universalis barthes

6
BARTHES (Roland) 1915-1980 Article écrit par Philippe DULAC Prise de vue « Il existe, dit Umberto Eco, deux façons d'être maître. Il y a le maître qui travaille en offrant sa vie et son activité comme modèles, et il y a le maître qui passe sa vie à construire des modèles, théoriques ou expérimentaux, à appliquer. Barthes appartenait, indéniablement à la première catégorie. » Plus suggestif que directif, Roland Barthes, en effet, n'est pas et n'a pas voulu être un maître à penser. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas à nous apprendre. Il nous a permis notamment de déchiffrer les systèmes de signes qui sont à l'œuvre dans toute manifestation du social ; de mieux comprendre ce qu'est la littérature ; d'entrer dans le champ de l'imaginaire et d'y voir jouer les figures qui le composent. Il a considérablement changé notre regard sur le monde et les êtres. Il l'a fait sans imposer des dogmes, mais en proposant des concepts qui continuent de mettre de l'intelligible et des structures là où il n'y avait que de l'impressionnisme. Cela grâce à une écriture, une voix qui privilégient la sympathie et l'intersubjectivité et semblent parler directement à chacun de nous. Son œuvre, une des moins effarouchantes qui soient, est de celles qui s'imposent à nous, par son authenticité et son humanité. I-Vertige du déplacement L'œuvre de Barthes étonne, de prime abord, par sa variété, son ouverture, son attention tous azimuts. Diverse dans son objet (Barthes semble parler de tout : de Sade et de Beethoven, de Racine et du bifteck-frites, du catch, du strip-tease, du lied allemand et de Brecht) ; diverse dans sa méthode (il paraît changer souvent de vêtements théoriques, essayant tour à tour une critique thématique à la Bachelard dans Michelet par lui-même, une psychanalyse ethnologique inspirée du Freud de Totem et tabou dans Sur Racine et un structuralisme strict dans Système de la mode) ; diverse dans son idéologie (tenu à ses débuts pour un marxiste intransigeant – parce que veillant à l'orthodoxie de l'introduction en France des écrits et des théories de Brecht –, il se fait le champion d'un certain formalisme en défendant Robbe-Grillet et le Nouveau Roman naissant et d'un certain hédonisme en réhabilitant, en esthétique, la valeur du plaisir), cette œuvre apparaît comme une série de blocs distincts, voire contradictoires, dont on voit mal, à première lecture, le dénominateur commun. Cela surprend, comme, à certains égards, l'homme lui-même. Tout comme son œuvre, la carrière de Barthes n'entre pas dans les modèles traditionnels que l'on rencontre chez les intellectuels français. Il vient tard à l'écriture. Né le 12 novembre 1915, à Cherbourg, ce n'est qu'en 1953 qu'il publie son premier ouvrage. Très tôt atteint de tuberculose, il passe plusieurs années en sanatorium et ne peut donc suivre le cursus honorum universitaire auquel il aurait pu prétendre. C'est pourquoi, durant longtemps, les fonctions qu'il occupe s'avèrent précaires. Il est successivement bibliothécaire à l'Institut français de Bucarest, lecteur de français à l'université d'Alexandrie, attaché à la Direction générale des relations culturelles, chargé de recherches en lexicologie puis en sociologie au C.N.R.S. Ce n'est que par des chemins détournés, et à l'âge de quarante-sept ans, qu'il rejoint l'Université mais, il est vrai, aux plus hautes fonctions. Nommé directeur d'études à l'École pratique des hautes études, il est élu, en 1976, professeur au Collège de France où il occupe la chaire de sémiologie littéraire qui a été créée pour lui. Longtemps écarté des milieux et des vogues intellectuels, des centres clés d'édition et de pensée, il échappe aux influences et aux goûts du jour pour se forger une culture originale, des pôles d'intérêt spécifiques qui le font traiter de littérature tout aussi bien que de cinéma, de peinture et de musique, exhumer l'œuvre de Michelet et revaloriser le « discours amoureux » à un moment où la sexualité seule fait loi. Volontiers intempestif, Barthes n'a jamais obéi à la mode. Bien au contraire, il l'a gouvernée (durant vingt-cinq ans, autant que Foucault ou Lacan, il a fait germer la modernité) ; mieux il l'a déjouée : dérangeant, ridiculisant ce qui va de soi, bousculant les valeurs fétiches, il a toujours et partout opéré des « déplacements ». Et, dans son texte même, il rejette l'acquis, la répétition, la thèse, bref l'autorité, au gré de brisures, de zigzags, de fuites en avant. Son apparent éclectisme n'est que le fruit d'une stratégie concertée. À y regarder d'un peu près, l'essentiel de sa recherche, en fait, est programmé dès ses premiers ouvrages.

