenu moral des croyances elles-mêmes, lorsqu’elles sont intimement vécues par celles et ceux qui y croient ou y ontcru. C’est ce qui permet de rendre le Padre Mera occasionnellement plus blanc qu’iln’était. En fait, de nombreuses légendes en parlent comme d’un padrecito negro (petitpère noir) : « le cheveu un peu crépu, il était brun et tirait vers le noir », dit un prêtrede la région17. Sa biographie indique que son grand-père aurait été esclave18. C’est lamême distance qui permet de transformer les visiones en valeurs morales inoffensives,ou de fétichiser la marimba de Francisco Saya, achetée aux parents du musicien défuntpar les responsables culturels de la ville. Mais le Padre Mera, lui, croyait au diable etaux visiones, c’est pour cela qu’il leur lançait des défis, à tel point qu’on entend encoreaujourd’hui dire qu’il peut bien avoir été lui-même le diable.

27 De fait, pour autant qu’on abandonne une représentation polarisée, et qu’on restitue les

différentes interprétations entendues, sur le bord des rivières en forêt comme en ville,à propos de tous ces personnages légendaires, on ne voit que le diable, aux visagesmultiples, sur la scène urbaine et carnavalesque du Retour de la marimba. En effet,parmi tous les « sosies carnavalesques » présents dans le défilé d’ouverture, on trouved’abord, bien sûr, le diable en personne, représenté en noir, rouge et cornu, mais quedes récits locaux décrivent tout autant blanc, métis, vêtu de kaki ou portant unedenture en or ; on trouve le marimbero qui, depuis des siècles, mène avec soninstrument la danse « endiablée » des Noirs ; le Padre Mera lui-même est une figureimaginaire de dédoublement et de transgression : curé inquisiteur et incarnation deSan Antonio pour les uns, il est pour d’autres Christ et démon, blanc et noir, aimé etdénigré ; enfin, les visiones de la Tunda, de la Viuda et du Duende sont des avatars dudiable qui portent sa force et ses faiblesses. Ainsi, la multiplicité païenne du diable sesubstitue, de proche en proche, au contexte strictement chrétien et dualiste (Bien/Mal)au nom duquel l’Église inquisitrice l’avait amené dans la région il y a cinq cents ans etque les animateurs culturels urbains ont repris à leur compte dans leur stratégieidentitaire.

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28 Les légendes du Padre Mera, de la marimba et du diable circulent à l’instar des

« légendes urbaines » (Renard, 1999), elles peuvent être agrémentées de touchespersonnelles et ainsi se répandre davantage. Tout au long des défilés du carnaval,quelques visiones, vite recouvertes par la farine et la boue du carnaval, défilent ainsi àcôté de Donald, de Macho Man (caricature d’un macho), ou d’un curé ivre et lubrique(image du Padre Mera ?) : ce sont le Duende, avec sa guitare, son grand chapeau et lesnombreuses jeunes filles qu’il séduit, la Viuda, la Tunda, et la Madremontes (apparition dela forêt). Des comparsas s’inspirent des activités des groupes afro-colombiens de la ville,mais en mettant davantage qu’eux l’accent sur les extravagances du diable : Carnaval del

diablo, Currulao, La viuda en el carnaval, Brujería satánica del Pacífico, El reino infernal (oùdéfilent plusieurs représentations du diable). Au carnaval de 1998, une saynète mimaitl’action municipale culturelle : derrière un panneau annonçant « Ça y est. Nous avonsretrouvé la marimba de Francisco Saya ! », un groupe de cinq personnes jouait la scènede Francisco Saya y el Diablo, le Diable ne portant plus ici, en guise de déguisement,qu’une simple chemise rouge.

29 C’est dans cette diffusion, cette diversification des formes et du sens de la scène et des

personnages légendaires/carnavalesques du Retour de la marimba que se réalise leurappropriation par les participants du carnaval, et cette appropriation fait sortir lediable de son cadre religieux d’origine, celui de l’Église catholique dominatrice etinquisitrice. C’est donc là que se créent les conditions d’une identification symboliquecommune. Dans la mise en commun des symboles, dans le partage du sens qu’ellepermet, un peu d’identité culturelle est produite.

Identité et relation : d’un diable l’autre

30 Pour terminer, deux perspectives de réflexion et de comparaison peuvent être

ouvertes. La première concerne l’intérêt, en général, d’une anthropologie critique del’identité culturelle comme fausse évidence, la seconde concerne la qualité communedes personnages centraux des deux rituels carnavalesques présentés, Exú et le diable.

31 Les deux ouvertures de carnaval que nous venons d’analyser montrent, à des degrés

divers, qu’il arrive à l’identité culturelle d’exister, au sens strict, dans le lieu et l’instantdu rituel qui constitue la communauté. Elle peut ensuite exister une seconde fois, seprolongeant dans un contexte élargi dans l’espace et dans le temps ; elle est alorsreproduite – comme on reproduit une photographie, une image –, au sens où ce qui lafonde alors est rappelé sous une forme emblématique : despacho ou marimba deviennentdes emblèmes identitaires dans des contextes politiques, sociaux, etc., c’est-à-dire horsdes cadres rituels religieux ou carnavalesques où ils ont été créés. Dans ces contextes-là, ils revivent comme des composantes de rhétoriques identitaires ; ils font vivre ceque Jean-Claude Passeron (1991 : 325) a décrit comme des « cultures déclaratives » : « Ils’agit de l’aspect d’une culture par lequel celle-ci se fait discours oral ou écrit, que celui-ci soit sporadique ou savamment construit en système. Cette culture, que nousappelons “déclarative” s’offre alors à l’observation dans le langage souvent prolixe del’auto-définition, surtout lorsqu’elle en arrive à se faire théorie (mythe, idéologie,religion, philosophie) pour dire et argumenter tout ce que les pratiquants d’une culturelui font signifier en la revendiquant comme la marque de leur identité, par opposition àd’autres. » Lorsque la culture existe sous forme d’emblèmes, d’images rappelant demanière métonymique de courts instants d’identité rituelle, lorsque ces emblèmes se

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détachent du contexte rituel d’origine et réapparaissent dans un autre contexte, sousun mode rhétorique, comme arguments des déclarations d’identité en général – dontles « revendications identitaires » sont un des aspects collectifs les plus visibles –, alorsnous nous trouvons en face, non pas d’identités culturelles, mais de culturesidentitaires, au sens où toute pensée de la culture se trouve dominée par les enjeux, lesconflits et les quêtes d’identité. Les réélaborations des symboles rituels pris commeemblèmes éliminent la complexité et l’ambiguïté des personnages et des événementsqu’elles mobilisent : elles permettent de produire une « identité culturelle » traduisibleailleurs, déterritorialisée d’une certaine façon. Elle peut alors exister dans descontextes extra-locaux, éventuellement globaux. Au fil de ces allers-retours, de cesdéplacements et transpositions entre des situations rituelles observables en un lieudonné et des revendications identitaires communicables en tout lieu, les mouvementsidentitaires et culturels finissent par produire des images multiples d’une improbabletotalité culturelle.

32 La question apparemment cruciale que pose à chacun de ces groupes l’actualité des

nations aujourd’hui officiellement « multiculturelles » (le Brésil depuis 1988, laColombie depuis 1991) est celle de « lutter pour le maintien et la reconnaissance de sonidentité culturelle », selon une expression fréquemment entendue. Pourtant,l’ethnographie des rituels montre bien que, si l’instant du rite est au cœur de l’identitéculturelle, s’il la fonde, c’est aussi un cœur qui n’est en rien établi et fixe. Il existe à unmoment donné, dans une situation donnée, moment et situation assez rares, en fait,dans un quotidien davantage marqué par l’individualisation, les conflits, lescompétitions ou les guerres. C’est aussi un cœur qui n’a pas à être « préservé » ou« protégé » pour exister. Bien au contraire. Ce cœur de l’identité (ou ce « foyer », dansles termes de Lévi-Strauss, mentionnés plus haut) est lui-même intrinsèquement unerelation, dans un double sens. D’abord, une relation entre de multiples individus et uncollectif médiatisé par des symboles reconnus comme communs (et nous avons vu queces symboles peuvent être empruntés à des registres dont les origines sont trèsdiverses). Ensuite, une relation qui s’établit entre le vécu et le montré de la comédierituelle : dans la performance publique, l’identité est directement mise à l’épreuve de lareprésentation, elle se forme et se transforme sous le regard des autres. Elle n’est plus àce moment-là une identité qu’on affirme, qu’on définit ou qu’on protège, comme si elleétait une réalité en soi, un objet sans sujets. L’identité pour soi et l’identité pour lesautres ne sont jamais autant ajustées l’une à l’autre que lors de la création d’uneperformance culturelle. Prendre le risque d’exhiber, de mettre en scène les attributsculturels qu’on tient pour propres, spécifiques d’une identité face aux autres, c’estrendre cette identité plus ouverte, plus dynamique, et finalement plus partagée dans lacommunication de la performance.

33 Une seconde piste de réflexion doit alors être ouverte, pour prolonger les remarques

précédentes. Elle concerne la proximité symbolique des personnages légendaires,saints, divinités et esprits, convoqués sur les deux scènes carnavalesques qu’on aprésentées, à Bahia et à Tumaco. Dans les deux cas, des correspondances s’établissententre des figures de l’univers catholique et des figures païennes. On retiendra enparticulier que, à Bahia, Exú est généralement assimilé, depuis les temps de l’esclavage,à la figure du diable, mais une de ses autres identités possibles, dans d’autres régions duBrésil, est celle de Santo Antonio19. Exú est la divinité des seuils, de l’entre-deux : entre lemonde des humains (aiyê) et celui des orixás (orum), mais aussi entre la maison et la rue,comme cela apparaît clairement dans le rite carnavalesque du Ilê Aiyê. A Tumaco, les

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légendes du Padre Mera l’assimilent parfois au Christ, et parfois au diable lui-même(c’est « le diable déguisé en curé »20). Dans l’histoire colombienne, le diable fut d’abordune création du système colonial et inquisiteur confronté aux divers cultes d’origineafricaine et amérindienne, mais il fut approprié par les Noirs eux-mêmes comme figurecentrale, imposée certes, mais médiatrice de leurs danses et croyances : il a permisl’existence d’un lieu symbolique commun, d’échanges entre les univers chrétien etpaïen ainsi rapprochés, rapprochement que la légende du Padre Mera illustre demanière paradigmatique. Ce dernier est encore associé à San Antonio, ce saint bonvivant, fêtard et « buveur », traits qu’on retrouve dans un déguisement du carnaval deTumaco (le curé ivre et lubrique) et qu’on retrouve aussi, à Bahia, dans le côté bonvivant et fêtard de Exú.

34 Finalement, dans deux rituels récents inventés pour mettre en scène de l’identité, la

place centrale est occupée par deux figures intermédiaires, de l’entre-deux et de larelation. Exú et le diable sont des figures multiples, qui se dédoublent en denombreuses autres formes ou avatars (saints catholiques ou esprits, dieux païens,visions de la forêt, etc.), permettant un large spectre d’identification. Ce sont aussi desfigures de communication, qui « ouvrent les chemins » vers l’altérité et, par là même,permettent de contredire la définition auto-centrée de l’identité.

