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PLÉIADE Article écrit par Gilbert GADOFFRE Prise de vue La Pléiade offre le premier exemple de ce qui deviendra un phénomène spécifiquement français : l'émergence périodique d'une école littéraire qui, pour un temps, polarise les forces vives de l'intelligence et de la création. Comme les historiens du XIX e siècle raffolaient de ce genre de périodisation, on peut se demander si la Pléiade considérée en tant qu'école littéraire a existé ailleurs que dans l'imagination de ces classificateurs. Est-il bien sûr, après tout, que Pontus de Tyard, Baïf et Jodelle aient eu le sentiment d'appartenir à une école de pensée qui se nommerait la « Pléiade » ? C'est douteux pour les deux premiers et certainement faux pour le troisième. Ronsard a bien parlé à plusieurs reprises de « nouvelle Pléiade », mais les listes de noms qui suivent ne coïncident jamais. Si l'on additionne les noms des élus, on trouve au total une quinzaine de personnalités très diverses, dont certaines ne se sont même pas rencontrées. Elles n'ont qu'une chose en commun : leur admiration pour Ronsard. Quand le maître les apostrophe en leur disant, avec sa modestie habituelle : « Vous êtes tous issus de la grandeur de moi », il ne fait qu'exprimer un sentiment commun, et c'est un fait que même les ralliés tardifs, même les renégats qui cracheront sur lui au moment des guerres de Religion, tous avoueront qu'ils lui doivent leur instrument verbal. I-Du centre à la périphérie Ce qui brouille les pistes, c'est le chiffre sept qui ne correspond qu'à un symbole. En regardant de près la structure et le fonctionnement de cette microsociété, on s'aperçoit qu'il existe en son centre un noyau dur, irréductible à tous les changements, et formé de ceux que Claude Binet, après la mort de Ronsard, désigne sous le nom d'« heureux triumvirat » : Ronsard, Baïf et Du Bellay. Ceux-là forment vraiment un groupe homogène. Ce sont des hommes de l'Ouest, originaires d'un territoire exigu, compris entre le Maine et la vallée du Loir. Ils ont tous les trois fait leurs études au collège Coqueret où ils ont été formés par Jean Daurat, et proviennent de la même classe sociale de petits hobereaux de province progressivement ruinés par une inflation qui commence à se faire sentir à partir des années 1540, et qui ne cessera de s'accélérer par la suite. Enfin, tous les trois ont choisi Paris pour point d'ancrage, même si l'exil romain a éloigné Du Bellay pendant quelques années. Autour de ce noyau premier, on dénombre plusieurs cercles concentriques dont les rapports avec le centre sont de nature différente. Et d'abord le premier cercle, le collège Coqueret qui représente pour nos trois jeunes provinciaux un lieu d'inspiration et d'émulation grâce à l'extraordinaire pédagogue que sut être Daurat, dont la personnalité charismatique les a tous marqués. Il faut relire le témoignage étonnant qu'est Le Folâtrissime Voyage d'Arcueil pour se rendre compte de ce que pouvaient être à cette époque la familiarité avec le maître et l'incitation à l'improvisation poétique. Parmi les camarades de collège de l'heureux triumvirat, il y en a au moins un, Nicolas Denisot, qui restera quelques temps dans les eaux de la Pléiade. Mais il n'écrira que des poésies religieuses et se consacrera, finalement, à la peinture. D'autres, tels le gentilhomme breton René d'Urvoy, Claude de Lignerie, Berger de Montembeuf, et le médecin Des Mireurs, ne sont pas des écrivains mais resteront des camarades, des lecteurs et d'utiles relations. J'appellerai le second cercle celui des compagnons de route de l'heureux triumvirat. S'ils jouèrent un rôle non négligeable pendant un certain temps, ils ne sont pas passés par le collège Coqueret, ils ont dû quitter Paris et renoncer pour différentes raisons à la création littéraire. Le premier de ces compagnons est Peletier du Mans, dont l'influence a été véritablement séminale. Secrétaire de René du Bellay, évêque de Mans, il a écrit, quatre ans avant la Deffence et illustration, un premier manifeste : la Préface de son édition française de l'Art poétique d'Horace, publiée en 1545. C'est lui qui a convaincu Ronsard et Du Bellay de la nécessité de faire revivre en français les genres antiques tels que l'ode, l'épître, l'élégie, la satire, la comédie, la tragédie. De sept ans plus âgé que le jeune Ronsard, Peletier du Mans semble s'être montré un parfait agent de liaison. Après avoir été principal du collège de Bayeux, il décida d'aller en province de ville en ville, et se spécialisa dans la publication de livres de vulgarisation mathématique. Marc-Antoine Muret a été, lui aussi, un compagnon de route pour un temps. Humaniste érudit, il a beaucoup fraternisé avec la brigade du Coqueret avant de poursuivre en province, puis à Rome, une vie entièrement consacrée à l'enseignement. Dans Les Îles Fortunées, Ronsard embarque Muret dans la nef imaginaire qui les conduira tous dans le monde de l'âge d'or. Faut-il le compter pour autant parmi les membres de la Pléiade ?

