capitaux d'autochtonie et professionnalisation agricole. le cas de l'agriculture...

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Presses universitaires de Rennes © Document confidentiel 51 3 Capitaux d’autochtonie et professionnalisation agricole Le cas de l’agriculture biologique Frédéric NICOLAS Introduction Les territoires ruraux « [ont cessé] d’être une réserve de paysans pour deve- nir une réserve d’espace 1 » : ce constat établi à la fin des années 1970 appelle à réinterroger des sociabilités rurales que l’on redécouvre multiples, c’est-à-dire non essentiellement agricoles. Une littérature foisonnante interroge ainsi depuis plusieurs années les sociabilités politiques, ouvrières, festives, sportives ou associa- tives en milieu rural 2 . La sociologie rurale s’est donc progressivement défaite de son tropisme agricole. Paradoxalement, cela rend plus claires les transformations nombreuses et importantes du groupe professionnel agricole depuis la Seconde Guerre mondiale : mise en place d’une agriculture productiviste 3 , diminution concomitante de la part des agriculteurs dans la population active et dans les mondes ruraux 4 , et plus récemment émergence de nouvelles formes d’agricul- ture (biologique, raisonnée, de firme…). Portées en partie par des acteurs d’ori- gine non-agricole et/ou non-rurale, ces évolutions poussent ainsi à interroger les concurrences d’usage autour des mondes ruraux et la manière dont certaines caractéristiques sociales et certaines expériences de socialisation sont constituées en ressources ou en stigmates dans ces luttes de territoire 5 . 1. Izner N. E. et Hervieu B., Anciens paysans, nouveaux ouvriers, Paris, L’Harmattan/CNRS, 1979, p. 95. 2. Mischi J. et Renahy N., « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, n o 83, 2008, p. 9-21 ; Antoine A. et Mischi J. (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. 3. Allaire G., « L’économie de la qualité, en ses secteurs, ses territoires et ses mythes », Géographie, économie, société, n o 4, 2002, p. 155-180. 4. « Alors que près d’un actif sur deux travaillait dans le secteur agricole dans la France de l’après-guerre, ce n’est plus aujourd’hui le cas que de 7 % des actifs de “l’espace à dominante rurale”, qui regroupe l’ensemble des communes de moins de 10 000 habitants qui offrent moins de 5 000 emplois » (rapport d’information du Sénat, Représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains, n o 257, 20 décembre 2012, p. 17). 5. Le terme est employé ici dans son sens littéral (pour désigner les concurrences d’usage autour des territoires ruraux) et dans l’acception que lui donne la sociologie du travail (pour désigner les processus par lesquels un groupe professionnel revendique et fait reconnaître un faisceau de tâches qui lui est spécifique).

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Capitaux d’autochtonie et professionnalisation agricole

Le cas de l’agriculture biologiqueFrédéric Nicolas

Introduction

Les territoires ruraux « [ont cessé] d’être une réserve de paysans pour deve-nir une réserve d’espace 1 » : ce constat établi à la fin des années 1970 appelle à réinterroger des sociabilités rurales que l’on redécouvre multiples, c’est-à-dire non essentiellement agricoles. Une littérature foisonnante interroge ainsi depuis plusieurs années les sociabilités politiques, ouvrières, festives, sportives ou associa-tives en milieu rural 2. La sociologie rurale s’est donc progressivement défaite de son tropisme agricole. Paradoxalement, cela rend plus claires les transformations nombreuses et importantes du groupe professionnel agricole depuis la Seconde Guerre mondiale : mise en place d’une agriculture productiviste 3, diminution concomitante de la part des agriculteurs dans la population active et dans les mondes ruraux 4, et plus récemment émergence de nouvelles formes d’agricul-ture (biologique, raisonnée, de firme…). Portées en partie par des acteurs d’ori-gine non-agricole et/ou non-rurale, ces évolutions poussent ainsi à interroger les concurrences d’usage autour des mondes ruraux et la manière dont certaines caractéristiques sociales et certaines expériences de socialisation sont constituées en ressources ou en stigmates dans ces luttes de territoire 5.

1. Izner N. E. et Hervieu B., Anciens paysans, nouveaux ouvriers, Paris, L’Harmattan/CNRS, 1979, p. 95.2. Mischi J. et Renahy N., « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, no 83, 2008, p. 9-21 ;

Antoine A. et Mischi J. (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

3. Allaire G., « L’économie de la qualité, en ses secteurs, ses territoires et ses mythes », Géographie, économie, société, no 4, 2002, p. 155-180.

4. « Alors que près d’un actif sur deux travaillait dans le secteur agricole dans la France de l’après-guerre, ce n’est plus aujourd’hui le cas que de 7 % des actifs de “l’espace à dominante rurale”, qui regroupe l’ensemble des communes de moins de 10 000 habitants qui offrent moins de 5 000 emplois » (rapport d’information du Sénat, Représentations et transformations sociales des mondes ruraux et périurbains, no 257, 20 décembre 2012, p. 17).

5. Le terme est employé ici dans son sens littéral (pour désigner les concurrences d’usage autour des territoires ruraux) et dans l’acception que lui donne la sociologie du travail (pour désigner les processus par lesquels un groupe professionnel revendique et fait reconnaître un faisceau de tâches qui lui est spécifique).

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La formule employée (d’une réserve de paysans à une réserve d’espace) est néanmoins trompeuse puisqu’elle laisse à penser que la déprise agricole sur les mondes ruraux est à peu près totale. Or, l’examen des conditions d’installation des agriculteurs biologiques depuis les années 1970 montre que le groupe pro-fessionnel agricole, bien que connaissant une crise de reproduction depuis la mise en place du modèle productiviste, garde une emprise assez importante sur le recrutement des agriculteurs et plus généralement sur le tri et la sélection des nouveaux arrivants dans les mondes ruraux : le groupe professionnel contribue donc encore de manière substantielle à la définition des territoires ruraux et professionnels (« qui est agriculteur » et qui ne l’est pas) et des ressources qui y sont monétisées. Ce contrôle est d’abord institutionnel puisqu’il s’exerce à travers l’activité prescriptive des institutions dont le groupe professionnel s’est doté pour influer sur les politiques publiques agricoles (dans le cadre de la cogestion pro-fession-État) et sur l’encadrement des agriculteurs (chambres d’agriculture, coo-pératives…). Le contrôle est ensuite interpersonnel dans la mesure où il s’exerce à travers les interactions quotidiennes au sein des espaces d’interconnaissance agricoles et ruraux (systèmes de classement et de déclassement, sanctions de comportements jugés dans la norme ou déviants…). Dans les deux cas (ins-titutionnel et interpersonnel), ce contrôle des populations agricoles et rurales repose sur une culture professionnelle agricole commune, valorisant un certain nombre de ressources et dont le capital d’autochtonie 6 est encore aujourd’hui la plus importante.

Dans cette perspective, Jacques Rémy montre que la diminution de la part d’actifs agricoles dans les mondes ruraux peut certes être corrélée aux cessations d’activité provoquées par la réorganisation technique, commerciale et politique de l’agriculture, mais correspond également à un processus de professionnalisa-tion agricole 7 : en s’autonomisant, la profession travaille à éliminer et invisibiliser des agriculteurs et des formes d’agriculture désajustés vis-à-vis du modèle produc-tiviste (par exemple à travers la statistique 8) 9. L’élimination des plus désajustés, 6. Renahy N., « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards

sociologiques, no 40, 2010, p. 9-26 ; Retière J.-N., « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, no 63, 2003, p. 121-143.

