contribution à une histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation

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Contribution à une histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation par Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi, Jean-Gabriel Contamin d ans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé en 2003, Jacques Lagroye définit la poli- tisation comme « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d'un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d'activités » 1 . Si l’on examinait le parcours scientifique de ce professeur de science politique de l’Université Paris I, on pourrait s’étonner qu’il ait choisi de rassembler ses auteurs autour de la question de la politisation, alors que d’autres thématiques avaient été davantage au cœur de ses travaux : la sociologie politique des institutions, la politique locale, les mécanismes de légitimation, le rapport à l’histoire et à l’historicité, les processus d’institutionnalisation des rôles ou les rapports entre politique et religieux. Le choix de J. Lagroye révèle en fait son intérêt constant pour cette question, et c’est la raison pour laquelle il nous a paru pertinent, en tant que coorganisateurs depuis trois ans d’un séminaire à l’EHESS inti- tulé « Politisations comparées : sociétés musulmanes et ailleurs… » 2 , de nous interroger dans une perspective d’histoire sociale des idées 3 sur la production, la circulation et les usages dans l’univers scientifique franco- phone de ce que l’on pourrait nommer une « conception lagroyenne » de la politisation. Pour ce faire, il convenait de résoudre la difficile question méthodologique « des indices empiriques qui permettent de pister une idée ou des 1. Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », dans J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 360-361. 2. Une première version de ce texte a été présentée lors d’une séance de ce séminaire. Nous remercions tout parti- culièrement Julien Fretel qui a bien voulu, à cette occasion, apporter son propre témoignage et nous livrer son ana- lyse de la politisation (site Internet du séminaire : http://polcomp.free.fr/). 3. Bernard Pudal, « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées politiques », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique, XVIII˚-XX˚, Paris, PUF, 2006, p. 185-192.

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Contribution à une histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation

par Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi, Jean-Gabriel Contamin

dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigéen 2003, Jacques Lagroye définit la poli-tisation comme « une requalification des

activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d'un accordpratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, àtransgresser ou à remettre en cause la différenciation des espacesd'activités » 1. Si l’on examinait le parcours scientifique de ce professeur descience politique de l’Université Paris I, on pourrait s’étonner qu’il aitchoisi de rassembler ses auteurs autour de la question de la politisation,alors que d’autres thématiques avaient été davantage au cœur de sestravaux : la sociologie politique des institutions, la politique locale, lesmécanismes de légitimation, le rapport à l’histoire et à l’historicité, lesprocessus d’institutionnalisation des rôles ou les rapports entre politique etreligieux. Le choix de J. Lagroye révèle en fait son intérêt constant pourcette question, et c’est la raison pour laquelle il nous a paru pertinent, entant que coorganisateurs depuis trois ans d’un séminaire à l’EHESS inti-tulé « Politisations comparées : sociétés musulmanes et ailleurs… » 2, denous interroger dans une perspective d’histoire sociale des idées 3 sur laproduction, la circulation et les usages dans l’univers scientifique franco-phone de ce que l’on pourrait nommer une « conception lagroyenne » dela politisation.Pour ce faire, il convenait de résoudre la difficile question méthodologique« des indices empiriques qui permettent de pister une idée ou des

1. Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », dans J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 360-361.2. Une première version de ce texte a été présentée lors d’une séance de ce séminaire. Nous remercions tout parti-culièrement Julien Fretel qui a bien voulu, à cette occasion, apporter son propre témoignage et nous livrer son ana-lyse de la politisation (site Internet du séminaire : http://polcomp.free.fr/).3. Bernard Pudal, « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées politiques », dans Antonin Cohen,Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique, XVIII˚-XX˚,Paris, PUF, 2006, p. 185-192.

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références » 4. Certes, on pourrait supposer que ce type de dépistage est plusaisé lorsque l’on s’intéresse à la construction et à la postérité d’une notion oud’une œuvre académique dans l’espace universitaire professionnalisé de notreépoque, celui-ci faisant de la citation précise l’un de ses principes de fonction-nement. Il suffirait alors de s’en remettre aux références explicites de l’auteurétudié, voire de la notion dont on souhaite analyser la diffusion. Dans le cas deJ. Lagroye, nous aurions pu tout d’abord partir en quête de ses propres usages,dans ses écrits, du terme de politisation, sérier les significations qu’il luiaccorde, les exemples qu’il lui associe et la manière dont il le met en scène pouren faire un concept. Ainsi aurions-nous pu ensuite repérer les usages de ceterme par ceux qui, en citant J. Lagroye, se présentent comme ses héritiers 5. Adopter une telle démarche signifierait toutefois endosser une conceptionbien limitative de la circulation de la pensée dans l’univers scientifique. Lescitations y sont légion, certes, mais les premiers spécialistes de sociologie dessciences, aux États-Unis 6 comme en France 7, ont montré combien ellesrépondent à des logiques sociologiques spécifiques, qui font que, consciem-ment ou même sans s’en rendre compte, on ne cite pas toujours ceux dont ons’inspire le plus et qu’a contrario on peut être amené à citer ceux dont on s’ins-pire finalement le moins. Entre l’omission de référence et la référence derévérence, il est un chiasme que le débat actuel sur l’évaluation bibliomé-trique des recherches ne fait qu’exacerber et qui rend problématique le fait des’en remettre aux seules citations pour retracer la « carrière d’un concept » 8

ou d’un texte.Problématique aussi est la démarche qui consiste à ne retenir que la diffusionécrite de ce concept. Pour un mot associé à un auteur, il est d’autres manièresd’exister, de circuler, d’être approprié : dans l’idéal, il aurait donc falluprendre en compte la place du thème de la politisation dans les

