jacques ellul ou l'écologie contre la modernité (ecologie et politique, 2015)

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JACQUES ELLUL OU L'ÉCOLOGIE CONTRE LA MODERNITÉ Pierre Charbonnier Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Ecologie & politique 2015/1 - N°50 pages 127 à 146 ISSN 1166-3030 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2015-1-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Charbonnier Pierre, « Jacques Ellul ou l'écologie contre la modernité », Ecologie & politique, 2015/1 N°50, p. 127-146. DOI : 10.3917/ecopo.050.0127 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 05/03/2015 14h35. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 05/03/2015 14h35. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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JACQUES ELLUL OU L'ÉCOLOGIE CONTRE LA MODERNITÉ Pierre Charbonnier Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Ecologie & politique 2015/1 - N°50pages 127 à 146

ISSN 1166-3030

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2015-1-page-127.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Charbonnier Pierre, « Jacques Ellul ou l'écologie contre la modernité »,

Ecologie & politique, 2015/1 N°50, p. 127-146. DOI : 10.3917/ecopo.050.0127

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© Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité

Pierre charBonnier

résuMé – Cet article entend revenir sur la pensée et l’œuvre de Jacques Ellul, pour dépas-ser la réception dominante qui en est faite actuellement en France, et qui le présente comme un prophète négligé de l’écologie politique. L’hypothèse principale qui dirige cette réflexion est la suivante : Ellul a orchestré une confrontation intellectuelle entre la pensée politique moderne et la défense de la société contre la technique. Dans cette confronta-tion, la modernité est conçue comme responsable d’une désintégration de la société dont la technique est sortie victorieuse. En revenant sur le contexte dans lequel Ellul a mené ses réflexions, mais aussi sur l’histoire singulière des relations entre nature et politique en France, on tente de jeter un nouvel éclairage sur cette pensée et ses paradoxes. L’idée principale qui ressort de cette étude est qu’Ellul témoigne des ambiguïtés de l’écologisme contemporain, qui ne s’est pas complètement départi d’un certain naturalisme politique, auquel on peut opposer une approche sociologique des rapports collectifs à la nature.

Mots clés – Nature, modernité, technique, conservatisme, écologie.

aBstract – This paper addresses the thought of Jacques Ellul, and attempts to overcome the way that it is currently understood by most French academics, who present this thinker as a neglected prophet of political ecology. It shows how Ellul orchestrated a confronta-tion between modern political thought and the defense of society against technology. In this confrontation, modernity is conceived as being responsible for the decay of society, which results in the reign of technology. Through an examination of the context of Ellul’s reflections, and an assessment of the singular history of the relationships between politics and nature in 20th century France, we try to shed a new light on these ideas and their paradoxes. This study highlights how Ellul illustrates the ambiguities of the contemporary French environmentalism, which never really confronted the consequences of his own political naturalism. A sociological approach to the collective relationships with nature could be an alternative to these views.

KeyworDs – Nature, modernity, technology, conservatism, ecology.

La pensée de Jacques Ellul fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt qui se traduit par de nombreuses publications et par son accession progressive au rang d’auteur commenté et pris au sérieux par le monde académique 1. Son œuvre pléthorique, où les essais de théologie côtoient les traités sur l’histoire du droit, fait une large part à une critique systématique et radicale de la tech-nique 2. C’est cette partie de son œuvre que l’on peut être tenté de lire comme une ressource incontournable pour l’écologie politique, actuellement en pleine recherche des origines et donc demandeuse de ce type de paternité. Comme cela se produit souvent lorsque la réception d’un auteur se fait sur le tard, la tentation est grande de prêter une vision prophétique à celui qui aurait anticipé

1. Cet article doit en partie aux remarques et objections de Catherine Larrère, de Cyril Lemieux et de la rédaction de la revue Écologie & Politique, que je remercie vivement.

2. Trois ouvrages sont principalement concernés : La technique ou l’enjeu du siècle, Economica, Paris, 1990 [1954] ; Le système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977 ; et Le bluff technologique, Hachette, Paris, 1988.

ÉCOLOGIE & POLITIQUE n° 50/2015

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les évolutions récentes des techniques et de la société 3 : l’incompréhension qui entourait Ellul en son temps, et qui s’est traduite par la difficulté de faire paraître La technique ou l’enjeu du siècle dans les années 1950, s’expliquerait par l’avance de son auteur sur son temps. Cette réaction peut se comprendre, car l’inquiétude suscitée depuis longtemps par le pouvoir de la technique sur nos quotidiens ne semble pas avoir été démentie par l’histoire, dont les déve-loppements récents peuvent être vus comme le prolongement de mécanismes déjà à l’œuvre il y a soixante ans. Suivant apparemment le principe du more of the same, la technique a semblé suivre une logique d’accumulation irréversible, échappant à tout contrôle, et a donc nourri une critique pour laquelle l’écou-lement du temps allant de pair avec l’emprise de la machine, c’est le devenir même de nos sociétés qui est mis en question. C’est pourquoi, très souvent, l’hommage tardif rendu à Jacques Ellul consiste à voir dans son œuvre une démystification précoce du pouvoir impersonnel de la technique et une antici-pation de la catastrophe écologique.

Notre ambition, dans ce texte, est d’examiner les opérations conceptuelles qui régissent cette critique de la technique et de se défaire du récit consistant à faire d’Ellul un visionnaire injustement négligé par l’histoire des idées. Il s’agit de reconduire sa pensée à l’enjeu central qui l’anime, d’examiner de manière distanciée l’ethos philosophique et politique qui est le sien, et de confronter cette pensée à l’impératif actuel consistant à donner une légitimité théorique à l’écologie politique. L’hypothèse qui gouverne notre réflexion est la suivante : Ellul nous contraint à un choix (apparemment) radical en opposant la moder-nité à l’écologie. Ses ouvrages sur la technique reposent sur la mise en scène d’un conflit entre l’adoption forcément naïve des cadres sociaux et matériels hérités de la Révolution française et de la révolution industrielle, et l’adhésion à un idéal d’émancipation qui passe par le retour à la tradition. Or, par-delà les critiques de détail que l’on peut opposer à la pensée d’Ellul, c’est la struc-ture même de cette opposition qu’il s’agit de mettre à l’examen, dont il s’agit de peser les termes : l’objectif est ici de revenir sur le genre de critique de la modernité que doit être l’écologie.

Le programme intellectuel fixé par Ellul dans ses ouvrages sur la techni-que peut être ramené à un contexte historique et social très particulier, celui de la France de l’après-guerre, où le compromis en cours de formation entre modernité et tradition focalisait largement l’attention des intellectuels. À par-tir de cette rapide contextualisation, il sera possible d’analyser les opérations conceptuelles principales qui animent sa pensée, et qui échappent la plupart du temps à ses commentateurs et défenseurs, généralement attentifs aux vérifica-tions rétrospectives que l’histoire aurait apportées à ses anticipations. Enfin,

3. C’est le sens d’un ouvrage comme celui de Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, Le Cherche midi, Paris, 2003. Ellul s’est d’ailleurs lui-même prêté à l’autosa-tisfaction rétrospective : « Sans aucune modestie, je peux dire en effet que les événements sociaux, économiques et techniques ont entièrement confirmé ce que je disais il y a plus de trente ans sur la technique. Je n’ai rien à corriger, à rectifier » (Le bluff technologique, op. cit., p. 19, en italique dans le texte).