7. Rémy J., « Qui est agriculteur ? », in P. Coulomb, H. Delorme, B. Hervieu, M. Jollivet et P. Lacombe (dir.), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 257-265. Jacques Rémy parle de « professionnalisation agricole » pour désigner les processus de structuration des mondes agricoles et ruraux à l’après-guerre : autonomisation d’un espace de représentation (la profession, constituée des « 4 grands » : FNSEA, JA, CNMCCA et APCA) ajusté à une agriculture jugée socialement nécessaire (l’agriculture productiviste) ; définition statistique des limites du groupe professionnel (de laquelle dépendent le statut des agriculteurs et la distribution des ressources publiques en soutien à l’activité agricole) ; définition symbolique du groupe professionnel (principes de hiérarchisation, de classement et de déclassement ayant cours entre agriculteurs). En d’autres termes, la professionnalisation agricole désigne le processus par lequel est défini « qui est agriculteur » et qui ne l’est pas, quelles ressources sont monétisées et lesquelles ne le sont pas.

8. Sur la nécessité « d’éliminer » plutôt que de « rassembler » les agriculteurs pour faire émerger les contours d’une agriculture désirable, voir les analyses de Jacques Rémy : Rémy J., « Qui est agriculteur ? », art. cit., p. 260.

9. Les effets de cette invisibilisation sont par ailleurs amplifiés par une crise de la reproduction agricole, dont Pierre Bourdieu et Patrick Champagne montrent qu’elle correspond à une crise de la croyance en la nécessité de la reproduction sociale des agriculteurs : Bourdieu P., Le bal des célibataires, Paris, Points,

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l’invisiblisation des moins ajustés, et le soutien des plus ajustés à l’agriculture productiviste contribuent à redéfinir les frontières du groupe professionnel, et de ce fait la place des agriculteurs dans les mondes ruraux.

Mais ce travail de sélection et de contrôle s’opère également au sein des espaces d’interconnaissance ruraux et agricoles où les agriculteurs sont collecti-vement et individuellement contestés dans leur rôle d’entrepreneurs de normes par de nouveaux arrivants. Avec l’émergence de nouvelles formes d’agriculture comme l’agriculture biologique se donnent ainsi à voir des luttes de territoires dont l’enjeu est la légitimité à se revendiquer du métier. Se revendiquer du métier, c’est certes revendiquer la légitimité à pouvoir définir les pratiques, les savoirs, les représentations et les systèmes de classement des agriculteurs, mais c’est par la même occasion revendiquer une position sociale au sein des mondes ruraux. Du fait des coûts symboliques importants associés à la sortie du métier quand on est de famille agricole, mais également en raison des profits distinctifs que peut représenter à l’inverse l’entrée dans le métier pour des acteurs issus de milieux non-agricoles, le sentiment d’appartenance au groupe professionnel agricole reste donc un enjeu important.

L’agriculture biologique offre un terrain propice pour étudier de telles luttes de territoires, dans la mesure où cette alternative à un modèle agricole reposant sur l’usage d’intrants chimiques a longtemps été l’œuvre d’acteurs et de groupes d’acteurs caractérisés par leur exogénéité (sociale et géographique) vis-à-vis du groupe professionnel agricole et des mondes ruraux. Les premières tentatives de formalisation d’une telle agriculture ont en effet été portées par des acteurs globa-lement bien dotés en capital culturel, dont les liens avec l’activité de production agricole étaient nuls (travailleurs sociaux, enseignants, métiers de la culture…), distendus (fils de polyculteurs-éleveurs, fils d’ouvriers agricoles ou d’ouvriers-paysans, ascendance agricole remontant à plusieurs générations…) ou critiques (agronomes hétérodoxes, médecins pratiquant la médecine naturelle, militants de mouvements consuméristes…). S’installant sans le soutien d’un agriculteur déjà installé (hors-cadre agricole), ni celui de l’encadrement agricole (par principe ou par ignorance des mécanismes de soutien), et provenant de milieu urbain ou de l’étranger (Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni principalement), ces nouveaux entrants dans le métier s’engagent alors dans une lutte des territoires en étant quasiment totalement dépourvus de capital d’autochtonie.

Dans un contexte de crise de la reproduction paysanne et d’institution-nalisation progressive de l’agriculture biologique 10 (notamment à partir des années 1980), il paraît donc nécessaire d’interroger les patrimoines de dispo-sitions (et les conditions de leur actualisation) des acteurs et groupes d’acteurs participant à cette lutte de territoires, et plus particulièrement la manière dont leurs appartenances sociales et géographiques sont constituées ou non en

2002 ; Champagne P., L’héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie (1950-2000), Paris, Le Seuil, 2002.

10. Piriou S., L’institutionnalisation de l’agriculture biologique (1980-2000), thèse de doctorat en sciences, École nationale supérieure d’agronomie de Rennes, 2002.

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ressource 11. En effet, le modèle de reproduction agricole repose encore large-ment sur un recrutement endogène, au sein des populations agricoles et rurales. L’appartenance à des réseaux de sociabilité locale reste ainsi le plus petit « déno-minateur commun » d’un groupe professionnel agricole éclaté entre son pôle « productiviste » (la profession, les élites agricoles, l’agriculture embourgeoi-sée…) et différents pôles désajustés vis-à-vis de ce modèle agricole (agricultures paysanne, familiale, de subsistance…). Cette appartenance est la ressource dont peuvent encore se prévaloir de nombreux agriculteurs dont la trajectoire sociale et l’itinéraire technique sont partiellement dévalorisés par la profession : elle leur confère un pouvoir symbolique sur la définition d’un entre-soi professionnel localisé, ajusté à leurs propres caractéristiques (d’origine sociale agricole, origi-naires « du coin », participant activement à la vie du village…) à défaut d’être ajusté aux nouvelles exigences du métier. Elle est également ce qui fonde la légitimité des élites agricoles qui accumulent en plus des ressources organisation-nelles 12 (soutiens financiers et logistiques des organismes de développement, du syndicat majoritaire, de la coopération et du crédit agricoles…) sans commune mesure avec celles dont disposent les agriculteurs biologiques les plus reconnus par leurs pairs et l’encadrement agricole (agriculture biologique professionnali-sée). À l’inverse, la faible dotation en capital d’autochtonie constitue une barrière à l’entrée pour beaucoup d’agriculteurs biologiques cherchant à s’installer hors-cadre agricole, sans l’aide de l’encadrement, sur des exploitations peu rentables, autour de productions techniquement très exigeantes (pôle hétérodoxe de l’agri-culture biologique).

