Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites des...

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Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites des sciences sociales Monsieur Jean-Patrice Boudet, Monsieur Nicolas Weill-Parot Citer ce document / Cite this document : Boudet Jean-Patrice, Weill-Parot Nicolas. Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites des sciences sociales. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 38congrès, Île de France, 2007. Etre historien du Moyen Age au XXIe siècle. pp. 199-228; doi : 10.3406/shmes.2007.1953 http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2008_act_38_1_1953 Document généré le 04/06/2016

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Actes des congrès de la Sociétédes historiens médiévistes de

l'enseignement supérieur public

Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui :apports et limites des sciences socialesMonsieur Jean-Patrice Boudet, Monsieur Nicolas Weill-Parot

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Boudet Jean-Patrice, Weill-Parot Nicolas. Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites

des sciences sociales. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 38ᵉ

congrès, Île de France, 2007. Etre historien du Moyen Age au XXIe siècle. pp. 199-228;

doi : 10.3406/shmes.2007.1953

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2008_act_38_1_1953

Document généré le 04/06/2016

Être historien des sciences

et de la magie médiévales aujourd'hui :

apports et limites des sciences sociales

Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

Avouons-le d'emblée, nous ne sommes pas neutres en proposant de traiter ce sujet. Notre champ d'études privilégié se situe, en effet, à la lisière entre ce que nous appelons « science » et « magie », entre ce qui est considéré aujourd'hui comme des savoirs scientifiques et des sciences occultes1. Cette communication est un plaidoyer pro domo. Nous ne sommes pas neutres, mais nous ne sommes pas seuls. Dans la lignée de la monumentale History of Magic and Experimental Science à& Lynn Thorndike, publiée entre 1923 et 19582 — somme fondatrice, aujourd'hui dépassée mais pas remplacée -, et de ses nombreux continuateurs anglo-saxons (Bert Hansen, David Pin- gree, John North, Charles Burnett, William Eamon, William Newman et Steven Williams, pour n'en citer que quelques-uns)3, la plupart des membres de notre Société qui ont travaillé et travaillent actuellement sur ces

1. Voir notamment N. Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Age et à la Renaissance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques, Paris, 2002 ; Id., « Science et magie au Moyen Âge », Bilan et perspectives des études médiévales (1993-1998). Actes du 2e Congrès européen d'études médiévales, éd. J. Hamesse, Turnhout, 2004, p. 527-559 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l'Occident médiéval (xif-xV siècle), Paris, 2006. 2. Cette œuvre compte 8 vol. (New York, 1923-1958). Mais les t. 1 à 4, qui concernent le Moyen Âge, sont les plus anciens (1923 pour les t. 1 et 2, 1934 pour les t. 3 et 4). 3. B. Hansen, « Science and Magic », Science in the Middle Ages, éd. D. Lindberg, Chicago-Londres, 1978, p. 483-506; J. D. North, Horoscopes and History, Londres, 1986; D. Pingree, «The Diffusion of Arabie Magical Texts in Western Europe », La diffusione délie scienze islamiche nel Medio Evo Europeo (colloque de Rome, 2-4 octobre 1984), Rome, 1987, p. 57-102; Ch. Burnett, Magic and Divination in the Middle Ages. Texts and Techniques in the Islamic and Christian Worlds, Aldershot, 1 996 ; W. Eamon, Science and the Secrets of Nature. Books of Secrets in Medieval and Early Modern Culture, Princeton, 1994; S. J. Williams, The Secret of Secrets. The Scholarly Career of a Pseudo-Aristotelian Text in the Latin Middle Ages, Ann Arbor, 2003 ; W. R. Newman, Promethean Ambitions. Alchemy and the Quest to Perfect Nature, Chicago-Londres, 2004; Secrets of Nature : Astrology and Alchemy in Early Modern Europe, éd. W. R. Newman et A. Grafton, Cambridge- Londres, 2006.

200 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

sujets, notamment sur la médecine — citons, dans le sillage des travaux de Guy Beaujouan4, ceux de Danielle Jacquart5, de Laurence Moulinier6, de Maaike Van der Lugt7, de Béatrice Delaurenti8, mais aussi ceux de Joël Chandelier, de Franck Collard et de Marilyn Nicoud, sans oublier ceux de Bernard Ribémont9 -, se situent dans la même perspective que la nôtre. Même s'il ne faut bien sûr pas tout confondre, ces collègues sont d'accord avec nous pour estimer que l'histoire des sciences et celle de la magie médiévales ne doivent pas être séparées d'une manière artificielle, en fonction de critères idéologiques et anachroniques, mais, dans une assez large mesure, être traitées ensemble, dans une perspective globale.

Cette perspective a été adoptée depuis longtemps par les historiens de l'art, sous l'impulsion des travaux pionniers d'Aby Warburg et de Fritz Saxl, et les actes du récent colloque sur L'art de la Renaissance entre science et magie montrent à quel point elle est fructueuse pour les spécialistes de l'art du Quattrocento et de la première modernité10. Mais elle est plus difficile à soutenir dans la tradition médiévistique française, soumise à la double influence du positivisme et de l'Ecole des Annales, une école totalement ignorante des travaux de Lynn Thorndike et assez méprisante à l'égard du type d'histoire des sciences que pratiquait Pierre Duhem11, trop soumise à ses yeux à la philosophie et à l'histoire des idées. Il est temps de sortir de ces préjugés de la fin du second millénaire et de faire part des apports des recherches effectuées, depuis une quinzaine d'années, sur les sciences médiévales et les différentes branches de la magie savante.

4. Sur l'œuvre de Guy Beaujouan et sa position à ce sujet, cf. « Un médiéviste historien des sciences : entretien avec Guy Beaujouan » (propos recueillis par Jean-Patrice Boudet, Joël Chandelier et Nicolas Weill-Parot), Médiévales, Al (2004), p. 153-172. 5. D. Jacquart, « De la science à la magie : le cas d'Antonio Guainerio, médecin italien du xv* siècle », publié dans La possession. Littérature, médecine, société-, 9 (1988), p. 137-156. 6. L. Moulinier, Le manuscrit perdu à Strasbourg. Enquête sur l'œuvre scientifique de Hildegarde, Paris-Saint-Denis, 1995. 7. M. Van der Lugt, Le ver, le démon et la vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire. Une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine, Paris, 2004. 8. B. Delaurenti, La puissance des mots, Virtus verborum. Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. 9. B. Ribémont, « Science et magie : la thérapie magique dans l'hippiatrie médiévale », Zaube- rer und Hexen in der Kultur des Mittelalters. III. Jahrestagung der Reineke-Gesellschaft. San Malo, 5.-9. Juni 1992, dir. D. Buschinger, Greifswald, 1994, p. 175-190. 10. L'art de la Renaissance entre science et magie, dir. Ph. Morel, Rome-Paris, 2006. 1 1 . P. Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, 1913-1959.

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En prenant à notre compte l'héritage de Thorndike, nous sommes conscients de donner l'impression de souscrire à la vieille idée selon laquelle la science serait la fille de la magie, de même que la chimie serait celle de l'alchimie et l'astronomie celle de l'astrologie. Ce serait en fait trahir la pensée de Thorndike que de souscrire à cette idée, et il est évident que plus personne, à l'heure actuelle, ne formulerait les choses d'une manière aussi simpliste. Mais il faut bien constater que les premiers travaux de Thorndike sont contemporains de ceux de James Frazer, qui voyait dans la magie une pseudo-science12, et il faut noter que cette conception des rapports entre science et magie a été notamment remise en cause par deux grands maîtres de l'anthropologie, Bronislaw Malinowski et Claude Lévi-Strauss. Dans Magic, Science and Religion, Malinowski oppose, en effet, la science, qui relève selon lui du domaine de la raison, de l'expérience et de l'observation, à la magie, qui obéit aux impératifs du désir, de la tradition et du mysticisme13. Et cette vision des choses a surtout été vigoureusement critiquée par Lévi-Strauss, dans une page célèbre de La pensée sauvage :

Nous ne revenons pas, pour autant, à la thèse vulgaire (et d'ailleurs admissible, dans la perspective étroite où elle se place), selon laquelle la magie serait une forme timide et balbutiante de la science : car on se priverait de tout moyen de comprendre la pensée magique, si l'on prétendait la réduire à un moment, ou à une étape, de l'évolution technique et scientifique. Ombre plutôt anticipant son corps, elle est, en un sens, complète comme lui, aussi achevée et cohérente, dans son immatérialité, que l'être solide par elle seulement devancé. La pensée magique n'est pas un début, un commencement, une ébauche, la partie d'un tout non encore réalisé ; elle forme un système bien articulé ; indépendant, sous ce rapport, de cet autre système que constituera la science, sauf l'analogie formelle qui les rapproche et qui fait du premier une sorte d'expression métaphorique du second. Au lieu, donc, d'opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques (car, de ce point de vue, il est vrai que la science réussit mieux que la magie, bien que la magie préforme la science en ce sens qu'elle aussi réussit quelquefois), mais non par le genre d'opérations mentales qu'elles supposent toutes deux, et qui différent moins en nature qu'en fonction des types de phénomènes auxquels elles s'appliquent14.

12. J. G. Frazer, Le roi magicien dans la société primitive, trad. fr. de P. Sayn, Paris, 1935, en part, t. 1, p. 92, où l'auteur distingue dans la magie l'aspect théorique (la magie se donnant pour une science) et l'aspect pratique (la magie se donnant pour un art). 13. B. Malinowski, Magic, Science and Religion and Other Essays-, New York, 1954, p. 19 et 87. 14. Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962, p. 21.

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Malgré tout l'intérêt de ce passage, force est de constater qu'il n'est que très partiellement applicable à la période médiévale et que nous ne pouvons pas souscrire, en particulier, à l'idée selon laquelle la science et la magie médiévales constitueraient deux systèmes indépendants, où la magie ne serait qu'une « sorte d'expression métaphorique » de la science, avec laquelle elle n'aurait en commun qu'une simple « analogie formelle ». Et si nous refusons cette conception, c'est non seulement pour des raisons propres à l'histoire du Moyen Age, qui échappaient aux compétences de Lévi- Strauss, mais aussi pour des raisons théoriques, qui tiennent à l'absence, de sa part, d'une véritable réflexion sur la notion de système, qu'il emploie à tout bout de champ, sans se rendre compte qu'elle a sa propre historicité — « système », rappelons-le, est un mot d'origine grecque qui est presque totalement inconnu au Moyen Âge et qui ne réapparaît dans la langue savante qu'au milieu du xvie siècle, dans le contexte précis de la révolution copernicienne et de la remise en cause de l'astronomie ptoléméenne15 -, et dont l'utilisation outrancière qu'en font aujourd'hui un grand nombre de praticiens des sciences humaines pose de réels problèmes épistémologiques.

À cela, les partisans du structuralisme rétorqueront que tout système n'est pas cohérent et que la notion de système s'accommode d'un autre concept fondamental de la vulgate lévi-straussienne, celui de « bricolage16 ». Mais cette notion de bricolage, à son tour, est-elle pleinement satisfaisante pour décrire, d'une part, des phénomènes comme le « sauvetage des phénomènes » dans le système de Ptolémée17, et pour expliquer, d'autre part, les éléments de mixité culturelle qui peuvent être observés dans l'histoire des sciences et des différentes formes de magie médiévales ? Il y a lieu d'en douter.