4. Mathieu Hauchecorne, « Le “rawlsisme à la française” en question. Idéologisation des politiques publiques etcirculation des idées », Communication au Congrès de l’AFSP, section thématique « Que faire des idées en sciencepolitique ? », IEP Grenoble, 2009.5. Pour un exemple d’application d’une telle méthode, voir Ilse Schwidetzky, « L'œuvre de H. V. Vallois à la lumièredes citations dans les journaux anthropologiques », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, 9 (3),1982, p. 227-231.6. Robert K. Merton, The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations, Chicago/Londres, TheUniversity of Chicago Press, 1973 ; Jonathan Cole, Stephen Cole, « Scientific Output and Recognition: A Study inthe Operation of the Reward System in Science », American Sociological Review, 32 (3), 1967, p. 377-390.7. Pierre Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison »,Sociologie et Sociétés, 7 (1), 1975, p. 91-118, et Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’Agir, 2001. Dans uneautre perspective, voir Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, PUF, 1986. Sur l’évolution decet espace de recherche, voir Pierre Verdrager, « La sociologie de la reconnaissance scientifique : généalogie etperspectives », Revue d'histoire des sciences humaines, 13 (2), 2005, p. 51-68. 8. M. Hauchecorne, « L’expertise d’État rattrapée par l’université ? Les usages de la théorie de la justice deJohn Rawls au sein des organismes d’étude ministériels », Raisons politiques, 33, 2009, p. 84.

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enseignements proposés par J. Lagroye, voire par ceux des enseignants cher-cheurs qui, directement ou non, ont pu être imprégnés par ses enseigne-ments 9. Le plus important est toutefois de rappeler qu’un « concept » n’estpas qu’un mot 10. Derrière l’usage d’une notion peut se nicher toute une con-ception du social, du politique et de la manière de faire de la science politique.En ce sens, restituer la circulation de la conception lagroyenne de la politisa-tion, ce n’est pas seulement s’attacher aux usages du mot associé à cet auteur,c’est aussi prendre en compte la « politisation lagroyenne » avant la« politisation lagroyenne » (dans quelle mesure une telle conception est-elledéjà présente dans ses écrits avant d’être mise en mots ?) et au-delà (en réfé-rence à « quelque chose » qui passerait au-delà des mots et de l’usage descitations, et qui pourrait irriguer beaucoup de travaux sans même que ceux-cifassent allusion explicitement à l’auteur).C’est à cette tâche de restitution que nous tenterons de nous attacher ici 11, ensoulignant d’abord que le mot même de politisation est d’usage tardif dans labibliographie de J. Lagroye et de diffusion restreinte ; ensuite que la concep-tion à laquelle il fait référence est en revanche précoce et a irrigué une bonnepartie de la science politique francophone contemporaine ; enfin qu’elleapparaît désormais comme un passage obligé pour celles et ceux qui entre-prennent de travailler sur « la politisation ailleurs ».

Un usage tardif et une diffusion restreinte

Dans ses écrits du moins, J. Lagroye ne mobilise que tardivement le conceptde politisation et l’acception qu’il en donne semble relativement restreintequand on la compare à la variété des usages de ce concept en sciences sociales.Qui plus est, elle ne semble pas faire école.Cela dit, le mot politisation lui-même apparaît tout aussi tardivement dans lalittérature en science politique en général. Dans le Traité de science politique 12,il ne fait pas l’objet d’une entrée dans l’index, et dans la Revue française descience politique (RFSP) des années 1980, on ne note qu’un peu plus de six

9. D’autant que J. Lagroye a lui-même évoqué son travail « par procuration grâce à [ses] thésards ». « On ne subitpas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye », Politix, 10 (38), 1997, p. 7.10. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.11. Dans la perspective de cette contribution à une histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation,nous pourrions également nous interroger sur ce qui a pu conduire J. Lagroye à mettre en avant ce concept quiinsiste sur la fragilité des frontières entre l’espace politique et d’autres espaces sociaux, notamment les espaces reli-gieux et syndicaux. Plusieurs des exemples qu’il utilise dans sa contribution à l’ouvrage collectif de 2003 incitent àaller dans ce sens, puisqu’ils sont directement tirés de sa propre expérience. Nous laisserons toutefois à d’autres lesoin de suivre éventuellement cette piste.12. Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985.

