la spiritualité des ordres religieux-militaires du moyen Âge: l’état de la recherche

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CISTER E AS ORDENS MILITARES NA IDADE MÉDIA Guerra, Igreja e Vida Religiosa José Albuquerque Carreiras e Carlos de Ayala Martínez (eds.) LA SPIRITUALITÉ DES ORDRES RELIGIEUX-MILITAIRES DU MOYEN ÂGE: L’ÉTAT DE LA RECHERCHE Kristjan Toomaspoeg SEPARATA 2015

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CISTER E AS ORDENS MILITARES NA IDADE MÉDIA

Guerra, Igreja e Vida Religiosa

José Albuquerque Carreiras e Carlos de Ayala Martínez (eds.)

LA SPIRITUALITÉ DES ORDRES RELIGIEUX-MILITAIRES DU MOYEN ÂGE:

L’ÉTAT DE LA RECHERCHE

Kristjan Toomaspoeg

SEPARATA

2015

CISTER E AS ORDENS

MILITARES NA IDADE MÉDIAGuerra, Igreja e Vida Religiosa

José Albuquerque Carreiras e Carlos de Ayala Martínez (eds.)

Studium Cistercium et Militarium Ordinum

La spiritualité des ordres religieux-militaires du Moyen Âge: l’état de la recherche

KRISTJAN  TOOMASPOEG*

Bien qu’ils aient constitué un élément de connexion entre le monde laïc et le milieu ecclésiastique, les ordres militaires étaient et restaient avant tout des congrégations religieuses. Comme cela a été démontré récemment par Jonathan Riley-Smith et Arno Mentzel-Reuters, il est possible écrire leur histoire en se concentrant sur les activités spiri-tuelles et charitables des frères, au détriment de leur rôle – bien plus connu et étudié – dans la guerre et dans l’administration1. Comme tous les ordres religieux, ceux-ci étaient dotés d’une série d’éléments théo-logiques, liturgiques et hagiographiques caractéristiques à eux, donc, d’une propre spiritualité.

Prenons quelques exemples concrets: au mois de mai 1236, frère Basile, préposé d’une petite confrérie des Pouilles, dédiée au Saint-Esprit, signa les accords pris pour unir son institution avec l’ordre des chevaliers teutoniques. Il motiva cette décision de la manière suivante: “Car la

sommet d’une haute montagne, projette et propage dans tout l’univers le

* Chercheur et professeur agregé, Università del Salento (Lecce), Italie.1 RILEY-­SMITH, Jonathan, Templars and Hospitallers as professed religious in the Holy

Land, University of Notre Dame Press, Notre Dame (Ind.), 2010, MENTZEL-­REUTERS, Arno, «Der Deutsche Orden als geistlicher Orden» dans Stefan SAMERSKI (éd.), Cura animarum. Seelsorge im Deutschordensland Preußen, Böhlau, Cologne-Weimar-Vienne, 2013 (Forschungen und Quellen zur Kirchen- und Kulturgeschichte Ostdeutschlands, 45), pp. 15-43.

Cister e as Ordens Militares na Idade Média - Guerra, Igreja e Vida Religiosa, JOSÉ  ALBUQUERQUE  CARREIRAS  e  CARLOS  de  AYALA  MARTÍNEZ (eds.), Tomar, 2015, pp. 23-45.

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doux parfum de sa glorieuse sainteté et bonté et son éblouissante lumière, telle étoile matutine”2.

Un siècle plus tard, en 1335, un membre de l’Ordre Teutonique, frère

théologiques et juridiques destinées à défendre l’ordre contre les accusa-tions de ses ennemies, donc surtout de l’archevêque de Riga. L’auteur de cette œuvre, qui se base sur une remarquable érudition personnelle, insiste peu sur le rôle eu par les Teutoniques dans la lutte contre les Musulmans et ne procède que rarement à des comparaisons ailleurs habituelles entre les milites Christi et les Maccabées de l’Ancien Testament, mais n’hésite

“l’arbre de vie”, “l’arche de Noé” et “la nouvelle Jérusalem”3.J’ai porté ces deux exemples parmi tant d’autres pour démonter

comment, aussi bien à l’intérieur des ordres religieux militaires du Moyen Âge que dans le monde qui les entourait, il y avait une claire perception de l’existence d’une spiritualité originelle, innovatrice et certainement ambitieuse de ces institutions.

Malheureusement, les sources dont nous disposons aujourd’hui ne jettent que peu de lumière sur cet aspect particulier des ordres militaires et la recherche historique classique a eu la tendance de négliger les questions

2 Le pergamene di Barletta del Real Archivio di Napoli, 1075-1309, éd. Riccardo FILANGIERI  DI  CANDIDA, Bari, 1927 (Codice diplomatico barese, 10), n° 131, pp. 206-207: [...] domus Sancte Marie de Alamannis que veluti lucerna clarissima super montem excelsum posita fama odorifera sue sanctitatis et bonitatis et per universum orbem diffusa longe lateque preclaro lumine quasi lucifer inter astra et velluti stella matutina sanctitate et honestate et nimia roritate circumquaque rutilat et prefulget [...]. Cf. HOUBEN, Hubert, «Zur Geschichte der Deutschordensballei Apulien. Abschriften und Regesten verlorener Urkunden aus Neapel in Graz und Wien», Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 107, 1-2, 1999, pp. 50-110, ici p. 61.

3 Biblioteca Apostolica Vaticana, Cod. Ottobon. lat. 528, cf. HOUBEN, Hubert, «Eine Quelle zum Selbstverständnis des Deutschen Ordens im 14. Jahrhundert: der Codex Vat. Ottobon. lat. 528», dans Roman CZAJA et Jürgen SARNOWSKY (éds.), Selbstbild und Selbstverständnis der geistlichen Ritterorden2005 (Universitas Nicolai Copernici. Ordines militares. Colloquia Torunensia Historica, 13), pp. 139-154.

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liées à leur spiritualité. Pourtant, comme cela a été remarque entre autres par José Mattoso, il est impossible étudier ces ordres d’une manière convaincante sans comprendre leur dimension religieuse et spirituelle4. Prenons l’exemple des confrères et familiers des ordres militaires qui leur donnaient ou léguaient leurs biens, un phénomène très répandu au Moyen Âge: très souvent, on observe ce genre de lien entre un homme et une institution seulement d’un point de vue socio-économique, comme un contrat d’utilité réciproque5

altruistes, qui portaient les personnes à s’associer aux activités des ordres6. Il s’agit d’une thématique très vaste et, à présent, je n’ai d’autre ambi-

tion que celle de rappeler son importance et de parcourir l’historiographie des dernières années à la quête de nouveaux acquis, hypothèses, polémiques et tendances7. Je n’ai pas l’intention de citer une par une toutes les œuvres rédigées sur la question et, plutôt que fournir des listes bibliographiques, je préfère sommer les résultats de la recherche.

4 MATTOSO, José, «A vida religiosa e espiritual nas ordens militares», dans Isabel Cristina FERREIRA  FERNANDES (éd.), Ordens Militares e Religiosidade. Homenagem ao Professor José Mattoso, Câmara Municipal de Palmela, Palmela, 2010 (Colecção Ordens Militares, 3), pp. 11-21, ici p. 11.

5 Cette accentuation de l’aspect socio-économique dérive de la nature des sources qui, souvent, ne nous offrent pas des détails sur la spiritualité des confrères et des familiers des ordres, sauf dans quelques heureux cas, lorsque l’on assiste, par exemple, à l’existence des cérémonies d’entrée dans la confrérie d’un ordre: cf. entre autres INTINI, Mariella, «Offero me et mea». Oblazioni e associazioni all’Ordine Teutonico nel baliato di Puglia fra XIII e XV secolo, Congedo, Galatina, 2013 (Acta Theutonica, 8).