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nous reviendrons sur la question du rapport entre écologie et modernité, en défendant l’idée selon laquelle la critique écologique de la modernité ne peut se résumer à une déploration romantique et inactuelle d’un état prélapsaire où l’homme et le monde entretenaient une relation harmonieuse et immédiate.

*

Pour mettre à distance le récit du glorieux précurseur qui constitue l’accès dominant à Ellul, il est nécessaire de le situer dans le mouvement de fond de la pensée de son temps, c’est-à-dire l’identification et la critique des traits propres aux sociétés dites « modernes ». De ce point de vue, l’ambition intellectuelle des « non-conformistes » des années 1930, du personnalisme et de sa veine « gasconne » incarnée par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau 4, apparaît selon un jour assez différent.

L’une des grandes leçons des sciences sociales a été de pointer l’ampleur de la révolution historique qu’est la « modernité ». Sous ce terme un peu vague, dont les emplois sont nombreux et rarement spécifiés, il y a l’idée selon laquelle les formes de la socialité ont subi depuis la fin du xviiie siècle une profonde mutation. L’accroissement de la division du travail, la sécularisation de l’auto-rité politique et morale, le vacillement des cadres traditionnels de la société et le développement d’une conscience historique, mais aussi le développement de la science et de la technique comme vecteurs du progrès et de l’émancipa-tion, tous ces éléments dessinent une configuration anthropologique nouvelle. Et c’est cette configuration qui a fourni depuis plus d’un siècle sa matière et son motif d’interrogation aux sciences sociales. Naturellement, les contours de cette modernité sont disputés, et l’une des difficultés principales de ce grand récit tient au fait que la modernisation ne s’est pas effectuée « d’elle-même » : c’est seulement parce que certaines catégories sociales ont cru à sa possibilité que les conditions de sa réalisation ont été produites, donnant une consistance historique à ce qui n’était à l’origine qu’un projet. De ce point de vue, la moder-nité est peut-être moins un processus historique en soi que la perception qu’ont pu en avoir certains de ses acteurs, plongés dans les tourments sociopolitiques des xixe et xxe siècles.

Néanmoins, l’ampleur du choc introduit par le processus de modernisation se mesure bien à l’aune des réactions auxquelles il a donné lieu ; réactions sociales, bien entendu, mais aussi, pour ce qui nous concerne, intellectuelles. Si la version standard des croyances modernistes peut se lire dans la culture libérale, industrielle et technoscientifique qui s’est progressivement installée en Europe, elle est évidemment contrebalancée par la formation d’une culture critique multiforme, qui a pris pour cible la raison, l’incroyance, la république, le capital ou encore la technique (et souvent plusieurs de ces termes à la fois).

4. Sur les aspects principaux de cette culture intellectuelle et politique, voir les rappels de Quentin Hardy dans son introduction au recueil de textes de jeunesse de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Seuil, Paris, 2014.

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L’histoire et les aléas des réactions à la modernité remplissent les bibliothèques de philosophie et de sociologie depuis suffisamment longtemps pour que l’on ne revienne pas sur ses détails, mais il faut toutefois souligner d’emblée la difficulté principale que soulève cette tradition. En effet, il est possible de dis-tinguer deux grandes familles de critiques de la modernité, dont le rôle histo-rique et la facture intellectuelle sont bien différents. D’un côté, qui se présente comme le plus radical, la trajectoire de la modernisation est conçue comme un faux pas de l’histoire, un accident voué à faire plonger les communautés humaines dans une catastrophe morale et politique dont elles ne pourront pas se remettre, car elle correspond à la trahison de ce que sont par nature les sociétés humaines. Plongeant ses racines dans la pensée contre-révolutionnaire, cette tradition renaît épisodiquement dans les mouvements de conservatisme moral, de restauration religieuse ou monarchique, mais aussi dans un roman-tisme philosophique célébrant l’authenticité perdue d’une relation immédiate à l’être. Elle se fixe comme programme plus ou moins explicite de renoncer à la modernité ; ce qui suppose évidemment qu’un tel renoncement soit possible. De l’autre côté, il faut ranger ce que l’on pourrait appeler l’adhésion critique à la modernité. Elle rassemble tous les mouvements intellectuels pour lesquels la modernité doit être comprise comme une étape appartenant de plein droit au cours de l’histoire, qui a ses raisons et ses motifs, et dont les pathologies éventuelles doivent être traitées comme des faits sociaux. L’adhésion critique à la modernité prend au sérieux l’infléchissement historique qu’elle représente, et tente de concevoir le genre de solidarité sociale qui peut et doit naître dans un monde où les structures du savoir et du pouvoir sont bouleversées. À bien des égards, le socle intellectuel de cette modernité critique a été constitué par la sociologie, qui s’est donnée pour programme de capturer la spécificité moderne dans ses réalisations effectives et d’accompagner les transformations en cours en les rendant explicites, visibles 5.

La question qui doit être mise à l’agenda de la philosophie environnemen-tale et de l’écologie politique est dès lors la suivante : à quelle branche des réac-tions suscitées par la modernité l’écologie appartient-elle ? de quelle nature est la critique écologique de la modernité ? Évidemment, il ne s’agit pas seulement d’identifier où se trouve cette critique dans le panorama historique des pen-sées existantes, car on trouvera assurément, comme on va le voir, des réponses contradictoires, mais surtout de savoir lesquelles il faut défendre et développer. Or il nous semble que toute la pensée de Jacques Ellul, dans ses versants les plus radicaux, développe un ethos de la renonciation, un idéal anhistorique d’une société rivée à ses principes naturels. Lire Ellul et ses héritiers, c’est en effet bien souvent lire la conversion étrange d’une culture conservatrice dans le langage de l’écologie, et ainsi la coloration de l’écologie par un discours réactionnaire. Il ne s’agit donc pas ici de voir chez Ellul un « retour en arrière »

5. Cette distinction entre deux traditions critiques est bien évidemment opératoire, car la réalité historique est plus complexe. Le cas du marxisme est à cet égard intéressant : si la pensée de Marx lui-même appartient à la seconde catégorie, il est clair que certains de ses héritiers ont adopté un régime de critique radicale, prenant la forme du refus.

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naïf, puisque toute critique de la modernité fait sienne l’idée selon laquelle l’histoire n’est pas déjà écrite, mais la volonté de renouer avec certaines valeurs idéalement incarnées dans des formes prémodernes de la société et que l’idéo-logie du progrès aurait trahies. Il faut ajouter que l’examen de la pensée d’Ellul revêt une importance capitale pour l’écologie politique, dans la mesure où l’un des arguments les plus couramment opposés à ce courant – sous toutes ses formes – consiste à y voir une infrapolitique, une réaction d’humeur totalement dominée par des passions bougonnes et inhibitrices. Pour répondre à cet argu-ment, dont l’écologie pourrait ne pas se relever, il faut montrer que la pensée environnementale appartient aux critiques constructives de la modernité, c’est-à-dire à une adhésion réflexive à la trajectoire historique qui a animé le monde depuis deux siècles.