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NOTES

*. Une première version de ce texte a été présentée au Symposium international Pasado, Presente y

Futuro de los Afrodescendientes, Cartagena de Indias, Colombie, 18-20 octobre 2001.

2. J’ai développé ailleurs une réflexion sur l’approche situationnelle, et notamment sur les

situations rituelles dans le contexte urbain (voir Agier, 1999a : 9-16, 91-99). Sur l’approche

situationnelle d’une danse à caractère « ethnique » dans un contexte urbain africain, voir l’étude

pionnière de la danse de Kalela par Clyde Mitchell (1956). Des réflexions et d’autres illustrations

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sur l’approche situationnelle sont réunies par Rogers et Vertove (1995). A propos des

« performances » de l’identité, voir Kapferer (1995).

3. On peut dire de ce point de vue que Victor Turner (1990) a dû pousser très loin la prise en

compte de la portée élargie des actions rituelles et de la « situation liminaire » pour pouvoir

introduire la notion de communitas définie comme une composante de toute société, celle qui

représente selon lui « l’anti-structure », au risque cependant d’ôter à la situation rituelle toute

limite reconnaissable et de favoriser les usages métaphoriques de la notion de rite, qui perd dans

ce cas son intérêt heuristique.

4. Le nom Ilê Aiyê a été inventé par les créateurs du groupe carnavalesque en réunissant deux

termes issus du yoruba rituel : ilê (« maison », terme fréquemment utilisé pour nommer les

« maisons » de Candomblé, le culte afro-brésilien) et aiyê (« monde matériel », distingué de l’orum,

le « monde immatériel », l’univers des divinités, les orixás, selon la cosmologie des cultes afro-

brésiliens). L’histoire, l’insertion urbaine et les activités rituelles de cette association

carnavalesque sont décrites et analysées dans Agier (2000).

5. La construction du « monde nègre » comme un prolongement symbolique des stratégies,

frustrations et revendications vécues dans les trajectoires socio-professionnelles et la vie urbaine

est analysée plus en détail ailleurs (Agier, 1992).

6. Voir Barth (1969).

7. Bastide (1958 : 82).

8. « Que signifie donc l’expression “Candomblé pour rire” ? Simplement, que c’est un Candomblé

sans transe et sans possession des filles par leurs respectifs Orixá » (Bastide, 1958 : 83).

9. Jusqu’en 2000, cette maison était à la fois le siège de l’association carnavalesque, la demeure

familiale du chef de l’association, et le temple de Candomblé de sa mère, qui dirige le rituel.

10. Pour plus de détails voir Agier (2000 : 141-154).

11. Selon les termes d’Alfred Métraux (1955).

12. Voir Leiris (1958).

13. La marimba est une sorte de xylophone en bois, inspiré du balafon mandingue. Elle est

composée de 24 tablettes en bois dur de palmier chonta, rangées au-dessus de tubes de résonance

en bois de bambou guadua. La marimba se joue en principe à quatre mains, chaque joueur tapant,

à l’aide de deux baguettes dont l’embout est fait de caoutchouc brut, sur une moitié du clavier,

celle des basses (bajos) pour l’un, celle des aigus (tiple) pour l’autre. Ce duo favorise les

confrontations entre joueurs, et en particulier le duel légendaire entre le diable et le joueur de

marimba, dont il est question dans la saynète carnavalesque présentée ici. On trouve la marimba

sur toute la côte Pacifique de l’Amérique du Sud septentrionale.

14. L’instrument dont il a été question plus haut, la marimba, occupe une position centrale dans

ce qu’on appelait autrefois les « bals de marimba », « danses de nègres » ou currulao ; ces fêtes ont

aujourd’hui disparu de la région, et des spectacles de danses et musiques régionales sont

présentés en ville sous le nom de currulao. Dans un sens générique, le currualo est l’ensemble des

pratiques artistiques et rituelles, des mythes et des légendes de la région : on parle alors de la

« culture du currulao ».

15. Sur le Festival du Currulao, voir Aristizábal (1998) ; à propos de l’action du Plan Padrino dans la

région Pacifique, voir Pardo (1997).

16. Selon certains animateurs culturels de la ville, l’identification à la culture régionale devait

aider à combattre la violence : des campagnes d’animation furent ainsi menées dans les quartiers

de plus forte délinquance juvénile autour du thème « Faites du temps libre un temps pour l’art »

(voir Agier, 1999b).

17. Padre Ochoa, entretien, Barbacoas, 06/05/1998.

18. Mera serait né en 1872 à Florida, près de Cali, et décédé non loin de là, à Palmira, en 1926

après avoir exercé son sacerdoce dans plusieurs localités du littoral Pacifique (voir Garrido, 1980 :

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191-202). Des détails sur la légende du Padre Mera, du diable et du marimbero ainsi que sur le

défilé carnavalesque de Tumaco se trouvent dans Agier (2001).

19. A Bahia, c’est une autre divinité, Ogun, orixá du fer et de la guerre, qui est rapprochée de

Saint Antoine. Cependant, dans cette même région, Exú et Ogun vont très souvent de pair, ils

sont même parfois considérés comme des frères (voir Bastide, 1958, chapitre IV).

20. « El diablo [...] que se vistió de cura », selon une chanson de currulao, « El Patacoré ».

RÉSUMÉS

Ce texte étudie deux créations rituelles dans le cadre carnavalesque, à Bahia au Brésil et à

Tumaco dans le Pacifique colombien. Toutes deux visent à l’affirmation d’une identité culturelle

« noire » ou « afro ». On montre que le contexte rituel suscite des moments d’identification à une

communauté, moments éphémères dont le rappel permettra de produire, dans les contextes

sociaux et politiques, les images emblématiques d’une « identité culturelle » très labile.

Ritual creations in the carnivals in Bahia (Brazil) and Tumaco (the Pacific area in Colombia) seek

to assert a cultural identity as « Black » or « Afro ». This ritual context creates ephemeral

moments of identification with a community. Recalling these brief instants serves to arouse, in

social and political contexts, the emblematic images of a quite labile « cultural identity ».

INDEX

Keywords : Currulao, afoxés, Exú, the Devil, carnival, Brazil, Colombia

Mots-clés : Currulao, afoxés, Exú, diable, carnaval

Index géographique : Brésil, Colombie

AUTEUR

MICHEL AGIER

Directeur de Recherche à l’IRD

Directeur d’études à l’EHESS

Centre d’études africaines (EHESS/CNRS)

Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004

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La hiérarchie à l’œuvreOrganisation cultuelle et genre dans les religions afro-cubaines

Hierarchy at work. The organization of worship and gender in Afro-Cuban

religions

Silvina Testa

1 En juillet de l’année 1997, je participais à la fête d’anniversaire d’un vieux babalao

(devin-guérisseur) dans le quartier havanais de Lawton. Les invités étaient desmembres de la famille, des amis et surtout des filleuls. La célébration était joyeuse.Dans une pièce de la maison, quelques femmes discutaient, plaisantaient, et leurs rireslaissaient entendre que les blagues échangées concernaient les hommes. Ayant surprisces commentaires, le mari de l’une d’entre elles les prit à partie : « Vous pouveztoujours parler! Moi, qui suis un homme et un babalao, je ne suis rien à côté d’Orula(oricha1 de la divination), alors je ne préfère même pas imaginer ce que peut être unefemme! » Un silence glacial s’installa. Seules quelques timides ripostes s’ensuivirent; lesmots durs et percutants de l’homme avaient découragé les femmes de poursuivre leursplaisanteries.

2 Cette anecdote est un fait isolé. Cependant, elle illustre une réalité des rapports entre

les sexes au sein de l’espace religieux afro-cubain : une configuration hiérarchisée quisemble s’opposer à l’appareil juridique national qui prône l’égalité des sexes etréglemente l’accès égalitaire des hommes et des femmes à la sphère publique. Ainsi, laprésence des femmes sur le marché du travail est presque aussi importante que celle deleurs collègues masculins. D’ailleurs, les acquis sociaux des femmes cubaines montrentplusieurs longueurs d’avance sur ceux de bien d’autres pays. Néanmoins, cetteévolution vers la parité, qui se répercute également dans la sphère privée, n’a paspénétré l’univers des pratiques religieuses afro-cubaines. En effet, l’organisationcultuelle repose sur une dynamique hiérarchique traversée par le genre qui organise ladistribution des charges rituelles. Pourquoi la sphère religieuse est-elle restée en margede la dynamique sociale? Quels sont les enjeux de cette rigidité ? Au long de cet article,nous tâcherons de comprendre pourquoi, contrairement à ce qui se passe dans lesautres sphères de la vie sociale, les rapports des hommes et des femmes dans les

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religions afro-cubaines sont organisés selon un principe hiérarchique dans lequel lasuprématie masculine trouve un terrain d’expression privilégié.

3 Lorsqu’on considère l’espace religieux afro-cubain, on ne peut qu’être frappé par la

multiplicité des cultes en présence et par la diversité des principes qui régissent lesparcours religieux des adeptes. La filiation spirituelle (être fils, ou fille, de telle entité),le destin religieux de la personne (être né pour assumer une spécialisation religieuse)et son sexe – biologique et social – vont déterminer le déroulement de sa carrière,laissant peu de place à une uniformisation des parcours individuels2. Il est en ce sensopportun d’utiliser l’expression « fait sur mesure » pour signaler à quel point « le prêt-à-porter » n’existe pas dans la religiosité afro-cubaine3.

4 Parmi ces facteurs, le sexe biologique (être homme ou femme) et l’orientation sexuelle

(hétérosexuelle ou homosexuelle) jouent un rôle prédominant. Autrement dit, on nefait pas la carrière que l’on veut, on poursuit la carrière qui nous est donnée selon quel’on est homme ou femme, homo ou hétérosexuel. Ces considérations liées au genres’articulent à une configuration hiérarchique qui constitue la clef de voûte dufonctionnement cultuel. Cette hiérarchie est présente sous de nombreuses formes :hiérarchie entre les différents cultes, entre les entités (esprits de morts et orichas),entre les responsabilités liturgiques, etc. La hiérarchisation fondée sur la valeurdifférentielle des sexes vient se greffer sur chacune de ces dimensions.

5 Je centrerai mon analyse sur quatre cultes : le spiritisme (d’inspiration kardecienne

mais profondément créolisé, importé de France via les États-Unis), le Palo Monte4

(d’origine bantoue), la Santería5 et l’Ifá6 (d’origine yoruba)7, et la société secrète Abakuá(originaire du Vieux Calabar, au sud de l’actuel Nigeria), cette dernière exclusivementétudiée ici à partir de sources livresques8. Je m’attacherai plus particulièrement à deuxcaractéristiques nées de l’articulation entre les différents cultes : la superposition despratiques chez une même personne (accumulation des carrières religieuses) etl’obligation, pour le dévot, de poursuivre son cursus d’initié selon l’ordre hiérarchiquedes cultes.

