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Titre Chypre, carrefour mĂ©diterranĂ©en Ă lâaune de lâhĂ©raldique. Les armoiries du roi Hugues IV de Lusignan (1324-1359)
Auteur Simon ROUSSELOT
PubliĂ© dans Revue française dâhĂ©raldique et de sigillographie - Ătudes en ligne
Date de publication
mai 2021
Pages 11 p.
DépÎt légal ISSN 2606-3972 (2e trimestre 2021)
Copy-right SociĂ©tĂ© française dâhĂ©raldique et de sigillographie, 60, rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris, France
Directeur de la publication
Jean-Luc Chassel
Pour citer cet article
Simon ROUSSELOT, « Chypre, carrefour mĂ©diterranĂ©en Ă lâaune de lâhĂ©raldique. Les armoiries du roi Hugues IV de Lusignan (1324-1359) », Revue française dâhĂ©raldique et de sigillographie â Ătudes en ligne, 2021-7, mai 2021, 11 p.
http://sfhs-rfhs.fr/wp-content/PDF/articles/RFHS_W_2021_007.pdf
Document créé le 20/04/2021
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ĂTUDES EN LIGNE
RFHS-EL 2021-n°7 mai 2021
Chypre, carrefour méditerranéen
Ă lâaune de lâhĂ©raldique. Les armoiries du roi Hugues IV
de Lusignan (1324-1359)
Simon ROUSSELOT
LorsquâAmaury Ier de Lusignan, roi de Chypre depuis un an, se remaria en 1198 avec la reine Isabelle de JĂ©rusalem, veuve dâHenri II de Champagne, il devint roi iure uxoris de JĂ©rusalem1. CâĂ©tait la premiĂšre fois que les deux couronnes Ă©taient associĂ©es2. NĂ©anmoins, lorsquâil mourut en 1205, elles furent de nouveau sĂ©parĂ©es. En 1268, lâexĂ©cution de Conrad V de Hohenstaufen eut pour consĂ©quence lâextinction de la branche aĂźnĂ©e de la famille royale hiĂ©rosolymitaine. Câest donc Ă Hugues III de Lusignan, roi de Chypre depuis 1267 et descendant par sa grand-mĂšre maternelle de la reine Isabelle et dâHenri de Champagne, que le titre Ă©chut3. Lâassociation des deux couronnes fut dĂ©finitive le 24 septembre 1269 lorsquâHugues fut couronnĂ© roi de JĂ©rusalem dans la cathĂ©drale de Tyr4. Le soin apportĂ© Ă conserver et Ă faire usage de ce titre montre que lâĂźle Ă©tait un carrefour mĂ©diterranĂ©en incontournable et que les Lusignan, contestĂ©s Ă de multiples reprises Ă lâintĂ©rieur et Ă lâextĂ©rieur de leur royaume, ont empruntĂ© aux codes du pouvoir en usage Ă la fois en Occident et en Orient pour renforcer leur lĂ©gitimitĂ©. Dans cette optique, lâhĂ©raldique se prĂ©sente comme une solution Ă des problĂšmes gĂ©opolitiques.
On ne peut dater avec prĂ©cision lâapparition de lâutilisation conjointe des armes du royaume de Chypre, un burelĂ© d'argent et d'azur au lion de gueules, armĂ©, lampassĂ© et couronnĂ© d'or, brochant, et celles du royaume de JĂ©rusalem, d'argent Ă la croix potencĂ©e d'or, cantonnĂ©e de quatre croisettes du mĂȘme. Une de leurs premiĂšres illustrations se trouve dans le cĂ©lĂšbre Armorial Le Breton, rĂ©alisĂ© Ă la fin du XIII
e siÚcle, qui représente
Je tiens à remercier chaleureusement Nicolas Vernot pour sa relecture attentive, ses remarques pertinentes et son soutien sans faille lors de la rédaction de cet article.
