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L i t t é r a t u r e & I d é ecollection dirigée par Camille Dumoulié

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DU MÊME AUTEUR

Esthétiques du XVIIIe siècle, Beaux-arts, Architecture, Art des jardins– Le modèle français, Philippe Sers-Vilo, 1990

Fiat lux – Une philosophie du sublime, Quai Voltaire 1993, diff.Vrin, Prix international Morpurgo-Tagliabue 2002. Trad. ita-lienne Carmelo Calì et Rita Messori, dir. scientifique GiovanniLombardo, Aesthetica, 2003.

Traduction, notes et commentaire de Burke, Recherche philoso-phique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin,1re éd., 1990, 2e éd. revue et augmentée, 1998

Les monstres du sublime – Hugo, le génie et la montagne, Paris-Méditerranée, 2005

Ouvrages collectifs dirigés :

Le Paysage et la question du sublime, en codirection avec ChrystèleBurgard, Réunion des Musées Nationaux et Seuil, 1re éd.,1997, 2e éd., 2001

Art et science à l’âge classique, Le Temps philosophique, n° 8,2000

Le paysage : état des lieux, avec Michel Collot et Françoise Chenet,Ousia, 2001

Révolutions du moderne, avec Daniela Gallingani, Claude Leroy etAndré Magnan, Paris-Méditerranée, 2004

Vico, la science du monde civil et le sublime, avec Alain Pons, LeTemps philosophique, n° 10, 2004

Paysage et ornement, avec Didier Laroque, prix du Centre Nationaldes Arts Plastiques (CNAP), Verdier, 2005

© Éditions Desjonquères, 200515 rue au Maire, 75003 Paris

www.editions-desjonqueres.com

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BALDINE SAINT GIRONS

LE SUBLIME

DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS

DESJONQUÈRES

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REMERCIEMENTS

Ma gratitude va à ma famille, mes amis et mes étudiants, sans les secours et lesstimulations desquels ce livre n’aurait pu être écrit.

Je voudrais dire ma reconnaissance à Jackie Pigeaud et au cercle d’habitués dela Garenne-Lemot : Alain Michel, Edouard Pommier, Pascal Griener, PhilippeHeuzé, Yves Hersant, Jean Dhombres, et alii. Chaque année, depuis les douze queje participe à ces fameux Entretiens, l’antiquité me semble plus présente et plusaidante.

Je dois également considérablement à mes « amis du sublime » italiens : EmilioMattioli, véritable humaniste, qui a encouragé mon travail dès ses débuts, LuigiRusso, éditeur infatigable, qui a fait traduire en italien et publié mon Fiat lux – Unephilosophie du sublime, Giovanni Lombardo, traducteur de Longin et de Démétrios,dont les remarques et les questions n’ont cessé de relancer mon écriture.

Patrick Marot m’a manifesté un précieux soutien à Toulouse où il a organisé uncycle de conférences sur le sublime durant plusieurs années.

Sans l’assistance aussi ancienne que constante d’Alain Pons et celle, nouvelle-ment acquise, d’Andrea Battistini, je n’aurais pas su donner à Vico la part qu’il méri-tait dans une philosophie du sublime.

Mes remerciements vont à Didier Laroque, subtil analyste de l’architecture, et àCéline Flécheux qui a développé ma sensibilité au Land Art et à l’art contemporain,tous deux très proches de mes recherches. Avec mes amis, Andoche Praudel etYolaine Escande, je discute peinture depuis toujours. Plus récemment, ChristianGardair a croisé ma voie dans ses expositions intitulées Le paysageur, « Regarder,c’est sublimer », Sublimations.

Le travail pluridisciplinaire mené depuis plusieurs années dans le cadre de laSociété Horizon-Paysage avec Michel Collot, Françoise Chenet, Marie-DominiqueLegrand et de nombreux collègues et artistes m’a beaucoup inspirée.

Ignacio Gárate Martinez m’a soutenue dans mon travail consacré à la sublima-tion psychanalytique, sur lequel Pierre Kaufmann avait jadis généreusement veillé.

Amis de toujours, Charles Malamoud et Charles Baladier m’ont prodiguéd’utiles informations et conseils. Jean-Pierre Cléro s’est montré un interlocuteuraigu. Sur divers points, André Magnan, Jean d’Yvoire, Catherine Chalier, PaulaCaspao, m’ont donné des avis précieux. Et Françoise Armengaud a bien voulu relireune grande partie de mon ouvrage.

J’adresse, enfin, mes remerciements les plus sensibles à mes éditeurs dont j’ai puapprécier l’étendue de patience et la vivacité d’attention : Camille Dumoulié etChantal Desjonquères, Remo Bodei qui m’a commandé ce livre pour Il Mulino, UgoBerti et Biagio Farino, sans oublier ma généreuse traductrice en italien, GiovannaColosi.