6 Après avoir décrit la manière dont les différents cultes mobilisent et hiérarchisent la

différence des sexes et ses représentations, on s’interrogera sur les fondements de cettehiérarchisation qui, au-delà des différences qui séparent les cultes, semblent serapporter à une idéologie commune centrée sur la représentation du sang, et plusprécisément sur l’opposition entre le sang sacrificiel et le sang menstruel.

1. L’organisation cultuelle

7 Dans la configuration actuelle, il est impossible d’étudier séparément chaque religion

afro-cubaine. En effet, bien que chacune possède un corpus et une liturgie propres,leurs pratiques sont devenues, au fil du temps, étroitement liées. Quelques-unes desrecherches menées dans les années 1990 témoignent de cette nécessité de considérerchaque religion dans son rapport aux autres. Qu’on l’envisage sous l’idée d’une « unitéidéologique de la religion » (Argyriadis, 1999) ou qu’on l’appelle « pluralisme religieux »(Quiñones, 1999), « complexe religieux organisé » (Dianteill, 2000) ou « continuum »(Flores, 2001), les termes employés pour décrire cette imbrication renvoient, plus oumoins explicitement, au concept de champ religieux tel qu’il a été défini par PierreBourdieu9 (1971). Cette approche globale, qui rompt avec les approches antérieures (où

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les religions afro-cubaines étaient considérées chacune en soi), est particulièrementpertinente pour saisir la problématique du genre.

Le spiritisme

8 Le spiritisme est la seule pratique religieuse où les différences de genre n’ont aucune

influence sur l’engagement cultuel. En effet, des hommes et des femmes, homo ethétérosexuels, en partagent égalitairement les charges et les activités religieuses,l’unique condition étant d’être spirituel. « Être spirituel » implique d’avoir la capacitéd’entrer en contact avec les esprits des morts, de pouvoir interpréter leurs messages et,dans le meilleur des cas, de recevoir ces esprits défunts dans son corps (pasar muerto).Tout homme ou femme peut pratiquer le spiritisme, devenir spirite et assumer lestâches qui en découlent. Il n’y a pas d’initiation proprement dite, le développement dela capacité de médium se faisant par l’apprentissage de techniques spirites.

9 Le spiritisme constitue l’unique pratique religieuse de certains adeptes. Pour d’autres, il

est le point de départ obligatoire et la base de la pratique des autres cultes. Certainspassent directement à la Santería, d’autres passent par le Palo avant de poursuivre, ounon, leur carrière.

Le Palo Monte

10 Dans le Palo Monte, le système des charges liturgiques est plus complexe que dans le

spiritisme : il fait intervenir une hiérarchie qui tient compte des différences de sexe etde genre. Hommes et femmes, adultes et enfants, peuvent s’initier dans le Palo etétablir un pacte avec l’esprit d’un mort matérialisé dans un chaudron rituel (nganga).

11 Il existe deux degrés d’initiation10 (rayamientos) : le premier permet de devenir fils ou

fille du chaudron rituel, le deuxième conduit à l’accession au statut de parrain (tata

nganga) ou marraine (mama nganga)11. L’initiation en tant que fils ou fille assure laprotection de l’initié(e) par les esprits du chaudron de son parrain. Tous y ont accèss’ils en ont reçu l’ordre d’une entité ou d’un officiant et possèdent l’accord de leursfuturs parrains et des esprits de leur chaudron. Cette première initiation est toujoursréalisée auprès du chaudron du parrain dans lequel l’initié – homme ou femme – versequelques gouttes de son sang, obtenues en incisant son corps avec une lame de rasoirou le bec d’un coq sacrifié à cet effet. Le chaudron est ensuite déposé sur la tête del’initié afin qu’il prenne connaissance de son nouveau fils ou de sa nouvelle fille.

12 Le second degré d’initiation s’effectue auprès de deux chaudrons : celui du parrain et

celui du candidat à l’initiation. A cette occasion, le nouvel initié reçoit son proprechaudron, avec lequel il pourra désormais officier et devenir, à son tour, parrain oumarraine. Seuls les hommes hétérosexuels et les femmes ménopausées ont accès à cetteinitiation. Les marraines ont donc généralement dépassé la quarantaine, même sicertaines femmes, prématurément ménopausées, sont plus jeunes. C’est le casd’Estrella, qui a été initiée lorsqu’elle avait une trentaine d’années. Elle attribue saménopause précoce, à l’issue de sa première initiation, à son destin de marraine : « Mesrègles se sont arrêtées quand on m’a rayée12 (initiée), parce que je suis née pour êtremama nganga, pour travailler ça. » Si, après la deuxième initiation, hommes et femmespeuvent avoir des filleuls, seuls les hommes sont habilités à effectuer les deux

initiations.  Lorsqu’une femme veut devenir marraine, elle demande à un homme

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d’officier en son nom. Estrella explique : « Tant pour la femme que pour l’homme, c’estle tata (parrain) qui raye et nous qui sommes des vieilles paleras (femmes membres duculte Palo) – moi, j’ai par exemple déjà 40 ans dans le Palo – nous ne pouvons pas rayer[…]. Moi, je me tiens à côté de mon filleul qui va être rayé, parce que je suis née pourêtre mère. »

13 L’initiation n’est pas la seule cérémonie où les marraines doivent faire appel aux

hommes. Elles doivent également recourir à eux pour tuer les animaux – quadrupèdesou à plumes – qui nourriront leur chaudron rituel13. Malgré les interdits dont lesfemmes font l’objet dans le Palo Monte, elles sont mieux loties que les hommeshomosexuels (addodi14) lesquels sont systématiquement empêchés de faire la deuxièmeinitiation et de devenir parrains, comme en témoigne le tata Marcelino : « Un addodi

peut avoir une affinité avec un mort de Palo et il doit se rayer […]. Il se rayedirectement par l’intermédiaire de l’esprit du mort du tata qui va le rayer, c’est tout.Une chose n’empêche pas l’autre, il doit se rayer pour se protéger, mais il s’arrête là.Cette personne (l’homosexuel) ne peut plus rien faire avec le chaudron rituel, elle seraye en tant que fils et c’est tout »15. Dans certaines maisons plus orthodoxes, il estmême interdit aux homosexuels de se faire initier en tant que fils. Cependant, desarrangements sont toujours possibles. Pedro est homosexuel et parrain, mais c’est unautre parrain, hétérosexuel, qui initie ses filleuls en son nom. D’après Tomás FernándezRobaina (1996), il existe même des paleros (hommes membres du culte Palo)homosexuels très réputés. L’orientation sexuelle de la personne n’entame donc pas sarenommée. L’artifice qui permet aux hommes homosexuels de devenir parrains estcalqué sur le recours qu’ont les femmes à des parrains hétérosexuels pour initier leursfilleuls. Ces procédures permettent aux femmes et aux hommes homosexuelsd’accoucher « artificiellement » de leurs filleuls, au travers du seul officiant autorisé : letata nganga, homme et hétérosexuel. Malgré la règle qui interdit aux femmes et auxhommes homosexuels l’accès à certaines charges liturgiques, les arrangements et lescontournements dont elle fait l’objet démontrent la flexibilité du système. Dans tous lescas, la réputation d’être un bon palero ou bonne palera n’est jamais conditionnée par lesexe biologique ou l’orientation sexuelle de la personne mais par l’efficacité de sestravaux magico-religieux.

Les cultes d’origine yoruba : Santería, Añá et Ifá

14 L’origine yoruba des cultes – même si d’autres influences africaines ont pu pénétrer ces

pratiques – et l’existence d’une logique cultuelle et symbolique partagée expliquentnotre choix de regrouper Santería, Añá et Ifá. Les mythes (patakís16), les systèmesdivinatoires17 et les orichas vénérés sont presque entièrement communs aux trois cultes.Et si chacun possède sa propre liturgie, il existe entre eux de nombreuses interactions.Dans la Santería, le processus initiatique aboutit à la « fixation » de l’oricha tutélaire surla tête du dévot, qui a préalablement été reconnu comme son fils ou sa fille. Outre lefait d’avoir eu les « mains lavées » lors d’une cérémonie spécifique, pour exercer leurart, les joueurs des tambours sacrés (omó Añá) doivent au moins avoir fait leurspremiers pas dans la Santería; la plupart ont effectué la totalité de l’initiation. Demême, pour entrer à Ifá, le candidat doit au moins avoir « lavé » son oricha tutélaire,étape considérée comme une demi-initiation; cette procédure, assez courante de nosjours, permet d’accéder plus rapidement à la charge de babalao. Obbá18 et babalao19 sontles officiants suprêmes de la Santería et d’Ifá respectivement.

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15 Imbriqués dans le déroulement de la carrière religieuse des initiés, les trois cultes le

sont également dans la pratique. Ainsi, pour jouer en l’honneur d’un oricha, on faitappel aux joueurs des tambours sacrés et, pour consacrer un tambour, il fautl’intervention d’un babalao. C’est précisément parce que les officiants des trois branchessont amenés à travailler ensemble et à confronter leurs compétences que cetteproximité est la source de conflits inter-personnels incessants. Un cas frappant est laconcurrence des obbá de la Santería avec les babalaos d’Ifá. « Chacun est roi sur saterre », disent souvent les religieux. Le fondement de cette hiérarchie repose en théoriesur le prestige et en aucun cas sur l’efficacité rituelle. Néanmoins, des hiérarchies, néesde l’âge d’initiation et de la supériorité d’un oricha sur un autre, s’établissent à toutmoment. On dit par exemple qu’Orula (oricha de la divination) est le plus important detous les orichas. De ce fait les babalaos (consacrés au culte d’Orula) transfèrent lasupériorité de leur oricha vers leur fonction liturgique et se considèrent supérieurs àtous les autres pratiquants. Ainsi, un babalao initié depuis moins d’un an dans Ifá serajugé supérieur à un santero initié depuis plus de trente ans. Ceci est assez mal vécu parbon nombre de santeros qui placent l’ancienneté de l’initiation au-dessus de tous lesautres critères hiérarchiques. Les dissensions entre les cultes d’origine yorubas’expriment également dans la manière dont chacun appréhende la différence des sexeset ses représentations.

16 Le sexe biologique et l’orientation sexuelle interfèrent différemment dans le

déroulement de la carrière de l’initié dans la Santería : celle-ci est totalement ouverteaux hommes hétéro et homosexuels, tandis que les femmes sont sujettes à desrestrictions. Dans la pratique de la musique sacrée (les tambours Añá) et le culte d’Ifá,le rôle des femmes est plus limité encore, les hommes homosexuels en étantdirectement exclus ; ces deux cultes (Ifá et Añá) réservent ainsi aux hommeshétérosexuels les charges les plus prestigieuses20.

17 Comme dans le Palo, la carrière religieuse dans la Santería débute de la même façon

pour les hommes et les femmes (homo ou hétérosexuels). Tous, un jour ou l’autre,recevront leurs premiers orichas (santos guerreros)21 puis ils recevront un ou plusieurssantos d’addimú22, les colliers rituels, ou bien passeront directement à l’initiationdéfinitive. Jusque là, il n’y a pas de distinction entre les sexes. Après l’initiation,hommes et femmes peuvent constituer leur propre famille religieuse et avoir autant defilleuls des deux sexes que leur oricha tutélaire le leur permet. Quand la personne a plusde sept filleuls, on l’appelle babalocha si elle est un homme, iyalocha si elle est unefemme.