Dans un ouvrage aussi bref que remarquable, l’historien indien Ramachandra Guha a tenté de caractériser la pensée environnementale du point de vue du processus de modernisation. Il affirme qu’un véritable programme intellectuel écologiste a pris forme au cours du xixe siècle, pour se structurer politiquement à partir de l’après-guerre 6. La vertu principale de cet ouvrage est de nous faire comprendre pourquoi la phase proprement politique de l’écologie s’est avérée si complexe, et selon lui, c’est parce que l’écologie est clivée en (au moins) trois cultures bien différentes, qui adoptent par rapport à la modernisation des attitudes difficiles à concilier. Il identifie d’abord un mouvement de retour à la nature (back-to-the-land), principalement britannique (sa figure de proue est John Ruskin), animé par une méfiance à l’égard de la ville et par la tentative de renouer avec le bien-être rugueux de la campagne. Parallèlement, une ambi-tion de conservation scientifique de la nature et de planification technique de l’encadrement du milieu prend forme dans des textes comme Man and Nature, de George Perkins Marsh, puis chez Patrick Geddes 7. Selon eux, les méfaits de l’industrie ne sont pas imputables à la science et à la technique, puisque l’une comme l’autre seront à l’avenir les acteurs d’une gestion raisonnée des milieux naturels qui promet de mettre définitivement la nature au service de l’homme. Enfin, le mouvement américain de la wilderness est interprété comme un « patriotisme écologique 8 », où une nature foncièrement sauvage est célébrée pour sa capacité à faire ressortir les vertus de l’individu. De ces trois cultures, seule la seconde est résolument moderniste, les deux autres oscillant entre une adhésion critique et un refus parfois massif. Cette cartographie présente l’inté-rêt de pluraliser le mouvement que l’on unifie souvent sous le nom d’écologie, et de prendre conscience des contradictions qui l’animent depuis le début et des raisons sociologiques profondes qui peuvent les expliquer.

Il est aussi intéressant de constater que l’écologisme français se range dif-ficilement dans l’une ou l’autre de ces trois catégories. La sensibilité pour la

6. R. Guha, Environmentalism. A Global History, Longman, New York, 2000.7. Sur la vie et l’œuvre de Patrick Geddes, voir V. Welter, Biopolis. Patrick Geddes and the City of

Life, MIT Press, Cambridge, 2002.8. R. Guha, op. cit., p. 53.

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nature sauvage, d’abord, est largement absente des pensées vertes françaises, qui n’ont découvert la tradition environnementaliste américaine que très tard. En France, la question politique de la nature se distribue plutôt selon une confrontation entre une écologie gestionnaire, confiante à l’égard des promes-ses de maîtrise, et une écologie dénonçant en bloc l’illusion du progrès techni-que. Ces deux positions ont d’ailleurs été défendues par des acteurs et dans des arènes très différents, qui tiennent à l’histoire singulière de la modernisation en France. L’institutionnalisation très précoce de l’ingénierie civile et les liens étroits qu’elle a noués avec l’État ont en effet conduit à la formation d’une élite sociale technophile et profondément convaincue par le bénéfice social d’une domination de l’espace et des milieux. La prise en charge de la nature est ainsi revenue aux grands corps d’État, qui ont vu dans le maillage du territoire un atout social et économique, qui n’est pas foncièrement contradictoire avec la protection de ses vulnérabilités 9. Parallèlement, le retard relatif de l’industria-lisation et la persistance assez longue d’une société sinon rurale, du moins attachée aux cadres éthiques de la ruralité, ont provoqué en France un désajus-tement assez typique, qui contraste avec la trajectoire de ses voisins européens. La modernisation des structures techniques et productives s’est effectuée dans une relative déconnexion par rapport aux cadres collectifs de la morale et aux attentes sociales du plus grand nombre, qui ont parfois été hébergées dans une réaction traditionaliste, dont l’écologie a pu être un volet 10. Le traumatisme de la seconde guerre mondiale n’a fait qu’accentuer cette démarcation : alors que la relance économique et politique passait essentiellement par la mise sur pied de grands projets technologiques pilotés par l’État, comme le nucléaire 11, une contre-culture politique a fait converger la critique de l’action publique avec l’idée d’une violence faite à la nature. D’après Michael Bess, c’est ce qui explique l’accession de la France à un statu quo historique : l’environnement a bien été intégré aux responsabilités publiques 12, mais seulement sous la forme d’une limitation bénigne des dynamiques industrielles et techniques, agrémen-tée d’un appel à la bonne conduite écologique des individus privés.

L’écologie n’apparaît donc pas dans le monde politique comme une opéra-tion uniforme et unanime, susceptible de trouver des précurseurs en surplomb de cet espace de controverse. Sous ce nom et cette préoccupation se profilent des idéaux de prise en charge de la nature très différents, dont les clivages sont lisibles à partir des conceptions sous-jacentes de la modernité, et des incertitu-des auxquelles elle a donné lieu.

9. Pour un exemple de cette histoire, voir F. Graber, Paris a besoin d’eau. Projet, dispute et délibé-ration technique dans la France napoléonienne, CNRS Éditions, Paris, 2009.

10. Sur cette histoire, voir M. Bess, La France vert clair, Champ Vallon, Seyssel, 2011. Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à une étude très réussie de l’ambivalence qui marque la réaction à la modernité en France.

11. Voir G. Hecht, Le rayonnement de la France, La Découverte, Paris, 2004.12. Sur l’histoire de l’environnement comme catégorie gouvernementale, voir F. Charvolin, L’in-

vention de l’environnement en France, La Découverte, Paris, 2003.

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L’œuvre de Jacques Ellul doit se lire à partir de ce contexte, et plus exac-tement à partir de la séquence très particulière qu’ont été les années 1950. La technique ou l’enjeu du siècle n’est pas à proprement parler un ouvrage d’his-toire ou de sociologie des techniques, ni même de philosophie des techniques. Il s’agit d’un essai, d’un pamphlet, écrit sur un ton très personnel, qui ne cite qu’à de très rares occasions, et en général de façon superficielle, les travaux scien-tifiques sur la technique. Par contre, Ellul est remarquablement bien informé sur les dispositifs structurant le déploiement effectif de la technique dans les sociétés « avancées » : il mentionne des rapports, des expertises, de nombreux documents émanant de l’appareil technopolitique et des organes de planifica-tion. De ce point de vue, l’ouvrage est un témoignage important sur une époque qui nous semble déjà loin : une époque durant laquelle le développement tech-nique est si essentiel à la relance économique qu’il fait l’objet d’une attention explicite de la part de l’État, qui se définit alors comme un acteur majeur de la modernisation. La spécificité de l’immédiat après-guerre a souvent été relevée par les historiens : c’est pendant cette période que la production industrielle a connu ses taux de croissance les plus importants, que le coût énergétique de la technosphère a explosé, que des innovations techniques essentielles ont été inventées, ou du moins popularisées (télécommunications, petit électroména-ger, etc.) 13. Pour l’essentiel, ces transformations ont été adoptées sans que de réels débats n’aient lieu au sujet de leur nocivité environnementale ou de leur coût social, qui de toute façon n’ont été rendus visibles que plus tard.

