l’afrique et la modernité des sciences sociales

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L'AFRIQUE ET LA MODERNITÉ DES SCIENCES SOCIALES Florence Bernault Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2001/2 n o 70 | pages 127 à 138 ISSN 0294-1759 ISBN 2724628896 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2001-2-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Florence Bernault, « L'Afrique et la modernité des sciences sociales », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2001/2 (n o 70), p. 127-138. DOI 10.3917/ving.070.0127 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 184.60.31.251 - 29/05/2015 18h14. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 184.60.31.251 - 29/05/2015 18h14. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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L'AFRIQUE ET LA MODERNITÉ DES SCIENCES SOCIALESFlorence Bernault

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2001/2 no 70 | pages 127 à 138 ISSN 0294-1759ISBN 2724628896

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2001-2-page-127.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Florence Bernault, « L'Afrique et la modernité des sciences sociales », Vingtième Siècle. Revued'histoire 2001/2 (no 70), p. 127-138.DOI 10.3917/ving.070.0127--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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127Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 70,avril-juin 2001, p. 127-138.

ENJEUX

L’AFRIQUE ET LA MODERNITÉDES SCIENCES SOCIALES

Florence Bernault

En multipliant les exemples (du « triba-lisme » à une relecture de Foucault, de la cli-nique coloniale aux totalitarismes d’État etau génocide rwandais), cet « Enjeux »bouillonnant invite à la réflexion et à desdébats – que

Vingtième Siècle

est toujoursprêt à accueillir (cf. l’article de CatherineCoquery-Vidrovitch dans notre n

o

61). Com-ment sortir des provincialismes de l’histoireafricaine et favoriser son renouveau épisté-mologique déjà en plein essor ? Commentprendre en compte les singularités histo-riques qui s’affirment là-bas tout en encou-rageant la circulation – à double sens – desproblématiques entre Nord et Sud ? Com-ment, surtout, convaincre les historiens del’Europe et du Nord que sous peine de seprovincialiser à leur tour, leur disciplinedoit impérativement mieux connaître lesinnovations théoriques et méthodologiquesapportées par l’histoire des pays du Sud ?

ffet de fin de siècle ou résultat deseffondrements historiques qui s’y sontaccumulés en série, les sciences hu-

maines sont entrées dans l’ère du « post ».Postmodernisme, postmarxisme, postlibé-ralisme, postnationalisme et postcolonia-lisme fleurissent dans les agendas des ana-lystes, cache-misère de nos incertitudesface à la disparition des repères anciens.En attendant que le troisième millénairedécouvre ce qu’il y avait de « pré » dansnos décades terminales, on peut se réjouirque les pays du Sud, carrefours des évolu-

tions parmi les plus spectaculaires dusiècle présent, soient désormais en posi-tion de prétendre à un recentrage scienti-fique longtemps attendu. Car ces mondesont vu fleurir dans le siècle la plupart dessecousses, des recompositions et des ques-tionnements qui affleurent aujourd’hui auxrives septentrionales. Mieux, ils ont, dé-passant la vieille Europe, commencé à pro-duire une bibliothèque savante dont lesapports ne peuvent être ignorés qu’aurisque d’un appauvrissement sérieux descapitales intellectuelles aujourd’hui domi-nantes.

Il fut un temps où le futur implicite del’histoire coïncidait avec le leadership del’Occident, l’imposition du modèle del’État-nation, le triomphe attendu de l’éco-nomie industrielle et capitaliste. Qui dé-rivait de ces trajectoires était repêché autitre de retardataire, « en voie de dévelop-pement », ou « émergeant », simples aber-rations temporaires servant de confirma-tion à la règle générale. Depuis la fin desannées 1980, la surprenante continuité detelles résistances en Afrique et ailleurs, etl’effritement concomitant des horizonséconomiques et étatiques au cœur dumonde occidental, fait que l’interrogations’est déplacée et que les doutes se sontélargis. L’Occident partage désormais avecle Sud une incertitude fondamentale, quiporte non seulement sur la capacité de noscontrées à diffuser un modèle idéologiqueet économique valide, mais sur la pé-

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rennité de ces structures à informer le futurproche en Occident même. Que va-t-il ad-venir des nations européennes sous ladouble poussée des replis identitaires etdu déclin des souverainetés nationales ?Jusqu'à quel point la globalisation desmédias et de la culture de masse mena-cera-t-elle l’autonomie créatrice des patri-moines locaux ? Or ces questions ont étédepuis longtemps au cœur de la compré-hension de la période moderne en Afrique,continent dominé, colonisé, en proie à unesérie de crises politiques, sociales et cultu-relles majeures, continent « globalisé »depuis plus de trois siècles. Et, à ce titre, la-boratoire possible de la modernité aléa-toire dans laquelle pénètre désormaisl’Occident

1

.En France, ce retournement de perspec-

tive s’appuie sur une nouvelle générationd’africanistes qui affrontent des enjeuxproblématiques radicalement transformés.Dans les années 1980 et 1990, la dissipa-tion des illusions du tiers-mondisme, ren-forcée sur le continent africain par unesérie de désastres économiques et poli-tiques, mais aussi par de spectaculairesavancées sociales et intellectuelles, a incitéles observateurs à abandonner des sché-mas d’analyse trop rigides et à passer d’uneperspective militante et téléologique à uneapproche plus distanciée, plus fragmentéeet plus professionnalisée, qui joue sur leregistre de l’universalité disciplinaire

2

.L’histoire de l’Afrique est-elle pour autant

devenue une histoire comme les autres ?

Non. Car ces changements de focale révè-lent une curieuse continuité : aujourd’huipas plus qu’hier, le continent ne parvient às’imposer comme un foyer producteur denormes épistémologiques. Les conceptscontinuent de s’y imposer dans le seul sensnord-sud : c’est à qui brandira son Fou-cault, Gramsci ou Weber (Marx ayant tem-porairement disparu de la circulation) pourdécortiquer l’histoire sub-saharienne, maisl’aller-retour fonctionne mal ou pas dutout. Pour employer un vocabulairequelque peu daté mais éclairant, alors queles africanistes s’essoufflent à poursuivreles pistes balisées par leurs collègues ducentre

(mainstream),

ces derniers sepréoccupent peu d’aller chasser à lapériphérie

3

. L’Afrique est moins quejamais un modèle pour les intellectuels del’Occident.