18 Pour les femmes, la carrière religieuse officielle s’arrête là. Cependant, certaines

développent un pouvoir redoutable, associé à la sorcellerie, qui concurrence celui deshommes, babalaos ou même paleros23 qui craignent leurs pouvoirs. Les plus réputées sontles filles de Yemayá (oricha de la mer et de la maternité)24. Elles passent pour être desfemmes discrètes, travailleuses, serviables et solidaires des malades et des plus démunismais dont il faut se méfier car derrière leur gentillesse et leur dévouement se cachepeut être la plus effrayante des ennemies. Les croyants se gardent même de lesregarder avec insistance de peur de leur réaction.

19 A la différence des femmes, les hommes accèdent à d’autres spécialisations liturgiques

dans le cadre de la Santería : ils peuvent devenir obbá ou oriaté. Ces termes désignent lesmaîtres de cérémonie, qui ont donc le rôle de gérer les cérémonies et les rituelsafférents à l’initiation, à la vie religieuse et aux funérailles des initiés. Ils sont

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également des spécialistes de la divination par les cauris (diloggún) et sont habilités àmanier le couteau réservé aux sacrifices des animaux. Pour devenir obbá, il suffit d’êtreun homme et un santero, indépendamment de son orientation sexuelle 25 ; on trouved’ailleurs un grand nombre d’homosexuels parmi les obbá. Certaines maisons de culteoù la rivalité entre santeros et babalaos est très forte, ne travaillent qu’avec des obbá, cequi veut dire qu’elles excluent les prêtres d’Ifá. Dans ce cas, les obbá représententl’autorité liturgique maximale de la maison. Lors d’une initiation à la Santería, ilspeuvent demander aux babalaos présents de quitter les lieux si ces derniers n’ont paseux-mêmes été initiés à la Santería. Dans le domaine exclusif de la Santería, le pouvoirde l’obbá n’admet pas de concurrence. Nous aurons l’occasion de revenir sur leursrapports conflictuels avec les babalaos.

20 Si nous nous penchons maintenant sur le culte d’Ifá, nous voyons que toutes les

personnes, sans distinction de sexe, ni d’orientation sexuelle, peuvent, lors d’unecérémonie appelée Kofá pour les femmes et Mano de Orula pour les hommes, se placersous la protection d’Orula (oricha de la divination). Toutefois, malgré la parité dedépart, l’univers d’Ifá est l’espace cultuel où les différences liées au genre sont les plusmarquées. En effet, les femmes ne peuvent dépasser le statut d’assistantes des devins-guérisseurs (apetebís), et seuls des hommes – les babalaos – sont représentés au sommetde la hiérarchie. L’accès à cette spécialité religieuse est celle qui requiert, en théorie, lemaximum de conditions, parmi lesquelles nous trouvons donc, au premier rang,l’identité sexuelle : il faut être « un hombre entero » (un homme entier), c’est-à-direhétérosexuel. La seconde condition est de n’être pas fils d’Ogún (oricha des métaux de laguerre), en raison des mésententes entre cet oricha et celui de la divination 26. Latroisième condition, enfin, est que le babalao ne soit jamais possédé, doive toujoursrester lucide27. Ces trois conditions, généralement respectées, peuvent néanmoins êtrecontournées. Il existe ainsi quelques babalaos homosexuels à La Havane. L’un d’entreeux, issu d’une famille de longue tradition religieuse dans Ifá, jouit d’une granderéputation. Comme dans le Palo, l’homosexualité (réelle ou supposée) n’empêche doncpas ces hommes d’être reconnus, et surtout respectés, comme de grands officiants. Cesquelques cas restent exceptionnels. Ils suffisent cependant à inquiéter les orthodoxesd’Ifá qui redoutent qu’il puisse un jour exister huit babalaos homosexuels, lesquelspourraient fonder une branche de babalaos addodis (homosexuels). En effet, il faut aumoins huit babalaos pour réaliser une initiation.

21 Les femmes peuvent donc aller beaucoup plus loin dans leur carrière au sein de la

Santería que dans Ifá. Elles sont également bien mieux considérées par leurshomologues masculins santeros que par les babalaos. En effet, même une femme santera

peut « donner » les santos guerreros (premiers orichas à être reçus) à un initié etdevenir sa marraine, à la condition toutefois que ces santos soient fabriqués par unhomme santero. Ce cas de figure reste inimaginable dans Ifá, où des santos guerreros

donnés par une femme santera ne seront jamais reconnus par un babalao. Si ces santos – les guerreros de santero et ceux donnés par les babalaos – sont considérés commeégalement efficaces (tous contiennent le secret d’Eleguá), ceux des babalaos sont ditsposséder des pouvoirs supplémentaires : le secret d’Echu28.

22 De même, lorsqu’une femme vient consulter un santero ou un babalao, l’un comme

l’autre lui remettent une pièce de tissu pour couvrir le bas de son corps, de la ceintureaux pieds. Interrogés sur les raisons de cette habitude, tous les babalaos affirment quec’est par respect pour Orula qu’on couvre le sexe de la femme, car il est sale et il faut

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donc le tenir éloigné de la divinité. En revanche, certains santeros disent qu’il s’agitplutôt de protéger le ventre de la femme des forts pouvoirs magiques qui jaillissent lorsde la divination avec les cauris (elle est toujours assise pour la consultation). Ainsi,alors que les premiers mettent en avant la supériorité de l’oricha majeur (Orula) etévoquent encore une fois la position subordonnée des femmes en Ifá, les secondsinsistent au contraire sur l’importance de la femme et la nécessité de la protéger.

23 Malgré l’affirmation de la suprématie masculine dans le culte d’Ifá, les hommes ne

pourraient pas devenir babalaos sans la présence d’une femme. Le septième et dernierjour de l’initiation, lors d’une cérémonie appelée yoyé, une femme – de préférence lamère, sinon une sœur ou l’épouse du babalao – doit soulever la représentation d’Orulaqui était jusqu’alors posée sur le sol. Puis on demande à la femme de fouetter le dos dufutur babalao avec une lanière de cuir. En théorie, c’est ensuite au tour de ce dernier debattre la femme mais dans les faits, il n’ose jamais recourir à cette pratique; l’assistancene manque alors jamais de lui faire remarquer que c’est ainsi qu’il doit toujoursrespecter les femmes. Cette étape de la cérémonie d’initiation est souvent mise enavant par les babalaos pour affirmer qu’Ifá ne met pas en oeuvre des pratiquesmachistes mais masculines; tout se passe finalement comme si l’injonction faite lors del’initiation suffisait à garantir une parité entre les sexes au sein du culte à Ifá.

24 La division sexuelle des charges liturgiques du culte d’Ifá recoupe en certains points

l’organisation de la musique sacrée. Les joueurs des tambours sacrés (omó Añá) et lechanteur (apkuón) sont toujours des hommes hétérosexuels tandis que les femmes – généralement les épouses, les mères ou les sœurs des officiants – sont cantonnées aurôle d’assistantes (apetebí)29. Leur rôle consistera à seconder les babalaos et les musicienslors des cérémonies. Dans le culte à Ifá, les assistantes préférées sont les filles d’Ochún

(oricha des eaux douces, de l’amour et de la sensualité) , qui ont par ailleurs laréputation d’être de bonnes guérisseuses, aptes à rendre fertile le ventre des femmes,et capables de préparer des philtres d’amour efficaces. Si l’homosexualité masculine estfortement prise en compte pour l’occupation des rôles et charges liturgiques, celle desfemmes est absolument ignorée. La participation de l’apetebí est encore plus réduitedans le cadre d’Añá que dans celui d’Ifá car elles ne s’occupent que de la cérémonie dela table avant ou après avoir joué la séquence musicale.

25 Comme en témoigne Bernard Maupoil (1988 : 329), la figure de l’apetebí se retrouve à Ifé,

en pays yoruba; l’akpetebi, ou yawoifa est « l’épouse préférée d’un devin […] chargée delaver le Fa (l’âme) de son mari, de tenir la corde du cabri immolé à ce Fa, d’extraire del’huile et du sang, les noix de son mari ». Vraisemblablement, cette fonction s’esttransformée durant le passage de l’Afrique aux Antilles car, à l’heure actuelle, lesfemmes ne peuvent sous aucun prétexte être présentes dans la chambre d’Ifá lors descérémonies secrètes des babalaos, et leur tâche se limite à la cuisine. B. Maupoilremarque que, chez les Yoruba, il existait des femmes prêtresses d’Ifá, appelée Nawo,

« qui parvenant à comprendre les secrets de leurs maris babalawo, les remplacent enleur absence » (Ibid. : 332). Dans la mythologie afro-cubaine, il existe au moins septversions du mythe30 de Yemayá et d’Orula, qui met en évidence l’évolution et lesaménagements que la fonction des femmes prêtresses a subi entre la version africaineet celle du monde créole. Dans les différentes variantes du mythe, Yemayá, grâce à sesgrands pouvoirs de devineresse, réalise des consultations en l’absence – ou encachette – de son époux Orula, réussissant à chaque fois des guérisons miraculeuses, cequi lui vaut souvent d’être rejetée par Orula.

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26 Ainsi, dans les cultes d’origine yoruba, la carrière vers les charges liturgiques les plus

puissantes et prestigieuses présente un certain nombre de paliers où, à chaque fois, soità cause de leur sexe, soit à cause de leurs orientations sexuelles ou de leur filiationspirituelle, certains adeptes devront s’arrêter. La carrière la plus courte, débouchantsur les charges liturgiques les plus subalternes, est celle des femmes, tanthétérosexuelles qu’homosexuelles. Elles sont suivies par les hommes homosexuels et lesfils d’Ogún, qui ne peuvent pas pratiquer la divination d’Ifá, mais qui peuvent atteindrela catégorie d’obbá. De sorte que seuls les hommes hétérosexuels et fils d’autres orichas

accèdent aux charges les plus valorisées : devin-guérisseur, musicien ou chanteur.

27 Tout paraît indiquer que, dans les religions cubaines d’origine yoruba, le concept

d’accomplissement qui fonde l’idéologie de l’homme complet (hombre entero) mobilise àla fois des critères sexuels et religieux. Dans ce contexte, la « complétude » est enpremier lieu la condition de l’homme hétérosexuel qui seul est capable de catalyser lesvaleurs les plus prestigieuses de la religion afro-cubaine (devin-guérisseur, musicien etchanteur). Ceux qui ne peuvent atteindre cet « accomplissement », c’est-à-dire lesfemmes et les hommes homosexuels, sont obligés de chercher d’autres voies dans lacarrière religieuse : les unes officieuses (la sorcellerie féminine), les autres au pouvoirrestreint (les obbá dans le cadre strict de la Santería). Cependant, ces groupes exclus ontdes espaces d’action spécifiques : les femmes dans la sorcellerie et les hommeshomosexuels en tant qu’obbá (dans la Santería). Même s’ils n’occupent pas le haut de lahiérarchie, ils y détiennent un pouvoir hautement respecté par l’ensemble des religieuxet que nul ne leur dispute.

