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Pensée économiqueÉvaluation des politiques publiques
Loi sur le renseignement…enjeux de démocratie
Responsabilité sociale des entreprises
Pôle économique
Numéro
121Octobre 2015
Analyses et Documents Economiques
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ADE n° 121
octobre 2015
Ont contribué à ce numéro :• DanièleAUROI,Députée Europe Ecologie-Les Verts (EELV)
• PhilippeBATIFOULIER,Maître de conférences en économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
• MarcBEUGIN,Conseiller confédéral, animateur du partenariat CGT-Macif
• EricBUTTAZZONI,Délégué syndical central CGT de GDF SUEZ SA (Engie)
• Pierre-YvesCHANU,Pôle économique de la CGT
• FabienneCRU-MONTBLANC,Membre de la Commission exécutive de la CGT, présidente du groupe de la CGT au Conseil économique, social et environnemental (Cese)
• AlainDELMAS,Vice-Président du CESE, Membre du groupe de la CGT
• BaptisteDELMAS,Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale de l’université Montesquieu Bordeaux IV
• Jean-JacquesDESVIGNES,Membre du Bureau de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie chargé de la filière Aéronautique
• DenisDURAND,Membre CGT du CESE
• PaulFOURIER,Conseiller confédéral de la CGT
• NasserMANSOURIGUILANI,Responsable du Pôle économique de la CGT
• Jean-LucMOLINS,Secrétaire national de l’Ugict-CGT
• FabricePRUVOST,Pôle économique de la CGT
• GillesRAVEAUD,Maître de conférences en économie à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8 Saint-Denis
• PierreTARTAKOWSKY,Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme
LaCGT-espaceRevendicatif -Pôleéconomique-case3-2-263ruedeParis-93516MontreuilcedexTél.:0155828149-Courriel:[email protected]
Maquette:départementInformationetCommunication-mtg/sc06/11/2015Imprimépar:Addax
Nepasjetersurlavoiepublique
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ADE n° 121octobre 2015
SommaireÉconomique et social
L’économiestandardnuitgravementàlasanté PhilippeBATIFOULIER,GillesRAVEAUD >5
Promouvoiruneculturedel’évaluationdespolitiquespubliques NasserMANSOURI-GUILANI >8Renseignement:uneloid’autismedémocratique PierreTARTAKOWSKY >13
DossierResponsabilité sociale des entreprises
RSE:àquanddesentreprisesvraimentresponsables? FabienneCRU-MONTBLANC >18DeuxansaprèsleRanaPlaza,lesdroitsdesdamnésdelaTerreont-ilsprogressé? DanièleAUROI >20
LaRSE:unevoiepourlatransitionéconomique,socialeetenvironnementale AlainDELMAS >23
Responsabilitésocialedesentreprises:l’exempledeGDFSuez EricBUTTAZZONI >28Peut-oncontraindrelesentreprisestransnationalesfrançaisesàrespecterlesdroitsfondamentauxautravailàl’étranger? BaptisteDELMAS >32
LesenjeuxpourlaCGTdelaPlateformenationaleRSE Pierre-YvesCHANU >35
Branches, entreprises, filièresForfaitjours:enfiniraveclesforfaitures Jean-LucMOLINS >41Créditd’impôtpourlacompétitivitéetl’emploi(CICE)…suiteetfin? FabricePRUVOST >46
L’économiesocialeetsolidaire,uneautrefaçond’entreprendre MarcBEUGIN >49
Europe, InternationalLescontratsRafaleàl’exportoulescontradictionsentreventesd’armes,paixetprogrèssocial Jean-JacquesDESVIGNES >52
LeSemestreeuropéen:unemachineàcasserlesnormesetlessystèmesdeprotectionsocialeeuropéens PaulFOURIER >56
DécryptageQuelsindicateurscomplémentairesduPIB? DenisDURAND >60
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ADE n° 121
octobre 2015
Présentation du numéro
Lepremierthèmemajeurdecette121elivrai-sond’Analyses et documents économiquesestladémocratie,lesobstaclesàsondéploiementetlesatteintesdontelleestl’objet.Danssonarticledesynthèsed’unavisqu’ilaprésenté
auConseiléconomique,socialetenvironnemental(CESE),NasserMansouri-Guilanisitueainsil’évalua-tiondespolitiquespubliquesparmilesmécanismesincontournablesde l’expressiondémocratique.Ilinsistesurlanécessitédefavoriser,danscetexercice,lapluralitédespointsdevue,etnotammentdenepasprivilégierceluidesseulséconomistesdeladoctrinedominante.Cettemiseengardeapparaîttoutàfaitfondéeàuneépoquemarquéeparuneuniformisationdelapenséeéconomique,mouvementdénoncédansleurarticleparPhilippeBatifoulieretGillesRaveaud,deuxanimateursduManifeste pour une économie pluraliste.Miseengardequirejointcelledesétudiantsenéco-nomieréunisdepuis2011auseinducollectif PEPS-Économie(Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie).
Deuxautrestextesdecenumérod’ADEillustrentle«retardculturel»delaFranceenmatièred’évaluation.Danssacontributionsurlecréditd’impôtpourlacompétitivitéetl’emploi,FabricePruvostregretteainsiquela«transformation»dudispositif aitétéannon-céeparlapuissancepubliquesansattendrel’achève-mentdestravauxduComitédesuividuCICE...DansuntextedesynthèsededixansderéflexionssurlesindicateurscomplémentairesauPIB,DenisDurandsoulignequantàlui,àproposd’unecollaborationengagéedernièrementsurlesujetparFranceStratégieetleCESE,combienildemeure« difficile de concilier les injonctions du politique avec les conditions d’une concertation
efficace entre les multiples composantes de ce qu’on appelle la « société civile ».»
Desatteintesàladémocratiesontégalementdénon-céespar:PierreTartakowsky,danssonarticleconsa-créàlaloisurlerenseignementadoptéeenjuindernieretàsaremiseencausedudroitaurespectdelavieprivée;MarcBeugin,danssonanalysedestransfor-mationsencoursdusecteurdel’économiesocialeetsolidaire,notammentdureculdumodèlemutualiste;PaulFourierdanssondécryptageduprocessusditdu«Semestreeuropéen»dontilsouligneenparticulierquenil’élaboration,nilesuivi,nil’évaluationnesontsoumisaucontrôledesparlementsnationauxoueuro-péen.
L’enjeuxdémocratiquetraverseégalementlessixarticlesdudossierquece121enumérod’ADEconsacreàlaresponsabilitésocialedesentreprises,etcesousdiversangles:nécessitéd’undialogueentrelespartiesprenantesàlaviedesentreprises,d’unetransparencedel’activitédecesdernières,parexempledeleurséventuellesactionsdelobbying,d’uneinformationpar-tagée,dedroitsaccruspourlessalariésetleursrepré-sentants,etc.
Deuxautresarticlescomposentcenumérod’ADE.Lepremier,deJean-LucMolins,décritlesystèmeduforfait-jourspourdénoncersondévoiementparlepatronatetprésenterlesactionsentreprisesparl’Ugict-CGTafind’obtenirsaréglementation.Ledeuxième,deJean-JacquesDesvignes,s’intéresse,àl’occasiondurécentsuccèsàl’exportationdel’avionmilitaireRafale,auxcontradictionsentreventesd’armes,paixetpro-grèssocial,auxquelleslesyndicalismedoitfaireface.
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ADE n° 121octobre 2015
L’économie standardnuit gravement à la santé
À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? La question, à l’évidence per-tinente, est aussi le titre du Manifeste pour une économie pluraliste lancé en mai 2015 par des membres de l’Association française d’économie politique afin de s’opposer à l’uniformisation de la pensée économique. Deux des animateurs de cette mobilisation nous en présentent les motifs.
Auplusfortdelacrisede2008,lareined’Angleterreasévèrementtancéleséco-nomistesréunisdanslaprestigieuseécoled’économiedeLondres.Fortsdeleurcroyanceenl’autorégulationdesmarchés
financiers, ils n’avaient rien vu venir. On saitaujourd’huiquel’affirmationd’unillustreéconomistecommeMichaelJensenselonlaquelle«Aucuneautrepropositionenéconomien’adeplussolidesfonde-mentsempiriquesquel’hypothèsed’efficiencedesmarchés»,n’estpasunevérité,maistoutsimplementuneidéefausse.
Onauraitpucroirequeleséconomistesseraientdeve-nusplusmodestes.C’estmallesconnaître.Lesécono-mistesnefontpasquesetromper:ilschangentlemonde.Gagedescientificité,l’énoncééconomiqueauneforceensoietfaitautorité.«L’opiniondelafaculté»estsouventrecherchéepourjustifierdespoli-tiquesquivontprofondémentchangerlaviedesgensaunomdelavéritééconomique.
Lerecoursàl’expertiseéconomiqueesttrèsdangereuxquandunseulcourantdepenséepeuts’exprimeraunomdel’ensembledeséconomistes,quanduneseulefaçondefairedel’économieseprésentecommeincon-tournable,quandladiversitéintellectuelledevientunetareetnonunatout.
L’économie standard au secours de l’austérité
C’estprécisémentcequisepasseensciencesécono-miques.Ilexisteuncourantdominant(appelé«éco-nomiestandard»oumainstream)quis’appliqueàverrouillertouslesénoncésalternatifs.Cesontdonclesénoncésdel’économiedominantequiontpignonsurrueetconduisentsisouventàdire«qu’iln’yapasd’alternative»,selonlecélèbremotdeMargaretThatcher.Quelquesexemplesaiderontlelecteuràmesurerl’ampleurdesdégâtsqueprovoquel’absencedepluralismeenéconomie.
L’économiestandardajustifiélespolitiquesd’austéritéaunomdelamaîtriseindispensabledesdéficitset
dettespublics.Lascienceaparlé:ilfallaitquelesdépensespubliquesd’éducationetdesantésoientsacrifiées(1).Aunomdelaréductiondeladette,onaprésentélasaignéecommeunmalnécessaire,ycom-prislorsdespurgesbudgétairesparticulièrementfortesintervenuesenItalie,auPortugal,enGrèceetdanscertainspaysbaltes.Laforcedel’expertiseéconomiqueestmêmealléejusqu’àrendreinutilelaconsultationdelapopulationsurlapolitiqueàmener.Ainsi,enGrèce,legouvernementPapandréouadûdémission-nerpouravoirditqu’ilvoulaitunréférendumetlegouvernementTsiprasaétévertementsermonnépourenavoirorganiséun.
Onsaitpourtantcequ’ilestadvenudessaignéesadmi-nistrées:iln’yaplusdevaccinspourlesenfants,etlamalariaestderetourenGrèce.Lesdégâtssontconsi-dérables:développementdelapauvreté,del’insécu-ritésocialeetdelaprécaritémaisaussidesdécèscarl’austéritétue(2).Ainsi,quandilsn’ontpasremplilescimetières(avecl’augmentationdessuicides),lesvic-timesdel’austéritéonttrouvérefugedansleshôpitauxquiontdûsoignerplusdemondeavecmoinsdemoyens.
Bienentendu,faceàlagravitédelasituation,lesDiafoirus (3)del’économieontdûadmettrequ’ilss’étaienttrompésdansleurscalculs.Maislemalétaitfait.Unpaysnepeutpasremboursersesdettesquandsapopulations’appauvrit.LesexpertsduFMIontadmisqu’ilss’étaienttrompés(4).Silescitoyenseuro-péenssontsollicitéspourpayerladette,ilsserontendroitdedemanderdescomptesàceséconomistesdeprofessionquiontfaitdelaréductiondeladépensepubliquel’alphaetl’omégadelasortiedecrise.
Toutcelaauraitpourtantpuêtrefacilementévité.Onsaitdepuislongtempsquelesmarchésnesontpasefficientsetquelabaissedeladépensepubliquepeutêtrenocivepourlaprospéritééconomiqueetsociale.Oncroyaitrévoluletempsoùunéconomisteétaitmisaubandelacommunautépouravoirémisl’hypothèsequeréduireleniveaudevied’unpayspourqu’ilrem-boursesesdettesétaitstupide.Ils’agissaitdeKeynesen1919ausujetdutraitédeVersaillesetdesconsé-quenceséconomiquesdelapaix…
(1)Ires(2014),Santé, éducation : services publics dans
la tourmente, Chronique internationale de l’Ires,n°148,
décembre.(2)D.StuckleretS.Basu(2014),Quand l’austérité tue,
Autrement(traduitdeD.Stuckler,S.Basu(2013),
The Body Economic : Why Austerity Kills.NewYork:
BasicBooks).(3)PersonnagesdeMolière,médecinsridicules,lepère
etlefils,dansLe Malade imaginaire(notedela
rédactiondelarevue).(4)G.Raveaud(2013),«AustéritéenEurope:l’énormeboulettedu
FMI»,Alternatives Économiques.fr,7janvier.
Économique et social
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Santé, inégalités, chômage : le bien-être en péril
Aulieudeprogresser,l’expertiseéconomiqueétaitbienplusrichehierqu’ellenel’estaujourd’hui.Ainsi,latrajectoirelancéeparleConseilnationaldelaRésistancepourdévelopperlesassurancessocialessemblebienloinaujourd’hui.Dansceprogrammeintitulé«Les joursheureux»,onvoulaitmieuxprendreenchargelessoinsmédicauxetfairedel’hôpitalunlieuoùchacunpuisseavoiraccèsaupro-grèsmédical.
Aujourd’hui,onchercheplutôtàjustifierlesdérem-boursementsetàorganiserlerenoncementauxsoins.Silesjourssombresontsuccédéauxjoursheureux,c’estparceques’estimposéeunevisiondesassurancessocialesformatéeparlediscourséconomiquedominant.Ainsi,la«ToulouseSchoolof Economics»entretientdenombreuxliensaveclesforcespolitiquesetfinancières(5)etplaidepourinciterl’assuréàréduiresonrecoursauxsoins.Ellea conduit l’un de ses fondateurs, Jean-JacquesLaffont,àaffirmerque« il est important d’empêcher les individus de souscrire une assurance complémentaire qui détruirait toutes incitations à l’effort. C’est pourtant ce que l’on laisse faire pour l’assurance maladie »(6).Plusrécem-ment,l’autrefondateur,JeanTirole,aproposédedé-remboursertotalementlaconsultationmédicalede23euros(7).Cetintégrismeincitatif transitesou-ventpardesnotesetrapportsduConseild’analyseéconomique(CAE)quiconstituentautantd’opéra-tionsdedépolitisation.