1. Peter W. EDBURY, The Kingdom of Cyprus and the Crusades 1191-1374, New York, 1994 [1991], p. 33.
2. Si Guy de Lusignan, le frĂšre dâAmaury, a bien Ă©tĂ© roi de JĂ©rusalem, il nâa, en revanche, jamais Ă©tĂ© roi de Chypre mais seulement seigneur de lâĂźle. Voir Gilles GRIVAUD, « Les Lusignan et leur gouvernance du royaume de Chypre (XIIe-XIVe siĂšcle) », dans Gouvernance europĂ©enne au bas Moyen Age. Henri VII de Luxembourg et lâEurope des grandes dynasties. Actes des 15es JournĂ©es lotharingiennes, Luxembourg, 2008, p. 352.
3. EDBURY, The kingdom of Cyprus⊠(voir n. 1), p. 36. 4. GRIVAUD, « Les Lusignan⊠» (voir n. 2), p. 351.
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les armoiries du roi de Chypre Ă©cartelĂ©es avec JĂ©rusalem aux 1 et 4 et Lusignan-Chypre5 aux 2 et 3 (fig. 1)6. Il faut nĂ©anmoins prĂ©ciser que lâarmorial a Ă©tĂ© retouchĂ© au XV
e siĂšcle : la rĂ©alisation de ces armoiries peut donc ĂȘtre plus tardive. Ă lâinverse, dâautres armoriaux, comme lâarmorial Wijnbergen7 datĂ© des environs de 1280 (fig. 2), montrent que les armoiries du roi de Chypre nâĂ©taient Ă cette Ă©poque composĂ©es que du lion couronnĂ© des Lusignan-Chypre.
1 2
1. Armoiries du roi de Chypre dans lâArmorial Wijnbergen (KBR, fonds Goethals, ms. 2569, fol. 35 r)
Tous droits rĂ©servĂ©s Ă la BibliothĂšque royale de Bruxelles. 2. Armoiries des rois de Chypre (Ă gauche) et dâArmĂ©rie (Ă droite)
dans lâArmorial Le Breton (ANF, AE/I/25/6, fol. 4). Tous droits rĂ©servĂ©s aux Archives nationales (Paris)
Si lâĂ©tude des armoriaux nâest pas pleinement satisfaisante, les sources numismatiques
permettent dâapporter plus de nuance et dâaffiner la chronologie. Ainsi, le lion des Lusignan fait son apparition dans le monnayage chypriote8 sur des deniers (fig. 3) frappĂ©s durant le rĂšgne dâHugues III (1267-1284). Il faut attendre la rĂ©gence controversĂ©e dâAmaury II9 (1306-1310) pour que la croix potencĂ©e de JĂ©rusalem figure pour la premiĂšre fois sur le revers de ses demi-gros (fig. 5)10. Ce nâest quâen 1310, sur des gros et demi-gros frappĂ©s par le gouverneur et rĂ©gent de Chypre, quâest reprĂ©sentĂ© sur lâavers un parti avec JĂ©rusalem et Lusignan (fig. 7).
5. Les armes des Lusignan, seigneurs du Poitou, diffÚrent de celles des Lusignan, rois de Chypre, en ce sens que, chez les seconds, le lion est couronné.
6. Armorial Le Breton, (Ă©d.) Emmanuel DE BOOS, Paris, 2004. Les armoiries du roi dâArmĂ©nie, qui suivent immĂ©diatement celles du roi de Chypre, semblent aller dans le sens dâune rĂ©alisation plus tardive, comme on le verra (ANF, AE/I/25/6, fol. 4).
7. Le manuscrit est aujourdâhui conservĂ© au sein de la famille Wijnbergen. Une copie, utilisĂ©e ici, est nĂ©anmoins consultable Ă la BibliothĂšque royale de Bruxelles (KBR, fonds Goethals, ms. 2569).
8. Le systĂšme monĂ©taire chypriote de lâĂ©poque se dĂ©composait ainsi : 1 gros valait 24 deniers ; 1 demi-gros valait 12 deniers.