L’un des aspects de cette période de modernisation brutale qui retient le plus l’attention d’Ellul est la cybernétique, avec l’ensemble des conséquences intellectuelles qu’elle a eues. La théorie des systèmes a très vite correspondu pour le public savant à une étape décisive dans la réalisation des promesses de la technique : en faisant de l’information, c’est-à-dire de la connaissance, un objet susceptible d’être traité de façon automatique, la machine se hisse à la hauteur de l’esprit humain. Pour les défenseurs de ces innovations, cela signifie que la technique n’est plus seulement efficace, mais aussi intelligente, c’est-à-dire qu’elle accède à une régulation subtile de ses propres opérations et peut à terme mimer les processus de l’évolution organique. Du côté des critiques de la technique, la cybernétique apparaît comme l’achèvement d’une longue histoire qui attendait sa culmination, car elle correspond à la soumission de l’esprit humain à la machine. Alors que les promoteurs de la cybernétique y ont vu le point d’aboutissement de l’émancipation par la science 14, Jacques Ellul y voit la confirmation d’une trajectoire initiée de longue date, au cours de laquelle l’homme perd son rang dans le monde 15.

13. Sur cette « grande accélération », voir les courbes restituant l’évolution des « paramètres du système Terre », dans C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène, Seuil, Paris, 2013, p. 24-25.

14. Ce genre d’idéal connaît d’ailleurs un regain d’intérêt, comme le montre le succès actuel de la théorie de la singularité, défendue par des informaticiens comme Ray Kurzweil.

15. Ellul développe sa critique de l’information dans Le bluff technologique en montrant que l’es-sentiel de l’information produite est inutile et donc assimilable à du « bruit » plutôt qu’à de l’accrois-sement d’organisation (op. cit., p. 587-595).

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Faute d’une approche sociologique ou historique des rapports entre État et technique, Ellul se focalise essentiellement sur les mécanismes pouvant expliquer la réduction de toutes les sphères d’activité à la technique ; un constat qui est affirmé plutôt qu’étayé. La conviction qui l’anime est que l’emprise de la technique sur la civilisation n’est rendue possible que par la faillite des éli-tes, c’est-à-dire par le fait que les élites ont fondamentalement manqué à leur rôle en ne se montrant pas capables de protéger la société contre la catastrophe progressiste. Les textes hésitent parfois sur ce point, mais l’intention théorique d’Ellul peut être restituée ainsi. Selon lui, la formation d’une élite technophile ne relève pas réellement d’une logique du complot ou d’une soumission de l’appareil d’État à des fins privées (Ellul refuse en effet de rendre responsable le capitalisme et les capitalistes du triomphe de la technique 16). Il faut plutôt comprendre que les élites politiques ont été débordées par l’apparition d’une élite technique, et n’ayant pas vu la menace, elles se sont de facto soumises à un principe impersonnel qui les dépasse et qui utilise leur naïveté pour se réa-liser dans l’histoire 17. Ce principe impersonnel est « la technique », un acteur fantomatique qui n’a d’autre identité que sa tendance à s’imposer, à réduire à sa logique l’ensemble des sphères de l’activité humaine et naturelle. C’est là que la pensée d’Ellul prend la forme d’une eschatologie négative, largement absente de ses textes de jeunesse, mais sur laquelle il faut revenir pour comprendre plus en détail l’opération critique menée dans La technique ou l’enjeu du siècle.

Même s’ils restent largement implicites et flous, on peut dégager les traits principaux que confère Jacques Ellul à la technique. Ceux-ci apparaissent bien dans la « Caractérologie de la technique » qui constitue le second chapitre de La technique ou l’enjeu du siècle. Le premier point à relever est que, pour lui, la technique ne doit être confondue ni avec la science, ni avec l’économie, ni même avec l’usage des outils : c’est ce que l’on peut appeler un argument d’ir-réductibilité 18. Au sein des réalisations qui structurent la vie sociale, elle pos-sède selon lui une consistance propre, qui tient justement au fait qu’elle n’est jamais complètement assimilable à la société humaine, ou pour reprendre son terme, à la civilisation. Alors que la science lui apparaît généralement comme le développement de la raison humaine, et l’économie comme la prise en charge des besoins humains sous une forme elle aussi rationnelle, la technique poursuit des fins qui lui sont propres et qui à aucun moment n’obéissent à la volonté et au contrôle de l’homme 19. Jacques Ellul refuse d’ailleurs le scénario

16. « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine » (La technique…, op. cit., p. 3).

17. Ce trait est d’ailleurs l’un de ceux que l’on retrouve déjà dans la pensée du jeune Ellul, qui, dans un texte de 1936, fait une analogie entre l’adoption par l’ensemble des partis politiques d’une idéologie du progrès et la décadence romaine, qui elle non plus n’avait pas été anticipée par ses acteurs mêmes (J. Ellul et B. Charbonneau, op. cit., p. 88).

18. Ce que l’on définit comme un argument d’irréductibilité tient à la fois à ce qu’Ellul appelle « auto-accroissement » et « autonomie » (La technique…, op. cit., p. 79 et suiv., et p. 121 et suiv.). Il nous a semblé nécessaire de redessiner les contours de ces critères pour mieux saisir le sens de sa critique.

19. C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir, selon Ellul, de « culture technique » au sens

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d’une extension à la technique de la vision scientifique du monde, défendu par exemple par la phénoménologie husserlienne ou l’école de Francfort 20 : c’est au contraire la science qui a fait sienne à partir du xviie siècle un idéal tech-nique de mécanisation du monde et d’uniformisation des opérations à travers lesquelles il peut être appréhendé. Il en va de même pour l’économie : loin de ne faire que soutenir l’effort productif et donc la logique marchande, la techni-que est le modèle de la pensée économique moderne, qui duplique sous forme idéologique ce même idéal de standardisation des pratiques. Il n’y a donc pas à chercher l’origine ou le sens des évolutions techniques modernes dans des dynamiques plus largement sociales, économiques ou politiques, où les pra-tiques humaines seraient configurées, comme le font en général les sciences sociales : l’argument d’irréductibilité projette la technique dans un devenir absurde qui, tout en fournissant des déterminations lourdes aux autres sphères de l’activité humaine, n’en reçoit étrangement aucune.