Danslemêmetemps,lesinégalitéss’accroissent.Aprèslesavoir(longtemps!)ignorées,lemainstreamlesajus-tifiéesenvertudelathèseditedu«ruissèlement»selonlaquellel’existencedetrèshautsrevenusbéné-ficieauxpauvres(selonl’exempledelafemmedeménageetdujardinierdeLilianeBettencourt).Onsaitaujourd’huiquetoutcelaestfaux.Lesinégalitésontunimpactnégatif sur lasantéparcequ’ellesnuisentàl’harmoniesocialeenrenforçantlesconcur-rencessocialesetlarivalitéentrelesindividus(8).Ellessontàl’originedeviolences,depertesdel’estimedesoi,dudéveloppementdel’insécuritéetdustress,dontlescorpsportentlesstigmates.Lessociétéshyperiné-galitairesnuisentgravementauliensocialetauxvaleursdelaRépublique.
Dufaitdutauxderendementtrèsélevédupatri-moine,pouracheterunappartementàParis,ilvautmieuxcomptersurunbonhéritagequesurlesalairedetouteunevie(9).Enest-onréduitaujourd’huiàrecommanderàunenfantdefaireunbonmariages’ilveutvivredansunmilieuaiséplutôtqued’investirdanslesétudes?
Ceserreursaccumuléesdepolitiqueéconomiquetrouventleursracinesdanslemonothéismedumains-treamquiporteaussiuneresponsabilitédansleretourd’unefigurequel’oncroyaitréservéeauxlivresd’his-toire:letravailleurpauvre.Aforcedepercevoirletravailcommeunemarchandiseetlesalaireunique-mentcommeuncoûtdeproductionquel’ondoitchercheràbaisser,onaoubliéquelaflexibilitédumarchédutravailetlamobilitédelamain-d’œuvrepouvaientconduireànepasavoirdequoivivretoutenayantuntravail.
Le combat de l’Association française d’économie politique pour le pluralisme
Laviolencedel’économiedominantedevienthégé-moniquecarlestraditionsdepenséeconcurrentesàl’approchedominanteontdisparudulieuprivilégiéoùelless’exprimaient:l’université.Auseindesuni-versitésfrançaises,àl’exceptiondequelquescentresderecherchetelsqueleCLERSEàLilleetleCEPNàVilletaneuse,iln’existeplusdecourantkeynésien,decourantmarxisteouinstitutionnalistesignificatif.
Leproblèmeestquecetteaffairen’estpasseulementunequerelled’experts,chacunprêchantpoursacha-pelleetdéplorantd’êtredominéparuncourantintel-lectuelplusfortquelui.Or,enéconomie,lecourantdominantnel’estpasparlaforcedesesidées,dontonavuqu’ellesétaienthautementcontestables–pournepasdirefausses.Ill’estparcequ’ilaverrouillétouteslespositionsinstitutionnellespouvantlégitimeruneexpressionhétérodoxe.
Deséconomistesregroupésdansl’Associationfran-çaised’économiepolitique(AFEP)sesontinsurgéscontrelamortprogrammédupluralismeenéconomie.Aprèslelancementdelapétition«Pourlepluralisme,maintenant!»(http://assoeconomiepolitique.org/),unmanifestepouruneéconomiepluraliste(10)explicitelesmécanismesquiontconduitàcettesituation.Ilmontrecommentleverrouillageinstitutionnels’estappuyésurlerôlecentraldesprofesseursd’université.Cesontlesvéritables«patrons»deladiscipline,cellesetceuxquidirigentlesécolesdoctorales,encadrentdesthèses,présidentlesjurysdediplômes,siègentdanslescomitésderecrutementet…recrutentdesprofes-seurs.Or,iln’yaplusdeprofesseurshétérodoxescarilssonttous(oupresque)partisenretraite.L’orthodoxieéconomiquenepeutquesedévelopper.
Demême,lapauvretédel’enseignementdanslesfacultésd’économieestl’undeseffetslesplusdélé-tèresdecettehégémonie.Ainsi,lesétudiantssontassommés sous lesmathématiques,mais ils ne
(5)L.Mauduit(2012), Les imposteurs de l’économie, EditionsGawsewitch.(6)J.-J.Laffont(1998),«Lerisquecommedonnéeéconomique»,inF.EwaldetJ.-H.Lorenzi(Ed.),Encyclopédie de l’assurance,Économica,p.1492citédansC.LePen(2009),«Patientoupersonnemalade?Lesnouvellesfiguresduconsommateurdesoins»,Revue économique,2,vol.60,p.257-271.(7)B.Dormont,P.-Y.GeoffardetJ.Tirole(2014),«Refonderl’assurance-maladie»,Les notes du Conseil d’analyse économique,n°12,avril.(8)R.Wilkinson(2010),L’égalité, c’est la santé,Démopolis.VoirégalementlesnombreusesétudesrécentesduFMIetdel’OCDEsurleseffetsnéfastesdesinégalités(ParexempleleBulletin du FMI,12avril2014;Les Echos« Pour l’OCDE, les inégalités de revenus dans le monde sont à ‘un point’ critique »,22mai2015).(9)T.Piketty(2013),Le capital au XXIe siècle,Seuil.(10)PhilippeBatifoulier,BernardChavance,OlivierFavereau,SophieJallais,AgnèsLabrousse,AndréOrléan(coord.),ThomasLamarcheetBrunoTinel(2015),À quoi servent les économistes s’ils pensent tous la même chose ? Manifeste pour une économie pluraliste.LesLiensquiLibèrent.
Économique et social
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connaissentpaslefonctionnementdesentreprises,del’État,desbanques,del’Unioneuropéenne…Danscetuniversoùlesmathématiquessontinstru-mentaliséescommegagedescientificité,onprésentetoujoursauxétudiants,malgrél’accumulationderésultatsnégatifsdel’économieexpérimentale,unmondepeupléd’agentsrationnelsetmaximisateurs,capablesdecalculscomplexesinaccessiblesàlaquasi-totalitéd’entrenous.
Danscemondesanshistoireetsansrapportssociauxseracontel’histoiredelasupérioritédumarché.Ilestsanscontesteindispensabled’enseignerlathéoriedesmarchés,maisàconditiondelaprésentercommeuncorpushistoriquementsituéetdécoulant,commetoutsavoir,depostulatsnormatifs.Or,cettesupérioritédumarchéestprésentéecommeunfaitavéré,«mathé-matiquementdémontré».Etpendantcetemps-là,danscertainesfacultésd’économie,lesétudiantsn’ontqu’unevisionsuperficielledesplusgrandspenseurs,ycomprisAdamSmith!
C’est maintenant que tout se joue
Leconstatquelascienceéconomiqueatouchélefondest largementpartagé(mêmesicertainscreusentencore),àtelpointqueleministèredel’Éducationnationaleavaitaccédéàlarequêtede300universi-tairesenouvrantunnouvelespaceinstitutionnelpourleséconomisteshétérodoxes.Maissouslapressiondequelqueséconomistesorthodoxesbienencour,dontJeanTirole,ilarenoncé(11).Ilestpiquantdeconstaterqu’ungouvernementdegaucheacédédevantlademanded’économisteslibérauxquin’ontdecessedepromouvoirlaconcurrencedansleursarticles(12),maispasquandelles’adresseauxidéesenéconomie.
Maisl’AFEPnerenoncerapas,tantqu’ellen’obtien-drapaslesconditionsinstitutionnellesdesonexistencelégitimeauseindelaprofession,afinqueledébatéconomiqueviveauseindel’universitéetdelasociététouteentière.
Philippe Batifoulier, Gilles Raveaud
(11)Voirlarevuedepressesurlesitedel’AFEP:
http://assoeconomiepolitique.org/
category/debats_et_documents/nouvelle-
section/ce-quen-dit-la-presse/
(12)VoirJ.Tirole(2015),«Laconcurrencepeut
servirlagauche»,Libération,8juin.
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Économique et social
Promouvoir une culturede l’évaluation des politiques publiques
Le 8 septembre dernier, Nasser Mansouri-Guilani a présenté au Conseil économique, social et environnement, sous ce titre, un avis qui a été adopté à l’unanimité. Ce document participe à l’indispensable réflexion à conduire sur le déficit démocratique qui entoure l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi des politiques publiques aux échelles européenne, nationale et terri-toriale.
Unepolitiquepubliquereprésenteunpro-grammed’actionspropreàunouplu-sieursorganismes.Ellevisedesobjectifsdansundomaineparticulieretdansunlapsdetempsdonné.Ellenécessitedes
moyenshumains,matérielsetfinanciersqu’ilfaututi-liseràbonescient.
Lespolitiquespubliquessontcenséesconstituerunensemble cohérent répondant aux attentes descitoyens.Cependant,danslaréalité,lavariétédesdomaines,lapluralitédesobjectifsetdesacteurs,etlaterritorialisationdel’actionpubliqueposentlaques-tiondelacohérenceglobale.Làrésidel’intérêtdel’évaluationdespolitiquespubliques(1).
L’évaluationconsisteàporteruneappréciationsurl’actionpubliqueauregarddecertainscritères.Lesujetsusciteunintérêtcroissantàtraverslemonde.L’ONUaainsidéclaré2015«Annéeinternationaledel’évaluation».
Une pratique assez courante et relativement ancienne
Contrairementàuneidéerépandue,lespratiquesdenatureévaluativenesontnirécentesniraresenFrance.Ainsi,laplanificationàlafrançaiseintégraitdéjàdespratiquesserapprochantdel’évaluation.
EnFrance,denombreuxorganismespublicsetprivésréalisentdestravauxd’évaluation:
• lesinstancespubliques:ministères,inspectionsgénérales,Secrétariatgénéralàlamodernisationdel’actionpublique(SGMAP),Commissariatgénéralàlastratégieetàlaprospective(CGSP,appeléégalementFranceStratégie),Courdescomptes…;
• lesassembléesconstitutionnelles:leParlement,leCESE;
• lesautresacteurs:chercheurs,universitaires,cabi-netsdeconseil…
L’évaluationsepratiqueaussiauniveaudesterritoirespardenombreusesinstances:conseilsrégionaux,CESER,départements,communes.LeschambresrégionalesetterritorialesdescomptesréalisentaussidestravauxévaluatifsencoordinationaveclaCourdescomptes.Enfin,danslecadredesprogrammeseuropéens,certainespolitiquesfontl’objetd’uneéva-luation.
Etpourtant,l’évaluationdemeureunsujetéloignédescitoyensetprovoquedelaréticenceauprèsdesdéci-deurspolitiques,desadministrationsetdeleursagents.Pourexpliquerleparadoxe,laDélégationàlapros-pectiveetàlastratégieduCESEaavancél’hypothèsesuivante:ils’agitpeut-êtred’unproblèmeculturel.Plusprécisément,siendépitdenombreusesévalua-tions,lesujetresteéloignédescitoyensetprovoquedelaméfiance,celasignifieraitquelaculturedel’évalua-tiondespolitiquespubliquesn’estpassuffisammentdéveloppéeenFrance.CettehypothèseaétélargementconfortéedanslestravauxmenésparlaDélégation.Autrehypothèse:lefaitquelesujetprovoquesurtoutdelaréticence,pournepasdiredelaméfiance,desresponsablespolitiques,desadministrationsetdeleursagents,signifieraitqueladéfinitionmêmeduconceptn’estpasclaire,d’oùl’intérêtdebiencernerlesujetetsurtoutdepréciserd’embléecequinerelèvepasdel’évaluationdespolitiquespubliques.Eneffet,aussibiendansledébatpublicqu’auseindesservicesadmi-nistratifs,lemotévaluationestsouventconfonduavecd’autrespratiques.
Ilestdoncnécessairedepréciserquel’évaluationdespolitiquespubliquesestbiendistincteducontrôle,del’auditetdelaréformedel’Étatd’unepartet,d’autrepart,de«l’évaluationindividuelle»desagentsdelafonctionpublique.Cetteprécisionpermetdedélimitercequirelèvedel’évaluationdespolitiquespubliques.
Que signifie l’évaluation des politiques publiques ?
L’évaluationconsisteàanticiperetàmesurerleseffetsdirectsetindirectsd’unepolitiquepublique.Elleestuneappréciationsurunepolitiquedonnéeetunoutil
(1)Pourfaciliterlalecture,nousutiliseronsdésormaislemot«évaluation»enlieuetplacedel’évaluationdespolitiquespubliques.
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pourl’améliorerlecaséchéant.Elleestaussiunoutilpourrendrecompteauxcitoyensdecequefaitlapuissancepublique,c’est-à-direl’État,lescollectivitésterritorialesetlesorganismespublics.L’évaluationestdoncunoutilpourrestaurerlaconfiancedanslesdéci-sionsetactionspolitiques,cequiestunenjeumajeur,surtoutdanslecontexteactuelmarquénotammentparlerefusdeplusenplusaffirmédenombredenosconcitoyensdesetournerverslesurnespourexprimerleurchoix,cequiestdefaituneformed’expressionmaisauxdépensdesmécanismesclassiquesdel’ex-pressiondémocratique.
Enrésumé,l’évaluationdespolitiquespubliquesestdoncunélémentcentraldelaviedémocratique.
Cinq obstacles majeurs à surmonter
Cesexplicationsrelèventdubonsens.SeposealorslaquestiondesavoirpourquoicelanefonctionnepasbienenFrance?Laréponseestqu’ilyabiendesobstacles.Onpeutenénuméreraumoinscinq.