Disons-le donc clairement : Lévi-Strauss, en apôtre du structuralisme, ne permet pas de penser les nombreux phénomènes d'acculturation externes et internes d'une société comme celle des quatre derniers siècles du Moyen Âge, une société où l'interpénétration entre science, magie et religion est à la fois profonde, complexe et à géométrie variable selon les domaines et les acteurs concernés, comme nous allons essayer de le montrer.

15. M.-P. Lerner, « The Origin and Meaning of "World System" », Journal for the History of Astronomy, 36 (2005), p. 407-441. Systema apparaît chez Rhéticus en 1540 et système en 1552 chez Pontus de Tyard, dans le sens d'« ensemble dont les parties sont coordonnées par une loi ». 16. Cf. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, op. cit. n. 14, p. 26-33. 17. Robert R. Newton a fait scandale dans le petit monde des historiens de l'astronomie en

intitulant son livre The Crime of Claudius Ptolemy, Baltimore-Londres, 1977, et en tentant de prouver que le grand astronome alexandrin avait triché avec ses propres paramètres pour sauver les apparences et mieux adapter son système à la réalité astronomique empiriquement constatée par lui.

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Mais commençons par nous mettre d'accord sur le vocabulaire, en partant non pas de nos propres concepts, ni de ceux des anthropologues, mais des mots employés par les lettrés médiévaux.

Science et magie : des frontières incertaines

(Jean-Patrice Boudet)

Scientia est un mot du latin classique qui peut avoir un sens plus précis, mais qui signifie généralement, au Moyen Age, la connaissance intellectuelle d'une chose, et c'est en ce sens qu'il est encore employé par Thomas d'Aquin dans sa Summa contra Gentiles, 1, 2, 60 : scientia est assimilatio mentis ad rem scitam. Mais scientia, à l'instar d'ars, est aussi largement utilisé dans l'Occident médiéval au sens de discipline d'étude faisant l'objet d'un apprentissage scolaire : on se rapproche ainsi de l'une des définitions actuelles du mot « science », mot qui apparaît dans la langue française dès les environs de 1 100, dans la Chanson de Roland. Thomas d'Aquin distingue même, au début de sa Summa theologica, I, q. 1, art. 2, « deux genres de sciences. Les unes procèdent de principes connus à la lumière naturelle de l'intellect, comme l'arithmétique, la géométrie, etc. Les autres procèdent de principes connus à la lumière d'une science supérieure, comme l'optique procède de principes connus par la géométrie et la musique de principes connus par l'arithmétique. Et c'est de cette manière que la théologie est une science, puisqu'elle procède de principes connus par une science supérieure, à savoir la science possédée par Dieu et par les bienheureux ». On sait cependant que cette tentative de Thomas d'Aquin de faire de la théologie une science n'a pas été globalement suivie par l'institution ecclésiale, et que le champ disciplinaire concerné par ce discours de la méthode des « sciences démonstratives » que sont les Seconds analytiques d'Aristote, traduits du grec en latin par Jacques de Venise (vers 1 125-1 1 40), correspond surtout aux mathématiques, à l'astronomie et à la médecine18. Même si l'on serait bien en peine de trouver une telle formulation dans notre documentation, on retiendra donc, à titre d'hypothèse de travail, la définition proposée par Nicolas Weill-Parot de ce que pourrait

18. Aristoteles Lattnus, IV, 1-4, Analytica posteriora, éd. L. Minio-Paluello et B. G. Dod, Bruges-Paris, 1968. La traduction de Jacques de Venise de ce texte difficile mais fondamental est conservée dans quelque 275 manuscrits. Les traductions postérieures, en particulier celle de Gérard de Crémone à partir de l'arabe, n'ont eu qu'une faible diffusion.

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être une science à partir du xne siècle : « Toute entreprise de connaissance des domaines ayant trait au nombre {quadrivium) ou au monde naturel (physique, médecine théorique), et suivant une démarche rationnelle fondée sur un souci de cohérence interne, avec une exigence - même minimale - de systématicité19. »

Le mot latin magia, que l'on trouve dans l'Antiquité chez Apulée, est quasiment inexistant au Moyen Âge, de même d'ailleurs que le mot « magie », qui n'apparaît dans la langue française que vers 1535. Magica est pourtant fréquent et « magique » existe en français dès le xine siècle en tant qu'adjectif (« art magique », traduction d'ars magica) qui peut prendre, comme en latin, une valeur substantivée (« art de magique », traduction d'ars magicê). C'est donc à l'entrée magus que l'on trouve, dans le Catholicon du lexicographe dominicain Giovanni Balbi, achevé en 1286, une ébauche de définition historique de la magie au regard de la foi chrétienne, en partie tirée d'Isidore de Seville et de Papias : avant l'avènement du Christ, les magi, jusqu'aux rois mages inclus, étaient ainsi appelés du fait de l'amplitude du savoir que Dieu leur avait concédé ; après cet avènement, les magi ne peuvent être que des enchanteurs {incantatores) ou des maléficieurs {malefici), Xars magica se divisant en deux branches néfastes, celles de l'illusionnisme {prestigium) et du maléfice (malefîcium)20.

Le déficit du mot magia dans l'Occident médiéval a, semble- t-il, une double signification. D'une part, il peut s'expliquer par un écart à la norme religieuse : à l'instar des prophètes, les magi sont censés ne plus exister depuis l'avènement du christianisme. D'autre part, il implique un décalage entre pratique et théorie, entre le domaine du faire et le domaine du savoir : au haut Moyen Âge et jusqu'au début du xne siècle, en Europe occidentale, les opérateurs magiques existent, mais la magie en reste au niveau du texte-recette et ne constitue pas un savoir organisé, susceptible de prétendre à un statut scientifique. Ce n'est qu'à partir du xne siècle, à une époque où l'irruption en Occident de la science gréco-arabe contribue à promouvoir une « nouvelle idée de nature et de savoir scientifique », pour reprendre le titre d'un article important de Tullio Gregory21, que les choses commencent à changer de ce point de vue. C'est en partant de là

19. Cf. Weill-Parot, « Science et magie au Moyen Âge », loc. cit. n. 1, p. 529. 20. Johannes Genuensis, Catholicon seu Universale vocabularium, Paris, J. Petit, 1506, fol. P5rb-va. Pour le texte latin, cf. Boudet, Entre science et nigromance. . . , op. cit. n. 1, p. 16, n. 10. 21. T. Gregory, « La nouvelle idée de nature et de savoir scientifique au xne siècle », The Cultural Context of Medieval Learning, éd. J. E. Murdoch et E. D. Sylla, Dordrecht-Boston, 1975, p. 193-218.

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que l'on peut distinguer un certain nombre de tentatives de théorisation de la magie savante, tentatives qui s'accompagnent de différents modes d'interpénétration entre science et magie :

1. Peu après 1 106, dans sa Disciplina clericalis, le juif converti d'origine espagnole Pierre Alphonse fait mine de considérer la nigromantia comme l'un des sept arts libéraux22. Par nigromantia, terme utilisé pour traduire l'arabe sihr, qui désigne la magie en général, Pierre Alphonse entend en fait trois choses : non seulement la necromantia au sens classique du terme, telle qu'elle existait depuis l'Antiquité (la divination par l'invocation de l'esprit des morts), mais aussi l'invocation des démons (c'est le sens le plus courant à la fin du Moyen Age du mot nigromantia) et la magie fondée sur la connaissance des quatre éléments.

2. Dans le second quart du xne siècle, le traducteur Johannes His- palensis et Limiensis (Jean de Seville), peut-être d'origine juive, élabore sa version latine du De imaginibus de l'astronome arabe Thabit ibn Qurra, un traité largement diffusé par la suite, dans lequel la « science des images » (imaginum scientid) est considérée comme le sommet du savoir astrono- mico-astrologique et comme « plus digne que la géométrie et plus haute que la philosophie » : dissimulée par la noble expression & imaginum scien- tia, la magie astrale est donc qualifiée ici de science et même de point culminant du savoir23.

3. Vers 1 160, le clerc tolédan Gundissalinus (ou Gundisalvus)24 décrit les sciences « utiles, vertueuses et honnêtes », sciences dont sont exclus les arts magiques {artes magice), car ils sont considérés comme vains, à l'instar des « honneurs du siècle ». Il distingue ainsi parmi les « sciences honnêtes » la divina scientia, la connaissance des Saintes Écritures qui a été transmise par Dieu aux hommes (ce que l'on commence à appeler theologia à Paris,

22. Moïse le Séfarade alias Pierre d'Alphonse, La discipline de clergie. Disciplina clericalis, éd. et trad. J.-L. Genot-Bismuth, Saint-Pétersbourg-Paris, 2001, p. 228-230. Voir Ch. Burnett, « Talismans : Magic as Science? Necromancy among the Seven Liberal Arts », Id., Magic and Divination in the Middle Ages. Texts and Techniques in the Islamic and Christian Worlds, Aldershot, 1996, texte I, p. 1-15 (p. 2-5). 23. Voir le début du premier chapitre du De imaginibus dans The Astronomical Works of Thabit b. Qurra, éd. F. J. Carmody, Berkeley-Los Angeles, 1960, p. 180, et la préface du traducteur éditée par Ch. Burnett, « "Magister Iohannes Hispalensis et Limiensis" and Qustâ ibn Lûqâ's De differentia spiritus et animae : a Portuguese Contribution to the Arts Curriculum ? », Mediaevalia. Textos e estudos, 7-8 (1995), p. 221-267, ici p. 252-255. Voir également Burnett, «Talismans : Magic as Science. . . », loc. cit. n. 22, p. 7-9 ; Id., « John of Seville and John of Spain : A mise au point », Bulletin de philosophie médiévale, 44 (2002), p. 59-78. 24. A. Rucquoi, « Gundisalvus ou Dominicus Gundisalvi? », Bulletin de philosophie médiévale, 41 (1999), p. 85-106.

206 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

quelques années plus tôt), et Xhumana scientia, celle dont « la découverte a été éprouvée par la raison humaine, comme le sont tous les arts dits libéraux25 ». Mais ce qui l'intéresse le plus n'est pas les arts libéraux issus de l'Antiquité mais la « science naturelle, dont le but est la connaissance des corps naturels ». \lartifex, dit-il, le philosophe de la nature, cherche à procéder rationaliter, en allant des causes des phénomènes naturels vers leurs effets et vice versa26. En s'inspirant d'un traité traduit de l'arabe en latin sous le titre de De ortu scientiarum, Gundissalinus inclut huit divisions dans une catégorie générale intitulée Scientia naturalis universalis : la médecine, la science des jugements [astrologiques], « la science de la nigro- mancie selon la physique » {scientia de nigromantia secundum physicam), la science des images {scientia de ymaginibus) - c'est-à-dire la magie astrale -, l'agriculture, la navigation, l'optique et l'alchimie27.