C’est ce qui explique la seconde caractéristique de la technique selon Ellul, la déconnexion. Ce qui distingue la logique technique de tout autre phéno-mène, c’est qu’elle s’alimente à sa propre source : chaque innovation en impli-que d’autres, qui sont toutes interconnectées et qui sont adoptées sans que la délibération ou la liberté humaine ne puissent s’exercer. La technique court- circuite la maîtrise que l’homme doit avoir de son destin en imposant un régime d’efficacité uniforme et possédant sa propre finalité, sa propre règle. C’est de ce point de vue qu’elle se distingue de l’outil : alors que celui-ci sert les fins de l’homme et reste sous son contrôle, la technique se déploie selon sa loi propre, qui se nourrit de l’action humaine plus qu’elle ne la nourrit. Articulée à celle de l’irréductibilité, la thèse d’une déconnexion de la technique par rap-port au monde humain explique en bonne partie que la technique apparaisse dans les ouvrages d’Ellul comme une « cause première » du déclin moderne : elle explique tout sans que rien ne l’explique réellement, elle produit des effets sans n’être elle-même l’effet de rien 21. Cette séparation du monde humain et du monde technique est ce qui justifie qu’un propos sur la technique ne puisse prendre d’autre forme que la condamnation univoque : alors qu’ils sont en principe séparés, l’alliance de l’homme et de la technique est contre-nature. Ellul désigne généralement cette propriété sous le terme d’« autonomie » de la technique, ce qui tend à indiquer que celle-ci est d’une certaine manière réflexive quant à sa direction. Étant en réalité aveugle et automatique, elle se

propre, son développement étant lié à une finalité « absurde ». Voir Le bluff technologique, op. cit., p. 255 pour la critique de la culture technique, et p. 374 pour le thème de l’absurde.

20. Il est frappant de constater qu’Ellul ne voit en Descartes que l’instigateur d’une « technique intellectuelle », la méthode, et pas d’une vision du monde mathématique qui préparerait la technique moderne. Voir La technique…, op. cit., p. 40.

21. La technique…, op. cit., p. 122 : « Nous avons déjà vu que ce n’est pas actuellement l’évolution économique ou politique qui conditionne le progrès technique. Mais aussi ce progrès est vraiment indépendant des conditions sociales. C’est même, au contraire, l’ordre inverse qui doit être suivi. La technique conditionne et provoque les changements sociaux, politiques et économiques. » Plus bas : « Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres. »

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pense mieux à travers cette notion de déconnexion, qui fait de l’irréductibilité technique un phénomène d’emblée pathologique 22.

Le troisième et dernier trait de la technique selon Ellul est qu’elle se pense en termes de délégation. La technique n’est pas un prolongement ou une implémentation de l’action humaine dans le monde, comme le voudrait une compréhension intuitive, mais ce qui supplante les propriétés intrinsèques de l’action humaine. Alors que la plupart des technologues cherchent à penser le rapport entre la technique et l’action comme un objet spécifique, invitant à reconsidérer nos conceptions de l’agentivité humaine et non humaine 23, Jac-ques Ellul referme d’emblée la question : il ne peut y avoir dans le monde qu’un seul acteur véritable, qu’un seul initiateur légitime de l’action, et ce doit être l’homme. Dès lors que cette initiative de l’action lui est soustraite par la technique, alors la délégation se traduit en dépossession. Implicitement, Ellul suggère que l’initiative pratique ne peut en aucun cas être distribuée entre des êtres matériellement hétérogènes. Il n’y a que deux situations possibles : soit l’homme a la main sur ses pratiques et exploite des outils pour réaliser des fins dont il est maître, soit la technique lui subtilise ce pouvoir et l’homme se trouve en position d’objet. La délégation technique ne peut donc aboutir qu’à une inversion du rapport sujet-objet, ou actif-passif, qui comme tel n’est pas affecté dans sa forme. Selon Ellul, l’agir technique ne conduit pas à repen-ser ou à recontextualiser l’agir humain, car il l’absorbe tout entier ; c’est ce processus qu’il nommait déjà de façon révélatrice dans ses textes de jeunesse comme une « dépersonnalisation 24 ». On remarquera d’ailleurs, ironiquement, que cette conception sous-jacente des rapports entre sujet et objet est profondé-ment moderne, puisqu’elle trouve ses racines dans le cartésianisme.

Ces trois éléments de l’argumentation, irréductibilité, déconnexion et délé-gation, concourent à former une vision de la technique réelle qui ne va pas de soi. En effet, si l’on songe à l’ensemble des réalisations techniques qui entou-rent les modernes, alors une partie seulement correspond à cette définition implicite, qui prétend pourtant capter l’ensemble du phénomène technique. Par exemple, de nombreux objets techniques modernes ne peuvent être pensés en termes de délégation : une centrale électrique ne réalise aucune opération auparavant réalisée par l’homme, mais elle prolonge plutôt d’autres techniques de captation de l’énergie, comme le moulin à vent ou plus simplement la phy-siologie végétale et animale. Réciproquement, des techniques de délégation de l’action humaine relèvent d’un savoir qui n’est pas typiquement moderne, comme le métier à tisser ou plus simplement encore l’imprimerie. Et pourtant, il semble difficile d’affirmer que l’une ou l’autre de ces technologies est sans

22. C’est également ce qui explique le fait qu’Ellul ne défende pas exactement la thèse d’un « déter-minisme technique », comme on le lit parfois. Le déterminisme technique affirme en effet que l’en-semble des faits sociaux s’expliquent par la technique, quelles que soient les circonstances. Pour Ellul, la vie sociale n’est absolument pas un phénomène technique ; bien au contraire, c’est le fait qu’elle le devienne qui signale une pathologie avancée de la civilisation.

23. C’est déjà le cas de Gilbert Simondon, dans Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1958.

24. Voir J. Ellul et B. Charbonneau, op. cit., p. 107.

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conséquences sociales et politiques dans la trajectoire de la modernité, et moins encore, sans conséquences environnementales (sans compter qu’il est difficile d’imputer à l’imprimerie la ruine de la culture). La rencontre entre la stan-dardisation des opérations imposées par le mécanisme et la dépossession de l’homme par la machine ne correspond ainsi, du point de vue de l’histoire des techniques, qu’à certains cas bien précis. Entre cette rencontre, qui a en effet eu des effets dévastateurs sur les conditions d’existence de millions d’hommes tout au long des xixe et xxe siècles, et le phénomène de la technique en général, il y a un écart qui doit être pensé si l’on ne veut pas que la critique s’applique à un objet mal défini. Or Ellul n’explicite nulle part les raisons et les formes de cette concordance, qui ont pourtant fait l’objet de nombreuses analyses, que ce soit à propos des rapports généraux entre travail, technique et capital, ou plus simplement à propos des transformations historiques qui ont affecté les struc-tures de l’industrie, comme le taylorisme. Plus encore, il refuse ces explications parce qu’elles ne respectent pas le principe de déconnexion entre la technique et les autres sphères de la vie sociale.

Une seconde objection, plus simple, peut être apportée à la conception de la technique proposée par Ellul. Les trois critères retenus convergent en effet vers l’idée selon laquelle la technique s’alimente de ses propres progrès, et cela dans une logique finalisée (Ellul parle d’une « intention technique 25 »). Sur ce point, le contexte historique évoqué plus haut a une importance capitale. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il est vrai que la modernisation technique a souvent été présentée comme la condition indiscutable du relè-vement collectif. Cela fait des années 1950 et 1960 une période tout à fait singulière, où les innovations semblent avoir été systématiquement adoptées et valorisées, laissant penser à un déploiement linéaire et irréversible de la tech-nique. Pourtant l’histoire des techniques connaît de nombreux exemples d’in-novations abandonnées, de techniques anciennes restant utilisées longtemps après leur introduction et, plus généralement, de discordances entre le cours de l’histoire et la généalogie technique elle-même 26. Autrement dit, Ellul semble avoir universalisé un peu rapidement une vision de la technique profondément liée aux spécificités de l’après-guerre en Europe et dans le monde industriel. Car sur un plan conceptuel, l’écart est important entre l’histoire complexe et non finalisée des techniques, et le cas particulier d’une période où l’innovation a été massivement valorisée et soustraite à la discussion publique. Au fond, du propre point de vue défendu par Ellul, cette généralisation d’un cas particulier est contre-productive, car elle conduit à rester peu attentif aux conditions pré-cises dans lesquelles l’innovation technique a été conçue comme une valeur en soi dans certains milieux et à une certaine époque. De ce point de vue encore, l’universalité prêtée à la définition ellulienne de la technique doit donc être relativisée.