6 L’aspect religieux est en revanche observé, entre autres, dans le grand travail de base de Gerard Müller: MÜLLER, Gerard, Die Familiaren des Deutschen Ordens, Elwert Verlag, Marburg, 1980 (Quellen und Studien zur Geschichte des Deutschen Ordens, 13), Marburg 1980 et dans LICENCE, Tom, «The Military Orders as Monastic Orders», Crusades, 5, 2006, pp. 39-53, cf. en particulier p. 46.

7 Pour l’historiographie générale sur les ordres religieux-militaires, cf. Nicole BÉRIOU et Philippe JOSSERAND (éds.), Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, Fayard, Paris, 2009 et TOOMASPOEG, Kristjan, «Die Geschichtsschreibung der mittelalterlichen geistlichen Ritterorden: status quaestionis», dans Karl BORCHARDT  et Libor JAN (éds.), Die geistlichen Ritterorden in Mitteleuropa. Mittelalter, Matice

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Dans la recherche sur la spiritualité des ordres militaires existe un clivage important, représenté par les actes du sixième colloque du cycle Ordines Militaresle titre Die Spiritualität der Ritterorden im Mittelalter8. Ce volume, en particulier son article introductif écrit par Kaspar Elm9 et ses conclusions proposées par Hans-Dietrich Kahl10, portèrent à leur époque à un change-ment décisif dans le panorama des études sur le sujet. À vrai dire, avant 1993, cette thématique était restée pratiquement inconnue: non seulement elle avait été très peu traité, mais il était jusqu’alors semblé impossible procéder à des généralisations sur la question et les grands spécialistes de la spiritualité et de l’histoire religieuse médiévale ne l’avaient pas inséré dans leurs œuvres de référence.

-ritualité des ordres militaires, à commencer par la la thèse de Simonetta Cerrini, Une expérience neuve au sein de la spiritualité médiévale: l’ordre du Temple, soutenue en 199811 et par un volume de mélanges édité par elle en 2000 sur “Les Templiers, la guerre et la sainteté”12, avec les contribu-tions de Fulvio Bramato, Franco Cardini, Alain Demurger, Cristina Dondi

8 Zenon Hubert NOWAK (éd.) Die Spiritualität der Ritterorden im Mittelalter, Wydawnictwo

Historica, 7).9 ELM, Kaspar, «Die Spiritualität der geistlichen Ritterorden des Mittelalters», dans NOWAK,

Die Spiritualität der Ritterorden im Mittelalter, cit., pp. 7-44, publié aussi dans “Militia Christi” e crociata nei secoli XI-XIII. Atti dell’undecima Settimana internazionale di studio Mendola, 28 agosto-1 settembre 1989, Vita e Pensiero, Milan, 1992 (Miscellanea del Centro di Studi Medioevali, 13), pp. 477-518.

10 KAHL, Hans-Dietrich, «Die Spiritualität der Ritterorden als Problem. Ein methodologischer Essay», dans NOWAK, Die Spiritualität der Ritterorden im Mittelalter, cit., pp. 271-295.

11 CERRINI, Simonetta, Une expérience neuve au sein de la spiritualité médiévale : l’ordre du Temple (1120 -1314). Étude et édition des règles latine et française, Thèse de doctorat sous la direction de Geneviève Hasenohr, Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 1997 (soutenue en 1998).

12 Simonetta CERRINI  (éd.), I Templari: la guerra e la santità, Il Cerchio, Rimini, 2000.

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et Anthony Luttrell. D’autres ordres, comme celui des Teutoniques13, l’Hôpital de Saint-Jean14, Avis15, Alcalá de la Selva16, Calatrava17, Alcántara18,

13 Cf. par exemple les textes publiés récemment dans SAMERSKI, Cura animarum. Seelsorge im Deutschordensland Preußen, cit., en particulier MENTZEL-­REUTERS, «Der Deutsche Orden als geistlicher Orden», cit.

14 Cf. avant tout RILEY-­SMITH, Jonathan, «Hospitaller Spirituality in the Middle Ages», Sovereign Military Order of Saint John of Jerusalem of Rhodes and Malta. Journal of Spirituality, 2, 2002, pp. 17-23, IDEM, Templars and Hospitallers as professed religious in the Holy Land, cit., BORCHARDT, Karl, «Hospitallers, mysticism, and reform in late-medieval Strasburg», dans Victor MALLIA  MILANES (éd.), The military orders. 3. History and heritage, Ashgate, Aldershot, 2008, pp. 73-78, DE  PALMA, Luigi Michele, Il Frate Cavaliere. Il tipo ideale del Giovannita fra medioevo ed età moderna, Ecumenica Editrice, Bari, 2007 (Facoltà Teologica Pugliese. Istituto Superiore di Scienze Religiose - Bari “Odegitria”, 3). Pour des aspects de la spiritualité hospitalière et templière, sont utiles aussi les plus récentes monographies sur l’histoire générale des ordres, à commencer par CLAVERIE, Pierre-Vincent, L’ordre du Temple en Terre Sainte et à Chypre au XIIIe siècle, Livadiotis, Nicosia, 2005 et BURGTORF, Jochen. The Central Convent of Hospitallers and Templars. History, Organization and Personnel (1099/1120-1310), Brill, Leiden-Boston, 2008, sans oublier les indispensables BARBER, Malcolm. The Trial of the Templars, Cambridge University Press, Cambridge, 20062 et DEMURGER, Alain. Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge. Seuil, Paris, 20052.

15 COSTA, Paula Maria de Carvalho Pinto et VASCONCELOS, António Maria Falcão Pestana de, «Christ, Santiago and Avis: an approach to the Rules of the Portuguese military orders in the late Middle Ages», dans Helen J. NICHOLSON (éd.), The military orders. 2. Welfare and warfare, Ashgate, Aldershot, 1998, pp. 251-257, PIMENTA, Maria Cristina Gomes,

e a Práctica», Cistercium, 59, 2007, pp. 159-188, OLIVEIRAde, A Coroa, os Mestres e os Comendadores. As ordens militares de Avis e de Santiago (1330-1449), Universidade do Algarve, Faro, 2009.

16 AYALA  MARTÍNEZ, Carlos de, «La orden militar de Alcalá de la Selva: naturaleza y características», dans Maria Fernandes Mendes FERREIRA, Luis Carlos Correia Ferreira do AMARAL et Luís Adão de FONSECA (éds.), Os reinos ibéricos da idade média. Livro de homenagem ao Professor Doutor Huberto Carlos Baquero Moreno, Livraria Civilização, Porto, 2003, I, pp. 315-321, JOSSERAND, Philippe, «“Ad bonum Christianitatis et destructionem saracenorum”: l’abbaye de La Sauve-Majeure et l’ordre militaire d’Alcalá de la Selva», dans Les ordres religieux-militaires dans le Midi (XIIe-XIVe siècle), Privat, Toulouse, 2006 (Cahiers de Fanjeaux, 41), pp. 319-332.

17 AYALA  MARTÍNEZ, Carlos de, «El Císter y otras órdenes militares en la península ibérica», Cistercium, 57, 2005, pp. 253-267 et les textes publiés dans Angela MADRID  MEDINA et Luis Rafael VILLEGAS  DÍAZ (éds.), El nacimiento de la orden de Calatrava. Primeros tiempos de expansión (siglos XII y XIII). Actas del I Congreso Internacional de la Orden de Calatrava, Almagro, octubre 2008, Instituto de Estudios Manchegos, Ciudad Real, 2009.