28 Dans le cadre des cultes d’origine yoruba, la multiplicité des statuts liés aux différences

et aux orientations reflète une complexité inconnue des autres cultes afro-cubains.

La société secrète Abakuá

29 Pour certains adeptes, la société Abakuá est plutôt une confrérie qu’un culte à part

entière. Cependant, elle est intégrée à l’ensemble des expressions cultuelles d’origineafricaine et ses membres (appelés ñáñigos) adorent Abasí, dieu créateur et tout-puissant. De plus, nombreux sont les pratiquants des religions afro-cubaines quiappartiennent également à cette société. L’initiation doit d’ailleurs être faite avantcelles de la Santería et d’Ifá, car on considère qu’elle les précède dans la chronologiehiérarchisée des carrières religieuses.

30 Pour entrer dans la société Abakuá, deux critères sont incontournables : être homme et

être hétérosexuel. La première condition, être homme, est rigoureusement respectéemais la condition d’hétérosexualité est plus ambiguë. Des rumeurs affirment que lasociété Abakuá comprend quelques homosexuels. Il s’agirait cependant d’homosexuelsqui relèvent d’une catégorie locale, les bugarrones. On peut définir le bugarrón commeun bisexuel actif dont les partenaires sont aussi bien des femmes que des hommeshomosexuels avec lesquels il occupe une position dite de « donneur ». Dans tous les cassa pratique sexuelle est masculine. Selon l’écrivain homosexuel Reinaldo Arenas (1992),un bugarrón n’est pas considéré comme un homosexuel véritable (un maricón appeléaussi mariquita, pajarito, invertido, pato, loquita, loca de carroza) qui accepte d’être pénétrélors des rapports sexuels31. La différence entre les deux types d’homosexuels ne résidepas uniquement dans le rôle assumé lors des rapports sexuels, c’est aussi l’allure et lescomportements qui les distinguent : un maricón est très efféminé alors qu’un bugarrón

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adopte une attitude virile. Bien que les homosexuels ne considèrent pas le bugarrón

comme un des leurs, pour le reste de la société cubaine, les uns et les autres – bugarrones et maricones – sont des homosexuels.

31 La composition interne de la société Abakuá est très hiérarchisée, on dénombre plus de

vingt-cinq charges ou rôles liturgiques distincts32 (Sosa Rodríguez, 1982). Parmi eux uneseule est occupée par une femme âgée (ménopausée) ou par un homme déguisé enfemme, appelés alors la sikaneka ou casicanecua. Son existence ne remet cependant pasen cause la règle qui veut que les membres de la société soient exclusivement deshommes. En effet, d’après Enrique Sosa Rodríguez (op. cit.), la sikaneka n’est pasvéritablement un membre de la société Abakuá. Il s’agit plutôt de la représentation d’unpersonnage de son mythe fondateur33, la princesse Sikán de la nation Efó. Le mytheraconte comment, en puisant l’eau du fleuve, la princesse avait par mégardeemprisonné Tanzé, le poisson sacré, dans sa cruche. Avec son père, le roi Iyamba, laprincesse apporta alors le poisson chez le sorcier Nasakó qui leur ordonna de garder lesecret car cette trouvaille pouvait déboucher aussi bien sur la paix que la guerre.Enfreignant l’interdit, la princesse raconta l’histoire à son fiancé qui n’était autre que leprince Mokongo de la nation Efik, alors en guerre contre la nation Efó. Accompagné deses guerriers, le prince se rendit aussitôt chez le roi Iyamba pour réclamer le poisson.Finalement, grâce à l’intervention du sorcier, les deux nations décidèrent de faire lapaix et de vénérer le poisson. Pour avoir trahi le secret, la princesse fut jugée et pendueà un arbre. Peu après, le poisson mourut mais les hommes des deux nations quis’étaient réconciliées par son truchement parvinrent à le ramener à la vie grâce à unbouc qui réussit à manger les sept herbes, ce qui était nécessaire pour ques’accomplisse le rituel de résurrection (Quiñones, 1994).

32 Héritière de Sikán, la sikaneka ou casicanecua, porte une cruche sur sa tête lorsque

l’impétrant prête serment lors des cérémonies initiatiques (Franco, 1959). Elle est laseule femme à connaître le secret fondateur et sans Sikán, c’est-à-dire sans femme, iln’y aurait pas d’Abakuá. Bien que sa présence ne s’explique que par l’évocation dumythe, elle construit et justifie les plus importantes charges masculines de la confrérie.C’est le cas de iyamba et de mokongo (respectivement père et fiancé de Sikán dans lemythe), deux fonctions éponymes qui doivent leur prestige au secret transmis parSikán.

33 Lors des rituels contemporains de la société Abakuá, le sacrifice d’un bouc pendu à un

arbre rappelle le destin de la princesse. À l’image de l’issue du mythe fondateur, lasociété née du sacrifice de Sikán exclut les femmes et les hommes qui adoptent un rôleféminin, la raison de cette éviction étant l’impossibilité attribuée à la femme deconserver un secret. Par ce biais, les représentations de la différence des sexes de lasociété Abakuá incarnent l’expression la plus achevée de l’idéal de masculinité de laculture afro-cubaine. La société Abakuá rejoint l’idée d’« homme entier » des cultesd’origine yoruba tout en construisant ses propres représentations de l’hétérosexualité(le bugarrón, par exemple).

Homosexuels et homosexualité dans les cultes et dans la société

cubaine

34 Nous avons vu que, parmi les religions afro-cubaines, les plus accessibles aux

homosexuels sont le spiritisme et la Santería. En effet, l’orientation sexuelle n’est pas

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un obstacle pour faire carrière dans la Santería, contrairement au sexe biologique quien interdit l’accès aux femmes. Certains santeros homosexuels sont d’ailleursparticulièrement recherchés :

Il y a un don que le grand pouvoir de Dieu donne aux personnes addodi(homosexuels), et beaucoup de ceux qui ne sont pas addodi ne l’ont pas […]; lespersonnes les plus imprégnées de ces pouvoirs que je connaisse et qui travaillent laSantería jusqu’à la satiété sont les addodi (Valentín, santero).

35 Plus encore, d’autres affirment que la présence d’un homosexuel est nécessaire au bon

accomplissement d’une initiation en raison de la précision et du goût pour les détailsque l’on prête aux homosexuels. Ils seraient plus à même que les hétérosexuels et lesfemmes de veiller au bon déroulement des rites. Pour les hommes homosexuels qui nepeuvent pas accéder à la carrière d’Ifá, devenir obbá (dans la Santería) serait le meilleurchemin d’accès au pouvoir au sein de la structure religieuse.

36 Si nous comparons maintenant la position des santeros vis-à-vis des homosexuels avec

l’attitude des prêtres d’Ifá, nous voyons qu’elles sont opposées. En effet, nous savonsque la condition d’hétérosexualité est essentielle pour devenir babalao. Ainsi, avantqu’il devienne babalao, on s’assure que le candidat ne possède pas d’antécédents« douteux », notamment qu’il n’est pas homosexuel (López, 1975). En effet,l’homosexuel est considéré au même titre qu’un délinquant, et certains babalaos

refusent même d’avoir des filleuls homosexuels. Il arrive aussi que, lors de l’initiation àla Santería, le parrain babalao du futur initié refuse d’accepter l’obbá s’il découvre qu’ilest homosexuel. Magalis, santera, raconte :

Dans mon santo (l’initiation) il y a eu un grand imbroglio. Juste avant decommencer, mon parrain est arrivé et quand il a vu l’obbá, il a appelé ma marraineet il a exigé de le changer parce que, d’après lui, aucun pédé (maricón) ne mettraitsa main sur la tête de ses filleuls et il a fallu le changer.

37 Ce témoignage est celui d’une femme, hétérosexuelle, mais nous avons recueilli un récit

similaire de la bouche d’un homme homosexuel, quelques jours avant son initiation :

Quand j’ai reçu ma Mano de Orula, une des indications était qu’aucun « indéfini »(homosexuel) ne pouvait toucher ma tête et maintenant je sais qu’on me donnerad’autres restrictions car je vais faire Changó et ce santo est très viril et jaloux de sesfils (Armando).

38 La virilité de certains orichas, comme Changó, peut provoquer des court-circuits avec

l’homosexualité de ses fils. On trouve un bon nombre de santeros homosexuels, fils deChangó. Cette incompatibilité laisse entendre que l’homosexualité masculinen’implique pas nécessairement la filiation à une divinité féminine, comme leprétendent certains auteurs34. Au contraire, s’identifier à un oricha masculin très viril,comme c’est le cas de Changó, permet à la personne de jouer sur les deux registres(l’hétéro et l’homosexualité).

39 La position des babalaos vis-à-vis des homosexuels est souvent considérée comme une

expression de leur machisme exacerbé. Certains babalaos rejettent les homosexuels deleur maison (aussi bien comme filleul que comme obbá) en raison de l’inclination –réelle ou supposée – de ces derniers pour les commérages. Pour leur part, les prêtresd’Ifá réfutent l’accusation de machisme en s’appuyant sur le mythe de Loggun Eddé oùOrula aurait été trompé par celui qui, dans la mythologie, est l’image de l’homosexuel35.Au contraire, par leur attitude dépréciative, les babalaos occultent le fait que le mythede la création des hommes par Obatalá énonce l’acceptation, voire la protection,qu’offre la religion à tous ceux qui n’entrent pas dans les normes de la société :

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Lorsque Obatalá était en train de faire les personnes avec de l’argile, à un momentdonné, il s’est enivré avec du vin de palme et les handicapés, les sourds, lesaveugles, les boiteux, les délinquants, les homosexuels, les lesbiennes, ontcommencé à surgir. Quand Obatalá a vu ce qu’il avait fait alors il en a fait sesfavoris. C’est pour cela qu’ils ne sont pas exclus de la religion yoruba, car ils sontaussi des fils d’Olodumare (dieu créateur).

40 Mythologie aidant, il est certain que pendant des années la pratique de la Santería

représentait un espace où l’homosexualité n’était pas censurée. En 1971, lors dupremier Congrès d’Éducation et de Culture, la politique homophobe était explicite etl’on empêchait les homosexuels d’occuper des places importantes dans le milieu de laculture. La sanction pouvait même déboucher sur une période de réclusion dans uneUnité Militaire d’Aide à la Production (UMAP) (Arrufat, 2002).

41 En fait, pendant les trois premières décennies du processus révolutionnaire, déclenché

en 1959, l’homosexualité, comme la religion, était ostracisée, voire censurée. Mais àpartir des années 1990, les vues ont changé : aussi bien la religion que la question del’homosexualité commencèrent à être perçues différemment. Ainsi, en 1992, dans unlivre36 qui transcrit un long entretien avec le président Fidel Castro, le problème de ladiscrimination sexuelle37 est abordé. C’est la première fois que le gouvernement prendposition sur le sujet et, sans pour autant s’y attarder, reconnaît certaines des erreurscommises. Deux ans plus tard, un réalisateur cubain38 met à l’écran les mésententesentre un homosexuel et un militant du Parti Communiste Cubain. Ainsi, s’amorce untrès lent processus d’ouverture sociale pour les homosexuels, mais les préjugéscontinuent de garder force et vigueur.