La focale sera donc ici portée sur les « stratégies » déployées individuellement et collectivement par une grande diversité d’agriculteurs biologiques pour com-bler leur faible dotation en capital d’autochtonie. Deux modalités d’acquisition de la culture professionnelle agricole par les agriculteurs biologiques seront analy-sées. Dans un premier temps, il s’agira de montrer à travers le cas de l’association WorldWide Opportunities on Organic Farms (WWOOF) comment, parmi le pôle hétérodoxe – et de plus en plus minoritaire – du groupe professionnel agro-biologique, la critique hors-sol du modèle productiviste échoue à requalifier la culture professionnelle agricole et les manières de la transmettre : l’insertion dans les réseaux locaux de sociabilités professionnelles (échange de services, participa-tion à la fête agricole…) et rurales (fêtes de village, conseil municipal…) relève ainsi d’une évidence ou d’un attendu que la plupart des agriculteurs biologiques

11. Nous retenons ici la définition proposée par Emmanuel Pierru : « Tout est susceptible d’être ou de devenir une “ressource” pour l’action dès lors que celle-ci est systématiquement rapportée aux structures et aux contextes dans lesquels une ressource fonctionne comme telle […] la question [étant] de comprendre pour-quoi une propriété sociale quelle qu’elle soit […] peut devenir à un moment donné dans un contexte précis une ressource pour des agents et des groupes mobilisés » : Pierru E., « Organisations et ressources », in O. Fillieule, E. Agrikolianski et I. Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 36.

12. Nous parlons de ressources organisationnelles pour désigner l’ensemble des ressources que procurent l’appartenance et la participation à des organisations professionnelles agricoles (accès au foncier, aux aides et aux dispositifs de soutien financier par exemple).

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installés hors-cadre agricole peinent à identifier (insertion dans des réseaux extra-locaux de sociabilités). En revenant ensuite sur l’institutionnalisation d’un réseau national de formation en agriculture biologique (Formabio) ainsi que sur la créa-tion d’un brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole (BPREA 13) en agriculture biologique dans une maison familiale rurale de Midi-Pyrénées (MFR de Goutens 14), il sera montré que les effets de la faible dotation en capital d’autochtonie tendent à être euphémisés par la création d’espaces de formation spécifiques à l’agriculture biologique : ainsi, l’enseignement s’est structuré prin-cipalement autour de la formation continue, avec l’objectif affiché de socialiser un public d’adultes hors-cadre agricole aux conditions locales de possibilité de l’exercice du métier ; les dispositifs de formation visent en cela à réduire l’écart existant entre des agriculteurs fortement dotés en capital d’autochtonie, d’autres qui en sont à peu près totalement dépourvus et un ensemble d’agriculteurs dotés d’autres formes de capitaux (économique et culturel) diversement monétisés au sein du groupe professionnel. Nous montrons ainsi que certains dispositifs ou acteurs intermédiaires occupent aujourd’hui un rôle important dans la produc-tion et l’acquisition du capital d’autochtonie, prouvant s’il en était besoin la nécessité de s’intéresser à cette ressource autant dans sa dimension incorporée que dans sa dimension institutionnalisée.

Encadré 1 : Méthodologie.

Le travail de recherche présenté est extrait d’une thèse en sociologie en cours consacrée à la professionnalisation des agriculteurs biologiques en Midi-Pyrénées et au Québec. Notre approche consiste principalement à analyser des trajectoires indi-viduelles d’agriculteurs biologiques afin de saisir la construction et le fonctionnement des systèmes de classement professionnels dans leur logique pratique : le matériau est constitué d’une soixantaine d’entretiens avec des agriculteurs biologiques (maraî-chers et éleveurs principalement), des formateurs et des chercheurs en agriculture biologique, ainsi qu’avec des acteurs de l’encadrement agricole ; nous avons égale-ment procédé au dépouillement des archives de la société Lemaire-Boucher – société pionnière en agriculture biologique en France – pour saisir la manière dont l’idéal-type du professionnel agricole – c’est-à-dire celui qui fait partie de l’« ensemble sur lequel porte la politique agricole » et/ou l’« agriculture jugée socialement nécessaire par l’instance politique15 » – était déjà contenu en germes dans l’agriculture biolo-gique naissante ; enfin, nous avons procédé à des observations participantes dans des exploitations – en tant que bénévole sur une quinzaine de jours dans une dizaine d’exploitations – ainsi qu’à des observations dans des salons techniques, forums et foires afin de saisir comment le référentiel professionnel est incorporé, se met en place et en scène en agriculture biologique. Notre terrain est composé de quatre espaces d’interconnaissance – ou groupes professionnels locaux – situés au Québec

13. Le BPREA est un diplôme de niveau IV (baccalauréat) permettant d’accéder à la capacité professionnelle et aux aides publiques à l’installation en agriculture.

14. Les prénoms des enquêté(e)s ainsi que les noms de lieux ont été anonymisés. Les noms d’institutions (MFR…) et de dispositifs (Formabio…) ont été gardés en l’état.

15. Rémy J., « Qui est agriculteur ? », art. cit., p. 264.

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Texte surligné
Remplacer par "de l'agriculture biologique"
Frederic
Texte surligné
À la suite de cela, ajouter "(au sein des directions territoriales, des chambres d'agriculture, des groupements départementaux d'agriculture biologique)"
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Texte surligné
À supprimer
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et en Midi-Pyrénées. Nous ne mettrons ici la focale que sur le cas midi-pyrénéen où deux espaces d’interconnaissance ont été étudiés : les vallées de la Léze et de l’Arize du Sud de Toulouse jusqu’au piémont pyrénéen (départements de la Haute-Garonne et de l’Ariège) d’une part, et la vallée du Tarn de Moissac à Albi (départements de la Haute-Garonne, du Tarn et du Tarn-et-Garonne) d’autre part.

World Wide Opportunities on Organic Farms : l’international comme lieu de construction de la critique et comme stratégie de distinction

D’abord le fruit d’initiatives privées de la part d’individus dotés en capital culturel et dans une moindre mesure en capital économique, l’agriculture biolo-gique s’est progressivement transformée en mouvement social de contestation du modèle agricole dominant, avant de s’institutionnaliser et peut-être de se conven-tionnaliser. S’intéresser à une association telle que WorldWide Opportunities on Organic Farms (WWOOF) permet à cet égard de comprendre la manière dont l’agriculture biologique s’est développée durant les 40 à 50 dernières années, et conséquemment, la manière dont le territoire a été construit et mobilisé comme ressource au cours des différentes phases de développement de l’agriculture bio-logique.

WWOOF a été fondée à Londres dans les années 1970 par une infirmière qui souhaitait organiser pour des citadins des séjours de travail agricole dans des fermes en agriculture biologique : jouant le rôle de manœuvre ou d’ouvrier agricole, ils étaient nourris et logés par les (néo)agriculteurs qui les accueillaient tout en apprenant les rudiments de l’agriculture biologique. Toujours active et aujourd’hui développée à l’échelle internationale 16, l’association propose une formation qui ne fait l’objet d’aucune rémunération ni d’aucun échange mar-chand : elle est très peu institutionnalisée, ne donne droit à aucun titre scolaire et n’a que peu de valeur sur le marché de l’emploi. WWOOF propose donc une activité de découverte du métier dont la valeur est avant tout symbolique pour la plupart des bénévoles, qui à la manière des expatriés étudiés par Anne-Catherine Wagner, construisent leur mobilité (entre territoires urbains et ruraux, entre local et international) en ressource 17. Ainsi, les séjours dans chaque ferme sont aujourd’hui encore relativement courts (en moyenne de 10 jours à 3 semaines) et l’objet d’un investissement plutôt limité pour les bénévoles les moins portés sur l’agriculture et les plus portés sur le voyage à peu de frais.

16. En 2007, WWOOF était présent sur les 5 continents à travers 38 associations nationales et 51 associations indépendantes, principalement dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). Le développement de WWOOF dans les pays non-anglophones d’Europe (France, Italie…), d’Amérique du Sud et d’Afrique est plus récent.