18 CORRAL  VAL, Luis, La orden de Alcántara. Organización institucional y vida religiosa en la Edad Media, Tesis de doctorado, Departamento de Historia Medieval, Universidad

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Santiago19, Saint-Lazare20, pour ne mentionner que ceux-ci, ont fait l’objet d’études approfondies et, pendant les derniers dix ans, des auteurs comme Tom Licence21, Helen Nicholson22 et Jochen Schenk23 ont procédé aussi à des

Toutefois, le nombre de chercheurs qui se sont intéressés de la spiri-tualité des ordres militaires est encore réduit et, sur le plan thématique, la recherche n’est pas encore parvenue à dépasser complètement les acquis du

et Hans-Dietrich Kahl – que eux-mêmes présentèrent comme des solutions encore provisoires, à approfondir – restent aujourd’hui en grande partie actuelles. Des progrès ont pourtant été faits, comme illustre par exemple le volume Ordens Militares e Religiosidade, de récente publication, qui se consacre pleinement et exclusivement sur le sujet, dans l’espace portugais mais non seulement, en offrant une série de textes écrits par José Mattoso, Luís Filipe Oliveira, Saul Gomes, Fernanda Olival, Pedro Picoito, João Luis Fontes et Hermínia Vilar24.

Complutense de Madrid, Madrid, 1998 (disponible dans l’édition électronique, Madrid, 2003), NOVOA  PORTELA, Feliciano, «El monje-soldado de Alcántara: imagen y gesto», Cistercium, 59, 2007, pp. 189-217, GRADOS  REGUERO, Jaime Martín, «Reforma religiosa de la Orden de Alcántara en los siglos XV y XVI», Revista de estudios extremeños, 64, 2008, pp. 1179-1226.

19 ARCAZ  POZOel modelo caballeresco de la Segunda Partida», Alcanate. Revista de estudios Alfonsíes, 2, 2000, pp. 163-172, MADRID  MEDINA, Angela, «El ideal de la caballería en la Orden de Santiago», Revista de las Órdenes Militares, 2, 2003, pp. 61-92.

20 HYACINTHE, Rafaël, «L’Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem dans le contexte spirituel des croisades: une réévaluation», dans Anthony LUTTRELL et Francesco TOMMASI (éds.), Religiones Militares. Contributi alla storia degli ordini religioso-militari nel Medioevo, Selecta, Città del Castello, 2008, pp. 43-60.

21 LICENCE, Tom, «The Templars and Hospitallers, Christ and the Saints», Crusades, 4, 2005, pp. 39-58, IDEM, «The Military Orders as Monastic Orders», cit.

22 NICHOLSON, Helen J., «Saints venerated in the Military Orders», dans CZAJA-SARNOWSKY, Selbstbild und Selbstverständnis der geistlichen Ritterorden, cit., pp. 91-113.

23 SCHENK, Jochen, «Some Hagiographical Evidence for Templar Spirituality, Religious Life and Conduct», Revue Mabillon, n.s. 22, 2011, pp. 99-119.

24 FERREIRA  FERNANDES, Ordens Militares e Religiosidade. Homenagem ao Professor José Mattoso, cit.

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Pour déterminer l’impact des derniers acquis, il faudrait avant tout, comme l’a fait Kaspar Elm au début des années 199025

entend par la “spiritualité des ordres militaires”. En substance, il est question de l’adhésion d’un homme ou d’une corporation à des valeurs, documentées par une série d’éléments allant de la liturgie jusqu’à la charité, en passant par les aspects de la vie quotidienne, le culte des saints, les œuvres normatives et théologiques, l’éducation des frères, les créations

-mettent l’opinion de la société toute entière sur les ordres. Pour Elm, la spiritualité des ordres est à considérer du point de vue de son originalité,

de se trouver devant un cadre géographiquement homogène et immuable sur le plan chronologique26.

Donc, la spiritualité peut être perçue comme un élément caractéris-tique, un empreint identitaire, qui distinguerait, par exemple, les Templiers des Cisterciens mais aussi des Hospitaliers et Teutoniques. Mais, il serait aussi particulièrement intéressant trouver des éléments communs à tous les ordres militaires, des aspects exclusifs de leur spiritualité, non partagés avec le reste du monde ecclésiastique.

Comme il est bien connu, les ordres religieux militaires se basaient

l’image du Christ seigneur, servi dans la bataille et avec ceux du Christ souffrant et du Christ vulnerable, appliqués dans les activités au service des pauvres et malades27. Un nombre important d’auteurs comme, pour ne prendre que l’exemple de l’Italie, Franco Cardini28, Simonetta Cerrini29,

25 ELM, «Die Spiritualität der geistlichen Ritterorden des Mittelalters», cit., p. 11.26 Ibidem, pp. 8-11 et 18.27 Ainsi dans LICENCE, Tom, «The Templars and Hospitallers, Christ and the Saints», cit.,

p. 39.28 Entre autres, CARDINI, Franco, I poveri cavalieri del Cristo. Bernardo di Clairvaux e la

fondazione dell’Ordine templare, Il Cerchio, Rimini, 1992, IDEM, «I cristiani, la guerra e la santità», dans CERRINI, I Templari: la guerra e la santità, cit., pp. 9-17, IDEM, La nascita dei templari. San Bernardo di Chiaravalle e la cavalleria mistica, Il Cerchio, Rimini, 1999.

29 CERRINI, Simonetta, La révolution des Templiers. Une histoire perdue du XIIe siècle, Perrin, Paris, 2007, EADEM, L’apocalisse dei Templari, Mondadori, Milan, 2012.

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Benedetto Vetere30, Goffredo Viti31 et Francesco Vermigli32, ont produit des miles Christi, en

soulignant l’originalité des ordres militaires sur le plan idéologique, une

ces ordres ni comme des moines, ni comme des chanoines, mais comme des laïcs tout court33. Cette idée n’est pas partagée par les historiens d’aujourd’hui, mais il est vrai que dans le cas des ordres militaires on dépasse les limites entre l’ordo canonicus, l’ordo monasticus et le monde laïc. Bien que quelques historiens aient eu des doutes sur l’application effective, au Moyen Âge, du schéma qui aurait divisé la société entre oratores, bellatores et laboratores34, défendu en revanche par Simonetta Cerrini, nous pouvons toutefois concéder aux membres des ordres militaires un rang particulier de defensores35, qui les distinguerait du reste du monde ecclésiastique et laïc.

Les origines de la spiritualité des ordres étaient plutôt variées et se partageaient entre les traditions bénédictine et cistercienne d’une part et augus-tinienne de l’autre. Les historiens ont procédé à des études approfondies sur les actes normatifs – donc les Règles, les Statuts et les Coutumes – des ordres

30 VETERE, Benedetto, «Il “monacus miles” nell’epoca crociata», dans Franco CARDINI, Mariagraziella BELLOLI et Benedetto VETERE, (éds.), Verso Gerusalemme. II Convegno internazionale nel IX centenario della I Crociata (1099-1999) (Bari, 11-13 gennaio 1999), Congedo, Galatina, 1999 (Università degli Studi di Lecce. Dipartimento dei Beni delle Arti e della Storia. Saggi e Testi, 1), pp. 201-244.

31 VITI, Goffredo, San Bernardo di Clairvaux e la sua visione dei Templari, Abbazia di Casamari, Casamari, 2011.

32 VERMIGLI, Francesco, Il Cristo di Bernardo. Cristologia, monachesimo e mistica, Sismel-Edizioni del Galluzzo, Florence, 2008.