Upload: yves

Post on 08-Sep-2015

214 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

universalis

TRANSCRIPT

  • BARTHES (Roland) 1915-1980Article crit par Philippe DULAC

    Prise de vue

    Il existe, dit Umberto Eco, deux faons d'tre matre. Il y a le matre qui travaille en offrant sa vie et sonactivit comme modles, et il y a le matre qui passe sa vie construire des modles, thoriques ouexprimentaux, appliquer. Barthes appartenait, indniablement la premire catgorie.

    Plus suggestif que directif, Roland Barthes, en effet, n'est pas et n'a pas voulu tre un matre penser. Ce quine veut pas dire qu'il n'ait pas nous apprendre. Il nous a permis notamment de dchiffrer les systmes designes qui sont l'uvre dans toute manifestation du social; de mieux comprendre ce qu'est la littrature;d'entrer dans le champ de l'imaginaire et d'y voir jouer les figures qui le composent. Il a considrablementchang notre regard sur le monde et les tres.

    Il l'a fait sans imposer des dogmes, mais en proposant des concepts qui continuent de mettre de l'intelligible etdes structures l o il n'y avait que de l'impressionnisme. Cela grce une criture, une voix qui privilgient lasympathie et l'intersubjectivit et semblent parler directement chacun de nous. Son uvre, une des moinseffarouchantes qui soient, est de celles qui s'imposent nous, par son authenticit et son humanit.

    I-Vertige du dplacementL'uvre de Barthes tonne, de prime abord, par sa varit, son ouverture, son attention tous azimuts.

    Diverse dans son objet (Barthes semble parler de tout: de Sade et de Beethoven, de Racine et dubifteck-frites, du catch, du strip-tease, du lied allemand et de Brecht); diverse dans sa mthode (il paratchanger souvent de vtements thoriques, essayant tour tour une critique thmatique la Bachelard dansMichelet par lui-mme, une psychanalyse ethnologique inspire du Freud de Totem et tabou dans Sur Racine etun structuralisme strict dans Systme de la mode); diverse dans son idologie (tenu ses dbuts pour unmarxiste intransigeant parce que veillant l'orthodoxie de l'introduction en France des crits et des thoriesde Brecht , il se fait le champion d'un certain formalisme en dfendant Robbe-Grillet et le Nouveau Romannaissant et d'un certain hdonisme en rhabilitant, en esthtique, la valeur du plaisir), cette uvre apparatcomme une srie de blocs distincts, voire contradictoires, dont on voit mal, premire lecture, lednominateur commun.

    Cela surprend, comme, certains gards, l'homme lui-mme. Tout comme son uvre, la carrire deBarthes n'entre pas dans les modles traditionnels que l'on rencontre chez les intellectuels franais. Il vienttard l'criture. N le 12novembre 1915, Cherbourg, ce n'est qu'en 1953 qu'il publie son premier ouvrage.Trs tt atteint de tuberculose, il passe plusieurs annes en sanatorium et ne peut donc suivre le cursushonorum universitaire auquel il aurait pu prtendre. C'est pourquoi, durant longtemps, les fonctions qu'iloccupe s'avrent prcaires. Il est successivement bibliothcaire l'Institut franais de Bucarest, lecteur defranais l'universit d'Alexandrie, attach la Direction gnrale des relations culturelles, charg derecherches en lexicologie puis en sociologie au C.N.R.S.

    Ce n'est que par des chemins dtourns, et l'ge de quarante-sept ans, qu'il rejoint l'Universit mais, ilest vrai, aux plus hautes fonctions. Nomm directeur d'tudes l'cole pratique des hautes tudes, il est lu,en 1976, professeur au Collge de France o il occupe la chaire de smiologie littraire qui a t cre pour lui.