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  • PLIADEArticle crit par Gilbert GADOFFRE

    Prise de vue

    La Pliade offre le premier exemple de ce qui deviendra un phnomne spcifiquement franais: l'mergencepriodique d'une cole littraire qui, pour un temps, polarise les forces vives de l'intelligence et de la cration.Comme les historiens du XIXe sicle raffolaient de ce genre de priodisation, on peut se demander si la Pliadeconsidre en tant qu'cole littraire a exist ailleurs que dans l'imagination de ces classificateurs. Est-il biensr, aprs tout, que Pontus de Tyard, Baf et Jodelle aient eu le sentiment d'appartenir une cole de pensequi se nommerait la Pliade? C'est douteux pour les deux premiers et certainement faux pour le troisime.Ronsard a bien parl plusieurs reprises de nouvelle Pliade, mais les listes de noms qui suivent neconcident jamais. Si l'on additionne les noms des lus, on trouve au total une quinzaine de personnalits trsdiverses, dont certaines ne se sont mme pas rencontres. Elles n'ont qu'une chose en commun: leuradmiration pour Ronsard. Quand le matre les apostrophe en leur disant, avec sa modestie habituelle: Voustes tous issus de la grandeur de moi, il ne fait qu'exprimer un sentiment commun, et c'est un fait que mmeles rallis tardifs, mme les rengats qui cracheront sur lui au moment des guerres de Religion, tous avouerontqu'ils lui doivent leur instrument verbal.

    I-Du centre la priphrieCe qui brouille les pistes, c'est le chiffre sept qui ne correspond qu' un symbole. En regardant de prs la

    structure et le fonctionnement de cette microsocit, on s'aperoit qu'il existe en son centre un noyau dur,irrductible tous les changements, et form de ceux que Claude Binet, aprs la mort de Ronsard, dsignesous le nom d'heureux triumvirat: Ronsard, Baf et Du Bellay. Ceux-l forment vraiment un groupehomogne. Ce sont des hommes de l'Ouest, originaires d'un territoire exigu, compris entre le Maine et la valledu Loir. Ils ont tous les trois fait leurs tudes au collge Coqueret o ils ont t forms par Jean Daurat, etproviennent de la mme classe sociale de petits hobereaux de province progressivement ruins par uneinflation qui commence se faire sentir partir des annes 1540, et qui ne cessera de s'acclrer par la suite.Enfin, tous les trois ont choisi Paris pour point d'ancrage, mme si l'exil romain a loign Du Bellay pendantquelques annes.

    Autour de ce noyau premier, on dnombre plusieurs cercles concentriques dont les rapports avec le centresont de nature diffrente. Et d'abord le premier cercle, le collge Coqueret qui reprsente pour nos trois jeunesprovinciaux un lieu d'inspiration et d'mulation grce l'extraordinaire pdagogue que sut tre Daurat, dont lapersonnalit charismatique les a tous marqus. Il faut relire le tmoignage tonnant qu'est Le FoltrissimeVoyage d'Arcueil pour se rendre compte de ce que pouvaient tre cette poque la familiarit avec le matreet l'incitation l'improvisation potique. Parmi les camarades de collge de l'heureux triumvirat, il y en a aumoins un, Nicolas Denisot, qui restera quelques temps dans les eaux de la Pliade. Mais il n'crira que desposies religieuses et se consacrera, finalement, la peinture. D'autres, tels le gentilhomme breton Rend'Urvoy, Claude de Lignerie, Berger de Montembeuf, et le mdecin Des Mireurs, ne sont pas des crivains maisresteront des camarades, des lecteurs et d'utiles relations.