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A ma mère, Simone Saint Girons,qui fonda l’Institution

des Conférencières des Monuments historiqueset sut si bien nous initier

au sublime des différents arts

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avec le soutien

de L’Université de Paris X - Nanterre

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INTRODUCTION

L’histoire du sublime est aussi ancienne que la philosophie etconcerne, de nos jours, la plupart des disciplines qui la consti-tuent : une esthétique qui étudie les différents signifiants – lin-guistiques, musicaux et plastiques – qui s’élaborent à la faveur del’aisthesis (sensation, perception), plus ou moins retravaillée parl’émotion ; une philosophie de l’art qui prend pour objet lesœuvres et les formes d’art, historiquement apparues, et y recon-naît des avancées spécifiques du génie humain ; une philosophiepolitique où se posent les problèmes de constitution, de rivalité etde renversement des différents types de pouvoir ; une éthique quis’interroge sur l’énigme de l’obligation, les contraintes du réel etles enjeux du désir ; une anthropologie fondée sur la scission sub-jective, produite par l’existence du langage qui nous déterminedès avant la naissance. Dans chacune de ces disciplines, lesublime confronte la philosophie aux limites de ses pouvoirs etnous découvre certains modes d’opération de l’insaisissable parune étude précise des signifiants du saisissement et du dessaisis-sement.

Les théoriciens ou philosophes du sublime les plus originaux,ceux qui ont fait explicitement jouer au sublime un rôle non seule-ment central, mais chaque fois différent, sont au nombre de quatre,même si, notamment pour la seule philosophie allemande, on estparfois tenté d’ajouter à cette liste Winckelmann, Herder, Hegel,Schopenhauer, Nietzsche ou Gadamer. Longin, le plus grand detous, philosophe et rhéteur antique, redécouvert au XVI e siècle,oppose au discours traditionnel sur l’être et sur les étants le pouvoirhumanisant et civilisateur de la parole sublime: l’hypségorie.Giambattista Vico, dans la première moitié du XVIIIe siècle, aug-mente la portée de la théorie longinienne en montrant le rôle jouédès l’aube de l’humanité par l’invention et la reconnaissance designifiants sublimes : les « universaux fantastiques ». EdmundBurke oppose systématiquement l’expérience du sublime à celle dubeau et montre comment elle se fonde sur un plaisir négatif, le

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délice (delight) : les passions qui mettent en jeu l’intégrité du sujet,physique, morale et psychologique, se découvrent plus violentes,plus efficaces et plus riches d’enseignement que l’amour et l’ai-sance relationnelle, nés d’un plaisir simple et positif. EmmanuelKant, enfin, remanie la théorie burkienne au sein d’une philosophietranscendantale et fait du sublime le principe de débordement de laconnaissance et du désir : la pensée s’emporte dans son mouvementmais, loin de s’orienter vers la nature afin d’en comprendre la fina-lité propre, elle se retourne vers elle-même, de manière à saisir lasupériorité des pouvoirs de la raison sur le plus haut pouvoir de lasensibilité. Si le sublime met en échec la science, il nous instruitalors de façon inégalable sur le fonctionnement de notre raisonthéorique et pratique11.

L’art prête existence au sublime : un art qui se manifeste dansles œuvres les plus hautes, mais aussi dans les phénomènes dumonde sensible et dans les propos ou le comportement d’autrui.Les vicissitudes de la théorie du sublime sont liées aux différentesconceptions de l’art et des arts. Les Grecs et les Romains eurentbeau développer une sculpture et une architecture inoubliables : ilsprivilégièrent dans l’étude du sublime le discours rhétorique etpoétique (épique, lyrique et tragique). Le sublime des arts plas-tiques s’imposa à la seconde Renaissance, celui des grands spec-tacles de la nature à la fin du XVIIee, celui de la musique, du romanphilosophique et du paysage intérieur à l’âge romantique. Lesublime se manifesta ensuite avec l’émergence d’arts inédits – laphotographie dans la seconde moitié du XIXee, le cinéma quelquesdécennies plus tard, ou les installations à la fin du XXe siècle –,dans la mixité nouvelle des arts et dans les révolutions successivesqui constituent l’art moderne et l’art contemporain.

Donnant à l’art son extension maximale, nous dirons aussiqu’appartient potentiellement au sublime ce qui, dans chaquescience, relève de l’invention et jette la pensée en effervescence.Vico qualifiait le droit de « poème sérieux » : cette appellationpeut s’élargir à la médecine, l’histoire, la mathématique ou la cos-mologie, prises sous un certain angle.

Si nous replaçons maintenant le sublime dans l’histoire descivilisations, les crises se montrent particulièrement favorables àson invention et à sa reconnaissance : nouvelles religions,schismes, convulsions politiques, innovations technologiques,étapes cruciales de la science moderne. Longin écrit à l’époque de

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l’affirmation du monothéisme chrétien et de la fondation del’Empire romain ; Burke et Kant dans le cadre de la lutte contrel’absolutisme théologique et politique. Le sublime renaît auXVIe siècle, à la suite de la découverte de l’imprimerie qui fit de laRenaissance l’âge d’or de la transmission intellectuelle. Et ilprend de nos jours une importance capitale avec l’invention del’intelligence artificielle et la création de « robots » qui risquent deconcurrencer l’homme2. Les conséquences d’une hégémonie pos-sible de la science moderne seraient fort lourdes : évincement dusujet pensé dans sa singularité, désenchantement de la nature etdes œuvres, réduction de l’histoire à un ensemble de péripéties,programmes scientifiques animés d’une logique propre, indiffé-rente à toute finalité externe. De quoi témoignent la figure dusavant fou, méprisant son âme au point de la vendre au plusoffrant, tel Faust, ou se prétendant maître de la vie et de la mort,sans se soucier des besoins et désirs de ses créatures, telFrankenstein. La raison qui avait si longtemps servi de guide auxhommes, paraît bien fonctionner de façon aveugle et n’être plusvraiment raisonnable.