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articles par an qui utilisent ce mot ou l’un de ses dérivés. Si quelques cher-cheurs tentent de rendre compte de la politisation de certains enjeux 13, decertains domaines 14, de certains événements 15 ou de certaines activités 16, laconceptualisation et l’objectivation de ce processus se concentrent autour detrois axes qui s’attardent essentiellement sur sa dimension et son acceptionindividuelles. Empruntant la voie historienne qui a donné naissance à l’usagescientifique du terme, certains voient dans la politisation la pénétration dansles campagnes de la « politique moderne » et s’interrogent sur les processusqui y ont conduit 17. Dans une optique plus sociologique, d’autres reprennentla définition de Daniel Gaxie dans Le cens caché (Le Seuil, 1978) et soulignentles inégalités sociales qui déterminent le degré de maîtrise et d’intérêt pour ledéroulement quotidien de la compétition politique 18. D’autres encore fontleurs l’acception et les modes de questionnement retenus par AnnickPercheron pour traiter de la socialisation politique des enfants 19.Dans la première édition de son manuel de sociologie politique publié en1991 20, J. Lagroye rompt avec ces usages sur deux points au moins : toutd’abord, il fait du mot politisation une entrée de son index (même s’iln’indexe pas tous les passages dans lesquels ce terme est utilisé) ; ensuite, àl’acception individuelle de ce processus, qu’il ne fait que mentionner, il pré-fère une conception plus interactionniste.Certes, dans la lignée des trois types de travaux distingués plus haut, il pré-sente la politisation comme le résultat de la participation à des activités éti-quetées comme politiques. Il explique que de cette participation découlent« une perception plus ou moins élaborée des caractéristiques propres del’ordre politique » (p. 289) et une capacité à passer de préoccupationsconcrètes à des programmes politiques abstraits, d’une part, à assimiler lesrègles imposées par les spécialistes de la chose politique, d’autre part. Ilévoque également la « partisanisation » des hauts fonctionnaires quiparticipent à l’élaboration des politiques (p. 436).

13. Hiroko Yamane, « Réfugiés asiatiques d'aujourd'hui : vers un nouveau dessin des nations? », Revue française descience politique, 32 (3), 1982, p. 505-526.14. Nouchine Yavari-d'Hellencourt, « Rejet de l'Occident et stratégie identitaire en Iran », RFSP, 36 (4), 1986,p. 528-545.15. Alain Mingat, Pierre Salmon, « Choisir sa population pour gagner les élections ? Une étude empirique sur lesélections municipales de 1953 à 1983 », RFSP, 36 (2), 1986, p. 182-204.16. Loïc Philip, « Bilan et effets de la saisine du Conseil constitutionnel », RFSP, 34 (4), 1984, p. 988-1001.17. Pierre Vallin, « Fête, mémoire et politique : les 14 juillet en Limousin (1880-1914) », RFSP, 32 (6), 1982, p. 949-972.18. Pierre Bréchon, Bruno Cautrès, « L'inscription sur les listes électorales : indicateur de socialisation ou depolitisation ? », RFSP, 37 (4), 1987, p. 502-525.19. Martine Barthélemy, « La socialisation politique des 12-16 ans en Norvège : un monde désenchanté », RFSP,38 (4), 1988, p. 597-618.20. J. Lagroye, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 1991.

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Toutefois, il s’éloigne de cette conception individuelle lorsqu’il désigne parprocessus de politisation « l’entretien ou le développement d’activités dotéesd’une signification politique ». Selon lui, la politisation, c’est d’abord« l’ensemble des pratiques et des discours qui tendent à donner une significa-tion politique aux actions et aux comportements, à entretenir un intérêt pra-tique pour la participation épisodique à des activités réputées spécifiquementpolitiques, et à diffuser la croyance en la nécessité et en la dignité suprême del’organisation politique des sociétés » (p. 288). Il illustre notamment cettedéfinition dans un chapitre consacré aux mobilisations qui se divise en deuxsous-parties : l’une, consacrée aux conditions de l’action collective, l’autre,aux conditions de politisation de cette action, c’est-à-dire aux conditionsd’« imposition d’un sens politique » (p. 296 et suivantes). Dès lors, le pro-cessus se caractérise par trois traits : il porte sur des pratiques et des discoursplutôt que sur des individus et des groupes sociaux ; il est lié à l’actiond’entrepreneurs de politisation qui contribuent à ce franchissement de fron-tières, J. Lagroye soulignant toutefois qu’il peut également résulter d’uneprise de conscience dans l’action elle-même ; il est considéré comme uneconstruction sociale, ce qui permet de distinguer analytiquement le momentde l’action de celui de sa politisation.On retrouve explicitement cette définition dans les chapitres dont J. Lagroyeest l’auteur dans l’ouvrage collectif de 2003. Après avoir rappelé la diversitédes acceptions du terme politisation, il choisit de se centrer sur celle que nousvenons de présenter : la requalification des activités sociales liée à un accordpratique entre des agents sociaux 21. Il en examine alors les différentesmodalités : cette requalification est-elle liée à l’action d’entrepreneurspolitiques externes ou révélée aux acteurs dans l’action elle-même ? Quelssont ses effets sur les pratiques non politiques ainsi politisées ? Sur la défini-tion des objectifs et des rôles politiques ? Sur les principes de légitimation desfaçons de faire dans les activités concernées ? Ce faisant, il propose à ses lec-teurs un véritable programme de recherche. Or, en examinant les traces de cette conceptualisation du terme depolitisation dans la littérature scientifique, on ne peut qu’en constater larareté. Certes, l’usage du mot a fini par se répandre. Lors du congrès del’Association française de science politique (AFSP) organisé à Toulouseen 2007, c’est le terme le plus mobilisé dans l’élaboration des ateliers etdes tables rondes, et on le retrouve dans un nombre croissant de

21. On s’étonnera toutefois de ne trouver aucune allusion à la politique dans cette définition qui pourrait aussi biens’appliquer aux processus d’« économicisation » ou de « sociologisation », comme si tous pouvaient relever demodes d’explication largement analogues.