Le sens qu’il faut donner à l’évaluation
Leplussouvent,l’évaluationestconsidéréecommesynonymedelarecherched’économiesbudgétaires.Cettevisions’inspirenotammentdelathéoriedenew public managementlargementprésenteauxÉtats-Unisetplusgénéralementdanslespaysanglo-saxons.Or,entenducommeunélémentcentraldelaviedémo-cratique,l’évaluationnepeutpasêtreréduiteàlarecherched’économiesbudgétaires.
Acepropos,lerapportquiaccompagnel’avisduCESEcitelecasdel’évaluationdesaidesàl’industrie,dispositif dontlecoûtbudgétaireestd’environ40mil-liardsd’eurosparan.L’objectif d’affichédecetteéva-luationétaitdetrouverunmilliardd’économieen2013etunmilliardsupplémentairel’annéesuivante.
Effectivement,uneévaluationquivousfixea priorilaconclusionàlaquelleondoitarriver in fineest,pourlemoins,problématiqueetjettedesdoutessursonsensetsafinalité.
Le facteur temps
Idéalement,uneévaluationdoit comporter troisphases:
• avantlamiseenœuvred’unepolitique,onappré-ciea prioriseseffetsattendusetpossibles.C’estl’évaluationex ante.Onparleaussiparfoisd’étuded’impact;
• pendantledéroulementouaumilieudeladuréeprévuedelapolitique,onexaminelatrajectoire.Cesontlesévaluationsàmi-parcoursetin itinere;
• enfin,àlafind’uneactionpublique,onmesureseseffetsdirectsetindirects.C’estl’évaluationex postquipeutdurerdanscertainscasplusieursannéessionveutréellementmesurerleseffetsindirects.
Ladistinctionentreleseffetsdirectsetindirectsestimportantecarilestpossiblequeleseffetspositifsd’unepolitiquepubliqueàcourttermesoientamoindrispard’éventuelseffetsinversesàlongterme.Parexemple,unemunicipalitépourraitsubventionnerlacréationd’uncentrecommercialavecl’objectif decréationde100emploisenunan.Ilesteffectivementpossiblequ’auboutd’unan,cesemploissoientcréés,maisilestaussipossiblequelacréationdececentrecommer-cialaboutisseàladisparitiondecommercesdeproxi-mité, avec des pertes d’emplois, sans parler desnuisancesprovoquéepourleshabitantsparcettedis-parition.
Danslaréalité,l’agendapolitiqueetlecalendrierdel’évaluationnecoïncidentpasetlesdécisionspolitiquessontprises,parfois,sansattendrelafindel’évaluation.LerapportduCESEciteamplementlecasdel’expé-rimentation duRSA commandée par leHaut-commissaireauxsolidaritésactivescontrelapauvreté,MartinHirsch,auxchercheursdel’Ecoled’économiedeParis.Audépart,cetteexpérimentationdevaitdurertroisans,maisauboutdequelquesmois,leHaut-commissairearaccourciledélai,cequeleschercheursontaccepté.Néanmoins,mêmeceraccourcissementn’apassuffi.LaRSAaétédoncgénéralisésansattendrelafindel’expérimentationetsonévaluation.
Les indicateurs
Lesindicateurs,cesontlesdonnéessynthétiquesquiinformentsurunsujet.Ilssontindispensablespourréaliseruneévaluation.Maisleurconstructionnerelèvepasuniquementdeprocédurestechniquescarilsexprimentdeschoixdesociété.Leurconstructionconstituedoncunenjeuàmultiplesfacettes:social,politique,environnemental,économique…Seposeaussilaquestiondesavoirquilesconstruitetcom-ment?Cettequestionestsouventmiseensourdineetassezsouventlesindicateurssontconstruitsenl’ab-sencedespartiesprenantesauxpolitiquespubliques.
Leplussouvent,danslespratiquesévaluatives,l’accentestmissurlesdonnéesstatistiques.Certes,ilestnéces-sairedefaireréférenceauxdonnéesstatistiques,maisàforced’insistertropsurleschiffres,onrisqued’ou-blierquederrièreleschiffres,ilyadesêtreshumainsetdesattentesàsatisfaire.
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L’objectivité et l’impartialité du processus évaluatif
Lacomparaisonaveclajusticeesticitrèsutile:commepourlajustice,leprocessusévaluatif doitêtreobjectif etimpartial,sauf qu’enlamatière,onporteuneappré-ciationetnonunjugement.
La traduction des conclusions de l’évaluation dans la décision politique
Ilnesuffitpasderéaliserdesévaluations,cequinéces-sited’engagerdesmoyensfinanciersethumains;ilfautaussientirerdesenseignementspourl’avenir.Or,danslaréalité,parfoislesresponsablespolitiquessontperplexeslorsqu’ils’agitdetirerlesenseignementsdel’évaluation.
Voies possibles pour promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques
Àpartirdecesconstats,leCESEproposetroissériesderecommandations.Lapremièreviseàaccroitrelacrédibilitéet la légitimitéde l’évaluationdecinqfaçons:
1. favoriserlapluralitédespointsdevue.Chaqueacteur,chaquedisciplinepeutapporterunecontri-butionetenrichirl’exercice.Menerl’évaluationsousunseulpointdevueetlaconfieràuneseuleprofession, en l’occurrence aux économistes,seraientuneerreur;
2. danslemêmeesprit,ilconvientd’associerl’en-sembledespartiesprenantes(décideurspolitiques,bénéficiaires,agentsexécutants)auprocessuséva-luatif ;
3. diffuseruneinformationimpartialeetfidèledel’évaluation.C’estaussiunpointfondamental.Enl’absencedetransparence,laporteestouverteauxpratiques irresponsables,voiredémagogiques.Ainsi,ilestessentield’organiserdesdébatsautourdesconclusionsdel’évaluation.Lesmédia,etnotammentceuxayantunemissiondeservicepublic,peuventjouericiunrôleimportant;
4. assurerunsuivisystématiquedusortréservéauxconclusionsdel’évaluation.Atitred’exemple,laCourdescomptesexaminelesortréservéàsesrecommandationsauboutdetroisans;
5. conditionner la reconduction des politiquespubliquesàleurévaluationpréalable.Sinon,le
risqueestgrandquedespolitiquesdontl’utilitééconomique,socialeouenvironnementaleestpourlemoinsproblématiquesoientreconduites.Onpeutparexempleciternombred’exonérationssocialesoufiscalesquisontreconduitessansqueleurutilitéaitfaitl’objetd’uneévaluation.Pireencore,ilyadesdispositifsdontl’inefficacitéestavéréeetquipourtantsontreconduits...
LadeuxièmesériedesrecommandationsduCESEviseàaméliorerl’exercicedel’évaluationparcinqmoyens:
1. prévoir juridiquement le temps ainsi que lesmoyenshumainsetfinanciersnécessairespourréaliserl’évaluation.Lesdonnéesjouantunrôledécisif dansl’évaluation,ilconvientd’établirlesmoyensdédiésàl’acquisitionouàlaproductiondesinformationsadaptéesàchaquepolitiquesou-miseàévaluation.Ilconvientaussidedéfinirlesmodalitésdeleurmiseàdispositiondesévaluateursenprenanttouteslesprécautionsnécessairespourrespecterparexemplel’anonymat.Cettequestiondel’accèsauxinformationsseposesurtoutlorsquel’évaluationestconfiéeàdeschercheurs.Lesujetestd’ailleursrégulièrementévoquéparleursrepré-sentantsauConseilnationaldel’informationsta-tistique(Cnis);
2. améliorerlacapacitécollectivederéaliserdeséva-luations,surtoutàl’échelonterritorial.Acepropos,leCESEmetl’accentsurlasensibilisationetlaformationdesacteurs.Outrelaformationperma-nentedesagents,ilproposequel’évaluationdespolitiquespubliquessoitintroduitedanslespro-grammesdeformationdel’enseignementsupé-rieur,toutaumoinsdansdesdisciplinestellesquel’économieou la gestion, ou encoredans lesgrandesécoles,carlaplupartdesétudiantsformésdanscesdisciplinesserontconcernésparlespoli-tiquespubliquesdansleurfuturparcoursprofes-sionnel;
3. diffuseruneinformationimpartialeetfidèledel’évaluation.C’estaussiunpointfondamental.Enl’absencedetransparence,laporteestouverteauxpratiques irresponsables,voiredémagogiques.Ainsi,ilestessentield’organiserdesdébatsautourdesconclusionsdel’évaluation.Lesmédia,etnotammentceuxayantunemissiondeservicepublic,peuventjouericiunrôleimportant;
4. respecterladiversitédesévaluateurs.Laquestionesticidesavoirquiestlemieuxplacépourréaliserl’évaluationetcommentéviterles«conflitsd’inté-rêt».LeCESEconstateainsique« le souci de garan-tir l’objectivité de l’évaluation est souvent mis en avant pour
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expliquer la nécessité de recourir à l’expertise externe. Or les administrations publiques françaises ont des capacités impor-tantes pour réaliser des évaluations rigoureuses et impartiales. De plus, elles disposent des informations relatives à la mise en œuvre de ces politiques. Par conséquent, leur implication dans l’évaluation des politiques publiques est nécessaire. Enfin, elles doivent partager les difficultés mises en évidence pour mieux les rectifier. A contrario, le fait que l’administra-tion puisse réaliser des évaluations n’exclut pas la possibilité de recourir aux acteurs privés lorsque cela est nécessaire ou utile ».LeCESEproposedèslorsdes’appuyersurladéontologieprofessionnelleetsurlesressourcesdelafonctionpubliqueetdefaireappelauxcher-cheursetrecourirauxcabinetsdeconseillorsquec’estnécessairetoutenveillantaurespectdesnormesdequalité. Soulignons quedans sonexpression,legroupedelaCGTauCESEaréitérésonoppositionaurecoursauxacteursprivéssou-lignantqu’ils’avèretrèscoûteuxsanspourautantgarantirlafiabilitédel’évaluationetquelalogiqueprivéeestdifficilementcompatibleaveclapour-suitedel’intérêtgénéral(voirencadré);
5. coordonnerlespratiquesévaluatives.Aujourd’hui,uncertainenombredepolitiquesfontl’objetdeplusieursévaluationstandisqued’autresnesontpasévaluées.Deuxremèdessonticienvisageables:faciliterlacoordinationinterministérielledeséva-luationssousl’égideduministèreleplusconcerné;envisagerunerencontreannuelleinformelleentreleshautsresponsablesdesinstancesinstitution-nelleschargéesdel’évaluation.Unetellerencontrepermettraitderecenserlesintentionsetlesbesoins
desunsetdesautres,etdemieuxutiliserlesmoyensdisponibles.
LatroisièmeetdernièresériedesrecommandationsduCESEsontdestinéesàconforterlacontributionduCESEenmatièred’évaluationens’appuyantsursaspécificitéquirenvoieaufaitqu’ilestconstituédesdifférentescomposantesdenotresociété,qu’ilestl’expressiondela«sociétécivileorganisée»,mêmesil’expressionprêteàdébat.Quatremoyenssonticipréconisés:
1. consoliderladimensionévaluativedesavisduCESE,ycomprisens’appuyantsurlesévaluationsréaliséespard’autresinstances;
2. recenserdanslebilandechaquemandature,lestravauxduCESEayantunedimensionévaluative;
3. établirdescoopérationsaveclesautresinstanceschargéesd’évaluationpourapporteretvaloriserlavisiondela«sociétécivileorganisée».Parexemple,ilpeutyavoircomplémentaritéentrelestravauxduCESEetceuxdelaCourdescomptes.Eneffet,laCourmetl’accentsurleschiffrestandisqueleCESEs’avèrepluscompétentenmatièredetraitementdes sujetsdeportéeséconomique,socialeouenvironnementale;
4. coordonnerlesexercicesdel’évaluationduCESEetdesCESER.
Nasser Mansouri-Guilani
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Expression du groupe de la CGT au CESE
La CGT se félicite d’un avis qui participe à l’indispensable réflexion à conduire sur le déficit démocratique entourant l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi des politiques publiques aux échelles européenne, nationale et territoriale, et remercie le rapporteur pour son travail.
Dans un contexte marqué par une défiance accrue des citoyens et des salaries à l’égard des institutions et de l’action publiques, la CGT partage la nécessité de promouvoir une culture d’évaluation des politiques publiques.
La conciliation du temps de la décision politique et du temps, nécessairement plus long, de l’évaluation, conduit à recommander que les politiques publiques prévoient d’emblée de consacrer à l’évaluation des moyens humains et financiers appropriés, notamment ceux dévolus aux organisations syndicales de salariés. La CGT rappelle à cet égard la préconisation du CESE de créer des droits syndicaux interprofessionnels.
C’est à juste titre que cet avis estime primordiale l’évaluation, pour apprécier l’efficacité des politiques mises en place par la puissance publique et pour fonder ses décisions. Elle doit pouvoir conduire à décider de correctifs, voire de réorientations, autant que nécessaire, et concerner aussi les expérimentations trop souvent généralisées sans évaluation. C’est ce dont notre démocratie a besoin pour que l’action publique prenne toute son efficacité sociale, économique et environnementale.
L’avis considère, à juste titre, que ce n’est pas en adoptant une conception abstraite et idéologique de l’indépendance des organismes d’évaluation que l’on améliorera la situation. A cet égard, la CGT estime incontournable de favoriser la pluralité des points de vue en intégrant toutes les parties prenantes, parmi lesquelles les salariés et leurs organisations syndicales.
La CGT partage la préconisation de fonder l’impartialité des évaluations sur la déontologie professionnelle et les compétences de la fonction publique. En revanche, elle réitère son opposition au recours aux acteurs privés. En effet, comme le souligne l’avis en faisant référence à une étude de la Cour des comptes, le recours aux acteurs privés s’avère très coûteux sans pour autant garantir la fiabilité de l’évaluation, la logique privée étant difficilement compatible avec l’objectif de l’intérêt général.
La réforme constitutionnelle de 2010 a confié au CESE des responsabilités accrues en matière d’évaluation des politiques publiques. La CGT estime que notre assemblée a effectivement un rôle singulier à jouer en la matière. Les partenariats avec d’autres instances doivent enrichir ses exercices, et non amoindrir ses apports. Le partenariat avec France Stratégie dans le cadre de l’élaboration des indicateurs complémentaires du PIB ne répond pas à ces attentes.