4. L'évêque de Paris Guillaume d'Auvergne, dans le chapitre 24 de son De legibus et sectis (vers 1228-1230), reprend la curieuse expression de Gundissalinus et introduit, pour la première fois dans l'histoire de l'Occident latin, la notion de « magie naturelle {magica naturalis), que les philosophes appellent nigromancie selon la physique, bien que ce soit très impropre », et qu'il inclut dans les sciences naturelles28. Il revient sur la question dans le De universo (vers 1231-1236) où, à côté des « opérations magiques ou mystifications » dues aux hommes et aux démons, il reconnaît une place à cette « magie naturelle », qui consiste à utiliser les vertus

25. Dominicus Gundissalinus, De divisione philosophiae, éd. L. Baur, Munster, 1903 (Beitrâge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, IV2'3), p. 5 : Ea vero que spiritus sunt, alia sunt noxia, alia vana, alia utilia. Noxia sunt vicia, ut superbia, avaricia, vana gloria et his similia. Vanasunt honores seculares et artes magice. Utilia sunt virtutes et honeste scientie, in quibus duobus consistit tota hominis perfectio ; neque enim virtus sola sine scientia, nec scientia sola sine virtute hominem perfectum efficit. Honesta autem scientia alia est divina, alia humana. Divina scientia dicitur, que Deo auctore hominibus tradita esse cognoscitur, ut Vetus Testamentum et Novum. [...] Humana vero scientia appel- latur, que humanis rationibus adinventa esse pro batur ut omnes artes que libérales dicuntur. 26. Ibid., p. 27 : Artifex est naturalis philosophus, qui rationabiliter procedenda ex causis rerum effectus et ex effectibus causas et principia inquirit. 27. Ibid., p. 20 : Set quia scientiarum alie sunt universales, alie particulares, universales autem dicuntur, sub quibus multe alie scientie sub ea continentur : scilicet scientia de medicina, scientia de judiciis [éd. : indiciis], scientia de nigromantia secundum physicam, scientia de ymaginibus, scientia de agricul- tura, scientia de navigatione, scientia de speculis, scientia de alquimia, que est scientia de conversione rerum in alias species; et hec octo sunt species naturalis scientie. 28. Nous retenons ici la leçon du manuscrit le plus ancien de ce texte (Paris, BnF, lat. 15755, fol. 71vb, xine siècle) : Et de hujusmodi operibus est magica naturalis, quam nigromanciam secundum phisicam philosophi vocant, licet multum improprie, et est totius scientie naturalis pars undecima. La leçon de l'édition de référence des Opera omnia (Paris, 1674, réimpr. Francfort-sur-le-Main, 1963, t. 1 , p. 69b) est en effet fautive et incompréhensible.

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naturelles des choses ou l'action qu'exerce l'âme d'un corps à l'extérieur de lui-même29.

5 . Dans le fameux traité de magie traduit d'arabe en castillan en 1256, sous l'égide d'Alphonse X de Castille, puis un peu plus tard en latin sous le titre de Picatrix (le titre original arabe étant Ghàyat al-Hakïm : Le guide du sage), on trouve cette définition de la nigromantia : « Et nous appelons nigromancie en général [la science qui s'occupe] de toutes les choses cachées à l'intelligence et dont la plupart des hommes ne comprennent pas comment elles se font ni de quelles causes elles proviennent30. » Autrement dit, la nigromantia est la scientia de rebus absconditis, la science des choses cachées pour la plupart des hommes, mais connues par un petit nombre d'initiés. Le Picatrix constitue le plus remarquable exemple médiéval de revendication de la magie comme science occulte. Le mot scientia y apparaît 172 fois, beaucoup plus que nigromantia et nigromantica (40 occurrences) et que magicus et magica (36 occurrences), la traduction multipliant les combinaisons lexicales mêlant ces différents éléments : ars magice (8 occurrences), scientia magica ou scientie magice (3 occurrences), scientia magice artis (1 occurrence), scientia artis magice et spirituum (1 occurrence), scientia ou scientie nigromancie (3 occurrences), ars ou artes nigromancie (5 occurrences), etc.

6. Dans le septième et dernier livre du Liber Razielis, célèbre traité de magie juive traduit de l'hébreu en latin à la demande du même Alphonse X, la magie est définie comme une « science subtile et spirituelle formée dans les cieux et dans l'homme. Et son pouvoir descend d'en haut quotidiennement et est représenté ici-bas en ce monde par diverses figures. Sa première fin est en haut dans le ciel et les étoiles, sa seconde fin est dans l'homme afin qu'il soit apte à opérer31 ».

29. De universo (1, ch. 43), éd. citée n. 28, t. 1, p. 648a, collationnée avec le ms. Paris, BnF, lat. 15756, fol. 26va : Sciendum autem est tibi, quia substantie spirituals que alligationem habent cum corporibus, ut dixi tibi de anima humana, limitatas habent virtutes, et diffinitas, quasi limitibus, et terminis corporum suorum, ut ultra ea, vel extra ea per se ipsas nichil operentur. Per organa vero membrorum corporum ipsorum, vel per instrumenta membris eorum applicata multa manifestum est eas operari, sicut apparet in édifiais et aliis artificiis. Et quod dico tibi de ista limitatione seu diffinitione, intellige in pluribus, et non universalités quia forsitan anima basilici et anime quorundam aliorum animalium, et quedam anime humane multa operantur, et mira valde extra corpora sua, et illa nomi- nanda sunt, et numeranda in ea parte naturalis scientie, que vocatur magica naturalis. 30. Picatrix. The Latin version of the Ghàyat al-Hakïm, éd. D. Pingree, Londres, 1986, p. 5 (livre I, ch. 2) : Et generaliter nigromantiam dicimus pro omnibus rebus absconditis a sensu et quas major pars hominum non apprehendit quomodo fiant nec quibus de causis veniant. 31. Vatican, Bibli. Apost., Reg. lat. 1300, fol. 139v-l40, ms. cité par F. Secret, « Sur quelques traductions du Sêfer Razi'el », Revue des études juives, 128 (1969), p. 223-245, ici p. 242.

208 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

7. Au xiie ou au xine siècle, à une date inconnue mais qui est en tout cas antérieure à 1259, est traduit en latin, sous le titre de De radiis ou Theorica artium magicarum, un ouvrage du savant arabe al-Kindï, dont l'original est perdu32. Ce texte hautement spéculatif, qui fait des rayons réciproquement émis par les corps célestes et par les corps élémentaires les principaux vecteurs des relations au sein de l'harmonie cosmique, est le plus important traité de magie théorique de l'histoire de l'Occident médiéval. Il comprend une théorie de la prière et du pouvoir des mots qui exprime l'idée que, lorsque la demande est conforme à la configuration céleste, l'invocation, jointe à un intense désir, peut avoir une action sur la matière : « Pour que l'effet (magique) se produise, il faut toujours qu'il y ait, chez celui qui profère, l'intention et imagination de la forme qu'il désire voir venir s'actualiser dans la matière grâce à la prononciation des mots33. » Al-Kindï fournit ainsi une explication naturaliste et rationaliste de l'efficacité des paroles rituelles et des caractères magiques par leur action sur les éléments.

8. Last but non least, un étonnant traité composé par un obscur personnage que la recherche érudite a récemment sorti de l'ombre : la Summa sacre magice, vaste compilation de magie salomonienne et hermétique en cinq livres, rédigée en 1346 par le Catalan Bérenger Ganell34, où le prologue définit la magie comme une « science des mots » {scientia verborum), « qui vise à maîtriser les esprits mauvais et bons par l'invocation des noms de Dieu et par ceux des choses du siècle ■35 ».

32. Édition du texte latin et présentation par M.-Th. d'AïAŒRNY et F. Hudry, « Al-Kindi, De radiis », Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 49 (1974), p. 139-269; traduction française par Didier Ottaviani : Al-Kindi, De radiis. Théorie des arts magiques, Paris, 2003. Le De radiis est conservé dans une vingtaine de manuscrits. Sa traduction est antérieure à 1259, date du début de la composition de la Summa contra Gentiles de Thomas d'Aquin, qui le récuse. 33. Cf. d'Alverny et Hudry, « Al-Kindi... », loc. cit. n. 32, p. 235 : Ad effectum autem habendum exigitur semper intentio proferentis cum ymaginatione forme quamper vocis prolationem desiderat venire in materiam actualiter. Nous avons légèrement modifié la traduction française de Didier Ottaviani (Al-Kindi, De radiis..., op. cit. n. 32, p. 43). 34. Original latin : Cassel, Univ. Bibl., ms. 4° astron. 3; traduction allemande des années 1580 : Berlin, Staatsbibliothek, ms. Germ. Fol. 903, fol. 7-892v. Voir C. Gilly, « Tra Paracelso, Pelagio e Ganello : l'ermetismo in John Dee », Magia, alchimia, scienza dal '400 al '700. L'influsso di Ermete Trismegisto, éd. C. Gilly et C. Van Heertum, Venise-Amsterdam, 2002, t. 1, p. 275-285. La Summa sacre magice s'inspire du Liber Razielis, du De quattuor annulis, du Liber Seminaphoras et du Vinculum Salomonis, mais aussi de quelques textes de magie astrale comme le Liber Veneris et le Liber Saturni ex scientia Abel. 35. Cassel, Univ. Bibl., ms. cité n. 34, livre I, fol. 1 : Magica est scientia artandi spiritus malignos et benignos per nominum Dei et per nomina sua ac per nomina seculi rerum. Unde sequitur quod magica est scientia verborum, quia omne nomen est verbum, cum verbum sit omnis res que lingua profertur, si litteris scribi possit. Multe autem scientie sunt verborum, ut gramatica, logica, rectorica, magica, sed

Être historien des sciences et de la magie médiévales 209

Nous voilà donc passés, sous l'impulsion des traductions des xne et xme siècles, d'une époque où la magie est une pratique sans théorie à une époque où la magie prétend non seulement avoir une justification théorique, mais revendique une place prééminente dans la hiérarchie du savoir, en rivalité plus ou moins ouverte avec la théologie. Or cette prétention n'est pas exprimée que par quelques traités de magie. Elle se retrouve assez largement dans la littérature courtoise en langue vulgaire des xii^xrv* siècles36 et dans d'autres documents à usage princier ou destinés à l'aristocratie laïque. Tel est le cas, par exemple, d'un très intéressant frontispice du Livre du Trésor de Brunetto Latini des environs de 1300, où « nigromance », bien que clairement assimilée à la magie démoniaque, est survalorisée en se trouvant représentée, au sein d'une triple hiérarchie des savoirs dominée par une personnification de la Philosophie de Boèce, au sommet des arts mécaniques, sur le même plan que la plus prestigieuse des sciences du quadri- vium, « astrolomie » (c'est-à-dire l' astronomie-astrologie), et qu'une autre discipline, « logique », qui devrait être, en fait, la théologie, cette erreur de nomenclature s'expliquant sans doute par l'impossibilité doctrinale de montrer la théologie comme subordonnée à la philosophie37. Associée à d'autres images significatives de l'évolution de la cosmologie médiévale à partir du xne siècle38, une image de cette sorte montre qu'il n'y a pas, quoi qu'on en dise, un seul « système de représentation chrétien » à la fin du Moyen Age, mais plusieurs systèmes concurrents au sein de la culture chrétienne, qui peuvent être l'objet de tensions diverses, de compromis et de syncrétisme39.