L’AFRIQUE PENSÉE D’AILLEURS

En France, un bon africaniste est un afri-caniste mort. La trajectoire des spécialistesles plus en vue le démontre : exception-nels sont ceux qui, comme les historiensCatherine Coquery-Vidrovitch et ElikiaM’Bokolo, ont réussi à atteindre uneaudience large sans abandonner leur ter-rain d’élection. Georges Balandier, socio-logue défricheur des ambiguïtés sociales etculturelles de l’Afrique centrale, a émergédans le paysage médiatique national à

1. Il ne s’agit évidemment pas d’instrumentaliser l’Afriqueau profit des sciences sociales du Nord, mais de plaiderpour une vraie circulation des savoirs sur la scène scienti-fique mondiale. Si l’Afrique nous sert ici de guide particulier,d’autres pays du Sud peuvent susciter une réflexion simi-laire.

2. Cela surtout pour les chercheurs blancs, les chercheursafricains de la nouvelle génération se situant pour certainsdans une perspective beaucoup plus critique et militante.Voir les réflexions mordantes sur l’extraversion du savoirscientifique africain de Paulin Hountondji, ancien norma-lien, agrégé de philosophie et spécialiste de Husserl, dansl’introduction au livre qu’il a dirigé sur

Les savoirs endo-gènes. Pistes pour une recherche

(Paris, CODESRIA, 1994), etl’article de Ch. Didier Gondola sur « La crise de la formationafricaine en France, vue par les étudiants africains »,

Poli-tique africaine,

65, 1997, p. 132-139.

3. Déjà, l’école des

Subaltern Studies

née en Inde parmides historiens locaux et dirigée contre l’ethnocentrisme deshistoires coloniales de leur pays, a été productrice de ré-flexions théoriques de grande envergure et très largementpopularisée dans les départements d’histoire des universitésaméricaines. Le livre de l’historien Mamadou Diouf,

L’histo-riographie indienne en débat. Colonialisme et sociétés post-coloniales

(Paris, Karthala, 1999) fournit une excellente in-troduction à cette école. La nouvelle collection qu’il dirigeavec Peter Geschiere (« Histoires des Sud », Karthala) doitcontribuer à la publication en français d’ouvrages sur le Sudécrits par ses propres historiens. On aura une idée du renou-vellement épistémologique entraîné par ces nouvellesouvertures en lisant le travail de l’historien Benedict An-derson,

L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine etl’essor du nationalisme

(Paris, La Découverte, 1996). Cetouvrage, devenu un classique en langue anglaise, recentrel’émergence des nations modernes autour du modèle forgéau 19

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siècle par les élites métisses et coloniales de l’Amé-rique latine et de l’Asie du Sud-Est.

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partir du moment où il s’est échappé des li-mites du continent, tout comme MarcAugé, ex-arpenteur des mutations reli-gieuses de l’Afrique de l’Ouest et désor-mais promeneur européen

1

. Au-delà deschoix personnels, au-delà même descontraintes posées par l’ethnocentrisme del’establishment universitaire français

2

, cesparcours ne sont-ils pas le symptôme d’unrelatif déficit d’ambition des spécialistesvis-à-vis de la capacité de l’Afrique à s’im-poser, en soi, dans le paysage intellectuelhexagonal ? L’africanisme ne reste-t-il pasmarqué par un certain complexe d’infério-rité, qui l’a fait passer alternativementd’une attitude de repli sourcilleux à la re-cherche anxieuse de l’onction pontificaledes petits Vaticans de l’historiographiedominante

3

?Cette marginalisation s’est nouée en

France en deux moments successifs : dansles années 1950, la fondation de l’histoireafricaine s’est appuyée sur le souci d’exal-ter la spécificité du continent et de lui for-ger des outils analytiques propres. Consti-tuée il y a à peine quarante ans en Afrique,en Europe et aux États-Unis dans uncontexte politique qui chargeait la jeunediscipline de devoirs accablants, l’histoireafricaine s’est construite en s’opposant di-rectement au postulat de la domination co-loniale, celui d’une Afrique primitive, im-mobile et privée d’histoire. Au sortir desindépendances, les historiens se sont atte-lés à reconstituer le passé ancien du conti-nent en établissant fermement les contoursd’une histoire riche et multimillénaire.Cette phase de conquête et d’affirmation

scientifique, qui explique l’extraordinaireenvergure des acquis édifiés en quatre dé-cennies à peine, ne pouvait en revancheque tendre à enfermer l’Afrique dans uncertain ghetto intellectuel et méthodo-logique. Jouant sur l’affirmation de la spé-cificité du continent et des outils scienti-fiques à sa mesure (priorité des sourcesnon écrites, de la linguistique et de l’ar-chéologie, emprunts à l’anthropologiepolitique et sociale), elle a contribué àfreiner la visibilité des spécialistes dans lechamp des disciplines générales.

En 1979, la parution de l’ouvrage deJean-François Bayart,

L’État au Cameroun,

ouvrit une brèche dans ce bastion. Centrésur une analyse fine des batailles poli-tiques menées par les élites camerounaisesau moment de l’indépendance, il redonnaitsa place aux initiatives et aux talents indi-viduels, décortiquait les débats et les incer-titudes du quotidien, bref, décidait deparler de la vie publique au Camerouncomme il l’aurait fait de n’importe quellerégion ou pays occidental. Jean-FrançoisBayart revendiquait explicitement de re-venir à la « banalité de l’Afrique » : banaliténon pas aplatissante ou méprisante, maisoutil herméneutique permettant de dé-livrer le continent de son bagage exotique,de ses frilosités scientifiques et de son pié-destal méthodologique. Il démontrait com-ment l’utilisation de concepts générauxpermettait d’éclairer la spécificité de l’ex-périence du politique au Cameroun, etqu’une bonne connaissance de Weber oude Gramsci s’avérait aussi indispensablequ’une familiarité éprouvée avec les rituelsde pouvoir dans les

grassfields.