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contributions publiées par la RFSP 22. Pourtant, cette « réussite » doitplus à la variété de ses acceptions qu’à la diffusion du schème d’analyseproposé par J. Lagroye.Nombre d’indices en témoignent. Le premier est le contenu de l’ouvragecollectif de 2003 : le chapitre analytique de J. Lagroye n’est cité que parun tiers des contributeurs qui souvent ne travaillent pas le concept dans ladirection qu’il propose ; de plus, les multiples acceptions du terme politi-sation ne recoupent que de très loin celle qu’a choisie J. Lagroye lui-même. Tandis que celui-ci insiste sur l’assignation d’une significationpolitique aux pratiques, certaines contributions traitent de la politisationdes individus 23 ou des enjeux 24, d’autres proposent une vision objectivistedu processus de politisation : par exemple, l’action des hauts fonction-naires peut être considérée comme politisée dès lors qu’ils participentobjectivement au gouvernement de la cité, quand bien même ils n’enseraient pas conscients 25. Autre indice, le Nouveau Manuel de science poli-tique 26 dans lequel la politisation est ramenée à sa dimension individuelle,suivant la vision historiciste de Maurice Agulhon et de Bernard Lacroix,ou celle, sociologique, de Daniel Gaxie. Enfin, et surtout, sur les1 815 articles en sciences sociales répertoriés depuis 2003 sur le portail derevues Cairn.info, seuls 129 mobilisent les travaux de J. Lagroye et 28 sacontribution à l’ouvrage collectif. Parmi ces derniers, un seul articledonne lieu à une véritable discussion 27. Les autres relèvent plus de la révé-rence que du souci de faire fonctionner le schème d’analyse original. Detous ces constats, il serait tentant de conclure que la conceptionlagroyenne de la politisation a une postérité très limitée.Or s’en tenir là reviendrait sans doute à confondre le « concept » et le« mot ». Au-delà du mot, c’est une certaine conception de la manière defaire de la science politique, une façon particulière d’aborder l’objet poli-tique, affirmée dès les premiers travaux de l’auteur, qui semblent s’être

22. En moyenne, 10 articles par an de 1995 à 1999, 12 par an de 2000 à 2004, 13 par an de 2005 à 2007 et 14 par ande 2008 à 2009, sans que cette croissance soit due à une augmentation du nombre d’articles publiés.23. Frédéric Sawicki, « Les temps de l'engagement. À propos de l'institutionnalisation d'une association de défensede l'environnement », dans J. Lagroye (dir.), La politisation, op. cit., p. 123-146.24. Vincent Dubois, « Comment la langue devient une affaire d'État. La défense de la langue française au milieu desannées 1960 », dans ibid., p. 461-474.25. Jean-Michel Eymeri, « Frontière ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production dupolitique », dans ibid., p. 47-77.26. A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau Manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 764.27. Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rap-port au politique dans des associations locales issues de l’immigration », RFSP, 56 (1), 2006, p. 5-25.

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diffusées, et qui inspirent très largement un grand nombre de travaux descience politique aujourd’hui 28.

À l’origine de la conceptualisation de la politisation : l’imbrication du politique et du social

Il était prévu que l’ouvrage collectif de 2003 s’intitule – de manière beaucoupplus large que La politisation – La construction sociale du politique. Ce titre, fina-lement abandonné, donne la pleine mesure de la cohérence du parcours intel-lectuel de J. Lagroye, et bien que sa conceptualisation de la politisationsemble relativement tardive, l’analyse de ses premiers travaux montre qu’il enpose très tôt les jalons : il y affirme en effet une acception particulière du poli-tique, imbriquée au social et impliquant une manière également particulièrede travailler en science politique qui fait la part belle au travail de terrain.Ainsi, l’approche qu’il développe dans le livre issu de sa thèse, Société et poli-tique. Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, publié en 1973 29, se révèle particuliè-rement innovante. Il y mêle une étude localisée du politique et une approchedes comportements politiques qui intègre largement l’environnement socialdes acteurs étudiés. J. Lagroye cherche à comprendre la longévité et la réussitepolitique de J. Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux pendant près d’undemi-siècle, en analysant – et c’est ce qui constitue son originalité – « les rela-tions durables, et la nature de ces relations, entre le député-maire et lesmilieux sociaux de la ville, que ces relations soient perçues au niveau desleaders ou à celui de leurs membres » 30. Une fine observation ethnographiquelui permet de montrer que c’est l’insertion continue dans les milieux patronalet catholique qui constitue le fondement de cette réussite politique. La focalechoisie consiste alors à examiner les points d’intersection entre la sphère insti-tutionnelle et d’autres sphères sociales : les relations de types amical, per-sonnel, et organisationnel entre l’homme politique et les membres de cesmilieux sont minutieusement analysées.J. Lagroye ne traite pas explicitement de la problématique de la politisation,mais celle-ci est indéniablement sous-jacente : le choix de porter la focale sur

28. Se focaliser ainsi sur les travaux de J. Lagroye et sur leur diffusion revient bien sûr à hypertrophier leur influence.En toute rigueur, il conviendrait de rappeler que les innovations dont J. Lagroye est l’un des précurseurs prennentsens dans une entreprise plus globale et collective de rénovation de la science politique en France, qui repose notam-ment sur l’ouverture de cette discipline aux apports de la sociologie et de l’histoire sociale. On soulignera notammentdans cette perspective la place toute particulière que B. Lacroix consacre à l’articulation entre ordre social et ordrepolitique dans sa contribution (« Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique »)au Traité de science politique dirigé par M. Grawitz et J. Leca (op. cit., vol. 1, p. 489-565).29. J. Lagroye, Société et politique. J. Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pedone, 1973. 30. Ibid., p. 3.

