urss sapir1995 2

Upload: dom-negro

Post on 01-Mar-2016

13 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

dt6erin r67ik6r r6 r6 e6r7i6r7r7 kr68l7rt8 tgh fyk ghki.yuç9iy8i .y8 .ty89y

TRANSCRIPT

  • 1

    Lconomie sovitique: origine, dveloppement, fonctionnement,

    Publi in Historiens et Gographes, n351, dcembre 1995, pp. 175-188.

    Jacques Sapir1

    L'conomie sovitique constitue tout la fois une ralit s'inscrivant sur prs de 75 annes et un ensemble de modles, implicites ou explicites, par rapport auxquels la plupart des observateurs se sont positionns. La multiplication des termes utiliss pour nommer cet ensemble, conomie socialiste, socialisme rellement existant, planification centralise ou encore conomie centralement planifie, tmoigne de cette tension. En fait cette conomie peut s'apprhender la fois comme un systme, dot de sa propre cohrence, et comme un processus de dveloppement s'inscrivant dans une ralit historique, connect l'origine sur une trajectoire spcifique, celle de l'conomie russe, et dbouchant sur la ralit contemporaine. Ces deux approches sont tout aussi lgitimes ; elles sont de plus complmentaires. Contrairement une ide qui reste encore fortement prsente dans les manuels et l'historiographie, le systme conomique sovitique ne tire son origine ni de la rvolution d'Octobre 1917, ni d'une continuit idologique allant de Marx Lnine2. Non que la rvolution n'ait ici jou aucun rle, mais les traits caractristiques de cette conomie, tels qu'on peut les discerner sans grand changement des annes cinquante aux phases ultimes de la dcomposition du systme, ne sont pas apparus avant la fin des annes vingt, voire le milieu des annes trente. En mme temps, on peut discerner une gense de ces caractristiques, qui elle renvoie une priode antrieure la rvolution d'Octobre. Il faut donc distinguer autant que faire ce peut l'origine de la mise en place d'un systme, qui lui-mme ne resta pas aussi fig qu'on a bien voulu le dire et le croire.

    I. Les origines et les prcdents du systme sovitique Il est commode de prtendre voir dans le discours du marxisme de la Seconde Internationale l'origine des conceptions conomiques des futures dirigeants sovitiques3. Ceci n'est pas compltement sans fondements. On peut en effet trouver de nombreux emprunts tant la vision du capitalisme qu' celle d'un socialisme hypothtique d'un Kautsky, d'un Hilferding, pour ne pas dire d'un Parvus, chez les dirigeants bolchviques qui faisaient partie prenante de cette communaut intellectuelle structure autour de la social-dmocratie allemande. Mais ceci reste loin d'puiser la question ; car cette continuit entre une thorie, elle-mme volutive et contradictoire, et la ralit d'une pratique est tout aussi trompeuse que la 1 Directeur dtudes lEHESS. [email protected] 2 Les interprtations tlologiques de l'conomie sovitique ont t nombreuses ; citons ici sans prtendre l'exhaustivit A. Besanon, Anatomie d'un spectre - l'conomie politique du socialisme rel, Calmann-Levy, Paris, 1981 ; W. Laqueur, The dream that failed, Oxford University Press, Londres et New York, 1994. En fait, on peut montrer que le "marxisme" sovitique est la fois assez loign de Marx, et le produit d'une histoire qui a sa logique propre, H. Chambre, L'volution du marxisme sovitique - thorie conomique et droit, Le Seuil, Paris, 1974 ; M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, Paris, 1974 ; B. Chavance, Le Capital Socialiste, Le Sycomore, Paris, 1980. 3 Voir ainsi l'analyse des conceptions "conomistes" hrites de la Seconde Internationale, in C. Bettelheim, Les Luttes de Classes en URSS, premire priode 1917-1923, Maspro-Seuil, Paris, 1974.

  • 2

    continuit que l'on pourrait supposer entre les conceptions des dirigeants et le systme sur lequel ils ont rgn. Que les socialistes du dbut du XXme sicle, et tout particulirement les bolcheviques russes, aient eu une vision constructiviste de la ralit sociale n'implique nullement que le constructivisme soit praticable. D'ailleurs, le fait de croire qu'une ralit sociale puisse se dduire de reprsentations constitues et cohrentes existant antrieurement revient croire dans le mme type de constructivisme que celui que l'on peut reprocher aux dirigeants bolchviques. Il y a une contradiction profonde entre dnoncer la dmarche constructiviste comme fondamentalement utopique et faire d'un projet, quel qu'il soit, l'explication d'une ralit sociale. Si on veut tre consquent dans une critique du constructivisme, il faut prendre en compte le fait que toute action engendre non seulement les rsultats prvus (au meilleur des cas, bien sr) mais aussi des effets imprvus par rapport auxquels il faut alors se dterminer. Il ne s'agit pas ici de nier l'importance des systmes de reprsentations, mais de les replacer dans leur contexte, et surtout de les considrer comme des systmes volutifs, en raison de l'apparition de dissonances cognitives plus ou moins importantes la suite des effets inattendus des actions. Rejeter le monisme idologique est au coeur mme de la dmarche qui consiste critiquer les constructivisme absolu. Faire de l'idologie la cause principale revient, quel que soit le jugement que l'on porte sur l'idologie en question, abonder dans le sens d'un constructivisme absolu. Cette contradiction peut avoir un redoutable effet paralysant quand on s'intresse l'histoire sociale. Elle conduit une pratique autiste o l'explication devient son propre objet d'interprtation. De plus, il faut souligner que, pour considrer la porte d'un systme de reprsentation il faut prendre en compte l'homognit du groupe rput porter le projet en question. Un simple regard sur l'histoire de ceux que l'on appelle les bolchviques montre les multiples vagues de renouvellement dont ce groupe a fait l'objet de 1906 sa constitution sous la forme du PCUS tel qu'on a pu le connatre par la suite. Ces renouvellements impliquent un brassage des cultures politiques, mais aussi la capacit d'un discours attirer des individus ayant des histoires trs diffrentes, et donc sensibles des lments diffrents. Voila pourquoi l'approche idologique, si on veut la pratiquer srieusement c'est dire rendre aux reprsentations la place qui est la leur et introduire la part de subjectivit propre aux dcisions humaines, est fondamentalement contradictoire avec les monismes idologiques. Il est plus profitable de considrer trois sources l'origine du systme sovitique. L'hritage russe La premire est incontestablement le modle de dveloppement mis en oeuvre en Russie de 1885 19144. Marqu par une forte emprise de l'tat sur l'activit conomique5, soit directement travers l'action des entreprises publiques et le budget de la dfense, soit

    4 Pour une analyse de ce dernier, A. Gerschenkron, "Economic Backwardness in historical perspective", in A. Gerschenkron, Historical Backwardness in Historical Perspective - A book of essays, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1962. T.H. Von Laue, Serge Witte and the Industrialization of Russia, Columbia University Press, NY, 1963 ; idem, "The State and the economy", in C.E. Black (ed.), The transformation of the Russian society since 1861, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1960. K.C. Talheim, "Russia's economic development", in G. Katkov, E. Oberlnder, N. Poppe et G. von Rauch, (edits.), Russia enters the Twentieth Century, Temple Smith, Londres, 1971. R. Portal, "The industrialization of Russia" in J. Habakkuk et M. Postan (edits.), The Cambridge Economic History of Europe, vol. VI, part. II, Cambridge University Press, Cambridge, 1966. 5 B.V. Anan'itch, "the economic policy of the tsarist government and enterprise in Russia from the end of the nineteenth century through the beginning of the twentieth century", in F.V. Cartensen (ed.), Entrepreneurship in the Imperial Russia and the Soviet Union, Princeton University Press, Princeton, 1983.

  • 3

    indirectement par le biais de la politique montaire6 et fiscale7, ce modle s'est caractris par une croissance forte au moins jusqu' la guerre Russo-Japonaise de 1904-19058. Cette croissance a cependant recouvert un certain nombre de dsquilibres ; non seulement s'est elle largement faite au dtriment du monde rural, sur lequel pesa un poids fiscal considrable9, mais il est peu probable qu'elle ait pu aboutir une convergence avec l'Europe occidentale. En effet, si il est incontestable que l'on voit se dvelopper en Russie un groupe social d'entrepreneurs, ce dernier est travers de clivages antagoniques. On distingue nettement dans les premires annes du vingtime sicle une opposition croissante entre des grandes entreprises, situes en Ukraine et dans le bassin qui va de la Pologne Saint-Petersbourg, souvent lies aux capitaux trangers et tributaires de l'aide de l'tat, et des entreprises moyennes et petites situes dans la rgion de Moscou, la rgion des Terres-Noires et sur le cours suprieur de la Volga, dont les propritaires sont en conflit ouvert avec le pouvoir, tant pour des raisons conomiques que politiques10. Le poids des communauts religieuses, et en particulier celle des "vieux-croyants"11, est considrable dans le dveloppement de ce capitalisme autochtone. L'opposition entre les deux groupes tourna au conflit ouvert, dans les annes qui prcdrent immdiatement le premier conflit mondial. Ceci traduit un second dsquilibre, le fait que la croissance conomique n'arrive pas trouver des facteurs endognes d'alimentation. Pour spectaculaire qu'ait t la croissance de 1885 1905, elle n'a pas induit un processus o l'enrichissement de certains groupes sociaux permettrait de fournir l'conomie son propre aliment. Ainsi, aprs la dpression entame en 1903 et prolonge par la guerre de 1904-1905, la reprise de la croissance est trs largement tire par les commandes de matriel issues du budget militaire12, ce qui conduit relativiser les thses sur le dveloppement autonome du capitalisme en Russie13. A l'exception de la pression fiscale, les relations montaires et marchandes mordent peu sur le monde rural14 qui, et c'est une diffrence notable avec le schma de dveloppement de l'Europe occidentale au XIXme sicle, reste assez largement l'cart d'une croissance porte soit par l'exportation (pour les matires premires) soit par les dpenses publiques. Le systme bancaire fut toujours en de des besoins de financement du dveloppement industriel, en partie en raison du niveau de l'pargne, mais aussi en partie du fait de

    6 O. Crisp, "Russian financial Policy and the Gold Standard at the end of the nineteenth century", in Economic History Review, vol. VI, n2, 1953, dcembre. 7 Ce qui conduit un opposant la politique de S. Witte parler de "socialisme d'tat" ; voir E. Tsyon, Les finances russes et l'pargne franaise, Calmann-Levy, Paris, 1885. 8 P.I. Lyachtchenko, Istorija Narodnogo Hozjajstva SSSR, Gospolitizdat, Moscou, Vol.2, 1950. P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. 9 T.H. Von Laue, Serge Witte and the Industrialization of Russia, op. cit. 10 C. Goldberg, The association of Industry and Trade: 1906-1917, PhD., State University of Michigan, Chicago, 1974. J.L. West, The Moscow Progressists : Russian Industrialists in Liberal Politics : 1905-1914, Ph.D., Princeton University, princeton, 1975. R.A. Roosa, "Russian Industrialists and 'State Socialism' 1906-1917", in Soviet Studies, vol. 23, n2, 1972, pp. 395-417. J.D. White, "Moscow, Petersburg and the Russian Industrialists", in Soviet Studies, vol. 24, n2, 1973, pp. 414-420. 11 W.L. Blackwell, "The Old Believers and the rise of the private industrial enterprise in early nineteenth century Moscow", in W.L. Blackwell (ed.), Russian economic development from Peter the Great to Stalin, Praeger, New York, 1974. 12 Voir K.F. Chatsillo, "O disproportsij v razvitij vooruzhennyh sil Rossii nakanunie pervoij mitovoj vojny (1906-1914), in Istoritcheskie Zapiski, vol. 83, 1969, pp. 123-136. 13 Comme celles de R. Portal, in "The industrialization of Russia", op. cit. 14 D. Atkinson, The end of the Russian land commune : 1905-1930, Stanford University Press, Stanford, 1983.

