une passion partagée, des identités ambiguës. enjeux européens du football contemporain

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=POEU&ID_NUMPUBLIE=POEU_026&ID_ARTICLE=POEU_026_0191 Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain par Albrecht SONNTAG | Harmattan | Politique européenne 2008/3 - n° 26 ISSN 1623-6297 | ISBN 978-2-296-07486-6 | pages 191 à 209 Pour citer cet article : — Sonntag A., Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain, Politique européenne 2008/3, n° 26, p. 191-209. Distribution électronique Cairn pour Harmattan. © Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Un article de recherche sur les enjeu du football européen.

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Page 1: Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=POEU&ID_NUMPUBLIE=POEU_026&ID_ARTICLE=POEU_026_0191

Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporainpar Albrecht SONNTAG

| Harmattan | Politique européenne2008/3 - n° 26ISSN 1623-6297 | ISBN 978-2-296-07486-6 | pages 191 à 209

Pour citer cet article : — Sonntag A., Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain, Politique européenne 2008/3, n° 26, p. 191-209.

Distribution électronique Cairn pour Harmattan.© Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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politique européenne n° 26, automne 2008, p.191-209

Albrecht SONNTAG

UNE PASSION PARTAGEE, DES IDENTITES AMBIGUËS.

ENJEUX EUROPEENS DU FOOTBALL CONTEMPORAIN

Reconnu tardivement par les sciences sociales comme objet d’étude, le football se révèle aujourd’hui être un thème de recherche riche en significations pour les études européennes. Il permet de susciter une analyse pertinente non seulement sur le plan des politiques publiques, en raison de l’intérêt accru que lui portent les institutions communautaires, mais aussi, en tant que pratique sociale largement partagée, sur le plan des liens affectifs et horizontaux entre Européens.

Si les manifestations massives d’appartenance collective que déclenchent ses grandes compétitions semblent à première vue renvoyer vers une propension du football à donner expression à un nationalisme fermé, voire agressif, le comportement des individus qui forment les foules du football est plus ambigu et permet de formuler un certain nombre d’hypothèses de recherche. Le football peut ainsi être comparé à une « béquille identitaire » qui permet de rendre compréhensible et humainement pensable la dissociation très abstraite entre appartenance culturelle (nationalité) et allégeance politique (citoyenneté) réclamée par les tenants de la « constellation postnationale » (Habermas). Il permet aussi de vivre son appartenance nationale et le besoin social d’exprimer celle-ci sur un mode distancié, ironique. Il constitue, enfin, une illustration surprenante de la théorie de la « réflexivité postmoderne » (Giddens), dans la mesure où il permet aux acteurs sociaux de procéder à une révision permanente de leurs propres pratiques en s’appropriant et intériorisant de nouvelles connaissances sur ces mêmes pratiques produites par les sciences sociales.

Le football, cette passion partagée par un très grand nombre d’individus, montre ce que la culture populaire au sens le plus large pourrait apporter à une meilleure connaissance des rapports affectifs entre Européens, ouvrant ainsi des pistes intéressantes pour la recherche.

Shared Passion, Ambiguous Identities.

Contemporary Football and European Studies

At the beginning of the 21st century football represents a meaningful and relevant topic for the field of European Studies, both in terms of European public policy, following the increasing interest for all aspects of football governance shown by the European institutions, and as one of the continent’s most widely shares social practices that contributes to shaping mutual perception patterns and creating affective bonds between Europeans.

While the massive display of collective feelings of belonging that are triggered by each of its major competitions seem to point towards a capacity of football to provoke feelings of aggressive nationalism, it appears that the behaviour of the individuals who form the

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crowds of football supporters is more ambiguous than it seems at first sight. This analyses allows to formulate a set of hypotheses: football may thus be compared to an « identity crutch » that allows to make humanly understandable the very abstract distinction between cultural belonging (nationality) and political allegiance (citizenship) promoted by the theorists of the « postnational constellation » (Habermas). It also allows individuals to develop an ironic attitude and adopt a critical distance toward their own national belonging and the social need to express it publicly. Finally it constitutes a surprisingly pertinent illustration of the theory of « postmodern reflexivity » (Giddens) by allowing social agents to proceed a permanent revision of their social practices in the light of new findings about these very practices generated by the social sciences.

Football, this passion shared by a very large number of individuals, gives evidence for the contribution the study of popular culture in its largest sense could bring to a better understanding of affective bonds between Europeans and opens a series of interesting

perspectives for future research. Un objet futile, dérisoire, marginal ?