33 ELM, «Die Spiritualität der geistlichen Ritterorden des Mittelalters», cit., p. 20.34 BORCHARDT, Karl, «Historiography and memory: what was new and unique about the

templars ?», dans Isabel Cristina FERREIRA  FERNANDES (éd.), As Ordens Militares. Freires, Guerreiros,Cavaleiros. Actas do VI Encontro sobre Ordens Militares. Palmela, 10 a 14 de março de 2010, Câmara Municipal de Palmela, Palmela, 2012, I, pp. 49-60.

35 ELM, «Die Spiritualität der geistlichen Ritterorden des Mittelalters», cit., p. 22, LICENCE, The Templars and Hospitallers, Christ and the Saints, cit., p. 41.

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et, depuis les recherches d’Anne-Marie Legras et Jean-Loup Lemaître36, se sont intéressés aussi à leur liturgie. L’image que l’on obtient grâce à ses études est très complexe: ainsi, si la Règle des Templiers est en grande partie calquée sur celle de saint Benoît37, leur liturgie est, en substance, augustinienne38. Les Hospitaliers s’inspiraient, lors de la rédaction de leur première Règle, de la tradition augustinienne, en y ajoutant des éléments bénédictins, les frères de Saint-Lazare obéissaient au moins depuis le milieu du XIIIe siècle aux préceptes augustiniennes39. Les Statuts des Teutoniques sont une impressionnante mélange d’éléments pris et adaptés des Règles templière et hospitalière, des Constitutions des Dominicains dans leur version “actualisée” au milieu du XIIIe siècle et des statuts de la confrérie laïque allemande de Santo Spirito di Sassia de Rome40.

36 LEGRAS, Anne-Marie et LEMAÎTRE, Jean-Loup, «La pratique liturgique des Templiers et des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem», dans Caroline BOURLET et Annie DUFOUR (éds.), L’Écrit dans la société médiévale. Divers aspects de sa pratique du XIe au XVe siècle. Textes en hommage à Lucie Fossier, Éditions du CNRS, Paris, 1991, pp. 77-137.

37 CERRINI, Simonetta, Une expérience neuve au sein de la spiritualité médiévale : l’ordre du Temple (1120 -1314), cit., II, p. 550, cf. aussi TOOMASPOEG, Kristjan, «I Cavalieri templari e giovanniti», dans Cristina ANDENNA et Gert MELVILLE (éds.), Regulae-Consuetudines-Statuta. Studi sulle fonti normative degli ordini religiosi nei secoli centrali del Medioevo. Atti del I e del II Seminario internazionale di studio del Centro italo-tedesco di storia comparata degli ordini religiosi (Bari/Noci/Lecce, 26-27 ottobre 2002, Castiglione delle Stiviere, 23-24 maggio 2003), Lit Verlag, Münster, 2005 (Vita Regularis. Ordnungen und Deutungen religiosen Lebens im Mittelalter. Abhandlungen, 25), pp. 387-401.

38 DONDI, Cristina, «Manoscritti liturgici dei templari e degli ospitalieri: le nuove prospettive aperte dal sacramentario templare di Modena (Biblioteca capitolare O. II.13)», dans CERRINI, I Templari: la guerra e la santità, cit., pp. 85-131, EADEM, «Hospitaller Liturgical Manuscripts and Early Printed Books», Revue Mabillon, n.s. 14, pp. 225-256, EADEM, The Liturgy of the Canons Regular of the Holy Sepulchre of Jerusalem. A Study and a Catalogue of the Manuscript Sources, Brepols, Turnhout, 2004 (Bibliotheca Victorina, 16),  EADEM, «Liturgie», dans BÉRIOU-JOSSERAND, Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, cit., pp. 547-551, EADEM, «Liturgies of the Military Religious Orders», dans Uwe Michael LANG (éd.), The Genius of the Roman Rite: Historical, Theological and Pastoral Perspectives on Catholic Liturgy, 11th CIEL Colloquium, Oxford, Merton College, 13-16 Sept. 2006, Hillenbrand Books, Chicago, 2010, pp. 143-158.

39 DONDI, «Liturgie», cit., p. 550.40 Cf. Die Statuten des Deutschen Ordens nach den ältesten Handschriften, éd. Max PERLBACH,

Max Niemeyer, Halle, 1890, pp. xxxiii et xxxvi, ARNOLD, Udo, «Deutschordensregeln und -statuten», dans Verfasserlexikon. Die deutsche Literatur des Mittelalters, II, De Gruyter, Berlin-New York, 19802, col. 71-74, MILITZER, Klaus, Von Akkon zur Marienburg.

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Mais, rien n’est immutable et tout de suite se dessinèrent des différences et des évolutions parallèles. Nous connaissons désormais bien les enjeux de la période de fondation du Temple, mais la situation devient plus compliquée à peine nous nous éloignons de la première moitié du XIIe siècle. Ainsi, comme indiquent les recherches de Cristina Dondi, on trouve des manuscripts liturgiques des Templiers, en Italie et en Angleterre, qui ne suivent pas la tradition du Saint-Sépulcre mais puisent dans les usages locales41

peut être observé dans le cas des Teutoniques42. D’autre part, le concept même de la militia Christi ne restait pas exclusivement lié aux Templiers et à leurs homologues: au XIIIe siècle Jacopone da Todi et quelques autres auteurs franciscains représentent saint François comme le porteur de la croix et un alter Christus à la tête d’une chevalerie: l’Ordre Franciscain43.

ordres militaires, y compris leur cadre spirituel. Ainsi, les Teutoniques se servirent des normatifs des Dominicains pendant la rédaction de leur Règle, au milieu du XIIIe siècle et, depuis 1255, utilisaient le bréviaire dominicain, sans être immuns, non plus, à la théologie franciscaine44.

Verfassung, Verwaltung und Sozialstruktur des Deutschen Ordens 1190-1309, Elwert, Marburg, 1999 (Quellen und Forschungen zur Geschichte des Deutschen Ordens, 56), pp. 47-52, HOUBEN, Hubert, «Regola, Statuti e consuetudini dell’ordine teutonico. Status quaestionis», dans ANDENNA-MELVILLE, Regulae-Consuetudines-Statuta. Studi sulle fonti normative degli ordini religiosi nei secoli centrali del Medioevo, cit., pp. 375-385, ici pp. 377, TOOMASPOEG, Kristjan, «Manquements et dérèglements dans l’Ordre Teutonique», dans Règles et dérèglements en milieu clos (VIe-XIXe siècle), sous presse.

41 DONDI, «Liturgies of the Military Religious Orders», cit., p. 147.42 LÖFFLER, Anette, «Die Liturgie des Deutschen Ordens in Preußen», dans SAMERSKI, Cura

animarum. Seelsorge im Deutschordensland Preußen, cit., pp. 161-184.43 DE  PALMA, Il Frate Cavaliere. Il tipo ideale del Giovannita fra medioevo ed età moderna,

cit., pp. 62-64.44 WEISS, Dieter J., «Spiritual life in the Teutonic order: a comparison between the commanderies

of Franconia and Prussia», dans Anthony LUTTRELL et Léon PRESSOUYRE (éds.), La commanderie, institution des ordres militaires dans l’Occident médiéval, CTHS. Comité des travaux

ici p. 161, LÖFFLER, «Die Liturgie des Deutschen Ordens in Preußen», cit.