9. En 1306, soutenu par une partie de la noblesse, dont les Ibelin, il a Ă©cartĂ© son frĂšre, le roi Henri II, prĂ©textant quâil Ă©tait trop malade pour rĂ©gner et lâa exilĂ©. Il a dĂšs lors gouvernĂ© Ă sa place en tant que gouverneur et rĂ©gent (gubernator et rector) de Chypre.
10. Alors quâĂ lâavers de ces monnaies figure le lion des Lusignan.
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3. Denier dâHugues III (1267-1284). 4. Denier dâHugues IV (1324-1359).
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5. Demi-gros dâAmaury II (1306-1310) 6. Gros dâHenri II (1285-1306, premier rĂšgne)
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7. Gros dâAmaury II (1310) 8. Gros dâHenri II (1310-1324, second rĂšgne)
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9. Gros dâHugues IV (1324-1359) 10. Gros de Pierre Ier (1359-1369)
Clichés extraits de [https://en.numista.com/catalogue/kingdom_of_cyprus-1.html] (consulté le 27/04/2021).
Ces crĂ©ations monĂ©taires sont les seules et uniques fois oĂč les deux armoiries ont Ă©tĂ© frappĂ©es sur la mĂȘme face. Ă lâexception des deniers11, câest aussi la derniĂšre fois que le
11. Un denier dâHugues IV (fig. 4) montre que sur ce type de monnaies de moindre valeur le lion des Lusignan continue Ă apparaĂźtre sur le revers et non la croix potencĂ©e de JĂ©rusalem.
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lion apparaĂźt seul sur les monnaies12 : Ă partir du second rĂšgne dâHenri II (1310-1324) sur lâavers est figurĂ© un roi trĂŽnant et sur le revers est prĂ©sente la croix potencĂ©e de JĂ©rusalem (fig. 8).
Les rois de Chypre ont donc fait un usage assez libre de leurs armoiries et en ce sens Hugues IV nâa pas dĂ©rogĂ© Ă la rĂšgle. En effet, lâexamen des diffĂ©rentes sources armoriĂ©es de son rĂšgne montre quâil sâinscrit pleinement dans les pratiques hĂ©raldiques de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Il utilise ainsi indiffĂ©remment les armes des Lusignan, celles de JĂ©rusalem ou un Ă©cartelĂ© des deux. Il est Ă noter quâil fait aussi usage des armes de la famille Ibelin (d'or Ă la croix pattĂ©e de gueules) dont est issue sa femme Alice. Mais ce que rĂ©vĂšle lâexamen de ces sources matĂ©rielles, câest le rĂŽle de Chypre comme plaque tournante des Ă©changes commerciaux entre Orient et Occident dans la premiĂšre moitiĂ© du XIV
e siĂšcle. Les sources textuelles qui documentent le rĂšgne dâHugues IV sont assez silencieuses.
NĂ©anmoins, en sâappuyant sur le contexte politique et Ă©conomique de cette Ă©poque, les chercheurs sâaccordent pour le considĂ©rer comme lâapogĂ©e du royaume de Chypre tant au niveau de la puissance que de la prospĂ©ritĂ©13. Un tel rĂšgne a dĂ» produire bon nombre de sources archĂ©ologiques armoriĂ©es mais malheureusement, il ne nous en reste que trĂšs peu. Si les monnaies sont les plus rĂ©pandues, elles sont dâune composition assez classique et prĂ©sentent sur lâavers un roi trĂŽnant et sur le revers la croix potencĂ©e de JĂ©rusalem (fig. 9)14. La lĂ©gende sâinscrit elle aussi dans la continuitĂ© de ses prĂ©dĂ©cesseurs. En langage vernaculaire et allant de lâavers au revers on peut y lire : « Hugue Rei de Ierusalâm e de Chipre »15. Hormis les monnaies, seules quatre sources armoriĂ©es ont Ă©tĂ© prĂ©servĂ©es.