17. Wagner A.-C., « Le jeu de la mobilité et de l’autochtonie au sein des classes supérieures », Regards sociologiques, no 40, 2010, p. 89-98.

Frederic
Texte surligné
Rajouter une note de bas de page : "Les bénévoles de l'organisation sont rarement d'ascendance agricole (issus des professions intermédiaires et professions intellectuelles supérieures), relativement jeunes (de 18 à 35 ans pour la plupart), et souvent dans des situations professionnelles "intermédiaires" (interruption ou fin d'études supérieures, entre deux emplois, reconversion professionnelle, etc.) pouvant correspondre à des accidents biographiques (rupture, divorce, perte d'emploi, etc.)
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Texte surligné
Ajouter "en échange"

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Pour ce qui concerne les agriculteurs qui accueillent les bénévoles, il s’agit d’une population parmi laquelle les héritiers 18 sont très peu nombreux, fré-quemment de nationalité étrangère (britanniques, néerlandais, allemands…), fortement dotés en capitaux culturels (diplômes de l’enseignement supérieur, expériences de vie ou de travail à l’étranger, maîtrise de langues étrangères…) et économique (propriétaires, disposant d’une épargne pour s’installer…), ayant exercé d’autres activités professionnelles avant de monter un projet de vie en milieu rural autour de l’agriculture. Une forte proportion de ces néo-agriculteurs n’est pas reconnue comme de « vrais professionnels » par les agriculteurs locaux et est plutôt étiquetée comme « jardiniers » dans la mesure où ils ne sont que très peu ou pas du tout formés, qu’ils ne bénéficient que de peu ou pas du tout d’aides à l’installation, et que la place de l’agriculture biologique dans leur projet de vie est parfois minime. Une majorité des fermes qui accueillent des bénévoles dans le cadre de WWOOF se distinguent ainsi par leur caractère communautaire (partage de lieux de vie et/ou de travail et/ou de divertissement) et/ou pluriactif (l’activité agricole est parfois très peu pourvoyeuse de revenus en comparaison d’autres activités telles que l’accueil à la ferme, la production d’énergies renou-velables, l’écoconstruction et l’exercice d’activités en libéral telles que le conseil et l’expertise environnementale 19).

Pour ces agriculteurs biologiques les moins ajustés à l’agriculture profession-nelle, la « mission » de formation des bénévoles est souvent mise de côté pour privilégier l’échange culturel avec un « public » jeune, international, majoritaire-ment composé d’étudiants et de personnes en transition professionnelle, et dont le voyage dans un ou plusieurs pays étrangers – souvent loin de leur pays d’ori-gine – constitue une actualisation par l’international du mouvement utopique de « retour à la terre 20 ». Ces agriculteurs développent une activité agricole envisagée comme style de vie, tournée vers la reproduction d’une cellule familiale et/ou collective (avec éventuellement une vente ou un échange des surplus) et l’entre-tien d’un capital social international dense, notamment à travers la perpétuation de pratiques culturelles caractéristiques de leur appartenance sociale, familiale et territoriale (lecture de la presse internationale, participation à des cercles culturels ou à des associations d’expatriés…). Dans un contexte de faible développement et de faible institutionnalisation de l’agriculture biologique, et de professionna-lisation agricole (de la fin des années 1950 au début des années 1980), ce type d’échanges entre populations relativement homogènes s’effectue aux marges de

18. Le terme « héritier » désigne ici les acteurs ayant une origine sociale agricole, c’est-à-dire les acteurs dont les parents exercent ou exerçaient une activité agricole à titre principal.

19. Ceci a pu être objectivé par une analyse qualitative des listes d’agriculteurs biologiques accueillant des bénévoles dans le cadre de WWOOF : ces listes comportent un certain nombre de renseignements sur la nature de l’activité agricole en même temps que des détails sur les manières dont les agriculteurs se représentent leur activité et l’activité agricole plus généralement.

20. Les bénévoles et les agriculteurs biologiques sont dans ce cas sensiblement dotés des mêmes types de capitaux, la seule différence résidant dans l’âge moyen des deux populations : entre 20 et 30 ans pour les bénévoles, entre 40 et 60 ans pour les agriculteurs ; les agriculteurs-hôtes parlent ainsi souvent de « voyage par procuration » pour qualifier la visite de bénévoles sur leur ferme.

Frederic
Texte surligné
Remplacer par "qui n'est majoritairement pas d'ascendance agricole"
Frederic
Texte surligné
Remplacer par "ou"
Frederic
Texte surligné
Supprimer
Frederic
Texte surligné
Supprimer
Frederic
Texte surligné
Rajouter "En 2016, les fermes accueillant des bénévoles dans le cadre de WWOOF étaient au nombre de 1215."
Frederic
Texte surligné
Remplacer par "18 et 35"

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la profession et en référence à des territorialités (internationales, urbaines, néo-rurales…) peu familières aux agriculteurs dotés en capital d’autochtonie.

Au moins dans la phase de pré-institutionnalisation de l’agriculture biolo-gique, le caractère distinctif de la pratique agrobiologique n’est donc pas seule-ment d’ordre technique mais surtout social dans la mesure où la participation à des formes de sociabilités néo-rurales (organisations de conférences-débats, marchés d’artisans, accueil de bénévoles dans le cadre de WWOOF…) plutôt qu’à des formes de sociabilités locales (le bal du village, le repas de la chasse, le cassoulet…) contribue d’une part à construire et renforcer l’opposition entre autochtones et allochtones, et d’autre part à disqualifier l’agriculture biologique.

Le rapport de Pierre aux sociabilités locales est à ce titre assez éclairant : membre du réseau WWOOF, Pierre est travailleur social de formation et exerce une activité agricole d’appoint ; il a la cinquantaine et il est au chômage au moment de l’entretien ; fils de fonctionnaire et frère d’un agriculteur du coin, il a des attaches familiales dans le Volvestre, où il vit. Mais bien que plus doté en ressources localisées que beaucoup d’agriculteurs biologiques, il souligne que sa position sociale et les réseaux de sociabilités qu’il fréquentait quand il a acheté sa maison ont contribué à l’étiqueter comme étranger et à démonétiser son capital d’autochtonie :

« Mon père était fonctionnaire donc il a habité à Paris d’abord, et puis après dans l’Aveyron, ce qui fait que je suis perçu comme un néo-rural, comme quelqu’un de pas du coin, alors que mon grand-père était… j’ai des cousins partout, qui ne le savent pas mais. Je suis perçu comme un étranger hein, et puis culturellement aussi, je ne me suis pas coulé dans les pratiques culturelles locales : le cassoulet, le j’sais pas quoi, le loto et le bal du village – le bal du village moi, j’me suis fait casser la gueule dans le village à côté il y a quelques années. Enfin, j’étais plus jeune, on était un peu marginaux, on avait envie de faire des trucs à nous, on avait fait venir un groupe de rock, et là, ça a pas plu aux gens du coin qui se sont sentis dépos-sédés de quelque chose, une histoire de territoire tu vois ? Et voilà y a un mec qui est venu, il y avait un espèce de truc, j’ai voulu intervenir et BOUM, j’ai pris un poing dans la gueule. Ouais sympa ! Donc voilà, c’était un peu l’ambiance : on devait être des petits cons aussi, peu importe tu vois, mais ça manquait d’un peu de tolérance de la part de la société locale.– Et vous le connaissiez celui qui vous a cassé la gueule ?– Non, du tout. Mais peut-être que lui me connaissait parce que j’ai l’impres-sion… Tu sais, moi j’arrive ici un peu comme un étranger, les gens je ne les connais pas, mais pour eux c’est l’événement quoi : t’as repris la maison des deux – comment ils s’appelaient les deux frère et sœur qui habitaient ici, enfin peu importe – et donc ça fait l’événement local. Là, maintenant, c’est différent, mais il y a vingt ans il n’y avait pas grand-chose qui bougeait dans le secteur, alors quand il y avait une tête nouvelle qui se pointait, les gens te regardent : “Qui c’est, qu’est-ce qu’il veut faire, c’est quoi son projet, c’est un agriculteur, c’est qui ?”, machin. Bon, j’ai compris maintenant, mais au début tu sais pas donc tu te comportes