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les interactions entre le champ politique et diverses sphères sociales, icicatholique et patronale, laisse entrevoir la problématique de la conversion etde la requalification qui sera développée quelque trente ans plus tard. Ce sontdes éléments extérieurs à la politique institutionnelle qui constituent une desclefs d’interprétation des phénomènes politiques – ici la longévité du député-maire – et qui deviennent par là même des éléments du champ politique.Autrement dit, la politique n’est pas expliquée par la politique, mais plutôt engrande partie par le social. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’auteur remetteen question l’autonomie du champ politique, mais il souligne que celle-cin’est que relative et que le politiste doit prendre en compte le poids du socialet de l’histoire 31.Cette perspective est innovante à un moment où dominent les approchesentrepreneuriales et organisationnelles du politique 32. Dans les travaux deJoseph Schumpeter 33 et de Max Weber 34, comme dans les nombreusesrecherches réalisées dans le sillage de Maurice Duverger 35, le fonctionne-ment des institutions et des organisations politiques est d’abord expliqué pardes variables proprement politiques. Ce qui est au centre de l’analyse, ce sontdes données institutionnelles comme le mode de scrutin, les stratégies desleaders, l’état des rapports de force partisans, ou encore le partage des res-sources (collectives et individuelles) entre responsables et militants au seind’un parti. Pour l’essentiel, les tenants de ces approches ne jugent pas perti-nent de convoquer des éléments sociaux extérieurs à la sphère politique.Quelques années plus tard, J. Lagroye reprend sa perspective innovante dansun ouvrage sur le militantisme partisan en Gironde 36. Sur la base d’uneenquête empirique inédite en France, composée de données statistiques etd’entretiens sur les pratiques et sur l’ancrage social de quelque six cents mili-tants du PC, du PS et de l’UDR, il affirme avec force que « le militantisme nepeut être saisi dans le seul accomplissement des tâches proposées à l’intérieurde l’organisation partisane. Les adhérents, dans les définitions qu’ilsfournissent, associent spontanément activités internes au parti et activités dansdes associations, groupements ou organisations extérieurs » 37. On retrouvedonc l’idée qui constituera plus tard le centre de sa conceptualisation de la

31. J. Lagroye ne nie pas pour autant l’existence de situations où le champ politique serait autoréférencé. 32. Michel Offerlé, Les partis politiques, Paris, PUF, 1997 (1987) ; F. Sawicki, « La science politique et l’étude despartis politiques », Les Cahiers français, 276, mai-juin 1996, p. 51-59. 33. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990 (1942). 34. Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1995 (1921), tome 1 ; Le savant et le politique, Plon, 1959 (1919). 35. Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1976 (1951). 36. Jacques Lagroye, Guy Lord, Lise Mounier-Chazel, Jacques Palard, Les militants politiques dans trois partis français(PC, PS, UDR), Paris, Pedone, 1976. 37. Ibid., p. 126. Nous soulignons.

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politisation : l’espace politique, ici partisan, est façonné par toutes sortesd’activités sociales extérieures, et le chercheur se doit de coller au terrain, des’intégrer dans le local, de l’observer, d’écouter longuement les individus et dene pas les entendre seulement parler de politique.S’il est particulièrement valorisé aujourd’hui en science politique 38, le fait dedécloisonner l’étude de la politique institutionnelle et de l’insérer dans lesocial ne l’était pas au moment des premières enquêtes menées parJ. Lagroye. Au demeurant, celui-ci ne met pas explicitement en avant lecaractère innovant de sa ligne épistémologique et méthodologique : dans sespremiers ouvrages, il ne se positionne à aucun moment dans le champ des tra-vaux de science politique et modestement s’interroge plutôt sur la féconditéde son approche pour d’autres configurations géographiques et d’autresphénomènes politiques. Or ses héritiers sont fort nombreux, et l’on auraitbien du mal aujourd’hui à dresser la liste exhaustive de tous ceux qui se sontinscrits et s’inscrivent encore dans la filiation de sa manière de faire de lascience politique, non seulement sur le terrain français de l’analyse des partispolitiques et du pouvoir local, comme il l’avait envisagé, mais aussi, sur desterrains beaucoup plus « exotiques » où cette conception ouvre la voie à unehybridation mutuelle.