diversi mode, quia gramatica est de verbo quo ad congruitatem, et logica quo ad discernendum verita- tem, et rectorica quo ad justifiant denotandum, sed magica est de verbo quo ad spiritualem sapientiam coartandum. 36. Voir notamment P. Verelst, « L'art de Tolède ou le huitième des arts libéraux : une approche du merveilleux épique », Aspects de l'épopée romane. Mentalités, idéologies, intertextualités, éd. H. Van Dijk et W. Noonen, Groningue, 1995, p. 3-41. 37. Voir Boudet, Entre science et nigromance. .., op. cit. n. 1, pi. XIII. 38. Voir notamment E. Grant, Planets, Stars, and Orbs. The Medieval Cosmos, 1200-1687, Cambridge, 1994, p. 229, fïg. 7, et Boudet, Entre science et nigromance. .., op. cit. n. 1, pi. I. Ces représentations du cosmos, figurant le Christ ou Dieu le Père surplombant la Terre et les sphères célestes, sont caractéristiques d'un compromis entre deux visions du monde, l'une inspirée par le christianisme, l'autre par les traductions scientifiques arabo-latines du xnc siècle. 39. Nous exprimons ici notre désaccord avec la conception formulée par Anita Guerreau-Jala- bert d'un « christianisme comme système de représentations partagé par tous, constituant la part idéelle d'une organisation sociale dont il permet de penser les propriétés et le fonctionnement », cf. A. Guerreau-Jalabert, « Mecclesia médiévale, une institution totale », Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Gôttingen (1998), dir. J.-Cl. Schmitt et O. G. Oexle, Paris, 2002, p. 219-226, ici p. 220.

Illustration non autorisée à la diffusion

210 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

Brunetto Latini, Livre du Trésor, Londres, British Libr., ms. Add. 30024, fol. lv © British Library.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 211

Les frontières sont donc poreuses, voire inexistantes, entre la science et la magie médiévales, au sein de la culture cléricale et plus encore dans le cadre de la transmission des savoirs à l'usage des laïcs. Un exemple extrême illustrant ce propos est celui du manuscrit 654 du musée Condé à Chantilly, un beau codex, copié vers 1470 en Flandres ou en France du Nord, à destination probable d'un membre de la cour de Bourgogne. Ce manuscrit conserve, en effet, un exemplaire des Évangiles des quenouilles, un recueil de superstitions prétendument populaires, réunies par un clerc à des fins parodiques, ce qui interdit d'y voir un « système cohérent, assimilable à un récit mythologique », comme on a cru devoir le faire dans les années 1980, en appliquant servilement à ce texte une lecture lévi-straussienne40. Mais il comprend également 41 problèmes d'arithmétique, sans aucune rupture codicologique avec les devinettes courtoises et grivoises qui l'entourent, cet environnement textuel indiquant que cts problèmes ont été compris d'une façon ludique et que l'on a là l'une des manifestations de la genèse du genre des récréations mathématiques41. Un tel manuscrit montre que l'histoire culturelle du XVe siècle n'est pas forcément « analysable comme celle de l'autonomisation progressive d'une série de champs », et il tend au contraire à démontrer l'inanité d'une éventuelle tentative d'application de la théorie des champs de Pierre Bourdieu à l'étude de la culture scientifique et magique médiévale42. Quant à la diffusion massive, à la fin du Moyen Âge, des différentes versions d'un texte aussi hybride que le Secret des secrets du Pseudo-Aristote, elle représente un sérieux obstacle à cette application.

Il y a donc une frontière incertaine entre la science et la magie médiévales, mais il n'y a pas non plus d'identité entre elles. On peut en effet estimer qu'une science, au Moyen Age comme à d'autres époques, suppose sinon l'existence d'un système, du moins une exigence, même minimale,

40. M. Jeay, Savoir faire : une analyse des croyances des Évangiles des quenouilles (xV siècle), publié dans Le moyen français, 10 (1982), p. 13. La démarche initiale de Madeleine Jeay, fondée sur une « revue des énoncés à rejeter », dans lesquels elle inclut les « énoncés parodiques » et les « éléments exégétiques, représentations mythiques fragmentaires qui ne doivent pas venir polluer une étude du comportement rituel », nous semble fondée sur un contresens {ibid., p. 17 et 23-28). Le livre d'A. Paupert, Les fileuses et le clerc. Une étude des Évangiles des quenouilles, Paris, 1990, est bien plus subtil, mais il succombe lui aussi à la tentation de déchiffrer dans ce recueil un « système de représentations symboliques » (p. 185), dont l'existence reste à démontrer. Pour une meilleure compréhension du contenu de ce genre de manuscrit, voir B. Roy, Une culture de l'équivoque, Montréal-Paris, 1992. 41. Voir J. W. Hassell, Amorous Games. A Critical Edition of Les adevineaux amoureux, Austin- Londres, 1974, p. 51-74. 42. Sur ce plan, le livre de Jean-Philippe Genet (La genèse de l'Etat moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, 2003, p. 260-276, ici p. 266), nous a paru peu convaincant.

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de systématicité, et qu'elle vise à expliquer la nature et le monde. Mais dans le cas de la magie, cette exigence de systématicité ne va pas du tout de soi et doit être démontrée sans a priori : la magie ne vise, en effet, pas essentiellement à expliquer le monde, mais plutôt à le transformer en fonction d'un désir irrépressible, voire, dans une certaine mesure, à le récréer. Cette dimension utopique et démiurgique de la magie doit être prise en compte lorsqu'on réfléchit sur ses rapports avec la science, des rapports profondément ambigus, où la rationalité ne se situe pas forcément là où l'on s'attendrait à la trouver.

Science, magie et rationalité (Nicolas Weill-Parot)

La science du Moyen Âge, dans la période scolastique, repose sur l'affirmation d'une cohérence rationnelle interne. Elle s'appuie sur un jeu d'autorités et une démonstration logique43. C'est donc par ce cadre rationnel que les hommes de science, quels que soient leurs domaines propres, ont essayé de se définir et de se démarquer de pratiques concurrentes. L'exemple le plus évident est celui de la médecine. Les médecins n'ont eu de cesse de stigmatiser les empirici, vetule et autres muliercule, capables d'abuser par leurs recettes illusoires les patients. Nicole Oresme rapporte, en défendant les médecins, l'anecdote suivante :

J'ai entendu et vu [l'histoire] d'un médecin qui était appelé au chevet de nombreux malades et, après qu'il avait bien procédé et selon les règles de l'art, survenait une femme qui toujours prodiguait de nombreux soins aux malades et faisait des duperies, etc., et ainsi lui revenaient les louanges et le mérite de la guérison, alors qu'elle ne faisait rien44.

C'est en vertu de cette volonté de l'affirmer comme science que les promoteurs de la médecine scolastique ont tenu à distance, dans une assez large mesure, la plupart des pratiques qui risquaient de la tirer loin de son système explicatif : l'astrologie, par exemple, comme l'a montré Danielle

43. Idée exprimée à plusieurs reprises par Danielle Jacquart dans son séminaire de l'EPHE; voir, par exemple, D. Jacquart, « Quelle histoire des sciences pour la période médiévale antérieure au xme siècle? », Cahiers de civilisation médiévale, 39 (1996), p. 97-1 13. 44. Quodlibet n° 37, mss BnF, lat. 15126, fol. 146, et lat. 15173, fol. 152 : Unde simile audivi et vidi de uno medico qui ad multos egros vocabatur, et postquam recte et bene operatus fuerit, supervenie- bat una mulier que semper multis egrorum curis ingerebat etfaciebat aliquas trufas et sic sibi imponeba- tur cura et laus que tamen nichil faciebat.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 213

Jacquart, si elle est bel et bien présente à travers des usages, comme le calcul des jours critiques, n'a en général pas submergé la médecine scolastique telle qu'elle s'enseignait à l'université de Paris45. Et c'est parce que la magie constitue, malgré tout, une frontière pour la sphère de la science que l'analyse des relations complexes entre science et magie au Moyen Âge est révélatrice. Comme elle ne doit compter que sur sa seule cohérence rationnelle interne, la science médiévale est fragilisée par la concurrence éventuelle de la magie : c'est ce qui explique les difficultés de Thomas d'Aquin à établir l'impossibilité absolue d'un talisman purement astrologique et donc purement naturaliste dans la Summa contra Gentiles (III, 105), alors même qu'il est convaincu de cette impossibilité46.

Dans le contexte d'une rationalité antérieure au régime de la science expérimentale moderne, c'est donc parce qu'elle pose à la science la question de sa délimitation que la magie est hautement significative. Reste à déterminer précisément l'objet que l'on étudie lorsqu'on s'attache à la question « science et magie au Moyen Age ». Il convient de distinguer trois types de sources bien distincts.

Les textes-procédés ou textes-recettes

Ce sont des descriptions des gestes et opérations à effectuer pour obtenir des effets magiques. Ces textes de la pratique ont un contenu théorique nul ou très faible. La magie de tradition « populaire », ou ce que Richard Kieckhefer appelle, de façon plus appropriée, la common tradition of magic47, est essentiellement constituée de prescriptions et de recettes dépourvues d'ébauches de justifications théoriques48. Parfois, des recettes sans justification ni indice d'invocations paraissent pointer vers le degré zéro de la rationalité ou vers une forme assez floue de magie sympathique. Mais, parmi les textes-procédés, figurent aussi la plus grande partie des opuscules astro-talismaniques attribués à Hermès ou à ses alter ego et traduits de

45. Voir notamment D. Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, xiV-xV siècle, Paris, 1998, p. 448-465. 46. Weill-Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1, p. 248-259. 47. R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge, 1989, p. 56-94. 48. Sur ce type de magie, bien étudié pour les mondes anglo-saxon et anglo-normand, voir J. H. G. Grattan et C. Singer, Anglo-Saxon Magic and Medicine, Illustrated Specially from the Semi-pagan 'Lacnunga', Oxford, 1952; A. Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du Xe au xi f siècle. Étude structurale, Paris, 1996 ; T. Hunt, Popular Medicine in 13th-Century England, Cambridge, 1990. Sur les charmes et les brevets dits d'accouchement, voir E. Bozôky, Charmes et prières apotropaïques, Turnhout, 2003 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 86), et D. C. Skemer, Binding Words. Textual Amulets in the Middle Ages, University Park (Penns.), 2006.

214 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

l'arabe au xne et au début du xme siècle49, la plupart des traités de magie placés sous l'autorité de Salomon50, ou encore le manuel de « nigroman- cie » du XVe siècle conservé à Munich51. Ces textes hermétiques, salomo- niens et nigromantiques possèdent, malgré leur orientation le plus souvent pratique, une forme minimale de rationalité52. On pourrait dire qu'ils témoignent d'une causalité « destinative », au sens où un signe est produit, à travers le rituel prescrit, pour obtenir l'aide consentante ou forcée d'un esprit donné, qui est ainsi le destinataire de ce rituel53. Il paraît dès lors difficile d'envisager des rapports pertinents entre ce type de textes sans théorie et la science médiévale.