25. La technique…, op. cit., p. 48.26. Sur ce point, voir D. Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale,

Seuil, Paris, 2013.

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Le trouble provoqué par la conception implicite de la technique chez Jacques Ellul peut s’expliquer au niveau d’un système idéologique plus vaste, qui prend plus de cohérence à un niveau proprement politique. En effet, on ne trouve pas de réponses directes, dans ses écrits, à la perplexité suscitée par cette conception métaphysique de la technique comme acteur autonome et par la restriction implicite qu’il opère au sein des techniques réelles. S’il en est ainsi, c’est parce que la technique ne prend sens chez lui que par contraste avec un idéal social et politique, voire anthropologique, qui reste le plus sou-vent implicite. La technique n’est conçue comme une interruption de l’ordre humain et ne prend les caractéristiques que l’on vient d’examiner, que parce que cet ordre doit répondre à des critères bien particuliers, dont est exclue toute forme d’engagement avec le monde matériel, avec l’efficacité.

Au terme de la brève histoire des techniques qui fait l’objet du premier cha-pitre de La technique ou l’enjeu du siècle, Jacques Ellul en vient naturellement à la révolution industrielle. Dans un premier temps, il écarte l’interprétation de Lewis Mumford qui consistait à articuler les évolutions techniques et poli-tiques de la modernité à l’explosion quantitative des ressources énergétiques mobilisées par l’industrie et, dans une moindre mesure, aux évolutions qualita-tives des sources d’énergie principales (bois, charbon, pétrole, électricité). Pour répondre à Mumford, Ellul se place lui aussi sur le terrain de « l’éclosion » de la modernité, qu’il rapporte pour sa part à cinq facteurs. De ces cinq facteurs, le quatrième, qu’Ellul nomme « la plasticité du milieu social intérieur 27 », retient l’attention parce qu’il ne semble avoir qu’un rapport indirect avec la technique. En quelques pages qui rompent assez profondément avec le reste de l’ouvrage, Ellul fait alors la démonstration de son engagement tout à fait particulier avec l’histoire des institutions modernes, et notamment telles qu’elles sont apparues à la suite de la Révolution française. Celle-ci, selon lui, a en effet provoqué « la disparition des tabous sociaux et la disparition des groupes sociaux natu-rels 28 ». Par contraste, il dépeint la civilisation chrétienne et monarchique du xviiie siècle comme un ensemble de communautés liées entre elles par une hiérarchie naturelle – ou plutôt rendue naturelle par la croyance en un ordre transcendant, qui donne à chacun une place qu’il n’a en aucun cas le loisir de contester. Sous l’apparence de la rigidité, cette société d’Ancien Régime doit en réalité, selon Ellul, être conçue comme « un milieu social équilibré 29 », puisque les tabous sociaux (portés par les institutions religieuses) interdisent l’appari-tion d’une exigence de progrès ou de bien-être matériel, qui ne peut à terme que corrompre cette harmonie. Fidèle aux justifications traditionnelles de l’or-dre prérévolutionnaire, Ellul conçoit la famille, les corporations, l’Église et, bien sûr, la monarchie, comme les piliers essentiels de cette organisation socio-politique rude, mais juste et vraie. On trouve donc dans ces pages une vision enchantée de la société d’Ancien Régime, qui non seulement précède l’hubris du progrès, mais surtout est régie par une forme d’autorité foncièrement hors

27. La technique…, op. cit., p. 44.28. Ibid., p. 45.29. Ibid., p. 46.

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de portée de la critique. Il s’agit évidemment là d’une conception nostalgique de l’ordre ancien, c’est-à-dire rétrospectivement construite comme une incar-nation de la stabilité.

Or au xviiie siècle, cet ordre naturel, ou plutôt naturalisé, est de plus en plus contesté : le matérialisme philosophique, la lutte contre le clergé, la sup-pression des hiérarchies, tous ces mouvements aboutissent à la destruction de l’ordre immémorial (selon Ellul) de la nature. Le triomphe de l’individu, qui a toujours été salué par la philosophie comme l’acquis des Lumières et de la Révolution, est alors interprété comme la destruction des solidarités anciennes. Selon Jacques Ellul, « cette atomisation confère à la société la plus grande plas-ticité possible », qui est « une condition décisive de la technique 30 ». C’est là que se trouve le cœur de la critique ellulienne de la technique, celle qui résonne le mieux avec les versants théologiques et juridiques de son œuvre : la destruc-tion des institutions d’Ancien Régime (et de leur justification idéelle) sape les fondements mêmes de la condition sociale de l’homme. Car en l’absence des solidarités naturelles, les individus se retrouvent livrés à eux-mêmes, sans repè-res normatifs collectifs, et deviennent cette bête malade sur laquelle la maladie technique a pu se jeter si facilement. L’atomisation de la société devient ainsi la condition pour qu’une technique autonome et destructrice s’impose. Ellul se fait ici l’héritier de Louis de Bonald, qui avait immédiatement accueilli la Révolution comme une catastrophe sociale que seule la restauration de la monarchie pouvait inverser. L’école « rétrograde », pour reprendre le terme de Saint-Simon, considérait en effet que l’idéal d’autonomie de la personne ne pouvait que laisser une société exsangue et dénuée de valeurs, puisque le seul ordre collectif concevable est celui d’une monarchie sous le contrôle divin, c’est-à-dire d’une institution naturelle 31. Contre cette interprétation, la pensée d’Auguste Comte et de ses héritiers, notamment Émile Durkheim, a consisté, dans un dialogue étroit avec les rétrogrades, à concevoir la reconstruction d’un ordre social précisément fondé sur l’idéal de la personne, dans la mesure où celui-ci peut être générateur d’institutions, de structures sociales fortes, de solidarité 32.

Sommes-nous sortis de la question écologique avec ces considérations sur l’héritage intellectuel de la Révolution française ? Pas du tout, car selon Ellul, la naturalité des institutions d’Ancien Régime correspond aussi à un équilibre organique, celui des sociétés agraires et de leurs valeurs. Évidemment, l’équi-libre économique et écologique des sociétés prémodernes est en grande partie un mythe, et l’explosion révolutionnaire de la fin du xviiie siècle le prouve à elle seule, mais cela importe peu à Ellul, qui focalise son intérêt sur le contraste apparent entre une société acritique mais stable, et l’explosion de réflexivité sociale qui a détruit l’ordre naturel pendant la Révolution. La société moderne,

30. Ibid., p. 47.31. Le texte de référence est à cet égard la Législation primitive de Bonald, datant de 1802.32. Sur ces questions, voir B. Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la

science sociale, Hermann, Paris, 2006, et, du même auteur, La société en personnes. Études durkhei-miennes, Economica, Paris, 2006.