Depuis les années 1980, le football n’a cessé de prendre une place

toujours plus importante dans la société contemporaine, que ce soit en tant que pratique sportive, spectacle de culture populaire ou activité économique. L’espace qu’il occupe désormais dans le paysage médiatique, dans l’imaginaire social, voire dans le langage politique (Barbet, 2007) peut paraître disproportionné, mais force est de reconnaître qu’il s’agit là d’un phénomène significatif de la culture de masse, d’une de ces « passions ordinaires » (Bromberger, 1998) qui touchent un très grand nombre d’individus. Le football compte en Europe 62 millions de pratiquants, 224 000 clubs et un nombre incalculable de téléspectateurs. Il semble parfaitement justifié de le qualifier de « fait social total » selon la définition classique de Marcel Mauss : c’est là effectivement un objet multi-dimensionnel qui traverse et affecte tous les domaines de la vie sociale et qui peut en constituer une grille de lecture intéressante.

Il est par conséquent surprenant que, pendant longtemps, les sciences sociales aient fait preuve d’une certaine réticence envers le football. L’indifférence, voire le mépris (Wahl, 1990, 16 ; Pociello, 1999, 16 ; Wahl, 2000) de la part de leurs pairs pour cet objet souvent considéré comme futile, dérisoire ou marginal, semblent avoir profondément marqué les chercheurs qui, les premiers, s’y sont intéressés (Ehrenberg, 1984 ; Wahl, 1989 ; Wahl et Lanfranchi, 1995, Bromberger, 1995).

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Si aujourd’hui le football est davantage accepté comme objet d’études des sciences sociales en France, c’est sans doute en raison de la Coupe du monde 1998. L’impact considérable qu’elle eut sur la perception des significations multiples de ce sport a suscité un intérêt accru de la part de différentes disciplines académiques (Mignon, 1998 ; Faure et Suaud, 1999 ; Boniface, 2002 ; Dietschy, 2006 ; Gastaut et Mourlane, 2006, pour ne citer que quelques exemples). La recherche française a ainsi rattrapé son retard sur les travaux effectués au Royaume-Uni (Walvin, 1975 ; Mason, 1980 ; Elias et Dunning, 1984 ; Holt, 1989) ou en Allemagne (Eisenberg, 1994 ; 1997 ; Heinrich, 1994 et 2000).

Vu la profusion d’ouvrages et d’articles, on peut regretter que cette pratique sociale universelle que représente le football soit trop souvent étudiée sous le prisme national ou dans une perspective comparatiste qui se contente dans la plupart des cas de juxtaposer ou opposer des regards nationaux. Cela est vrai autant pour les travaux francophones (Hélal et Mignon, 1999 ; De Waele et Husting, 2006) que pour les travaux britanniques (Finn et Giulianotti, 2000 ; Armstrong et Giulianotti, 2001) et s’explique non seulement par les contraintes matérielles liées à une recherche empirique qui dépasserait le cadre national (sans même parler des difficultés d’ordre linguistique), mais aussi par le fait historique que la mémoire du football international s’est écrite depuis le début XXème siècle dans des vases clos nationaux.

Intégration économique et politiques publiques

Rares sont les chercheurs qui proposent une approche

explicitement européenne, et leurs analyses restent focalisées sur des aspects très partiels. Les parallèles que dresse par exemple Pascal Boniface entre la construction de l’Europe communautaire et la création des compétitions européennes de football relèvent davantage de la coïncidence curieuse que d’un lien pertinent entre les deux processus (voir, à titre d’exemple, Boniface, 2002, 77-91). Ce genre d’analogie peu convaincante est repris par Anthony King qui, de manière un peu forcée, distingue différentes phases dans la construction de l’Europe du football : des débuts purement « inter-gouvernementaux », suivis par l’« Eurosclérose » des années 70/80, avant que le dynamisme d’intégration économique transnational ne l’emporte à partir de la dernière décennie du siècle (King, 2003).

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Il faut reconnaître que le lien entre le processus d’intégration économique et politique sur le plan communautaire et le développement du marché du football à l’échelle européenne est devenu plus apparent depuis que le football a pris une telle ampleur en tant qu’activité économique transnationale, et qu’il est directement concerné par l’application du droit européen de la concurrence en vigueur. Le célèbre « arrêt Bosman » du 15 décembre 1995, qui a imposé au football professionnel le principe de la libre circulation des travailleurs, mettant ainsi fin au système traditionnel des transferts, est sans doute la manifestation la plus médiatisée de cet intérêt accru des instances communautaires pour le football (Cour de Justice, 1995). Plus récemment, cet intérêt s’est porté sur la « sauvegarde des structures sportives actuelles » (Commission, 1999), structures associées à un « modèle européen du sport » (Commission, 1998) et qui ont fait l’objet d’un rapport intitulé « Independent European Sport Review 2006 » (Arnaut, 2006), d’une résolution du Parlement Européen sur « l’évolution du football professionnel en Europe » (Parlement, 2007), et enfin d’un livre blanc (Commission, 2007). En raison de ces initiatives récentes, les questions relatives à la gouvernance du football et à l’application du droit communautaire à la sphère sportive prennent une place plus importante dans les préoccupations des chercheurs en sciences politiques (De Waele et Husting, 2001 ; Boniface, 2001 ; Parrish, 2003).