    J'appellerai le second cercle celui des compagnons de route de l'heureux triumvirat. S'ils jourent un rlenon ngligeable pendant un certain temps, ils ne sont pas passs par le collge Coqueret, ils ont d quitterParis et renoncer pour diffrentes raisons la cration littraire. Le premier de ces compagnons est Peletier duMans, dont l'influence a t vritablement sminale. Secrtaire de Ren du Bellay, vque de Mans, il a crit,quatre ans avant la Deffence et illustration, un premier manifeste: la Prface de son dition franaise de l'Artpotique d'Horace, publie en 1545. C'est lui qui a convaincu Ronsard et Du Bellay de la ncessit de fairerevivre en franais les genres antiques tels que l'ode, l'ptre, l'lgie, la satire, la comdie, la tragdie. De septans plus g que le jeune Ronsard, Peletier du Mans semble s'tre montr un parfait agent de liaison. Aprsavoir t principal du collge de Bayeux, il dcida d'aller en province de ville en ville, et se spcialisa dans lapublication de livres de vulgarisation mathmatique. Marc-Antoine Muret a t, lui aussi, un compagnon deroute pour un temps. Humaniste rudit, il a beaucoup fraternis avec la brigade du Coqueret avant depoursuivre en province, puis Rome, une vie entirement consacre l'enseignement. Dans Les lesFortunes, Ronsard embarque Muret dans la nef imaginaire qui les conduira tous dans le monde de l'ge d'or.Faut-il le compter pour autant parmi les membres de la Pliade?

  • Quant Jodelle, les travaux d'nas Balmas ont montr que ses liens avec la Pliade taient presqueinexistants. Certes il a suivi les directives de Peletier du Mans en crivant la premire tragdie en languefranaise, certes Ronsard lui a fait, au vu du succs des premires reprsentations, des avances qui nesemblent pas avoir t payes de retour. Mais il n'a subi ni la fascination de Daurat ni celle de Ronsard, etquand les malheurs s'abattront sur lui, il restera the odd man out. Sa tragdie n'a pour nous qu'uneimportance historique, ses sonnets, par contre, sont d'un grand pote injustement sous-estim, mais ils ontaussi peu de rapport avec ceux de la Pliade que les posies de John Donne avec les sonnets de Shakespeare.

    Aprs le cercle des compagnons de route, vient celui des rallis. Ce sont des tard-venus, provinciaux situsdans la mouvance de l'cole lyonnaise, et qui subirent l'influence de Maurice Scve et du noplatonismeitalien. S'ils ont d'abord prouv un mouvement de recul devant les dclarations fracassantes de la Deffence etillustration, Pontus de Tyard et son jeune cousin Guillaume Des Autels n'hsiteront plus, aprs de courtesannes de rflexion, voler au secours de la victoire. La contribution personnelle de Pontus est de grandeimportance: il prcise le rle de vulgarisateur du noplatonisme italien qu'avait dj affirm au dbut du sicleSymphorien Champier, et cela non seulement par des crits thoriques tels que ses deux Solitaires, mais pardes recueils de sonnets tels que les Erreurs amoureuses (1549) qui ont fray la route Du Bellay, grandadmirateur dans sa jeunesse de ce ptrarquisme quintessenci. Quant Guillaume Des Autels, son apport estmoins important. Mais il se liera de plus en plus troitement avec Ronsard aprs 1560, au moment de lamobilisation des forces morales catholiques contre les huguenots.