  • 4

    l'instabilit intrinsque d'un secteur o l'on rencontrait des banques de nature trs diffrente15. La combinaison d'importantes banques de dpts, avec une structure de socit par actions et souvent relies de grands tablissements bancaires trangers, et de petites banques qui sont souvent l'manation d'entreprises industrielles auxquelles elles apportent par ailleurs un financement, n'a pas contribu la stabilit du systme bancaire. Cette instabilit a rendu le rle de la Banque Centrale, soit directement soit indirectement, crucial pour le fonctionnement du crdit16. La Banque Centrale resta la principale source de refinancement des banques prives, mme si les instruments varirent dans le temps. Le rescompte passait ainsi de 30% 12% des sources de refinancement entre 1895 et 1913 alors que les prises en pension de titres publics et privs montaient de 7% 23% dans la mme priode, tandis que le crdit sur les comptes courants restait lui relativement stable avec une part oscillant entre 63% et 61%17. L'importance du crdit direct dans le refinancement est noter, car on retrouvera cette procdure dans les annes vingt comme l'un des modes de financement de l'conomie. Il est donc noter que, cet gard, le pouvoir sovitique ne fera que continuer une pratique solidement tablie par ses prdcesseurs. Par ailleurs, on doit souligner la grande dpendance du systme bancaire dans son ensemble par rapport aux oprations financires pilotes par l'tat. Qu'il s'agisse du placement d'emprunts, publiques ou privs mais avec garantie publique, ou de la gestion de prts bonifis issus de la banque d'investissement manant de la Banque Centrale, on est en prsence d'un poids dominant de circuits de financement contrls par l'tat. Dans ces conditions, parler d'une autonomie de l'entreprise bancaire face la puissance publique est difficile. Si il est incontestable que quelques grandes banques, en particulier celles lies aux tablissements franais, allemands et belges et par qui transitaient le placement hors de Russie des grands emprunts, ont pu discuter d'gal gal tant avec la Banque centrale qu'avec le Ministre des Finances, ceci n'est pas gnralisable aux autres banques. De plus, la circulation du personnel de direction entre des postes dans l'administration et des fonctions dans ces tablissements, les liens de parent directs et indirectes, ont largement contribu une collusion entre l'tat et le secteur priv dans ce domaine. L'hritage de la Premire Guerre mondiale Ceci conduit voquer une seconde source dans l'origine et la constitution du systme conomique sovitique, le processus de mobilisation de l'conomie russe dans le cours de la Premire Guerre mondiale18. Comme pour l'ensemble des belligrants, les dirigeants russes sont confronts une situation o la guerre moderne impose une brutale restructuration de l'conomie afin d'obtenir l'augmentation rapide de certaines productions. Or, et c'est ici une diffrence majeure avec les expriences de mobilisation industrielle ralises en Allemagne ou en France, cette restructuration se fera largement contre le gouvernement, dans un climat de quasi-insurrection des petits et moyens entrepreneurs contre la haute administration tsariste19. La constitution des Comits Militaro-Industriels ou VPK (Voenno-Promychlennie

    15 S.I. Borovoj, Kredit i Banki v Rossii, Gosfinizdat, Moscou, 1958. 16 I. F. Gindin, Gosudarstvennyi bank i ekonomitcheskaja politika tsarskogo pravitel'stva, Nauka, Moscou, 1960. 17 I.N. Slansky (ed.), Gosudarstvennyi bank. Kratkii otcherk dejatel'nosti za 1860-1910 gody, Gosudarstvennyi Bank Izdatelstvo, St. Petersbourg, 1910, p. 54. Coll., Otchet za 1913, Gosudarstvennyi Bank Izdatelstvo, St. Petersbourg, 1914, p.14. 18 L.H. Siegelbaum, The politics of industrial mobilization in Russia : 1914-1917, Macmillan, Londres, 1983. 19 S. Zagorsky, State control of the industry in Russia during the War, Yale University Press, New Haven, 1928.

  • 5

    Komitety), fdrs par un comit central le Ts.VPK20, est l'occasion pour les reprsentants du capitalisme autochtone, rassembls autour du groupe moscovite de l'Association de l'Industrie et du Commerce, de tenter une alliance la fois avec l'intelligentsia technique et avec les travailleurs21. La tentative de mettre en place des "comits de travailleurs" (ou Rabotchie Gruppy ) va aboutir un conflit ouvert avec l'administration tsariste qui menacera d'arrter les principaux dirigeants des VPK et d'interdire les organisations22. La dynamique de ce conflit s'claire quand on apprend que, ds 1914, un certain nombre d'industrialistes n'avaient pas hsit soutenir des mouvements d'opposition clandestins, SR, menchviques et mme bolcheviques23. De mme on retrouve dans l'organisation centrale des VPK L.B. Krasin, directeur de la branche russe de AEG-Siemens et militant bolchevique notoire, ainsi que nombre de responsables SR. Mais le conflit entre l'administration tsariste et les VPK n'est pas la seule caractristique de la mobilisation de l'industrie russe. Celle-ci va donner naissance une tradition d'administration de l'conomie sous une double base, territoriale et par branches industrielles, travers la coordination progressive entre les ministres et les VPK24. Cette structuration sera reprise telle qu'elle aprs la rvolution d'Octobre, et va perdurer pendant pratiquement la totalit de l'histoire de l'URSS. L'exemple allemand Une troisime source est incontestablement l'exprience allemande de l'conomie de guerre. Rappelons qu'elle a abouti une forme souple, mais nanmoins coercitive, d'administration directe de l'conomie25 autour d'une agence centralise des approvisionnements, le KRA. Elle conduisit certains de ses responsables, comme W.Rathenau, parler rapidement de socialisme d'tat, voire se comparer, en 1918, aux bolcheviques russes26. Cette perception est d'ailleurs l'poque partage par les dirigeants bolcheviques eux-mmes qui voient dans l'exprience allemande de l'conomie de guerre un modle oprationnel de planification27. Les sjours en Russie, au dbut des annes vingt, de collaborateurs de Rathenau, ne pourront que renforcer cette tendance. On doit d'ailleurs signaler que l'conomie allemande a connu entre 1914 et 1918 un certain nombre de traits qui ont t par la suite considrs comme des caractristiques de l'conomie sovitique. On peut y trouver des cycles d'investissements, lis au problme de la pnurie, et mme une tentative de collectivisation de l'agriculture28. Il est fondamental de comprendre qu'un certain nombre de reprsentations qui sont d'habitude considres comme "typiquement sovitiques", par exemple le rle nfaste d'une agriculture prive, la vision des dysfonctionnements de l'conomie comme rsultant d'un niveau de dveloppement 20 L.H. Siegelbaum, The politics of industrial mobilization in Russia : 1914-1917, op. cit. 21 P.V. Volubuev et V.Z. Drobizhev, "Iz istorij goskapitalisma n natchal'nji period sotsialistitcheskogo strojtel'stva SSSR", in Voprosy Istorii, n9, 1957, pp. 113-121. 22 L.H. Siegelbaum, The politics of industrial mobilization in Russia : 1914-1917, op. cit. 23 Voir les documents de l'Okhrana publis dans Istoritcheskii Arhiv, n6/1959, pp. 8-13, et n2, 1959, pp. 13-16. Voir aussi I.S. Rozental, "Russki liberalizm nakanune pervoj mirovoj vojny", in Istorija SSSR, n6, 1971, pp. 52-70. 24 A.L. Sidorov, Ekonomitcheskoe Polozhenie Rossii v gody pervoj mirovoj vojny, Nauka, Moscou, 1973. 25 G.D. Feldman, Army, Industry and Labor in Germany : 1914-1918, Princeton University Press, Princeton, 1966. 26 W. Rathenau, La Mcanisation du Monde, traduction franaise par J. Vaillant, Aubier Montaigne, Paris, 1972. 27 V.I. Lenine, "Sur l'infantilisme de Gauche", in Oeuvres Compltes, Editions Sociales, Paris, 1961, vol. 27, p. 354. 28 G.D. Feldman, Army, Industry and Labor in Germany : 1914-1918, op. cit.

  • 6

    insuffisant, sont dj constitues dans l'Allemagne de 1916/1917. Ceci, a contrario, prouve que ces reprsentations ne sont pas ncessairement le produit d'une "idologie bolchevique" et encore moins le rsultat d'un dogmatisme marxiste. Il est aussi important de comprendre que le cycle d'investissement qui se dveloppe en Allemagne se droule dans une conomie o, formellement, la proprit prive est dominante.