Comment étudier le sublime? On peut, certes, l’aborder à tra-vers des entités historiques ou géographiques ; mais le sublimetraverse les cloisons. Prenons l’exemple du « sublime améri-cain » : il serait impossible de le réduire à l’école de Yale (HaroldBloom, Paul de Man, Paul H. Fry, Frances Ferguson, etc.)3 qui enfédère pourtant bien des aspects. Le retour à Longin se joint à l’in-fluence de Burke et de la poésie romantique anglaise ; mais il fauty ajouter le « transcendantalisme »» d’Emerson et de Whitman, lenaturalisme de Thoreau, l’épopée romanesque et cinématogra-phique, l’architecture des gratte-ciel, le rythme irrésistible du jazz,la psychanalyse interprétée à la lumière du surréalisme, la pein-ture expressionniste abstraite ou la mise en cause de la notiond’œuvre dans le Land art.

Renonçant à une exhaustivité impossible, nous dégagerons leplus nettement possible certaines articulations et tenterons dedéfinir la matrice subjective du sublime, en prenant appui sur sesdivers types de théorisation à travers l’histoire.

Deux fils rouges nous guideront dans le labyrinthe des ques-tions :

1. Le principe agissant du sublime subvertit la trop célèbre tri-nité des « valeurs »» et montre les limites de son champ d’action.

INTRODUCTION 11

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Il opère une critique systématique du beau et du paradis où il nousimmobilise, du « vrai »» qui laisse de côté ce qui échappe auxconstructions de la science et du « bien »» référé à des modèlespréconstitués. Tout d’abord, le sublime suspend les valeurs dubeau, non pas, certes, du beau platonicien qui suscite l’effroi, maisdu beau prétendu autonome, phénomène de surface, dont la per-fection, seulement formelle, finit par susciter la défiance ou l’en-nui. Ensuite, le sublime nous fait éprouver que les certitudes de lascience, si précieuses soient-elles, ne peuvent combler notrebesoin de vérité et que le vrai ne peut être dit sur le vrai ; il nousconfronte à l’« incompréhensible esthétique »» qui menace lacohérence de nos synthèses de perception et nous révèle le doublemouvement de notre désir, à la fois régressif et progressif, tournévers un chaos renaissant et vers sa mise en signifiants. Le sublime,enfin, nous découvre les difficultés d’en revenir à l’idée aristoté-licienne d’un souverain bien, fondé sur une conception préétabliede notre nature. Les modèles subsistent, certes, mais leur pluralitéarrache à la quiétude : tout est à inventer ou réinventer.

2. Le sublime me saisit et me dessaisit ; autrement dit, il metranscende ou me sublime. La sublimation a ici le sens général dedépassement de soi et de « dynamisme le plus normal du psy-chisme »», comme le rappelle Bachelard4. Sa première caractéris-tique est de privilégier l’élévation. Mais cette élévation suppose ladescente qui la précède : « le sublime est en bas »» , écrit VictorHugo5, et Barbey d’Aurevilly : il y a « un sublime de l’enfer »»6.S’enfoncer dans l’incompréhensible, se laisser absorber parl’ombre, affronter le génie du mal, voilà des opérations qui sontles corrélats de toute véritable sublimation et qui font sentir le prixde la compréhension, de la lumière, de la bonté, toujours à gagnersur les diverses formes d’indifférence. La désublimation nousguette et il n’y a pas sublimation sans reconnaissance d’un adver-saire trop intime pour que la crainte qu’il ne triomphe puisse vrai-ment nous quitter. Reste qu’il existe des situations qui réduisent àl’alternative de l’héroïsme ou de la lâcheté : « on peut se montrergrand dans le bonheur, on ne peut se montrer sublime que dans lemalheur »» , écrivait Schiller7. La circonstance révèle un sublimequi la tourne à sa faveur. Pas de sublime sans cette élévation au-dessus d’un donné adverse qui permet la saisie au vol du kairos,c’est-à-dire du point névralgique et de l’instant propice.

La deuxième caractéristique de la sublimation est de s’exercerdans une sphère qui n’est pas seulement spéculative : elle

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concerne l’être sensible, doté d’un corps désirant et souffrant. Le« dépassement » dialectique de Hegel, cette Aufhebung que lestraducteurs contemporains rendent aujourd’hui par « relève » oupar « sursomption », ne suffit pas à caractériser son opération. Lesublime est principe de métamorphose au moins autant que deconnaissance : son savoir me modifie intimement, avant mêmeque je n’y aie accès, tandis que la seule connaissance me demeuresouvent extérieure. Pathein mathein, le véritable savoir repose surl’épreuve, dont il n’évite pas la pénibilité.

La sublimation a, de surcroît, pour propre de ne pas être seule-ment interne au sujet : elle n’est pas « pulsionnelle » au sens étroitoù les pulsions seraient coupées des signifiants qui orientent leurdéveloppement. Son développement est imprévisible, parcequ’adossé à des signifiants majeurs dont l’investissement ou lacréation se trouve favorisée, mais jamais produite, par la cure psy-chanalytique. C’est pourquoi, sensibles aux explosions de l’in-vention poétique et littéraire, Freud et Lacan maintiennentl’irréductibilité de la sublimation, en refusant de la confondreavec la simple levée du refoulement ou de la forclusion.