Postérités exotiques

Nous l’avons vu, la question de la « construction sociale du politique » estessentielle dans l’étude des sociétés démocratiques, mais elle prend uneimportance encore plus grande quand on se tourne vers d’autres types derégime. C’est ce que notre séminaire à l’EHESS a permis de mettre en évi-dence, en faisant dialoguer, dans un souci de « banalisation » de l’exotique 39,des travaux qui utilisent la notion de politisation dans les sociétés d’Afriquedu Nord et du Moyen-Orient avec des recherches sur des terrains européenset nord-américains.S’il ne devait observer que la scène politique instituée, le sociologue du poli-tique qui étudie les régimes non démocratiques serait contraint de ne saisir lepolitique qu’à travers les modalités « officielles » de sa délimitation, alorsmême que les approches maximalistes initiées par les spécialistes des régions

38. Cf. la revue Politix, créée en 1987, que J. Lagroye soutient fortement (« Hommage à Jacques Lagroye », Politix,22 (2), 2009, p. 7-12), mais aussi Genèses.39. Michel Camau, « Une science politique entre deux ordres de justification », rapport introductif au cinquièmecongrès de l’AFSP (table ronde n˚ 1), 1996 ; Christian Coulon, « L’exotisme peut-il être banal ? », Politique africaine,65, 1997, p. 77-95 ; Mounia Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musul-manes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

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extra-occidentales ont permis de souligner les formes multidimensionnellesdes résistances opposées par les dominés à la domination : « politique par lebas », « politique du ventre », « modes populaires d’action politique » 40,« objets politiques non identifiés » 41, « textes cachés » 42, « art de la rue » 43,« politique du faire » 44.Dans cette perspective, l’avantage de la conception lagroyenne de la politisa-tion est précisément qu’elle invite au dépassement des approches focaliséessur les seuls ressorts de la scène électorale. En retour, ces terrains dits exoti-ques peuvent constituer des analyseurs privilégiés des processus de produc-tion sociale du politique auxquels J. Lagroye fait référence. Par-delà lesdichotomies classiques (Nord/Sud, démocratie/autoritarisme, christianisme/islam, etc.), l’entrecroisement exacerbé des dynamiques du dedans et dudehors 45 révèle « la structure feuilletée » 46 du politique. De plus, la fragilitéde l’institutionnalisation de la politique officielle laisse transparaître destâtonnements avant sa « naturalisation ». Enfin, toute une série de facteursintensifie l’activité de conversion des pratiques et des acteurs : alternance despériodes de répression et de cooptation qui réduit le « sentiment desécurité », « croyance limitée dans la teneur du droit » 47, désaffection descitoyens à l’égard des élites politiques 48, faible degré d’intégration des« réseaux de confiance » dans la politique instituée (public politics) 49. Autre-ment dit, face à des groupes politiques officiels qui, plus que dans les régimesdémocratiques, s’activent à apolitiser les enjeux et les acteurs, le politiqueévincé se terre dans les coulisses, transgresse, détourne et braconne.On comprend dès lors en quoi la conception lagroyenne de la politisation estparticulièrement féconde dans le champ des travaux de politique comparée.Elle peut être en effet travaillée à partir de trois entrées : la politisation des

40. Voir, entres autres, Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi Toulabor, Le politique par le bas en Afrique noire.Contributions à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992. Sur le voyage de ces concepts dans un sensinverse, voir Éric Darras, « Présentation. Pour une lecture réaliste des formes non conventionnelles d’actionpolitique », dans CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 5-31.41. Denis-Constant Martin, « À la quête des OPNI (Objets politiques non identifiés). Comment traiter l’inventiondu politique ? », RFSP, 39 (6), 1989, p. 793-815.42. James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts, New Haven/Londres, Yale UniversityPress, 1990 (La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009).43. Patrick Haenni, L’ordre des caïds. Conjurer la dissidence urbaine au Caire, Paris/Le Caire, Karthala/CEDEJ, 2005.44. Camille Goirand, La politique des favelas, Paris, Karthala, 2000. 45. Georges Balandier, Sens et puissance : les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1971.46. Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans J. Revel (dir.), Jeux d'échelles. La micro-analyse àl'expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 15-36.47. Michel Camau, Gilles Massardier (dir.), Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes,Paris, Karthala, 2009.48. Thomas Carothers, « The End of the Transition Paradigm », Journal of Democracy, 1, 2002, p. 5-21.49. Charles Tilly, Trust and Rule, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

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acteurs, des groupes et des enjeux ; celle des activités et des pratiques ; lesprocessus d’apolitisation et de repolitisation.Il s’agit tout d’abord de prendre en compte non seulement l’expressionpolitique à travers des voies plus ou moins conventionnelles 50, mais aussiles processus et vecteurs de la socialisation, avec une forte attention auxdéterminants non politiques de la politique. En effet, les contextes carac-térisés par un haut degré de violence politique ouvrent des pistes deréflexion sur la « politisation sous contrainte » : celle des mères et desépouses qui observent l’intrusion du politique dans leur foyer après la dis-parition d’un fils ou d’un époux ; celle des étudiants sommés de choisir uncamp politique à l’université ; celle des bidonvillois cantonnés à« l’illégitimité urbaine », etc. 51.Il s’avère ensuite que les travaux sur l’entrée en politique de certainescatégories d’acteurs sociaux (militaires 52, femmes 53, entrepreneurs 54,imams 55) revigorent les perspectives comparatistes. Ils travaillent lanotion de politisation comme requalification non seulement d’acteursjusque-là exclus de la scène politique, mais aussi d’activités sociales trèsdiverses. Ils permettent également d’appréhender les conversions de res-sources et de compétences non politiques dans la compétition politique,et ce dans leurs variations, leurs limites, et leur intrication avec la politi-sation d’enjeux et la production de politiques publiques 56.Enfin, les recherches fondées sur une démarche ethnographique localiséeconduisent à s’intéresser au repérage des détournements de dispositifs –