Il reste cependant à voir si le débat autour de la réglementation de l’activité sportive en Europe en vue de la sauvegarde d’un présumé « modèle européen » aura un impact réel sur l’attitude des Européens à l’égard des institutions. Certes, on ne peut pas exclure que, dans le cas où l’Union européenne prendrait des mesures concrètes visant à défendre les structures traditionnelles de l’organisation du football contre les tendances de marchandisation et de commercialisation excessives déplorées par un grand nombre d’amateurs de ce sport, ces derniers ne soient amenés à avoir une opinion plus positive envers des institutions qui « sauvent » leur sport préféré de l’emprise de « la coalition des partisans du marché unique » (Parrish, 2003, 246). S’il est vrai que le football constitue ainsi un terrain sur lequel l’Union européenne pourrait effectivement se montrer plus proche des préoccupations des citoyens comme le réclame plus d’un acteur politique depuis des années, une telle hypothèse relève à l’heure actuelle de la spéculation (Sonntag, 2008, 269-271).

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Le football comme lien entre Européens L’approche la plus pertinente du football en tant que phénomène

social européen qui exerce une influence sur les liens affectifs et horizontaux entre Européens semble être celle d’Andy Smith qui a tenté d’appréhender le jeu complexe des appartenances territoriales en Europe à travers leur expression dans la pratique sociale largement partagée qu’est celle de « suivre » un sport comme le football ou le rugby (Smith, 2002). En intégrant des concepts de la sociologie interculturelle, l’auteur s’interroge sur la manière dont l’importance grandissante des compétitions européennes et la mobilité accrue des joueurs déplacent les notions d’identité et d’altérité en modifiant l’acception de termes comme « Européen » ou « étranger » auprès des amateurs de sport dans trois régions différentes en France et en Angleterre.

L’ouvrage d’Andy Smith explore des pistes très intéressantes pour l’étude des liens horizontaux entre Européens, mais son analyse et ses conclusions restent inabouties, notamment pour deux raisons. L’une d’elles tient aux limites inhérentes à une enquête qualitative menée par un seul chercheur sur un sujet aussi vaste. L’autre est davantage liée au moment de l’enquête. Menée vers la fin des années 1990, elle n’a eu lieu qu’au début de la transformation profonde que subit le football européen depuis une quinzaine d’années. Il s’agit de trois évolutions simultanées : sur le plan de l’intérêt sportif et économique d’abord, que ce soit pour les clubs les plus importants ou pour les spectateurs, le poids écrasant de la Ligue des Champions est en train d’éclipser les championnats nationaux. Sur le plan des repères identitaires locaux et régionaux ensuite, la législation européenne, depuis l’arrêt Bosman qui a accéléré et intensifié la fluctuation sur le marché des joueurs, confère aux effectifs des clubs des caractères résolument multiculturels. Sur le plan du développement économique enfin, les intérêts transnationaux des grandes entreprises de communication qui distribuent « le produit » football à travers le continent tendent vers la création et le renforcement d’un marché authentiquement européen.

Sous l’effet cumulé de ces trois tendances fortes, la perception des enjeux dont traitait l’enquête d’Andy Smith a été sensiblement modifiée, tout comme le ressenti des appartenances à travers le sport a été modifié par le clivage toujours plus prononcé entre le football des clubs, synonyme d’un brassage postnational sans limites et d’une marchandisation à outrance, et celui des équipes nationales, dotées

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par opposition d’une aura de « pureté », de « désintéressement », voire de « sacré » (Sonntag, 2008, 113-147). Ceci dit, si le contexte et les discours ont évolué de manière significative durant la dernière décennie, la question centrale posée par Andy Smith reste pertinente, notamment pour une étude des « amours et désamours entre Européens » : la question du regard sur l’Autre et sur soi-même au sein de l’Europe.

On peut s’interroger sur l’impact réel qu’ont les rapports affectifs et horizontaux entre Européens sur la construction d’un projet politique supranational. Il serait peut-être même souhaitable qu’ils n’y en ait aucun et que ce projet ne soit porté que par la raison. Or, les liens affectifs et les perceptions qui existent entre les membres d’une communauté ne sont pas sans répercussions sur leur acceptation de principe d’une « union toujours plus étroite » entre les nations européennes, car cet objectif est implicitement basé sur la présomption d’une communauté de solidarité qui partage un socle de valeurs communes. L’histoire de la création des Etats-nations modernes nous montre que les perceptions et auto-perceptions des nations ne se forgent pas que dans l’arène politique, mais aussi au travers de pratiques sociales largement partagées en dehors de tout contexte politico-institutionnel. Et peu de pratiques sont aussi répandues à travers le continent que le football.