Vingt ans après, force est de constaterque cette percée épistémologique, en sus-citant l’invasion des concepts extérieursdans le champ africaniste, a largementéchoué à renverser l’orientation des in-fluences. C’est en fait une seconde capturede l’Afrique qui s’en est trouvée renforcée,relégation passive du continent dans la ca-tégorie des « cas d’étude ». À partir desannées 1980, chez certains chercheurs,

1. Derniers ouvrages parus : Elikia M’Bokolo,

Afriquenoire. Histoire et civilisations,

Paris, Hatier-Aupelf, 1992 ;Catherine Coquery-Vidrovitch,

L’Afrique et les Africains au

XIX

e

siècle,

Paris, Armand Colin, 1999 ; Georges Balandier,

Conjugaisons,

Paris, Fayard, 1997 ; Marc Augé et

al.,

DianaCrash,

Paris, Descartes & Cie, 1998.2. Cf., sur ce problème, l’article de Catherine Coquery-Vi-

drovitch, « Plaidoyer pour l’histoire du monde »,

VingtièmeSiècle. Revue d’histoire,

61, 1999, p. 111-125.3. Je dois cette image à Jean-Émile Mbot, professeur d’an-

thropologie à l’université de Libreville (Gabon). Dernièreparution : « Quand l’esprit de la forêt s’appelait jachère »,dans Louis Perrois (dir.),

L’esprit de la forêt,

Bordeaux,Musée d’Aquitaine, 1997.

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l’obsession montante de sortir du ghettoafricaniste et d’acquérir une notoriété uni-versitaire élargie s’est traduite par des pos-tures d’imitation : emprunt forcené desconcepts élaborés pour l’Europe et l’Occi-dent et importation à sens unique de l’éru-dition académique. Articles et ouvrages ontfoisonné qui disséquaient l’Afrique au seulprofit des penseurs et des modes del’Occident

1

. Trop peu, en revanche, s’ensont nourris pour réinterroger les certi-tudes du Nord. Or il n’est que temps depenser l’Afrique non seulement comme unchamp original et autonome, mais aussicomme un lieu essentiel pour formulerl’histoire du temps présent.

DE L’OBJET AU SUJET : COMMENT DIRE LEMONDE À PARTIR DES « AIRES MARGINALES »

Que voit-on advenir en Afrique ? D’uncôté, le délitement des États-nations, lamise sous tutelle financière internationale,l’invasion du démagogisme et du popu-lisme tribaliste, l’échec de la diffusion ducapitalisme libéral au profit d’un accapare-ment restreint des profits par des élites cri-minalisées et des compagnies internatio-

nales prédatrices. D’un autre côté, uneextraordinaire flexibilité et vitalité desstructures familiales et associatives, l’éland’un débat public que les régimes autori-taires ne réussissent nulle part à étouffer,une continuelle inventivité populaire dansl’utilisation des ressources économiques,mais aussi religieuses, idéologiques etsociales. Où que le regard porte, chargéd’admiration ou d’opprobre, une évidences’impose : l’Afrique renferme les germesd’une trajectoire historique qui n’est dé-cidément pas réductible à celles suivies parl’Occident. Cela suffit à interroger lesconceptions braudéliennes sur lesquellesnombre d’historiens vivent encore, et quiconsidèrent l’histoire du monde commecelle de la montée en puissance de l’Eu-rope et de sa civilisation matérielle

2

. Pour-quoi ne pas aller plus loin, et opérer unerévolution copernicienne dans l’orienta-tion des perspectives épistémologiques, ens’essayant à repenser certaines des mani-festations du monde présent à la lumièredu vieux continent noir ?

Qu’on y songe : pour la période colo-niale seule (moins d’un siècle), l’Afriquetout entière a basculé dans l’avènement dedominations politiques totales et étran-gères, l’absorption dans un rapport écono-mique subalterne, la formation précipitéed’États-nations, l’invasion massive de nou-velles références culturelles et religieuses.Le fonctionnement et la légitimité desÉtats, comme la capacité de résistance dessociétés civiles, y a été testé dans sesmoindres replis. Les logiques économiquesimposées par l’ordre colonial ont été large-ment transformées, soit par le lent travailde sape des habitus sociaux et culturels lo-caux, soit par leur violente réorientation au

1. La ténuité de la visibilité des chercheurs africains horsde leur continent ne contribue pas peu à ce problème. Leshéritages coloniaux sont à blâmer comme la politique dé-sastreuse de trop de régimes actuels en Afrique comme enEurope. Depuis les années 1960, la politique française de larecherche a encouragé l’inféodation de nombreux départe-ments aux universités mères métropolitaines. En Afrique an-glophone, où ces liens de dépendance sont moins marqués,beaucoup d’universités souffrent de tares aussi dramatiquesque leurs homologues francophones : manque de moyensmatériels, extrême restriction du marché local qui interditune politique saine de publications nationales ou ré-gionales, manque de débouchés professionnels, suspicionmarquée du pouvoir, fuite des cerveaux dans la politique ouà l’étranger. Après quarante ans d’existence et un bilanscientique souvent remarquable, la situation actuelle de cesuniversités est marquée par le déclin, la survie difficile et unprovincialisme accru. À côté de quelques rares centres quiont maintenu leur rayonnement continental et international(en Afrique francophone l’université de Dakar, et le CO-DESRIA, organisme panafricain de recherches en sciencessociales), la plupart se sont repliés sur les études micro-régionales seules à la portée des moyens de recherche lo-caux. Hormis quelques figures exceptionnelles (ValentinMudimbe, Lansiné Kaba, Achille Mbembe, ou MahmoodMamdani) qui ont trouvé pour la plupart refuge dans descentres de recherche à l’étranger, les chercheurs africainsrestent donc peu visibles sur la scène internationale.

2. Question examinée par l’historien Steven Feierman :« African Histories and the Dissolution of World History »,dans R.H. Bates, Valentin Mudimbe, Jean O’Barr (dir.),

Africa and the Disciplines. The Contribution of Research inAfrica to the Social Sciences and Humanities,

Chicago, Uni-versity of Chicago Press, 1993 ; et plus récemment par legrand historien indien (né au Kenya) Dipesh Chakrabarty,

Provincializing Europe : Post-Colonial Thought and Histo-rical Difference,

Princeton, Princeton University Press, 2000.

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profit de prédations internationales. Leprojet impérial, en suscitant la destructiondes croyances anciennes et l’adoption deréférences allogènes, a inauguré toute unesérie de processus d’accaparement, de di-gestion, de rejet et d’innovation du culturelet du social. Dans les dernières années dece siècle enfin, l’Afrique postcolonialesemble être le berceau d’une modernité àcontre-courant des prédictions élaboréesdans les années 1960. Loin des illusionsdéveloppementalistes qui prévoyaient l’iné-vitable triomphe d’une « rationalité » éco-nomique et idéologique sur laquelle l’Oc-cident ne cesse de s’interroger aujourd’hui,la fin du siècle s’épanouit au rythme de lafloraison du recours au religieux et auxcristallisations identitaires. L’ampleur deces contaminations, et de leurs rejets, atransformé l’Afrique en un vaste champd’expérimentation du temps présent qui,loin de confirmer le triomphe de l’Europe,interroge la nature réelle de son expansionet son destin ultime.