Quant aux propositions concernant les CESER, la CGT reste très prudente eu égard aux enjeux des réformes institutionnelles en cours et des dispositions de la loi NOTRE. Elle rappelle son attachement à la pérennité des CESER et à l’extension de leurs missions, prérogatives et moyens.
La CGT a voté l’avis.
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Renseignement :une loi d’autisme démocratique
Le 24 juin 2015, l’Assemblée nationale a définitivement adopté, au nom de la lutte contre le terrorisme et de « la garantie des droits des citoyens », la loi relative au renseignement. Sur les 566 députés présents, 438 ont voté pour. Pourtant, ce texte qui renforce les pouvoirs d’investi-gation des services de renseignement, pose de nombreux problèmes en matière, par exemple, de droit au respect de la vie privée. Il a été d’ailleurs vivement et quasi unanimement critiqué par les associations, syndicats et autres groupements œuvrant pour la défense des libertés civiles. Retour sur les attendus et dangers d’une loi porteuse d’un « autisme sécuritaire ».
Ironiedel’histoire.LejourmêmeoùlessénateursaméricainsadoptaientleUSAFreedomAct,rompantainsiaveclalogiquesécuritaired’écoutedemasseduPatriotAct,leurscollèguesfrançaisvalidaientlesgrandeslignesd’unprojetdeloi
surlerenseignementinstituantunesurveillanceetuneécoutedemasse,entempsréelettousazimuts.
LaloiRenseignementprésentéeauvotedel’Assem-bléeàl’initiativedugouvernementVallsestd’abordetavanttoutuneloidelégitimationdesservicesderenseignementetdeleursagents.C’estentoutcasainsiqu’elleseprésente,sansaucunfard.Ils’agit,expliquesonauteur,decréeruncadrelégallégitimantdesactesantérieurementillégaux.Dequois’agit-ilaujuste?Unexemple:les«investigationsillégales»entreprisesparBernardSquarcini,directeurcentraldurenseignementintérieur(DCRI),àlademandedeNicolasSarkozypourtenterd’identifierla«source»d’un journalisteduMonde travaillantsur l’affaireBettencourt.
Cesimplerappeld’actualitédonnelamesuredesenjeuxsous-jacentsàl’étiquetteanodinede«rensei-gnement».Ense«renseignant»,ontoucheàlalibertédelapresse,aucoursdelajustice,àlaprobitécivique;onpeutenfinpréserverlavertutoutehypothétiquedel’exécutif,letoutsurunetoiledefondoùl’argentorga-niselespassions,ycomprispolitiques.Bref,ontoucheàladémocratie.
Echaudésparquelques-unesdecesaffaires,lesservicesétaientdoncdemandeursd’uncadreprotecteur;l’exé-cutif desoncôtéavaitlargementmesurélesimpactsdésastreux–desonpointdevue–desrévélationsd’EdwardSnowden,éclairantcrûmentlescoulissessouventpeuhonorablesdelaraisond’État,desadiplo-matieetdesoncommerceinternational.Cetteinquié-tudeétaitd’ailleurslargementpartagéeparcequ’ilestconvenud’appelerlesmilieuxprofessionnels,autre-mentditpatronaux.Sil’onajoutel’inquiétudepré-gnantevis-à-visdurisqued’attentatsterroristesenEuropeetenFrance,oncomprendquelesconditionsétaientréuniespouruneloisécuritairedegrande
ambition.Letextequienasuiviestàlahauteurdecesvelléitéssécuritaires;autrementdit,trèsinquiétant.
Extension du champ et légalisation de pratiques plus que douteuses
Carcetteloinesecontentepasde«légaliser»despratiquesdouteuses:elleenélargitlechampetl’enver-gure,toutenfaisantfidetoutcontrôleréel.Ellefaitainsibasculerlepaysdansunnouvelordrelégal,oùlaprésomptiond’innocencedevientprésomptiondeculpabilité,oùlajusticecessed’êtreuntroisièmepou-voirinstitutionnelgarantdeslibertéspourdevenirspectatricemuettedel’activitédupouvoiradministra-tif etdel’exécutif.
C’estd’autantpluspréoccupantquecetexteépouselescaractéristiquesessentiellesdesloisantiterroristes:ilestsoumisàlaprocédured’urgence,cequilimitedrastiquementledébatcontradictoirepublic,etsur-tout,ils’inscritdansuneextensiondudomainedeladérogationquis’accélèredepuisle11septembre2001.Depuiscettedate,leslibertéssontprisesentenailles:d’uncôtéundroitpénalaspiréparunelogiquedeprédictionetdeneutralisationpréventive,unelégisla-tionantiterroristetiréeverslapénalisationdel’inten-tion.Laloidu13novembre2014prolongeainsil’incriminationd’associationdemalfaiteursenrelationavecuneentrepriseterroristeparuneversionindivi-duelle,toutaussiobsédéeparlavolontédesaisirl’intentionàpeineformée,aurisquedepunirsansacteetsanspreuve;ellealourditlerégimedel’apologieduterrorismepourenpénaliserjusqu’auxformeslesplusirréfléchies.D’unautrecôté,l’administrationaccroîtsespouvoirssurlescitoyensetdéveloppesescapacitésdesurveillance.Cettetraquedelatracesetraduitnotammentparl’extensiondelacollectededonnéesdansl’espacenumériqueetphysique.Poursuivantlemouvementnédanslesannées2000,l’article20delaloideprogrammationmilitairedu18décembre2013etlaloidu13novembre2014autorisentainsidescollectesmassives,tandisquelefichierPNR(Passenger
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NameRecord)créépardécretdu26septembre2014,organise la surveillancede l’ensembledes trajetsaériens.Cetteboiteàoutilsrépressiveetpréventivesecomplète,aveclamêmeloide2014,dupouvoirdebloquerphysiquementlescitoyensparlacréationdel’interdictiondesortieduterritoire,ouleursexpres-sions,parl’extensionauterrorismedumécanismedeblocageadministratif desitesInternet,ce,sansdébatpréalable.L’amendementMacronsurle«secretdesaffaires»,visantàétouffertoutevelléité«d’alerte»,ledémantèlementdelaloide1881surlalibertédelapresseviennentàpointnommépourdémontrerqu’onpeutavoirdela«sécurité»unevisiontrèsextensiveetfinalementliberticide.
Trois conditions pour qu’une loi sur le renseignement soit vertueuse
Àcestadedecritique,uneprécisions’impose:touteloisurlerenseignementn’estpasfatalementdiabo-lique ; la France ne vit pas dans unmonde deBisounoursetilestdenotoriétéquel’espionnageindustriel,pourneparlerquedelui,existe,souventd’ailleursàl’initiativedepaysconsidéréscommealliésnaturelsoupartenairesstratégiques.S’enprémunirestdoncnormaletsain,ycomprispourprotégerentre-prisesetemplois.Leraisonnementvautpourlesenjeuxdesécuritépublique:ilestjusteetcompréhensibledepenserlestermesetlesmoyensd’unesécuritéantiter-roriste.Toutlesouci–etl’art–dulégislateurconsistealorsàassurercetteprotectionsansmettreenpérilleslibertésetleséquilibresinstitutionnelsquiensontgarants.Celasupposetroisconditions:d’abord,quesoitprécisémentdéfinisl’objetetlechampd’applica-tiondel’activitéderenseignement,afind’évitertoutedérive;ensuite,unencadrementquipermetteunemaîtriseentempsréelparunpouvoirtiers;enfin,créerdescontre-pouvoirsàunarbitraireéventuel.C’estainsiquefonctionnent–fonctionnaient–lesinterceptionstéléphoniquesjudiciaires.Lapolicepro-pose,maisunmagistratdécide,définit l’objetdel’écouteetfixesaduréeainsiquelesconditionsdesonexploitation.L’équilibredespouvoirsestdoncobservéetlaprésencedujugeouvrelapossibilitédeprocéduresd’appel.Mêmes’ilnefautpasidéalisercetteconfigu-ration,ellerelèved’uneconceptionpermettantuntravailsécuritairerespectueuxdeslibertés.
Maislaloisurlerenseignements’inscritauxantipodesdecetteconception.D’abordparcequeloindedéfinirstrictementsonobjet,elleouvreunchampillimitéàl’activitéderenseignement,uneactivitédontilfautd’ailleurssoulignerladoublenature:ils’agitd’unepartdese«renseigner»etd’autrepart,de«préve-nir».Cettedernièreprécisionrenvoieàunedimension
offensive.LorsquelesservicesfrançaisfontsauterleRainbowWarrior,c’estpour«prévenir»sonappa-reillage,c’est-à-direpourl’empêcher.Queveut-ondonc,cettefois,prévenir?Ehbien,toutcequigène,oupeutgêner,l’activitégouvernementaleoucelled’acteurs«de»France.
Enfait,leschampsconcernésparcetteloicouvrenttouteslesdimensionsdelaviesociale,économique,diplomatiqueetpolitique.Aveccetteloi,ceuxquiensontempstrouvaientcritiquablelapolitiqueétrangèrefrançaisevis-à-visdelaLybiedeKadhafioudelaTunisiedeBenAli,auraientétéélusàl’écoute,voireàune«prévention».Carl’activitédesservicescom-prendladéfensedes«intérêtsmajeursdelapolitiqueétrangère».LacommissiondesloisduSénatad’ail-leursvouluadoucircetteformuleenluipréférantcelled’intérêts«essentiels»,nuancequinechangepasgrand-chose.Ilenvademêmeconcernantla«pré-ventiondesviolencescollectives»,lesquellessonttra-ditionnellementduressortdelapoliceetnonpasdesservicesderenseignement.Làoùl’Assembléenatio-naleavaitchoisidecibler lesviolences«portantatteinteàlasécuriténationale»,leSénatapréférélanotionde«paixpublique»,cequin’arrangeriencarlapaixpublique,lessyndicalistessontmalheureuse-mentbienplacéspourlesavoir,estfacilementmiseencauseparuneoccupationd’usine,unemanifestationsyndicale,unrefusdeprélèvementd’ADN…plusrarementparunefermetured’entrepriseouunjeud’optimisationfiscale.
Les technologies convoquées impliquent une écoute de masse systémique
Àchampétendu,moyensextensibles.Lamobilisationdemoyenstechnologiquesesttellequ’ellesignaleuneécoutedemassesystémique.Lespromoteursdelalois’endéfendentavecvigueurcarcettepratiqueeststig-matiséeauplaninternationalcommeprofondémentanti-démocratique.Pourtant,lestechniquesconvo-quéespermettentl’interceptiondecommunications,lacaptation«entempsréel»dedonnéessurInternet,laposedebalisesdegéolocalisation,lasonorisationdevéhiculesoudedomicilesouencorelacaptationglobaledetoutesconversationstenuesdansunpéri-mètredonnégrâceauxImsy catchers.
Aveclesmalnommées«boîtesnoires»,quisontdavantagedessystèmesd’écouteenréseauxquedesboîtesproprementdites,etl’installationd’algorithmesbranchéssurlesréseauxdefournisseursd’accèsoudeservicessurInternet,l’écouteestmassive,indiscrimi-néeetsérieusementaléatoire.Commenteneffetdéfi-nirentoustempsettouslieuxlesélémentsconstitutifs
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d’un«comportementsuspect»etannonciateurd’une«radicalisation»terroriste?Tenterd’yparvenirimpliquede«nourrir»l’algorithmedemillionsdedonnéespersonnelles,cequiconstituebienuneécoutedemasse,terriblementefficace,mêmesicelle-cis’entient«uniquement»auxmétadonnéesetnonauxcontenus.Cesmétadonnées,misesboutàbout,endisenteneffettrèslongsurunepersonne,sasituation,sespréoccupations…
Cetteécoutedemasseinduituneautocensuredemasseetunesérieusemiseencausedusecret,qu’ils’agissedel’intimitéàproprementparleroudusecretprofessionnel:secretdessourcespourlesjournalistes,secretdel’instructionpourlesmagistrats,secretmédi-calouégalementdelaconfession…
Cetteécouteestd’autantplus«demasse»qu’ellereste,fondamentalement,«proliférante».Initialement,lesécoutespouvaientviserlesproches,amisetconnais-sancesdespersonnessuspectéesetjouantun«rôled’intermédiaire,volontaireounon».Laformulationaétéàjustetitrejugéedangereuseetaétéremplacéeparuneautre,quinel’estguèremoinspuisquelesservicespourrontétendreleursurveillanceàunproched’unsuspect,àlaconditionquecelui-cisoit«suscep-tibledefournirdesinformations».«Susceptible»,quinel’estpas?
Bienplusquerenseigner,l’écoutedemassefaitdoncrégnerlesilenceetlasuspicion;elleappauvritlecontradictoireetledébatpublic,fragiliselesdroitsindividuelsetstructuredefaitunesorted’obéissance,aumieuxpassiveaupirecraintive,àgrandeéchelle.
Le magistrat est expulsé de la procédure et avec lui, contrôles et garanties
Ellelefaitd’autantplusqu’ellesedéveloppeàl’abridetouteincursiondujugejudiciaire,littéralementexpulsédupaysageaubénéficeduseulpouvoiradmi-nistratif,lequelseretrouveseulàjugerdecequiestbon...poursesservices.
Ontouchelàauchoixfaitdenepass’embarrasserd’unquelconqueéquilibredespouvoirsetmoinsencored’uncontre-pouvoir.L’ensembledecedispo-sitif,sisensiblepourleslibertés,sisusceptiblededérivesetdedévoiements,relèveeneffetdelaseuleautoritéduPremierministre.Auvudel’agendad’unPremierministre,quelqu’ilsoit,celarenvoielaréalitédeladécisionetdesoncontrôleauxserviceseux-mêmes.Certes,l’exécutif aprissoindeménagerdeuxpossi-bilitésd’appel:encréantuneCommissionnationaledecontrôledestechniquesderenseignement(CNCTR)
etenouvrantlapossibilitéd’unrecoursdevantleConseild’État.Danslesdeuxcas,ils’agitdefaussesfenêtres:laCNCTR–quiremplacelaCommissionnationaledecontrôledesinterceptionsdesécurité(CNCIS),dirigéeelle,parunmagistrat–estcomposéed’unemajoritédemembresnommésparlePremierministre;ellen’estpasobligéedeseréunir,dépenddrastiquementdesonprésident–nommé–etsonavisestpurementconsultatif tandisquesesmembresserontnaturellementtenusàuneobligationdesecret.LerecoursauConseilconstitutionnelquantàlui,estpar-faitementillusoire.