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Le cas des ordres militaires fondés dans la Péninsule ibérique ne manque de poser, lui aussi, des problèmes d’interprétation. L’Ordre de San-tiago se forma, à partir d’un certain point, en correspondance avec le siège de Compostèle et se dota d’une Règle d’inspiration augustinienne, du type canonique45. Les autres ordres locaux, comme Calatrava, Alcántara, Montesa, Alcalá de la Selva, Évora, Avis, en revanche, s’alignaient généralement à la spiritualité cistercienne, en suivant, outre la Règle de saint Benoît, les normes de la Carta charitatis et de l’Exordium cistercii, complétés par des normes propres comme la Forma vivendi de Calatrava46. Les Cisterciens acceptaient la fonction militaire comme une projection de la spiritualité monastique et tendaient à prendre les confréries militaires ibériques sous leur protection47

de Ayala Martínez48, Philippe Josserand49 et Luis Corral Val, n’était pas aussi immédiat et axiomatique qu’elle pourrait sembler et il y avait, par

45 DONDI, «Liturgie», cit., p. 550.46 CORRAL  VAL, Luis, La orden de Alcántara. Organización institucional y vida religiosa en

la Edad Media, p. 547 e successives, VILLEGAS  DÍAZ, Luis Rafael, «Calatravensis Militia, cisterciensis ordinis», Cistercium, 51, 1999, pp. 547-562, DONDI, «Liturgie», cit., p. 550, CIUDAD  RUIZ, Manuel, «La tradicón benedictino-cisterciense y la herencia templaria en la forma de vida calatrava (1163-1205)», dans MADRID  MEDINA-VILLEGAS  DÍAZ, El nacimiento de la orden de Calatrava. Primeros tiempos de expansión (siglos XII y XIII), cit., pp. 305-325, OLIVEIRA, Luís Filipe, «Para o estudo da religiosidade dos freires: as fontes e alguns problemas», dans FERREIRA  FERNANDES, Ordens Militares e Religiosidade. Homenagem ao Professor José Mattoso, cit., pp. 23-30, ici p. 27, cf. aussi COSTA-VASCONCELOS, «Christ, Santiago and Avis: an approach to the Rules of the Portuguese military orders in the late Middle Ages», cit.

47 CORRAL  VALorígenes hasta el siglo XVI», Revista de estudios extremeños, 64, 2008, pp. 1227-1248, ici p. 1235. Sur l’ensemble de la problematique, cf, AYALA  MARTÍNEZ, Carlos de, «La Orden del Císter y las órdenes militares», dans José ALBUQUERQUE CARREIRAS et Giulia ROSSI  VAIRO (éds.), I Colóquio internacional. Cister, os Templários e a Ordem de Cristo. Da Ordem do Templo à Ordem de Cristo: Os Anos da Transição. Actas, Instituto Politécnico de Tomar, Tomar, 2012, pp. 44-85.

48 AYALA  MARTÍNEZ, «El Císter y otras órdenes militares en la península ibérica», cit.49 JOSSERAND, Philippe, «Vientos de cambio: las transformaciónes de la Orden de Calatrava

MADRID  MEDINA-VILLEGAS  DÍAZ, El nacimiento de la orden de Calatrava. Primeros tiempos de expansión (siglos XII y XIII), cit., pp. 225-238.

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exemple dans le cas de Calatrava ou dans celui de Pereiro-Alcántara, une longue période d’institutionnalisation des liens aux Cisterciens50. L’ordre

ensuite rattaché directement au siège papal et suivait les normatifs des Hospitaliers, avant d’être absorbé entre 1196 et 1221 par le Temple et l’ordre de Calatrava51.

Les actes normatifs et les sources liturgiques des ordres militaires ont la tendance à nous présenter leur spiritualité comme quelque chose

seulement en effectuant des comparaisons entre les sources rédigées à des dates différentes. Ainsi on peut comparer les diverses versions des statuts hospitaliers et on peut confronter les Règles du Temple et de l’Hôpital avec celle de l’Ordre Teutonique qui, en étant rédigée plus tardivement, vers le milieu du XIIIe siècle, nous illustre bien en quelle manière la spiritualité contemporaine parvint à renouer l’esprit de l’ordre. Mais, il y avait sans doute une évolution dans tous les ordres militaires, une série de change-ments progressifs qui avaient leurs origines dans le personnel même des ordres. La question-clef est en effet celle de la formation des frères des ordres militaires, prise comme objet d’étude par plusieurs historiens de ces dernières années52.

50 Cf. toujours CORRAL  VALdesde sus orígenes hasta el siglo XVI», cit.

51 DONDI, «Liturgie», cit., p. 550, FOREY, Alan J., «Montjoie», dans BÉRIOU-JOSSERAND, Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, cit., pp. 629-630.

52 MÉNDEZ  VENEGAS, Eladio, «Libros litúrgicos (cantorales y de lectura) de la orden de Santiago en el siglo XV en el marco de la actual diócesis de Mérida-Badajoz», dans Agustín HEVIA  BALLINA (éd.), Música y archivos de la iglesia santoral hispano-mozárabe en las diócesis de España. Actas del XXI Congreso de la Asociación celebrado en Santander (12 al 16 de septiembre de 2005), Asociación de Archiveros de la Iglesia en España, Oviedo, 2008, pp. 321-340, HUNYADI, Zsolt, «Uses of literacy by the Templars and Hospitallers in the Medieval Kingdom of Hungary», dans Roman CZAJA et Jürgen SARNOWSKY (éds.), Die Rolle der Schriftlichkeit in den geistlichen Ritterorden des Mittelalters: innere Organisation, Sozialstruktur, Politik(Universitas Nicolai Copernici. Ordines militares. Colloquia Torunensia Historica, 15), pp. 39-52, MENTZEL-­REUTERS, Arno, Arma spiritualia: Bibliotheken, Büchern und Bildung im Deutschen Orden, Harrassowitz, Wiesbaden, 2010.

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En substance, le personnel des ordres se divise en deux parties, entre les chevaliers et écuyers d’une part et les prêtres de l’autre. Pour ce qui regarde les chevaliers, la question de leur spiritualité semble facile à résoudre: ces hommes, souvent illettrés, n’étaient tenus que participer à la messe, lorsque cela était possible, et de connaitre par cœur les trois prières de base, Pater Noster, Ave Maria et Credo53. Comme cela a été noté, ils servaient Dieu plus avec leur épée qu’avec la prière54. Mais, c’est exactement la dimension spirituelle de ces hommes qui nous porte à l’une des facettes essentielles de l’idéologie des ordres militaires, ou bien le lien avec le monde chevaleresque laïc.

En paraphrasant l’étude de Josef Fleckenstein sur les concepts du Rittertum et du Kaisertum55, on peut facilement tracer un lien entre la chevalerie laïque et la chevalerie religieuse – la militia Christi –, qui

Dans un livre publié en 1991, Mary Fisher décrit l’idéologie de l’Ordre

chevaleresques auraient été substitués par des symboles religieux. Ainsi, pour elle, la Vierge Marie des Teutoniques, auxiliaire dans la bataille, ne serait autre que le substitut de la Dame, vénérée par les chevaliers laïcs56. Comme écrit Philippe Josserand, sainte Marie “incarne une sublimation

53 JOSSERAND, Philippe, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), Casa de Velázquez, Madrid, 2004 (Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 31), pp. 133-135. Cf. les Statuts de l’Ordre Teutonique, Lois, IIe (Die Statuten des Deutschen Ordens nach den ältesten Handschriften, cit., p. 61) : Car ausi, come fois est morte sans oevres, ausi sont les oevres sans foi, nous establissons que li frere novice apreignent lor paternostre et la credo et l’ave Maria dedens lor demi an, et s’il en sunt negligent de l’aprendre après le demi an, facent III jors penitance [...].