Nous commencerons par l’étude du sublime antique (chapitres Ià III) et examinerons le rapport entre la paideia malgré soi ausublime, telle que la préconise Platon, et l’art du discours sublimequ’il importe de reconnaître et de réinventer au présent chez Longin.Puis nous essaierons de comprendre comment la tragédie s’efforced’assumer le terrible par le biais du discours et du chant, de sorteque le sublime s’y révèle comme la mise en signifiants du tragiqueou comme « le domptage artistique de l’horrible » (Nietzsche).Nous nous demanderons enfin, pourquoi la tradition rhétorique et latradition philosophique du sublime sont restées si longtemps sépa-rées: quand et comment la jonction s’est-elle opérée entre l’hupsosgrec et le sublimis latin?

Si le sublime chrétien est une acquisition tardive – chez Fénelon,Saint-Martin, Chateaubriand ou madame de Staël – une profondeaffinité se dessine entre la pratique du sublime et l’expérimenta-tion du « goût de Dieu », telle que la préconise la théologie mys-tique et la doctrine des sens spirituels d’Origène à Ignace deLoyola (chap. IV). Une autre voie s’ouvre, cependant, avec Vico,qui crédite l’invention du langage sublime d’un rôle fondateurdans la genèse de l’homme et du monde civil, du moins chez lesnations païennes (chap. V). Tout en reconnaissant l’existence d’un

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goût du sublime, Burke, à la différence de Vico, met l’accent surles aspects négatifs de sa survenue et inscrit sa recherche dans undouble horizon : la fondation d’une science des passions humaineset l’habilitation du sublime visuel. Si Kant reçoit de Burke sonprincipe dual, il recherche moins l’origine des idées du sublimeque leur condition de possibilité dans la structure d’un sujet sedépassant lui-même. Ainsi conclut-il à l’imprésentabilité dusublime et à l’intériorité de son principe. Impossible de trouverune issue au drame fondamental de l’être humain : l’essentieléchappe à notre connaissance et un acte vraiment moral n’a peut-être jamais été accompli (chap. VI).

Comment, cependant, expliquer la force prodigieuse dusublime et sa « contagion » (Balzac) 8 ? Les écrivains romantiquessemblent infliger un démenti à Kant en renouant avec un surnatu-rel présent dans la nature et dans autrui, en déclassant l’imagina-tion seulement plastique au profit d’une imagination musicale eten opposant une éthique concrète du sublime à une morale rigo-riste. Mais la violence du sublime kantien, son exacerbation de lasubjectivité, son abstraction et son indifférence à la moraleséduisent également (chap. VII). Ces thèmes sont à la source del’art moderne et trouvent une forme particulière dans le sublimeaméricain (chap. VIII). L’inconscient romantique, fondateur denotre modernité, et l’inconscient psychanalytique – qui en est leprolongement critique – seraient-ils dès lors des formes modernesdu sublime ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi deremonter à Vico dont la pensée préfigure bien des courants ulté-rieurs. Le sublime vichien et l’inconscient freudien ont en com-mun avec le merveilleux et le surréel de se manifester dans lelangage, de s’opposer au discours logico-rationnel et d’engendrerune exigence éthique. Mais une chose est de mettre nos forcesvives au travail dans une exposition aux sublimia ; autre chose denous intéresser au côté paralysant du traumatisme pour tenter delever les obstacles à l’essor des forces sublimatoires. De là uneétude consacrée au concept de sublimation psychanalytique dansses liens avec l’antique cathartique et avec la philosophie dusublime (chap. IX).

L’idéal professé par Platon, Longin ou Vico d’une éducation ausublime ou d’une sublimation, mi-volontaire, mi-involontaire,semble un legs d’autant plus irremplaçable qu’il permet de luttercontre le formalisme et l’autoréférenciation de connaissancestronquées. Nous progressons alors vers une philosophie de l’art et

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du sujet. Car, paradoxalement, le moment où le sujet s’éprouvesaisi et dessaisi est aussi celui où il acquiert la conscience la plusaiguë de lui-même, de sa nudité et de son exigence d’autodépas-sement.

INTRODUCTION 15

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I

L’ÉDUCATION AU SUBLIME: DE PLATON À LONGIN

Le sublime doit être compris dans l’horizon qui fut le sien :celui d’une élévation de l’humanité au-dessus d’elle-même, priseen charge par les sophistes et les philosophes grecs, s’inscrivantdans la suite des poètes et des législateurs, pour fonder un huma-nisme, dans lequel l’homme n’appartenait pas à la seule nature,mais à l’art qui lui donnait sa forme. « Le chef d’œuvre des Grecsfut l’Homme », écrit Jaeger ; ils comprirent que l’éducation signi-fiait « modelage selon un idéal déterminé »1 et qu’elle passait parla conduction d’âme ou psychagogie. Orientation vers l’universelet pouvoir d’appel immédiat se conjuguaient dans une scienceapte à solliciter le désir et un art capable de nourrir l’esprit.

Si l’éducation au sens grec du terme, la paideia, a quelquechose de sublime, ce n’est ni par la stabilité de ses idéaux, ni parla sûreté de ses principes. Premièrement, la stabilité n’est pas un« symptôme de santé », comme le remarque Jaeger2 et, de fait,l’idéal anthropologique grec ne cessa de se modifier selon leshommes aux fonctions et aux tempéraments divers qui le prirenten charge, de Homère à Solon, Eschyle ou Thucydide.Deuxièmement, de mauvais principes peuvent présider à une véri-table forme d’éducation. En professant que l’aretè (la vertu ou,plutôt, l’excellence) était enseignable et en se faisant rétribuer àcette fin, les sophistes donnèrent une réalité démocratique à lapaideia ; ce qui n’empêcha pas Socrate et Platon de critiquer leurentreprise, dont la rançon était l’abâtardissement de l’aretè – sasoustraction au champ d’un héroïsme physique et moral3.