Ces relations existent pourtant à plusieurs égards et en premier lieu du point de vue de leurs acteurs. Certains traducteurs des textes talisma- niques comme Adélard de Bath ou l'énigmatique Jean de Seville ont aussi transmis des textes scientifiques arabes54. Quant aux utilisateurs, ils ne forment pas des catégories nettement séparées. Outre le cas du traducteur et astrologue Michel Scot utilisant par exemple le Liber Lune dans son Liber introductorius55 , et le très équivoque Cecco d'Ascoli parsemant ses leçons universitaires sur la Sphera de Sacrobosco de références à des opuscules nigromantiques56, il est évident que les clercs étaient par leur capacité à

49. Pingree, « The Diffusion of Arabie Magical Texts... », loc. cit. n. 3; Id., « Learned Magic in the Time of Frederick II », Micrologus, 2 (1994), p. 39-56. Pour un inventaire complet de ces textes avec l'indication des manuscrits et des éditions : P. Lucentini et V. Perrone Compagni, / testi e i codici di Ermete nel Medioevo, Florence, 2001. Sur l'origine des textes talismaniques arabes : A. Caiozzo, Images du ciel d'Orient au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 319-345. 50. La Clavicula Salomonis tente en effet de dépasser ce niveau. Sur la magie salomonienne : Boudet, Entre science et nigromance. . . , op. cit. n. 1, p. 145-155; J. Veronese, « La transmission des textes de magie salomonienne de l'Antiquité au Moyen Âge : bilan historiographique, inconnues et pistes de recherche », Mélanges de l'École française de Rome. Moyen Âge, sous presse. Une édition de ces traités est en cours dans la collection « Salomon Latinus », dirigée par Jean-Patrice Boudet et publiée dans la Micrologus' Library. 51. R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer's Manual of the Fifteenth Century, Stroud (Gloucestershire), 1997. 52. Id., «The Specific Rationality of Medieval Magic», American Historical Review, 99 (1994), p. 813-836. 53. Sur le concept de « destinativité » : Weill-Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1, passim; Id., « L'irréductible "destinativité" des images : les voies de l'explication naturaliste des talismans dans la seconde moitié du xv* siècle », L'art de la Renaissance..., op. cit. n. 10, p. 469-481. 54. Voir les articles de Ch. Burnett indiqués dans les n. 22 et 23. 55. Weill-Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1, p. 396; sur Michel Scot et le Liber introductorius, voir par exemple : Ch. Burnett, « Michael Scot and the Transmission of Scientific Culture from Toledo to Bologna via the Court of Frederick II Hohenstaufen », Micrologus, 2 (1994), p. 101-126. 56. N. Weill-Parot, « I demoni della Sfera : la "nigromanzia" cosmologico-astrologica di Cecco d'Ascoli », dans Cecco d'Ascoli : cultura, scienza e politica nell'Italia del Trecento, sous presse.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 215

lire le latin les premiers usufruitiers de ces procédés magiques57. Dans ce domaine et à ce niveau contextuel, l'étude des milieux savants et demi- savants s' adonnant à la magie est une piste légitime et fructueuse, à condition qu'elle ne se limite pas à répéter des généralités.

D'autres liens entre science et magie peuvent aussi être décelés dans les buts pratiques recherchés respectivement dans chacun de ces domaines, qu'il s'agisse de concurrence ou de complémentarité. Du côté des magiciens, une tradition comme Yars notoria était une technique théurgique destinée à dispenser ses adeptes de suivre tout le cursus de la faculté des arts pour accéder à l'une de ses disciplines, voire à un savoir total58. Du côté des tenants de la science, la concurrence immédiate ne saurait exister que dans le domaine de la guérison du corps, seul but licite envisageable dans le monde universitaire. Les écrits médicaux attestent à la fois cette concurrence (la condamnation des empirici et des vetulê) et cette complémentarité (l'intégration des empirica, voire des incantationes, aux traités médicaux universitaires)59. Du reste, l'intersection possible entre médecine et magie concerne surtout la magie la plus populaire ; elle est plus difficilement envisageable avec les traditions magiques semi-savantes, placées sous l'autorité d'Hermès et de Salomon. Il n'y a donc pas de stricte proportion entre le niveau de magie et le niveau scientifique pour justifier des contacts de ce type. La magie hermétique et salomonienne avec ses invocations complexes était moins intégrable à la science médicale que la magie la plus rudimentaire.

57. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, op. cit. n. 47, p. 151-175; Boudet, Entre science et nigromance. . . , op. cit. n. 1 , p. 383-393 ; S. Page, « Hermetic Magic Texts in a Monastic Context », Hermetism from Late Antiquity to Humanism, éd. P. Lucentini, I. Parri et V. Perrone Compagni, Turnhout, 2003, p. 535-544. Sur la circulation des manuscrits de magie talismanique : F. Klaas- sen, « Medieval Ritual Magic in the Renaissance », Aries, nouv. sér., 3/2 (2003), p. 166-199. 58. Sur Yars notoria, voir en dernier lieu : J. Veronese, ZArs notoria au Moyen Age. Introduction et édition critique, Florence, 2007. 59. Sur les rapports complexes entre procédés des empirici et médecins savants, voir J. Agrimi et C. Crisciani, « Savoir médical et anthropologie religieuse. Les représentations et les fonctions de la vetula (xm'-xV siècle) », Annales ESC, 48 (1993), p. 1281-1308 ; W. Eamon et G. Keil, « Plebs amat empirica : Nicholas of Poland and his Critique of Medieval Medical Establishment », Sudhoffs Archiv, 17 (1987), p. 180-196; Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien..., op. cit. n. 45, p. 301-323; M. McVaugh, « Incantationes in Late Medieval Surgery », Ratio et supersitio. Essays in Honor ofGraziella Federici Vecovini, Louvain-la-Neuve, 2003, p. 319-345 ; Id., The Rational Surgery of the Middle Ages, Florence, 2006, p. 160-175.

216 Jean-Patrice Boudet, Nicolas Weill-Parot

Textes magiques et théoriques

Au-dessus des sources précédentes, se trouvent les textes magiques dotés de considérations théoriques. Ces derniers sont assez rares pour le Moyen Âge. Le De radiis d'al-Kindï occupe une place à part60; quant au Pica- trix, sa diffusion est, pour ainsi dire, nulle avant le Quattrocento61. Si l'on excepte le cas de Béranger Ganell62, ce n'est qu'au tournant des XIVe et XVe siècles qu'émerge la figure de l'auteur-magicien, dont les traités présentent de véritables théories magiques63. Le premier d'entre eux, Antonio da Montolmo64, annonce le De vita coelitus comparanda de Marsile Ficin65. Dans ces traités, s'exprime une philosophie de la nature orientée vers la justification de la magie.

Textes scientifiques

Enfin, au dernier étage de cette distinction, c'est dans les traités scientifiques médiévaux eux-mêmes que la réflexion sur les rapports entre science et magie est la plus évidente et la plus riche. Or l'apport de l'histoire sociale n'y est pas nécessairement déterminant. La magie apparaît ici comme un défi intellectuel majeur pour parvenir à parachever le projet latent de la science médiévale : embrasser le monde dans un discours rationnel sans zone d'ombre.

Ces relations conceptuelles entre la magie et la science, qui sont au cœur de notre sujet, représentent également un enjeu important pour l'histoire de la science médiévale tout court. Du reste, X History of Magic and Experimental Science de Lynn Thorndike fait toujours partie de la bibliographie

60. D'Alverny et Hudry, « AI-Kindi. . . », loc. cit. n. 32 ; P. Travaglia, Magic, Causality andlnten- tionality. The Doctrine of the Rays of al-Kindï, Florence, 1999. 61. Sur ce point, voir V. Perrone Compagni, « La magia cerimoniale del "Picatrix" nel Rinasci- mento », Atti dell'Accademia di scienze morali e politiche di Napoli, 88 (1977), p. 279-330; B. Lang, « The Krâkow readers of Hermes », Hermetism from Late Antiquity. .., op. cit. n. 57, p. 577-600. 62. Sur ce personnage, voir supra, n. 34. 63. Sur la naissance de l'auteur-magicien : Weill-Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1 , p. 602-638 ; J. Veronese, « La notion d'auteur-magicien à la fin du Moyen Âge : le cas de l'ermite Pelagius de Majorque (t v. 1480) », Médiévales, 51 (2006), p. 119-138; Boudet, Entre science et nigromance. . . , op. cit. n. 1, p. 393-408. 64. N. Weill-Parot, « Antonio da Montolmo et la magie hermétique », Hermetism from Late Antiquity..., op. cit. n. 57, p. 545-568; Id. (avec la collaboration de J. Veronese), «Antonio da Montolmo's De occultis et manifestis or Liber Intelligentiarum : An Annotated Critical Edition with English Translation and Introduction », Invoking Angels : Mystical Technologies in the Middle Ages, éd. C. Fanger, sous presse. 65. Bibliographies sur Marsile Ficin mises à jour régulièrement par Teodoro Katinis et Stéphane Toussaint dans les numéros de Accademia. Revue de la société Marsile Ficin.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 217

de base de l'historien des sciences médiévales. C'est la raison pour laquelle la zone de confrontation entre magie et science est le lieu privilégié d'étude des présupposés et des limites de la science elle-même. Cette zone intermédiaire peut recevoir le nom de « magie naturelle ».

La magie, dans sa définition même, repose sur une part d'inexpliqué. Vouloir expliquer la magie par la science apparaît donc comme une tentative contradictoire, puisque faire la lumière sur un recoin obscur, c'est ipso facto détruire l'obscurité66. Comment surmonter cette contradiction? Comment obtenir une justification scientifique de la magie qui ne la fasse pas disparaître en tant que telle ? Pour surmonter ce paradoxe, les spéculations scientifiques médiévales ont emprunté essentiellement deux chemins67. La première voie est celle du pouvoir « transitif» de l'imagination, le fait que l'imagination humaine puisse par divers canaux projeter son pouvoir à l'extérieur du corps, l'une des sources de cette théorie étant Avi- cenne, dans le De anima et le Canon68. La seconde, plus fondamentale, est celle de l'occulte. Pour surmonter la contradiction entre l'inexpliqué nécessaire à la survie de la magie en tant que telle et la volonté de l'expliquer, la solution adoptée par les philosophes médiévaux, surtout à partir de l'assimilation du Canon d'Avicenne, a consisté à objectiver l'inexpliqué en occulte. L'occulte n'est pas ce qui n'est pas encore expliqué, mais ce qui est inexplicable par essence tout en restant naturel. Il y a en effet, dans la nature, des phénomènes qui s'expliquent par l'agencement des qualités premières des éléments (le chaud, le froid, le sec et l'humide) ; mais, comme l'exprime Avicenne dans le sillage de Galien69, certains phénomènes ne peuvent être rapportés à cet agencement : ainsi, dans le domaine de la médecine, la vertu purgative de l'humeur colérique prêtée à la rhubarbe

66. P. Zambelli, L'ambigua natura délia magia, Milan, 1991, p. 141 et n. 53, cite Thomas Eraste qui, au xvie siècle, nie l'existence de la magie naturelle : ce qui est vrai dans la science n'est pas de la magie, le reste relève de la magie démoniaque. 67. Weill-Parot, « Science et magie au Moyen Âge », loc. cit. n. 1, p. 540-546. 68. Sur le pouvoir de l'imagination, voir L. Thorndike, « Imagination and Magic. The Force of Imagination on the Human Body and of Magic on the Human Mind », Mélanges Eugène Tisserant, Vatican, 1964, t. VII2, p. 353-358; D. Jacquart, « De la science à la magie... », loc. cit. n. 5; P. Zambelli, « L'immaginazione e il suo potere. Desiderio e fantasia psicosomatica o transitive », L'ambigua natura della magia, op. cit. n. 66, p. 53-75 ; J. Wilcox et J. M. Riddle, « Qustâ ibn Lûqâ's Physical Ligatures and the Recognition of the Placebo Effect », Medieval Encounters, 1 (1995), p. 1-50; F. Salmon et M. Cabré, « Fascinating Women : the Evil Eye in Medieval Scholasticism », Practical Medicine from Salerno to the Black Death, éd. L. Garcia Ballester, R. French, J. Arri- zabalaga et A. Cunningham, Cambridge, 1994, p. 237-288 ; B. Delaurenti, « La fascination et l'action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales, 50 (2006), p. 137-154. 69. Avicenne, Canon, 1.2.2.1.15, éd. Venise, 1505, fol. 30ra.