    Passons maintenant au quatrime et dernier cercle, le cercle des disciples. La plupart d'entre eux n'ont quecinq ou dix ans de moins que Ronsard, mais ce court intervalle a suffi pour leur pargner le momentd'hsitation qui a suivi la publication de la Deffence. Rmy Belleau va mme devenir l'ami de cur et leconfident de Ronsard, et son apport est loin d'tre ngligeable puisqu'il a introduit Anacron et la posie lgredans un cnacle qu'on aurait pu croire peu dispos les recevoir. D'autres charmants potes suivent, euxaussi, le sillage de l'heureux triumvirat: Olivier de Magny, compagnon d'exil de Du Bellay en Italie et auteurd'un beau recueil de sonnets romains, trs injustement mconnu. Quant Maclou de La Haye, Tahureau, LaPruse qui promettaient beaucoup, ils sont morts trop jeunes (28 et 25 ans pour les deux derniers) pour avoirpu donner leur mesure.

    II-Une potique communeSi htrogne que soit ce groupe d'une quinzaine de personnes, il n'en garde pas moins une certaine unit.

    Elle est due l'adhsion, tantt explicite tantt implicite, un projet commun que Peletier du Mans, Du Bellay,Pontus de Tyard et Ronsard ont essay de dfinir.

    Le premier article de foi rside en la croyance qu'une nouvelle littrature franaise est possible: trsdiffrente de l'ancienne, elle ferait revivre en franais le ton et les genres littraires de l'Antiquit, auxquels onajouterait le sonnet qui Ptrarque, pre commun de tous les humanistes, avait confr un cachet declassicisme. Ce culte inconditionnel de formes littraires mortes depuis longtemps, joint l'excommunicationdu pass culturel franais, n'a pas t sans rsistance, et aujourd'hui encore il n'est pas interprt comme il ledevrait. On a trop perdu contact avec les penseurs de la Renaissance pour garder prsent l'esprit leurpostulat touchant l'ternit des formes qui, pour des esprits imprgns de noplatonisme italien, ne faisaitpas de doute. Bembo, l'un des Italiens les plus admirs par Ronsard, prcisait cette croyance dans une lettreadresse Pic de la Mirandole: De mme qu'il y a en Dieu une certaine forme divine de la justice, de latemprance et des autres vertus, il s'y trouve aussi une certaine forme divine du style accompli, un modleabsolument parfait qu'avaient en vue, autant qu'ils le pouvaient par la pense, Xnophon, Dmosthne, Platonsurtout et Cicron quand ils composaient les uns et les autres. cette image conue dans leur esprit ilsrapportaient leur gnie et leur style. J'estime que nous devons faire comme eux: tcher de nous rapprocher denotre mieux et le plus prs possible de cette image de la Beaut. Nous voil bien loin de l'interprtationscolaire de la thorie de l'imitation. Imiter les Anciens, pour les hommes de la Pliade, ne consiste pas lesrpter, mais s'appuyer sur eux pour retrouver des formes ternelles qu'ils avaient t les premiers entrevoir.

    Second article du projet: la cration d'une langue potique spcifique, aussi diffrente de la langue parle courante que le latin humaniste pouvait l'tre de celui des hommes d'glise et des juristes. L encore il faut se reporter aux prsupposs humanistes sur le langage pour comprendre cette position. Pour Bud comme pour Valla, la pense n'existe pas en dehors du langage. En consquence, aucune pense correcte ne peut se faire jour travers une langue infirme et pollue. Pour eux, un philosophe ne peut vritablement penser avec ces instruments dgrads que sont les langues populaires: il lui faut un latin raffin, nettoy de ses impurets, et qui permette de continuer le travail de Cicron qui voulait enrichir sa langue en transvasant dans le latin

  • l'essentiel du gnie de la langue grecque.

    Pour un pote, le problme se pose de faon diffrente, mais les prsupposs demeurent les mmes.Puisque les potes contemporains ne parviendront pas galer les Anciens dans leurs langues, autant fairecomme les Italiens Dante et Ptrarque, c'est--dire crer une langue potique franaise l'cart des mots dela tribu, et capable de mdiatiser l'inspiration potique. Un tel travail ne se fera pas en un jour. Car ladcouverte des formes ternelles travers les textes anciens reprsente le travail d'une vie et, prcise DuBellay dans La Deffence, d'une vie d'ascte: Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doitlonguement demeurer en sa chambre, et qui dsire vivre en la mmoire de la postrit doit comme mort ensoi-mme suer et trembler mainte-fois, et autant que nos potes courtisans boivent, mangent et dorment leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles.