En réponse à ces enjeux, un renouveauépistémologique commence à se manifesterdans les sciences sociales africaines. Il suffitpour s’en convaincre d’aller visiter quelques-uns des chantiers ouverts par les chercheursqui interrogent les disciplines générales :ainsi l’histoire de la bio-médecine, le destindes ethnies et de l’État-nation. En com-mençant par une relecture de Foucault.

DÉPASSER FOUCAULT

Depuis quinze ans, les travaux les plusnovateurs sur la période coloniale se sontappliqués à déconstruire la cohésion de ladomination et celle de la soumission. L’in-fluence de Foucault n’y est évidemmentpas étrangère, qui nous a habitués à pen-ser le pouvoir en termes de capillarité et departage, et à lier indéfectiblement subal-ternes et dominants. Mais l’histoire de lacolonisation, sur laquelle ce dernier n’ajamais vraiment réfléchi, a fait plus qu’em-prunter au philosophe français. Elle remet

aujourd’hui en cause la notion, centralechez celui-ci, de rupture historique.

Au rebours d’une science qui, de Hegelaux

Annales,

restait attachée à la notion decontinuité comme principe moteur de l’his-toire, la réflexion de Foucault s’attache àdiscerner des moments de rupture massive,l’existence de charnières temporelles auseuil desquelles des communautés entièresbasculent, brutalement mais d’un mêmemouvement, d’un principe culturel à unautre. Il en est ainsi de l’Europe à la fin du18

e

siècle, qui verse d’un bloc dans l’adop-tion du disciplinaire et du carcéral, commeelle a versé, au 16

e

siècle, dans un nouveaupartage entre folie et raison. Pour Foucaultnéanmoins, en changeant d’univers mental,et malgré l’ampleur de leurs clivages so-ciaux et idéologiques, les sociétés euro-péennes restent mues par un consensus his-torique profond. Le basculement culturelqui les bouleverse surgit des profondeursmême de leur histoire, et ne remet en causeni leur vitalité ni leur intégrité.

L’ordre colonial met en branle un pro-cessus historique radicalement différent.En effet, l’innovation culturelle est icitentée de l’extérieur, par le haut (les auto-rités coloniales), selon des croyancesétrangères aux indigènes. Elle doit dès lorsutiliser l’oppression politique qui fait s’af-fronter, du moins jusqu'à un certain point,société dominante et société dominée. Elledoit ensuite se conformer aux continuelseffets de la divergence maintenue entre cesdernières. D’un côté, l’ordre colonial est unordre simple, qui oppose clairement gou-vernants et gouvernés, et présente donc uncas « purifié » de contrainte sociale où lesphénomènes historiques – en particulierles procès d’innovation culturelle – appa-raissent comme hypertrophiés. D’un autrecôté, une telle situation génère des situa-tions de pouvoir essentiellement ambigüeset aléatoires, livrées aux cahots des straté-gies de résistance, de refus, d’appropria-tion ou d’indifférence des colonisés.

Parmi ceux qui sont allés le plus loindans l’exploration de ce complexe, l’histo-

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rien Achille Mbembe a accumulé un travailempirique et théorique particulièrementnovateur

1

. Ces nombreux écrits s’écartentdes analyses classiques de la situation colo-niale comme l’affrontement de mondes etde valeurs mutuellement excluantes, et pro-posent une description serrée des effets decirculation de pouvoir et de résistance

2

.Mais surtout, Achille Mbembe montre com-ment la colonisation, bien plutôt qu’elle neprovoque la disparition des patrimoinesculturels et idéologiques africains locaux,superpose à ceux-ci de nouvelles couchesde sens et d’action. Le colonisé, qui se situeet agit désormais dans des univers sociauxconcurrents, cultive sa capacité à se projetersur plusieurs scènes d’action, à multiplierses identités domestiques et publiques. Iltente d’accumuler les ressources idéolo-giques ou économiques, que celles-ci soienteuropéennes, locales, régionales, collec-tives ou personnelles. La colonisation ouvreainsi l’ère des simulacres et projette surl’avant-scène une figure qui nous sembleaujourd’hui étrangement familière : celle del’

homo ludens,

inventeur d’identités pré-caires et instables, puisant au stock dé-multiplié des références disponibles pourinventer les fables du quotidien.

En effet, le projet autoritaire de lacolonie se heurte à deux obstacles : sonincomplétude, c’est-à-dire l’incohérencepropre de son discours et de ses pratiquessur le terrain, et les stratégies de fuite, phy-siques et symboliques, qu’adoptent les co-lonisés. Sans la connaissance de ces partsde « raté », d’inattendu et de désordre

3

,l’évaluation du projet colonial reste impos-

sible. En retour, ces cheminements per-mettent de questionner la cohérence duprojet disciplinaire en Occident, et plus lar-gement l’histoire du pouvoir en Europe

4

.Le déchiffrement de tels phénomènes ne

porte de leçons utiles que si les non-spécia-listes s’évadent du malentendu qui s’entête àdécrire l’Afrique comme un agrégat de so-ciétés fermées, limitées et homogènes, alorsque la capacité de ces communautés com-plexes et sophistiquées à absorber et mani-puler l’extraordinaire déversement de sensqu’a représenté la colonisation est unepreuve, non seulement de leur profondehistoricité, mais de leur connivence fonda-mentale avec les sociétés occidentalescontemporaines. Juste retour des choses : àl’exemple de l’Afrique, notre monde post-moderne, celui de la circulation des médiaset des marchandises, de l’import-export desmodèles sociaux et politiques, de la perméa-bilité des souverainetés territoriales et éta-tiques, se comprend peut-être mieux en sui-vant les logiques de la prolifération de sens,plutôt que celles des ruptures historiques etdu cloisonnement des disciplines

5

.

1. Parmi ses nombreuses publications, lire son dernierlivre,

De la Postcolonie,

Paris, Karthala, 2000 ; ainsi que l’in-troduction à son ouvrage

La naissance du maquis dans leSud-Cameroun,

Paris, Karthala, 1996. Docteur de l’univer-sité de Paris VII, Achille Mbembe a enseigné successivementà l’université de Columbia (New York), puis à l’université dePennsylvania (Philadelphie). Il est actuellement directeur duConseil pour le développement de la recherche en sciencessociales en Afrique (CODESRIA).