La premiĂšre est situĂ©e dans lâabbaye de Bellapais16. Au-dessus dâune porte du rĂ©fectoire (fig. 11), construit sous Hugues IV, sont gravĂ©es trois armoiries : celles du royaume de Chypre, celles de JĂ©rusalem et celles des Lusignan.
11. Linteau armoriĂ© du rĂ©fectoire de lâabbaye de Bellapais.
12. à partir du rÚgne de Pierre Ier (1359-1369), un écu aux armes des Lusignan est placé aux pieds du roi (fig. 10).
13. EDBURY, The kingdom of Cyprus⊠(voir n. 1), p. 38 et 146. 14. David Michael Metcalf indique Ă ce sujet que si les gros dâHugues IV sont les monnaies chypriotes
plus rĂ©pandues aujourdâhui ce nâest pas parce quâils ont Ă©tĂ© les plus produits mais parce quâils ont Ă©tĂ© thĂ©saurisĂ©s et cachĂ©s Ă partir de 1373-74 Ă la suite de lâattaque gĂ©noise sur Famagouste. Voir David Michael METCALF, « The gros grand and the gros petit of Hugh IV of Cyprus », Revue numismatique, 6e sĂ©rie, t. 27, 1985, p. 130-131.
15. Ibidem, p. 132. Si, dans son article, lâauteur montre avec prĂ©cision les diffĂ©rences de graphie et lâomission de certaines lettres, on constate malgrĂ© tout que la formule reste la mĂȘme.
16. SituĂ©e proche du port de Kyrenia sur la cĂŽte nord de lâĂźle. Si lâabbaye a Ă©tĂ© fondĂ©e par Amaury peu aprĂšs 1194, la construction de la majoritĂ© du monument est due Ă Hugues III. Seuls les cloĂźtres et le rĂ©fectoire ont Ă©tĂ© Ă©difiĂ©s sous Hugues IV.
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On les trouve également gravées sur trois piÚces de dinanderie en métal précieux. La
premiÚre présente les armes du royaume de Chypre écartelées avec Jérusalem aux 1 et 4 et Lusignan-Chypre aux 2 et 3 scandant une formule en arabe (fig. 12)17.
12. Dinanderie au nom dâHugues IV de Lusignan (W. H. RĂDT DE COLLENBERG, LâhĂ©raldique de Chypre, Paris, 1974).
La deuxiĂšme, conservĂ©e au Louvre, fait figurer les armes des Lusignan-Chypre en son centre (fig. 13)18. Elles sont entourĂ©es dâun dĂ©cor typiquement islamique comprenant une inscription et des personnages assis (sĂ»rement des membres de la cour) entrecoupĂ©s par quatre mĂ©daillons oĂč figurent une reprĂ©sentation du souverain Ă©galement assis. Cette composition reprĂ©sentant la khÄáčŁáčŁakÄ«yya â lâentourage le plus proche du sultan responsable de fonctions symboliques signalĂ©es par les objets quâils tiennent dans leurs mains : la coupe pour lâĂ©chanson, le sabre pour le porteur du sabre⊠â Ă©tait trĂšs frĂ©quente dans la dinanderie des sultans et des Ă©mirs mamelouks. On la retrouve notamment dans un bassin Ă©galement conservĂ© au Louvre (fig. 14) et signĂ© par Muáž„ammad ibn al-Zayn, artisan originaire de Mossoul et actif en territoire mamelouk Ă la charniĂšre entre les XIIIe et XIVe siĂšcles19.
17. Ayant Ă©tĂ© vendue aux enchĂšres dans les annĂ©es 1950, câest la seule photographie qui existe actuellement de cet objet (Wipertus-Hugo RĂDT DE COLLENBERG, LâhĂ©raldique de Chypre, Paris, 1974).
18. Malheureusement, Ă lâheure actuelle, aucune photographie ne permet de connaĂźtre la dĂ©coration du bord extĂ©rieur de lâobjet. Sâil semblerait quâil y ait une inscription, rien nâindique que des armoiries soient prĂ©sentes.