    Ce programme de vie et de travail pourrait laisser croire que l'crivain de la Pliade, tout la crationd'une langue oriente vers la fonctionnalit potique et non vers la communication des ides, va perdrecontact avec l'univers de la prose. Or il n'en est rien, et pour comprendre ce paradoxe il faut, ici encore, sereporter un autre postulat des penseurs de la Renaissance. Pour eux la potique est l'une des branches de larhtorique, le parallle entre le pote et l'orateur tant l'un des lieux communs de l'poque. La potique estdonc une seconde rhtorique, et Peletier du Mans les diffrencie par un cadrage temporel: l'orateur nedispose que d'un temps limit et d'un sujet limit lui aussi, alors que le pote a l'ternit devant lui, unauditoire chappant aux prvisions; de plus, il atteint l'essence des choses et non les accidents. L'un relve ducourt terme et l'autre du long terme, mais l'un et l'autre communiquent avec des mots et doivent tenir comptedes lois ternelles de la rhtorique, qui ne sont autres que les lois naturelles du langage qui gouvernent lapense. C'est ce qui conduit Peletier du Mans faire la part de la Nature et celle de l'art de la faon suivante:Il faut donc que le pote soit imitateur de la Nature et qu'il ait ses saisons. Son tude sera son hiver, soninvention sera son printemps, la composition son t, sa rputation son automne, et chacun toute l'anne.Ainsi Nature sera diffuse par tout son ouvrage, et l'Art ml par toute sa Nature.

    Pour Peletier comme pour Du Bellay, l'hiver du pote est ncessairement long et pnible, et cetteinsistance sur le mtier aurait peut-tre fait basculer la Pliade dans le camp des rhtoriqueurs si une autrecomposante de la doctrine commune n'avait rtabli l'quilibre, savoir la place donne l'inspiration et lathorie des fureurs. Horace avait dj familiaris ses lecteurs avec le mythe d'Orphe pote et prophte,prtre, interprte et civilisateur. Mais la lecture d'Ion et de Phdre dans la version de Marsile Ficin, les essais deSymphorien Champier et de Pontus de Tyard vont permettre d'insrer la notion d'inspiration potique dans cequi manquait le plus aux jeunes gens de la Brigade: un cadre de rfrence philosophique. Ce n'est pas lehasard qui a fait paratre le Solitaire premier la mme anne que l'Ode Michel de L'Hospital, chantre de lafureur potique. Mais Pontus de Tyard situe dans un ensemble hirarchis les quatre fureurs: la fureurpotique calme par les Muses est au niveau terrestre et sous le signe de la Nature; elle peut amener lafureur bachique, rvlatrice des mystres religieux et sous le signe de l'Opinion, qui conduit son tour lafureur apollinienne, matresse de la divination et sous le signe de la Raison intellectuelle. Au sommet de tout,on trouve la fureur vnusienne (il s'agit ici de la Vnus cleste, distingue de l'ordinaire Vnus terrestre),place sous le signe de l'entendement anglique, et seule capable de confrer la vision directe du Vrai. Ontrouvera, parses dans l'uvre de Ronsard, des allusions rptes cette trange mythologie qui se prsentecomme un systme de reprsentation typique de la Renaissance.