    Longtemps cart des milieux et des vogues intellectuels, des centres cls d'dition et de pense, ilchappe aux influences et aux gots du jour pour se forger une culture originale, des ples d'intrtspcifiques qui le font traiter de littrature tout aussi bien que de cinma, de peinture et de musique, exhumerl'uvre de Michelet et revaloriser le discours amoureux un moment o la sexualit seule fait loi.

    Volontiers intempestif, Barthes n'a jamais obi la mode. Bien au contraire, il l'a gouverne (durantvingt-cinq ans, autant que Foucault ou Lacan, il a fait germer la modernit); mieux il l'a djoue: drangeant,ridiculisant ce qui va de soi, bousculant les valeurs ftiches, il a toujours et partout opr desdplacements. Et, dans son texte mme, il rejette l'acquis, la rptition, la thse, bref l'autorit, au gr debrisures, de zigzags, de fuites en avant. Son apparent clectisme n'est que le fruit d'une stratgie concerte. y regarder d'un peu prs, l'essentiel de sa recherche, en fait, est programm ds ses premiers ouvrages.

  • II-Le champ de la significationQue ce soit avec Mythologies suite d'analyses sarcastiques de quelques reprsentations de l'idologie

    petite-bourgeoise (faits divers, photos, articles de presse...) ou avec Le Degr zro de l'criture, histoire dulangage littraire qui ne [serait] ni l'histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l'histoire desSignes de la Littrature, l'uvre de Barthes se propose d'emble comme une critique de la signification.Signification et non pas sens; non pas les systmes arbitraires de communication, les langages parlesquels les hommes codifient les rapports entre le monde et eux ou entre eux-mmes, mais les systmesannexes, seconds, par lesquels, travers les langages, ils mettent indirectement des valeurs. Ainsi la phrasequia ego nominor leo a un sens propre, traduisible en franais; elle a aussi pour signification d'tresimplement un exemple de grammaire. Dans une pice de Racine, le mot flamme veut dire amour; c'estaussi un simple signe permettant de reconnatre l'univers de la tragdie classique. Un bifteck-frites a desqualits spcifiques; c'est aussi le symbole d'une certaine francit. Bref, tout objet de discours, outre sonmessage direct, sa dnotation, sa rfrence au rel, peut recevoir des connotations suffisantes pour entrerdans le domaine de la signification, dans le champ des valeurs. Tout peut devenir signe, tout peut tre mythe.

    Pourquoi donc une critique du mythe (et plus globalement du signe, de la signification)? D'abord parce quecelui-ci est parasite: forme sans contenu, il ne cre pas de langages, mais les vole, les dtourne, les exploite son profit pour, en un mtalangage, faire parler obliquement les choses. Ensuite parce qu'il est frauduleux:masquant les traces de sa fabrication, l'historicit de sa production, il se donne hypocritement comme allant desoi; l'idologie bourgeoise se constitue en pseudo-Nature, le strotype en vidence et la Doxa (c'estl'Opinion publique, l'Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence duPrjug) en vrit ternelle. Enfin parce qu'il est pullulant: il y a trop de signes et trop de signes exagrs,bouffis, malades; la signification plthorique non seulement prolifre mais encore en rajoute, jusqu'l'curement et la nause (Combien, dit Barthes, dans une journe, de champs vritablement insignifiantsparcourons-nous? Bien peu, parfois aucun. Que l'on songe la surcharge agressive des affiches, des slogans,des images publicitaires, des gros titres). Et Barthes de rver du degr zro de l'criture (cette criture blanchede Blanchot, de Robbe-Grillet, de L'tranger de Camus), des interprtations sobres d'un Lipatti ou d'unPanzra, des photos dpouilles d'Agns Varda, de matriaux mats et frais, comme le bois...