54 JOSSERAND, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), cit., p. 135.

55 FLECKENSTEIN, Josef, «Kaisertum und Rittertum in der Stauferzeit», dans Zenon Hubert NOWAK (éd.), Die Ritterorden zwischen geistlicher und weltlicher Macht im Mittelalter,

Copernici. Ordines militares. Colloquia Torunensia Historica, 5), pp. 7-20.56 FISCHER, Mary,”Di himels rote”.The idea of Christian chivalry in the chronicles of the Teuthonic

Order, Kümmerle Verlag, Göppingen, 1991 (Göppinger Arbeiten zur Germanistik, 525).

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de l’amour féminin”57. De sa part, Adrián Arcaz Pozo porta en 2000

peut constater, à travers les similitudes entre les Partidas d’Alphonse X et la cérémonie de “profession” dans l’ordre, une espèce de sacralisation de la chevalerie58. Sur ce point, il faut ajouter aussi le cas de la cérémonie de la consécration de l’épée, Schwertweihe, qui existait chez les chevaliers teutoniques59.

Comme le note en revanche Damien Carraz, “bien que théoriquement opposé en tous points aux valeurs portées par l’aristocratie, le propositum vitae du Temple et de l’Hôpital a pourtant suscité un incontestable attrait auprès des castes guerrières” 60. Cette constatation vaut pour tous les ordres militaires. Bien sûr, la conversion d’un chevalier laïc en un miles Christi comporte souvent la transformation radicale de ses valeurs de base. Ainsi, si son seigneur est substitué par Christ et sa Dame par la Vierge, il reste qu’un chevalier d’un ordre militaire est privé d’une série d’éléments dis-tinctifs, comme l’orgueil et la recherche de la gloire personnelle. Jusqu’au XIVe siècle, les ordres militaires n’accordent, en principe, aucun espace au charisme personnel. L’absence de charisme des propres membres est un signe caractéristique de ces ordres qui les distingue des autres congrégations religieuses et qui est l’explication plausible pour le fait qu’au Moyen Âge il n’existent pas des saints issus des rangs des ordres militaires61.

57 JOSSERAND, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), cit., p. 159.

58 ARCAZ  POZOcaballeresco de la Segunda Partida», cit.

59 MENTZEL-­REUTERS, «Der Deutsche Orden als geistlicher Orden», cit., p. 27.60 CARRAZ, Damien, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres

militaires, croisades et sociétés méridionales, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 2005, (Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 17), p. 178.

61 Sur cette question, cf. HOUBEN, Hubert, «Ein Orden ohne Charismatiker. Bemerkungen zum Deutschen (Ritter-)Orden im Mittelalter», dans Giancarlo ANDENNA, Mirko BREITENSTEIN et Gert MELVILLE (éds.), Charisma und religiöse Gemeinschaften im Mittelalter, Lit Verlag, Münster, 2005, pp. 217-225.

La spiritualite des ordres religieux-militaires du Moyen Âge

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Le cas des prêtres des ordres militaires est bien différent car ceux-ci,

dans ce cas, les différences entre les divers ordres et espaces géographiques sont importantes: ainsi, en suivant les œuvres récemment publiées, l’espace ibérique est plutôt démuni, jusqu’au XIVe siècle au moins, d’hommes lettrés issus des ordres militaires62, pendant que de la Provence proviennent des témoignages sur l’existence de bibliothèques importantes dans leurs commanderies locales63. Les Templiers sont peu enclins à mettre leurs pensées sur le parchemin, pendant que les Teutoniques procèdent au moins depuis le milieu du XIIIe siècle à la promotion d’hommes cultivés au sein

64. Sur ce point, on peut noter un intéressant clivage entre les normatifs de l’Ordre Teutonique, donc les Statuts, qui limitent l’accès des frères à l’instruction65, et la pratique réelle: dans ce cas, on ne peut que conclure qu’il y avait une certaine volonté de contrôler l’éducation du personnel de l’ordre, de la manière que l’on pouvait étudier, mais seulement après avoir reçu une autorisation des propres supérieurs.

L’évolution de l’instruction du personnel des ordres devient bien e siècle dans deux grands ordres qui s’affrètent

et les Teutoniques. Á la différence entre autres des Templiers qui n’ont pas

62 JOSSERAND, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), cit., pp. 137-139.

63 CARRAZ, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales, cit., p. 329.

64 MILITZER, Klaus, «Die Beziehungen des Deutschen Ordens zu den Universitäten, besonders zur Kölner Universität», dans NOWAK,  Die Spiritualität der Ritterorden im Mittelalter, cit., pp. 253-269.

65 Die Statuten des Deutschen Ordens nach den ältesten Handschriften, cit., p. 64, DE  WAL, Wilhelm, Eugen, Joseph, Recherches sur l’ancienne constitution de l’Ordre Teutonique et sur ses usages comparés avec ceux des Templiers, Jean George Thomm, Mergentheim, 1807, I, p. 52.

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66, les Hospitaliers et

être mise en doute, et à crééer les bases de leur domination territoriale. Les Hospitaliers ont mis l’accent sur les prétendues origines bibliques de leur ordre, les Teutoniques à leur tour sur toute une série d’éléments allégoriques67.

L’emprise idéologique des Hospitaliers et Teutoniques porta à ce que l’on peut considérer une vrai et propre révolution intellectuelle de ces

autres ordres religieux militaires, avec la création des œuvres narratives et 68 (c’est-à-dire

la version vulgaire de la Légende Dorée) ou le Sünden Widerstreit69 (“Lutte entre le Bien et le Mal”) des Teutoniques. Des membres des ordres ont produit des œuvres aussi à titre individuel, comme la Vie de sainte-Martine,

e siècle70 ou les Dichos de los Santos Padres rédigés en 1327-28 par Pedro López de Baeza pour l’instruction des Santiaguistes71.

66 DEMURGER, Alain, «Étourdis ou petits malins? Pourquoi les Templiers n’ont-ils pas eu de mythe d’origine?», dans Philippe JOSSERAND et Mathieu OLIVIER (éds.), La mémoire des origines dans les ordres religieux-militaires au Moyen Âge. Actes des journées d’études de Göttingen, Lit Verlag, Münster-Hambourg-Berlin-Londres, 2012 (Vita regularis. Ordnungen und Deutungen religiosen Lebens im Mittelalter. Abhandlungen, 51), pp. 73-82.

67 Cf. toujours le volume JOSSERAND-OLIVIER, La mémoire des origines dans les ordres religieux-militaires au Moyen Âge. Actes des journées d’études de Göttingen, cit.

68 Passional, Buch I: Marienleben, Buch II: Apostellegenden, éd. Annegret HAASE, Martin SCHUBERT et Jürgen WOLF, Akademie Verlag, Berlin, 2013 (Deutsche Texte des Mittelalters, 91,1.2).

69 Der Sünden Widerstreit. Eine geistliche Dichtung des 13. Jahrhunderts, éd. Victor ZEIDLER, Verlags-Buchhandlung Styria, Graz, 1892.

70 Martina von Hugo von Langenstein, éd. Adelbert VON  KELLER, Litterarischer Verein, Stuttgart, 1856.

71 «Pedro López de Baeza, Dichos de los santos padres (siglo XIV)», éd. Derek W. LOMAX, Miscelánea de textos medievales, 1, 1972, pp. 147-178.