2. À l’instar de la « nouvelle histoire coloniale », surtoutdéveloppée en langue anglaise

(new colonial history).

3. Achille Mbembe,

La naissance du maquis..., op. cit.,

p. 33-34.

4. L’histoire des prisons, par exemple, s’est limitée aumodèle occidental. La diffusion du pénitentier dansl’ensemble du monde contemporain, par l’entremise de sonimportation massive dans les colonies, n’a pas suscitéd’études approfondies. Or le destin du carcéral hors d’Europepermet de réinterroger une partie des conclusions avancéespar les historiens de l’Occident sur la prison moderne. Onnous permettra de renvoyer le lecteur à l’introduction denotre ouvrage,

Enfermement, prison et châtiments en Afriquedu 19

e

siècle à nos jours,

Paris, Karthala, 1999.5. Nombre de questions sur lesquelles nous n’avons pas

le temps de nous attarder ici peuvent aussi éclairer deconcert histoire du Sud et histoire du Nord. Ainsi l’émer-gence d’une culture de l’oralité « postscripturale », terme quidésigne, au sein d’une civilisation lettrée, le fait qu’unepartie de plus en plus importante de la production et la cir-culation culturelle passe par les médias de la parole et del’image. Ce phénomène a déjà donné lieu à d’excellents tra-vaux historiques et anthropologiques sur l’Afrique centrale,qui, en démontrant la relative ancienneté de tels phéno-mènes au 19

e

siècle, questionnent, d’une part, la taxonomiedocumentaire des historiens (nature des textes et sources)et, d’autre part, le sens de la diffusion culturelle dans lesmondes modernes. De même, les nouvelles formes de cir-culation et de « marchandisation » de référents universaux,qui s’étend des figures de héros de cinéma aux conceptsmacro-économiques, en passant par une nouvelle cultureglobale de la guerre, a commencé d’être déchiffrée au Sud,entre autres par l’important ouvrage d’Arjun Appadurai,

TheSocial Life of Things : Commodities in Cultural Perspective,

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BIO-MÉDECINE, EUGÉNISME RACIALET ANXIÉTÉS BOURGEOISES

Au 19

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et au 20

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siècles, la bio-médecinea représenté l’une des matrices incontour-nables de la domination politique aux co-lonies. Organiquement liée à l’État et dotéede moyens d’action radicaux sur ses pa-tients, la médecine coloniale démarre enAfrique avec des campagnes de déplace-ment et d’enfermement de populations en-tières (prophylaxie de la maladie du som-meil en particulier)

1

, mûrit avec les projetsde vaccinations de masse, soumet les Afri-cains aux pratiques invasives d’une scienceétrangère et inconnue. Les campagnes mé-dicales, menées comme de véritables ba-tailles à l’encontre des germes comme dela mauvaise volonté indigène, imposentsondages des plaies, ponctions lombaires,usage de seringues, examens corporels.Ces pratiques touchent doublement auprocès colonial parce qu’elles permettent,d’une part, le contrôle invasif du corps dessujets de l’Empire, et participent, d’autrepart, à l’élaboration d’un discours pseudo-scientifique qui sert de fondement auxpolitiques sociales de la colonie, compo-sant ainsi aux portes de l’Europe une rela-tion nouvelle entre pouvoir et savoir.

L’étude des institutions prophylactiques,de la médecine missionnaire, des asiles etdes hôpitaux en Afrique dévoile commentle projet colonial invente un modèle scien-tifique des races et de l’infériorité biolo-gique. Celui-ci procure à la domination po-

litique un discours de légitimité qui reposesur la description de l’infériorité cultu-relle ou physique des Noirs (une école mé-dicale pensera ainsi trouver la clé de leurretard supposé dans le moindre dévelop-pement de leurs lobes frontaux)

2

. Enoutre, la bio-médecine fournit des argu-ments classificatoires et normatifs aux poli-tiques « indigènes ». Les pathologies afri-caines sont, par exemple, moins décritescomme des maladies touchant l’individuselon ses conditions de vie, que commedes affectations collectives affectant diffé-remment telle ou telle ethnie. Pour beau-coup de médecins coloniaux, la pureté dela « race » prévient d’ailleurs la susceptibi-lité à certaines maladies, et l’on s’évertuedonc à contrôler mariage indigène etsexualité féminine, cette dernière étantperçue comme débridée et menaçantepour l’ordre social. La précoce émergencede tels discours, apparus pour certainsavant le 19

e

siècle (parmi les premiers mis-sionnaires, explorateurs et anthropologueseuropéens) et très probablement ré-percutés en métropole, devrait inciter lesspécialistes à mieux explorer les circula-tions de savoir entre Europe et mondesd’outre-mers.

En outre, ces stratégies scientifiques re-posent en profondeur sur une vision de lanormalité et l’anormalité, de l’ordinaire etdu pathologique, révélatrice des mentalitéseuropéennes de l’époque. Ces nouveauxgisements de connaissance peuvent aider àéclairer le soubassement moderne descroyances occidentales dans le progrès etla civilisation. Jusque tard dans le siècle,les médecins coloniaux et une partie del’opinion assimilent les maladies indigènesà divers symptômes de dégradation so-ciale, qui surgiraient de l’inadaptation fon-damentale des Africains au progrès et à la

1. Au Congo belge, l’État colonial, à travers des cam-pagnes d’isolement et de déplacement autoritaire des popu-lations rurales destinées à endiguer la maladie du sommeil,put expérimenter une économie de la santé à grande échelleet mettre en place un efficace quadrillage administratif etmental du territoire. Maryinez Lyons,

The Colonial Disease.A Social History of Sleeping Sickness in Northern Zaire,1900-1940,

Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

2. Megan Vaughan,

Curing Their Ills. Colonial Power andAfrican Illness,

Stanford, Stanford University Press, 1991.L’école américaine et britannique de très grande qualité quis’intéresse à l’histoire de la médecine, de la santé et del’eugénisme, produit des travaux particulièrement novateursen histoire culturelle. Une part considérable de ces étudesportent sur les mondes coloniaux et postcoloniaux.

New York, Cambridge University Press, 1986. Enfin, l’his-toire des villes et des diasporas modernes enrichit les mo-dèles occidentaux de la culture urbaine et du mouvementdes hommes et des biens. Cf. Ch. Didier Gondola,

Villes-mi-roirs. Migrations et identités urbaines à Kinshasa et Brazza-ville,

Paris, Karthala, 1997 ; Janet MacGaffey, Rémy Bazen-guissa-Ganga,

Congo-Paris. Transnational Traders on theMargin of the Law,

Londres, James Currey, 2000.