Un terrain d’affirmation identitaire Comme le prouvent les manifestations d’affirmation identitaire

qui accompagnent chaque grande compétition, le football est une formidable caisse de résonance pour des sentiments d’appartenance particulière. « Sport où le phénomène d’identification est le mieux dimensionné, le plus palpable, le plus constant, le plus organisé » (Yonnet, 1998, 85), le football semble effectivement avoir une propension à déclencher le processus de construction de l’identité sociale qui se fonde sur la constitution et dénonciation d’un out-group afin de mieux définir, de conforter et de pérenniser l’in-group (Tajfel 1972 et 1978 ; Sherif 1969). Dans un contexte chargé d’émotion, il suggère auprès du spectateur que les deux collectifs qu’il oppose sont emblématiques des groupes sociaux qu’ils représentent, et suscite ainsi une identification partisane forte.

L’intensité des émotions psychosociales que le football provoque est telle qu’il a, depuis George Orwell (1945), souvent été comparé à

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un simulacre de guerre possédant une fonction cathartique (Elias, 1987). Qu’on veuille ou non faire sienne cette analogie un brin superficielle, il n’en reste pas moins que le football est un producteur très fiable de stimuli émotionnels, dont l’attractivité dépend pour une large part de la construction préalable de « l’Autre » dans un espace discursif et délibératif particulièrement dense, qui va des médias internationaux aux conversations de rue.

Il est intéressant de noter que le football ne connaît aucunement le relâchement des appartenances traditionnelles auquel on aurait pu s’attendre suite à l’émergence d’un marché de plus en plus transnational tant pour les joueurs que pour les compétitions et les images. Suivant le rythme de son calendrier pluriannuel, il déclenche des manifestations de masse qui sont autant des auto-célébrations joyeuses que des revendications de reconnaissance collective, et on est en droit de conclure que ce sport reste un agent puissant en faveur de l’ordre national.

On voit mal en tout cas comment il pourrait être utilisé par les institutions communautaires comme « un instrument amplifiant le sentiment d’appartenance à une communauté européenne », comme le souhaitait, naïvement, le Conseil Européen de Fontainebleau en 1984 (Andreu Romeo, 2001, 59). Et il n’est guère surprenant que le rapport Adonnino, commandité par le Conseil avec l’objectif de proposer des pistes pour une « Europe des citoyens » et comprenant une série de propositions pour une instrumentalisation du sport afin de créer une identité européenne par le haut, n’ait jamais été appliqué. Si, dans le contexte du milieu des années 1980, le rapport Adonnino et ses suggestions, comme la création de compétitions ou d’équipes sportives communautaires, ne paraissaient pas dépourvus de sens, aujourd’hui, « les institutions communautaires sont conscientes des risques que ferait courir pareille initiative à l’image déjà fort dégradée de l’Union européenne » (Husting, 2006, 140). A l’ère d’un processus de globalisation culturelle ressenti par beaucoup comme déstabilisant, voire angoissant, le sport – notamment le football – fournit des occasions de manifester collectivement sa résistance aux tendances d’uniformisation ou de convergence, et de célébrer, au vu de tous, sa singularité locale ou nationale. C’est là une expression visible du caractère dialectique de ce processus que mettent en relief les travaux internationaux sur la globalisation culturelle (Barber, 1996 ; Mattelart, 1996 ; Appadurai, 1997 ; Warnier, 1999).

On aurait cependant tort de tirer des conclusions hâtives sur la propension du football à susciter des sentiments d’un nationalisme

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fermé, voire agressif. Les observations faites sur le terrain lors des grandes compétitions de ces dernières années et à partir de nombreux entretiens menés dans le cadre d’une enquête empirique depuis 2001 (Sonntag, 2008) suggèrent au contraire que le comportement des individus qui forment les foules du football est plus ambigu et mériterait, dans les années qui viennent, des recherches approfondies que la présente contribution doit se contenter d’esquisser.

Une « béquille identitaire » pour le XXIe siècle ? La première hypothèse qu’il serait intéressant de vérifier dans une

enquête plus large concerne le football vu comme « béquille identitaire ». Ce néologisme peut certes prêter à sourire, mais il nous semble approprié pour exprimer le besoin de réassurance face à la perte de repères identitaires traditionnels inhérente à l’époque actuelle. Il fournit surtout une métaphore parlante pour illustrer les concepts abstraits formulés par les théoriciens de « la constellation postnationale » (Habermas, 1998).

Selon ces derniers, il ne s’agit pas, pour l’Europe, de superposer une identité européenne sur les identités nationales existantes. Au contraire, la légitimité à long terme de l’Union européenne – nécessaire en raison du déclin en puissance des Etats-nations traditionnels – dépendrait de la capacité à opérer un « découplage de l’exercice de l’autonomie démocratique et de son ancrage national historique » (Lacroix, 2004, 19). En d’autres termes, une distinction entre identité culturelle (nationalité) et identité politique (citoyenneté), telle qu’elle a été dessinée dans le concept de « patriotisme constitutionnel » développé en Allemagne fédérale à la fin des années 70. Comme le formule Habermas, « les citoyens européens, jusqu’ici seulement caractérisés comme tels par un passeport commun, devront apprendre à se reconnaître mutuellement comme membres d’une entité politique commune au-delà des frontières nationales. » (Habermas, 1998, 149). Ce sont « précisément les conditions artificielles dans lesquelles la conscience nationale a émergé » (ibid., 154) qui permettent d’espérer que la solidarité entre des individus étrangers dans un vaste groupe social, réalisée dans des politiques redistributives, ne restera pas une utopie au-delà de l’Etat-nation. S’il a été possible que les êtres humains parviennent à une transposition hautement abstraite de leurs liens de solidarité du niveau local au niveau national, pourquoi ne seraient-ils pas capables de poursuivre

Commentaire : Suggestion prise en compte.