2. Le sang dans les cultes afro-cubains

42 Après avoir vu – dans la première partie de l’article – comment s’articulent les

problèmes de genre et d’orientation sexuelle avec la distribution des charges et desrôles rituels, nous nous attacherons désormais à comprendre le fonctionnement d’undes soubassements idéologiques de la hiérarchie entre les sexes : le sang et sesreprésentations. Nous verrons son implication dans l’organisation cultuelle ainsi queles effets qui en découlent.

43 Le sang des sacrifices animaux est un élément rituel indispensable des pratiques

religieuses afro-cubaines39. A Cuba, cet usage de sang animal est à l’origine desnombreux préjugés des non pratiquants sur les cultes d’origine africaine. En effet, lesang stigmatise ces pratiques comme étant primitives, par opposition à des pratiquesdites « plus civilisées », qui s’accordent avec l’idée selon laquelle la religiosité cubaineserait faite de « bains d’herbes thérapeutiques ». Par ailleurs, le sang humain, sous sesdifférentes formes, participe aussi des rituels et de la distribution des chargesliturgiques. D’une manière ou d’une autre, le sang est omniprésent tant dans la liturgieque dans les représentations qui structurent les rapports entre les pratiquants et avecle sacré.

44 Mais, au-delà de la distinction sang animal/sang humain, qu’est-ce qui détermine la

valence du sang? Comment peut-il être à la fois source de force et objet d’interditsmultiples? Ou encore, comment cet élément privilégié de la filiation devient-il unpuissant ingrédient de la sorcellerie? De fait, nous verrons que sa provenance et sonmode d’obtention déterminent, en partie, sa charge symbolique.

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Le sang du sacrifice : le bon sang

45 Le sang que nous qualifions de rituel est obtenu par des sacrifices d’animaux et des

scarifications corporelles. À notre connaissance, on ne fait couler le sang humain qu’àl’occasion des deux cérémonies d’initiation au Palo Monte, lorsque l’impétrant(e) versequelques gouttes de son sang sur le chaudron rituel de son parrain ou sur le sien. Lesang opère alors comme une sorte d’empreinte d’identité, unique et non reproductible,capable d’établir la filiation entre les esprits du chaudron et l’initié.

46 Le sang animal permet d’alimenter et de donner des forces aux puissances sacrées et

aux orichas. Comme l’explique le babalao José :

Le sang n’est autre chose que la force de la vie (animadora de la vida). C’est le plusprécieux de l’être humain, de tout être vivant, le sang. Parce qu’il s’appelle sangpour nous et pour les animaux, mais pour les plantes c’est la sève.

47 Cette force du sang s’appelle aché40, comme son équivalent yoruba àse (Abraham, 1958).

Cet aché est défini par B. Maupoil (1988 : 334) comme « la force invisible, la forcemagico-sacrée de toute divinité, de tout être animé, de toute chose ». Ce principeimmatériel, cette force magique, sont libérés par l’égorgement et acheminés vers lesdivinités. Ainsi, c’est bien l’aché du sang des animaux qui est recherché lorsqu’on le faitcouler.

48 Plusieurs sortes d’animaux sont abattus à l’occasion des mises à mort (matanza), des

animaux à plumes et des quadrupèdes, avec des petites différences des uns aux autres.

Dans le cas des quadrupèdes, avant de commencer la cérémonie de la matanza, l’hommequi va tuer fait une croix au sol avec la pointe du couteau. Puis, il introduit l’instrumentdans le cou de l’animal pour faire couler le sang. Les premières gouttes sont versées surle sol, puis dans un petit récipient contenant du sel41 ; le reste du sang est versé sur lesorichas à qui l’animal est destiné. À la fin du sacrifice, un peu d’eau est versée sur le coude la bête qui s’écroule, ainsi que du miel et de l’eau sur les divinités. Une fois terminéela mise à mort, la tête est séparée du corps qui sera aussitôt découpé. À la fin de lajournée, l’animal est réparti entre les membres de la famille et ceux qui ont travaillé, àl’exception des viscères qui seront offertes aux orichas.

49 Même séché, le sang animal versé sur les pièces rituelles est puissant. D’ailleurs,

certains pratiquants préfèrent laisser le sang sécher ou se décomposer plutôt que de lenettoyer (ce qui est la norme) car ils affirment que cette procédure rend le sacrificeplus efficace. De plus, le sang sec peut être réduit en poudre puis utilisé pourl’ensorcellement (afoché), la vertu supposée de cette poudre étant d’apaiser l’ennemi.

50 La matanza42, cérémonie sanglante par excellence, a lieu dans tous les rites liés au

fundamento. On entend par fundamento aussi bien le chaudron rituel (nganga) du PaloMonte que les représentations matérielles des orichas; un fundamento est toujoursalimenté avec du sang de sacrifice. Dans la Santería, l’objectif de la matanza est double :d’une part les orichas s’approprient les forces du sang, d’autre part, elles sontalimentées par les quadrupèdes (bouc, chèvre, chevreau, chevrette, mouton) et peuventalors parler chaque fois qu’on les alimente. En effet, chaque repas est suivi d’une séanceoraculaire (itá) au cours de laquelle les orichas s’expriment par les cauris (lesquels ontégalement été alimentés par le sang de la bête).

51 Le sang rituel est toujours versé sur les objets magico-religieux représentant des

puissances et des divinités, sur les colliers rituels et sur toutes sortes de talismans

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(resguardos) qui ont pour fonction d’éloigner les mauvaises influences. Que ce soit dansle Palo ou dans la Santería et Ifá, c’est toujours un homme qui met à mort : c’est le tata

nganga pour le premier, l’obbá ou le babalao pour la Santería et exclusivement le babalao

pour Ifá. Interrogés sur ce sujet, les pratiquants expliquent qu’il faut avoir de la forcephysique puisque les animaux pèsent lourd. Cependant, dans le cas des animaux lourds(les quadrupèdes) un homme soutient la bête tandis qu’un autre la tue. De touteévidence, l’argument des officiants n’est donc qu’en partie vrai. Comme nous le verronsplus loin, les femmes sont volontairement mises à l’écart de la matanza. La forcephysique n’est donc bien évidemment pas la raison principale de cette division sexuelledu travail rituel.

52 Le sang du sacrifice est donc un aliment lié à la reconnaissance filiale (pour les

scarifications humaines) et à la force (pour l’animal). Qu’il soit animal ou humain, fraisou séché, le sang du sacrifice est valorisé de manière positive. Ce sang « bon » a pourcaractéristique d’être toujours versé par des hommes hétéro (comme les babalaos et lestata nganga du Palo Monte) ou homosexuels (comme c’est souvent le cas des obbá), quiseuls officient dans les cérémonies de fundamento. On retiendra donc que le sang dusacrifice est une « affaire d’hommes ».

Le sang menstruel : le mauvais sang

53 Dans le contexte rituel, le sang est donc l’élément le plus recherché de l’animal (avec

les viscères) et il est consacré, dans sa totalité, à nourrir les divinités. Dans savalorisation extrêmement positive, ce sang s’oppose à un autre sang, celui desmenstrues qui, considéré comme polluant, est connoté de manière négative. Le santero

Rafael explique cette différence : « L’un est propre, innocent; l’autre est sale, ilcontamine la terre. » Il est vrai que la terre, domaine de la divinité Orichaoko, nemange que le sang du sacrifice43. La question se pose donc de savoir pourquoi le sangmenstruel est considéré comme un mauvais sang : quelles représentations lui sont-ellesassociées? Quels impacts induisent-elles sur la pratique cultuelle?

54 Il faut savoir que la menstruation est perçue comme un châtiment infligé à la femme en

raison de sa curiosité insatiable. Le mythe d’Ogunda Aché raconte qu’en une époque dedisette, un chasseur avait imploré l’aide d’Olofin (le dieu suprême). Olofin accepta et, enéchange, lui ordonna de verser le sang de l’animal chassé à la divinité de la terre,Orichaoko, avant de le ramener chez lui. La femme du chasseur, intriguée par le faitque les animaux ramenés étaient exsangues, décida de l’espionner. Elle troua lamusette de son mari et la remplit de cendres afin de pouvoir suivre sa trace. Mais, alorsqu’elle l’observait en cachette, Olofin perçut sa présence et proféra une malédiction :« Tu voulais voir du sang et tu l’as vu, désormais tu le verras tous les mois. » Ce mythetrès connu prévaut à l’intérieur de la Santería et d’Ifá mais pas dans le Palo Monte qui ne reprend pas cette idée de châtiment.

55 Châtiment, la menstruation est également perçue comme une souillure à l’origine des

restrictions dont les femmes font l’objet lors des cultes. Selon le babalao Robertico,« pour toucher les santos, il faut être propre » et la menstruation relève du domaine dela saleté : elle « pollue » la femme et par contagion, tout ce qu’elle touche44. La femme,qui ne doit pas toucher ses santos pendant ses règles, doit aussi s’abstenir de porter sescolliers et ses bracelets rituels ainsi que ses talismans (resguardos). Tous ces interditsimpliquent, de fait, qu’elle ne peut pas avoir d’activité religieuse durant ses

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menstruations. Cet interdit existe dans tous les cultes, sauf dans le spiritisme où iln’existe pas non plus de sacrifice sanglant.

56 Cette mise à l’écart se justifie par le fait que le sang menstruel annulerait l’efficacité de

tout geste religieux, celui des femmes et des hommes, et le pouvoir même des divinitéset des objets rituels; comme l’expose clairement le babalao Osvaldo, « même faible, lamenstruation peut interférer et altérer l’efficacité d’un travail rituel ». De plus, latransgression des interdits concernant le sang menstruel s’accompagne de sanctions dela part des entités concernées par le rite. Dans l’univers de la musique sacrée, si unefemme réglée s’approche des tambours, ils seront affaiblis. La femme risqueraitégalement de perdre du sang durant toute sa vie. Cette conséquence est étroitementliée à la première puisque l’affaiblissement des objets rituels laisse les femmes sansprotection, vulnérables. De plus, la présence de sang pourrait représenter une tentationillicite pour les divinités :

Les santos voient que ce dont ils s’alimentent [le sang] est en train de couler endehors, alors ils veulent aller à sa rencontre et évidemment ils ne peuvent pas parceque ce serait une malédiction qui tomberait sur l’un ou sur l’autre santo, car onsuppose que cela [le sexe de la femme] est mauvais (Alberto, babalao).

57 Ainsi, la transgression de la femme déboucherait sur une transgression des interdits

par les saints tentés de manger du sang menstruel, eux qui ne se nourrissent que dusang des sacrifices animaux.

58 Pour toutes ces raisons, la femme ne peut pas tuer d’animaux, ni élaborer les

fundamentos. Il existe cependant des exceptions. Les femmes sont autorisées à sacrifierdes animaux à plumes à condition d’avoir fait la cérémonie dite pinaldo à l’occasion delaquelle elles reçoivent l’autorisation d’Ogún (oricha du fer et des métaux) de manier lecouteau rituel – en dehors de la période menstruelle, bien entendu. Par ailleurs, desfemmes passent outre l’interdit et s’arrangent pour travailler en l’absence des hommes.Cependant ces transgressions restent rares.