    III-La smiologie, un rve euphorique de la scientificitMontrer le dbotement, la duplicit du mythe par rapport au langage, en rvler les tapes de

    constitution, les mcanismes, les fonctionnements, en freiner, si possible, l'activit honte et superftatoire,voil le projet barthien tout trac. Encore faut-il passer d'analyses plus ou moins impressionnistes uneformalisation plus pousse. cet gard, Le Mythe, aujourd'hui, synthse et condensation thorique destableautins narquois de Mythologies, pose les premiers jalons et commence mettre les codes ventre l'air. Mais Barthes, bien vite, va beaucoup plus loin et se propose, tout bonnement, de tenter de construire lasmiologie, science qui tudierait la vie des signes au sein de la vie sociale telle que, ds 1910, Saussurel'avait postule dans son Cours de linguistique gnrale. C'est ce quoi s'emploient Systme de la mode etsurtout lments de smiologie. Barthes, d'emble, y retourne l'hypothse saussurienne. Saussure, en effet,pensait que la linguistique proprement dite serait appele se fondre dans une science gnrale des signes.Barthes dmontre le contraire: la signification passant toujours par le langage, la smiologie ne sera qu'unespcification et non une extension de la linguistique: La smiologie n'a eu jusqu'ici traiter que de codesd'intrt drisoire, tel le code routier; ds que l'on passe des ensembles dous d'une vritable profondeursociale, on rencontre de nouveau le langage (la mode, en particulier, n'a de systme qu'en tant qu'elle estcrite, c'est--dire reprsente et appuye de lgendes). Manire de dire, Benveniste le montrera, que lelangage, c'est le social mme.

    Si donc la smiologie relve de la linguistique, l'affaire devient relativement simple. Il suffit d'emprunter la linguistique sa rigueur de mthode et ses concepts les plus opratoires (principalement ces couples fondamentaux que sont: langue/parole, signifiant/signifi, syntagme/paradigme, dnotation/connotation), de prendre pour modle le systme langagier avec ses principes spcifiques d'articulation et de combinaison, pour pouvoir ds lors constituer et analyser en systme tout champ social important et traiter en smiotiques particulires les discours littraire, cinmatographique, musical, voire alimentaire ou vestimentaire. Simple compilation linguistique et prparatoire, conteste du reste par certains linguistes, plus suggestive que profonde, lments de smiologie, pour ce qu'il engendre de recherches multiformes toujours actuelles (les travaux de Julia Kristeva pour la littrature ou de Christian Metz pour le cinma en sont en grande partie issus), demeure quand mme un texte cl de notre temps. Il n'en est que plus surprenant de voir Barthes, bien loin de le dvelopper et de le dpasser, l'abdiquer superbement, passer rapidement tout autre chose (ce qui deviendra une coutume chez lui) et en finir avec ce qu'il appellera un rve euphorique de la scientificit

  • laissant d'autres les destines de la smiologie comme science.

    IV-Littrature, critique, lecture: vers le plaisir du texteParalllement son entreprise smiologique, Barthes porte la littrature une attention continue, une

    prdilection particulire qui ne se dmentira pas (son premier article, dat de 1942, est, significativement,consacr au Journal de Gide). Que ce soit avec Michelet par lui-mme, o il se livre, chez cet auteur, unesurprenante analyse des rveries substantielles, des euphories/dysphories matrielles l o on attendrait uneclassique tude historique ou idologique. Avec Sur Racine, o il exprimente sur l'auteur de Phdre unelecture psychanalytique assez novatrice qui fera grincer des dents aux sorbonnards levs dans la strictemthode de Lanson respect des vraisemblances historiques, biographiques, psychologiques (cet ouvragelancera une querelle dj ancienne, mais fameuse, autour de ce qu'on a appel la nouvelle critique, danslaquelle Barthes exacerbera les passions et se fera nommment attaquer par un pamphlet de Raymond Picardauquel il rpondra par Critique et vrit, merveille d'intelligence et de libert critiques). Ou encore avec Essaiscritiques et Nouveaux Essais critiques, o, en des articles devenus canoniques, il parle indiffremment de LaRochefoucauld, de Brecht, de La Bruyre, de Robbe-Grillet, de Loti, de Bataille, de Voltaire, de Proust, deFlaubert, de Queneau, de Tacite, de Fromentin ou de Kafka , Barthes, ne parlant pas d'un lieu officield'nonciation, se souciant peu de traditions commentatives et d'rudition livresque (la littrature, il nel'enseigne pas), Barthes se veut libre lecteur.