  • 7

    II. De la Rvolution d'Octobre au systme stalinien Les trois sources voques vont jouer un rle dterminant durant l'hiver 1917-1918. Rappelons que, dans les semaines qui suivirent la prise du pouvoir, il n'tait pas question pour les bolcheviques de construire le socialisme dans la seule Russie29. L'objectif n'tait que de durer, jusqu' l'hypothtique rvolution allemande. Ceci permet de comprendre pourquoi les premires mesures conomiques ont t trs timides, se limitant la nationalisation des seules industries d'armement30. Dans la mesure o la rvolution attendue tardait venir, et o il fallait faire face la guerre civile, le problme de l'organisation de l'conomie devint une priorit31. Le pragmatisme et l'idologie La question essentielle fut alors de remettre les usines en route dans un double conflit la fois contre les propritaires et contre une partie des ouvriers qui imposaient un "contrle ouvrier" dans un certain nombre d'entreprises. Les tatisations, qui prirent la forme d'une proprit d'tat ou municipale, furent alors l'instrument choisi pour reconstruire un contrle gouvernemental sur l'industrie et imposer le principe du directeur unique32. Elles devaient donner sa cohrence un systme de gestion directement inspir de ce qui avait fonctionn en 1916 et 1917. Le Comit Suprieur de l'conomie Nationale, ou VSNH, jouant le rle du Ts.VPK et des dpartements ministriels, dont il gardait l'architecture ainsi que la grande majorit des administrateurs et fonctionnaires. Il faut tout de suite dire que l'tatisation complte de l'industrie ne faisait pas partie des projets initiaux du nouveau pouvoir. Les entreprises qui furnt soumises une prise de contrle ne furent initialement que des entreprises travaillant pour l'arme, ou des entreprises dont les propritaires avaient dcrt le lock-out. Il faut encore signaler qu'un nombre non ngligeable d'expropriations rsulta d'initiatives locales, sous la forme de mises sous squestre ou de municipalisation. La guerre civile obligea les bolcheviques aller plus loin et plus vite qu'ils ne l'avaient souhait, quitte justifier cela a posteriori dans une apologie du communisme de guerre. C'est cette poque, par exemple, que L.Trotsky se fit l'aptre du travail forc et de la militarisation des syndicats33. En fait, jusqu' la fin de 1919, le VSNH freina les nationalisations et les municipalisations des entreprises et fit son possible pour maintenir en place les anciennes quipes dirigeantes des usines. L'tatisation de l'industrie ne fut complte qu' la fin de 192034. La logique mme du raidissement de la contrainte et des pratiques de commandements aboutit la quasi-destruction des relations montaires et une double crise agricole et industrielle. Les consquences sociales de cette dernire (rvolte de Krondstadt, soulvements paysans de Tambov) incitrent le gouvernement revenir vers des pratiques tolrant de larges espaces d'conomie de march. La NEP ne fut pas ainsi seulement la reconnaissance d'une libert

    29 E.H. Carr, The bolshevik revolution 1917-1923, Penguin Books, 2 vol., Londres, 1966. 30 H.R. Buchanan, "Lenin and Buharin and the Transition from Capitalism to Socialism", in Soviet Studies, vol. 28, n1, 1976. 31 S. Malle, The economic organization of the war communism, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. 32 V.Z. Drobizhev, "Sotsialistitcheskoe obobchtchestvlenie promychlennosti v SSSR", in Voprosy Istorii, n6, 1964. 33 L. Trotsky, Terrorisme et Communisme, UGE, Paris, 1963. 34 V.Z. Drobizhev, "Sotsialistitcheskoe obobchtchestvlenie promychlennosti v SSSR", op. cit.

  • 8

    conomique dans l'agriculture et le commerce. Elle se traduisit aussi au sein de l'industrie nationalise par la monte des pratiques contractuelles remplaant progressivement les commandes autoritaires. En fait, au dbut des annes vingt, l'conomie de ce qui tait encore connu sous le nom de Russie sovitique tait organis en trois strates distinctes.

    Figure 1 tat des prises de contrle des entreprises industrielles au 31 mars 1918

    0%

    10%

    20%

    30%

    40%

    50%

    60%

    70%

    80%

    90%

    100%

    Moi

    ns d

    e 50

    51-1

    00

    201-

    500

    501-

    1000

    1001

    -500

    0

    Plus

    de

    5000

    Taill

    e in

    conn

    ue

    Tota

    l

    Nationalises Squestres

    Municipalises Prive

    Source : V.Z. Drobizhev, "Socialisticheskoe obobshchestvlenie promyshlennosti v SSSR" in ,1964, n6, p. 58. Un embryon d'organisme de planification (le GOELRO, qui devint le GOSPLAN) avait t constitu, avec l'aide de spcialistes allemands issus des organismes du KRA de l'conomie de guerre. Les tches de cette instance de planification taient avant tout indicatives. L'industrie tait contrle par le VSNH dans sa dmarche globale et en particulier en ce qui concerne les priorits d'investissement et de reconstruction. Les entreprises taient gres de fait travers des trusts dcrits dans le dcret du 10 avril 1923 comme : "Des tablissements industriels d'tat autoriss par le gouvernement oprer de manire indpendante en accord avec leur charte interne, sur une base commerciale et dans l'objectif de faire des profits ".

  • 9

    Ces organismes taient donc dots d'une large autonomie, autonomie qu'ils tentaient d'ailleurs rgulirement d'accrotre au dtriment du VSNH35. A cet gard, l'tablissement de mesures de discipline financire, s'il entrinait cette autonomie, obligeait les trusts une relle responsabilit, en particulier en matire de prix. Il est ainsi incontestable que l'conomie sovitique, du temps de la NEP, avait des aspects d'conomie mixte et qu'elle connaissait une dynamique organisationnelle allant dans le sens d'un dveloppement combin des activits prives et tatiques. Cette situation posait de dlicats problmes, tant d'un point de vue idologique que, trs concrtement, en matire d'organisation. Les tensions que l'on observe dans l'conomie chinoise depuis les annes quatre-vingt en sont un exemple36. Il est aussi incontestable qu'il y avait, dans certaines strates de l'appareil administratif, une nostalgie de la priode du communisme de guerre. Il serait cependant profondment erron de ne voir dans la NEP qu'un entracte avant le retour une "normalit" sovitique. La construction du systme tel qu'on l'a connu pour des dcennies, et qui se fit partir de 1928 fut suffisamment chaotique et dramatique pour montrer que la situation de la NEP avait sa propre stabilit qu'il a fallu consciemment dtruire. D'un point de vue institutionnel la mise en place du systme conomique s'est droule sur une priode d'un peu plus d'une dizaine d'annes quand on regarde le fonctionnement de l'industrie et, plus gnralement, du secteur tatique37. Si la monte en puissance du GOSPLAN en tant qu'organisme de direction de l'conomie date de la fin des annes vingt, la structure gnrale du systme ne sera acquise qu' la fin des annes trente, voire en 1948 avec la constitution formelle d'un comit aux approvisionnements, le GOSSNAB, l'chelle nationale. La constitution des formes verticales d'organisation Le premier trait de ce processus est donc incontestablement un changement dans les principes et les procdures de direction de l'conomie. A l'articulation VSNH/ Trusts succda le rle du GOSPLAN, en conjonction avec le Commissariat l'Industrie Lourde, sous la direction de S. Ordjonikidze partir de 1932. Les trusts furent supprims par une dcision du 5 dcembre 1929, tandis que les entreprises recevaient l'autonomie comptable, le hozraschet ; les fonctions d'approvisionnement qui taient dvolues aux trusts, avaient dj t transfres des agences spares, les gubtorgi. Ces dernires contrlaient leur naissance 26% de la production, chiffre qui devait monter 74% en 1930/31. Le VSNH lui-mme fut dissous le 5 janvier 1932 et remplac par trois commissariats l'industrie (Industrie lourde, Industrie lgre et Industrie du bois)38. Ceci s'accompagnait d'un changement dans le statut mme de la planification qui devint simultanment imprative et trs largement exhaustive, car couvrant un nombre croissant d'indicateurs. La fixation des prix devint une prrogative des organes centraux (mme si dans les faits ceci resta difficilement applicable pour la totalit des 35 Ch.L. Rozenfel'd, Organizatsija upravlenija promyshlennostju v SSSR, Gosplanizdat, Moscou, 1950, p. 216 et 223. 36 Voir B. Chavance, "L'conomie politique des rformes chinoises", in Revue d'tudes comparatives Est-Ouest, vol. 19, n1, 1988. 37 Il en existe une remarquable description dans R. Hutchings, The Structural Origins of Soviet Industrial Expansion, Macmillan, Londres, 1984 ; E.Zaleski, La Planification Stalinienne, Economica, Paris, 1984. Voir aussi l'ouvrage ancien, mais largement prophtique quant sa description des mcanismes et des problmes du systme sovitique, de C. Bettelheim, La Planification Sovitique, Marcel Rivire, Paris, 1946. 38 Za Industrializatsiju, 5 janvier 1932. Voir aussi, A. Baykov, The Development of the Soviet Economic System, Cambridge University Press, Cambridge, 1947.

  • 10

    produits), tandis que l'offre et la demande devaient tre rgules travers un systme de contrats tatiques qui devenaient alors le mode d'application du plan. La gestion gnrale de ces contrats exigea rapidement la constitution d'une administration des approvisionnements, sur le modle de ce qui avait exist dans les conomies de guerre allemande ou russe quinze ans auparavant. Fonctionnant tout d'abord l'chelle rgionale, les gubtorgi, rebaptises en 1931 les rajsnabsbyty, furent progressivement centralises, aboutissant comme on l'a indiqu la cration du GOSSNAB. La centralisation des approvisionnements tait ncessaire la mise en place de procdures de planification utilisant les flux naturels, les balances matires. Cependant, et en dpit des affirmations des responsables, les balances matires ne purent jamais s'imposer comme la source unique de la planification, et les indicateurs montaires continurent d'tre largement employs, y compris en concurrence avec la planification sur la bases de donnes quantitatives39. Ce changement dans la gestion fut accompagn par une rforme des modes de financement. Le crdit court terme entre client et fournisseur fut interdit partir de 1931 pour tre remplac par un systme d'avances de la banque d'tat, la GOSBANK, ainsi que par des crdits, pour l'essentiel court terme ; en 1939, les crdits reprsentaient ainsi prs de 37% de l'ensemble du capital circulant de l'conomie40. Les diverses banques spcialises dans le financement des activits conomiques, et qui avaient jusque-l dpendu du VSNH, furent amalgames la GOSBANK, qui devint la fois la Banque Centrale, l'Institut d'mission, et l'ensemble du systme bancaire, un systme connu sous le nom de monobanque. L'autre source de financement tant bien entendu les subventions provenant directement du budget, et dont le rle tait essentiel pour le financement de l'investissement net, mais aussi pour le fonctionnement des entreprises qui, en raison de la structure des prix imposs, devaient oprer perte. Ces transformations avaient pour but d'assurer un meilleur contrle centralis sur les flux financier, un objectif qui, en lui-mme, indiquait que les responsables sovitiques ne croyaient pas possible de tout diriger partir des balances matires. Dans les faits, cependant, la GOSBANK ne pouvait refuser les avances. Le contrle montaire, ou ce que les auteurs sovitiques appelaient le contrle par le rouble tait ainsi faible. Une faiblesse que renforait par ailleurs la faible discipline financire des entreprises qui continuaient pratiquer le crdit interentreprises dans des proportions non ngligeables. Il atteignait ainsi prs de 20% du capital circulant total en 193941, et devait connatre des pics importants la fin des annes quarante42. Un autre symptme de cette faible discipline financire fut l'utilisation des avances et prts court terme de la GOSBANK pour financer des investissements et non simplement les oprations au jour le jour43. La multiplication et la persistance sur longue priode des pressions en provenance des entreprises pour obtenir des moyens de financement supplmentaires, phnomne auquel il faut rattacher l'vasion systmatique hors des cadres de la fixation des prix, permet de mettre en doute l'ide traditionnellement soutenue dans de

    39 E.Ju. Lokchin, Organizatsija material'no-tehnitcheskogo snabzhenija v promychlennosti SSSR, Gosizdat, Moscou, 1952. A. Arakeljan, Planirovanie narodnogo hozjajstva SSSR, Gosizdat, Moscou, 1952. 40 Z.S. Katsenelenbaum, Oborotnye sredstva v promychlennosti SSSR, Gosizdat, Moscou, 1945, p. 83. 41 Idem, p. 83. Voir aussi l'article de Z.S. Katsenelenbaum in Sovetskie Finansy, n1-2, 1945, p. 13. 42 J. Sapir, Les fluctuations conomiques en URSS, 1941-1985, ditions de l'cole des hautes tudes en sciences sociales, Paris, 1989. 43 Il existe ce sujet une littrature sovitique importante et prcoce sur cette question. En particulier, Ch. Ja Turetskiy, Sebestojmost' i voprosy tsenoobrazovanija , Gosizdat, Moscou, 1940 ; A.Bachurin (ed), Finansy i Kredit SSSR, Gosizdat, Moscou, 1953 ; K.A.Fedoseyev, Oborotnye sredstva sotsialistitcheskoj promychlennosti i puti uskorenija ih oborota, Gosizdat, Moscou, 1951; N. N.Rovinskiy (ed.), Organizatsija finansirovanija i kreditovanija kapital'nyh vlozheniy, Gosizdat, Moscou, 1951.