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pas comme il faut quoi : j’aurais dû aller un peu plus vers les gens, saluer, essayer d’avoir une vie un peu plus sociale. Je m’en foutais moi : c’était un lieu de fête, ça bringuait, c’était une maison ouverte, t’avais des fiestas avec cent personnes, des défoncés, des pétards, les trucs. C’était pas l’idéal pour asseoir une réputation. »

Si WWOOF offre l’occasion à de nombreux entrants dans le métier d’entre-tenir un capital social international, pour les agriculteurs adhérents à WWOOF qui s’engagent dans la voie de la professionnalisation (c’est-à-dire ceux dont les objectifs de pluriactivité et/ou de diversification de la production sont mis à l’épreuve de la rentabilité), l’accueil de bénévoles dans le cadre de l’organisation se montre de plus en plus problématique. Certes, cela permet à ces agriculteurs ne disposant pas de réseaux de sociabilité locaux et d’une entraide familiale d’obtenir une main-d’œuvre ponctuelle et quasiment gratuite pour des tâches répétitives et faiblement spécialisées (désherbage, cueillette…). Néanmoins, ces agriculteurs font assez vite le constat de l’impossibilité de proposer une formation à des béné-voles qui ne s’engagent pas sur l’exploitation dans la durée. C’est ce que souligne Marie, ancienne employée dans l’édition et titulaire du BPREA maraîchage bio-logique de la MFR de Goutens, dont le père était ingénieur aéronautique et la mère sans activité professionnelle. La trentaine passée au moment de l’entretien, elle s’est installée deux ans auparavant (à moitié sur le terrain de ses parents et à moitié sur une terre louée par des agriculteurs biologiques reconnus par leurs pairs) après avoir suivi la formation en maraîchage biologique de la MFR de Goutens (cf. infra). Elle met en lumière le décalage entre les exigences de son activité professionnelle et l’« état d’esprit » plus dilettant de certains bénévoles « recrutés » grâce à WWOOF :

« Je ne sais pas ce que [certains wwoofeurs] s’imaginent, que le maraîchage c’est un peu la fête, c’est fumer des joints en regardant les plantes pousser, je ne sais pas. Donc du coup, j’ai un topo un peu précis que j’envoie à ceux qui veulent venir et qui se disent que le wwoofing ça a l’air génial, et je leur explique quand même que quand on travaille on travaille […] Mais de plus en plus, il y en a quand même qui viennent plutôt pour des stages – des Français, voire des Toulousains – qui viennent parce qu’ils se disent “tiens, le maraîchage, pourquoi pas ?”, et ça leur fait une petite expérience. Et dans ce cas-là, je les considère plu-tôt comme des stagiaires et j’explique plus de trucs ; ça, j’aime bien expliquer ; quand je les sens intéressés, je n’hésite pas […] Cet été, je vais prendre quelqu’un à temps plein tout l’été : je vais proposer à mon stagiaire parce que j’ai un stagiaire – j’espère qu’il va accepter parce que sinon c’est galère – qui est en première année d’école d’agronomie à Toulouse, et c’est son stage ouvrier : il est venu 2 semaines en novembre, et franchement je n’ai jamais vu un stagiaire aussi formidable, efficace, autonome surtout. Il ne fait pas de grosses conneries, parce que ça arrive que les wwoofeurs fassent de grosses conneries. »

Les agriculteurs comme Marie se trouvent souvent en situation de désaffi-liation vis-à-vis de l’association, qui propose avant tout une forme de tourisme

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Texte surligné
Remplacer par "adhérant"
Frederic
Texte surligné
Rajouter "à mesure que leur activité devient plus "professionnelle"."
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Texte surligné
Remplacer par "agriculture"
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ludique et peu onéreuse aux bénévoles. Les plus professionnalisés de ces agri-culteurs optent alors pour un nombre de bénévoles moindre mais sur de plus longues périodes, permettant en cela aux bénévoles qui le souhaitent d’acquérir une « vraie » formation, et d’assurer à terme des responsabilités sur l’exploitation. Par ailleurs, depuis que des programmes de soutien à l’agriculture biologique ont été mis en place dans les années 1990, ces agriculteurs biologiques les plus professionnalisés choisissent parfois de ne plus adhérer à l’association et préfèrent mobiliser des réseaux locaux accumulés grâce à elle 21. Enfin, ils s’insèrent dans des groupes locaux d’interconnaissance professionnelle (réseaux d’entraide, col-lègues de marché, espaces de formation…) pour accueillir des stagiaires sur des périodes longues, stagiaires qui sont eux-mêmes engagés dans des trajectoires de professionnalisation reconnues par la profession – c’est-à-dire débouchant sur un titre scolaire ou sur un droit à postuler aux aides à l’installation.

Comme nous l’avons vu à travers le cas de Marie, les trajectoires d’agriculteurs biologiques sont donc aujourd’hui bien plus encadrées par la profession agricole. Dans cette perspective, l’émergence et l’institutionnalisation de la formation en agriculture biologique (à travers un réseau national – Formabio – et des forma-tions locales – comme celle proposée à la MFR de Goutens) participent autant à la rationalisation des itinéraires techniques et des productions en agriculture biologique qu’à celle des trajectoires d’agriculteurs. Ces formations, dont les premières ont émergé dans les années 1980, sont pensées comme des moyens de socialiser les nouveaux entrants dans la profession aux conditions locales de pos-sibilité d’exercice du métier. Elles sont donc pourvoyeuses d’une forme de capital d’autochtonie institutionnalisé, dont l’effet est d’euphémiser la faible dotation en capital d’autochtonie incorporé 22.

La MFR de Goutens (Midi-Pyrénées) : apprendre à comprendre les conditions locales de possibilité de l’exercice du métier d’agriculteur

Si nous retenons une définition restreinte du terme « professionnalisation 23 », celle-ci renvoie à l’acquisition d’une culture professionnelle, c’est-à-dire de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être spécifiques à une profession. De nom-breux travaux ont montré que les modalités de transmission de la culture profes-sionnelle agricole sont avant tout locales et que cette transmission s’effectue donc sur la base de systèmes d’interconnaissance restreints, principalement autour

21. Par exemple en accueillant les bénévoles « habitués » qui reviennent chaque année et pour lesquels il ne faut pas recommencer la formation.

22. Bourdieu P., « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 30, 1979, p. 3-6.

23. De manière plus générale, le terme « professionnalisation » renvoie le plus souvent aux processus qui consistent pour un groupe professionnel à acquérir une forme d’autonomie en faisant reconnaître sa juridiction par l’État ou le Marché (cf. supra).