    Obissant apparemment la recherche smiologique de Barthes dans son ensemble ( tout prendre, lalittrature est, des champs de signification, le plus riche et le mieux organis: qu'est-ce que la rhtoriquesinon l'ensemble des connotations qui font dire une page, en sus de son message propre: je suis une pagede littrature?), le travail de lecture en dirige en fait l'volution et y opre des dplacements considrables.S'il songe bien pendant un temps, dans l'euphorie de la thorisation, traiter de la littrature comme d'unsystme (ce dont tmoigne Introduction l'analyse structurale des rcits o, sur les traces de Propp et deBrmond, il tente de rduire le rcit une suite de fonctions lmentaires projet que les premires lignes deS/Z tourneront en drision), Barthes met vite fin ce projet et du mme coup une scientificit trop assertive,autoritaire et incompatible avec l'objet littraire tel qu'il commence le concevoir. Plus attentif dsormais, eneffet, aux procs de structuration qu' la structure elle-mme, aux mouvances et aux pluralits du sens qu'son organisation, il polarise autour de la notion de Texte, comme l'avait fait la notion de signe, l'essentiel deson activit. Ce qui explique l'importante modification que, dans son principe, son objet et son criture,enregistre son uvre la fin des annes 1960, sans du reste rien renier d'elle-mme.

    Que ce soit avec Sade, Fourier, Loyola o il se livre une magistrale dconstruction/reconstruction desfigures de la rhtorique sadienne au gr d'un montage de squences commentatives; avec S/Z o il fait clateren cinq cents lexies (ou units de lecture) une nouvelle de Balzac dont il renchane les grains aux codes de lanarration classique; et surtout avec Le Plaisir du texte tonnant recueil de bulles aphoristiques, de petitesbouffes de babil Barthes nous dcrit le texte (et non plus l'uvre), conu comme un entrelacs de discours etde codes sociaux (son intertextualit), comme tissu de voix (son dialogisme), comme toilement et migrationde sens (son pluriel), comme variation d'impulsions et d'intensits (son grain). Conu surtout commegnrateur de plaisir dans la mesure o il n'a de fonctionnement que dans le dploiement d'un pour-moi,que dans la ralisation d'un rapport d'interpellation, d'interlocution avec un lecteur non pas rcepteur passifmais scripteur effectif: Sur la scne du texte, pas de rampe: il n'y a pas derrire le texte quelqu'un d'actif(l'crivain) et devant lui quelqu'un de passif (le lecteur): il n'y a pas un sujet et un objet. Le texte prime lesattitudes grammaticales.

    V-Barthes par BarthesOn comprendra que le texte ne se prsente pas comme objet de discours scientifique et de thorie (comme

    l'tait auparavant le signe), mais bien plutt comme le gnrateur d'un discours mtaphorique et subjectif, bref d'une criture. La pratique d'une criture textuelle, dit Barthes, est la vritable assomption de la thorie du texte. Entendons qu'il dsigne ainsi la mutation personnelle qui l'a chang d'un simple intellectuel en un des crivains les plus tonnants et les plus originaux de notre temps. Cette mutation est apparente ds 1970, avec L'Empire des signes, carnets d'explorateur issus des voyages que Barthes fit au Japon. Pris de passion pour ce pays qui le fascinait par l'lgance de sa sensualit, il s'attache, bien que n'en connaissant ni la langue, ni la culture, lire celui-ci comme un texte et analyser, avec le regard d'un ethnologue, les systmes de signes qu'il y peroit dans chaque spectacle du quotidien. Ce livre marque un tournant important dans l'uvre de Barthes. On y voit en effet lcrivain se dgager des appuis scientifiques auxquels il avait jusqu'alors recours (le marxisme, la linguistique ou la psychanalyse), abandonner le discours construit et

  • continu de la dissertation pour un texte fragment et, plaant le sujet crivant sur le devant de la scne, semettre pour la premire fois dire je. On comprend que Barthes ait pu dire que c'tait l son ouvrage leplus heureusement crit.

    Ce retour de l'auteur s'affirme encore davantage lorsque, en 1971, les ditions du Seuil proposent Barthes, comme une gageure, d'crire pour la collection crivains de toujours, dans laquelle, vingt ans plus tt,il avait publi Michelet, un Roland Barthes par lui-mme. Cette offre sduit Barthes parce qu'ellecorrespond sa recherche nouvelle qui est de mettre en scne le sujet, d'tudier comment s'tablissentses gots et ses dgots, ses pulsions et ses rpulsions, comment se met en uvre une fantasmatique. RolandBarthes par Roland Barthes n'est pas proprement parler une autobiographie. Si l'auteur y parle de lui, il le faitavec une authenticit retorse qui se djoue elle-mme, beaucoup d'ironie et surtout une distance constante quile fait se dsigner tour tour sous la forme du je, du il, du vous ou de ses initiales R.B.. Barthesnous en prvient d'emble, en exergue: Tout ceci doit tre considr comme dit par un personnage deroman.