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« malléable » et « ductile 33 », pour reprendre la métaphore du texte, a ainsi fait office de proie idéale pour une intention technique dont la longue incubation historique a enfin pu trouver son aboutissement.

Cette argumentation doit là encore susciter la perplexité. D’abord, parce que le geste d’Ellul consiste à faire intervenir un argument antimoderne sur un mode qui, lui, est profondément moderne : celui de la distanciation critique. Le conservatisme d’Ellul est donc paradoxal, puisqu’il n’invoque la naturalité du social prémoderne qu’au moment où celle-ci est contredite par les faits. Il faut ensuite rappeler que l’histoire (et pas seulement celle de l’Occident moderne) est faite de nombreux moments de déstabilisation, d’intensification de la cri-tique et de l’incertitude sociale, qui aboutissent parfois à des discontinuités sociales majeures. Alors pourquoi celui de la fin du xviiie siècle, en Europe, aurait-il donné lieu à la catastrophe finale et pas les autres ? Comment expli-quer cette rupture du temps historique en deux parties, dont l’une seulement aurait une existence légitime ? Selon Ellul, l’accroissement de la division du travail, les évolutions de l’institution religieuse, la stimulation de l’économie par la science ou encore les transformations du rôle de l’État et du droit, c’est-à-dire l’ensemble des mouvements historiques qui caractérisent cette période et qui sont redevables d’explications complexes et nuancées, sont réductibles à un coup de théâtre au cours duquel la société cède à « la technique ». Aucun autre élément d’explication n’est fourni pour ce moment clé de l’histoire humaine, au cours duquel non seulement les cadres de l’existence collective ont été rené-gociés, mais aussi et surtout les cadres des relations à la nature. Évidemment, la déflagration idéologique qu’a été la Révolution française correspond à un moment de désajustement entre l’ordre social et les institutions politiques cen-sées le représenter, mais ce désajustement, loin d’être un abandon du politique, a provoqué sa redéfinition. Les idéaux des Lumières, ainsi que leurs réinter-prétations successives au cours des xixe et xxe siècles, n’ont pas été immédia-tement traduits dans un nouvel ordre susceptible d’être naturalisé (c’est-à-dire d’être conçu comme légitime par le plus grand nombre), mais ils ont donné sa matière à la pensée politique depuis deux siècles. Cette longue reconfiguration des mœurs, des lois, des formes du savoir et de l’autorité politique, a d’ailleurs également affecté la façon dont l’environnement naturel a été conçu, et c’est encore à cette séquence historique que nous appartenons.

Il n’est donc pas possible de dissocier le propos d’Ellul sur la technique de cette caractérisation de l’identité politique des modernes, ou plutôt de leur supposée absence d’identité politique. Car le modèle d’émancipation qu’il propose, au sein duquel l’harmonie des relations avec la nature joue un rôle central, dépend entièrement de la conception qu’il se donne de la société. Et c’est bien celle-ci qui distingue Ellul des principaux scénarios alternatifs de ce qu’on peut appeler la « catastrophe technique », qui a occupé de nombreux pen-seurs au xxe siècle. Pour certains, c’est l’extension de la rationalité scientifique

33. La technique…, op. cit., p. 48.

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à l’univers de la pratique qui a rendu la technique incontrôlable (Husserl et Heidegger), pour d’autres, c’est l’expansion du capital qui a soumis la machine à ses fins (Marx et ses héritiers), et pour d’autres encore, le problème doit être situé sur le plan de l’éthique, dont les cadres traditionnels ont été rapidement incapables de prendre en charge la responsabilité de l’homme moderne pour la nature (Hans Jonas). En rendant la technique irréductible à la science, à l’éco-nomie ou à la morale, Jacques Ellul met hors jeu toute possibilité d’éclairer et de critiquer dans leur complexité les cadres normatifs nés avec la modernité et qui sont au cœur des ambitions intellectuelles de ses contemporains.

Par contraste, l’idéal normatif implicite d’Ellul peut apparaître : c’est celui d’une société qui ne tient qu’à des principes humains déliés des contingences matérielles, à des valeurs élaborées par et pour une communauté qui ne se conçoit que comme un ensemble de volontés à organiser, et qui se rassemble autour d’un chef. Paradoxalement, la conception abstraite de la liberté indi-viduelle qu’il adopte rassemble sous une même « naturalité » l’aspiration per-sonnelle à l’émancipation et la soumission aux formes anciennes de solidarité (c’est-à-dire à la critique de l’« individualisme »). La description qu’il donne des sociétés non modernes, censées incarner cet idéal, est donc généreuse, mais naïve : selon lui, leur chance est de n’avoir pas été configurées par la techni-que, car les outils dont elles font usage ne sont que des prolongements de l’ac-tion humaine, n’agissant pas en retour sur les conditions d’existence collective. Mais les objections abondent. La coévolution entre l’homme et la technique suggère qu’anthropos lui-même est en partie le produit de la technique 34 ; les grandes transitions que les sociétés humaines ont connues, comme la domesti-cation des animaux, sont indissociablement techniques et sociales 35 ; et enfin, l’argument qui pèse sans doute le plus lourd dans la critique : le développement de la technosphère n’a pas tant conduit à la destruction de l’homme comme entité générique, qu’à l’accroissement d’inégalités sociales à l’échelle locale et globale 36. La haine des médiations affichée par Ellul donne à sa pensée de la technique un caractère absolument singulier, puisque, comme on l’a déjà sug-géré, elle ne peut se déployer que de façon négative : étant considérée a priori comme un corps étranger au sein des relations humaines, elle est d’abord clivée en une distinction entre l’outil et la technique, pour ensuite être traitée comme une aliénation radicale du social ; une aliénation qui lui est pourtant constitu-tive. La faillite des modernes apparaît donc sur fond d’un imaginaire social tout à fait baroque, qui associe à une lecture au premier degré de Bonald un mythe des origines où la société est libre de l’emprise technique. De ce point

34. Au-delà des spéculations de Marx et Engels à ce sujet, voir K. Gibson et T. Ingold (ed.), Tools, Language and Cognition in Human Evolution, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

35. Pour une référence classique, mais qui garde tout son intérêt, voir A.-G. Haudricourt, « Domes-tication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, vol. 2, n° 1, 1962, p. 40-50.

36. Sur ce point, voir la notion d’« accumulation par dépossession » chez David Harvey, et la réé-laboration qu’en propose Alf Hornborg sous le nom de « fétichisme de la machine », dans Global Ecology and Unequal Exchange, Routledge, Londres, 2011.

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de vue, le sentiment d’évidence avec lequel s’imposent parfois les propositions d’Ellul perd de sa consistance.