50. Olivier Dabène, Exclusion et politique à São Paulo. Les outsiders de la démocratie au Brésil, Paris, Karthala, 2006.51. Benjamin Gourisse, « La politisation par les institutions. Les processus de politisation à l’université turque.1971-1980 », Critique internationale, à paraître en 2011 ; Frédéric Vairel, Lamia Zaki, « Politisation souscontrainte et politisation de la contrainte. Outsiders politiques et outsiders de la ville au Maroc », ibid. ;M. Bennani-Chraïbi, « Parcours, cercles et médiations à Casablanca : tous les chemins mènent à l’action associa-tive de quartier », dans M. Bennani-Chraïbi, O. Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musul-manes, op. cit., p. 293-352.52. Tewfik Aclimandos, « Armée et militaires dans l’Égypte d’aujourd’hui », Géopolitiques, 92, 2006, p. 40-51 ;Myriam Aït-Aoudia, « L'apprentissage de la compétition politique pluripartisane en Algérie (1988-1992) », thèse dedoctorat en science politique, Université Paris I, 2008, chap. 4 et 8. 53. Catherine Achin, Sandrine Lévêque, « Femmes, énarques et professionnelles de la politique. Des carrièresexceptionnelles sous contraintes », Genèses, 67, juin 2007, p. 24-44. Sur l’état de la question dans les sociétés arabes,voir Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », dans Élizabeth Picard (dir.), La politique dans le monde arabe,Paris, Armand Colin, 2006, p. 127-147.54. Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs ? Politique et transformations du capitalisme au Maroc, Paris, Maison-neuve & Larose, 2008 ; Delphine Dulong, « Quand l’économie devient politique. La conversion de la compétenceéconomique en compétence politique sous la Ve République », Politix, 35, 1996, p. 109-130.55. M. Aït-Aoudia, « La naissance du Front islamique du salut : une politisation conflictuelle (1988-1989) », Critiqueinternationale, 30, janvier-mars 2006, p. 129-144.56. Voir par exemple Assia Boutaleb, « La jeunesse en tant qu’objet et enjeu de légitimation en Égypte (2000-2004).Prodiges et litiges de la légitimité », thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2006.

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mosquées 57, prisons, bidonvilles, mais aussi rues – et à l’« empiètementsilencieux du quotidien » (quiet encroachment of the ordinary) 58, tout en pre-nant en compte les effets de la répression et de la libéralisation sur cesphénomènes de désectorisation. À partir de là, une attention particulièreest prêtée à la dynamique spatiale, à sa constitution en enjeu politique, envecteur matériel et symbolique tant de la politisation que de la contesta-tion. Par ailleurs, ces études revisitent les frontières mouvantes entrel’espace culturel et l’espace politique 59, l’engagement religieux et la pra-tique politique 60, ou encore les modalités de conversion de pratiquessociales et d’opérateurs matériels en de puissants schèmes d’identificationet d’opposition 61. En conformité avec l’approche lagroyenne, il ne s’agitpas de s’interroger sur le caractère politique ou non de ces pratiques ou deces dispositifs, mais d’être attentif aux usages et aux processus de politisa-tion et de dépolitisation dont ils font l’objet, synchroniquement et dia-chroniquement.Et c’est précisément ce jeu d’apolitisation et de repolitisation qui suscite unensemble de questionnements novateurs. Comment peut être conflictualiséce qui n’est pas conflictualisable (par exemple des valeurs supposées partagéespar tous), lorsqu’il semble impossible de s’attaquer à des questions a prioripolitiques 62 ? Comment le registre du « développement personnel » peut-illégitimer et appuyer efficacement un discours sur le genre qui n’est pas expli-citement politisable 63 ? À l’inverse, dans quelle mesure l’étude des usagespluriels qui peuvent être faits de l’institution électorale permet-elle de mettreen évidence l’enchevêtrement du pragmatique, de l’officieux et de l’officiel 64,de donner à voir des trajectoires sociohistoriques où le « militant » se