    Cette nonciation romanesque, qui permet d'entrer dans ce champ de l'imaginaire dont Barthes faitdsormais le centre de sa rflexion, se poursuit en 1977 avec Fragments d'un discours amoureux o, cette fois,c'est un amoureux qui parle et qui dit. Autour des Souffrances du jeune Werther de Goethe qui sert detexte-tuteur, Barthes enchane par ordre alphabtique, sous forme de glossaire, les figures, les pisodes delangage qui tournent dans la tte du sujet namour. Il n'crit pas un livre sur le discours amoureux, maissimule et met en scne le discours d'un sujet amoureux qui est en partie lui-mme, en partie tout le monde, etdans lequel chacun peut se reconnatre.

    Cette possibilit d'identification explique sans doute le grand succs de librairie que l'ouvrage rencontre, la surprise de son auteur, ds sa parution. Certes, la prestation de Barthes chez Bernard Pivot, Apostrophes, en compagnie de Franoise Sagan, y a contribu. Mais le fait essentiel est que, tout au longde ces annes 1970, ce ne sont pas seulement les thmes d'analyse et l'criture de Barthes qui ont chang,mais aussi son statut social: il est devenu un penseur et un crivain la mode.

    On le sollicite de toutes parts pour des prfaces ou des confrences (on sait qu' de trs rares exceptionsprs il a toujours crit ses textes sur commande). Il dne en ville et mme chez Edgar Faure avec le prsidentGiscard d'Estaing, ce que les intellectuels de gauche lui reprocheront. On l'entend sur France-Culture et surFrance-Musique o le grain trs sduisant de sa voix passe merveille. Le sminaire qu'il anime aux Hautestudes devient le club le plus recherch de Paris. Tous les journaux veulent l'interviewer. Lui-mme, pendantquelques mois donne des chroniques au Nouvel Observateur. De nombreux ouvrages paraissent sur sonuvre. En l977, Cerisy, haut lieu de la pense d'avant-garde, lui consacre un de ses colloques. Il n'est pasjusqu'au cinma o on ne le voie apparatre: dans Les Surs Bront d'Andr Tchin, il incarne WilliamThackeray.

    Cette clbrit grandissante ne laisse pas Barthes insensible. Il a connu assez d'annes difficiles pourapprcier cette conscration dont il assume les consquences: Par le fait mme d'avoir abandonn un statutscientifique, voire un statut strictement intellectuel, je suis forcment travaill par les rponses affectives d'uncertain public, dit-il. Mais en mme temps, ce phnomne de mode qui s'empare de sa personne le perturbeparce qu'il est plus naturellement enclin une vie un peu secrte qu' une exposition mdiatique. Sa rflexion,en tout cas, ne perd ni de son exigence ni de sa hauteur. L'assistance mondaine qui se presse sa leoninaugurale au Collge de France et qui s'attend sans doute une aimable causerie y entendra, mduse, unBarthes hiratique et vaticinant: La langue, comme performance de tout langage, n'est ni ractionnaire, niprogressiste; elle est tout simplement: fasciste, car le fascisme ce n'est pas d'empcher de dire, c'estd'obliger dire. [...] nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste qu' tricheravec la langue, qu' tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique qui permetd'entendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur d'une rvolution permanente du langage, je l'appelle pourma part: littrature.

    En 1980, poursuivant son exploration de l'imaginaire, Barthes publie La Chambre claire, note sur laphotographie. S'il s'est toujours intress aux images en gnral, au cinma et surtout la peinture, il a pourla photographie une attirance particulire (c'est sur un petit album de photos d'enfance et de jeunesselgendes que s'ouvre Roland Barthes par Roland Barthes); mais il n'en a encore jamais fait un objet derflexion. La Chambre claire toutefois n'est ni une sociologie, ni une esthtique, ni une histoire de la photo,mais une phnomnologie de celle-ci. Se prenant lui-mme comme mesure du savoir photographique,Barthes s'interroge sur l'intrt particulier qui le porte vers certaines photos et y distingue la prsence de deuxlments: le studium qui est la part de l'intrt gnral, culturel et le punctum qui est celle du got personnel,de la pulsion.