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Frederic
Texte surligné
Rajouter un "s" à la fin du mot
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Texte surligné
Faire précéder de "Nous nous inspirons ici directement des travaux de Pierre Bourdieu sur les différentes formes de capital culturel (objectivé, institutionnalisé, incorporé) :"
Frederic
Texte surligné
Faire descendre la note de bas de page à la fin de la phrase
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de la famille et du groupe professionnel local 24. Cette prégnance des relations d’interconnaissance dans la transmission de la culture professionnelle agricole demeure aujourd’hui une constante du groupe professionnel et s’impose aux nouveaux entrants au moment où ils cherchent à s’installer, à trouver du terrain ou une exploitation, à s’équiper ou à se former. Tel est le cas d’Andrés, fils et petit-fils d’ouvriers et d’ouvriers agricoles, dans la seconde moitié de sa trentaine au moment de l’entretien : ancien cuisinier et paysagiste, il s’est installé comme maraîcher depuis 2 ans avec l’aide du maire de son village (maire communiste-paysan, éleveur de vaches laitières en conventionnel) et d’un éleveur membre de l’Association pour le développement de l’emploi agricole et rural (ADEAR).

« Quand j’étais en BPREA, j’ai très vite compris que dans le milieu agricole, il fallait être dans les réseaux – si tu veux trouver de la terre, il faut être connu – j’ai très vite compris qu’il fallait qu’on voie ma gueule, qu’on sache qui je suis, quel est mon projet et ça a fonctionné parce qu’on m’a proposé [un terrain] par l’ADEAR et le CIVAM [centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural] : j’allais aux réunions de l’ADEAR pour me montrer, pour parler de mon projet, parce qu’il a évolué mon projet tout le temps de ma formation… et puis, j’ai trouvé ça bien… moi, je suis proche de la Conf ’ [Confédération paysanne], philosophiquement… enfin, philosophiquement, politiquement quoi… j’suis adhérent à la Conf ’, membre du CA de l’ADEAR et membre du CIVAM, et je suis référent maraîcher [même si] je suis pas un très grand professionnel. Mais je suis un référent ici parce que je m’investis aussi bien au CIVAM qu’à l’ADEAR qu’à la Conf ’. Et de plus en plus je m’intègre dans le réseau ; cet après-midi, je vais voir la CAPLA [coopérative des producteurs de la Léze et de l’Arize] de Daumazan parce qu’ils font une réunion sur un truc qu’ils veulent développer – tout ce qui est autour du bio (intrants, matériel, plastique, terreaux…) – donc moi je m’intéresse à tout ça et je m’investis dans les réseaux, pour être connu, faire savoir ce qu’on fait, voilà, pour faire évoluer la chose. Je n’étais pas du tout militant avant, j’étais politiquement proche de ça, mais je n’étais pas militant : maintenant, depuis que je suis dans l’agriculture, je suis militant, j’ai l’impression que je suis obligé. »

C’est donc par l’intermédiaire de son engagement militant – vécu comme un passage obligé – et par l’accumulation de ressources organisationnelles que celui-ci permet qu’Andrés se forge un capital social local institutionnalisé, en dépit de son exogénéité sociale et géographique. En effet, l’agriculture reste le métier au taux d’endorecrutement le plus élevé, notamment au sein de mêmes familles 25. De même, la transmission des exploitations reste une affaire de familles ou de liens affinitaires (par exemple, à travers les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural – SAFER). Par ailleurs, la diffusion de l’innovation et des techniques continue à s’effectuer entre générations et engage les reprenants dans

24. Darré J.-P., Le Guen R. et Léméry B., « Changement technique et structure professionnelle locale en agriculture », Économie rurale, no 192-193, 1989, p. 115-122.

25. Hervieu B. et Purseigle F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, 2013.

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un itinéraire technique qui les attache au territoire, en ce sens qu’ils ne peuvent en dévier (sans perdre la face) en raison de l’importance de l’investissement et de l’endettement. Ensuite, les systèmes d’entraide continuent à reposer sur l’inter-connaissance, y compris quand ils ont commencé à s’institutionnaliser lors de la phase de modernisation agricole à travers le mouvement coopératif 26. Enfin, l’encadrement agricole au niveau local participe à la construction et à la diffu-sion de systèmes de classement qui viennent consacrer les familles agricoles qui ont réussi à se convertir au modèle d’agriculture productiviste 27 et au contraire découragent les tentatives d’installations sur des petites surfaces, sur des mar-chés encore inexistants, avec peu ou pas de matériel et d’expérience agricoles. L’ensemble de ces caractéristiques participe à créer un espace de reconnaissance et d’inter-reconnaissance desquels sont exclus ceux qui ne possèdent pas de capital d’autochtonie (dans ses formes incorporée et institutionnalisée).

Paradoxalement, c’est la mise en place d’une conditionnalité de diplôme pour bénéficier des aides à l’installation qui permet en partie aujourd’hui à l’agriculture biologique et à ses praticiens d’envisager le territoire comme une ressource poten-tiellement mobilisable. En effet, instaurées en 1973 28, les aides à l’installation court-circuitent alors partiellement les instances de légitimation que constituent la famille et le groupe professionnel local en obligeant les personnes qui veulent s’installer – héritiers ou nouveaux entrants dans le métier – à se soumettre à des systèmes de classement et de contrôle qui ne sont plus seulement familiaux ou affinitaires, mais également scolaires et professionnels. Si cette exigence est assez facile à contourner pour les héritiers 29, elle ouvre une véritable fenêtre d’opportu-nité pour les nouveaux entrants fortement dotés en capitaux scolaire ou culturel et donc disposés à se soumettre aux hiérarchies produites par le système d’ensei-gnement. Ce processus, combiné à la reconnaissance progressive de l’agriculture biologique au début des années 1980 encourage les premières associations en agriculture biologique à se doter de structures pour former les agriculteurs. Les premières formations naissent ainsi dans les années 1980 et 1990 en même temps qu’une réglementation s’impose 30, qu’un marché s’organise 31 et qu’un espace de recherche émerge 32.

26. Par exemple, les coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA) viennent concrétiser et institution-naliser des liens entre familles agricoles qui préexistent aux coopératives et au contraire tendent à exclure davantage ceux qui sont tenus en dehors de ces relations d’interconnaissance (par exemple des nouveaux entrants dans le métier, comme les agriculteurs biologiques).

27. Laferté G., « Trajectoires de l’embourgeoisement agricole », Agone, no 51, 2013, p. 101-116.28. Décret no 73-18 du 4 janvier 1973.29. Le décret de 1973 stipule que « les bénéficiaires de la dotation d’installation doivent justifier d’une capacité

professionnelle suffisante, résultant […] de cinq ans minimum de pratique professionnelle en qualité d’aide familial ou de salarié agricole permanent, durée réduite à trois ans pour les titulaires du brevet d’appren-tissage agricole ; dans les deux cas, l’intéressé doit en outre suivre un stage de formation complémentaire ». Dans les faits, le stage de formation complémentaire a longtemps été effectué dans des exploitations proches de l’exploitation familiale.

30. Création du logo AB en 1985 après que la Commission nationale d’homologation des cahiers des charges s’est réunie pour la première fois en 1983.

31. Création du Comité interprofessionnel national de l’agriculture biologique – CINAB – en 1980.32. Création de l’Institut technique en agriculture biologique – ITAB – en 1982.