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ou encore, dans le domaine de la physique, la force attractive qu'exerce l'aimant sur le fer. De telles vertus occultes ne proviennent pas directement de la complexion de ces choses (rhubarbe ou aimant), c'est-à-dire de l'agencement de leurs qualités premières, mais elles découlent de la « toute substance » (comme le dit Galien) ou « forme spécifique » (comme le dit Avicenne) de la rhubarbe ou de l'aimant. La forme spécifique est issue de la complexion, mais elle la transcende et ne peut être réduite à cette dernière. Dans la période moderne, beaucoup d'auteurs ont ironisé sur les propriétés occultes, qui apparaissaient à leurs yeux comme le refuge de l'ignorance. Mais, en réalité, derrière la notion de forme spécifique et de propriété occulte, se dévoile toute l'ampleur de la rationalité scolastique.

En un sens, l'occulte est le dépassement d'une tautologie par elle- même, laquelle pourrait ainsi s'énoncer : cela est naturel, parce que cela arrive par la nature. Cette tautologie a été dénoncée de part et d'autre du Moyen Age. Dans le troisième intermède du Malade imaginaire, Molière fait dire à son bachelier dans un latin savoureux : Mihi domandatur quo- dam docto doctore quare opium facit dormire. A quoi respondeo : quia est in eo virtus dormitiva cuius officium facit assoupire70 . . . Ainsi, l'opium fait dormir parce qu'il a en lui. . . la vertu dormitive ! Molière, au moment où la science scolastique se craquelle, reprend après bien d'autres cette dénonciation des propriétés occultes comme « refuge de l'ignorance », qui serait fondée sur un argument tautologique. Il le fait au nom de la critique d'une médecine jugée fausse scientifiquement. Comme d'autres esprits éclairés de son temps, il lutte contre le faux et souhaiterait que l'on cherchât les vraies causes scientifiques des choses. Mais bien avant lui, à la veille du Moyen Age, saint Augustin utilise un argument comparable pour une raison opposée. On peut lire, en effet, dans la Cité de Dieu : « Et même s'il semble qu'il y a dans ces choses une force insolite contre nature, cependant on ne donne pas d'autre raison de celle consistant à dire que c'est leur nature - une raison bien courte, je l'avoue, et une réponse vraiment suffisante71 ! » Dans ces quelques lignes, Augustin souligne avec ironie l'essence tautologique de l'explication par la « nature propre ». Pourtant, le sens de sa critique est à l'opposé de celle de Molière. Pour Augustin, il ne s'agit évidemment pas de

70. Voir K. Hutchison, « Dormitive Virtues, Scholastic Qualities, and the New Philosophies », History of Science, 29 (1991), p. 245-278. 71. Augustin, De civitate Dei, XXI. 7 : [...] Quibus licet vis insolita contra naturam inesse videatur, alia tamen de illis non redditur ratio, nisi ut dicatur hanc eorum esse naturam. Brevis sane ista ratio, fateor, sufficiensque responsio. Sur Augustin et les prodiges, voir notamment la mise au point de J. Céard, La nature et les prodiges. L'insolite au xvf siècle, en France, Genève, 1977, p. 21-25.

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chercher les vraies causes naturelles de ces phénomènes. Au cercle vicieux de l'explication de la nature par la nature, à la tautologie résultant d'une improbable immanence naturelle, Augustin oppose un principe transcendant : la cause divine. Dieu est en effet l'« auteur de toutes les natures », ce qui fournit une raison plus solide (fortiorem. . . rationem). Entre l'ironie d'Augustin et celle de Molière, il y a une période - le Moyen Âge, à partir du xne siècle - où une certaine conception de la nature faisait que l'argument de la « nature propre » n'était plus une tautologie72. Par un lent processus commencé au xne siècle, mais émergeant au xine siècle, la natura propre des choses, par laquelle on rend compte de leurs opérations occultes, se décline étiologiquement grâce à la notion de « forme spécifique ».

Dans sa volonté d'expliquer rationnellement l'ensemble du monde créé, la pensée scolastique, telle qu'elle se déploie surtout à partir du xme siècle, refuse l'inexpliqué et le transforme en occulte. Elle endigue ainsi l'inexpliqué, elle l'enserre dans une notion - la forme spécifique - et peut poursuivre son déploiement vers l'explication exhaustive du monde créé. Si la pensée scolastique a péché, c'est donc par excès de rationalisme. L'occulte est à la fois un angle mort et une pierre angulaire de cet édifice. La forme spécifique a permis de donner une formulation scientifique à des médicaments et des processus qui ne pouvaient recevoir d'explication dans le cadre de la complexion. Ainsi, des procédés traditionnels - les empi- rica — ont pu être intégrés à la médecine savante par ce biais. De la même façon, les phénomènes magnétiques et électriques (l'attraction de la paille par l'ambre) ont reçu une explication.

Un triple enseignement peut être tiré de ces quelques remarques. Premièrement, la forme spécifique est un concept essentiel dans le dispositif qui vise à rendre compte de la magie naturelle73. Deuxièmement, la magie naturelle renvoie moins à la réalité de la pratique elle-même qu'à la réflexion des intellectuels médiévaux sur un certain nombre de pratiques

72. Ce problème fait l'objet d'une étude en cours par Nicolas Weill-Parot sur Le vide et l'occulte dans la physique médiévale (projet Institut universitaire de France). 73. Sur la forme spécifique et la magie, voir notamment : B. P. Copenhaver, « Scholastic Philosophy and Renaissance Magic in the De vita of Marsilio Ficino », Renaissance Quarterly, 37 (1984), p. 523-554; P. R. Blum, « Qualitates occultae : Zur philosophischen Vorgeschichte eines Schlûssel- begriffs zwischen Okkultismus und Wissenschaft », Die okkulten Wissenschafien in der Renaissance, éd. A. Buck, Wiesbaden, 1992, p. 45-64 ; T. Dagron, « La doctrine des qualités occultes dans le De incantationibus de Pomponazzi », Revue de métaphysique et de morale, 49 (2006), p. 3-20; Weill- Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1 ; S. Giralt, « Estudi introductori », Arnaldi de Villanova Opera medica omnia, t. VII1, Epistola de rebrobacione nigromantice ficcionis, éd. S. Giralt, Barcelone, 2005, p. 11-198.

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qu'ils entendaient sauver de l'opprobre démoniaque. Troisièmement, la physique de l'occulte permet la coexistence d'une science et d'une magie. Pour ce faire, il a fallu que la science scolastique se présentât comme un édifice déjà en place, maîtrisant l'ensemble des phénomènes naturels, refusant de dire « je ne sais pas » ou même « je ne sais pas encore » devant le phénomène inexpliqué; elle a dit « je nomme » donc je « comprends », au sens étymologique de ce verbe.

C'est l'une des clefs d'explication de ce qui est apparu à beaucoup comme une énigme. Pourquoi, au xme siècle, Roger Bacon rejette-t-il la magica dans le camp honni du démon et de l'Antéchrist alors que, en réalité, il va beaucoup plus loin et jusqu'à l'hétérodoxie dans l'acceptation de procédés que ses contemporains auraient qualifiés de magiques? Pourquoi, alors même qu'Albert le Grand, beaucoup plus orthodoxe que Bacon, est nettement plus restrictif dans l'acceptation de pratiques magiques, n'hésite-t-il pas, lui, à accepter l'idée que le mot magica puisse, dans certains cas, avoir un sens naturaliste et licite ? L'explication est à chercher dans la différence entre occulte et secret74. Albert le Grand, tenant de l'occulte, peut envisager une place pour une magie naturelle et peut admettre le mot « magie » dans le champ de la science. Il représente une scolastique parachevée où tout inexpliqué est renversé positivement en occulte, au sein d'une nature totalement maîtrisée par une rationalité exhaustive. La position de Roger Bacon est différente, dans la mesure où il est un tenant du secret plus que de l'occulte : il envisage, selon une vision à la fois archaïque et prométhéenne, l'inexpliqué comme du non-encore-expli- qué. Archaïque, à double titre : car il rejoint la littérature des sécréta qui prétend reposer sur une tradition très ancienne et qui montre une nature cachant ses secrets aux profanes ; archaïque aussi, puisque les découvertes du savant sont en fait, pour la plupart, des redécouvertes d'inventions qui ont été perdues par l'humanité75. Mais vision prométhéenne également, car elle annonce une conception de la nature comme connaissance de ses « processus internes », pour renvoyer à la typologie de William Eamon76.

74. N. Weill-Parot, « Encadrement ou dévoilement : l'occulte et le secret dans la nature chez Albert le Grand et Roger Bacon », Micrologus, 14 (2006), p. 151-170. 75. G. Beaujouan, « La prise de conscience de l'aptitude à innover (le tournant du milieu du 13e siècle) », Le Moyen Âge et la science : approche de quelques disciplines et personnalités médiévales, éd. B. Ribémont, Paris, 1991, p. 5-14, ici p. 11. 76. Pour une distinction entre les différentes conceptions des secrets de la nature dans le cadre de l'évolution des conceptions scientifiques : Eamon, Science and the Secrets of Nature. .., op. cit. n. 3, p. 353.

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Dès lors, il semble que c'est pour cela qu'il n'y a pas de place pour une magie naturelle chez Bacon ; ce dernier proscrit toute magica comme étant démoniaque et rattachée à l'Antéchrist. Chez Bacon, il n'y a de place que pour une scientia experimentalise quand bien même sa tolérance aux phénomènes qu'Albert le Grand eût qualifiés de magiques est bien plus étendue que celle d'Albert.