  • 11

    nombreux manuels d'une monnaie sovitique passive44. En effet, si les flux montaires n'avaient t que la contrepartie des flux physiques planifis, il n'y aurait eu aucune raison pour les entreprises de chercher obtenir des moyens financiers supplmentaires, et les autorits centrales auraient effectivement pu imposer leur contrle sur les flux financiers. La persistance des dsordres financiers, et l'incapacit des autorits centrales y mettre fin, la multiplication des procdures et des stratgies des entreprises pour se procurer du financement, indiquent bien que la monnaie a une valeur intrinsque dans l'conomie sovitique. Dire que, dans ce systme, elle tait effectivement active n'implique nullement que les formes d'activation aient t les mmes que dans les conomies occidentales. Mais, au-del des diffrences dans les formes, la persistance de l'activation de la monnaie rend bien compte de l'impossibilit raliser une centralisation a priori de l'conomie. Elle tmoigne de la persistance de l'autonomie des agents, et en particuliers des entreprises45. La disparition de la planification Dans ces conditions, la disparition du VSNH, si elle tablissait la prminence du GOSPLAN, n'allait pas sans d'importants inconvnients, en particulier dans le suivi court terme de l'activit des entreprises. La planification perdit rapidement son caractre de prvision moyen ou long terme. Le plan quinquennal vit son importance, si ce n'est symbolique, dcliner rapidement au profit du plan annuel, voire du plan trimestriel46. La persistance d'une large autonomie d'action du directeur face ses suprieurs hirarchiques posait en effet le problme de la coordination d'une conomie rtive la centralisation ex-ante. Une premire solution a t la mise en place d'une dconcentration de la dcision. Ceci s'est traduit tout d'abord par le bourgeonnement des administrations correspondant des logiques de branches. Si, en 1932, on ne comptait que trois ministres pour l'industrie, leur nombre devait rapidement s'accrotre. De 1931 1941 32 nouveaux ministres (ou commissariats dans la terminologie de l'poque) furent crs, dont la majorit avait pour fonction l'administration de branches spcifiques de l'industrie. Leur nombre augmentera encore dans les annes cinquante et soixante. Mais, ces ministres ne vont pas se contenter de la simple gestion d'une activit particulire. Ils auront tendance impulser un phnomne de dspcialisation au sein de la branche47. Ainsi, le ministre des machines-outils se dota rapidement de ses propres fonderies et reconstitua une partie de la chane technologique de la mtallurgie48. Cette tendance traduit les limites de la coordination administrative par le systme ministriel. On peut y rattacher le rle croissant des autorits locales, au niveau de la Rpublique Fdre ou de l'Oblast', voire mme de la ville, dans la dcision conomique49. Une seconde solution a t l'mergence de plans spcifiques l'intrieur des plans annuels ou quinquennaux, et consistant en gnral en liste de priorits cibles sur des produits et des entreprises particulires et gres partir de comits spciaux, comme la Commission

    44 Voir, par exemple, M. Lavigne, conomie politique de la planification en systme socialiste, Economica, Paris, 1978. P. Traimond, Le rouble : monnaie passive et monnaie active, Cujas, Paris, 1979. 45 Voir sur ce point D. Granick, Management of the industrial firm in the USSR, Columbia University Press, New york, 1954 ; V. Andrle, Managerial Power in the Soviet Union, Saxon House, Londres, 1976. 46 E. Zaleski, La Planification Stalinienne, op. cit. 47 G. Duchne, Essai sur la logique de l'conomie planifie, Thse es Sciences conomiques, Universit de Paris-I, 1975. 48 J.M. Cooper, The development of the Soviet Machine Tool Industry, Ph.D., Universit de Birmingham, Birmingham, 1975. 49 J.F. Hough, The Soviet Prefects : The Local Party Organs in Industrial Decisionmaking, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1969. T. Dunmore, The Stalinist Command Economy, Macmillan, Londres, 1980.

  • 12

    Militaro-Industrielle50 (dite VPK), ou de comits ad-hoc prs des sections conomiques du Comit Central du PCUS. Cette pratique a certainement assur le bon fonctionnement de certains projets, en particulier, mais pas uniquement, dans le domaine militaire. Cependant, elle a contribu la dsarticulation progressive de la planification en imposant d'importantes modifications en cours d'exercice. Une troisime solution rsida dans la tolrance ou la reconnaissance de relations conomiques non planifies. Le recrutement de la main d'oeuvre fut largement laiss l'initiative des entreprises51, impliquant par ailleurs une libert relative dans la dtermination des rmunrations directes et indirectes52. La consommation individuelle fut aussi largement laisse en dehors des relations de commandement53, et, dans l'agriculture, la tolrance du march kolkhozien, tout comme la reconnaissance lgale du droit au lopin familial, ont introduit d'indiscutables mcanismes de march54. Enfin, un commerce de troc, fond sur des relations bilatrales entre les directeurs d'entreprises, se dveloppa rapidement ; les flux annuels de ces changes taient gaux prs de la moiti de ceux du commerce planifi par le GOSSNAB55. La situation engendre par le mlange de ces trois solutions peut se lire au travers des statistiques. On peut ainsi mesurer des relations trs claires entre les variations des salaires entre les secteurs et la rpartition de la main d'oeuvre entre ces secteurs56. La stabilit de ces relations statistiques est doublement importante pour une intelligence du systme conomique sovitique. Du point de vue de l'analyse des dynamiques conomiques du systme, ces relations permettent de relier les dcisions d'investissement (telles qu'elles rsultent des procdures de marchandage entre les entreprises et les administrations de tutelle), le besoin en main d'oeuvre et l'volution du salaire rel ; partir de l, on peut apprhender les relations entre le secteur manufacturier et le secteur agricole, et montrer en particulier que les fluctuations de production dans ce dernier ne sont que secondairement lies des alas climatiques, mais proviennent davantage d'une dsorganisation de l'offre de travail dans ce secteur lie aux fluctuations du rapport entre revenus urbains et ruraux, et de l'attraction brutale d'une partie de la main d'oeuvre agricole vers des emplois dans le secteur manufacturier57. Les consquences sur la consommation des mnages des fluctuations de la production agricole sont d'autant plus importantes que, en dpit d'une hausse rgulire du

    50 Voir J. Sapir, Le systme militaire sovitique, La Dcouverte, Paris, 1988. 51 Ja. Sonin, Vosproizvodstvo Rabochej Sily v SSSR i Balans Truda, Gosplanizdat, Moscou, 1959. J.Sapir, Travail et travailleurs en URSS, Paris, La Dcouverte, 1984. 52 L.J. Kirsch, Sovietwages : changes in structure and administration since 1956, MIT Press, Cambridge, Mass., 1972. S. Oxenstierna, From labour shortage to unemployment ? The Soviet labour market in the 1980's, Almqvist & Wiksell, Stockholm, 1990. S. Schwarz, Les ouvriers en Union sovitique, Marcel Rivire, Paris, 1956. 53 G. Offer et A. Vinokur, Private sources of income of the Soviet Urban Household, Rand Corporation, R-2359-NA, Sta Monica, Aot 1980 ; idem, "Inequality of earnings, household income and wealth in the Soviet Union in the 1970's", in J.R.Millar (ed.), Politics, work and daily life in the USSR, Cambridge University Press, Cambridge, 1987. 54 K.E. Wdekin, The private sector in Soviet agriculture, University of California Press, Berkeley, Ca., 1973. 55 L. Freinkman, "Shaping a Market Environment and Analysis of the Enterprise Interaction Mechanism", in Studies on Soviet Economic Development, vol. 3, n2, avril 1992, pp. 101-107. 56 J. Sapir, Les fluctuations conomiques en URSS, 1941-1985, op. cit., pp. 116-120 et 149-165. 57 On trouvera une description plus complte de ce processus dans J. Sapir, "Conflits sociaux et fluctuations conomiques en URSS : l'exemple de la priode 1950-1965", in Annales ESC, n4, 1985 (juillet-aot), pp. 737-779.