Commentaire : Commentaire pris en compte.

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cette évolution ? Cet effort considérable d’abstraction qu’implique la pensée de Habermas est également réclamé par Manuel Castells, pour qui « l’assimilation des nations et des États à leur composé ‘État-nation’ » ne fait aucun sens « au-delà d’un contexte historique précis », et la distinction « entre nations et États, qui ne se sont confondus (et pas pour toutes les nations) qu’à l’époque moderne, s’avère essentielle. » (Castells, 1999, 69).

Pour les opposants à cette thèse, il est clair que demander aux Européens de dissocier identité culturelle et identité politique paraît une posture intellectuelle vaine, tant il leur semble évident que les deux sont inséparablement liées. Or, à y voir de plus près, les citoyens d’Europe occidentale vivent déjà leurs appartenances sur un mode quelque peu « schizophrène », et leur identification forte à la nation constitue en fait « sinon un préalable, du moins une disposition favorable au développement d’un sentiment d’appartenance à l’Europe » (Duchesne et Frognier, 2002, 358). Ce constat confirme les résultats de l’enquête empirique de Sophie Duchesne sur la Citoyenneté à la française (Duchesne, 1997), qui réaffirment le caractère primordial du lien culturel entre le citoyen contemporain et son appartenance nationale, et confirment que la nation représente en premier lieu pour l’individu un point de repère affectif et communautaire. Ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps capable de faire abstraction de ces liens culturels et ethniques pour rendre possible le vivre-ensemble dans une société multiculturelle basée sur le principe contractuel. Les individus interrogés lors de cette enquête semblent même trouver un certain équilibre mental dans cette distinction entre appartenance culturelle et allégeance politique.

De même, certains travaux sur l’identité européenne (Meier et Risse, 2003 ; Bruter, 2005) ont donné une base empirique à la possibilité de distinction entre identité politique et culturelle, en montrant qu’il est erroné de conceptualiser une telle identité comme un jeu à somme nulle, et qu’une allégeance européenne forte n’est pas corrélée à une identité nationale faible.

Le football est un excellent terrain pour observer l’expression concrète de ces appartenances multiples. De par sa propre dualité entre l’européanisation avancée qu’il subit et l’attachement aux représentations culturelles qu’il véhicule, le football devient en quelque sorte une « béquille identitaire » qui permet d’avancer sur le chemin de la « constellation postnationale » : il rend compréhensible et humainement pensable cette dissociation identitaire.

Commentaire : Commentaire pris en compte

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Un support d'apprentissage de l'ironie Une deuxième hypothèse qui mériterait d’être approfondie repose

sur une affirmation très simple : le football n’est qu’un jeu. Aussi galvaudée que soit cette expression, elle n’en permet pas moins de comprendre comment le football s’insère dans les structures identitaires de l’individu européen en ce début de XXIe siècle. Afin que le jeu procure du plaisir, c’est-à-dire fonctionne, il faut à la fois être capable de le prendre totalement au sérieux et, aussitôt la partie terminée, de prendre du recul. C’est avant tout vrai pour les jeux d’où sortent généralement un gagnant et un perdant (ou plusieurs), et chaque enfant doit faire l’apprentissage de cet aller-retour entre l’investissement émotionnel et le recul relativisant.

Comme il a été souligné ci-dessus, le football produit des émotions d’une grande intensité, notamment dans l’expression collective des sentiments d’appartenance. Mais comme il n’est malgré tout qu’un jeu, il rend aussi possible et faisable une certaine distanciation ironique, une prise de recul de l’individu par rapport à son propre besoin de communauté culturelle.

Dans cette perspective, l’affirmation identitaire serait alors mise en scène de manière à la fois sincère et ironique. Sincère parce que totalement débridée au moment même du spectacle sportif ; ironique parce que parfaitement consciente de son caractère éphémère et ritualisé. Il est possible que ce que Georges Vigarello considère comme un « paradoxe » – à savoir le fait que le spectacle sportif est désormais « à la fois consommation désinvolte et fièvre collective, plaisir (télévisuel) privé et effervescence publique » (Vigarello, 2002) – n’en soit pas un. Selon Michel Lacroix, ce type de comportement apparemment paradoxal annonce ce qu’il appelle « la sociabilité postmoderne », phénomène qui répond aux attentes et besoins contradictoires de l’individu contemporain. Lacroix décrit les individus qui « participent à l’ivresse générale » et « se laissent posséder par l’âme de la foule », mais qui, aussitôt après « s’en retournent tranquillement chez eux. » Autrement dit : « ils ont savouré un lien social effervescent, mais ils n’en subissent aucun des inconvénients », retirant ainsi de ces émotions collectives « une double satisfaction » (Lacroix, 2001, 91-93).