Dans la science scolastique dominante, la forme spécifique, en tant que telle, est insuffisante pour rendre compte de la magie, laquelle n'est atteinte qu'au terme d'une typologie graduelle ternaire. En premier lieu, les médecines administrées par voie interne mais qui agissent par leur forme spécifique ne se distinguent guère des médecines agissant par l'agencement de leurs propriétés élémentaires. Ensuite, vient le registre du merveilleux, des mirabilia, avec ces phénomènes produits par la nature, mais qui étonnent par leur caractère rare et surprenant77, lorsque des substances dotées de propriétés de ce type manifestent leur action à distance et non par un contact ordinaire : qu'il s'agisse des amulettes78 ou de la propriété attractive de l'aimant sur le fer. Le domaine de la magie est enfin atteint à partir du moment où intervient une opération humaine, lorsque l'objet doté de pouvoir est artificiel, car la magie se situe à la conjonction de l'artificiel et de l'occulte. Pour les partisans de la magie naturelle, un talisman peut ainsi recevoir une explication naturaliste : en d'autres termes, il peut être doté d'une propriété occulte. Mais cela suppose de surmonter deux difficultés conceptuelles. D'une part, il est nécessaire que, outre des propriétés spécifiques propres à une espèce de choses, il y ait des propriétés propres à une chose individuelle. Tous les aimants ont le pouvoir d'attirer le fer; toutes les figures du Lion n'ont pas le pouvoir de guérir du calcul rénal, mais seulement celle que l'artisan a fabriquée sous la constellation du Lion. Il faut donc que, à côté des propriétés spécifiques substantielles, il y ait des propriétés « spécifiques » individuelles ou accidentelles. D'autre part, il faut qu'une empreinte naturelle soit naturellement dotée d'un pouvoir naturel. Mais l'homme par son action sort du cours de la nature. Cet écart

77. J. Le Goff, « Le "merveilleux" dans l'Occident médiéval », dans Id., L'imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, p. 17-39; Id., « Le merveilleux scientifique au Moyen Âge », Zwischen Wahn, Glaube und Wissenschafi : Magie, Astrologie, Alchemie und Wissenschaftsgeschichte, éd. J.-F. Bergier, Zurich, 1988, p. 87-1 13 ; Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age. XXVe Congrès de la Société des historiens médiévistes de l'Enseignement supérieur public, Paris, 1995. 78. On peut distinguer l'amulette, objet naturel utilisé tel quel pour ses vertus merveilleuses (gemme, membre d'animal, etc.), du talisman, objet artificiel dans lequel l'artifice humain (façonnement d'une figure, etc.) est rendu responsable de l'acquisition d'une vertu magique. Voir Copen- haver, « Scholastic Philosophy. . . », loc. cit. n. 73, p. 530.

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rend son action indéterminée et non naturelle. D'un autre côté, son opération n'est pas non plus celle d'un démiurge. Il ne peut créer de nouvelles formes substantielles ou spécifiques. Il faut donc démontrer que, en calculant le bon moment astrologique, le faiseur de talisman insère son action de fabrication dans le cours de la nature. Il prédispose artificiellement la matière du talisman à recevoir de la nature elle-même sa nouvelle forme substantielle ou spécifique79. On le voit, la forme spécifique en tant que telle est la condition nécessaire mais non suffisante pour expliquer l'occulte naturel magique.

Ainsi, la question des rapports entre science et magie peut conduire le chercheur vers des champs fort éloignés de ceux que l'historien est accoutumé de fréquenter. Il est donc d'autant plus surprenant de le voir soumis à deux accusations contradictoires : celle de rompre avec la tradition de sa discipline et, en même temps, celle de pratiquer une histoire intellectuelle old fashion, pour reprendre un reproche à la mode dans le monde anglo- saxon80. C'est que précisément le noyau de la question se situe bien loin des social studies, dans lesquelles un certain nombre d'historiens rangeraient volontiers toute la science historique.

79. N. Weill-Parot, « Causalité astrale et "science des images" au Moyen Âge : Éléments de réflexion », Revue d'histoire des sciences, 52/2 (1999), p. 207-240. 80. Par exemple, Ayze Tuzlak, dans la Newsletter 17 de la Societas Magica, propose un compte rendu de l'ouvrage Magic and the Classical Tradition, éd. Ch. Burnett et W. F. Ryan, Londres-Turin, 2006. Elle écrit, à propos de la plus grande partie des articles, d'une façon élogieuse mais dotée d'une ambiguïté significative : [They] are also worth reading, though the scholar who is looking for contemporary theoretical perspectives on the study of magic might be disappointed. In one sense, I found this absence refreshing : the discipline of religious studies has engaged in so much hand-wringing about rhetoric and polemic and social identity that it was nice to encounter a book that forgoes all that in favour of some good old-fashioned textual analysis. [...] The very best articles in this collection prove that a

careful analysis of a text does not need abstract theories to support it. When unusual texts are permitted to speak for themselves the reader is naturally invited to think about old issues in new ways. Ces quelques lignes dénoncent l'atmosphère pesante des social studies ; mais en même temps leur auteur paraît ne réserver de contenu conceptuel qu'à ces études de social studies, puisque les articles loués sont perçus comme de pures « analyses » erudites des textes (ce qui n'est pas toujours le cas dans ce volume). L'alternative n'est pourtant pas celle-là ; l'érudition, qui fait souvent défaut aux synthèses des social studies, peut aussi servir une histoire rigoureuse fondée sur une contextualisation intellectuelle pertinente. D'autres comptes rendus parus dans des revues américaines sur d'autres ouvrages dénoncent, eux, de façon catégorique, ce qu'ils considèrent comme la old fashion history, qui n'apporte rien aux social studies. Il est vrai que les études plus erudites d'histoire intellectuelle présentent souvent des thèses nuancées dont la saisie est moins aisée. Le problème n'est pas secondaire : la grande revue internationale d'histoire des sciences Isis paraît s'être orientée de façon très marquée depuis quelques années vers les gender studies, au point que d'autres approches, plus erudites ou plus strictement intellectuelles, s'en trouvent quelque peu marginalisées.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 223

On s'accordera à reconnaître que l'historien est un généraliste du temps. Le travail historique consiste à rapporter ou confronter un objet d'étude à son contexte (en se gardant de basculer dans le déterminisme). La nature de ce contexte est donc tributaire de l'objet choisi et il revient à l'historien de retrouver les cercles contextuels qu'il juge pertinents, de définir un périmètre étiologique significatif, sans aller chercher des cercles tellement éloignés qu'ils n'auraient plus de sens précis pour son objet d'étude initial81. Or, il se trouve qu'un certain nombre de problèmes posés par la question « science et magie » relèvent en premier lieu de l'histoire conceptuelle : logique, philosophique, théologique, etc. En effet, les théories scientifiques médiévales convoquent très souvent des coordonnées philosophiques, parfois très ardues, puisque une grande partie de la science médiévale relève de la philosophie naturelle. Comme le rappelait Guy Beaujouan, « au Moyen Âge, le domaine scientifique, la physique surtout, relevait, pour une large part, de la philosophie naturelle. Celle-ci cherchait souvent à fournir des explications profondes en se situant, si l'on peut dire, sur le plan de l'ontologie82 ». Pourquoi l'historien qui s'y plonge cesserait-il d'être historien ? Mais le philosophe, lui aussi, par profession, se verrait exclu de ce domaine car il est censé privilégier des concepts purs. Les concepts scientifiques empruntent à la philosophie mais ne se réduisent pas à cette dernière : les théories scientifiques ne sont pas une simple application de la philosophie naturelle d'Aristote et de ses commentateurs ; elles y entremêlent des concepts empruntés à des disciplines comme la théologie ou aux divers domaines « scientifiques » {quadrivium, médecine, données de l'expérience, etc.). Si l'on suit donc les limites disciplinaires pures de l'histoire et de la philosophie, des pans entiers de l'histoire des sciences médiévales resteront inexplorés, en particulier celui où la science se confronte à la magie83. Mais il faut bien admettre que les spécialistes de la philosophie se sont davantage penchés sur ces questions que les historiens de formation; du reste, dans le sillage d'Eugenio Garin, de Daniel P. Walker et de Frances Yates, la Renaissance a été privilégiée84. En Italie, en

8 1 . J'insiste sur cette notion de contexte, car il ne s'agit pas ici de revenir au vieux débat entre « externalistes » et « internalistes ». 82. « Un médiéviste historien des sciences... », loc. cit. n. 4, p. 157-158. 83. Il ne s'agit évidemment pas de contester les disciplines ; au contraire, c'est en prenant appui sur la connaissance solide de sa propre discipline que l'historien peut éclairer des problèmes ayant des racines dans des disciplines variées. 84. En France, on peut aujourd'hui mentionner notamment les travaux de Stéphane Toussaint. Sur la question de l'ésotérisme à partir du XVe siècle, voir, Dictionary ofGnosis and Western Esotericism, éd. W. Hanegraaf, A. Faivre, R. Van den Broeck et J.-P. Brach, Leyde, 2005.

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particulier, certains spécialistes d'histoire de la philosophie ont beaucoup fait progresser les connaissances sur les théories philosophiques autour de la magie médiévale, malgré les réticences qu'ils pouvaient, eux aussi, rencontrer de la part de leurs confrères philosophes attachés à des traditions philosophiques plus « pures ». Actuellement, des chercheurs comme Paolo Lucentini, Vittoria Perrone Compagni ou Antonella Sannino ont ouvert de nouvelles perspectives sur le lien noué, via l'hermétisme, entre magie et philosophie médiévales85.

Mais à peine l'historien a-t-il surmonté cet obstacle venu de la tradition de sa discipline qu'il tombe sous les fourches caudines des sciences sociales. Bien souvent, en effet, les historiens sociologistes, qui pensent l'histoire comme partie intégrante des sciences sociales, estiment que le contexte pertinent est nécessairement « social ». La réalité sociale constituerait le socle solide qui devrait servir de terme à l'analyse. Les enjeux sociaux de certaines questions liées à la science et la magie existent bel et bien, comme nous l'avons écrit. Cependant la pertinence des cercles étio- logiques ou contextuels s'amenuise à mesure qu'ils s'éloignent de l'objet d'étude. Écrire que la croissance économique du xme siècle a contribué au rayonnement de l'université peut avoir quelque pertinence ; mais qu'en est-il de la divergence entre Albert le Grand et Thomas d'Aquin, auteurs si proches l'un de l'autre, sur la question des « images astrologiques » ?