  • 13

    niveau de vie, la part de l'alimentation reste importante dans les budgets58. Comme ces fluctuations se manifestent avant tout sous la forme d'aiguisement de la pnurie, compte tenu du fait qu'une large part de cette production est commercialise travers un systme prix fixes, la pertinence des incitations montaires au travail (les primes) est inversement proportionnelle l'acuit de la pnurie. Une baisse de la production agricole se traduit, au bout du compte, par une dvalorisation momentanne de ces incitations, entranant un coup de frein sur la croissance de la productivit. Celle-ci tant alors, ex-post, plus faible que ce qui avait t anticip lors des dcisions d'investissement, un besoin en main d'oeuvre apparat nouveau dans le secteur manufacturier o il se traduit par un aiguisement de la concurrence entre branches de ce secteur, sous la forme de nouvelles pression la hausse des revenus urbains. Cette dynamique est la base des cycles conomiques particuliers de l'conomie sovitique. Elle se manifeste avec une intensit d'autant plus importante que, progressivement, les rserves de main d'oeuvre s'puisent compte tenu du ralentissement dmographique que l'URSS connat dans les annes 60 et 70. Les relations statistiques se dforment progressivement, au fur et mesure que l'conomie se heurte au "mur" dmographique. La priode du plan, qu'il soit quinquennal ou annuel, cesse d'tre pertinente pour la comprhension du mouvement rel de l'conomie. Ce dernier prend naissance dans la rencontre entre des comportements d'investissements dicts la fois par le cadre institutionnels et par son incapacit couvrir la totalit de la ralit, les comportements des individus, et des relations techniques, comme par exemple le rapport capital fixe/capital variable pour une technique donn, ou l'inertie des tendances dmographiques. La vitalit des relations sociales Ces relations statistiques entre revenu et emploi sont la preuve matrielle que la planification ne s'exera jamais directement sur l'emploi, en dpit de toutes les tentatives du rgime, et de toutes les illusions des observateurs extrieurs ce sujet. La comptition pour obtenir des supplments de main d'oeuvre a caractris la fois les relations entre branches et entre entreprises dans le cadre de l'URSS. Elle tmoigne de manire indniable de la dcentralisation des dcisions conomiques et de la prsence d'un march du travail. Ce dernier n'est pas un march pur au sens de la thorie de l'quilibre gnral ; si le travailleur peut choisir qui il louera sa force de travail il ne peut vivre sans la louer. Mais cette limite est la mme que celle qui existe dans les conomies capitalistes. Assurment aussi, le contrat d'embauche est un contrat largement incomplet, qui implique une combinaison d'incitations et de contraintes sur le travailleur une fois ce dernier embauch. Ici aussi on ne fait que retrouver la situation de nos conomies. Pour reprendre une formule employe propos de nos conomies, la relation salariale fut tout autant soumise aux logiques de la rgle qu' celles du march59. Que la forme prise par la combinaison entre incitations et contraintes ait t diffrente dans le cadre de l'URSS des formes que nous connaissons aujourd'hui dans les conomies occidentales, renvoie simplement des diffrences particulires, tant dans le mode de lgitimation de l'encadrement technique et professionnel de la production que dans celui des formes de l'ala conomique60. Il faut aussi se souvenir que cette combinaison n'a jamais t identique, voire mme homogne dans le temps ou dans l'espace dans le cadre de l'conomie sovitique. Ainsi, dans certaines usines les incitations montaires taient-elles prdominantes, alors que dans d'autres les incitations taient avant tout en nature. De mme, le niveau de la contrainte tout comme sa forme ont connu des diffrences substantielles, 58 Idem, pp. 762-763. 59 B. Reynaud, Le salaire, la rgle et le march, Christian Bourgeois, Paris, 1992. 60 J. Sapir, Travail et Travailleurs en URSS, La Dcouverte, Paris, 1982.

  • 14

    suivant les poques, les branches de l'activit et les usines. L et quand la main d'oeuvre manquait, il eut t incohrent de recourir aux licenciements et aux renvois ; l'inverse, dans les entreprises qui pouvaient obtenir sans problme les travailleurs ncessaires, on a bien assist des licenciements pour l'quivalent de notre notion de faute professionnelle. Cette dcentralisation de fait de la dcision dans le domaine de l'emploi est ssentielle pour comprendre le maintien de relations montaires diversifies dans l'conomie sovitique. Si, effectivement, le rapport travail avait pu tre planifi, alors fort probablement la monnaie se serait transforme en une simple unit de compte. La disparition du plan dans la planification peut tre interprte de deux manires diffrentes. Il est toujours possible de n'y voir qu'une imperfection du systme. La rencontre de l'opportunisme politique stalinien et du sous-dveloppement culturel du pays seraient ici les causes de ce phnomne qui serait alors russe avant d'tre sovitique. Et on ne niera point que tant le mode de direction politique que Staline imprima au pays partir de la fin des annes vingt que le problme culturel que soulve le simple fait de propulser une socit rurale dans le monde industriel en deux dcennies, quand il fallut prs d'un sicle pour parcourir le mme chemin en Europe Occidentale, ne favorisait gure la mise en place d'une forme rationnelle d'administration conomique. Mais, si telle tait bien la raison, on devrait pouvoir lire avec le temps les symptmes d'une amlioration de la situation. Or, si on ne retrouve pas dans les annes soixante-dix le chaos des annes trente, l'emprise du plan n'en est pas plus forte pour autant. Les relations conomiques statistiquement mesurables restent les mmes que dans les annes cinquante, au dplacement prs de certaines contraintes, ce que l'on a voqu. Il faut donc procder une autre lecture du phnomne. Pour qu'une planification globale de l'activit conomique soit possible, il faut supposer que toutes les dcisions prendre et l'ensemble de leurs consquences pourraient tre connues par chaque acteur. Ceci suppose des capacits cognitives infinies pour les individus qui font partie de ce systme61. Un tel monde dont les membres connatraient en fait ds la naissance leur avenir, o le futur ne serait que l'image du pass, et qui correspondrait aussi la vision de la thorie de l'quilibre gnral, ne peut tre qu'un monde dont le temps est absent et qui est prisonnier d'un univers stationnaire, sans innovation, sans espoir et sans histoire62. Si on considre impossible une telle planification, alors il devient possible de penser et l'chec du projet planificateur global et la persistance des institutions de planification ainsi que le mlange entre commandement et actions dcentralises. L'interdpendance entre les dcisions des agents qui caractrise les conomies qui sortent de la logique de l'autoconsommation et de l'change symbolique, et qui provient du fait que la production de l'un doit tre consomme par un autre tout en rsultant de la consommation de fournitures procures par un troisime ce qui fonde alors la nature de marchandise du bien produit et ce, quelle que soit la forme des circuits dans lesquelles circulent ces biens, le fait qu'elles soient prises aujourd'hui, sur la base de l'exprience d'hier et en fonction des espoirs pour demain, c'est dire qu'elles s'inscrivent dans un temps qui a une paisseur et qui est susceptible de rserver des surprises aux agents63, dtermine alors que l'incertitude est endogne et non exogne. C'est mme ce qui diffrencie fondamentalement 61 Pour une critique de ce paradigme de la capacit cognitive infinie qui est la base et de la thorie conomique standart et de celle de la planification, H.A. Simon, "Rationality as a Process and a Product of Thought", in American Economic Review, vol. 68, 1978, n2, pp. 1-16. 62 G.P. O'Driscoll et M.J. Rizzo, The Economics of Time and Ignorance, Basil Blackwell, Oxford, 1985, pp. 108-109. G.L.S. Shackle, "Means and Meaning in Economic Theory", in Scottish Journal of Political Economy, vol. 29, 1982, n3, pp. 223-234. 63 Sur l'importance de la notion de "surprise" pour les dcisions conomiques, G.L.S. Shackle, Decison, Order and Time, Cambridge University Press, Cambridge, 1969, (2me dition), pp. 287-291. Voir aussi, G.L.S. Shackle, "Means and Meaning in Economic Theory", op. cit., pp. 232-233.

  • 15

    les conomies marchandes des conomies primitives non marchandes o l'incertitude est purement exogne (ala climatique, guerre, pidmie...). Considrer cependant l'incertitude comme endogne nous conduit ce que l'on appelle le Paradoxe de Shackle que l'on peut noncer ainsi : si les acteurs sont rellement dcentraliss ( soit s'ils agissent indpendamment les uns des autres tout en tant simultanment interdpendants) alors il ne saurait y avoir de stabilit et de prvisibilit complte du systme conomique, mais en mme temps, une instabilit et une imprvisibilit compltes sont incompatibles avec la prise de dcision64. La rponse ce paradoxe rside tout la fois dans une comprhension de ce que les acteurs conomiques n'agissent pas partir d'une rationalit maximisatrice mais de choix stratgiques guids par des rgles heuristiques65, et dans la comprhension du rle des institutions comme autant de procdures visant tablir des espaces limits, dans l'espace et le temps, de stabilit et de prvisibilit. Il devient alors possible de dpasser le double constat d'une non-oprationalit de la planification comme principe organisateur et de la permanence des institutions de la planification, pour pntrer dans l'intelligence des mcanismes rels de fonctionnement de l'conomie sovitique.

    64 G.L.S. Shackle, Decison, Order and Time, op.cit., pp. 3-7. 65 Un bon exemple en est donn par le comportement du joueur d'checs ; voir A. de Groot, Thought and Choice in Chess, Mouton, La Haye, 1965. La notion de l'action stratgique est la base de la thorie de la rationalit procdurale dans H.A. Simon, "Theories of Bounded Rationality" in C.B. Radner et B. Rudner, Decision and Organization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176.

  • 16

    III. La diversit des fonctionnements Le systme conomique sovitique s'est donc caractris par une pluralit de modes de coordination. Le commandement administratif, si il n'a pas t le mode exclusif, n'en a pas moins jou un rle important, que ce soit travers la planification ou les mcanismes des priorits sectorielles66. Il faut lui ajouter le march, compris comme un mcanisme d'itration entre demandeurs et offreurs et qui peut prendre la forme du march archtypal o les intervenants jouissent simultanment de la libert de contracter quand ils veulent et avec qui il veulent comme celle du march asymtrique o une catgorie d'agents n'est pas libre de contracter quand ils le dsirent, mais aussi l'existence de rseaux o les relations d'changes sont fondes sur des accords pralables qui possdent une importante stabilit dans le temps67. La pluralit des modes de coordination Cette pluralit rsulte de l'impossibilit de grer l'conomie comme une entreprise unique. Les dfauts et checs de la coordination par le seul commandement se sont traduit par la persistance des phnomnes de pnurie 68. Cette dernire a eu deux natures distinctes; dans certains cas, elle correspondait simplement au dsajustement entre les flux financiers, dont on a vu la relative autonomie, et les flux de produits. L'excs de demande, dans un systme o les prix sont relativement rigides, aboutissant alors une pnurie qui n'tait qu'une inflation rprime69. Cette forme de pnurie tait particulirement prsente dans le cas du commerce de dtail des biens de consommation, et pouvait mme tre institutionnalise sous la forme d'un rationnement. Dans une telle situation, la consommation effective est dcouple de l'volution du revenu montaire rel. Ceci aboutit affaiblir considrablement la porte des incitations montaires au travail et la productivit (primes, bonus, etc....). Mais, la permanence du phnomne de la pnurie indiquait que celle-ci ne se rduisait pas un dsquilibre transitoire70. La pnurie, en particulier dans le commerce interentreprise, rsultait de la perturbation constante des chanes logistiques en raison tout la fois des dfauts du commandement et des effets de certains remdes, comme les systmes de priorit. Cette double pnurie qui a caractris le fonctionnement au jour le jour de l'conomie sovitique, est similaire ce que l'on a pu observer dans des conomies de guerre. Pour les agents conomiques, elle se traduit par une incertitude qui ne se situe plus en aval de la production (Vais-je vendre ma production, et quel prix ?), mais en amont de cette dernire (Vais-je obtenir dans les dlais voulus les quantits de produits demands, et dans les qualit requises ?). C'est cette forme particulire de l'incertitude conomique propre une conomie dcentralise71, car elle traduit bien l'existence de dcisions indpendantes prises par des agents interdpendants, qui induit tout une srie de comportements, soit au niveau de

    66 G. Roland, conomie polititique du systme sovitique, L'Harmattan, Paris, 1989. 67 Voir J. Sapir, L'conomie mobilise, La Dcouverte, Paris, 1990. 68 J. Kornai, Socialisme et Economie de la Pnurie, conomica, Paris, 1984 ; idem, Growth, Shortage and Efficiency - A Macrodynamic Model of the Socialist Economy, Basil Blackwell, Oxford, 1982. 69 R. Portes, "The Control of Inflation : lesson from East European Experience", in Economica, vol. 44, 1977 ; D.M. Nuti, "Open and repressed inflation in Poland 1975-1981", NASEES Annual Conference Proceedings, Cambridge, 27-29 mars 1982. 70 D.M. Kemme, "The chronic excess demand hypothesis", in C. Davis et W. Charemza, Models of Disequilibrium and Shortage.in Centrally Planned Economies, Chapman & Hall, Londres, 1989. 71 G.L.S. Shackle, "Means and Meaning in Economic Theory", op.cit., pp. 223-234.