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civilisation moderne et fleuriraient dans uncontexte de « détribalisation » nuisible, decontact morbide avec l’urbanisation, les mi-grations, la multiplication des contacts so-ciaux. L’image de cette modernité nociverepose certes sur l’idéalisation d’une viearchaïque et rurale dont on retrouve lesmanifestations simultanées dans bien desidéologies réactionnaires en Europe. Maiselle renseigne aussi sur les anxiétés nou-velles d’un monde bourgeois qui s’effrayede sa vulnérabilité et dont les structuresmentales profondes sont mises à nues parla situation coloniale. Ce monde, loin d’êtreconfiné aux colonies, entretient des liensvitaux, faits d’influences réciproques, avecles métropoles. On sait comment, parexemple, les pasteurs protestants qui s’oc-cupent des régions industrielles de l’Angle-terre puisent dans le répertoire colonialpour comprendre, évangéliser et éman-ciper les classes laborieuses. Le vocabulaireque les pasteurs appliquent aux prolétairesanglais, parlant de traits physiologiques« barbares », de « race déchue », ou d’« es-claves » – idées élaborées aux colonies oùsont établies les congrégations –, renversel’idée reçue selon laquelle les catégoriesd’analyse utilisées par les sciences socialeset les discours politiques ont toujours fonc-tionné soit en sens unique (depuis l’Occi-dent vers le reste du monde), soit le longd’une frontière nette entre Europe etailleurs

1

. Ainsi les idéologies impériales ontpeut-être imprégné, plus qu’on n’a bienvoulu le voir, la notion historique declasses. D’où l’importance d’ouvrir l’analysede l’Europe moderne à ses composantes co-loniales et postcoloniales et de comprendrel’importance centrale des « tensionsimpériales » dans la formation des idéolo-gies européennes du 19

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et du 20

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siècles.

À la lumière de ces travaux, une figureapparaît avoir particulièrement informél’usage de la culture et du pouvoir par lesEuropéens. C’est celle de la contamina-tion, qui servit dans les colonies à décrirepar usage métaphorique pratiquementl’ensemble des réalités sociales et cultu-relles

2

. De là quelques-uns des gestesarchaïques de l’ordre impérial, en particu-lier le recours au compartimentage socialet spatial qui présida à la construction desethnies modernes.

ETHNIES ET TRIBALISME : RETOURSUR L’EUROPE

Depuis la seconde guerre mondiale,l’Europe est habituée à écarter fermementtoute tentation de se penser en termesethniques, mais c’est sans doute là un prin-cipe d’analyse que les chercheurs devrontbientôt assouplir pour la compréhensiondu temps présent. Car les logiques du na-tionalisme, de la conscience de classe, dela conviction partisane ou du rassemble-ment religieux, catégories qui nous sontplus familières, restent impuissantes àdonner entièrement sens aux phénomènesde haine identitaire et de regroupement demasse observés dans les Balkans, en Asiecentrale, mais aussi au cœur des dé-mocraties de l’Ouest

3

.Selon un préjugé tout aussi tenace,

l’Afrique est devenue, d’interprétations co-

1. Susan Thorne, « The Conversion of Englishmen and theConversion of the World Inseparable : Missionary Imperia-lism and the Language of Class in Early Industrial Britain »,dans Frederick Cooper, Ann Laura Stoler (dir.),

Tensions ofEmpire. Colonial Cultures in a Bourgeois World,

Berkeley,University of California Press, 1997, p. 238-262.

2. Et qui prirent une forme particulièrement spectaculaireà la suite des obsessions européennes vis-à-vis des contami-nations infectieuses (épidémies), mais aussi raciales et cul-turelles (tabou des unions mixtes), donnant forme, entreautres, à l’urbanisme colonial. Odile Goerg, « From Hill Sta-tion (Freetown) to Downtown Conakry (1st ward) : Compa-ring French and British Approaches to Segregation in Colo-nial Cities »,

Canadian Journal of African Studies/RevueCanadienne des Études Africaines,

32, 1, 1998, p. 1-30.3. Parmi les travaux qui explorent ce champ nouveau,

Jean-François Bayart,

L’illusion identitaire, op. cit. ;

Jean-Loup Amselle,

Vers un multiculturalisme français : l’empirede la coutume,

Paris, Aubier, 1996 ; Gérard Noiriel,

Lecreuset français. Histoire de l’immigration en France,

XIX

e

-

XX

e

siècles,

Paris, Le Seuil, 1988 ; sans oublier la courte et lu-mineuse réflexion de Nancy Green, « Classe et ethnicité, descatégories caduques de l’histoire sociale ? », dans BernardLepetit (dir.),

Les formes de l’expérience. Une autre histoiresociale,

Paris, Albin Michel, 1995.

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L’Afrique et la modernité des sciences sociales

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loniales en révisions épistémologiquessuccessives, le territoire inévitable del’ethnie. On vérifie tous les jours dans lesmédias comment ceux qui forment l’opi-nion restent portés à croire (par quelaveuglement intellectuel, alors que des di-zaines de mises au point sont disponiblespartout ?) que les conflits africains se mo-dèlent sur la résurgence d’antagonismesimmémoriaux entre tribus aux contoursquasi raciaux ou biologiques. La réalitéethnique est tout autre. Jouant sur des ar-chétypes mythiques et sur une longue im-prégnation des consciences par les auto-rités coloniales et postcoloniales, elle estavant tout un phénomène ancré dans l’ac-tualité et productif de haines et d’alliancesen variation constante, manipulé par desrégimes, des individus ou des stratégiespopulaires à géométrie variable. En cela,les épopées ethniques ne diffèrent pasfondamentalement des mythes nationaux.C’est la raison pour laquelle l’étude de cesphénomènes, après avoir longtemps em-prunté à l’historiographie septentrionale,peut à son tour servir à éclairer l’évolutiondes regroupements et des fractures identi-taires de l’Europe et du monde occi-dental

1

.On en prendra un exemple récent.