  • C'est donc un discours purement affectif qu'il se livre en ne s'appuyant que sur des photos qui letouchent profondment. Parmi celles-ci, il y a celles de sa mre, Henriette, que Barthes avait perdue deux ansauparavant. Depuis que, quand il avait un an, son pre, officier de marine, tait tomb au champ d'honneur, ilavait toujours vcu avec elle, et sa disparition avait videmment provoqu un bouleversement de tout sontre. En la reconnaissant dans ses portraits, dans l'mergence d'un a a t et l'illusion d'unersurrection, il entraperoit alors dans la photo la folie qui menace sans cesse d'exploser au visage de qui laregarde et nous livre sans doute les pages les plus intimes et les plus bouleversantes qu'il ait crites.J'entrais follement dans le spectacle, dans l'image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir,comme le fit Nietzsche, lorsque le 3janvier 1889, il se jeta au cou d'un cheval martyris: devenu fou pourcause de Piti.

    Pourquoi, lorsqu'on crit si directement partir de soi-mme, ne pas passer carrment de l'essai auroman? Telle est la question que l'on pose alors Barthes. Il y rpond de manire vasive (un vrai roman?Cela viendra peut-tre. Je flirte depuis longtemps avec cette ide-l), mais exprime trs nettement son dsirde faire une grande uvre continue et non plus fragmentaire. Une fois encore, il parat tre la veille d'unenouvelle mtamorphose. l'instar de Michelet, la fin de sa vie, il rve lui aussi d'une vita nova. Il relit lesclassiques. Les Mmoires d'outre-tombe sont son livre de chevet. New York, il donne une confrence sur laRecherche du temps perdu: Proust et moi. Il note sur des fiches les scnes de son quotidien. Va-t-il luiaussi faire de sa vie le point de dpart d'une uvre? Nul ne saura jamais le dire. Le 25fvrier 1980, Paris,alors qu'il revient de djeuner avec Franois Mitterrand, une camionnette le renverse rue des coles. Sur lemoment on ne croit pas l'accident srieux. Mais c'est sans compter avec les insuffisances pulmonaires de cetancien tuberculeux et sans doute avec le fait que, depuis le dcs de sa mre, quelque chose en lui tait bris.Il meurt le 26mars, quelques jours avant Jean-Paul Sartre.

    La nouvelle de sa mort est accueillie avec stupfaction. C'est un crivain l'apoge de ses moyens cratifsqui disparat brutalement, sans avoir connu ces prparatifs funraires dont bnficient les grands hommes quel'on sent proches de leur fin. Beaucoup de ses textes sont alors inaccessibles; aucun livre n'a t crit sur savie. Ceci explique l'intense activit ditoriale qui suit sa disparition. Les revues Communications, Potique etCritique consacrent Barthes un numro spcial. Les ditions du Seuil runissent en volume ses entretiens lesplus importants (Le Grain de la voix) puis rassemblent ses principaux articles (L'Obvie et l'obtus et LeBruissement de la langue).

    Les compagnons de route, les familiers apportent leur tmoignage et entretiennent la lgende. C'est ainsique Barthes, dfaut d'avoir crit son propre roman, devient un personnage dans celui des autres: il apparatsous le nom de Werth dans Femmes de Philippe Sollers et de Brhal dans Les Samouras de JuliaKristeva. Puis, la mort dj loin et le tombeau rig, vient le temps des indits et des rvlations. En 1987,parat Incidents. Y figure un bref journal intime o Barthes qui n'avait jamais parl ouvertement de sonhomosexualit, dit, travers le rcit un peu glauque de ses dragues parisiennes, son amour des garons. Cettepublication, outre les controverses lgitimes qu'elle suscite (Barthes l'avait-il souhaite?) marque sans doutela fin de tout ce que la mort de Barthes avait suscit d'vnementiel. Sa vraie vie posthume, celle de sonuvre, peut ds lors commencer. partir de 1993, l'dition de ses uvres compltes par ric Marty permetenfin, de par son ordre chronologique, de restituer l'itinraire d'une cration singulire, d'en faire apparatrel'architecture souterraine et la manire dont une criture s'y cherche et s'y dveloppe. Ces trois tomesconstituent dsormais l'un des difices intellectuels, artistiques et humains les plus considrables de la fin duXXesicle. partir de 2002, la publication des cours et sminaires du Collge de France permet den savoirplus sur la fabrique de luvre.