  • 17

    l'entreprise, soit au niveau de ministre72. La concurrence entre agents conomiques ne disparat pas mais se transforme ; elle se concentre, en amont de la production, sur l'obtention de ressources supplmentaires en matires, en travail ou en monnaie, ou le classement un degr de priorit suprieur. La stratgie du dcideur ne trouve plus son test de validation dans la capacit couler la production, et donc le dgagement d'un profit comptable, mais dans sa capacit assurer la permanence de la production en dpit des alas et sa capacit de rponse aux changements des priorits. Le fait que la sanction ait chang de forme ne signifie donc pas qu'elle ait disparu. Elle pse d'ailleurs tout autant sur le dcideur que sur les salaris, sous la forme pour l'un d'une perte de revenu, de statut, voire de sa libert ou de sa vie, et pour les autres de pertes de revenus montaires et en nature. Multiplicit des stratgies des acteurs La diversit de l'intensit de l'ala implique que les stratgies qui peuvent tre mises en oeuvre sont multiples. Ainsi la despcialisation l'chelle du ministre, dj voque, a pour contrepartie la tendance l'internalisation (faire soi-mme plutt que faire faire) au niveau de l'entreprise. Ces pratiques, tout comme le stockage prventif, ont pour effet de dformer la structure de la demande (on demande plus, mais aussi d'autres biens) mais aussi celle de l'offre (une unit conomique va produire d'autres produits que ceux qu'elle est cense produire). Cette double dformation tend spontanment dsarticuler encore plus le schma initial du plan. Elle est aussi source d'inefficience en ce qu'elle aboutit une multiplication d'activits redondantes dans des logiques locales de quasi-autarcie. On doit ici signaler que le facteur travail tant, par essence, plus flexible et adaptable que le capital, l'incertitude en amont pousse les entreprises substituer du travail au capital et s'opposer aux changements technologiques chaque fois que ces derniers risquent d'accrotre la vulnrabilit la pnurie73. La tendance au suremploi et au conservatisme technique que l'on dtecte dans l'conomie sovitique s'explique ainsi sans qu'il soit besoin de mobiliser des hypothses idologiques lourdes (plein-emploi comme base sociale du rgime ou encore incompatibilit entre la proprit d'tat et l'innovation74). Et la disparition du chmage traduit alors moins un choix politique que la consquence non-intentionnelle de stratgies qui aboutissent une demande sans cesse croissante en main d'oeuvre qui vient se heurter tout d'abord sur le mur de la pnurie relative (dicte par le rythme auquel le secteur agraire peut librer des travailleurs sans s'effondrer), puis sur celui de la pnurie absolue lie la contrainte dmographique. On peut noter aussi qu'une internalisation sociale s'est dveloppe en parallle l'internalisation technique. Les entreprises ont jou rapidement un rle dterminant dans la protection sociale, fournissant aux travailleurs une large gamme de services (logement, instruction, sant), mais aussi de biens de consommation travers des rseaux de distribution 72 Sur le rle de la pnurie quant aux dcisions d'investissement, voir T. Bauer, "Investment Cycles in Planned Economies", in Acta Oeconomica, vol.21, n3, 1978 ; J. Winiecki, "Investment Cycles and an Excess Demand Inflation in Planned Economies : Sources and Processes", in Acta Oeconomica, vol. 28, n1/1984. L'interaction entre la pnurie sur le march des biens de consommation, l'offre de travail, et le march des biens d'investissement est traite dans L. Podkaminer, "Investment Cycles in Centrally Planned Economies : an explanation invoking consumer market disequilibrium and labour shortage" in Acta Oeconomica, vol. 35, n12, 1985. Sur ce point, voir aussi J. Sapir, Les fluctuations conomiques..., op. cit., et, idem, "Cycles conomiques et relation entre l'investissement, l'emploi et la productivit dans le cas de l'URSS : un modle", in B. Chavance (d.), Rgulation, cycles et crises dans les conomies socialistes, ditions de l'cole des hautes tudes en sciences sociales, Paris, 1987. 73 V. Pejsakovitch, Ekonomitcheskie Problemy Automatizacii Proizvodstva, Izdatel'stvo Belaruskogo Universiteta, Minsk, 1974. 74 Ce qui est par exemple la thse de D. Granick dans Job Rights in the Soviet Union : their consequences, Cambridge University Press, Cambridge, 1987.

  • 18

    internes. La mise en place de ce systme, qui n'est pas sans rappeler ce que l'on a connu dans certaines grandes entreprises occidentales la fin du XIXme sicle (on pense Krupp par exemple), est relier aux problmes de l'organisation du travail et de la gestion de la main d'oeuvre induits par les effets de la pnurie tant sur les approvisionnements techniques que sur les biens de consommation, effets qui rendent un partie des incitations traditionnelles comme une partie des contraintes traditionnelles, inoprantes. Cette double pnurie interdit la mise en place de tout systme s'apparentant au taylorisme ou au fordisme, la fois pour des raisons techniques (l'irrgularit de la production), que sociales (l'impossibilit d'tablir un lien entre productivit, rmunration et consommation). Elle incite les entreprises s'engager dans une logique de mobilisation interne de la main d'oeuvre, que ce soit pour rduire la rotation des personnels (le tekuchest') ou pour pouvoir adapter le travail aux irrgularits de fonctionnement. Il est ainsi plus important pour un responsable industriel de s'assurer de la disponibilit des ouvriers quand on peut travailler que de vouloir tout prix imposer la ponctualit75. Le marchandage est un autre produit de cette incertitude76. Qu'il prenne forme entre des partenaires gaux (entre des directeurs par exemple), et l'on parle alors de marchandage explicite, ou qu'il se droule au sein de relations hirarchiques (entre directeurs et responsables des ministres, ou entre employs et directeurs), et l'on parle alors de marchandage implicite, on est en prsence d'un comportement dominant dans le systme sovitique77. Il ne lui est cependant pas spcifique, car on peut le retrouver dans les conomies de guerre ; qu'il s'agisse des tats-Unis entre 1941 et 194578, o B. Moore79 a montr la parent entre le personnage de l'expediter ; ce dlgu de l'entreprise qui va marchander des contrats et des approvisionnements supplmentaires, et le tolkatch sovitique, ou de l'conomie allemande entre 1914 et 191880, le marchandage est une procdure largement prsente. Il aboutit rendre discutable toute dcision, mais aussi crer les flexibilits et les solidarits qui assurent certaines formes de la coordination compte tenu des interdpendances politiques ou techniques entre les diffrents niveaux de dcision. On peut d'ailleurs montrer que dans un jeu o chaque acteur court un risque grave en cas d'chec de la coordination et ou les stratgies dites rationnelles de minimisation des pertes aboutissent la plus mauvaise des solutions, le marchandage est la solution logique pour rguler les relations81. Cependant, il faut mesurer que le marchandage n'est pas seulement un lment conomique ; il est une pratique sociale qui dcrit une anthropologie du pouvoir, le systme clientliste ou plus gnralement le pouvoir patrimonial. On est alors en prsence de relations qui ont leur logique propre, la fois dans le domaine conomique o elles se traduisent par le renforcement de 75 J. Sapir, Travail et travailleurs en URSS, Paris, La Dcouverte, 1984. 76 Voir T. Bauer, "Investment Cycles in Planned Economies", op. cit. J.Korna, Socialisme et Economie de la Pnurie, op. cit. 77 J. Sapir, L'conomie mobilise, op. cit. 78 Il existe une tude documente sur les pratiques industrielles et administratives aux tats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, qui dcrit des procdures trs proches celles de l'conomie sovitique. Voir R. Elberton Smith, The Army and Economic Mobilization, Center of Miltary History, US-Army, Washington DC, 1985. 79 B. Moore, Soviet Politics : The Dilemma of Power, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1956, 3me dition. Idem, Terror and Progress, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1954. 80 G.D. Feldman, Army, Industry and Labor in Germany : 1914-1918, op. cit. 81 C.A. Powell, "Problems and Breakdowns of Rationality in Foreign Policy and Conflict Analysis : a Basic Review of Game Theoretic Concepts", in Peace and Change, vol XIII, numro spcial sur la thorie des jeux, 1988, pp. 65-94, en particulier p. 84.

  • 19

    l'autonomie des agents et une indtermination des droits de proprit (le grant de fait exerant la ralit du jus utendi et abutendi ), et dans le domaine politique travers la constitution de modes de reprsentation et d'action spcifiques82. L'indtermination des droits de proprit et la disputabilit de toute dcision ouvrent l'vidence des espaces importants la corruption83. Il faut cependant bien distinguer la prsence dans le systme sovitique de mcanismes diffrents84. L'achat instantan d'un service ou d'un bien par un paiement en monnaie ou en nature illgal tablit en fait une relation fugitive, qui meurt dans son accomplissement. Les deux changistes se quittent libres et satisfaits. Telle est la corruption, dont le dveloppement partir des annes soixante-dix a t spectaculaire. Au contraire, l'octroi un individu d'un bien ou d'un avantage dans le but d'ouvrir un crdit symbolique pour une rciprocit future s'inscrit dans la dure; c'est une relation profondment structurante qui conduit la mise en place de solidarits, affiches ou non. On est ici en prsence d'une logique du don, comme substitut au contrat (explicite ou implicite), qui cre des dettes destines ne pas s'annuler ni s'teindre. Le contre-don, ou l'acte de rciprocit, ne clt pas la relation comme dans un change, mais au contraire la renouvelle et lui permet de perdurer85. Tel est le clientlisme ou le systme patrimonial. Alors que la corruption corrodait la socit, les pratiques clientlistes en ont t un ciment86. Contrairement une opinion rpandue, le clientlisme n'tait pas anti-systmique en URSS, mais pro-systmique87, du moins dans une optique de reproduction court terme. Cependant, la dynamique de la lgitimit patrimoniale qui caractrise un tel systme avait des implications en terme de rythme de croissance, mais aussi de reproduction routinire des dcisions qui, elles n'taient pas compatibles entre elles.

    82 Idem. 83 K. Simis, The corrupt society, Simon & Shuster, New York, 1982 ; I. Zemtsov, La corruption en Union sovitique, Hachette, Paris, 1976. 84 Ainsi le livre de I. Zemtsov dcrit-il avant tout des phnomnes de clientlisme et non de corruption, en dpit de son titre. 85 On se reportera l'analyse faite par M.Godelier sur le don : M. Godelier, "L'nigme du don : le leg de Mauss", in Social Anthropolgy, vol.3, n1, 1995, pp. 15-47. 86 Dans sa prface "loge de la corruption" au livre de I. Zemtsov, A. Besanon est victime justement de cette illusion qui consistait voir dans toute pratique illgale en URSS un lment de contestation du systme. 87 Sur ce point J. Sapir, Feu le systme sovitique?, La Dcouverte, Paris, 1992.