Contre l’opinion commune qui tendait àfaire du génocide rwandais de 1994 unsimple rejeu d’animosités tribales sécu-laires, les spécialistes des Grands Lacs ontmis l’accent sur la dimension profondé-ment moderne de la tragédie en révélantle rôle déterminant joué par la politiquedu régime Habyarimana, et par l’idéologieraciale introduite par les colonisateurs al-lemands puis belges dans ce pays. Ils ontsouligné les parallèles d’une telle situa-tion avec celle exploitée par le régimenazi dans les années 1930, comparaison

qui montre utilement qu’en deçà des exo-tismes apparents le génocide survenudans ce petit pays enclavé au centre del’Afrique obéit pour part à des logiqueshistoriques comparables à celles connueset expérimentées dans l’hémisphère sep-tentrional

2

.Mais c’est précisément dans la mesure où

les massacres rwandais ne sont pas entière-ment conformes au modèle de la solutionfinale nazie qu’ils peuvent à leur tour servirde référence pour l’histoire contemporainede l’Europe. Les tueries de 1994 intervien-nent en effet dans un pays majoritairementrural où domine la faim de terre et la compé-tition foncière. Elles ne donnent pas lieu àl’établissement de camps d’extermination, àl’industrialisation de la mort, mais emprun-tent au contraire à une confondante gestepaysanne (tueurs convaincus de « couper lesmauvaises herbes »). Elles se déroulent augrand jour, au vu et au su de tous dans lesrues, les églises, les champs, les habitations.Organisées par une élite maffieuse dans uncontexte de totalitarisme politique, elles tra-hissent la prédominance d’une culture pu-blique où la participation politique a, depuisla colonisation, été détournée au profit de laconstitution d’élites accaparant les bénéficesdu pouvoir exécutif et administratif, et où lavie publique est dominée par la peur del’autorité et le recours ancien à la violence

3

.Elles explosent, enfin, à la faveur d’uneguerre militaire conduite par une oppositionen exil (descendants des réfugiés tutsi enOuganda, Burundi et Tanzanie), qui serévèle structurée par une cosmologie natio-nale aussi exclusive que celle du régime

1. Parmi les travaux africanistes les plus remarquables surl’ethnicité, cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, « De la nationen Afrique noire »,

Le Débat, 1995, 84 ; Elikia Mbokolo etJean-Loup Amselle (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, triba-lisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985 ; Jean-Pierre Chrétien, Gérard Prunier (dir.), Les ethnies ont unehistoire, Paris, Karthala, 1989.

2. La comparaison est particulièrement détaillée par Jean-Pierre Chrétien, « Un “nazisme tropical” au Rwanda ? », Ving-tième Siècle. Revue d’histoire, 48, 1995, p. 131-142.

3. Claudine Vidal dans Sociologie des passions, Paris, Kar-thala, 1991, retrace à l’aide de récits de vie la prégnance decette violence dans la vie publique à la fin du 19e siècle.Pour un dossier complet et fouillé sur le génocide, cf. lenuméro spécial des Temps modernes, 583, 1995, intitulé « Lespolitiques de la haine. Rwanda, Burundi, 1994-1995 », etdirigé par Claudine Vidal et Marc Le Pape. Les Cahiersd’études africaines (38 (150-151), 1998) ont consacré unnuméro spécial aux formes de la violence en Afrique, oùl’on trouvera plusieurs articles sur les guerres paysannes du20e siècle.

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honni 1. Ces traits ne suggèrent-ils pas denouvelles approches, à tout le moins descomparaisons fertiles, avec les génocideseuropéens de notre temps ?

Que l’on songe aussi à deux enseigne-ments immédiats de la catastrophe rwan-daise. Le départ des casques bleus aumoment des massacres et l’impuissance –pour ne pas dire l’indifférence – de la com-munauté internationale ont consacré l’undes plus grands échecs de la diplomatieonusienne depuis 1945, défaite dont ilfaudra un jour comprendre l’ampleur etmesurer les enseignements. Ensuite, contrai-rement à certaines idées reçues, le géno-cide démontre que les haines ethniques nedérivent pas de l’absence de l’État enAfrique ou de sa faiblesse, mais fleurissentau contraire au gré des manipulations so-ciales et idéologiques d’États centralisés,arbitraires et sans partage.

Le Rwanda est à la fois un cas particulieret un cas exemplaire. Les effets de la vio-lence ethnique en Afrique ne correspon-dent évidemment pas tous à un même mo-dèle, et varient en fonction du contextehistorique particulier à chaque conflit. Maisla plupart mettent en évidence l’universellecapacité des idéologies gouvernementales,au Nord comme au Sud, à s’ériger en véri-tables entrepreneurs de régression sociale.

� ÉTATS ET NATIONS À L’ÈREDES INCERTITUDES

La réflexion sur le destin de l’État enAfrique a produit une abondante littératurequi reste mal connue au Nord. Certes, dansle souci de construire leur objet et d’ylancer quelque lueur, les politistes del’Afrique ont consacré beaucoup de tempsà vérifier ou infirmer, de Weber à Foucault,

les théories générales disponibles sur lemarché académique. La panoplie complètede ces formules (clientélisme, patrimonia-lisme, prédation, nationalisme) n’était pasde trop pour éclairer les avatars d’une ins-titution qui, en Afrique, semblait – etsemble toujours – en perpétuel dangerd’écroulement. Depuis deux décennies ce-pendant, l’Afrique a engendré ses propresmodèles d’analyse sur l’État, et ceux-cicontiennent des enseignements incontour-nables pour les historiens du politique enEurope et ailleurs.

Trois raisons au moins à cela. Par néces-sité évidente, se préoccupant de sociétésen situation de subjugation par un Étatétranger, l’analyse du politique en Afriquenoire devait très vite se libérer d’une ap-proche limitée aux institutions et auxrègles juridiques pour prendre en compteles processus complexes par lesquels gou-vernés et gouvernants créaient l’espace pu-blic, par affrontement, convergence d’inté-rêts, captation d’alliance, ou rejets radi-caux. L’État fut soumis dans les colonies àune série de tests décisifs. De quelles caté-gories sociales allait-il être le représentant ?Qui devait-il intégrer ? À l’aide de quelsdiscours de légitimité pourrait-il justifier saprésence ? Comment définir ses prioritésentre, par exemple, l’organisation de laproduction et de l’extraction économique,la consolidation raciale, la mise en œuvredu développement des colonisés (rapide-ment entrevu comme nécessaire à sa per-pétuation), le renforcement de la stratégiediplomatique des métropoles sur la scèneinternationale ? De quelle manière enfinclasser adversaires et collaborateurs de sapuissance, élaborer le triage et l’adminis-tration des territoires, des hommes et desinstitutions sous sa gouverne ?