S’ilfautnoterquelessénateursontmodifiélesduréesd’utilisationdes«boîtesnoires»etdeconservationdesdonnées,forceestdeconstaterquecespropositionsportentàlamargeduprojetetquelegouvernementad’ailleursimmédiatementfaitpartdesavolontédedéposerdescontreamendementsàcestimidespro-positions.D’autresquestions,telleladéfinitiondecequ’estexactementunecommunication«émiseoureçuedel’étranger»ouencore«l’enrôlement»desservicespénitentiairesdanslesservicesderenseigne-ment,ontégalementfaitl’objetdemodificationsséna-toriales.Maisencoreunefois,l’espritmêmedelaloin’estpasmisencauseetl’attitudegouvernementale,enamontdesdébatsparlementairesetlorsdecesdébats,n’autoriseaucunoptimisme.
Un exécutif hautain et autoritaire pour assurer un autisme sécuritaire
C’estpeudireeneffetquel’exécutif n’apasétéàl’écoute.Leprojet,portéparledéputéJacquesUrvoas,aétésuccessivementcritiquéparlaCommissionnatio-nale consultativedes droits de l’Homme, par leDéfenseurdesdroits,parlaCommissionnationaleinformatiqueetlibertés,parleprésidentdelaCNCIS,leConseilnationaldunumérique,pardesmagistratsantiterroristestellejugeTrévidic,peususpectdesym-pathiesgauchistes,pardesingénieurseninformatiquedel’INRIA,pardesacteursdelasociétéciviletelsquelaLiguedesdroitsdel’Homme,leSyndicatdelamagistrature,leSyndicatdesavocatsdeFrance,laQuadraturedunet,sanscompteruncommissaireeuropéenetdeuxcommissairesdesNationsUnies…Faceàquoilegouvernements’estmontréinflexible,adoptantuneposturesouverainementméprisanteettraitantsesopposantsde«naïfs»et«d’exégètesama-teurs».Maiscettemontéeenpuissancedel’oppositionacontraintleprésidentdelaRépubliqueàmanœuvrerendéfensive,maissubtilement.Enproposant,lachosen’estpasbanale,desaisirlui-mêmeleConseilconsti-tutionnelpourvérifierlalégalitédutexte,ilatoutàlafoisdonnélamesuredesdifficultésauxquellesson
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projetseheurtaittoutendésarmantàl’avancetoutefuturesaisineduConseilsuruncasprécis.OnpeutraisonnablementcraindrequeleConseilconstitution-nelseborneàconstaterlecaractèreconstitutionneldesobjectifsdéfinisetdesmoyensenvisagés,endehorsdetoutéclairageapportéparuneutilisationconcrète.
D’unefaçonplusgénérale,lePrésidents’estd’ailleursempressédejustifierladémarcheengagée,aunomdelasécuriténationaleetfaceau«nombred’individusàsuivreetàsurveiller»quiaurait«explosé».Individusqu’ilaclairementdésignéscommeétrangers,eninvo-quantl’affluxderéfugiéssyriensetirakiens…
AinsilaFrances’engage-t-elleàfondetsansprécautiondansunevoiedontlesÉtats-Unisontconstatéàlafoisl’inefficacité–lePatriotActetl’écoutedemassen’ontpasempêché,del’aveudelaNSA,unseulattentat–etlecaractèretoxiquevis-à-visdeladémocratie.IlafalluquatorzeannéesauxÉtats-Unispourcommenceràs’endégagerenvotantuneloirestreignantlespréro-gativesdeleursservicesderenseignement.LaFrancen’estpasfatalementcondamnéeàattendre2029.Resteàlefaireentendre…
Pierre Tartakowsky
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Dossier
Responsabilité socialedes entreprises
Ce dossier d’Analyses et documents économiques a été construit suite à la table-ronde organisée le 22 août 2014 sur le thème « Quelles responsabilités sociales et environnementales des multinationales (RSE) ? », par le comité régional de la CGT-Aquitaine et l’union départemental CGT de Gironde dans le cadre du festival cultu-rel d’Uzeste. Il reprend ainsi en partie, retravaillées, les interventions prononcées à cette occasion par Danielle Auroi, députée EELV, Fabienne Cru-Montblanc, res-ponsable de la commission confédérale Développement durable, Alain Delmas, membre CGT du CESE, et Baptiste Delmas, chercheur au comptrasec (université Montesquieu Bordeaux IV). Ont de plus été sollicités Eric Buttazzoni, délégué syn-dical central CGT d’Engie, et Pierre-Yves Chanu, président CGT de la Plateforme nationale RSE.
Ces six textes balaient de nombreux aspects de l’enjeu de la responsabilité sociale des entreprises (définition, place des salariés et de leurs représentants, etc.), mais se rejoignent sur plusieurs points : ils questionnent fortement, à partir d’exemples concrets (effondrement du Rana Plaza en avril 2013, etc.) la sincérité de l’engage-ment des entreprises et des organisations patronales en matière de RSE ; ils plaident pour des mesures plus contraignantes à l’égard des entreprises, parfois d’ailleurs en s’appuyant sur les pratiques volontaristes de certaines d’entre elles, malheu-reusement trop rares ; ils articulent les dimensions sociale, économique et envi-ronnementale, et soulignent en conséquence l’intérêt à travailler les convergences entre acteurs (organisations syndicales, ONG, etc.).
Concernant ces différents aspects, en dépit d’oppositions toujours fortes, les progrès apparaissent réels, même si trop lents…
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RSE :à quand des entreprises vraiment
responsables ?
Laresponsabilitésocialeestindéniablementunlevierpourmodifierlemodèlededéve-loppementactuelversunmodèleplusjustesocialementetplusdurabled’unpointdevueenvironnemental.Elledevraitpermettre
auxsalariésetàleursreprésentantsd’agirsurdespoli-tiquesstratégiquesdel’entreprise,pourpeuquelesdirigeantsyconsententetjouentlacartedel’expertisedessalariés.
Le24avril2013,l’immeuble«RanaPlaza»,bâtipourpartiesanspermis,s’esteffondrésurles3122salariésd’ateliersdeconfectiontextilequisetrouvaientàl’intérieur,malgréunordred’évacuationémislaveille,aprèslaconstatationdefissuresimportantesdanslesmurs. Des décombres, les secours sortiront1127cadavresetdessurvivantsmarquésàvie,certainslourdementhandicapés.Au-delàdecesconditionsd’exploitation humaine scandaleuses, l’opinionpubliqueaétéchoquéededécouvrirquedenom-breusesmarquesdevêtementsqu’ellecôtoiequoti-diennement,commeBenetton,Mangoetd’autres,figuraientparmilesdonneursd’ordredecesateliers.Parmilesétiquettesretrouvéesdanslesdécombressetrouvaienttroismarquesfrançaises,cellesdeTex(Carrefour),AuchanetCamaïeu.L’OITaétéman-datéepouradministrerlefondsd’indemnisationcrééparlasuite.Selonlesestimationsdesexperts,40mil-lionsdedollarssontnécessaires,lachargeétantàrepartirentrelesdifférentesmultinationalessous-trai-tantsurleRanaPlaza.Or,àcejour,Carrefourrefusetoujoursdepayeretlespromessesd’Auchan(1,5mil-liondedollars)nesontniàlahauteurdesdommagessubisnidesbénéficesénormesdugroupe(767millionsd’eurosen2013).
Forceestdeconstaterquelesentreprisesprésentesontrefusédereconnaîtreleurresponsabilitédedonneursd’ordreetqu’ellesnes’engagentpasd’elles-mêmesdansunedémarcheresponsable...Leurseulmoteurrestebienleprofitaudétrimentdestravailleurs,etleseulmoyendelescontraindreàassumerleursrespon-sabilitérestelaloietlajusticegrâceauxquellesonpeutcréerdesrapportsdeforcepermettantdepesersurcesentreprises.Pourtant,l’Unioneuropéenne,souslapressiondelaFrancepionnièreenmatièredeRSE,adéfinicettedernière,dansunecommunicationde2011,comme« la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (1).Poursuivantsaréflexiondepuislors,elleconsidèrequ’une« entreprise
est socialement responsable lorsqu’elle se donne, dans le cadre de ses activités quotidiennes, des objectifs sociaux et environnemen-taux plus ambitieux que la loi ».Ainsi,elleademandéauxÉtatsmembresunbilandel’existantetdudispositif législatif envisagé.Elleaégalementdemandéauxentreprisesd’élargirlenombred’entreelles,ycomprisdanslesecteurfinancier,d’adopteruncomportementresponsable…etdelerespecter.
LeForumcitoyenpourlaresponsabilitésocialedesentreprisesquiréunitprincipalementlaCGT,laCFDT,CCFD,Ethique sur l’étiquette,Sherpa,AmnestyInternationalet laLiguedesdroitsdel’Homme,vatravailleràsensibiliserlesdéputésauxenjeuxdelaRSEetauxsolutionsquelaFrancepour-raitapporter.C’estainsiqu’unepremièrepropositiondeprojetdeloi(PPL)surledevoirdevigilancedesentreprisesavulejourennovembre2013,écriteparDanièleAuroi (EELV),PhilippeNoguès (PS)etDominiquePotier(PS)etportéparcinqgroupesparlementaires.
CettePPLavaitl’intérêtd’instaurerundevoirdevigi-lancejuridiquementopposable.Cetaspectavaitététravailléavecunpôledejuristes,dontlecabinetLyon-Caen.Ildevaitêtreinscritdanslaloietdoncentraînerlaresponsabilitécivileetpénaledel’entreprise,àpar-tirdumomentoùellenepourraitpasjustifierdemesuresdepréventiontantsocialesqu’environnemen-tales.Enréalité,cettePPLciblaitlesentreprisesmul-tinationales(etnonlesPME)quiétaientdéjàpréparéesàcettevigilance.Eneffet,destextesdel’OCDEoudesNationsUniesfixentlesprincipesinternationauxdelavigilanceetdelaRSE.
Cettepropositiondeloiapportaitunregardnouveausurlaquestiondelachargedelapreuve.Jusqu’àprésent,c’estàlavictimeetauplaignantdedémon-trerleliendonneurd’ordre/sous-traitant,l’absencedepréventiondudonneurd’ordreetlafaute.CettePPLproposaitd’inverserlachargedelapreuve,àl’instardeladémarchevalableencasd’accidentdutravail.DepuislaloiWaldeck-Rousseaude1884,l’économiefrançaisen’apaspâtid’unebaissedecompétitivitéliéeàl’indemnisationdesaccidentsdutravail.Mieux,lesentreprisesétantpénaliséesfinan-cièrementencasd’accident,lapréventiondesrisques–etsonoutil,leCHSCT–apermisdesécuriserleslieuxdetravail.C’estcequiétaitvisédanscepremierprojetdeloi.
Dossier
(1)COM(2011)681finaldu25octobre2011-RSE : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014.
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CettePPLreprésentaitenfinunetranscriptiondanslaloidepratiquesvolontaristesdequelquesentreprises.C’étaitunemanièredesoumettretouteslesentreprisesàunmêmerégimelégislatif,lestraitantàégalité,pro-tecteurpourlessalariésetl’environnement,contrantainsiledumpingsocialetenvironnemental.
Malgrécela,ceprojetdeloiasubilesfoudresdesgrandesentreprisesmultinationalesfrançaises,relayéespardesministresenpersonne,commeleministredel’EconomieouceluiduCommerceextérieur.Eneffet,ellesontplaidécontreunsystèmecomplexequiallaithandicaperleursacro-saintecompétitivité.Or,lagéné-ralisationdesmoins-disantsociauxetenvironnemen-tauxparalysel’économiecar,uniquementd’unpointdevueéconomique,elleconduitàdesrisquesextra-financiersdeplusenplusimportants.
Ilparaissaitauxdéputés,commeauxsyndicatsetONG,porteursduprojetque,àpartirdumomentoùdesentreprisesirresponsablespourraientêtrejugéesenFrancepourdesactescommisàl’étranger,l’en-sembledesentreprisesseraientcontraintesd’évaluercesrisquespourmieuxlespréveniretlesréduire.Lapréventionpourraitainsicontribueràlacompétitivité,ycomprisentermesd’imagepourl’entreprise.Celaauraitpuêtreunélémentdelafindudumpingsocialetenvironnemental...Maistantquelesentreprisespréfèrerontjoueràlarouletterusseaveclesrisqueshumains,sociauxetenvironnementaux,tantquecelaresteraplusrentablefinancièrementquelaprévention,cetypedeprojetdeloiresteradanslescartons.
Eneffet,pourêtreadoptéeparl’Assembléenationaleetpassersouslesfourchescaudinesdupatronat,ce
texteadûêtremodifié.C’estunesecondeversionquiaétésoumiseauvotedesdéputés.Danscetteversionamoindrie,laresponsabilitécivileetpénaleaétéradiéedutextedeloivotéparlesdéputés.Elleaétérempla-céeparuneobligationpourlesentreprisestransnatio-nalesd’établiretdemettreenœuvreunplandevigilancepourprévenirlesatteintesauxdroitssociaux,humainsetàl’environnementdanslachaîned’appro-visionnement.Lenon-respectdecetteobligationcontraintsonauteuràréparer.