La spiritualite des ordres religieux-militaires du Moyen Âge

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Un autre changement, probablement aussi très conséquent, eut pour l’objet les ordres fondés dans la Péninsule Ibérique une fois que ceux-ci passèrent sous le contrôle de la monarchie72: on y constate une partage de

-leresques au détriment de la tradition monastique73

tradition et des valeurs nobiliaires et individuelles est visible aussi dans

dans leur iconographie, des blasons de famille et des représentations des chevaliers-commissionnaires des œuvres d’art depuis le XIVe siècle. Puis, on assiste aussi, dans le cas de divers ordres, à une alternance de périodes

porteront au delà du seuil de l’époque moderne)74. La spiritualité des ordres militaires avait donc des points de départ

de distinguer des éléments communs pour tous les ordres, présents dans un

72 Cf. AYALA  MARTÍNEZ

monárquica en Castilla y Portugal (1250-1350)», Revista de Faculdade de Letras, Universidade do Porto-Historia, 15, 2, 1998, pp. 1279-1312, JOSSERAND, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), cit., pp. 463-647.

73 Cf. par exemple PICOITO, «As ordens militares e o culto dos mártires em Portugal», dans FERREIRA  FERNANDES, Ordens Militares e Religiosidade. Homenagem ao Professor José Mattoso, cit., pp. 73-90, ici p. 90.

74 Cf. entre autres STERNS, Indrikis, «Crime and Punishment among the Teutonic Knights», Speculum, 57, 1982, pp. 84-111, sans doute porté à l’exagération, et TOOMASPOEG, Kristjan, «Manquements et dérèglements dans l’Ordre Teutonique», cit., ARCAZ  POZO, Adrián, «La prática religiosa a través de los Libros de Visitas en los señoríos santiaguistas de Galicia a

Iglesia y religiosidad en España: historia y archivos. Actas de las V Jornadas de Castilla-La Mancha sobre investigación en archivos, Guadalajara, 8-11 mayo 2001, ANABAD Castilla-La Mancha, Junta de Comunidades de Castilla-La Mancha, Guadalajara, 2002, II, pp. 695-713, PIMENTA, «Os cavaleiros da ordem de Avis na

GRADOS  REGUERO, «Reforma religiosa de la Orden de Alcántara en los siglos XV y XVI», cit., BORCHARDT, «Hospitallers, mysticism, and reform in late-medieval Strasburg», cit.

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et l’ouverture à la société. L’esprit pratique consiste par exemple dans la quantité réduite des obligations d’ordre liturgique imposées aux frères, mais aussi dans l’abandon de l’idée d’élaborer des liturgies propres et dans le grand espace accordé par certains à la tradition augustinienne. L’ouverture à la société était à son tour le clef du succès des ordres militaires, depuis leur

conséquences de la réforme de l’Église dite grégorienne sur la popularité des ordres: non seulement, la réforme aprit les portes à de nouveaux courants de la religiosité, y compris l’esprit de croisade et l’idée de la militia Christi, mais, vue qu’elle était mal acceptée par les laïcs, l’intérêt de ces derniers se serait détourné, selon Carraz, des congrégations traditionnelles vers les ordres nouveaux comme celui des Templiers75.

La spiritualité des ordres militaires dans leur ensemble ne se limitait pas avec leur personnel vrai et propre, mais était destinée à encadrer le plus de personnes possible et à les associer aux ordres. Ce fait est souligné par de nombreux auteurs et est très visible surtout lorsque les ordres exercent aussi des activités paroissiennes. Ainsi, en Prusse teutonique, il est quelquefois

et les structures ecclésiastiques du pays. Il existe de nombreux indices sur la popularité des églises des ordres militaires comme lieux de culte et sur l’existence des cérémonies publiques introduites et organisées par les ordres, comme par exemple l’Adoration de la Croix à Vendredi Saint, dont l’importance pour les Templiers dans de nombreux localités, y compris Paris, est rappelée par Jochen Schenk76 ou la procession du Corpus Domini menée par les Teutoniques de Palerme77.

75 CARRAZ, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales, cit., p. 182 e successives.

76 SCHENK, Jochen, «The Cult of the Cross in the Order of Temple», dans FERREIRA  FERNANDES, As Ordens Militares. Freires, Guerreiros,Cavaleiros. Actas do VI Encontro sobre Ordens Militares. Palmela, 10 a 14 de março de 2010, cit., I, pp. 207-219, ici p. 215.

77 Cf. GIUFFRIDA, Antonino, «Il potere del segno. La transizione della Magione da baliato a commenda», dans Antonino GIUFFRIDA, Hubert HOUBEN et Kristjan TOOMASPOEG (éds.), I Cavalieri Teutonici tra Sicilia e Mediterraneo. Atti del Convegno Internazionale (Agrigento, 24-25 marzo 2006), Congedo, Galatina, 2007 (Acta Theutonica, 4), pp. 159-202.

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L’ouverture des portes des églises des ordres à la foule et l’association spirituelle des laïcs à leurs activités était une nouveauté à l’époque de la formation des premiers ordres militaires: ainsi, par exemple, comme rappelle Tom Licence, les Cisterciens s’abstenaient de donner des privilèges spéciaux pour leurs bienfaiteurs laïcs et interdisaient de les ensevelir jusqu’en 1217, pendant que les donateurs des Templiers, Hospitaliers et Teutoniques indiquaient souvent la sépulture dans une église de l’ordre comme condition préalable de leur action et, fréquemment, obtenaient le droit d’habiter sous le même toit avec les frères78. Jusqu’à l’arrivée des ordres mendiants, les ordres militaires étaient les congrégations avec l’ouverture majeure à la société laïque. Prenons un exemple: en 1191, un chevalier laïc s’associa comme confère aux Bénédictins de Sculgola, en Capitanate (dans l’actuelle province italienne de Foggia) mais changea puis d’avis et s’adhéra à l’ordre des Hospitaliers qui lui offrit des conditions meilleures79.

La participation des laïcs au service liturgique et aux activités des

Lorsque l’on étudie la spiritualité des ordres militaires, le mélange d’éléments

très visibles. Cela vaut en particulier pour tout ce qui regarde la vénération des saints et les cultes établis au sein des ordres. Cette thématique est présentée dans le présent volume par Giulia Rossi Vairo, je me limite de constater que les ordres, outre des cultes propres et caractéristiques, ont accordé une grande espace à la promotion des cultes locaux.

Une autre caractéristique de la spiritualité des ordres militaires était le grand intérêt porté à la charité et aux soins aux pauvres et malades. Comme cela a été dit, les ordres étaient depuis leurs débuts fondés sur deux piliers, ou bien, d’une part, la défense armée des pèlerins et de la Chrétienté dans son ensemble et, de l’autre, l’assistance et la charité. Une personne qui

78 LICENCE, «The Military Orders as Monastic Orders», cit., p. 46.79 Le cartulaire de S. Mattero di Sculgola en Capitanate (Registro d’Istrumenti di S. Marie

del Gualdo) (1177-1239), éd. Jean-Marie MARTIN, Società di Storia Patria per la Puglia, Bari, 1987 (Codice Diplomatico Pugliese, 30), n° 48, pp. 86-87 et n° 60, pp. 105-106.

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s’adhérait au sein d’un ordre militaire, come frère, confrère laïc, familier ou simple “ami”, pouvait être attirée de deux courants de valeurs spirituelles, donc le discours de la défense de la Terre Sainte ou de la lutte contre les musulmans dans la Péninsule Ibérique et contre les païens dans la Baltique et, dans le même temps, la charité menée par les ordres sur place. Si on étudie les motivations des donateurs de biens aux ordres militaires, on note bien ce dualisme; quelquefois ce sont les éléments idéologiques (donc la défense de la Chrétienté) qui dominent, mais souvent on fait allusion aux

le donateur80. Un autre aspect à ne pas sous-évaluer est l’activité des ordres militaires au service des pèlerins, en Terre Sainte et sur les réseaux routiers européens que nous connaissons comme Via Francigena et Via Jacobea81.