19. Estelle WHELAN, The public figure: political iconography in medieval Mesopotamia, Londres, 2006, p. 1-48.
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13. Dinanderie aux armes de Lusignan-Chypre (Musée du Louvre). Tous droits réservés au Musée du Louvre-Paris.
14. Bassin signé par Muhammad ibn al-Zayn (Musée du Louvre). Tous droits réservés au Musée du Louvre-Paris.
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15 a et b. Bassin au nom dâHugues IV de Lusignan (MusĂ©e du Louvre) Tous droits rĂ©servĂ©s au MusĂ©e du Louvre-Paris.
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15 c. Bassin au nom dâHugues IV de Lusignan : dĂ©tails des armes des Ibelin (Ă gauche) et de JĂ©rusalem (Ă droite)
Tous droits réservés au Musée du Louvre-Paris.
Le troisiÚme bassin (fig. 15a), également conservé au Louvre, a la forme caractéristique des bassins commandés par les sultans et les émirs mamelouks du début du XIV
e siĂšcle. La particularitĂ© et lâintĂ©rĂȘt de cet objet sont quâil associe des Ă©lĂ©ments distinctifs de la reprĂ©sentation symbolique du pouvoir tant en Occident quâen Orient. Occidentales, les armoiries de JĂ©rusalem et celles des Ibelin (fig. 15c)20 sont combinĂ©es avec une inscription en langage vernaculaire sur le bord du bassin : « TrĂšs haut et puissant Hugue roi de Ihierusalem et de Chipre que Dieu manteigne » (fig. 15b).
NĂ©anmoins, du point de vue stylistique, cet objet sâinscrit pleinement dans le groupe des bassins rĂ©alisĂ©s sous le sultan mamelouk al-NÄáčŁir Muáž„ammad (1310-1341 pour son troisiĂšme et dernier rĂšgne, fig. 16) : calligraphie mettant en exergue le nom et les titres du commanditaire, inscriptions radiantes21 et emblĂšme Ă©pigraphique (remplacĂ© ici par les armoiries)22. Lâinscription en arabe diffĂšre pourtant des compositions habituelles et mentionne explicitement Hugues : Mima 'umila bi rasm al-mahali / li aâlÄ wa l-sharaf al-ra / fi' al-asnÄ ĆȘg / al-man'am âalayhi al-tÄli' / li dawÄ'ir mulĆ«k al-Ifranj / ĆȘk di lÄzinyÄn dÄma' izzuhu (« De ce qui a Ă©tĂ© fait / par sa trĂšs haute Excellence, le splendide, / la noble Ă©minence, Hugues / qui a reçu les faveurs [de Dieu] / qui est l'avant-garde des troupes d'Ă©lite des rois des Francs / Hugues de Lusignan, que sa gloire dure »). La proximitĂ© entre les deux inscriptions a fait dire Ă Sophie Makariou quâelles ont donc pu ĂȘtre composĂ©es au mĂȘme moment, au mĂȘme endroit et pour servir un mĂȘme but. Elle notait toutefois quelques diffĂ©rences : JĂ©rusalem nâest pas mentionnĂ©e dans lâinscription en arabe alors quâelle est la premiĂšre dans la titulature des Lusignan et la formule « Que Dieu
20. Elles rappellent que cette famille a fourni deux femmes Ă Hugues IV dont, on lâa dĂ©jĂ Ă©voquĂ©, Alice, couronnĂ©e et ointe en mĂȘme temps que lui en 1324. Voir Sophie MAKARIOU, « Le bassin dâHugues de Lusignan, nouvelle interprĂ©tation », Bulletin de la SociĂ©tĂ© Nationale des Antiquaires de France, 2009, p. 249. Il est Ă noter que câest le seul cas oĂč les armoiries des Ibelin sont reprĂ©sentĂ©es sur un objet ou un monument commandĂ© par Hugues IV. Rien ne permet dâexpliquer ce choix.