  • 20

    IV. Quelle cohrence pour le systme conomique sovitique? La multiplicit des modes de coordination, et de leurs formes concrtes, pose alors la question de la cohrence gnrale du systme conomique sovitique. Il serait ainsi erron de croire que l'on a eu une simple succession historique de ces modes ; au commandement hautement centralis initial succdant le bilatralisme puis le march. En fait, les trois modes ont t associs sur l'ensemble de la priode, mme si les conditions de cette association ne furent pas les mmes. Les variations des formes de cette association dcrit l'histoire de l'volution des modes de rgulation du systme88, et recoupe largement les diffrentes tentatives de rformes, qui commencrent trs tt, ds la fin des annes trente89, et qui sont traites par ailleurs. La question du socialisme Cette multiplicit des modes de coordination souligne l'inadquation des dnominations utilises pour l'conomie sovitique. Le qualificatif d'conomie socialiste pose problme l'vidence, soit en raison de son indtermination (l'URSS aurait t socialiste de mme que l'conomie franaise des annes quatre-vingt ou encore certaines conomies du Tiers-Monde), soit au contraire de sa trop forte dtermination normative (on prtend savoir d'avance ce que le socialisme devrait tre). Utiliser la formule classique d'conomie centralement planifie prsente, outre le fait qu'elle semble accrditer l'illusion sovitique d'une conomie rellement rduite la planification, le dfaut de suggrer que le commandement centralis a t la forme dominante de coordination. Des auteurs conscients de ce problme ont propos des formules convergentes, comme le pluralisme centralis (A. Nove90) ou le monolithisme dcentralis (T. Bauer91). Ces formules soulvent alors d'autres problmes. En un sens toute conomie de march est un pluralisme centralis, car la prsence d'agents autonomes multiples et htrognes, dans leurs capacits comme dans leurs fonctionnements, s'accompagne aussi de procdures visant centraliser les effets de leurs comportements. Une fois que l'on a renonc la mtaphore du commissaire-priseur, centrale dans le modle noclassique dont les conomistes ont hrit depuis L. Walras92, et dont il est facile de montrer qu'elle n'est que l'image inverse de la planification parfaite93, on doit se poser la question des institutions qui permettent justement d'effectuer ex-post cette centralisation94. Quant l'ide du monolithisme dcentralis, elle aboutit confondre les pratiques de dconcentration de la dcision, dont on a vu qu'elles sont importantes dans le cas sovitique, mais qui ne remettent pas en cause fondamentalement le modle hirarchique (mme si elles le complexifie et lui donnent une

    88 Dont on trouvera une typologie dans J. Sapir, Les fluctuations conomiques en URSS, op. cit. 89 Ainsi la ncessit d'adopter un schma de dveloppement quilibr et raliste, qui avait dja t le thme central dfendu par Boukharine dans la seconde moiti des annes vingt, devait r-apparatre publiquement la veille de la guerre, A. Kurskiy, "K voprosu o balanse narodnogo khozyaystva" in Bol'shevik, n24, 1940. Idem, "Plan i balans narodnogo khozyaystva", in Planovoe Khozyaystvo, n2, 1941. 90 A. Nove, L'conomie sovitique, Economica, Paris, 1981. 91 T. Bauer, "The Hungarian Alternative to Soviet-type planning", Working Paper, Indiana University, Bloomington, 1982. 92 L. Walras, lments d'conomie politique pure ou thorie de la richesse sociale, Librairie Gnrale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1952, (r-dition de la version complte de 1900 de cet ouvrage). 93 M. De Vroey, "La possibilit d'une conomie dcentralise. Esquisse d'une alternative la thorie de l'quilibre gnral", in Revue conomique, vol. 38, n4, mai 1987. J. Stiglitz, Wither Socialism?, MIT Press, Cambridge, Mass., 1994. 94 Sur ce point, on se rfre M. Aglietta et A. Brender, Les mtamorphoses de la socit salariale, Calmann-Lvy, Paris, 1984.

  • 21

    dynamique spcifique95), et des pratiques de dcentralisation qui sont des reconnaissances de l'autonomie des agents. Ici encore, la question des institutions est en ralit vacue. La notion d'conomie de pnurie, telle qu'elle fut dveloppe par J. Korna soulve d'autres problmes96. Non que la prsence des pnuries n'ait t un phnomne structurel de l'conomie sovitique, engendrant d'ailleurs un certain nombre des institutions du systme. Mais, chez Korna, la pnurie est lie la contrainte budgtaire molle, elle-mme assimile une norme. Or, cette vision nglige la distinction fondamentale que l'on doit tablir entre la situation ex ante et la situation ex post 97. On ne conteste pas ici le fait que ex post, la contrainte de budget pesant sur les entreprises soit molle, c'est dire qu'elles ne sont pas accules la faillite en cas de mauvais rsultats rpts. Mais il s'agit ici d'un rsultat dont l'occurrence l'origine ne peut nullement tre tenue pour certaine par l'agent dcideur. Raisonnons en effet par l'absurde. Si les responsables des entreprises sovitiques taient certains d'obtenir le financement ncessaire, ils ne se seraient jamais proccups des flux financiers tant en situation d'abondance de ce point de vue. Hors, l'observation micro-conomique montre la multiplication de stratgies locales pour obtenir ce financement: hausses illicites des prix, retards de paiement, dveloppement d'un crdit interentreprises illgal, enfin transformation de lignes bancaires trs faible liquidit en lignes liquidit forte. L'existence et la diversit mme de ces stratgies implique qu'il n'y a aucune automaticit, mais dveloppement d'un savoir faire directorial pour obtenir une ressource qui reste relativement rare. Ceci ne signifie pas que certaines entreprises n'aient connu, de manire temporaire ou permanente une contrainte de budget molle ex ante. On trouve ces situations avant tout dans des secteurs trs haut degr de priorit comme l'espace. Pour le reste, soit la trs grande majorit des entreprises, il y a bien incertitude sous la forme d'une tension entre la prvision ex ante et la vrification du rsultat ex post 98, et donc ncessit d'laborer des stratgies o l'acteur cherche tirer parti de ses points forts, par exemple sa capacit prtendre que les produits fabriqus sont nouveaux, ou son pouvoir de ngociation vis vis de la Banque Centrale et de ses agences locales. Par ailleurs, il ne faut pas confondre la question de la contrainte de budget et celle de la sanction des stratgies entrepreneuriales. Comme on l'a indiqu plus haut aucune stratgie n'tait valide ex ante. La compatibilit entre les choix faits par l'quipe directoriale et les alas rencontrs dans la priode de validit de ces choix ne pouvait tre mesure qu'ex-post sous la forme de retards plus ou moins grands dans les livraisons, et de capacit satisfaire plus ou moins certains clients prioritaires. De la mme manire, ce n'tait que ex-post que la validit des politiques conomiques gouvernementales, de leurs priorits, de l'efficacit de la combinaison d'incitation et de contrainte qu'elles contenaient pouvait tre vrifie, sous la forme de rsultats macro-conomiques. La sanction de la plus ou moins grande validit des stratgies a pes sur l'ensemble des acteurs, mme si elle n'a pas pes avec la mme force suivant les acteurs et les priodes. Il n'y a gure de doute que de nombreux directeurs d'usines auraient prfr connatre les affres de la faillite plutt que d'tre confronts l'OGPU ou au NKVD. Et, si on n'a pas connu de licenciements massifs chez les salaris comme rsultat

    95 On trouvera une analyse des consquences de cette complexification d'une structure hirarchique dans, T.F. Remington, "Federalism and segmented communication in the USSR", in Publius, n15, automne 1985. 96 J. Korna, Socialisme et conomie de la pnurie , op. cit. 97 L'importance de cette distinction en conomie a t souligne par G.L.S. Shackle, Decision, Order and Time, op. cit., Idem, Epistemics and Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1972. 98 Ceci implique de penser l'quivalent pour le systme sovitique des lasticits de la surprise que mentionne Shackle. Voir G.L.S. Shackle, "Means and Meaning in Economic Theory", op. cit.

  • 22

    d'une non validation de choix conomiques, les baisses de niveau de vie, allant jusqu' de vritables disettes dans certains cas, ont t au moins gales ce qu'auraient entran des licenciements. D'un point de vue strictement conomique maintenant, les fortes pousses du volume des constructions inacheves dans les priodes de crise, c'est dire de chantiers arrts, ou tournant au ralenti faute de moyens, de main d'oeuvre ou d'argent, correspondent aux vagues brutales de dvalorisation du capital qui se manifestent dans nos conomies sous la forme de faillites et de fermetures massives d'entreprises99. Le fait mme que les grandes pousses d'investissement aient abouti de manire rcurrente des priodes de blocage conomique se manifestant par la dvalorisation, au moins provisoire, d'une partie de l'accumulation ralise la priode prcdente, signale la parent trs forte entre le systme conomique sovitique et nos systmes conomiques occidentaux. Ces priodes de dvalorisation en URSS permettaient-elles aussi de combattre les tendances la baisse de l'efficacit marginale des investissements ?100. Le problme de la dnomination du systme conomique sovitique renvoie ainsi des enjeux autrement plus complexes que le simple choix de mots ou que des prises de position politiques. Il claire en fait notre comprhension, ou notre incomprhension, de nos propres conomies. L'hypothse du capitalisme d'tat Il faut ici voquer les diffrentes analyses en terme de capitalisme d'tat, dont on ne donnera pas une liste exhaustive en se contentant de prsenter les dmarches les plus significatives. L'un des textes les plus anciens et les plus arguments est celui de T. Cliff qui circula d'abord au sein du mouvement trotskiste en 1948 avant d'tre publi en 1955101. Ici, la notion de capitalisme d'tat est avant tout polmique. Le systme que dcrit l'auteur se caractrise en effet par une centralisation complte, ex ante , du capital qui conduit nier la pertinence de la loi de la valeur102. Il s'agit en fait d'un systme qualifi de ngation du capitalisme, mais dirig par des capitalistes. Une telle approche est largement incohrente. Ou l'URSS relle est bien le systme dcrit par Cliff, et l'appeler capitalisme n'a pas de sens, ou bien la ralit du systme sovitique est toute diffrente, mais dans ce cas Cliff doit remettre en cause certaines des prmices de son raisonnement. Il est significatif qu'il s'y soit refus, et l'dition de 1974 d'un texte crit l'origine en 1948 ne contient que des modifications mineures et aucune intgration des recherches documentaires sur la socit que l'on prtend analyser. Plus ancien et tout la fois plus rcent est le travail d'Yvan Craipeau. Ancien secrtaire de Trotsky lui-mme, Craipeau a eu des doutes quant la nature du systme sovitique ds 1937. Dans un ouvrage datant de 1982, il reprend ses analyses, en fait l'histoire, et dveloppe une autre vision du capitalisme d'tat103. Cette dernire reste trs politique et reproduit l'ide d'une centralisation pousse l'extrme104. On retombe ici sur le mme problme qu'avec l'analyse de T. Cliff. Pour limites et contradictoires qu'elles soient, ces analyses ont nanmoins l'immense mrite de montrer que les interrogations sur la nature du systme sovitique ont merg relativement rapidement du sein mme du courant se rclamant du socialisme. On peut regretter, tout en en 99 J. Sapir, Les fluctuations conomiques en URSS, op. cit., p. 108 et p. 175. 100 Idem, p.133. 101 T. Cliff, State Capitalism in Russia, Pluto Press, Londres, 1974, texte conforme l'dition de 1955. 102 Idem, pp.158-159. 103 Y. Craipeau, Ces pays que l'on dit socialistes, EDI, Paris, 1982. 104 Idem, p. 125-126.