    Philippe DULAC

    Bibliographie

    uvres de Roland Barthes Sauf indication contraire, les ouvrages de Roland Barthes cits ont t publis Paris par les ditions du Seuil: Le Degr zro de

    l'criture, 1953 (rd. 1972 avec Nouveaux Essais critiques); Michelet par lui-mme, 1954; Mythologies, 1957 (rd. Points, 1970);Sur Racine, 1963; Essais critiques, 1964; Critique et vrit, 1966; Systme de la mode, 1967; S/Z, 1970; L'Empire des signes, Skira,Genve, 1970; Sade, Fourier, Loyola, 1971; Le Plaisir du texte, 1972; Roland Barthes par Roland Barthes, 1975; Fragments d'undiscours amoureux, 1977; Leon, 1978; Sollers crivain, 1979; L'Obvie et l'obtus (Essais critiques, III), 1982; Le Bruissement de lalangue (Essais critiques, IV), 1984; Incidents, 1987; La Chambre claire, note sur la photographie, Gallimard, 1980; Le Grain de lavoix, 1981; L'Aventure smiologique, 1985; Incidents, 1987; uvres compltes. 1942-1980, Marty d., tomesI V, nouv. d.,2002.

    Principaux articles

  • Le Message photographique, in Communications 1, Seuil, 1961; Rhtorique de l'image et lments de smiologie, inCommunications 4, 1964; Le Thtre grec, in Histoire des spectacles, Gallimard, 1965; Introduction l'analyse structurale desrcits, in Communications 8, 1966; Drame, pome, roman, in Thorie d'ensemble, Seuil, 1968; L'Effet de rel, inCommunications 11, 1968; Musica practica (sur Beethoven), in L'Arc, no 40, 1970; L'Ancienne Rhtorique, aide-mmoire, inCommunications 16, 1970; Le Grain de la voix, in Musique en jeu, no9, Seuil, 1972; Les Sorties du texte, in Bataille, coll. 10

    18, U.G.E., 1973; Aujourd'hui Michelet, in L'Arc, no52, 1973; Le Bruissement de la langue, in Mlanges Mikel Dufrene, coll. 10

    18, U.G.E., 1975.

    tudes Barthes, Magazine littraire, no314, 1993

    L.-J.CALVET, Roland Barthes, un regard politique sur le signe, Payot, 1973; Roland Barthes: 1915-1980, Flammarion, 1990

    COLLOQUE DE CERISY, Prtexte: Roland Barthes, coll.10

    18, U.G.E., 1978

    B.COMMENT, Roland Barthes, vers le neutre, Bourgois, 1991

    G.GENETTE, L'Envers des signes, in Figures I, Seuil, 1966

    S.HEATH, Vertige du dplacement, Fayard, 1974

    V.JOUVE, La Littrature selon Barthes, Minuit, 1986

    N.LGER dir., Roland Barthes au Collge de France, 1977-1980, d. de lI.M.E.C., Paris, 2002

    S.N.LUND, L'Aventure du signifiant. Une lecture de Barthes, P.U.F., 1986

    Le Magazine littraire, no97, Paris, 1975

    G.DE MALLAC & M.EBERBACH, Roland Barthes, d. universitaires, 1971

    .MARTY, Roland Barthes, le mtier d'crire, Seuil, Paris, 2006

    P.MAURIS, Roland Barthes, Le Promeneur, 1992

    Parcours de Barthes, in Communications, no63, 1996

    P.ROGER, Roland Barthes, roman, Grasset, 1986

    Roland Barthes, Communications, no36, 1982

    nospc.47, Tel Quel, 1971

    nospc.56, L'Arc, Aix-en-Provence-Paris, 1974

    no spc.47, Potique, 1981

    nospc. 423-424, Critique, 1982

    S.SONTAG, L'criture mme: propos de Barthes, Bourgois, 1982.

    Prise de vue