21. Type de symbole sultanien et solaire formĂ© par une inscription dont les hampes sont tournĂ©es vers le centre afin de dĂ©gager plus de place pour lâinscription et reprĂ©sentant ainsi les rayons du soleil.
22. MAKARIOU, « Le bassin dâHugues de Lusignan⊠» (voir n. 20), p. 243-244.
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manteigne » Ă©tait prononcĂ©e aprĂšs lâonction de lâĂ©vĂȘque, sâinclinant devant le roi, puis reprise Ă lâunisson par lâassemblĂ©e des nobles. La phrasĂ©ologie de lâinscription en français la relie ainsi Ă©troitement Ă la chancellerie des Lusignan23. Il en est de mĂȘme pour les armoiries. Ă leur examen, Sophie Makariou a dĂ©tectĂ© une diffĂ©rence de technique : si le reste du dĂ©cor est incrustĂ©, comme les artisans mamelouks le faisaient, les Ă©cus sont quant Ă eux gravĂ©s selon les techniques employĂ©es par les artisans chypriotes. Les armoiries et lâinscription auraient donc Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans un second temps, Ă Chypre. Plus quâun cadeau du sultan, ce bassin serait une commande du roi de Chypre Ă un atelier mamelouk.
16. Bassin au nom du sultan al-Nasir Muhammad (British Museum). Photographie de lâauteur.
Tous droits réservés au British Museum.
La question que ces trois objets soulÚve est celle de leur provenance, qui éclaire le rÎle des rois de Chypre dans la Méditerranée orientale à la fin du XIII
e siÚcle et au début du XIV
e siĂšcle. En effet, Ă la suite de la prise de Saint-Jean-dâAcre lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente par le sultan al-Ashraf KhalÄ«l, la bulle papale fulminĂ©e par le pape Nicolas IV en 1292 interdit le commerce avec le sultanat mamelouk pendant dix ans. Pour faire respecter cette mesure, les rois de Chypre entretenaient une petite flotte de galĂšres quâils ont maintenu jusque dans les annĂ©es 132024. Pourtant, en rĂ©alitĂ©, le commerce entre Famagouste, le port le plus important de lâĂźle, et les ports levantins a Ă©tĂ© florissant Ă cette Ă©poque-lĂ et ce pour deux principales raisons. La premiĂšre Ă©tait dâordre politique et Ă©conomique. En effet, si le
23. Ibidem, p. 246-248. 24. EDBURY, The kingdom of Cyprus⊠(voir n. 1), p. 103.
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roi Henri II a bien fait respecter lâinterdit papal, il lâa fait seulement contre les navires qui nâĂ©taient pas chypriotes â surtout sâils venaient de GĂȘnes, Ă qui le roi devait de lâargent. Cela permettait de faire de lâĂźle (principalement de Famagouste) un vaste entrepĂŽt commercial en MĂ©diterranĂ©e orientale plutĂŽt que dâĂȘtre une simple Ă©tape vers les ports levantins. Cette situation enrichissait les marchands locaux et le roi qui pouvait prĂ©lever des taxes25. La seconde tenait lieu aux acteurs de ces Ă©changes. La fin de la domination franque en Terre sainte a en effet poussĂ© au dĂ©part un certain nombre de communautĂ©s chrĂ©tiennes non-latines et arabophones des ports de la cĂŽte qui se sont rĂ©fugiĂ©es Ă Chypre et tout particuliĂšrement Ă Famagouste, faisant ainsi grossir la population de la citĂ©. Ce sont eux qui ont jouĂ© un rĂŽle dans lâessor du commerce dans ce port, notamment en faisant office dâintermĂ©diaires grĂące aux contacts quâils avaient gardĂ©s avec les rĂ©gions quâils avaient quittĂ©es26. NĂ©anmoins, ces Ă©changes, illĂ©gaux au regard de la papautĂ©, se sont normalisĂ©s Ă partir de 1326 lorsque des marchands chypriotes ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă aller dans le sultanat mamelouk pour commercer (peut-ĂȘtre est-ce Ă cette occasion que les commandes ont Ă©tĂ© passĂ©es aux artisans mamelouks pour ces objets en mĂ©tal prĂ©cieux ?). Ce fut le premier exemple dâexemption des Chypriotes Ă lâinterdit papal ; il y en eut dâautres dans les dĂ©cennies suivantes27.