  • 23

    comprenant les raisons, que les auteurs qui furent l'origine de ces analyses n'ont jamais tent de les confronter avec les recherches empiriques qui, partir des annes cinquante, ont t en plein dveloppement. Les notions de capitalisme tatique (B. Chavance105), ou de capitalisme de Parti (C. Bettelheim106), ont ceci de qualitativement diffrent qu'elles tentent de rompre avec une vision purement polmique et politique de la notion de capitalisme d'tat. Cependant, si elles ont l'immense mrite de rattacher l'conomie sovitique un modle gnral caractris justement par la combinaison des diffrentes formes de coordination, ne sont pas exemptes de problmes. Insister sur la proprit d'tat comme le fait B. Chavance soulve certaines interrogations. Si il s'agit rellement du facteur essentiel, comment se fait-il qu'une dynamique conomique trs semblable celle des conomies sovitiques se soit dveloppe en Allemagne en 1916-1918, alors que la proprit y tait majoritairement prive. Et si l'on doit dissocier les mouvements conomiques de la nature du systme, que faire alors de la thse de E. Labrousse, qui reste pourtant une rfrence cl aux conomistes htrodoxes, selon laquelle "une conomie a la conjoncture de ses structures107"? Cette vision du problme conduit mettre de ct la question de la plus ou moins grande indtermination des formes de proprit, qui est probablement un problme aussi important que l'identification du propritaire. Au del, si on considre que la "mollesse" des droits de proprit est lie la proprit d'tat (ce qui n'est pas prouve), ne risque-t-on pas de passer ct d'une contradiction fondamentale des socits. En effet, la vie en socit, fors des systmes hirarchiques omniprsents, exige que l'on puisse dire qui appartient quoi pour que puissent se rgler les litiges qui naissent en permanence. En mme temps, les interactions constantes de la vie en socit, surtout quand celle-ci se densifie, impliquent que le droit d'usage des biens soit limit pour tre maintenu. On le voit avec l'exemple de l'automobile dont la diffusion de masse et la densification de l'usage oblige les automobilistes se soumettre des rgles de plus en plus contraignantes quant l'usage de leur bien si ils veulent en profiter. Concrtement, la proprit d'une voiture dont on vous dit quelle vitesse elle doit rouler, o peut-elle tre gare, quand peut-on s'en servir, voire comme Los Angeles quel est le nombre de passagers qu'il faut avoir pour avoir le droit d'entrer en ville, peut elle encore tre considre comme une proprit "dure" ? La notion de capitalisme de Parti, si elle souligne bien la dualit administrative et certaines des formes d'appropriation que l'on rencontre dans le cas sovitique, se heurte des obstacles analogues (antriorit des structures institutionnelles la domination d'un parti unique, similitude avec les conomies de guerre). Comme on peut s'y attendre, l'hypothse de l'identification du systme sovitique une forme, certes trs spcifique, du capitalisme108, suscite de fortes rsistances109, qui pour partie sont

    105 B. Chavance, Le capital socialiste. Histoire critique de l'conomie politique du socialisme, Le Sycomore, Paris, 1980. Voir aussi la discussion des diverses interprtations en vogue au dbut des annes quatre-vingt dans B. Chavance, "conomie et politique dans la Dictature sur les besoins", in Les Temps Modernes, n468-469, juillet-aot 1985. 106 C. Bettelheim, Les luttes de classes en URSS - 3me priode, Le Seuil et F.Maspro, Paris, 1982 (t.1-Les Domins) et 1983 (t-2-Les Dominants). 107 E. Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIme sicle, Dalloz, Paris, 1933. 108 L'utilisation du terme "capitalisme d'tat" propos de l'URSS a une longue histoire, dont on trouvera un rsum dans V. Andrle, Managerial Power in The Soviet Union, op. cit. 109 Voir par exemple W. Andreff, "Marxisme en crise cherche socits socialistes : propos des thses de P.M. Sweezy et de B. Chavance", in Babylone, n2-3, 1984, pp. 66 et ssq., ainsi que la rponse de B. Chavance, "Pourquoi le capitalisme tatique ? rponse marxisme en crise cherche socits socialistes", in Babylone, n2-

  • 24

    lies aux reprsentations que les conomistes se font des conomies capitalistes. L'une des objections principales consiste par exemple soulever le statut de norme des prix dans le systme sovitique pour lui confrer une nature spcifique110. Or, cet argument est doublement faux. D'une part, il tend faire croire que les prix rels, ceux auxquels les agents sont confronts, seraient la traduction directe du bon vouloir du planificateur, et donc de sa fonction d'utilit. Ceci "oublie" simplement l'immense quantit de prix dtermins directement ou indirectement par les producteurs, tant travers des pratiques lgales (comme la clause du nouveau produit) que par des pratiques illgales (le lien entre la livraison d'un bien et un double paiement, en monnaie et en nature, que l'on retrouve dans nombre de cas)111. Si, d'autre part, on considre comme norme une convention tablie pralablement l'change et sur laquelle les acteurs se baseraient pour guider leurs dcisions, alors dans ce sens les prix sovitiques taient bien des normes, mais les prix dans nos conomes le sont aussi112. En fait, une bonne partie de la littrature conomique ne peut chapper au dilemme suivant. Soit elle analyse le systme conomique sovitique de manire normative partir du modle walrasien d'quilibre gnral, mais en ce cas les diffrences qu'elle peut reprer entre la nature et la fonction des signaux et des ajustements en URSS par rapport au modle sont les mmes que celles existant entre nos conomies et ce modle, car, dans un cas comme dans l'autre on bute sur l'imperfection de l'information et l'incertitude. Soit elle procde de manire empiriste, en comparant l'conomie sovitique l'conomie franaise ou amricaine d'une priode donne, mais elle confond alors la nature d'un systme avec ses formes historiques et matriellement contingentes de manifestation. Quant la notion d'conomie d'attribution113, si elle met bien l'accent sur certaines des caractristiques du systme sovitique, elle oublie que dans bien des cas l'attribution est inexistante ou imaginaire. Que l'on pense simplement au problme de l'emploi, ou l'ampleur du commerce interentreprises qui court-circuite les systmes officiels d'attribution. Voila qui invite donc revenir la notion de capitalisme de type spcifique. Pour paradoxale que soit cette approche, elle prsente cependant de nombreux avantages. Parce qu'elle pose d'emble le problme de la centralisation d'activits conomiques dcentralises, au lieu de partir du postulat que cette centralisation a t effectue ex-ante, elle permet de penser l'histoire de la constitution des formes institutionnelles de cette centralisation, des checs de cette dernire, c'est dire des crises, et enfin des modes d'articulation entre des pratiques individuelles, des actions collectives des institutions et des normes. Cette hypothse permet aussi d'viter de traiter l'histoire du systme conomique sovitique du point de vue de la "construction du socialisme". Non que celui-ci ne puisse avoir sa lgitimit. Mais, il introduit une dimension normative qui fait obstacle la comprhension des phnomnes rels. Enfin, cette hypothse conduit naturellement s'intresser aux dveloppements des relations

    3, 1984, p. 126 et ssq.. On trouvera un bon expos des thses opposes l'hypothse du capitalisme d'tat in J.L. Dallemagne (ed.), Le dbat sovitique sur la loi de la valeur, Maspro, Paris, 1972, Introduction. 110 G. Roland, conomie polititique du systme sovitique, op. cit. ; G. Bensimon, Essai sur l'conomie communiste, l'Harmattan, Paris, 1996. 111 J. Sapir, "Entre crise et rforme : le contexte macroconomique au tournant des annes quatrevingt dix", in J. Sapir (d.), L'URSS au Tournant, L'Harmattan, Paris, 1990 ; L. Freinkman, "Shaping a Market Environment and Analysis of the Enterprise Interaction Mechanism", op. cit. 112 Cette vision des prix comme convention est centrale chez Keynes. J.M. Keynes, A Treatise on Probability in J.M. Keynes, Collected Writings, vol. VIII, Macmillan, Londres, 1973, chapitre 6. Une magistrale explication en est donne dans G.L.S. Shackle, "The Romantic Mountain and the Classic Lake : Alan Coddington's Keynesian Economics" in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 6, n2, hiver 1983-84, pp. 241-251. 113 G. Bensimon, Essai sur l'conomie communiste, op. cit.

  • 25

    montaires et salariales dans la socit sovitique, des questions qui sont longtemps restes autant de points aveugles. Les tendances lourdes Au sein des volutions que l'conomie sovitique a connues depuis 1929, on peut cependant reprer quelques tendances lourdes114. La premire est indiscutablement le retournement de l'incertitude de l'aval de la production vers l'amont. Il court de manire continue de la fin des annes vingt la dcomposition du systme en 1991 et induit largement tant la dynamique de croissance de l'conomie que les modes de dveloppement, l'chelle macro et micro-conomique. La nature de l'incertitude dtermine la fois le rythme de dveloppement et les dsquilibres sectoriels mais aussi les modes de dveloppement des organisations conomiques et en premier lieu des entreprises, qui tendent alors devenir des minisystmes intgrs tant techniquement que socialement, et ses fluctuations115. La forme prise par l'incertitude conomique explique alors largement la structuration du tissu conomique sovitique avec sa prdilection la fois pour de grandes usines et son aversion pour la mise en place d'une coopration institutionnalise relle entre entreprises sous la forme de groupes industriels en dpit de multiples tentatives en ce sens partir des annes soixante116.

    TABLEAU 1 COMPARAISON DE LA TAILLE DES ENTREPRISES SOVIETIQUES AVEC CELLE DES ENTREPRISES

    EUROPEENNES, PAR NOMBRE D'EMPLOYES PAR USINE.

    Union Europenne

    (Belgique, Danemark, RFA, France, Italie, Hollande, GB)

    URSS 1987

    Sidrurgie 517 3833 Mtallurgie des non-ferreux 160 2699 Constructions mcaniques dont : Electro-technique

    196 299

    1