Cettevisiondudevoirdevigilanceesttrèsinsuffisantecar,d’unepart,laseulesanctionestderéparersil’en-trepriseestpriselamaindanslesac,maissanssanctioncivile,et,d’autrepart,leplandevigilancen’estpascontraintetlaréparationselimiteàcequiestinscritdansleplan.Enplus,lessalariés,premiersconcernésparlerespectdeleursdroits,sontcomplètementexclusdudispositif.Enfin,avecunteldispositif,larègled’usages’appliqueetseuleslesvictimesdirectespour-rontporterplainte,maislaresponsabilitédudonneurd’ordreneserapasinquiétée.
Pourautant,ceprojetdeloi,maintenantmisendébatauSénataprèsdeuxannéesdebataille,constitueuneavancéeenmatièredeRSE.Eneffet,denombreuxchercheursetjuristesestimentqu’onestauboutdelasoft lawetqueletempsdelaloidite«dure»estvenu.Leschefsdesgrandesentreprisesusentcertesdetouslesmoyensàleurdispositionpourfreinercettebascule soft-hard law,maiscelanevapasdanslesensdel’his-toire.
Fabienne Cru-Montblanc
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Deux ans après le Rana Plaza,les droits des damnés de la Terre
ont-ils progressé ?Dans le rapport de forces
entre États, sociétés civiles et multinationales, qui gagnera ?
Le24avril2013,s’effondraitlebâtimentduRanaPlaza,causantlamortdeprèsde1200personnesetfaisantplusde2000blessé-e-s.Prèsdedeuxansplustard,lefondd’indemnisationdesvictimesetdeleurs
famillesn’esttoujoursabondéqu’àlamoitiédesenga-gementsetdetrèsgrandesentreprisesfrançaisesimpli-quéesrefusentdereconnaîtreleurresponsabilitédanscedrame,arguantdesous-traitanceillégalequ’ilsneseraientpasenmesuredecontrôler.
Faceàcedénidejustice,malheureusementordinaireencegenred’affaires,lesoutilspourremonterlachaînedesresponsabilitésrestentaccessoiresetessen-tiellementinopérants.
Lerécentclassementsanssuitededeuxpoursuitesledémontre.DanslecasduRanaPlaza,Sherpa,PeuplesSolidaires-ActionAidFranceetlecollectif Ethiquesurl’étiquetteavaientportéplaintecontreAuchanpourdénoncerlegrandécartfaitentrelesengagementséthiquesdugroupeetlaréalitédesespratiques.Delamême façon, en février 2013, Sherpa, PeuplesSolidaires-ActionAidFranceetIndecosa-CGTavaientdénoncédevantlajusticedespratiquesdetravailforcéetdetravaild’enfantsdanslesusinesdeSamsungenChine.Commelesoulignelecommuniquédepressedecesorganisationsaprèslerefusdepoursuivre:« Malgré les faits accablants mettant en cause les sociétés concer-nées, justice n’est aujourd’hui pas rendue aux victimes. »
Cesfaitsconfortentnotrevolontéd’agirsurleplanlégislatif afindemettreenœuvreundevoirdevigi-lanceeffectif desentreprises,permettantd’identifieretdeprévenirlesrisquesdedommagessurlesplanshumainetenvironnemental,touten«musclant»lebrasdelaJusticeafindepouvoirsanctionnerdesman-quementsavérés.
InvitéeàUzesteàl’été2014,j’avaisexprimécespré-occupations,quis’étaientconcrétiséesparledépôtd’unepropositiondeloiantérieureaudrameduRanaPlaza,d’aborddéposéeconjointementparlegroupe
écologisteetlegroupesocialiste,suivisensuiteparlesautresgroupesdegaucheàl’Assemblée.
Eneffet,noussommesarrivésàuntournant,amorcédepuis plusieurs annéesmaintenant, comme lemontrentd’autrescas.En2012,Veoliaaentaméuneprocédured’arbitragecontrel’Egypteaumotif notam-mentqu’unenouvelleloisurletravailimposaitunsalaireminimum.Demain,sil’accordtransatlantiqueentrel’UnioneuropéenneetlesÉtats-Unisaboutitenl’étatactuel,lesentreprisespourrontconvoquerlesÉtatsdevantdestribunauxarbitraux…Etles«dam-néesdulow cost»continuerontàrisquerleurvieetleursantépourdessalairesindécents.
Depuisdenombreusesannéesmaintenant,lesONGetlessyndicatsregroupéssouslabannièreduForumcitoyenpourlaRSE,demandentquelesmultinatio-nalespuissentenfinassumerleursresponsabilitésetêtrereconnuesresponsablesdesconséquencesdesactivitésdeleursfilialesetsous-traitants.Deleurcôté,lesmultinationalesetleslobbiesneperdentpasdetempspourfaireavancerleurspions.Notretravaillégislatif,commencéavantlacatastropheduRanaPlaza,seheurteàunviolentrefusdesorganisationspatronalestellesquel’AFEP,Associationfrançaisedesentreprisesprivées.Cetteorganisationutilisedesargutiesjuridiquesquimasquentlesverrousréelsauseindesgroupesd’intérêtsprivés.Malgréletravaildeconcertationauseindelaplate-formeRSE,forceestdeconstaterque leurs intérêtsse fontmieuxentendrequed’autres…J’enveuxpourpreuvelesreculsparrapportautextedéposéparquatregroupespolitiquesàl’Assembléenationalepourinstaurerundevoirdevigilance.
Le29janvier2015,legroupeécologisteafaitinscriredansledébatparlementairecettepropositiondeloi(1),quiarecueillilesoutiendesprincipauxsyndicatsdesalariésenFranceetde250organisationsnongou-vernementaleseuropéennes.Enquelquesjours,prèsde150000000personnesontmanifestéleursoutienparvoiedepétition.
Dossier
(1)RapportdeDanielleAuroisurlapropositiondeloisurledevoirdevigilance:http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r2504.asp
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(2)Compte-rendudesdébatsdu29janvier2015à
l’Assembléenationale:http://www.assemblee-
nationale.fr/14/cri/2014-2015/20150123.
asp#P422323
Lorsdecettediscussion,j’airéaffirméqueleprinciped’autonomiejuridiquedespersonnesmoralesnepou-vaitplusdégagerlesmultinationalesdetouterespon-sabilitédanslesagissementsdeleursfilialesetdeleurssous-traitants,etqu’ilfallaitpercerlevoiledelares-ponsabilitéetderemonterlachaînedevaleur,depuisl’exécutionjusqu’àladécision.
Théoriquement,lesentreprisessesontengagées:ellesontadoptédesguidesdebonnespratiqueseninterne.Ellesjurentqu’ellesontlesmainspropres,maisn’ont-ellesjamaistopéavecdespartenairesmoinsregardants,pourallerplusviteetpourfabri-quermoinscher?
J’aiainsirappeléquecettepropositionde loiestd’aborduntextedepréventionquiviseàéviterlesexcès.Sondispositif simpleassigneàl’entrepriseundevoirdevigilance,n’instaurantpasd’obligationderésultats,contrairementàcequecertainsveulentfairecroire.Enrevanche,illuiimposeuneobligationdemoyenspourladédouanerdesaresponsabilitéencasdedommagesurvenudufaitdesessous-traitantsoudesesfiliales.Ilesttoujourspossibledeprouversabonnefoi,etladémonstrationduliendecausalitéresteàlachargedelavictime.Cetextevenaitsoutenirlesentreprisesvertueusesenrestaurantl’égalitédelacom-pétitionéconomique,etsanctionnerlesentreprisescompromisesenlesmettantfaceàleursactes.
EnCommissiondeslois,lesdéputéssocialistesquiavaientdéposélamêmepropositiondeloil’ontpour-tantrejetée…
Legouvernement,parlavoixdeM.MathiasFekl,aditpartager«lediagnosticetlesobjectifsdecetexte»toutencontestantcertainsaspectsjuridiquespourtantvalidéspard’éminentsspécialistes.Àl’heureoùj’écrisceslignes,uneautrepropositionestdéposéeparlegroupesocialiste.Lestextesdontj’aipuavoirconnais-sance,s’ilsfontunpasdanslabonnedirection,restenttrèsendeçàdecequ’ilestsouhaitablepourmettreenœuvreuneréellevigilancedesentreprises,avecl’arse-naldesanctionsquiseulgarantirauneréellepréven-tiondesrisques.Siledépôtdecetexteseconfirme,jeprépareraidoncdesamendementsencesens.Carilesturgentd’agir,etd’agirefficacement.Dansmoninterventiondansl’hémicycledu29janvierdernier(2),jerappelaismadéceptionaprèslesdiscussionsenCommissiondeslois:« J’ai parlé de gens qui meurent ; on m’a répondu par le CAC 40. J’ai parlé d’enfants dans les mines ; on a tourné la tête en parlant de profit. J’ai parlé de sols empoi-sonnés ; on m’a répondu par le droit à la pollution chez les autres. Pouvons-nous, au nom de la rentabilité, accepter que la justice ne soit pas la même pour tous ? Ce n’est pas ma conception de la solidarité mondiale. Sommes-nous comme les trois singes chinois qui ne veulent ni voir, ni entendre, ni dire ? »
Pourtant,quelquesjoursavantcedébat,unsondagecommanditéparleForumcitoyenpourlaRSEmon-traitque80%despersonnesinterrogéessouhaitaientvoiréviterdenouvellescatastrophes.Allons-nous,nouslesresponsablespolitiques,êtreenretardsurlasociétécivile?L’évolutiondumondemontrequel’entreprisejoueunrôledeplusenplusimportant,ycomprisdansledéveloppementdespayspauvres.Elledoitaussiêtrel’ambassadricedenosprincipesrépublicains:Liberté,Égalité,Fraternité.Or,c’estbiennotrerôle,lerôledupolitique,deveilleràcetintérêtgénéral.
Denombreuxtextesinternationauxissusdel’Orga-nisationinternationaledutravail,del’OrganisationdesNationsunies,del’Organisationpourlacoopéra-tionetledéveloppementéconomiqueouencoredel’Organisationinternationaledenormalisation–lanormeISO26000–promeuventlerespectdesdroitsdanslarelationaveclescocontractants.Cesdocumentsn’ontcependantpasdevaleurjuridique:ilsneconsti-tuentquedesincitationsàagir.
Ilestdésormaisnécessaired’avanceretdeconcréti-serlesengagementsprisparlesdeuxderniersprési-dentsdelaRépublique.En2007,NicolasSarkozyaffirmaitdéjà:« Il n’est pas admissible qu’une maison mère ne soit pas tenue pour responsable des atteintes portées à l’envi-ronnement par ses filiales. Il n’est pas acceptable que le principe de la responsabilité limitée devienne un prétexte à une irrespon-sabilité illimitée. Quand on contrôle une filiale, on doit se sentir responsable des catastrophes écologiques qu’elle peut causer. »Eten2012,FrançoisHollandes’engageait:« Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires. »
LaFrance,paysdesdroitsdel’Homme,aledevoird’êtreexemplaireenlamatière,ceneseraitpaslapremièrefois.Lesinitiativesfrançaisessurlereportingextra-financieretlaloiSavarydu10juillet2014surlestravailleursdétachésontétéreprisesauniveaueuropéenetontfaitavancerl’ensembledel’Unionversunpeuplusderesponsabilitésociale.Nousdevonsagirmaintenantetresterfermesquantànosengage-ments.Sinousvoulonsvraimentprévenirdesdrames,nousdevonsrecouriràdesmécanismesrigoureuxdevigilanceetderesponsabilité.C’estlaraisonpourlaquelle,sicettenouvellepropositiondeloiresteunesimpleextensiondureportingextra-financier,ellenepeutnoussatisfaire,carsielleaccroîtlatransparence,ellenedonnepasréellementlesmoyensderéagir.Ilnes’agitpasseulementd’inclureunplandevigilance;encorefaut-illemettreenœuvre!Eneffet,ledroitdoits’adapteràlaréalitédelamondialisation.Nousnepouvonsplusignorerlaresponsabilitéconjointedudonneurd’ordrelorsqu’unecatastrophesurvientchez
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despartenairesavecquiilentretientdesrelationscom-mercialesétablies.Nousnepouvonsplusfermerlesyeuxparcequedesdécisionsprisesiciontdesconsé-quencestragiqueslà-bas.Ils’agitbiend’unprinciped’égalitéetdefraternité.Ilestinscritdansnotredroitnationalcommedansledroiteuropéenetinternatio-nal.Ilfautlefairevivre.LaFrances’honoreraitdemontrerlavoie!
Deplus,lesesclaveslà-basentretiennentlechômageici.NouspouvonsfaireavanceruneUnioneuropéennevraimentsolidaire,quiprotègelesdroitsdessalariésroumainsoupolonaisexploitésenAllemagneouen
France,etquiprotègeégalementlesdroitsdessalariésdespaysduSud–majoritairementdesfemmes–quifabriquentlestee-shirts,lesjeansetleschaussuresquenosenfantsportentpouralleràl’école.
Dansnotre21esièclecommençant,ilnedoitplusexis-terdedamné-e-sdelaTerre,enchaîné-e-sàleursmachinesàcoudrepoursatisfairelesprofitsdeschaînesquipréfèrentfermerlesyeuxsurlesconséquencesdeleursmodesdeproductiontantqueleursobjectifsdemargesontassurés!
Danielle Auroi
Dossier
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La RSE :une voie pour la transition économique,
sociale et environnementale
Le26juin2013,leConseiléconomique,socialetenvironnementalavotéàunelargemajo-ritéunavisintitulé«LaRSE:unevoiepourlatransitionéconomique,socialeetenviron-nementale » dont le rapporteur était
AlainDelmas,vice-présidentduCESEetmembredugroupedelaCGT.LaCGTavotécetavis.
L’articlequisuitesttirédecetravail,avecleslimitesquisontliésàl’exerciceimposédanslecadredelatroisièmeinstitutiondelaRépubliquefrançaise.
LaRSEestunsujetdontnousentendonssouventparlersansvraimentsavoirdequoiils’agit.Ilestdoncimportantdefaireunfocussurcetenjeu:outildecommunicationpourlesmultinationalesavecleur« social and green washing »?Pointd’appuipourgagnerdenouvellesconquêtessociales,denouveauxdroits?Sansdouteunpeudesdeux,maisunechoseestcer-taine:laquestiondurapportdeforcepermettantd’imposerdesmesurescontraignantesàl’égarddesentreprisesmultinationalesdemeurebienl’axeessen-tielsanslequellebasculementiraforcémentenfaveurdecelles-ci.