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Remplacer par "agriculteurs d'origine agricole"

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De ce point de vue, on observe que la distance au territoire qui caractéri-sait les premiers temps de l’agriculture biologique, et qui venait se concrétiser dans la participation à des organisations comme WWOOF, laisse progressive-ment la place à des tentatives de mobilisation du territoire comme ressource par l’intermédiaire du système d’enseignement agricole. Cela représente pour l’agriculture biologique dans son ensemble, c’est-à-dire les praticiens et l’enca-drement naissant, une opportunité de fonder leur légitimité sur autre chose que l’appartenance par corps au métier : ils peuvent de ce fait s’affranchir en partie des systèmes de classement locaux et acquérir une forme d’autonomie que leur confère le système d’enseignement agricole en leur donnant le droit d’accéder aux aides à l’installation. Si l’obligation d’intégrer l’agriculture biologique dans les formations agricoles n’est mise en place que depuis 2008 33, un ensemble d’initia-tives, pour la plupart privées, ont fait avant cela émerger une offre de formation à l’agriculture biologique qui progressivement s’est organisée, d’abord au niveau local, puis au niveau national à travers un réseau spécifiquement dédié à cette question 34. Pierre-Antoine, fils d’un agriculteur en polyculture-élevage « n’ayant pas pris le train du progrès dans les années 1960 » est l’un des deux animateurs du réseau Formabio. Il souligne que les publics des BPREA en agriculture biologique ne sont pas du tout les mêmes que ceux des BPREA « classiques », du fait de la différence de leurs expériences de socialisation au métier :

« Les gens qui viennent en CFPPA – maintenant ça s’est diversifié, mais pendant les années 1990 c’était essentiellement ça – ils venaient pour chercher un papier, une formation en gestion éventuellement, en gestion agricole, mais en général la technique, eux, ils connaissaient, ils en avaient pas grand-chose à faire puisque c’était pour que la femme puisse faire la compta et éventuellement la traite. Donc ils venaient en cours et ils attendaient gentiment la fin. Je caricature un peu, mais c’était un peu ça. Alors que le public qui venait pour faire de la for-mation bio [dans les années 1990], c’était un public qui connaissait souvent rien à l’agriculture et qui avait besoin au contraire de découvrir le milieu, ce monde-là dans lequel ils vivaient peut-être un peu, mais dans lequel ils ne vivaient pas de façon professionnelle […] et donc ce besoin-là, il a été affirmé de plus en plus, et très vite, le réseau s’est donné comme objectif qu’il y ait au moins un BPREA par région pour satisfaire ce public quoi. »

Le réseau Formabio s’est ainsi donné pour mission de coordonner l’ensemble des initiatives de formation (initiale, continue et en alternance ; publique et privée) en agriculture biologique, en partenariat d’une part avec les services déconcentrés

33. Note de service DGER/SDPOFE/N2008-2081.34. Ainsi, « l’offre de formation dans le domaine de l’agriculture biologique s’étoffe chaque année, notamment

en formation adulte, pour atteindre [en 2013] près de 100 formations offertes du niveau V au niveau III, en formation initiale, continue, apprentissage ou à distance » (Formabio, L’agriculture biologique dans l’enseignement agricole : formation générale et formations spécialisées, février 2014, p. 3).

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de l’État 35 et la profession 36, et d’autre part avec un ensemble d’institutions partenaires ayant participé directement ou indirectement à la création du réseau Formabio 37. Parmi l’ensemble de ces partenaires, la maison familiale rurale (MFR) de Goutens fait partie des établissements qui, en Midi-Pyrénées, pro-posent une formation de niveau IV (baccalauréat) à l’agriculture biologique. Il s’agit d’un BPREA en maraîchage biologique qui vise à former des personnes souhaitant s’installer comme exploitant agricole autour d’un projet en maraî-chage biologique. La construction et l’administration de cette formation reposent sur des réseaux d’interconnaissance locaux propres à l’agriculture biologique (association Nature et progrès du Tarn, fédération régionale d’agriculture biolo-gique de Midi-Pyrénées) ou participant à son développement (ADEAR), ainsi que plus récemment sur le réseau des chambres d’agriculture et la communauté de communes Tarn et Dadou. Comme le souligne Dominique (fille de viticul-teur, arrivée à la tête de la formation après avoir passé un DUT en agronomie et avoir exercé des fonctions de conseillère technique dans des groupements départementaux d’agriculteurs biologiques), le public de la formation est encore rarement d’ascendance agricole, même si l’expérience demandée pour l’inscrip-tion consiste en trois années d’activité professionnelle ou en une année d’exercice de l’activité agricole :

« Ce sont surtout des gens qui viennent de secteurs professionnels très très divers et variés : il y a quelques constantes de gens qui arrivent soient du milieu social – des éducs – soit de la cuisine et de la restauration et qui veulent produire et transformer eux-mêmes ; et chaque année aussi quelques ingénieurs informa-ticiens ; et après le reste, c’est très très très varié : ça va de l’enseignement à cor-donnier en passant par plombier, steward et hôtesse de l’air une année – toutes sortes de métiers quoi. C’est très variable, mais ce sont des gens qui ont un parcours professionnel dans un domaine donné et qui ont envie de changer de cap [donc] la grosse majorité n’a pas ou peu d’expérience dans le monde agricole. Depuis quelques années, l’expérience que l’on voit, c’est du wwoofing, donc des stages bénévoles à l’étranger, si bien que parfois c’est un regard sur l’agriculture qui est quand même assez faussé. »

À cet égard, la formation vise non seulement à acquérir des bases techniques (800 heures de cours théoriques et pratiques en centre ou lors de visites d’ex-ploitations, partiellement assurées par des agriculteurs reconnus par leurs pairs) pour un public majoritairement en reconversion professionnelle (« ils n’ont

35. La direction régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DRAAF) et notamment en son sein le service régional de la Formation et du Développement (SRFD).

36. Principalement avec l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) qui organise tous les deux ans un salon technique général (Tech’N’Bio) ainsi que des salons techniques par filière (Tech’N’Bio viticulture, Tech’N’Bio Maraîchage…) dédiés à l’agriculture biologique.

37. Pour ne citer que deux exemples, VétagroSup à Clermont-Ferrand (où ont été créés une licence profession-nelle destinée à la formation des encadrants de l’agriculture biologique ainsi qu’un centre de documentation en agriculture biologique) et le CFPPA du Rheu (Ille-et-Vilaine) qui, depuis les années 1990, propose des formations pour adultes en agriculture biologique donnant la capacité agricole.