59 Les rapports sexuels relèvent du même domaine de significations que les menstrues,

celui du sale (sucio), de l’impur. Ils polluent les tambours sacrés et l’on interdit auxhommes de sacrifier des animaux après avoir eu des rapport sexuels45. Notons que, pourl’exercice de leur fonction (omó Añá), les musiciens doivent respecter cette abstinencedurant les 24 heures qui précèdent leur performance sous peine que « les tambours nesonnent pas ». Un musicien qui n’aurait pas respecté l’interdit peut cependant sepurifier par un omiero (préparation composée d’eau, d’herbes, etc.) avant de jouer. Ilarrive parfois que les musiciens urinent du sang noirâtre; ce phénomène, appelé« hémoglobinurie de l’effort » (Ortiz, 1994), est interprété comme un châtiment infligépar la divinité du tambour (Añá) pour la transgression de l’abstinence sexuelle.

60 Le sang menstruel, qui altère le déroulement des rites, est en revanche utilisé pour les

travaux de sorcellerie, notamment ceux liés à l’amour. Les travaux magico-religieux oùl’on utilise le sang des menstrues ont pour but de prendre le contrôle de l’homme aiméou de déstabiliser un homme détesté46. Ainsi, il suffit, pour une femme, d’en verser unegoutte dans la boisson d’un homme pour le rendre idiot. Cette pathologie est connuesous le nom de zoncera47 (Seoane Gallo, 1987 : 796).

61 Les deux sangs, celui du sacrifice et celui des menstrues, relèvent donc de deux champs

distincts, opposés et profondément incompatibles, qui organisent les rôles cultuels enséparant les participants entre hommes et femmes : les hommes gèrent les cérémoniesoù l’on fait couler le sang rituel, les femmes sont tenues à l’écart de tout ce qui respire

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le « sacré » pendant leur menstruation. Dans l’analyse durkheimienne de la religion, lesang participe de la séparation des choses sacrées et des choses profanes. EmileDurkheim surnomme le sang « chose sainte » (1991 : 252) et insiste sur sa « naturereligieuse » (op. cit., 253) et sacrée qu’il pose comme étant à l’origine de la mise à l’écartdes femmes lors des sacrifices. Dans la plupart des cas analysés par le père de lasociologie française, il s’agit de sang humain. Ce lien, que E. Durkheim met en évidencesans l’expliquer, entre l’exclusion des femmes et le sang rituel, est également valablepour le sang animal.

62 Les représentations associées à la nature biologique de la femme viennent donc justifier

leur éviction de certaines charges (laquelle n’est pas identique pour tous les cultes), enconsolidant la position des hommes hétérosexuels. Mais, plus que le constat de laségrégation des sexes, la différenciation entre les deux sangs mettrait en évidence la« séparation » dans le sens où l’entend AlainTestard (1986) : ce n’est pas la femme qu’onexclut, ce sont les sangs qu’on sépare (celui du gibier de celui de la femme dans le casdes chasseurs qu’il étudie; celui du sacrifice animal de celui de la femme dans les cultesafro-cubains). Même dans la sorcellerie qui utilise les deux sangs, le sang du sacrificeest pour faire le « bien » (apaiser l’ennemi) et le sang menstruel est pour faire le « mal »(agir maléfiquement sur l’homme aimé ou détesté).

63 Dans le cas afro-cubain, la séparation est aussi liée à la valorisation distincte des sangs :

du côté des hommes, le bon sang, et du côté des femmes, le mauvais sang. Les deuxsangs sont forts, le premier dans un sens positif de « donneur de forces »; le seconddans un sens négatif, « il est dangereux ». Toujours du côté des hommes, maisseulement hétérosexuels, on rangera le secret (d’Ifá, des ñáñigos), alors que du côté desfemmes on trouvera la curiosité (mythe d’Ogunda Aché) et la trahison du secret (lemythe de Sikán) :

Homme (hétérosexuels) sang fort (+) donneur des forces secret

Femme (toutes) sang fort (–) dangereux, néfaste curiosité

64 La curiosité apparaît donc comme la négation du secret. Or, cette opposition secret/

curiosité est antérieure à l’opposition sang fort (+) / sang néfaste (–) : dans le mythed’Ogunda Aché (ou « pourquoi les femmes sont réglées »), la curiosité féminine précèdele saignement menstruel (elle en est même la cause). De fait, pour les pratiquants, lacuriosité est un attribut naturel des femmes, au même titre que le sang menstruel. Leshommes homosexuels – qui ont la réputation d’être commères, c’est-à-dire de ne pasgarder les secrets – sont exclus (au même titre que les femmes) des spécialisations oùjustement le secret est jalousement gardé (Ifá, Añá et Abakuá). D’ailleurs, la seulebranche de la religiosité afro-cubaine où les hommes homosexuels peuvent fairecarrière est la Santería, à travers une fonction – celle d’obbá – qui pouvait autrefois êtreégalement occupée par les femmes. De leur côté, les femmes peuvent faire carrière(avec des limitations) au sein du Palo Monte, mais à condition de ne plus avoir de règles(les mama nganga). Ceci suggère que les hommes homosexuels n’accèdent pas auxcharges liturgiques réservées aux hommes hétérosexuels en raison des rapprochementsdont ils font l’objet avec les femmes, tandis que les femmes peuvent posséder un statutsimilaire à celui des hommes hétérosexuels, une fois qu’elles sont définitivementdélivrées du sang menstruel. Par ailleurs, dans le spiritisme, où le sang ne joue aucun

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rôle, il n’existe pas de différenciation de genre. On voit bien que la logique del’opposition bon sang/mauvais sang opère concrètement dans l’organisation des culteset la distribution des charges liturgiques.

65 Mais cette séparation des sangs suffit-elle à expliquer les raisons de l’organisation

liturgique des cultes afro-cubains? Outre la mythologie et l’utilisation de la sorcellerie,d’où vient le caractère négatif des menstrues? Le sang menstruel est le signe de lapossibilité d’enfanter : pourquoi devient-il négatif dans le cadre des pratiquesreligieuses? Pour le comprendre, nous devons nous interroger sur le lien entre lareproduction, la parenté religieuse et la parenté biologique. Dans le Palo Monte, lesfemmes accouchent « artificiellement » des filleuls (c’est le parrain qui les initie, c’est-à-dire qui les fait naître). De même, dans la Santería, elles peuvent avoir des filleulsmais ça sera toujours l’obbá (un homme) qui fera l’initiation. Dans le culte à Ifá et ledomaine de la musique sacrée (Añá), la femme ne peut être qu’une assistante. Noussommes donc face à une contradiction entre le pouvoir des femmes dans lareproduction biologique et leur compétence dans la reproduction religieuse, comme sil’un empêchait l’autre : soit l’on enfante biologiquement (les femmes); soit l’on faitnaître par initiation (les hommes). Cette distinction entre deux types d’engendrementest apparemment résolue par l’intervention d’autres médiations. En effet, ni lesfemmes, ni les hommes homosexuels ne peuvent initier, non pas pour des raisons liéesau sang mais en raison de l’opposition entre d’une part le secret (pour ceux qui initient)et de l’autre la trahison (Sikán), la curiosité (mythe d’Ogunda Aché) et le commérage(pour les homosexuels).

66 L’organisation cultuelle se présente comme une pyramide à trois marches où seuls la

base et le sommet apparaissent comme immuables : un départ semblable pour tous,hommes et femmes, hétéro et homosexuels; un sommet réservé aux hétérosexuelsmasculins (tata nganga, omó Añá, apkuón et babalao). Malgré la prégnance de cettehiérarchie du genre dans les cultes afro-cubains – elle reste leur colonne vertébrale –elle est moins inaltérable qu’elle n’en a l’air. La deuxième marche de la pyramide estl’espace des aménagements de l’orthodoxie : on voit que les femmes (mama nganga)

peuvent monter plus haut que les hommes homosexuels dans le Palo; alors que dans laSantería c’est l’inverse, les hommes homosexuels peuvent atteindre la position la plusprestigieuse (obbá). De plus, dans l’adaptation du modèle idéal à la pratique rituelle,l’organisation cultuelle montre la plasticité et la complexité de cet univers. Au-delà detoutes les exceptions aux règles (les babalaos, tata nganga et ñáñigos homosexuels), ladeuxième marche de la pyramide est également la plate-forme pour atteindre uneposition respectable (obbás) ou redoutable (la sorcellerie des femmes). Ces deuxpositions sont comparables à celles de babalao et tata nganga : l’une par rapport àl’autorité (dans la Santería, personne n’est au-dessus de l’obbá), l’autre par rapport àl’efficacité des travaux (la sorcellerie faite par les filles de Yemayá peut être la pluspuissante de toutes). Dans les deux cas, ces positions correspondent à deux espaces depouvoir capables de concurrencer ceux du sommet de la pyramide.

67 Cette structure pyramidale cultuelle est organisée par la symbolique du sang qui sépare

les hommes et les femmes. Si du côté des hommes on range le secret et du côté desfemmes la curiosité, c’est peut être parce que la femme ne doit pas assister à l’allianceentre l’homme et les dieux. En condamnant la curiosité de la femme, l’homme préserveavant tout le secret qui fonde sa supériorité.

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Autel à l’oricha Ochún, à l’occasion d’un toque ou fête en son honneur

Quartier de Lawton, La Havane, février 1998.

Photo S. Testa

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NOTES

1. Les orichas sont les entités vénérées dans les cultes d’origine yoruba. Ils sont attachés à des

forces ou des éléments de la nature. Ils sont représentés sous une forme anthropomorphique et

ils sont syncrétisés avec des saints catholiques (d’origine espagnole).

2. Cet aspect de la reconnaissance de la personne en tant qu’individu est une des clefs du succès

que rencontrent ces religions à l’heure actuelle. Ceci est en opposition avec le caractère holiste

attribué à la personne – comme membre d’un tout, d’un collectif – par le système socialiste. À

Cuba, l’organisation sociale par classe d’âge, par sexe ou par centre de travail, fait qu’un enfant

n’est pas seulement un enfant mais d’abord un pionero (membre d’une organisation de

« pionniers »), qu’une femme est une federada (membre de la Fédération des Femmes Cubaines) et

qu’un travailleur devient un compañero (« camarade »).

3. Avec l’affluence des touristes et les pénuries économiques du pays, les religions sont devenues

une manne économique pour certains Cubains. Cette marchandisation des cultes conduit un

grand nombre de pratiquants à proposer des cérémonies et des initiations – évidemment

payantes – à tous les intéressés.

4. Regla de Palo Monte (dit aussi Palo Monte ou simplement Palo) est une religion basée sur les

cultes des morts, matérialisés dans un chaudron rituel appelé nganga.

5. Regla de Ocha ou Santería est une religion basée sur le culte des orichas.

6. Ifá est un système divinatoire que les officiants, appelés babalaos, sont les seuls autorisés à

utiliser.