Mais au-delà des embarras logiques qu’implique cette contradiction ini-tiale, c’est sa charge idéologique qu’il convient de repérer. Car la construction d’une figure non médiatisée de la vie sociale (et humaine) conduit Jacques Ellul à faire sien un régime de la critique extrêmement délicat. Au fond, l’opé-ration qu’il réalise relève de la critique des fausses idoles : les modernes se sont livrés corps et âme à l’idole technicienne, et seuls quelques prophètes auront su anticiper cette funeste trahison. L’ambition eschatologique d’Ellul se dissimule difficilement derrière ce discours de la démystification : l’opération critique qu’il propose est porteuse d’une vérité qui attend son heure. Or celle-ci ne correspond pas à la mise au jour des formes historiques complexes que prend l’intrication du social et du matériel, mais au retour à la seule vraie idole (qui n’en est donc pas une), celle du sacré, de la religion. Alors que la technique est un fétiche, c’est-à-dire l’objet d’une croyance dont on peut démasquer l’arti-fice, le sens du sacré est inscrit dans la nature humaine 37, il est une aspiration légitime et la modalité incontournable des relations normales entre l’homme et le monde. L’objectivation et la dépossession techniciennes ne sont donc pas la trahison de n’importe quel homme, mais de l’homme défini par sa relation à une vérité absolue, qui comme telle ne se discute pas. Peu importe que celle-ci soit ancrée dans telle ou telle tradition religieuse, l’essentiel, du point de vue de la compréhension d’Ellul, est que soit instaurée une asymétrie fondamentale entre la vérité technique, qui a le défaut d’être construite, et une vérité de bon aloi, non construite ou en soi, qui prend pour Ellul le nom de religion, mais qui peut en prendre d’autres 38. Cet absolutisme conceptuel est encore une ins-tance de l’antimodernisme foncier d’Ellul, de son appartenance à la tradition de refus de la modernité, qui se double ici d’une désignation des tentatives véritablement critiques comme illusoires. Or cette conception de la critique comme révélation d’une vérité préalablement donnée commande à la fois la conception de la technique comme une substance irréductible, déconnectée et apparue par délégation des propriétés humaines, le refus de la modernité politique entendue comme héritage problématique de la Révolution française, et l’incapacité à comprendre le fait social comme un arrangement d’hommes et de choses. Ces trois opérations conceptuelles qu’il faut lire dans l’œuvre d’Ellul se déploient à partir d’une assise idéologique qui fait de l’homme un être saisi par une vérité absolue, qui conditionne ses relations sociales et son aspiration à la liberté. Typiquement prémoderne, cette anthropologie philoso-phique légitime la conception de la technique comme un mal radical, extrinsè-que à la condition naturelle de l’homme et de ses rapports au monde, puisque tout engagement de la pensée et de la pratique dans la matière, dans les choses,

37. La technique…, op. cit., p. 130, et le thème de la technique comme sacrilège.38. Nous empruntons à Bruno Latour cette distinction entre une critique asymétrique, opposant

vérités « faites » et vérités « trouvées », et une critique visant à symétriser des opérations de pensée homogènes – tout en ne supposant pas qu’elles se valent nécessairement. Voir, de cet auteur, Sur le culte moderne des dieux faitiches, La Découverte, Paris, 2009.

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apparaît comme une scandaleuse compromission à l’égard d’une vérité qui n’est pas de ce monde.

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L’écologie a tout à perdre d’un alignement – explicite ou implicite – sur ces opérations critiques, et cela sur un plan intellectuel comme politique. Évi-demment, il est difficile de se prononcer aujourd’hui sur la véritable identité culturelle de l’écologie, et c’est pourquoi il faut en passer par les approches sociologiques et historiques de ce courant de pensée. Or celles-ci nous appren-nent que la remise en jeu de l’idée de nature dans la pensée sociale et politique s’est faite depuis le xixe siècle selon des voies très diverses, allant de la nostalgie romantique à l’égard d’une harmonie perdue avec la nature, jusqu’à un enthou-siasme moderniste et technophile. À des fins de clarification, il est possible de dégager deux positions principales : soit la nature est considérée comme un nouveau point de vue théorique, à partir duquel il devient possible de relire nos institutions morales, sociales et politiques, auquel cas il faut prendre au sérieux le tournant historique qu’a été la modernité à cet égard ; soit cette même nature est conçue de façon monolithique comme la victime collatérale d’un déraille-ment de l’histoire dont il n’y a rien de plus à dire sinon qu’il nous conduit à la catastrophe. De ce point de vue, Ellul a construit sa critique en empruntant certains aspects de la seconde voie, c’est-à-dire de la pensée réactionnaire, tout en les associant à une inspiration libertaire qui a aussi ses origines socialistes. En nous contraignant à choisir entre l’écologie et la modernité, il nous conduit à une impasse, puisque l’écologie ne pourra se formuler et se déployer qu’au sein d’une modernité bien présente, comme une renégociation des termes onto-logiques et sociologiques qui l’ont définie.

L’écologie de Jacques Ellul, si elle existe, est entièrement négative : elle consiste en un déni des médiations techniques constitutives de toute société, et donc a fortiori des formes spécifiques qu’elles ont prises avec la modernité, au cours des deux derniers siècles. Plus grave, elle commet l’erreur que la tradi-tion écologiste, dans ses meilleures formulations, a pu voir dans les institutions modernes elles-mêmes : elle rend invisible la teneur réelle des rapports entre le monde social et les milieux naturels qui ont pris forme durant cette séquence historique. En concevant le règne de la technique comme une dénaturation de la société et de l’homme, Ellul met paradoxalement la technique hors de portée de la critique. Et en faisant de la nature un au-delà de la politique, il sous-trait l’ensemble des relations que l’on tisse avec elle à la critique – exactement comme les politiques modernes l’ont fait en y voyant un en deçà de la politique. Car il s’agit bien de l’un des enjeux intellectuels majeurs de l’écologie politi-que, et plus largement de l’introduction de l’idée de nature dans les sciences sociales : alors que les politiques modernes ont bien souvent consisté à faire des rapports collectifs à la nature un enjeu infrapolitique, un ensemble d’affai-res factuelles susceptibles d’être déléguées à l’expertise technoscientifique, la réflexivité sociologique, historique, philosophique, consiste à remettre en jeu le politique à travers la nature, ou la nature à travers le politique. De ce point de

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vue, l’écologie doit se concevoir comme un héritage de l’adhésion critique à la modernité, c’est-à-dire des critiques sociologiques de l’idéal moderne.

S’il fallait caractériser positivement l’apport de Jacques Ellul aux enjeux écologiques, il faudrait donc le ranger dans la catégorie des « lanceurs d’aler-tes », des whistleblowers. Car au-delà de la rhétorique du « système » qui émaille ses ouvrages et de son conservatisme intellectuellement inacceptable, Ellul a sans doute joué un rôle important dans la constitution d’une arène de controverses autour de la technique. En apportant des éléments matériels à la discussion et en les rendant accessible à un large public, il a contribué à désta-biliser les promesses du développement et à mettre en avant leurs relations à la question écologique, avant que toutes ces questions ne trouvent des formula-tions théoriques plus solides.

Pierre charBonnier est philosophe, chargé de recherches au CNRS (LIER-EHESS). Ses travaux portent sur les relations entre les sciences sociales et l’écologie. Il est l’auteur de Lafind’ungrandpartage.NatureetsociétédeDurkheimàDescola (CNRS Éditions, 2015).

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