LadéfinitionproposéeparlaCommissioneuropéenneetrepriseparlaFrancetraduitbienlacomplexitéetlecaractèreévolutif delaRSE.Danssacommunica-tiondu25octobre2011,actualiséele7novembre2012, laCommissiondéfinit laRSEcomme« la responsabilité́ des entreprises pour leurs impacts sur la société́ »avantdepréciser« qu’afin de s’acquitter pleinement de leur responsabilité sociale, il convient que les entreprises aient engagé, en collaboration étroite avec leurs parties prenantes, un processus destiné à̀ intégrer les préoccupations en matière sociale, environ-nementale, éthique, de droits de l’Homme et de consommateurs dans leurs activités commerciales et leur stratégie de base ».
L’avisduCESEseveutdoncêtreavanttoutunoutilpédagogiquequipermettedemieuxconnaîtrelesenjeuxdelaRSE,etsoumetuncertainnombredepréconisations.LeCESEatraitédanscettedernièremandaturedessujetsaussivariésquelamondialisa-tion,lagouvernanceinternationale,lesconférencesclimatiquesinternationales,lesenjeuxdudéveloppe-ment.Faut-ilrappelerquelqueschiffresévoquésdanscesdifférentsavis?43%delapopulationmondialevitavecmoinsdedeuxdollarsparjour,5,3milliardsdepersonnesnedisposentpasdecouverturesociale,10%delapopulationmondialedétiennentplusde
80%delarichesse,autantdeformesd’inégalitésquis’aggravent.
Chacundecesavisamisenévidenceleslimitesetlescontradictionsdenotresystèmeéconomique,d’unemondialisationsauvage,provoquantdegravescriseséconomiques,financières,socialesetenvironnemen-tales,etdonclanécessitéd’allerversunemondialisa-tionplusjusteavec,aucentre,laréponseauxbesoinsdesfemmesetdeshommes.
Danscecontexte,laRSEapparaîtcommeunélément,parmid’autres,detransitionéconomique,socialeetenvironnementale,d’autantqu’elleestdeplusenpluspriseencompteparl’ensembledesacteurstantdelasphèrepolitiquequ’économique,socialeetenviron-nementale.
La RSE : une multiplicité d’instruments aux niveaux international, européen et français
Les instruments internationaux
L’avisduCESEenciblesept:
• ladéclarationtripartitedel’OITsurlesmultina-tionales;
• lesprincipesdirecteursdel’OCDEàl’intentiondesentreprisesmultinationales;
• lesprincipesdirecteursdel’ONUsurlesentreprisesetlesdroitsdel’Homme;
• lanormeISO26000;
• lesaccords-cadresinternationaux(ACI);
• lePacteinternationalrelatif auxdroitsécono-miques,sociauxetculturels(PIDESC);
• lePactemondialouGlobalcompact.
Certes,tousnesontpasdeportéeégale,nidemêmenature,maiscommeledisaitMonsieurDoucin,ancienambassadeurfrançaispourlaRSE,« la quasi-concomi-tance de l’adoption de plusieurs grands standards par plusieurs
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Dossierorganisations internationales traduit l’existence d’une convergence dans la réflexion sur l’importance de la RSE et sur la nécessité de faire de ce concept un outil de la gouvernance mondiale ».
Les initiatives européennes
Après un premier Livre vert paru en 2001, laCommissioneuropéenneaprésenté,en2011,sa«nouvellestratégiesurlaresponsabilité́socialedesentreprises»,assortied’unprogrammed’actionsdétaillé́etd’undispositif desuivietd’évaluationdestravauxengagésenmatièredeRSEquecesoitparlesÉtatsmembres,lesentreprisesoulesorganisationssyndicales.LadynamiquelancéeparlaCommissioneuropéennelaissecependantuneplaceinsuffisanteaudialogueaveclemondeassociatif.
Enfin,laCommissioneuropéenneapublié́,le16avril2013,plusieursdispositionsconcernantlereportingextra-financier.Cettenouvelledirectivereprésenteunepremièreétapepositiveenlamatièredanslamesureoùelleprendactedelanécessité́d’accroîtrelatrans-parencedesentreprisesenmatièred’impactssociauxetenvironnementauxdeleursactivités.
Le développement de la RSE en France
L’avisprocèdeàunbalayagepartantdelaloisurlesnouvellesrégulationséconomiques(NRE)de2001àlaloi«Grenelle2»,quisontbienlàlespremierspaslégislatifsnationauxendirectiond’uneresponsabilité́sociétaledesentreprises.
Ledispositif aenregistré́desévolutionssignificativesenmatièredereporting.Enpremierlieu,lepérimètredel’obligations’estconsidérablementélargientrelesdeuxlois(touteslessociétésnoncotéesdeplusde5600salariésdoiventpubliercesinformationsalorsquelaloiNREnevisaitquelessociétéscotées).Enoutre,lesinformationsnonfinancièresdoiventdorénavantêtreconsidéréesauniveaudugroupe,cequiincluttouteslesfilialesfrançaisesetétrangères.
Cedispositif seheurtenéanmoinsà̀certaineslimites.D’unepart,lesdispositionsquipermettaientauxins-titutionsreprésentativesdupersonneletauxpartiesprenantesdeprésenterleuravissurlesdémarchesdeRSEdesentreprisesontété́suppriméesparlaloiderégulationbancaireetfinancièredu22octobre2010.D’autrepart,sil’article225aprévulavérificationparunorganismetiersindépendantdecesinformations,lesintentionsdespouvoirspublicsnesontpastrèsprécisesquantaurôlequejouerontlesagencesdenotationextrafinancière.Enfin,sidesaméliorationsontété́intégréesenmatièred’informationssociétalesaveclapriseencomptedel’impactdel’activité́surlespopulationslocales,desfaitsdecorruption,desactions
deprotectiondelasanté,desécurité́desconsomma-teurs,desdroitsdel’Homme,iln’endemeurepasmoinsque,surcesderniersaspects,ledécretd’appli-cationapparaîtbienenretrait.Eneffet,danssapartiesociale,nefigurentpascertainesinformationspourtantmentionnéesdanslebilansocial.Quantà̀sapartieenvironnementale,ellenecomprendaucuneinnova-tionsignificative.
La notation extra-financière
Lesagencesdenotationsocialeetenvironnementaleapportentsurl’entrepriseunautreéclairagequeceluidesseulsrésultatsfinanciers.PourleCESE,lanotationnedoittoutefoispassesubstitueraudialoguesocialetpluslargementaudialogueaveclespartiesprenantes.Deplus,seposeégalementlaquestiondelavéritableindépendancedecesagencesauregarddumodèleéconomiquequilesrégit.
La dynamique de la RSE se développe en Europe et en France
Un concept en pleine évolution
Loind’êtreunenotionfigée,laRSEn’acesséd’évo-luer.LesprincipalesnormesinternationalesenmatièredeRSEépousentcemouvementcontinu.C’estlecasdesprincipesdirecteursde l’OCDE,notammentdepuislamiseà̀jourde2011,aveclareconnaissanced’uneresponsabilitédesentreprisesàl’égarddel’envi-ronnement,etl’édictiond’unprincipegénéralconsa-crantlanécessitépourlesentreprisesmultinationalesd’exercer«unediligenceraisonnable»pourprévenirouatténuerlesconséquencesnégativesdeleuractivité,notammentencequiconcernelagestiondelachaîned’approvisionnement.C’estégalementlecasdelanormeISO26000quisoulignequel’onattendd’uneorganisationlamaîtrisedesimpactsdesesdécisionsetdesesactivitéssurl’environnement.
La RSE au service d’un nouveau modèle de développement
LaRSEestsouventprésentéecommeunoutildelacompétitivitéhorscoûts.LesargumentséconomiquesenfaveurdelaRSEsontconnus:relationsprivilégiéesaveclesclients,implantationdanslesterritoires,argu-mentsliésà̀l’éco-efficience,argumentsliésà̀l’imageetàlaréputation,auxopportunitésdenouveauxmar-chés,àl’innovationetàl’acquisitiondenouvellescom-pétences, des arguments liés à̀ la réduction desrisques…Defaçonpluslarge,lescomportementssocialementresponsablesdesentreprisessontsuscep-tibles,àcourtterme,d’entraînerdescoûtsquien
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revanchepourront,àl’avenir,serévéler,deréelsinves-tissementsbénéfiques.
Actuellement,dansnotreéconomieglobalisée,laquêtedelacompétitivitéreposesurlarecherched’unemini-misationdescoûtsdeproduction,l’externalisationdelachaînedeproductionconjuguéeà̀uneexploitationirraisonnéedesressourcesnaturelles.Maislaproblé-matiquepeutaussiêtreabordéesousunautreangle,àsavoirl’impactpossibledelaRSEsurlepotentieldecroissance.Uneéconomieplusrespectueusedel’envi-ronnement,s’appuyantsurledéveloppementdescapacitéshumaines,fondéesuruneinteractionver-tueuseentrelespopulationsauNordcommeauSudexerceraàtermeuneffetpositif surledéveloppementéconomiquedanssonensemble.
Des frontières complexes entre hard law et soft law
Ledroitsocialinternational,ledroitinternationaldel’environnementetlesdroitshumainsuniversels,aussisolennellementaffirmésqu’ilssoient,seheurtentàl’absencedestatutjuridiquedesentreprisesmultina-tionales,malgrécertainesbonnespratiquesdeRSEquifontbougerleslignes.
LesACIparticipentdelaconstructiondelanorme,miseenœuvredemanièreparitaire,mixteetnégociée.Pourautant,laréalitédesengagementssouscritssup-posequel’accordprévoiedesoutilsdereportingetdesinstancesdereprésentationdupersonnelàl’échelleinternationale(comité́degroupemondeparexemple),permettantà̀cesdernièresdecontrôlerlaréalitédesengagementspris.UnedynamiquededialogueestégalementnécessaireaveclespartiesprenantesdontlesONGetlespopulationslocalesfontpartie.
L’arbitragedesentorsesauxprincipesdirecteursdel’OCDEparles«pointsdecontactnationaux»consti-tueuneinnovationtrèsimportante.Onestdansunedynamique de construction jurisprudentielle dequelquechosequin’estplustoutà̀faitdelasoftlaw.Celanerendtoutefoispassuperfétatoirelaproductionderèglesdedroitenparticulieràl’échelleinternatio-nale,àconditionqu’ellessoientappliquées.
Les dix préconisations de l’avis
L’aviscomportedixpropositionsquivisentàpromou-voirlaRSE.Maisavantdelesdévelopper,ilpointel’importanced’uneactiondynamiquedel’Unioneuropéenne.
LeCESEsedéclarefavorableàlaconsolidationducadreeuropéenenmatièred’informationextrafinan-
cière.Ilappuieégalementlanécessitéd’unepriseencomptedeconsidérationssocialesetenvironnemen-talesenmatièredemarchéspublics,demobilisationdel’épargne,enparticulierdel’épargnesalariale,enfaveurdudéveloppementdel’ISR(«investissementssocialementresponsables»),devalorisationdemodesdeconsommationplusdurables.Ainsi, leCESEapprouve le schémadepréférences tarifaires del’Unioneuropéenne(SPGousystèmedepréférencesgénéralisées)endirectionprioritairementdesÉtatslesplusdémunis,quiprévoit,danslecadredesonvoletditSPG+,desréductionstarifairesrenforcéespourlespaysquisignent,ratifientetmettenteffectivementenœuvreles27conventionsclésdel’ONUetdel’OITrelativesauxdroitsdel’Hommeetauxdroitsdestra-vailleurs,àlaprotectiondel’environnementetàlabonnegouvernance.
1. Renforcer le reporting intégré
LeCESE,danssonavis«BilanduGrenelledel’envi-ronnement»,s’étaitfélicitédeladynamiqueengagéeenfaveurdel’environnementquiavaitfavoriséuneappropriationdesenjeux.Ilconstate,enrevanche,que,danssesdispositions,ledécretn’estpasàlahau-teurdesambitionsalorsaffichées.Ils’agitdonc:demettrel’accentsurl’importancedesoumettreauxmêmesobligationsdéclarativeslesentreprisescotées,dontlestitressontadmisà̀négociationsurunmarchéréglementé,etlesentreprisesnoncotées;d’établirunbilan de l’application des dispositions de la loiGrenelle2etd’envisagerd’éventuellesmodificationsnotammentenmatièredereportingsocial,etpluspar-ticulièrementencequiconcernelescontratsdetra-vail ; de renforcer le reporting environnemental,notammentsurlesinformationsrelativesàlaprotec-tiondelabiodiversitéetàl’adaptationetàlaluttecontrelechangementclimatique;deconsoliderledialoguedesentreprisesaveclespartiesprenantes;dereconnaîtredenouveauxdroitsàl’informationauprofitdesinstitutionsreprésentativesdupersonnel.
2. Ratifier le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels (PIDESC)
3. Encourager le développement d’accords-cadres internationaux
LeCESEestimequ’ilconvientd’encouragerl’en-sembledesentreprisesmultinationalesfrançaisesànégocierdetelsaccords.Ilsoulignetoutefoisqueleurmiseenœuvresupposelaréuniondeconditions:ladéfinitiond’objectifsprécis,déclinésdansl’ensembledesfilialesduGroupe,associésàuncalendrierdemiseenœuvreetàunreportingapproprié;l’institutiond’unestructureparitairedesuividel’accord(comitéde
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groupemondeoucommissiondesuividel’accord)dotéedemoyensdefonctionnementsuffisants.LeCESEsuggèreaussi,danslecadredenégociationd’ACI,quelesnotationsextra-financièresdesentre-prisesmultinationalesconcernéessoientsystématique-mentportéesàlaconnaissancedesnégociateurs.