Disons que le sublime de la paideia tient au conflit maintenuentre exotérisme et ésotérisme, idéal démocratique et idéal aristo-cratique, formation stricte et émancipation. Tout désir d’éducationsolide s’accompagne de celui de secouer la chape de plomb demodèles trop déterminés et contraignants. D’un côté, c’est grâce à« l’institution » qu’une vie mérite le qualificatif d’humaine ; del’autre, elle ne prend sens que si nous vivons notre aventure au

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point exact de l’histoire où nous en sommes. Or, se défendre d’unmodèle par un autre ne suffit pas : c’est le sens de l’ici et mainte-nant qu’il faut cultiver par un anti-académisme qui, seul, peutnous redécouvrir la profondeur de l’académisme.

Tout l’effort du présent livre sera de lutter contre la confusiondu sublime avec un idéal déterminé devenu pleinement appro-priable et contre la mécompréhension radicale de la sublimationqui s’ensuit, quand on en fait un processus dirigé par la volonté etsoumis à cet idéal. Importe d’abord le travail que j’effectue, jouraprès jour, sur un désir que je tente de rassembler et de m’appro-prier, dans la conscience que mon être est plastique, que le « réel »doit être réinventé et qu’il n’est pas le simple corrélatif d’uneconnaissance. M’élever à l’humanité, c’est me lancer un défi àmoi-même, opposer du désirable à l’immédiatement désiré,mettre à distance les énoncés répétitifs et bruyants en me soumet-tant à un « dire » silencieux ou caché. La parole sublime est alorscelle qui me fonde et me découvre à moi-même en me rendant lemonde plus respirable.

L’éducation « malgré soi » au sublime selon Platon

Que signifie le désir d’éducation ? Socrate demande àHippocrate pourquoi il désire voir Protagoras et lui verser de l’ar-gent : celui-ci n’est ni sculpteur comme Phidias, ni poète commeHomère, mais sophiste.

– Mais, pour quoi devenir toi-même, vas-tu voir Protagoras?Je le vis rougir, car déjà le jour commençait un peu à paraître et

me permettait de m’en apercevoir :– Si ce cas, dit-il, est pareil aux précédents, il est clair que c’est

pour devenir sophiste.– Mais toi, au nom des Dieux, m’écriai-je, tu ne serais pas hon-

teux de te présenter aux Grecs comme un sophiste?– Oui, par Zeus, Socrate, si toutefois il faut dire ma pensée ! 4

Cette honte qui s’avoue à regret ne nous renseigne pas seule-ment sur le statut social des sophistes ; elle atteste l’ambivalencenourrie à l’égard de la science et de ceux qui en font profession :si les connaissances techniques et formelles se transmettent, lesavoir le plus haut peut-il s’enseigner? Un véritable maître existe-t-il ? D’une part, la fréquentation des sophistes se montre insuffi-sante pour transmettre l’aretè : il faut, selon Platon, lui substituer

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la fréquentation (sunousia) des problèmes et se laisser conduirepar un maître intérieur, le démon (daimon)5. D’autre part, le vraisavoir, le savoir authentiquement sublime, ne se laisse pas renfer-mer dans une formule (rhèton), mais n’apparaît qu’à ceux quis’exercent assidûment à le poursuivre et à le reconnaître. Il y a des« mathèmes »6 qu’il serait dangereux ou simplement dérisoire dedivulguer, tant leur usage ne se révèle que par une forme d’ap-prentissage qui touche l’homme dans ses raisons d’être.

Si la philosophie nous concerne au plus haut chef, c’est à titred’exhortation à une vie meilleure ou plus haute. Mais elle ne peutrégler nos vies que sur le risque, non sur la certitude. Le désirqu’elle suscite ne se comble pas, mais manifeste davantage, au furet à mesure qu’il grandit, l’éloignement où il se trouve de toutesatisfaction. La pensée apparaît tout entière sous la dépendanced’Éros, qui manque éternellement de ce à quoi il vise. « Ohumains », déclare Socrate, « celui-là est parmi vous le plus sage(sophotatos) qui sait comme moi qu’en vérité il n’est bon à rienen fait de sagesse »7. Le vrai philosophe, s’il existait, serait néces-sairement un fol-sage8.

Face à l’aretè, deux écueils symétriques sont à éviter : si le pre-mier est de croire avec les sophistes qu’elle est enseignable, lesecond consiste, inversement, à estimer que rien de ce qui laconcerne ne peut être enseigné. Où trouver alors un guide sinondans la parole qui retentit dans le tréfonds du sujet et engendre letrouble à la fois physique et moral dont Alcibiade déclare êtreébranlé à l’écoute de Socrate ?