Ainsi, les diffĂ©rentes armes dâHugues IV de Lusignan ont Ă©tĂ© apposĂ©es sur des
supports issus dâĂ©changes (la dinanderie rĂ©alisĂ©e dans le sultanat mamelouk) ou servant dâintermĂ©diaires aux Ă©changes (les monnaies). Cela ne dit toujours pas pourquoi il a fait un usage simultanĂ© de trois armoiries. Les raisons peuvent peut-ĂȘtre ĂȘtre cherchĂ©es dans la volontĂ© de lĂ©gitimation de ses titres tant au sein de son royaume quâĂ lâextĂ©rieur.
En effet, comme on lâa vu, le titre de roi de JĂ©rusalem nâa dâabord Ă©tĂ© portĂ© que temporairement durant le rĂšgne dâAmaury Ier, entre 1197 et 1205. Il a fallu attendre 1269 pour quâun roi de Chypre, Hugues III, soit de nouveau couronnĂ© roi de JĂ©rusalem. Ă partir de cette date, et jusquâĂ la mort du roi Jacques III en 1474, les Lusignan de Chypre ont portĂ© ce titre. La chute de Saint-Jean-dâAcre en 1291 lâa vidĂ© de sa substance mais pas de son prestige et plusieurs lignĂ©es, notamment les Angevins puis les Aragonais, lâont revendiquĂ©. Face Ă ces concurrences, les rois de Chypre nâont eu de cesse de renforcer leur lĂ©gitimitĂ© Ă porter le titre de rois de JĂ©rusalem.
Ce nâest donc pas un hasard si la croix potencĂ©e fait son apparition aux revers des monnaies Ă partir de la rĂ©gence dâAmaury II28, lui-mĂȘme cherchant un moyen de combler un dĂ©ficit de lĂ©gitimitĂ©. Ce choix, qui venait renforcer la formule en langage vernaculaire « roi de JĂ©rusalem et de Chypre29 », permettait aux rois Lusignan dâasseoir leur lĂ©gitimitĂ© en bĂ©nĂ©ficiant de la circulation de ces monnaies tant Ă lâintĂ©rieur de lâĂźle quâĂ lâextĂ©rieur grĂące aux nombreux marchands qui venaient y faire des affaires. Ce double dispositif de lĂ©gitimation peut Ă©galement vouloir dire quâils se sentaient suffisamment menacĂ©s pour avoir Ă insister tant par lâĂ©crit que par lâimage sur leur droit Ă porter ce titre.
25. Ibidem, p. 133-134. 26. Ibidem, p. 101-102, GRIVAUD, « Les Lusignan⊠» (voir n. 2), p. 366 et Johannes PAHLITZSCH, « The
Mamluks and Cyprus : Transcultural Relations between Muslim and Christian Rulers in the Eastern Mediterranean in the Fifteenth Century », dans Rania ABDELLATIF, Yassir BENHIMA, Daniel KĂNIG et Elisabeth RUCHAUD (dir.), Acteurs et transferts culturels en MĂ©diterranĂ©e mĂ©diĂ©vale, Munich, 2013, p. 12.
27. EDBURY, The kingdom of Cyprus⊠(voir n. 1), p. 151. 28. Ă noter quâelle nâapparaissait pas au revers des gros du premier rĂšgne dâHenri II (fig. 6) â oĂč le lion
des Lusignan figurait â mais que câest le cas lors de son second rĂšgne. 29. Sâils arboraient au revers le lion des Lusignan, les deniers dâHugues III faisaient figurer lâinscription
suivante : + hVGVĐ: RĐI: DĐ (avers) + IRLâ m: ĐDâ ChIPR: (revers). En faisant ainsi il inaugurait une formule reprise par tous ses successeurs jusquâau roi Jacques Ier (1382-1398).