La Coupe du monde 2006 a fourni plusieurs illustrations de cette thèse : les télévisions du monde entier se délectèrent des larmes sur les visages défaits des supporters brésiliens ou allemands après l’élimination « dramatique » de leur équipe. Ce fut touchant,

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émouvant, mais dès le lendemain, ces mêmes supporters en larmes passèrent à autre chose, se souvenant, émus et avec le sourire, de leur propre détresse. De même pour le fameux « patriotisme light » qui a été diagnostiqué auprès des Allemands soudainement épris de leur drapeau et de leur hymne national. A y regarder de près, ce type de patriotisme semble davantage relever du folklore culturel et ne porte plus la moindre revendication politique (Sonntag, 2007a). En aucun cas, il ne permet de mettre en cause la tendance lourde du passage « des valeurs de tradition, de religion et d'autorité » vers des « valeurs ‘rationnelles-légales’ et ‘séculières’ » et des valeurs individualistes « d'autoréalisation, d'expression et de bien-être », tendance qui, selon les résultats de la World Values Survey, caractérise notamment les sociétés contemporaines de l’Europe de l’Ouest (Inglehart, 1999, 23).

Pour Norbert Elias (1984), le quest for excitement – cette recherche d’excitation agréable qui, dans la société moderne marquée par un contrôle accru des émotions, ne pouvait être assouvie par le sport et dans les stades – relevait de l’instinct humain. Aujourd’hui, tout porte à croire que l’individu postmoderne semble prendre de plus en plus conscience de son propre besoin d’excitement, et le satisfait sur le mode détaché du « second degré ». Le caractère cathartique de l’affirmation identitaire serait alors vécu de manière quasi ironique, comme un acte nécessaire d’hygiène psychosociale.

Des chercheurs comme Bromberger ou Smith ont insisté sur le fait que le spectateur de football est tout à fait capable d’adopter une attitude distanciée envers l’objet de sa passion, de jeter un regard amusé et moqueur sur son propre comportement. Il l’a d’ailleurs toujours été : comme Richard Hoggart l’a montré dans La culture du pauvre, « la capacité des classes populaires à maintenir une séparation entre la vie réelle et sérieuse et le monde du divertissement » (Hoggart, 1991, 21), les « nombreux exemples de l’aptitude populaire à la moquerie » (ibid., 381) ont généralement été sous-estimés, voire négligés par les sciences sociales, souvent pour des raisons de partis pris idéologiques. Les observations faites dans et autour des stades de la dernière Coupe du monde confirment, pour reprendre les termes de Hoggart, que l’amateur de football de base est parfaitement en mesure de pratiquer une « consommation nonchalante », de ne prêter qu’une « attention oblique » envers le discours médiatique et l’objet de son divertissement (ibid., 295-296), de n’être « jamais dupe complètement » (ibid., 23).

Au début des années 1980, l’anthropologue Marc Augé n’arrivait pas encore à s’expliquer entièrement cet « humour dans l’attitude de

Commentaire : Sujet précisé.

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beaucoup de supporters », cette « attitude passionnée et goguenarde (…), mélange d’attention, de passion et de désinvolture » qu’il observait dans les stades (Augé, 1982, 65). Aujourd’hui, les spectateurs ont eux-mêmes conscience que le fait de se mettre dans tous ses états pour un match de foot comporte une dimension « ridicule » et qu’une bonne part de leur plaisir dépend justement du décalage entre, d’une part, leur investissement sérieux et total dans l’identification émotionnelle avec l’équipe de leur cœur et, d’autre part, leur capacité de se moquer de cet investissement, d’eux-mêmes et de leurs semblables.

La parution en 1992 du récit autobiographique de Nick Hornby, Fever Pitch (publié en France sous le titre de Carton Jaune), analyse aussi impitoyable que réjouissante de toutes les souffrances et gratifications que peut procurer le football à ceux qui le suivent avec passion, peut être considérée, en rétrospective, comme un véritable changement de paradigme discursif (Hornby, 1992). Le roman de Nick Hornby résume, de manière accessible et compréhensible pour le plus grand nombre, le décalage grandissant entre l’attachement émotionnel de l’individu aux traditions héritées de la modernité et le sentiment diffus que cette modernité est en train de se dissoudre dans une société d’un type nouveau. Ce n’est pas un hasard si Hornby a été suivi par une pléiade d’auteurs inspirés par son regard ironique, et qui se sont mis à parler du football avec un ton nouveau, entre tendresse nostalgique et auto-ironie rafraîchissante. Dans la même lignée, il existe aujourd’hui en Europe occidentale tout un paysage de magazines, de sites web et de blogs qui jouent avec les références footballistiques de manière intelligente, décalée, et critique. Des publications comme So foot et Les Cahiers du Football en France ou Der tödliche Pass et 11 Freunde en Allemagne sont des exemples intéressants pour cette approche ironique nouvelle qui, pour l’instant, n’a nullement l’air de s’essouffler (www.sofoot.com / www.cahiersdufootball.net / www.der-toedliche-pass.de / www.11freunde.de).