Quand je lui prête l’oreille, mon cœur bat beaucoup plus fortque celui des Corybantes et ses paroles me tirent des larmes ; et jevois un très grand nombre d’autres personnes qui éprouvent lamême impression. […] C’est au cœur ou à l’âme, appelez celacomme vous voudrez, c’est là que j’ai été frappé et mordu par lesdiscours de la philosophie.9

Le noyau de la paideia serait-il un traumatisme que nous subi-rions malgré nous ? Platon, en tout cas, ne cesse de méditer unchoc qu’il réussit à rendre nôtre : pourquoi Socrate, cet hommedivin, devait-il accepter sa condamnation à mort dans cette citéd’Athènes où nous croyons pourtant voir incarné l’idéal de ladémocratie10 ? Ce n’était pas pour défendre une certitude scienti-fique, car celle-ci, à titre de certitude, n’a nul besoin d’un auteurpour la faire exister. Socrate témoigne ; mais de quoi ? Qu’a donc

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cette mort consentie de si exceptionnel ? Une chose est la mortsubie, mais autre chose celle vers laquelle un homme se dirige deson pas, sans peur apparente et comme s’il avait lui-même choisison destin. La mort n’est pas vaincue – il n’y a pas de mort de lamort –, mais elle se transfigure, s’habille de pensée. Le sublimesurgit alors dans une aura de scandale, comme ce qui oblige à pen-ser ce qui, dans le réel, résiste le plus radicalement à une inter-prétation déterminée, tout en suscitant sans fin la pensée. Nousn’avons pas besoin d’adhérer au motif d’acceptation, nous pou-vons même le trouver dérisoire : cela n’empêche pas que quelquechose de la mort s’humanise et se sauve.

Trois préjugés concernant la paideia

Ce que nous appellerons le drame platonicien de la caverne estun des textes les plus forts jamais écrits sur l’éducation « malgrésoi » au sublime. Sa force tient à la dénonciation de trois préjugéstoujours actuels concernant l’éducation : 1. préjugé de la figura-tion concrète, selon lequel n’importe quelle image – visuelle oupoétique – aurait une valeur pédagogique supérieure à celle dulogos ; 2. préjugé démagogique selon lequel l’éducation devraitsuivre le seul principe de plaisir ; 3. préjugé des Lumières, enfin,selon lequel la paideia consisterait à conférer la vision à ceux quine l’ont pas et, donc, à rendre clairvoyants des aveugles.

1. « Représente-toi » (apeikason), ordonne Socrate, « vois,regarde » (ide). Bien qu’il emprunte au mythe son style de narra-tion dramatique et ses épisodes, Platon ne situe néanmoins pas sonrécit dans les temps héroïques et ne l’entame pas par la formuleconsacrée : « il était une fois »11. Il ne compose pas non plus d’al-légorie à proprement parler, non seulement parce que ce conceptest absent dans son œuvre, mais parce que la recherche du senscaché (huponoia) y est récusée comme inutile12. Reste pourtantque le premier moment du drame emprunte à l’allégorie l’immo-bilité qui la caractérise13 : tout se fige dans la sinistre caverne etrien ne semble pouvoir y changer sans intervention extérieure.

D’où vient notre trouble? De ce que nous nous figurons imagi-nativement « notre nature » et que nous le faisons « sous l’anglede l’éducation et de l’absence d’éducation ». Considérons doncles « images » (eikones) des hommes enchaînés, ainsi que lesombres qu’ils perçoivent, sans pouvoir les identifier comme

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telles, sur le fond rocheux. Les prisonniers ont-ils conscience deleurs chaînes? Ils ignorent en tout cas qu’ils se trouvent dans unthéâtre, car le spectacle se joue derrière eux. S’ils pouvaient bou-ger leur tête, ils percevraient le muret et les objets fabriqués, maisnon encore les manipulateurs, lesquels sont cachés par le muret,derrière lequel ils déploient les leurres optiques et phoniques deleur théâtre d’ombres. Un peu plus haut, ils percevraient, à l’ins-tar du spectateur omnivoyant que nous constituons, le feu alluméqui permet la vision des ombres sur l’écran caverneux.

« Que voilà une image atopique et d’atopiques prisonniers ! »,s’exclame Glaucon14. Ce terme d’atopon revient chez Platon pourqualifier Socrate ou bien les Idées dont il est proprement l’inven-teur. Atopon signifie ce qui est sans lieu ou sans place, l’insi-tuable, l’inclassable : ce qui est donc « étrange », selon latraduction française, et provoque l’étonnement philosophique.Mais il signifie aussi « absurde » au sens de « contradictoire » etd’impossible, cet absurde qu’exploite l’ironie socratique en met-tant en évidence l’incompatibilité entre deux énoncés et dontArpád Szabó et Tilman Krischer ont montré les liens avec ladémonstration indirecte ou la réduction à l’absurde (apagôgè eisto adunaton), dans son usage mathématique15. Atopon devientalors synonyme de geloion16, qui veut dire à la fois « absurde »,« plaisant » et « ridicule » et est une notion-clé de la dialectique,comme en témoigne le passage du Parménide où Platon joue untype de geloion contre l’autre. Il s’avère alors que l’absurde, loind’appartenir au seul comportement ou à des discours superficielset anodins, surgit « dans la chose avec laquelle le dialecticien aaffaire »17.