Chypre, carrefour mĂ©diterranĂ©en Ă lâaune de lâhĂ©raldique
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Toutefois, la numismatique ne fut pas le seul moyen dont disposaient les Lusignan pour valoriser leur titre de roi de JĂ©rusalem. Les pratiques auliques et diplomatiques ont elles aussi Ă©tĂ© utilisĂ©es. Ainsi, leur double couronne donna lieu Ă deux cĂ©rĂ©monies de couronnement distinctes. Si, pour la couronne de Chypre la cĂ©rĂ©monie se dĂ©roulait Ă Nicosie, siĂšge du pouvoir des Lusignan, celle pour la couronne de JĂ©rusalem avait lieu Ă Famagouste, port tournĂ© vers la cĂŽte levantine et rĂ©sidence des rĂ©fugiĂ©s ayant quittĂ© cette rĂ©gion. De plus, câest Ă cette Ă©poque que le roi Henri II commença Ă sâintituler dans ses actes et dans sa correspondance diplomatique Jerusalem et Cypri rex30.
CONCLUSION Lâutilisation que fait Hugues IV des diffĂ©rentes armoiries Ă sa disposition sâintĂšgre
pleinement dans une politique hĂ©ritĂ©e de ses prĂ©dĂ©cesseurs visant Ă renforcer le pouvoir royal. Si le lion des Lusignan semble plutĂŽt sâadresser Ă lâintĂ©rieur du royaume et sert Ă renforcer la figure du roi face aux prĂ©tentions de la noblesse locale31 et auprĂšs des populations chypriotes32, la croix potencĂ©e de JĂ©rusalem apparaĂźt comme un moyen dâaffirmation face aux autres dynasties mĂ©diterranĂ©ennes. Le prestige du titre permettait ainsi, tout comme le rĂŽle dâentrepĂŽt commercial de la MĂ©diterranĂ©e orientale, de faire exister lâĂźle et les Lusignan dans lâĂ©chiquier politique de la rĂ©gion. Dâacteurs secondaires ils devenaient de ce fait des acteurs de premier plan. Ce rĂŽle leur a ainsi permis dâassocier de façon inĂ©dite diffĂ©rents signes hĂ©ritĂ©s de la culture hĂ©raldique occidentale avec des codes issus du monde islamique.
NĂ©anmoins, Hugues IV fait Ă©galement preuve dâinnovation en utilisant lâĂ©cartelĂ© JĂ©rusalem-Chypre devient, Ă partir de son rĂšgne, le blason des rois de Chypre. Câest sous cette forme que le royaume sera reprĂ©sentĂ© dans les armoriaux et câest cette composition qui sera modifiĂ©e pour accueillir les armes dâautres titres dont les Lusignan feront lâacquisition comme en 1393 lorsque le roi dâArmĂ©nie LĂ©on VI33 cĂ©da ses droits Ă son cousin Jacques Ier.
17. Sceau de LĂ©on VI dâArmĂ©nie â 1384 (moulage, ANF, sc/B 20). Tous droits rĂ©servĂ©s aux Archives nationales (Paris).
30. EDBURY, The kingdom of Cyprus⊠(voir n. 1), p. 107-108. 31. Dont on rapidement a vu quâelle pouvait ĂȘtre turbulente et que son ralliement Ă un prĂ©tendant au trĂŽne
pouvait faire basculer lâĂ©quilibre politique de lâĂźle. 32. Cette population Ă©tait Ă majoritĂ© grecque. Ce qui expliquerait pourquoi le lion des Lusignan a Ă©tĂ©
gardĂ© sur les deniers, monnaies plus adaptĂ©es aux Ă©changes quotidiens, et non sur les demi-gros et gros. 33. Il avait comme armoiries un tiercĂ© en pal avec lâArmĂ©nie en 1, JĂ©rusalem en 2 et Lusignan-Chypre en
3 (fig. 17).