Une illustration de la réflexivité postmoderne L’ironie, voire l’auto-ironie, est aussi nourrie par le phénomène de

« réflexivité » qu’une observation différenciée du comportement des spectateurs de football permet de mettre à jour.

Devant l’ampleur prise par le football dans nos sociétés, la presse dite « de qualité » a été contrainte d’accorder davantage d’espace à ce

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phénomène social devenu incontournable. Soucieuse de se différencier de la presse sportive, elle s’est penchée sur les explications de ce phénomène fournies par les sciences sociales. Ces explications sont désormais présentes tant dans les suppléments assez volumineux publiés pendant les grandes compétitions que dans les colonnes des tribunes ou chroniques. Et depuis quelques années, la presse sportive elle-même n’est plus en reste : de plus en plus, les journalistes sportifs consultent et intègrent la production des sciences sociales. Il en résulte que le spectateur de football est aujourd’hui exposé à des informations qui lui permettent de mieux prendre conscience de son propre comportement. Il en sait désormais quelque chose sur l’impact identitaire du sport contemporain, sur les besoins sociaux et les désirs collectifs et individuels qui le sous-tendent, il fait circuler ce savoir dans l’échange d’idées avec les autres, et il est à même de prendre du recul par rapport à ses actions et réactions, ce qu’ont confirmé bon nombre de témoignages recueillis pendant la Coupe du monde 2006.

Ainsi, la déclaration d’un groupe de supporters allemands (rencontrés à Kaiserslautern, 12 juin 2006), interrogés au sujet de l’ardeur avec laquelle ils entonnaient désormais leur hymne national, est parfaitement représentative d’une attitude largement répandue : « Tout le monde le sait : on a tous besoin d’être fiers de notre appartenance. Et on fait comme tout le monde. L’hymne national, faut pas trop prendre au sérieux, mais ça fait du bien. » (Kaiserslautern, 12 juin 2006). On peut aussi citer la remarque d’un supporter suisse, qui déclare que « le football et la Coupe du monde, c’est sympa, car ce sont des équipes avec lequelles on peut s’identifier, ça permet d’afficher son identité nationale. Du coup, la fête avec les autres, c’est encore plus marrant ! » (Stuttgart, 13 juin 2006).

Le football devient ainsi un cas d’école pour le processus circulaire que les théoriciens de la postmodernité (Giddens, 1990 ; Beck, 1997 ; Beck, Giddens et Lash, 1994) ont nommé « réflexivité » et qui décrit la manière dont les acteurs sociaux procèdent à une révision permanente de leurs propres pratiques en s’appropriant et intériorisant de nouvelles connaissances sur ces mêmes pratiques produites par les sciences sociales. Autrement dit : des connaissances obtenues par l’observation scientifique des individus contemporains sont réinjectées – souvent de manière simplifiée – par le biais des mass médias et du débat public, dans la société, et influencent à leur tour les pratiques mêmes qui ont été initialement étudiées. Il est surprenant de voir à quel point le football, en raison de son

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omniprésence médiatique, peut servir d’illustration convaincante à ce concept (Sonntag, 2007b).

Dès les années 1990, Richard Giulianotti a développé la notion de « post-fan » en observant l’embourgeoisement des gradins anglais et les mutations du discours footballistique britannique marqué par une dimension ironique, critique et réflexive (Giulianotti, 1999, 148-150). Mais comme Hoggart l’a souligné, la capacité d’adopter de la distance critique n’est pas l’apanage de la middle class. Le Mondial 2006 l’a bien démontré : la tendance au regard ironique s’est entièrement démocratisée. Sa manifestation la plus visible est le détournement des stéréotypes nationaux traditionnellement utilisés par les autres dans le but à la fois de revendiquer « fièrement » son appartenance et de le faire avec un clin d’œil auto-ironique. Un nombre grandissant de spectateurs ne se contentent plus des affublements et maquillages habituels aux couleurs nationales, mais arborent désormais des objets et symboles stéréotypés : des Français qui arrivent au stade coiffés de bérets basques ou de bicornes napoléoniens, armés de baguette ou carrément déguisés en Astérix et Obélix ; des Scandinaves portant des casques de Viking ; des Espagnols travestis en danseuses de flamenco ; des « Oranjes » néerlandais affublés de perruques de carottes orange et de chapeaux en forme de gouda – de l’autodérision qui fait usage de symboles facilement décodables par tous. Certains vont même plus loin encore, en arborant les stéréotypes des autres, comme ce supporter britannique en maillot anglais au-dessus d’une culotte de cuir bavaroise qui affirme que « c’est pour rendre hommage à nos hôtes allemands. Mais en même temps aussi pour me moquer d’eux. Car je sais bien qu’à part les Bavarois, ils ont horreur de ce pantalon ridicule ! » (Stuttgart, 14 juin 2006).