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aucune base agricole ou en agronomie donc on commence au même niveau pour tout le monde 38 »), mais également et de manière prioritaire à familiariser les futurs exploitants à leur groupe professionnel local. Ainsi, les stages (envi-ron 500 heures) sont effectués au sein de la même exploitation tout au long de l’année, et les futurs exploitants sont encouragés à choisir des maîtres de stage dont les systèmes de production ressemblent à ce qu’ils veulent faire dès qu’ils s’installeront. Le rôle de la formation est selon sa responsable de mettre en place un tuilage entre les impétrants et le groupe professionnel local. En plus d’acqué-rir une base technique nécessaire à la conduite de leur exploitation et d’obtenir la capacité professionnelle (leur ouvrant l’accès aux aides publiques), les néo-agriculteurs enclenchent grâce à la formation des processus de socialisation au métier à l’échelle locale. C’est ce que souligne Dominique, la responsable de la formation :

« Les étudiants viennent avec du rêve dans la tête, et l’idée de la formation c’est de confronter un petit peu ce rêve ou cette idée floue avec une réalité, pour construire un projet cohérent et adapté à eux […] Et l’idée pour nous du stage, c’est que d’une part ils découvrent le milieu agricole, qu’ils se créent surtout des repères, parce que la plupart n’a aucun repère quand ils arrivent dans l’agriculture, dans le maraîchage bio […] Ça veut dire qu’il faut du temps pour comprendre la cohérence d’un système d’exploitation […] et puis il faut du temps pour que s’installe une petite confiance quand même parce qu’ils posent plein de ques-tions à l’agriculteur et c’est assez intrusif. Donc, il faut le temps que s’installe un échange entre eux et puis qu’ils comprennent le pourquoi des choix. Souvent, je leur dis c’est important d’apprendre à faire, de voir quels choix sont faits et de comprendre le pourquoi de ces choix, et ça, ça ne se fait pas en restant une semaine par ci une semaine par là. Voilà, et puis aussi, il faut qu’ils le vivent dans leur corps parce qu’une majorité n’a jamais travaillé dans l’agriculture, et c’est important aussi qu’ils se testent là-dessus pour voir si ça leur plaît, ou s’ils finissent carrément kaput au bout de trois semaines. »

La MFR de Goutens, à travers sa formation en maraîchage biologique joue, à la manière d’autres institutions de l’encadrement agricole émergeant en agri-culture biologique (GAB, FRAB, CIVAM, Nature et progrès…), le rôle d’inter-médiaire entre des acteurs dépourvus de repères au sein du groupe professionnel d’un côté, et une culture professionnelle construite ou en partie retraduite au sein des groupes professionnels locaux de l’autre. De telles formations constituent une ressource importante pour ceux qui sont dépourvus de cette culture profession-nelle bâtie sur des sociabilités locales. Elles permettent en outre aux nouveaux entrants dans le groupe professionnel de se familiariser à leur environnement et en quelque sorte de rattraper le temps perdu sur d’autres agriculteurs plus ajustés : car en effet, l’accumulation sur le temps long d’expériences en milieu agricole constitue un privilège dont seuls les héritiers (du fait de leur naissance) et

38. Propos de Dominique.

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les agriculteurs suffisamment dotés au départ en capitaux économiques, culturels et corporels (l’ensemble de ces capitaux leur permettant de s’investir sur le temps long dans l’accumulation d’expériences bénévoles ou salariées) peuvent bénéficier, du fait notamment de la nature endogène du recrutement en agriculture. En ce sens, elle vient relayer d’autres formes d’acquisition de la culture professionnelle qui consistent pour des agriculteurs dont l’ascendance agricole est plutôt faible (enfants d’ouvriers agricoles, petits enfants d’exploitants traditionnels…) à faire appel à des organisations professionnelles minoritaires (ADEAR, Terres de liens, Confédération paysanne…) : d’une part pour résister aux effets de l’entre-soi professionnel caractérisant le modèle dominant d’agriculture (par exemple, en mobilisant les ressources de ces organisations pour contester une décision de la SAFER) ; et d’autre part constituer des formes de sociabilités locales concurrentes (par exemple autour de figures tutélaires reconnues pour leur savoir-faire 39).

Conclusion

Le rôle que joue l’appartenance à des réseaux de sociabilités locales dans la formation et la professionnalisation des agriculteurs biologiques est donc impor-tant car le capital d’autochtonie, entendu comme ressource des sans-ressources ou « capital social populaire 40 », reste aujourd’hui monétisé au sein du groupe professionnel (malgré la crise de la reproduction agricole). Comme le montrent entre autres les travaux de Sylvain Maresca 41 ou ceux plus récents de Gilles Laferté 42, l’insertion dans les réseaux de sociabilités locales reste au fondement d’une carrière réussie en agriculture, pour les « dirigeants » comme pour les agri-culteurs les plus ajustés au modèle agricole productiviste.

Cependant, son caractère distinctif représente un enjeu beaucoup plus impor-tant pour les agriculteurs en marge de ce modèle, qu’ils soient polyculteurs-éle-veurs (« agriculture traditionnelle ») ou agriculteurs biologiques. Avec l’analyse des propriétés sociales et des expériences de socialisation au métier des agriculteurs adhérant à WWOOF, nous avons montré le caractère contesté de cette ressource entre d’une part ceux qui en sont presque totalement dépourvus (les premiers agriculteurs biologiques), et d’autre part ceux qui en sont dotés dans sa forme la plus valorisée, à savoir sa forme incorporée (les « agriculteurs traditionnels »). Pour ces derniers, le capital d’autochtonie constitue un enjeu important car il participe toujours « du tri de soi pour sauvegarder une bonne image de soi (pour

39. Nous ne pouvons malheureusement développer ici les manières dont se construisent les hiérarchies entre agriculteurs biologiques. Une démarche typologique est développée par ailleurs dans notre travail de thèse en cours : Nicolas F., Professionnalisation agricole et agriculture biologique (1945-2013). Contribution à la sociologie politique du groupe professionnel agricole, université de Bourgogne (Dijon) et laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP, IEP de Toulouse).

40. Retière J.-N., « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », art. cit.41. Maresca S., Les dirigeants paysans, Paris, Les éditions de Minuit, 1983.42. Laferté G., « Trajectoires de l’embourgeoisement agricole », art. cit.

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CAPITAUX D’AUTOCHTONIE ET PROFESSIONNALISATION AGRICOLE…

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soi et pour les autres 43) » : pour ces agriculteurs partiellement désajustés vis-à-vis de l’élite productiviste, la possession d’un capital d’autochtonie incorporé parti-cipe en effet à conforter une position sociale locale que la professionnalisation de l’agriculture aurait pu menacer. À l’inverse, les premiers agriculteurs biologiques, la plupart du temps dépourvus de ce type de ressources, entretiennent une cri-tique de l’agriculture productiviste qui repose sur des sociabilités extra-locales : ainsi, cette tentative de politisation de l’agriculture peut être vécue comme une menace de déclassement social encore plus importante pour les « agriculteurs traditionnels » ; ceux-là s’engagent alors dans un travail d’étiquetage dont les agriculteurs biologiques sont les cibles ; ce travail de marquage symbolique contribue en retour à transformer l’origine sociale et géographique des premiers agriculteurs biologiques en stigmates, et conséquemment à désarmer la critique technique qu’ils peuvent faire de l’agriculture productiviste. Néanmoins, avec l’émergence d’un réseau de formation au niveau national (Formabio) et la mise en place d’un BPREA au niveau local (BPREA Maraîchage biologique à la MFR de Goutens), nous avons pu observer que la faible dotation en capital d’autoch-tonie de certains agriculteurs biologiques ne représentait plus un stigmate aussi important. Elle est à bien des égards euphémisée par le système d’enseignement agricole qui, en socialisant ces nouveaux agriculteurs aux conditions locales de possibilité de l’exercice du métier, tend à les doter d’une forme institutionnalisée de capital d’autochtonie et à les repositionner sur les échelles de respectabilité locale et professionnelle.

43. Retière J.-N., Identités ouvrières. Histoire d’un fief ouvrier en Bretagne, 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 226.

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