57. Raffaele Cattedra, Mohamed Idrissi-Janati, « Espace sacré, espace de citadinité, espace de mouvement. Les ter-ritoires des mosquées au Maroc », dans M. Bennani-Chraïbi, O. Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans lessociétés musulmanes, op. cit., p. 127-175.58. Asef Bayat, Street Politics: Poor People Movements in Iran, New York, Columbia University Press, 1997.59. Gilles Riaux, Ethnicité et nationalisme en Iran. La cause azerbaïdjanaise, Paris, Karthala, à paraître en 2011.60. M. Aït-Aoudia, « La naissance du Front islamique du salut : une politisation conflictuelle (1988-1989) », art. cité.61. Johanna Siméant, « L’efficacité des corps souffrants : le recours aux grèves de la faim en France », Sociétés contem-poraines, 31, juillet 1998, p. 59-79 ; Olivier Grojean, « Investissement militant et violence contre soi au sein du Partides travailleurs du Kurdistan », Cultures & Conflits, 63, automne 2006, p. 101-112 ; Fariba Adelkhah, « Islamophobieet malaise dans l’anthropologie. Être ou ne pas être (voilée) en Iran », Politix, 80, décembre 2007, p. 179-196 ;Gildas Renou, « La découverte ou l'ignorance. Contribution à l'étude des opérateurs d’alternation dans la formali-sation des identités militantes », dans Muriel Surdez, Michaël Voegtli, Bernard Voutat, Identifier, s’identifier,Lausanne, Éditions Antipodes, 2010.62. Baudouin Dupret, Enrique Klaus, Jean-Noël Ferrié, « Parlement et contraintes discursives. Analyse d’un sitedialogique », Réseaux, 148-149, 2008, p. 369-404.63. Amélie Le Renard, « Styles de vie citadins, réinvention des féminités. Une sociologie politique de l’accès auxespaces publics des jeunes Saoudiennes à Riyad », thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2009.64. Jean-Louis Briquet, La tradition politique en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997.

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convertit aux pratiques notabiliaires (et non l’inverse) 65 et, enfin, d’éclairer enretour un camaïeu des différentes formes de (d’a)politisations 66.

Trouver le politique là où l’on supposait qu’il ne peut se nicher, découvrir lesocial là où l’on pensait trouver le politique ; se donner les moyens de cesdécouvertes par un travail ethnographique localisé, au plus près des représen-tations et des pratiques des acteurs : telles sont certaines des ficelles du métierque les travaux de J. Lagroye ont données en héritage à une kyrielle de cher-cheurs. Sans même parfois que ceux-ci sachent à qui ils doivent cet héritage.Et peu importe, dirait sans doute leur inspirateur… ■

Myriam Aït-Aoudia est maître de conférences en science politique à l’IEP de Bordeaux etchercheuse au SPIRIT (Science politique- relations internationales- territoire, UMR5116). Ses travaux actuels portent sur la sociologie des partis politiques et des mobi-lisations, et sur la sociologie des curricula dans l’enseignement supérieur. Elle anotamment publié « Imams et dirigeants du FIS : analyse d’un mode d’entrée etd’action partisan », Les Cahiers de l’Orient (84, hiver 2006, p. 12-32) et « L’inventiond’une forme de militantisme partisan : entre mobilisations religieuses et caritatives,le cas du FIS », dans Jean-Gabriel Contamin, Bruno Duriez, Frédéric Sawicki (dir.), Lescontinuités et discontinuités du militantisme (Presses universitaires de Rennes, àparaître en 2010). Adresse électronique : [email protected]

Mounia Bennani-Chraïbi est professeure associée à l’Institut d’études politiques et interna-tionales, à l’Université de Lausanne. Ses travaux actuels portent sur les mobilisationsélectorales, les carrières militantes associatives et partisanes. Elle a dirigé, avec Oli-vier Fillieule, Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes (Paris, Pressesde Sciences Po, 2003) ; avec Myriam Catusse et Jean-Claude Santucci, Scènes et cou-lisses de l’élection au Maroc. Les législatives 2002 (Paris, Karthala, 2004) ; avec ImanFarag, Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les menaces et les promesses (Le Caire/Paris, Cedej/Aux lieux d’être, 2007). Adresse électronique : [email protected]

65. M. Bennani-Chraibi, « “Hommes d’affaires” versus “profs de fac”. La notabilisation parlementaire d’un parti demilitants au Maroc », Revue internationale de politique comparée, 15 (2), 2008, p. 205-219.66. Mounia Bennani-Chraïbi, Myriam Catusse, Jean-Claude Santucci (dir.), Scènes et coulisses de l’élection au Maroc. Leslégislatives 2002, Paris, Karthala, 2004 ; Patrick Quantin (dir.), Voter en Afrique. Comparaisons et différenciations, Paris,L'Harmattan, 2004 ; Sarah Ben Néfissa, Alâ’ Al-Dîn Arafat, Vote et démocratie dans l’Égypte contemporaine, Paris, IRD-Karthala, 2005 ; L. Zaki (dir.), Terrains de campagne au Maroc. Les élections législatives de 2007, Paris, Karthala, 2009 ;M. Offerlé, « Capacités politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles », Genèses, 67 et 68, 2007,p. 131-149 et p. 145-160 ; Laurent Le Gall, L’électeur en campagnes dans le Finistère : une Seconde République de Bas-Bretons, Paris, Les Indes savantes, 2009.

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Jean-Gabriel Contamin est professeur de science politique à l’Université Lille 2 et directeurdu CERAPS (Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales,UMR 8026). Ses travaux actuels portent sur la sociologie des mobilisations, la métho-dologie des sciences sociales et l’étude des usages sociaux du droit. Il a publié, avecEmmanuelle Saada, Alexis Spire et Katia Weidenfeld, Le recours à la justice adminis-trative. Pratiques des usagers et usages des institutions (Paris, La Documentationfrançaise, 2009) ; avec Olivier Le Noé, « La coupe est pleine Videla ! Le Mundial 1978entre politisation et dépolitisation », Le Mouvement social (230, 2010, p. 27-46).Adresse électronique : [email protected]

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