85. P. Lucentini, « L'ermetismo magico nel secolo XIII », Sic itur ad astra. Studien zur Geschichte der Mathematik und Naturwissenschafien. Festschrift fur den Ambisten Paul Kunitzsch zum 70. Geburstag, éd. M. Folkerts et R. Lorch, Wiesbaden, 2000, p. 409-450 ; V. Perrone Compagni, « I testi magici di Ermete », Hermetism from Late Antiquity..., op. cit. n. 57, p. 506-533; A. Sannino, « Ermete mago e alchimista nelle biblioteche di Guglielmo d'Alvernia e Ruggero Bacon », Studi medievali, 41/1 (2000), p. 151-209. P. Lucentini et V. Perrone Compagni dirigent une entreprise d'édition systématique des textes philosophiques, magiques et alchimiques médiévaux attribués à Hermès {Hermes latinus). La question de l'intérêt philosophique (et scientifique) de la magie a fait l'objet d'une polémique récente. Le point de départ semble être un article d'un des grands spécialistes des relations entre philosophie et magie à la Renaissance, St. Toussaint, « Les raisons de la magie. Un coup d'ceil philosophique », Critique, n° 673-67 '4 (2003), p. 473-483, qui met en avant la notion de « magie évolutive » et montre l'importance de la théurgie dans les philosophies néoplatoniciennes de la Renaissance. A. de Libéra, « La face cachée du monde », ibid., p. 430- 448, qui paraît lui répondre, critique avec vigueur ce qu'il interprète comme une tendance néfaste chez certains historiens de la philosophie à valoriser la magie comme élément « progressiste » (sa position contraste avec les pages importantes qu'il avait consacrées à la place intellectuelle de l'astrologie chez plusieurs penseurs médiévaux dans son Penser au Moyen Age, Paris, 1991, p. 246-298). P. Lucentini, « Sulla questione délia magia nella storia del pensiero médiévale », Giornale critico délia filosofia italiana, 82 (85)/2 (2004), p. 257-274, s'attache à réfuter l'argumentation d'Alain de Libéra. J.-M. Mandosio, « Problèmes et controverses : à propos de quelques publications récentes sur la magie au Moyen Âge et à la Renaissance », Aries, 7 (2007), p. 207-225 (208-215), a rendu compte de cette polémique.

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Cette notion fut inventée par l'auteur du Speculum astronomie (milieu du xine siècle) pour promouvoir l'idée qu'il existait des talismans naturalistes ou « non destinatifs », qui ne tiraient leur pouvoir que des astres et en aucun cas des démons. Albert le Grand soutient leur possibilité ; Thomas d'Aquin la récuse (à ses yeux tous les talismans sont donc fondés sur une magie explicitement ou implicitement « destinative » et donc démoniaque). Assurément, le jeu des pouvoirs dans l'ordre dominicain ou les généralités sur la monnaie ne pourraient au mieux que rendre compte de contextes très généraux et bien connus de l'histoire intellectuelle, comme l'attitude des clercs face aux démons, leur inégal accès au savoir et aux postes de pouvoir, etc. ; et ce sont d'autres sujets que les « images astrologiques ». Or, ces dernières ne sont pas un sujet secondaire pour l'histoire des sciences ; leur fonction heuristique est patente; elles nous révèlent les présupposés des domaines intellectuels et scientifiques qu'elles traversent (théologie, médecine, philosophie naturelle, astrologie, etc.)86. Cette divergence entre les deux maîtres dominicains, qui structure le débat sur la magie naturelle des « images astrologiques » jusqu'à la Renaissance, repose sur leur intérêt différent à l'égard de la science de la nature. Cette dissension se fonde probablement aussi sur leur désaccord à propos d'une question fondamentale, à la fois physique et métaphysique : l'hylémorphisme. Certes, on dira que ce débat philosophique, bien connu depuis Bruno Nardi87, n'est pas un sujet pour l'historien mais pour le philosophe ; on le concédera bien volontiers, et pourtant cette divergence dans la façon de concevoir l'union entre la matière et la forme (une matière dotée d'une ébauche de forme en puissance chez Albert le Grand ; une matière totalement passive chez Thomas d'Aquin) constitue un élément d'explication pertinent pour la question des « images astrologiques » (pensée comme l'union d'une figure et d'un matériau) et donc, plus largement, pour le problème posé par les rapports entre science et magie. L'historien qui utilise des connaissances philosophiques n'est pas davantage un mutant que celui qui emploie un savoir d'économiste si son sujet l'exige. La question métaphysique de l'hylémorphisme est ici plus pertinente que le cours de la monnaie, les « stratégies » sociales ou de sempiternels « habitus », sauf à tenter d'improbables constructions fondées sur des concomitances plus ou moins avérées. Il se trouvera peut- être un adepte trendy des social studies pour établir dans le champ social

86. Weill-Parot, Les « images astrologiques »..., op. cit. n. 1 . 87. Br. Nardi, « La dottrina d'Alberto Magno sull' "inchoatio formae" », Studi difilosofia médiévale, éd. Br. Nardi, Rome, 1960, p. 69-101 ; A. Rodolfi, II concetto di materia nell'opera di Alberto Magno, Florence, 2004.

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l'origine de la divergence entre Albert le Grand et Thomas d'Aquin, même sur une question comme celle de l'hylémorphisme. Gageons pourtant que, en dernier ressort, on ne puisse affirmer avec certitude qu'une tautologie : Albert est Albert parce qu'il est Albert et Thomas est Thomas parce qu'il est Thomas. Quand cela s'impose, l'intelligibilité doit savoir céder le pas devant les mystères de la singularité et du libre arbitre. Et, en définitive, cela est métaphysiquement rassurant, même si l'éclat artificiel d'un « système » historique y perd de son élégance trompeuse88.

Au total, on comprendra pourquoi notre attitude à l'égard des sciences sociales est prudente et mesurée. L'un d'entre nous en fait un usage modéré, voire homéopathique, même lorsqu'il s'intéresse à la magie rituelle, qui pourrait, à première vue, se prêter à une analyse de type anthropologique89. L'autre s'en passe fort bien, parce que son domaine de compétence privilégié est celui d'une histoire intellectuelle dont les enjeux sociaux ne sont pas essentiels pour son propos et guère évidents à mesurer, s'ils existent. Sans doute pourra-t-on déceler des différences, voire des contradictions, entre nos deux points de vue. Mais ils sont bien plus complémentaires que contradictoires et l'on peut d'ailleurs se demander si cette complémentarité ne correspond pas en partie à la dualité du sujet qui nous occupe : pour l'historien médiéviste, en effet, la science et la magie sont davantage des créations intellectuelles que des pratiques observables. Et les pratiques effectives, même si elles nous échappent dans une très large mesure, devaient probablement, sur ce plan, être aussi complémentaires que concurrentes.

88. Boris Bove dans un ouvrage de synthèse à paraître, La France pendant la guerre de Cent Ans (dont nous avons pu lire plusieurs chapitres), démonte avec rigueur et bon sens les « systèmes » inventés par certains historiens pour rendre compte de la « crise du XIVe siècle ». Les pages marxistes orthodoxes que consacre Guy Bois à ce qu'il croit voir comme une « débandade de la raison » au XIVe siècle, dans son livre La grande dépression médiévale, xr/ et XV siècles. Le précédent d'une crise systémique, Paris, 2000, p. 168-176, offre une version extrême de ce « systématisme ». Sous d'autres formes, l'ouvrage souvent cité de A. Murray, Reason and Society in the Middle Ages, Oxford, 1978, vise une histoire « totale » et sociologique au détriment parfois de l'exactitude des domaines embrassés, en particulier celui des savoirs. Quant au livre de J. Kaye, Economy and Nature in the Fourteenth Century. Money, Market Exchange and the Emergence of Scientific Thought, Cambridge, 1998, du reste riche et argumenté, il soutient que les efforts de quantification dans la philosophie naturelle au XIVe siècle s'expliquent par l'expérience d'une monétarisation accrue de l'économie. Mais, ainsi qu'il le reconnaît à demi-mots (par exemple, p. 209-210), cette interprétation demeure hypothétique (et, en tout cas, très partielle). Quels que soient ses mérites, sa démarche ne saurait servir de modèle obligé pour toute histoire intellectuelle. 89. J.-P. Boudet et J. Veronese, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », Micrologus, 14 (2006), p. 101-150.

Être historien des sciences et de la magie médiévales 227

Par ailleurs, il est évident qu'il ne faut pas se laisser berner par une opposition trop franche entre une science rationnelle et une magie qui ne le serait pas : il suffit d'ouvrir par exemple le Liber sacratus sive juratus attribué à Honorius de Thèbes, un traité de magie théurgique issu de la tradition de Xars notoria, qui a pour singularité de promettre à son adepte la vision béatifique ici-bas, pour voir que son auteur prétend avoir écrit un « livre de la vie de l'âme rationnelle90 ». Mais ce n'est pas parce que les mots scientia et ratio sont polysémiques, et qu'ils n'ont, la plupart du temps, pas le même sens au xme qu'au xvine siècle qu'il n'y a ni science, ni rationalité au Moyen Âge et que l'on peut affirmer que « les disciplines réunies dans le quadrivium et la médecine relèvent de ce que les anthropologues appellent l'ethnoscience, c'est-à-dire l'étude des savoirs naturalistes dans les sociétés traditionnelles, dont l'Occident antique et médiéval fait partie91 ». La lecture de YAlmageste de Ptolémée et du Canon d'Avicenne n'est certes pas à la portée de tout le monde, mais celle du manuel de base de l'enseignement universitaire de l'astronomie que fut le De sphera de Sacrobosco92, édité jusqu'au xviie siècle, pourrait sans peine convaincre que certaines parties de la science médiévale ont peu de chose à voir avec une « ethnoscience ».

Enfin, au lieu de battre notre coulpe en déplorant notre incapacité à assimiler les apports des sciences sociales, ne vaudrait-il pas mieux commencer par poser la question de la pertinence de leur propre démarche à l'égard de leur objet? C'est précisément ce que vient de faire Pascal Sanchez dans un livre tout récent, issu d'une thèse de sociologie soutenue à l'université Paris IV en 2005, qui consiste en une remarquable analyse de l'ensemble des théories explicatives de la magie élaborées depuis le xixe siècle. C'est donc à lui que nous laisserons le dernier mot :

Les croyances magiques satisfont certes des désirs élémentaires, dépendent, à n'en point douter, des enjeux d'une structure sociale, mais produisent avant tout de la connaissance. Le choix de l'ordre cognitif comme champ de référence conduit à prendre les croyances pour ce qu'elles sont véritablement, à savoir des conjectures sur la

90. Sur ce traité qui date vraisemblablement des années 1330, voir l'édition de G. Hedegârd, Liber iuratus Honorii. A Critical Edition of the Latin Version of the Sworn Book of Honorius, Stockholm, 2002, et J.-P. Boudet, « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique dans le Liber sacratus attribué à Honorius de Thèbes », Mélanges de l'École française de Rome. Moyen Âge., 1 14-2 (2002), p. 851-890. 91. A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xmc siècle) », Histoire culturelle de la France, dir. J.-P. Roux et J.-F. Sirinelli, t. 1, Le Moyen Âge, dir. M. Sot, Paris, 1997, p. 166. 92. L. Thorndike, The Sphere of Sacrobosco and its Commentators, Chicago, 1949.

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nature et sur la relation qui unit l'homme à cette nature. Ce champ de référence permet, de surcroît, l'établissement d'analogie avec les théories scientifiques et les croyances, dans la mesure où, dans les deux cas, il s'agit de confronter un ensemble de propositions à une réalité93.

Jean-Patrice Boudet Université d'Orléans SAVOURS (EA 3272)

Nicolas Weill-Parot Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis / IUF

Savoirs et pratiques, du Moyen Âge à l'Époque moderne (EPHE, EA 41 16), Paris

93. P. Sanchez, La rationalité des croyances magiques, Genève-Paris, 2007, p. 673.