Dans son état actuel, la recherche historique commence à ébaucher un cadre encore incomplet mais promettant de la spiritualité des ordres militaires. Elle est pourtant encore ralentie pour une série de raisons pratiques et conceptuelles. Avant tout, les sources sur la spiritualité des ordres ne sont pas encore complètement repérées, surtout pour ce qui regarde les manuscrits liturgiques. Il serait aussi très intéressant posséder des listes complètes des dédicaces des églises et chapelles des ordres et des reliques possédés par eux, en suivant l’exemple de celle élaborée par Jochen Burgtorf d’après les inventaires des maisons templières en France rédigés durant le Procès82.

80 Cf. TOOMASPOEG, Kristjan, «Confratres, procuratores, negociorum gestores et factores eorum...” Storia dei familiares dei Cavalieri Teutonici in Sicilia (1197-1492)», Sacra Militia. Rivista di storia degli ordini militari, 1, 2000, pp. 151-165, INTINI, «Offero me et mea». Oblazioni e associazioni all’Ordine Teutonico nel baliato di Puglia fra XIII e XV secolo, cit.

81 Cf. JOSSERAND, Église et pouvoir dans la Péninsule Ibérique. Les ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), cit., p. 153, TOOMASPOEG, Kristjan, Gli ordini

, dans Carmela MASSARO et Luciana PETRACCA (éds.), Territorio, culture e poteri nel Medioevo e oltre. Scritti in onore di Benedetto Vetere, Congedo, Galatina, 2011, II, pp. 587-608. Dans le vulnérable pèlerin on voit l’image du Christ: LICENCE, Tom, «The Templars and Hospitallers, Christ and the Saints», cit., p. 43.

82 BURGTORF, Jochen, «The trial inventories of the Templar houses in France: selected aspects», in Jochen BURGTORF, Paul F. CRAWFORD et Helen J. NICHOLSON (éds.), The Debate on the Trial of the Templars (1307-1314), Ashgate, Farnham-Burlington, 2010, pp. 105-115.

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Puis, sur le plan méthodique et conceptuel, les historiens peuvent arriver jusqu’à un certain point, mais possèdent des limites dues leur préparation.

exemples des théologiens qui se sont penchés sur la question de la spiri-tualité des ordres militaires, comme Bernardo Bonovitz83, Luigi Michele de Palma84 ou Francesco Vermigli85, il existe une grande potentialité encore inutilisée à mettre au service de la recherche.

Comme historien, je me trouve moi-aussi donc devant des limites -

lité des ordres militaires. Ce que je peux essayer est de souligner quelques mots clef, issus de la recherche menée sur cette thématique pendant les derniers vingt ans.

Avant tout, les historiens décrivent une forme de spiritualité caracté-risée par une série de dualismes à la limite de paradoxe. Ainsi, comme nous avons vu, il y existe un dualisme de base entre les traditions bénédictine et

des ordres au monde laïc qui les entoure. Il est inutile de préciser ici le clivage entre les deux traditions qui est aussi celui entre l’ordo monasticus et l’ordo canonicus. Puis, le double face du personnel des ordres, composé

une certaine envergure intellectuelle. Ensuite, l’emprise sur le territoire des ordres les porte, tous, à se comporter non seulement comme des institutions universelles mais aussi comme des seigneurs locaux, fonciers et ecclésiastiques, y compris dans le domaine de l’administration de la justice: ce fait avait sans doute des conséquences aussi sur le niveau

83 BONOVITZ, Bernardo, «S. Bernardo e a Guerra Santa, no De Laude Novae Militiae», dans ALBUQUERQUE CARREIRAS-ROSSI  VAIRO, I Colóquio internacional. Cister, os Templários e a Ordem de Cristo. Da Ordem do Templo à Ordem de Cristo: Os Anos da Transição. Actas, cit., pp. 31-44.

84 DE  PALMA, Il Frate Cavaliere. Il tipo ideale del Giovannita fra medioevo ed età moderna, cit.85 VERMIGLI, Il Cristo di Bernardo. Cristologia, monachesimo e mistica, cit.

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spirituel. Le et l’action au niveau local, laissa un emprunt profond sur chacun des ordres militaires présent en Europe.

Pour l’homme médiéval, les ordres militaires offraient des modes de vie et de pensée très particulières. Une personne qui s’adhéra au sein d’un ordre militaire fut attirée par la possibilité de mener une vie consacrée – avec un degré de rigidité plus ou moins élevé, selon la nature de son adhésion – sans devoir abandonner complètement la société laïque et ses valeurs de base. Pour un chevalier, il s’agit de la sacralisation de son statut: son bagage culturel fut transformé en une idéologie de la chevalerie religieuse qui

simple, fut libéré de ses liens et contraintes familiaux et seigneuriaux et fut posé dans une subordination du type militaire, mais continua, tout compte fait, à exercer sa profession. L’imposition de l’humilité fut apaisée par le prestige du manteau de l’ordre – un habit avec le pouvoir de salvation – et par l’idée d’appartenir à une catégorie élevée de defensores de la foi. Pour un laïc, le fait de s’associer à un ordre militaire comme confrère ou familier indiqua l’entrée dans un monde qui, par le biais de ses origines et par la nature des activités, était proche au cœur de la Chrétienté. Dans le même temps, cette adhésion lui laissa une grande marge de manœuvre au niveau de la religion civique, une possibilité de canaliser ses aspirations de participer à la vie religieuse locale à travers les processions, la prière et la charité. Au fond, il s’agissait de faire accéder les personnes à un parcours d’action, contemplation et mysticisme, à leur domicile.

Il est dommage que les ordres militaires n’aient reçu que peu d’espace dans l’œuvre d’André Vauchez sur la Spiritualité de l’Occident médiéval86. L’évolution de ces ordres sur le plan spirituel correspond par ailleurs parfaitement au schéma établi par Vauchez, celui de la diffusion dans les foules des formes de religiosité nouvelles et du passage de la spiritualité d’un monde clos, exclusivement monastique, aux diverses catégories de

86 VAUCHEZ, André, La spiritualité du Moyen Age occidental, VIIIe-XIIe siècles, Seuil, Paris, 19942.

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la population. Il est possible que l’originalité de la spiritualité des ordres religieux militaires ait consisté dans le fait que celle-ci s’adaptait à des catégories sociales très différentes. Il y a des éléments qui attirent les chevaliers, provenants d’un milieu très particulier, mais aussi d’autres aptes à susciter l’intérêt des citadins. Les femmes ne sont pas oubliées, non plus, sauf dans le cas des Templiers. Ainsi, les Hospitaliers et les Teutoniques ont encouragé l’adhésion des femmes comme consœurs et ont possédé des couvents féminins, en encourageant aussi des cultes comme celles des saintes Elisabeth, Ubaldesca, Toscana, Fleure et Dorothée de Montau. La spiritualité des ordres se matérialisait à travers les programmes icono-graphiques de leurs églises et chapelles.

Pour conclure, pendant les dernières trente années, les facettes de la spiritualité des ordres religieux militaires du Moyen Âge sont devenus mieux connues qu’auparavant, mais il reste encore du travail à faire avant de se trouver devant un cadre exhaustive et complet. Il faut, en substance, recueillir les sources encore non répertoriées et, sur leur base, procéder à

En se comparant aux habitants d’une nouvelle Jérusalem ou aux voyageurs au bord de l’arche de Noé, les frères des ordres militaires étaient bien conscients de représenter une spiritualité nouvelle, non hermétique, mais bien reliée à la mentalité du monde ecclésiastique et laïc qui les entourait.