7. Le Palo Monte, la Santería et Ifá résultent du syncrétisme des religions africaines et du

catholicisme espagnol réalisé par les esclaves et leurs descendants à partir de l’époque coloniale.

8. Hormis une cérémonie qui est ouverte à tout public, les activités de cette société secrète sont

réservées aux initiés et absolument interdites aux femmes. C’est la raison pour laquelle je ne l’ai

abordée qu’au travers de ces sources.

9. Le concept de champ religieux repose sur deux idées fondamentales : l’autonomie des

pratiques religieuses en milieu urbain et le monopole des spécialistes sur les pratiques.

10. Selon les maisons de culte, il peut y avoir deux ou trois degrés de rayamiento. Ceci n’a pas

d’incidence sur la problématique ici traitée, car ce qui nous intéresse est la progression

hiérarchique au sein du Palo Monte.

11. Tata nkisi et mama nkisi sont synonymes de tata nganga et mama nganga. Tous ces termes sont

d’origine bantoue et signifient père ou mère (cf. Díaz Fabelo, 2000).

12. « Avoir rayé » ou « être rayé » vient du vocable espagnol rayar qui possède le même sens que

son équivalent français « rayer », c’est-à-dire marquer une surface d’une ou plusieurs stries. Dans

le cas du culte de Palo Monte la surface rayée est le corps de la personne qui s’initie.

13. Cela dit, dans certaines maisons moins orthodoxes, les femmes tuent les animaux à plumes.

14. Addodi ou addo die est un terme d’origine yoruba. Il est utilisé aussi bien dans le Palo Monte

que dans la Santería et Ifá pour se référer aux hommes homosexuels. L’existence d’un terme

spécifique au cadre religieux pour désigner les homosexuels ne témoignerait-elle pas de leur

statut cultuel particulier ? Ceci n’est pas le cas des femmes chez lesquelles on ne fait pas la

distinction entre hétéro et homosexuelles.

15. Il se peut qu’un homosexuel ait besoin d’avoir son propre chaudron. Dans ce cas, il devra le

fabriquer lui-même et s’en occuper, sans l’aide de son parrain : il lui donnera à manger, lui

soufflera de l’eau-de-vie, l’enfumera avec son cigare, etc.

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16. Les patakís ou patakínes sont les légendes qui racontent la vie et le devenir des orichas à

l’époque où ils vivaient sur terre. On les utilise lors des consultations divinatoires.

17. Il existe trois systèmes divinatoires, à savoir : les obbi, le diloggún et l’oracle d’Ifá; le premier

est commun aux santeros et aux babalaos; le deuxième a le même corpus que le troisième mais les

santeros sont autorisés à lire seulement jusqu’au signe 13, les suivants sont une exclusivité des

babalaos.

18. L’obbá est le maître de cérémonie dans la Santería, le vocable correspond au terme yoruba

Oba, qui désigne le souverain du royaume. A Cuba on dit également obá ou obbá-oriaté.

19. Babalao et prêtre d’Orula sont des synonymes (Orula est l’oricha de la divination). Le terme

babalao vient du yoruba babalawo, qui signifie « père du secret ». Il est un spécialiste de la

divination, consacré à l’étude et à l’interprétation de l’oracle d’Ifá.

20. Le vocabulaire de la musique sacrée est aussi marqué par la sexualité et l’on dira qu’un joueur

est mâle ou femelle; les premiers ont une frappe explosive alors que le son des musiciens femelles

se fond dans l’ensemble. Le bois est lui aussi sexué (bois mâle et bois femelle) et, pour la

construction des tambours, il doit nécessairement être mâle.

21. Les termes santo et oricha sont équivalents. D’ailleurs, à Cuba on utilise plus souvent le terme

santo qu’oricha.

22. Les santos de addimú sont des orichas qui se reçoivent, comme les santos guerreros, ce qui

n’implique pas d’initiation pour la personne. Addimú signifie offrande (fruits, mets sucrés,

friandises), ce qui définit un type de rapport particulier entretenu avec des divinités (certains

orichas) qu’on identifie ainsi.

23. Le culte du Palo Monte est tenu pour agressif et destructeur; on dit qu’il fait le « mal » par

opposition à la Santería qui fait le « bien ». Cela dit, les notions de bien et de mal sont

extrêmement relatives dans les cultes afro-cubains, car pour faire le bien à une personne, il faut

parfois faire du mal à une autre.

24. Il est important de rappeler que les Yoruba appellent Yemoja (l’équivalent africain de la

Yemayá cubaine) « la mère des sorcières » (Verger, 1965).

25. On dit que par le passé des femmes occupaient ce rôle. On les appelait obbasas.

26. La mythologie de la culture afro-cubaine est bien connue de la plupart des pratiquants, en

raison des ouvrages sur ce sujet largement diffusés dans l’île, mais surtout grâce à leur fréquente

utilisation lors des consultations religieuses (les pratiquants donnent les réponses oraculaires

soit sous la forme d’un mythe, soit en illustrant le signe divinatoire par le mythe correspondant).

De plus, des mythes sont souvent représentés dans des pièces de théâtre, dans la danse et dans la

musique cubaine dite « folklorique ».

27. Pour ceux qui avant de passer à Ifá travaillaient le spiritisme et étaient possédés par ses

morts, on peut faire une cérémonie afin de « décoller l’esprit du mort de la personne », mais tous

les babalaos ne sont pas d’accord sur cette pratique qui les laisse démunis, sans protection.

28. Eleguá est considéré comme un oricha qui ouvre et ferme les chemins, il est gentil, joueur,

espiègle; Echu est l’aspect négatif, méchant, vindicatif de cette divinité. Eleguá serait la

personnification du bien et Echu du mal (De Souza Hernández, 1998).

29. Si pour les femmes être assistante est une vertu, pour les hommes être musicien est un

sacrifice dont ils ne sont pas peu fiers. Il est courant de trouver des fils de Changó (oricha de la

foudre, de la fête et des tambours) parmi les musiciens, ce qui est paradoxal car ils ont la

réputation d’être des coureurs de jupons et des bons vivants, autant d’inclinations qui

contrarient leur discipline.

30. Les diverses versions du mythe ont été recueillies auprès des pratiquants.

31. Il n’existe pas, dans la sociologie cubaine, d’étude sur l’homosexualité à Cuba. En revanche,

les écrivains ont été assez prolixes sur ce thème. Les œuvres de José Lezama Lima, Virgilio Piñera,

Reinaldo Arenas, pour ne citer que les auteurs les plus connus, témoignent de l’abondance de

cette littérature.

Systèmes de pensée en Afrique noire, 16 | 2004

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32. La société Abakuá se compose de nombreuses cellules (juegos ou potencias) et c’est à l’intérieur

de celles-ci qu’on trouvera la hiérarchisation en vingt cinq, ou plus, rôles liturgiques.

33. Il existe au moins trois versions du mythe de fondation de la société Abakuá; pour cet article,

nous ne retenons que la plus connue.

34. Erwan Dianteill (2000) compare la position des hommes homosexuels à celle des femmes à

l’intérieur de la Santería. Pour cela, il s’appuie sur la féminisation des comportements des

hommes efféminés et leur identification avec les orichas féminins car, d’après l’auteur, leur

activité religieuse leur permettrait d’assumer un rôle féminin.

35. Loggun Eddé est un personnage des patakis qui est la moitié de l’année un homme et l’autre

moitié une femme; de cette manière il aurait trompé Orula.

36. Un grano de maíz, Fidel Castro en conversación con Tomás Borge, Oficina de Publicaciones del

Consejo de Estado, La Habana, 1992.

37. Dans l’entretien cité, la discrimination sexuelle concerne aussi bien les hommes homosexuels

que les femmes. Fidel Castro centre sa réponse sur les progrès réalisés en faveur de la femme plus

que sur la discrimination – encore vive – envers les homosexuels.

38. Il s’agit de Tomás Gutierrez Aléa dont le film s’intitule Fresa y chocolate paru en 1994.

39. D’ailleurs, à Miami à l’époque où les sacrifices animaux étaient interdits, les pratiquants

achetaient le sang en sachet chez les marchands d’articles religieux.

40. Aché, àse et ace correspondent à trois manières d’orthographier un même mot. Je choisis aché,

car il s’agit de la graphie cubaine.

41. C’est le sel qui sera utilisé pour cuire les viscères (acheses) pour les orichas.

42. Lydia Cabrera (1996) fait une description minutieuse de la matanza lors de l’initiation à la

Santería. Bien qu’elle repose sur des données antérieures à 1961 – année où elle a pris la route de

l’exil–, cette description est extrêmement complète et fidèle à ce que j’ai pu observer sur le

terrain. Néanmoins, certains aspects ont de nos jours disparu, notamment les feuilles données à

manger à l’animal avant le sacrifice.

43. Notamment lors des cérémonies comme « dar de comer a la tierra » (nourrir la terre) où le

croyant offre à la divinité des sacrifices pour l’alimenter et la fortifier, en échange de sa

protection contre la mort.

44. Dans d’autres contextes culturels, ce concept de pollution a été amplement analysé par les

travaux de Mary Douglas (1967) sur la souillure.

45. Il existe à La Havane un courant d’Ifá particulièrement « re-africanisé », celui de la maison

Iranlowo, dirigée par le babalao Víctor Betancourt, pour qui certaines de ces notions ne sont pas

d’actualité. Le bracelet rituel (iddé) que porte toute personne (aussi bien homme que femme)

placée sous la protection d’Orula, est, dans le cas des filleuls rattachés à cette maison, fixé autour

du poignet de façon définitive, ce qui signifie qu’il reste en contact avec la personne aussi bien

lors des menstruations que des rapports sexuels. De même, il conseille à certains filleuls

d’accomplir quelques pratiques rituelles aussitôt après avoir eu des rapports sexuels, ce qui est,

d’après lui, hautement efficace. Cette maison s’opposant sur ce point à la pratique majoritaire,

nous ne prenons donc pas en compte cet exemple car il reste minoritaire dans l’ensemble des

pratiques cubaines et par conséquent non représentatif de la réalité religieuse afro-cubaine

contemporaine.

46. L’utilisation de sang menstruel dans la magie amoureuse est une pratique courante dans de

nombreuses cultures (Loux et Richard, 1988) .

47. Zoncera est un terme derivé de zonzo, ce qui veut dire idiot, imbécile.

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RÉSUMÉS

L’organisation cultuelle des pratiques religieuses afro-cubaines repose sur une dynamique

traversée par le genre, lequel organise la distribution des charges rituelles. Les quatre cultes

considérés ici, se rapportant tous à une idéologie commune centrée sur la représentation du

sang, mobilisent et hiérarchisent la différence des sexes.

The organization of Afro-Cuban religious practices is based on a dynamics permeated with

gender. Gender organizes the distribution of responsibilities. The four cults taken under

consideration all refer to a common ideology centered on a conception of blood; they mobilize

and hierarchically rank differences between the sexes.

INDEX

Mots-clés : genre, spiritisme, Palo Monte, Santería, Ifá

Keywords : gender, spiritism, Palo Monte, Santería, Ifá, Cuba

Index géographique : Cuba

AUTEUR

SILVINA TESTA

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative

Université Paris X/CNRS

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