Pour comprendre l’atopique, on peut recourir à l’unheimlichfreudien – « l’infamilier »18, l’étranger dans la familiarité même,ce qu’on reconnaît sans le reconnaître – à condition, toutefois, dene pas le faire glisser dans le pathologique. L’infamilier, l’ato-pique ou le geloion ne sont pas des vécus-limites qui n’auraientrien à voir avec la structure même de notre expérience. Il y a dutrou, de l’interstice, du vide, à partir duquel les choses peuventbasculer vers le comique ou vers le tragique, vers le dérisoire ouvers le sublime. Ainsi Socrate réplique-t-il à Glaucon : « C’est ànous que ces prisonniers sont pareils ». L’étrange n’est pas où tule crois, l’unheimlich est heimlich, l’impossible est réel : l’imagesaisissante se révèle être ma propre image et la caverne un miroir,dans laquelle je puis me reconnaître. Je m’étais d’abord cru

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comme Glaucon hors de la caverne, mais je suis dedans, je suismaintenant cette prisonnière, hypnotisée par des images placéesdans mon étroit champ de vision, développant un véritable savoirsur elles, mais ne sachant rien de leur provenance, de qui les mani-pule, de la cause de leur visibilité. Il y a là un prodigieux renver-sement. L’image de la caverne n’est pas seulement produite parSocrate : c’est la caverne elle-même qui se produit comme image.Ainsi faut-il entendre le mythe de la caverne « au double sensd’un génitif objectif et d’un génitif subjectif, comme le marqueJean-François Mattéi19 : « le récit de Socrate nous parle de lacaverne, mais, à travers Socrate, ou son démon, c’est la cavernequi fait entendre la puissance de symbolisation du langage » . Nerenvoie-t-elle pas, d’ailleurs, à la camera obscura de l’âgemoderne et, du temps de Platon, aux lieux de culte chtoniens, ausanctuaire souterrain de Zeus dans la grotte du mont Ida enCrète20 ou encore aux latomies de Syracuse que Platon avait puconnaître dès son premier voyage en Sicile et, notamment, à lacélèbre oreille du tyran Denys?

Il y a selon Platon de bonnes images, les icônes, produites parle philosophe, et de mauvaises images : les idoles ou les fan-tasmes. À l’art eikastique s’oppose l’art fantastique, dont le per-fectionnement au Ve siècle l’inquiète particulièrement sous laforme de la « skiagraphie » : art qui s’apparente à la perspective etau trompe-l’œil, peinture ombrée21 ou encore « ombrécriture »,pour oser une nouvelle traduction, art de produire l’insaisissableet de rendre visible ce qui ne saurait se toucher. Coloris et modeléy donnent, en effet, l’illusion de la vie et engendrent, tout aumoins de loin, la confusion entre le naturel et l’artificieux, le réelet le fantomatique, le solide et l’inconsistant22. L’art skiagra-phique, tout comme l’art du charlatan, du sophiste ou du poète tra-gique, brouille notre système de vision par une mimétiqueillégitime et néfaste, ou plutôt par une anti-mimétique qui multi-plie les fantasmes au détriment des images véridiques.

On objectera à Platon que sa caverne constitue l’atelier dupeintre, étudiant les ombres portées par des figurines diverses et,en même temps, l’atelier du céramiste et du sculpteur, façonnantdes statuettes de glaise, de marbre ou de bronze. Ainsi Gérard Doupeindra-t-il L’école de nuit, où la caverne devient le lieu de l’édu-cation à l’art, et Agostino Veneziano L’Académie de BaccioBandinelli, où les artistes remplacent les prisonniers enchaînés etoù les ombres des statuettes sont projetées sur le mur du fond par

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un éclairage d’avant-scène. Mais, aux yeux de Platon, il n’estpoint de salut pour ceux qui n’ont pas su quitter l’antre fatal : lavéritable peinture est philosophique et s’inspire des Idées.

Si la paideia s’appuie sur une image, ce ne peut être que surune image eikastique, à travers laquelle le monde se profile,cependant, tout entier. L’intérêt de cette image réside moins dansson contenu que dans la position qu’elle nous assigne à l’intérieurdu visible : on passe de l’image produite à l’image productrice, dela caverne constituée en miroir à la caverne fondatrice de toutemire et de toute activité réfléchissante. « Miroir » , écrivaitCocteau23, « tu ferais bien de réfléchir un peu avant de me ren-voyer mon image ! » Car, du temps de la réflexion, lemiroir comme tel n’a cure. Mais, s’il est vrai que, d’images enimages, il me fonde, liberté m’est laissée de réaménager le visibleen le comprenant comme un jeu de miroirs. Pour cela, cependant,il me faut fuir au moins un temps la caverne, quitte à perdre à cetteoccasion la vue perçante que j’y avais acquise.

2. Platon ne stigmatise pas seulement le laisser-aller à l’imagequi est un des grands péchés de la pédagogie ; il insiste sur lesaspects de contrainte et même de violence, inhérents à toute édu-cation digne de ce nom. Le prisonnier ne ressent pas sa « libéra-tion » comme une opération douce qui le mènerait du déplaisir auplaisir et du moins vrai au plus vrai. Bien au contraire : il vit sonextraction hors de la caverne comme une brutalité. Car le plaisiret la vérité nous apparaissent du côté de nos habitudes et nousavons tendance à ne croire vraiment « réel » que ce que nousappréhendons à travers des constantes de perception. Mais la rusedu texte est de ne pas nous dire par qui est exercée cette violenceni par qui sont posées les questions qui forcent le prisonnier à diresa nostalgie de la caverne. Après avoir séjourné dans le souterrain,nous participons à l’aventure, nécessairement singulière, du cap-tif désentravé et extirpé des lieux sombres. Que lui arrive-t-il ? Ilsouffre doublement : de la mise soudaine en action de ses muscles– atrophiés par l’absence d’exercice – et de l’aveuglement produitpar une lumière excessive et inattendue.