Certes, on peut taxer d’angélisme cette analyse d’une Europe sur la voie de la postmodernité. Même en faisant abstraction du hooliganisme dont la violence ne se nourrit vraisemblablement pas en première ligne d’une idéologie explicitement nationaliste, on peut lui objecter que tout le monde n’est pas capable du même degré de distanciation ironique et d’humour au « second degré ». Mais tout observateur attentif est amené à se rendre à l’évidence que les rares incidents de violence verbale ou physique qui surviennent lors des grandes compétitions ne sont tout simplement plus significatifs par rapport au nombre total des personnes qui se regroupent devant les nombreux grands écrans dans les centres-villes. Une troisième hypothèse qu’il serait, en revanche, intéressant de vérifier dans une enquête de terrain plus large est celle de savoir si ces attitudes

Supprimé : s

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ironiques postmodernes restent réservées à certaines nationalités ou si un mouvement de convergence européenne s’est engagé. Une enquête internationale actuellement en préparation en vue du prochain championnat d’Europe prévu pour 2012 et qui doit se tenir en Pologne et en Ukraine (à moins que l’Ukraine ne soit pas en mesure d’assurer l’organisation de cet évenement, ce qui exigerait sans doute un partenariat germano-polonais particulièrement intéressant dans le contexte de l’affirmation des identités nationales), pourrait produire des résultats concluants à cet égard, en combinant une approche quantitative par le biais d’une large enquête basée sur internet et un nombre significatif d’entretiens qualitatifs menés sur place par une équipe de chercheurs.

L’avenir nous dira si le football, tout comme d’autres événements du type « affrontement ludique entre nations », tel le Grand Prix Eurovision de la Chanson, pourra durablement influer sur les perceptions entre Européens et les aider à vivre leur ambiguïté identitaire sur le mode ironique. Pour une philosophe comme Luisa Passerini, c’est une évolution souhaitable et probablement inévitable : « Jouer un ou plusieurs rôles sur une scène composée de cercles concentriques – la ville, le pays, l’Europe, le monde – ne peut se faire qu’avec une attitude qui est ironique, du moins partiellement, envers cette pièce et le rôle qu’on y joue. Exprimer l’espoir que les identités du futur seront des identités ironiques signifie espérer qu’elles seront suffisamment fortes pour osciller, bouger et changer, et qu’elles n’auront plus besoin d’être fondées sur la rigidité et l’exclusion. » (Passerini, 2002, 208). Conclusion

A la fois terrain d’affirmation des appartenances et « béquille

identitaire » qui permet de réaliser une dissociation postnationale entre allégeance politique et appartenance culturelle, support d’apprentissage de l’ironie et illustration concrète du concept de la réflexivité postmoderne, le football, cette passion partagée par un très grand nombre d’individus, se révèle être un thème de recherche riche en significations pour les études européennes, pour peu qu’on s’autorise à sortir des sentiers battus. En montrant ce que la culture populaire au sens le plus large pourrait apporter à une meilleure connaissance des rapports affectifs entre Européens et à leur capacité à distinguer leurs identités politiques et culturelles, il ouvre des pistes intéressantes pour la recherche.

On pourra certes taxer cette vision inhabituelle du football de « naïve » ou « optimiste ». Cependant, l’objectif des pages qui

Mis en forme

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précèdent n’est pas de faire l’éloge du football, mais de jeter un regard nouveau sur un objet sous-exploré et plus ambigu que ne le laissent penser les interprétations traditionnelles qui en sont faites. On pourra aussi, à juste titre, opposer que l’approche développée ici traite davantage de l’Europe que de l’Union européenne et que le football, même en admettant qu’il ait une influence positive sur les perceptions et les liens affectifs entre Européens, ne résoudra pas le déficit démocratique dont est accusée l’Union européenne ni la crise de légitimité qu’elle traverse actuellement. C’est très certainement vrai. Mais un phénomène qui influe manifestement sur les sentiments qu’ont les Européens les uns envers les autres, qui participe à la construction et définition des « Autres » au sein de l’espace européen et qui, enfin, touche autant d’individus à travers le continent, peut donner des éléments de réponse, certes modestes mais pertinents, à la question fondamentale si les Européens sont disposés à poursuivre un projet commun avec ces « Autres » qui peut aller jusqu’à prendre la forme d’une communauté politique. En somme, ce que suggère ce regard sur le football est que « la culture du pauvre » mérite que les études européennes s’y consacrent davantage.

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