    Cette cl universelle que leur donnaient les diffrents modes de la pense analogique, les hommes de laPliade, commencer par leur matre penser Daurat, n'ont pas craint de l'appliquer l'hermneutique.Quand on examine de prs leur lecture des textes antiques, on y trouve cte cte la symboliquenoplatonicienne et l'interprtation mdivale des textes bibliques avec sa distinction des trois niveaux:littral, moral et mystique. Le tmoignage d'un des anciens lves du collge Coqueret, Guillaume Cantor,permet de reconstituer l'interprtation de L'Odysse par Daurat. Au-del de l'histoire troyenne, il voyait lemythe de la qute de la Sagesse (reprsente par Ithaque et Pnlope). Aprs des preuves initiatiques,marques par la disparition successive des compagnons de route, Ulysse meurt (son sommeil, lors de sonarrive chez les Phaciens et Ithaque, symbolise cette mort). Entre les deux sommeils, les rites funrairesmarquent son entre dans la vie ternelle enfin conquise. L'Odysse est ainsi convertie en mythe chrtien. Vue la lumire de cette lanterne magique, l'Antiquit devenait une prodigieuse caverne gorge des trsors de lasagesse humaine.

    III-Une nouvelle ide de la littratureAvec la Pliade, un nouveau type de littrature est n, une littrature de lettrs sans contact avec le

    peuple et ne dsirant que rester entre eux, quitte largir leur public par la communication du savoir et des

  • lumires. Car, ds ce moment, la mtaphore des lumires est utilise, en opposition avec les tnbres del'ignorance. Il ne peut plus s'agir de s'abaisser au niveau du public, mais de hausser le public jusqu' soi. LaPliade va donc donner le premier exemple d'une littrature d'avant-garde. L encore, on retrouve l'imagechez Ronsard, dans sa Prface de 1560 qui parle de s'acheminer par un sentier inconnu, et surtout chezBaf, dans son ptre CharlesIX qui voque le nouveau sentier, le passage inconnu que les jeunesexplorateurs ont ouvert travers un paysage de friches, tout de halliers et de buissons couvert.

    Comme la plupart des avant-gardes qui lui succderont au cours des sicles suivants, la Pliade ne serapas suivie par une grande arme. Si l'on veut s'en tenir aux mtaphores militaires, celle de patrouille dereconnaissance serait moins infidle. Encore ne faut-il pas sous-estimer les efforts des hommes de la Pliadepour hausser jusqu' leur niveau un plus large auditoire. Le supplment musical de 1552 avait dj fait desAmours de Ronsard un chansonnier, comme l'avait t, vingt ans plus tt, l'Adolescence clmentine de Marot;et la rdition de 1553 est augmente d'un commentaire de Muret qui lucide les difficults de lecture, lesallusions mythologiques, les rfrences italiennes. Pour le moindre gentilhomme sans lettres, sachant toutjuste lire et crire, Muret faisait ainsi de la lecture des Amours une initiation sans larmes l'univers mental dela culture nouvelle. Pontus de Tyard, de son ct, faisait uvre de vulgarisateur philosophique et scientifiquedans ses Solitaires (1552 et 1555), ses Curieux et L'Univers, ou Discours des parties et de la nature du monde(1557).

    Ajoutons qu' partir du moment o le complot d'Amboise (1560) met au grand jour la transformation duparti huguenot en arme clandestine encadre par des princes de sang candidats au pouvoir, l'union sacrecontre l'ennemi commun se ralise entre gallicans et ultramontains jusqu'alors adversaires. C'est Ronsard,assist par le Lyonnais Guillaume des Autels, qui prendra en main les relations publiques de la nouvellecoalition. Il va devenir le porte-parole du pouvoir aux prises avec la guerre civile tandis que Baf, comme l'amontr Frances Yates, s'efforce de faire de son Acadmie de musique et de posie une cole de cadres dejeunes nobles. Il faudra l'action conjugue du Parlement et de l'Universit pour saborder l'entreprise, en dpitdu soutien royal.

    Plus on suit de prs la courbe de carrire des complices de Ronsard, plus s'efface le strotype de laPliade-tour d'ivoire. Les mtaphores d'exploration, de guerre, de conqute que ces potes affectionnaientpour exprimer leur action traduisent une ralit d'autant plus importante qu'elle n'est pas immdiatementperceptible. Ces intellectuels remuants l'afft de la gloire et de l'influence, et pas seulement de prbendes,qui ont jou des rles et laiss des traces, annoncent une phnomne qui marquera dsormais la viefranaise: la prsence d'un pouvoir intellectuel.

    Gilbert GADOFFRE

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    Prise de vue