Distinguons deux opérations de l’éblouissement. Premièrementil nous oblige à percevoir la source de la lumière de façon indé-pendante, autrement dit à la séparer de ce qu’elle éclaire : lalumière « jette » littéralement « un éclat » 24 ; elle le lance au loin,tel un dangereux projectile. En français, l’éclat signifie d’abord,

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« la partie détachée d’un corps dur par une force subite, instanta-née » 25 et pourrait être ici la métaphore d’un morceau de braiseincandescente qui, provenant du foyer allumé derrière le muret,viendrait blesser l’œil. Deuxièmement et, par suite de cette lancéeinsoutenable de la lumière dans l’espace, l’éblouissement suspendla visibilité et prive donc le voyant non seulement des instrumentsde la vision, mais des choses vues.

Perte de sa maîtrise physique et éblouissement… Le captif faitl’épreuve d’un « dessaisissement » sur lequel il nous faut insister,car c’est une « clé d’or » dans l’approche du sublime. Elle a étéélaborée, sinon entièrement forgée26, par Pierre Kaufmann27 quidistingue trois types de dessaisissement, émotionnellement vécusavant d’être thématisés comme tels : perte du lieu qui me seraitpropre, perte de ma capacité d’initiative et perte de ma liberté dedire. Le propre de la peur est de me débouter de toute localisation,de me dessaisir de mon espace locomoteur intentionnel : nul lieune m’accueille plus désormais. La tentation naît alors de fuir dansl’évanouissement ou bien de me lancer dans une course éperdue.La colère, elle, me prive de toute initiative bien fondée, me des-saisit de mon autonomie d’action : ayant voulu adopter uneconsigne qu’il m’est impossible de réaliser, je ne sais plus ce queje veux. La joie, enfin, a beau surgir dans une situation de succès :m’excluant de mon autonomie de sujet parlant, elle me dessaisitde mes pouvoirs de symbolisation. Je quitte le registre de la sup-putation, je sors de la connaissance probabilitaire et me convertisau champ de la présence à travers « la jubilation sansmots » qu’évoque saint Augustin. Dans chacun de ces cas, je nepuis exister ni par moi, ni par l’autre. Non seulement mon ego,c’est-à-dire moi-même dans mon corps et moi-même comme sujetde l’énonciation, perd prise sur l’environnement, mais monchamp d’objectivation, celui du rapport à l’autre, se trouve pro-fondément ébranlé : l’objet disparaît au moment où s’effondrentses constantes de grandeur, de forme et d’existence, cependantque l’Autre, au-delà de tout autrui déterminé, cesse d’être le des-tinataire de mon message et le garant de mon inscription dansl’ordre symbolique.

Ce triple dessaisissement est celui dont nous instruit la paideiaplatonicienne. Dans la montée hors de la caverne, le monde sedéstabilise et l’Autre perd tout visage sous l’effet d’une violenceanonyme. La prisonnier est d’abord en proie à la peur, puis à lacolère, quand on l’empêche de fuir vers ses compagnons. La joie

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naît, enfin, de la contemplation des Idées. Or, toute joie est émi-nemment vulnérable, puisqu’elle suppose un tour favorable de lafortune : à moins d’une foi à toute épreuve qui puisse transformerla situation la plus cruelle en faveur divine, ou bien d’une ironiehautaine qui nous fasse goûter dans l’injustice une joie mauvaise,la place se réduit dans nos vies pour le raz de marée bouleversantde la joie. Comment être à la hauteur du sublime et du boulever-sement des hiérarchies qu’il engendre? Si la joie accompagne sonadvenue, c’est sur une note acide ; et la sévérité du sublime inter-dit alors le glissement dans l’euphorie.

L’aire du sublime. Dessaisissement et saisissement

3. Platon récuse avec la dernière vigueur l’idée d’une éducationcomme don de la vision et du savoir à un disciple qui s’estimeraitlui-même aveugle et ignorant, ne serait-ce d’abord que parce qu’ilfaudrait qu’il puisse prendre conscience qu’il est victime d’infir-mités. Puisque force est de constater que ce qu’on demande àl’éducation est une science au service des intérêts du moi, la ques-tion consiste à savoir si la véritable paideia peut faire autre choseque tromper la demande. Vise-t-elle à l’apprentissage de la décep-tion?

– […] Ce que signifie notre présent propos, c’est que l’éduca-tion serait l’art (technè), un art de la conversion (periagôgès) : cher-cher par tous les moyens la méthode la plus aisée et la plus efficace,non pas pour donner la vue à cet organe ; bien plutôt, puisqu’il l’adéjà, mais qu’il n’est pas bien orienté et qu’il ne regarde pas où ilfaudrait, pour le tourner dans la bonne direction. […] T’es-tu déjàavisé que, chez les gens qu’on qualifie de méchants et de malins,leur petit esprit a le regard perçant et discerne avec acuité ce à quoiil s’applique? 28

Si des siècles d’interprétation chrétienne ont recouvert ceslignes au point que l’assimilation de l’éducation à un art de la« conversion » puisse inquiéter certains agnostiques qui y perçoiventun arôme supposé appartenir à la seule religion, il faut revenir autexte et montrer comment la periagôgè n’élève pas vers un objetdéterminable, mais conduit autour (peri) d’une aire qui est aussi laplus élevée, la plus ardue d’accès et la plus délicate de séjour.

Cette aire exacerbe le désir qui concentre vers elle toute sonénergie. Avant de se déterminer chez Platon comme règne de

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