Or l’intense artificialité originelle del’État colonial en Afrique, coupé par dé-finition de la plus grande part de la sociétécivile sur laquelle il devait exercer ses ef-fets, relié de prime abord aux diktats delointaines métropoles, confronté à l’impos-sible tâche d’organiser une nation cohé-

1. Dans un livre important, malheureusement non dispo-nible en français, Lisa Malkki, Purity and Exile. Violence,Memory and National Cosmology Among Hutu Refugees inTanzania (Chicago, University of Chicago Press, 1995), ré-fléchit sur la formation de mythes nationaux et ethniquesdans les camps de réfugiés (contexte où l’État est absent) etconduit une série de comparaisons utiles avec l’histoire dela mémoire en Europe.

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rente, fait écho aujourd’hui aux incerti-tudes de l’État en Occident. Avant que l’onse préoccupe ici de la désintégration et descrises du sentiment national, du divorceentre gouvernants et gouvernés, de l’effa-cement des couches sociales, de la dilutiondes souverainetés nationales dans le cou-rant de l’économie mondiale, les coloniesfurent le laboratoire d’États aléatoires etcontestés, comme de sociétés civiles frag-mentées et indécises. D’où la fertilité, pourcomprendre la trajectoire précaire de nosrégimes de fin de siècle, de l’anthropologiepolitique dont les méthodes et les conceptsont été élaborés en partie dans le cadre co-lonial et postcolonial.

Ce qu’elle révèle est la surprenante soli-dité de l’État, sa capacité à survivre dansdes circonstances fortuites et inattendues,qui illuminent l’incroyable nébuleuse desprincipes par lesquels il se greffe, senourrit et s’entrelace au corps social. Lesanalyses africaines du « politique par lebas » décrivent ainsi les modes populairesde l’action politique et la manière dontceux-ci partagent avec les couches au pou-voir une forme de gouvernementalitépropre à l’Afrique. Par le continuum quede telles représentations ont créé avec lepassé des sociétés colonisées, gouvernantset gouvernés, petits et grands se sontréappropriés les modes du politique im-posés par l’Europe. Au contraire des ana-lyses classiques qui décrivaient un État co-lonial imposé du dehors à des sociétésdestinées à le subir passivement ou à le re-jeter en bloc, l’État en Afrique s’est révélécapable non seulement de s’appuyer surun socle historique préexistant, mais de selaisser capter par le corps social, grâce àdes actions d’hybridation et de saisie par-tielle à des fins propres (serait-ce par d’ap-parentes résistances), consolidant par làmême son ancrage et son déploiementlocal 1.

� DE LA DÉSTABILISATION DU CHERCHEUR

Malgré les très grands acquis de son his-toire, la marginalisation intellectuelle del’Afrique et la domination concomitante duNord, loin d’être négligeables, constituentun phénomène historique dont les consé-quences humaines et scientifiques sontconsidérables. L’étirement toujours plusgrand, semble-t-il, entre les lieux où se faitl’histoire (l’Afrique) et ceux où elle s’écrit(universités locales ou étrangères) ne peutpasser aux pertes et profits de l’afri-canisme : la survie d’une discipline ainsicoupée de ses racines ne se ferait qu’auprix d’un appauvrissement définitif. Aupremier plan de ces débats virulents, lescoups de boutoir de l’afrocentrisme et lesmises en garde réitérées de chercheursafricains exerçant en France, en Afrique ouaux États-Unis, rappellent aux spécialistesoccidentaux que l’histoire africaine ne peutcontinuer de se faire sans l’instaurationd’un dialogue avec les prises de positionpolitiques et épistémologiques du Sud.

Or les questions soulevées par cespasses d’armes ne sont pas réservées auseul débat africaniste. Elles témoignent del’avancée extrême d’un doute qui a depuistoujours constitué l’horizon de la re-cherche en sciences sociales, même si lesuniversitaires n’ont entrepris qu’assez tardd’y réfléchir de manière systématique.Pour qui écrit-on ? Au nom de qui ?Pourquoi ? Ces questions restent vitalespour tout projet intellectuel vraiment vi-vant. Or si les sciences humaines vivent surune « illégitimité » radicale, qui est de sesubstituer aux vivants et aux morts et deparler à leur place, encore faut-il réfléchirsur les formes changeantes de cette dis-tance fondatrice et sur ses enjeux. Lessciences humaines – et particulièrementl’histoire contemporaine – ont aujourd’huibesoin de s’engager dans une réflexion ap-profondie sur les nouveaux rapports entrel’analyste et son objet d’étude. Les africa-nistes, confrontés sans relâche au doutesur l’authenticité de leur position et de leur

1. Jean-François Bayart, La greffe de l’État, Paris, Karthala,1996.

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projet, formés à l’ambiguïté des sourcesorales et à celle, plus insidieuse, des ar-chives coloniales, ont depuis longtempsl’habitude de rester attentifs à la politiquede leur discipline, comme à la réflexionméthodologique et théorique de pointe.Leurs travaux, comme ceux d’autres spé-cialistes des aires dites « marginales », de-vraient être mieux lus par les étudiants etles spécialistes de l’Occident.

En attendant, le risque demeure que ladifficulté permanente de l’Afrique à s’im-poser comme une source épistémologiquereconnue, renforcée par les susceptibilitésde certains Africains et leur corollaireobligé, l’autoculpabilisation ad nauseamdes chercheurs occidentaux, ne les en-fonce tous ensemble dans un provincia-lisme de mauvais aloi. Ne vaudrait-il pasmieux se rassembler autour de projets in-tellectuels afin d’aider à une meilleure dif-fusion des problématiques engendrées par

le continent ? Et plutôt que de baliser ici etlà des aires de chasse réservées aux seulsoriginaires – avatar étrange des indigé-nismes coloniaux –, ne faut-il pas sou-haiter que les universitaires africains vien-nent, en force, anthropologiser les sociétésdu Nord ? C’est tout le bonheur qu’on sou-haite à ces dernières.

Ancienne élève de l’ENS de Saint-Cloud, profes-seur à l’Université du Wisconsin, Madison, Flo-rence Bernault est spécialiste de l’histoire del’Afrique centrale. Elle a travaillé sur l’émergenced’une nouvelle culture politique au Congo-Braz-zaville (Démocraties ambiguës en Afrique cen-trale, Karthala, 1996) et sur l’histoire pénale (En-fermement, prison et châtiments en Afrique du19e siècle à nos jours, Karthala, 1999). Elle pré-pare un livre sur l’histoire de la sorcellerie aux 19e

et 20e siècles en Afrique centrale.

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