4. Garantir un dialogue de qualité avec les parties prenantes
LeCESEconsidèrequ’uneaméliorationduniveaudedialoguesocialestfacteurderéductiondesrisquesetd’incertitudespourl’entreprise.PourleCESE,ledialoguesociétal,quelesentreprisessontà̀mêmed’entreteniraveclesacteursdeleursphèred’influence,doitconstituerunaxemajeurdelastratégieRSE.Ils’agitdepasserd’unexercicedecommunicationetd’informationàuneimplicationleplusenamontpos-sibledesprisesdedécision.
5. Consolider les points de contacts nationaux (PCN)
LacartographiedesPCNprésenteunecertainehété-rogénéitéquantàleurcomposition.LeCESEplaidepourunereprésentationindépendante,auseindesPCN,des«partenairessociaux»àl’égarddespouvoirspublics.Ilestparailleurstrèsattachéà̀l’applicationpleineetentièredutraitementéquitabledespartiesetduprincipedu«contradictoire»dansl’instructiondesdossiers.Àcettefin,leCESErecommandequelespartiesbénéficientdesmoyensdenatureà̀leurpermettreunégalaccèsauxprocéduressusceptiblesd’êtreenclenchées.
7. Rendre l’information sur la RSE plus accessible
LeCESErappelle l’engagementdéjà̀prispar laCommissioneuropéennedeconstituerunportaild’informationquipourraitrassembler,commelepro-posel’ORSE(Observatoiredelaresponsabilitésocié-taledesentreprises),uncertainnombrededonnéesconcernantlesenjeuxdelaRSE.Enfin,commeunélémentdenatureà̀concourirà̀latransparencedel’information,leCESE,seraitfavorableàlacréation,auniveaueuropéen,d’unecertificationindépendante,paruneagencepublique,desagencesdenotationextra-financière.
8. Introduire plus de transparence dans le lobbying
En2008, laCommissioneuropéenneacrééun«registredetransparence»surlespersonnesoulesgroupesd’intérêtoudepressiondontlesactivitésvisentà̀influencerleprocessusdedécisiondel’UE.
LeConseildel’OCDEaégalementémisunerecom-mandationen2010sur«lesprincipespourlatrans-parenceetl’intégritédesactivitésdelobbying».Quant aux ONG, comme TransparencyInternational,ellesproposentd’allerversplusdetransparence et de démocratie par unmeilleurcadragedesactivitésconduitesparlesdifférentsacteursconcernés.Danscetesprit,leCESEsuggèrequelesrapportssurlaRSEetledéveloppementdurableétablisparlesentreprisescomportentdesprécisionssurleurspratiquesdelobbying.
9. Faire évoluer le droit international dans le domaine des relations maison mère/filiales
LaRSEconcernetouteslesentreprises,maislesmul-tinationales,parleurdimensionmondiale,sontplusencoreaucœurdesenjeuxdelaRSE.Resteque,juridiquement,ellesn’ontpasd’existence.Seulecha-cunedesentitésquicomposentlegroupepossèdelapersonnalitémoraleetjuridiquedanslepaysdanslequelelleestenregistrée.Encasdenon-respectdesdroitsdel’Homme,desdroitssociauxfondamentauxoududroitinternationaldel’environnementparunedessociétésdugroupe,nilasociété-mèreniledonneurd’ordrenepeutêtretenupourresponsable.Pourautant,certainsjugess’oriententversunepriseencomptedelamanièredontlesgroupesorganisentleurproduction.DansdeuxarrêtsrendusenFrance,l’uncontreTotal,l’autrecontreAreva,lesmagistratsontreconnuquelessociétés-mèresexerçaientuncontrôleréelsurleursfilialesetquedecefait,leurresponsabi-litépouvaitêtrereconnuepourlesexactionsdeleursfiliales.
LeCESEplaidepouruneréflexionsurunemeilleureappréhension,danscertainscas,etàl’aunedesévo-lutionsrécentesdelajurisprudence,delaresponsabi-litémaison-mère/filiales.Cetteréflexionsejustified’autantplusquedesévolutionsducadreinternatio-nalsontintervenuessurcesujet,avecnonseulementlarévisiondesPrincipesdirecteursdel’OCDEmaisaussiaveclesPrincipesdirecteursdesNationsUniessurlesdroitsdel’Hommeetlesentreprises.Delamêmefaçon,certainesnormesprivéescommel’ISO26000étendentlaresponsabilitédel’entrepriseàsasphèred’influence.
10. Assurer le respect, au niveau international, des normes sociales et environnementales
Ledramedu«RanaPlaza»auBengladeshjetteunéclairagesansconcessionsurlanécessitédeprogres-serversunegouvernancemondialeplusefficienteenmatièredeprogrès social.Aussiest-il impératif,
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commeleCESEn’aeudecessedelesouligner,derevaloriserlepoidsetlerôledel’OIT,del’OMSetd’aboutiràlacréationd’uneorganisationmondialedel’environnement.LeCESEréitèredoncsespro-positionsprésentéesdans sesprécédentsavisenfaveurdeconsultationssystématiquesentreorgani-sationsetd’unmécanismedequestionpréjudiciellequiimposeraitàl’OMC,auFMIetàlaBanquemondialederequérirl’avisdel’organisationinter-nationalecompétenteencasdelitige.
LeCESErappellel’importancedelaluttecontretouteslespratiquesdedumpingquimaintiennentdanslapauvretédesmillionsdetravailleursetleursfamilles.Ilestimequelaquestiondelaresponsabilitédesdon-neursd’ordredanslachaînedesous-traitanceetd’approvisionnementestunélémentcentraldanslecombatcontreledumpingsocial.Au-delà̀etpourfaireavancerleconceptdeRSE,lecommerceinternationalnesauraitêtrefondésurleseulprimatdelalibrecir-culationdesbiensetservices.
Faceaublocageauseindel’OMCdesnégociationscommercialesducycledeDoha,etalorsquesemul-tiplientlesaccordscommerciauxbilatérauxetlespar-tenariatsrégionaux,leCESEplaidepourl’inclusion,parmileursdispositions,declausesenvironnementalesetsociales.
Ilestaussiimportantquesurl’échiquiermondial,laFranceporteunmessagefortauseinduG8,duG20etdesinstancesinternationalespourprogresserversl’objectif pluslargededéveloppementdurableenpla-çantl’emploi,laluttecontrelesinégalitésetlaprotec-tiondel’environnementenhautdel’agenda.
LeCESEnepeutqueréitéreraveclamêmedétermi-nationsaposition,déjà̀expriméedansplusieursdesesavis,enfaveurd’uneapplicationplusvolontaristeparlesÉtatsetlesorganisationsinternationalesdel’Agendapour le travaildécentetduPactemondialpourl’emploi.
Alain Delmas
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Responsabilité sociale des entreprises :l’exemple de GDF Suez
Laresponsabilitésocialedesentreprises–priseausenslittéral–devraitrenvoyeràlaresponsabilitédesentreprisessurl’ensembledeleurenvironnement,comptetenudeleurimpactsocial(salariés,clients,territoires)
maisaussienvironnemental.
GazdeFrance,unedescomposantesdel’actuelGDFSuez,devenuEngieàprésent,étaituneentreprisepublique,garanteduservicepublicetencadréepartoutunensemblederèglesvisantàcetteresponsabi-lité:règlesdesécuritéindustrielle,règlestarifaires(calculdestarifs,péréquation)quigarantissaientlepouvoird’achatdesusagersmaisaussiparticipaientaudéveloppementdesterritoires,règlesdedévelop-pement(calculderentabilitépermettantundévelop-pement actif du réseau tout en évitant desinvestissementsnonoptimaux)…Lagouvernancedel’EPIC,tellequedéfinieparlaloiAurouxde1983de«démocratisationduservicepublic»,reflétaitles«partiesprenantes»(représentantsdel’État,dessala-riésetdesconsommateurs).
Sicetencadrementdel’activitépeutparaîtrenormalpouruneentreprisepubliquedeservicepublic,lamêmelogiquedevraits’appliquerauxentreprisespri-véesclassiques,sionretient lanotion«d’intérêtsocial»del’entreprise,c’est-à-direunintérêtquidépasseceluidesactionnaires.C’estdanscecadrequeprennentnaissancelesmultiplesréglementationsquiencadrentl’activitédesentreprisesafindeveilleràceque«l’intérêtsocial»ausenslargesoitbienrespecté.
Alorspourquoi«devraits’appliquer»?Parcequel’apparitiondelanotionde«responsabilitésocialedesentreprises»sefaitenfaitcontrelaconceptionrégle-mentairedurespectdel’intérêtsocial.Lesentreprises,enparticulierlesmultinationales,setrouventconfron-téesàdeuxrisques:
• uneréglementationsanscessecroissante,enraisondeleurpoidscroissantdanslespaysoùellessontprésentes;
• lesalertesetscandaleslancésparlesorganisationssyndicalesouONG(travaildesenfants,pollu-tions…).
LaRSEestalorsprésentéecommelacapacitéàs’au-torégulersurl’ensembledesintérêtsdelaSociétéausenslargedutermeetnonausensrenvoyantàlacommunautéd’actionnaires(letermeanglo-saxon
pourdésignercettecapacitéàs’autorégulerestsoft law : loidouce,désignant lesengagementsauto-consentis).Etsielleconnaîttantdesuccès,c’estenraisondesonintérêtopérationnelévident:éviterlesrisquesdescandaleetéviterlesréglementations,tousdeux,sourcesdecoûtssupplémentairesetdoncaussidechuteduprixdel’actiondel’entreprise.
LaRSEestdoncd’emblée:
• unearmeauservicedel’autreconceptiondel’entreprise:«l’intérêtdel’actionnaire»,oùsocialsecomprendausensde«capitalsocial»;
• uneconséquencedespressionsdelaSociétésanslesquelleslanotiondeRSEn’auraitpasexisté.
Cesdeuxélémentssontindispensablespourcom-prendrecomments’ensaisirsyndicalement.
RSE et charte éthique – défendre le personnel contre la vision répressive de la RSE
LepremieravatardelaRSEchezGDF-SUEZ(Engie)consisteenchartesdevaleurs,charteséthiques,codesdebonne conduite…qui comportentplusieursaspects.
Des valeurs imposées
Leschartesimposentdes«valeurs»,tombéesd’onnesaitoù,visantà«formater»lessalariés,parunbour-ragedecrâne,parfoistrèséloignédelaréalitéetsur-toutdecequ’ilspensent.LadélégationCGTenCCEdeGDFSUEZécrivaitainsien2009:« Ainsi, on nous parlait de satisfaction des clients, dans une période où la politique quasi officielle est de les faire payer plus pour un minimum de services. On nous parlait d’innovation, alors que l’on restreint les activités de recherche jugées trop coûteuses. On nous parlait de professionnalisation alors que l’on casse les collectifs de travail et les savoir-faire par le biais de l’externalisation des activités. On nous parlait de respect des personnes, alors que le personnel n’a jamais autant été bousculé, maltraité, menacé. Mais le comble était atteint quand on nous présentait la rémuné-ration des actionnaires comme une valeur éthique ! Ainsi, loin de traduire une réalité, la charte de Gaz de France tentait de nous convaincre que ce que nous voyions tous les jours n’était pas la réalité et avait avant tout pour but de
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répondre aux attentes des observateurs externes, notamment des fonds d’investissement socialement responsables. »
Un risque juridique mettant en danger les salariés
L’essentieldudangerporteicisurlefaitqu’avecunecharte,l’entreprisesedédouane:elleadéployélesvaleurs;elleaexpliquécequipouvaitsefaireetcequinepouvaitpassefaire.Laresponsabilitéestdoncducôtédusalarié:s’ilestdansunesituationclassiqued’injonctionsparadoxales,c’estàluidesedébrouiller…etsurtoutdenepassefaireprendre.
Danslemêmedocument,ladélégationCGTpointait:« Si les entreprises se donnent des prescriptions sur-mesure, elles en font porter la responsabilité sur les salariés. Ainsi, la liste des principes montrent qu’il s’agit pour l’essentiel de règles de conduites auxquelles l’agent est censé se conformer.
La première particularité est qu’il s’agit de principes généraux : aucune démarche n’est définie pour prévenir, identifier, encadrer le principe par des textes internes ou de lois, organiser son respect. Il s’agit d’une simple injonction. Par la charte, l’entreprise se retranche dans une vertu absolue : elle ne peut être en faute puisqu’elle a édicté la charte et ses principes, et qu’elle a ordonné de les respecter. S’il y a non respect, ce ne peut être le fait que de salariés désobéissants. Passent ainsi à la trappe toutes les réali-tés complexes du terrain où le salarié est placé devant des injonc-tions paradoxales. La deuxième particularité est que ces principes, à l’instar des valeurs, sont directement « orientés » vers l’intérêt financier de l’entreprise en mettant la pression sur les salariés. Deux exemples : avec l’engagement « Respecter et assumer ce que nous avons promis », ne pas atteindre un objectif ne relèverait plus des incertitudes de la vie réelle, qu’il s’agit de rectifier en équipes par une analyse collective, mais deviendrait un manque-ment individuel aux principes et aux valeurs de l’entreprise ;
Avec l’engagement « Communication », « chacun doit contribuer à développer une image positive de l’entreprise », que se passe-t-il si c’est l’entreprise qui détourne, ou qui abuse, ou qui commet des actes non acceptables ? On déduit de la charte telle qu’elle est qu’il faut dans ce cas-là mentir pour défendre l’image de l’entre-prise ou a minima se taire. Dénoncez les réseaux en mauvais état, et vous êtes virés, comme ce fut le cas du chef de centre de Blois ; dénoncez les tarifs trop élevés, et vous êtes menacés, comme c’est le cas régulièrement pour les administrateurs CGT. »
Une censure
Leschartesincluentgénéralementdesobligationsdenondivulgationd’informations,nonpasspécifique-mentdudomainedu«secretcommercial»maispluslargementsurl’entreprise.
Ainsilachartede2006deGazdeFranceindiquait:« - elle concerne toutes les informations portant sur « le personnel,
l’organisation de la société, sa stratégie, ses projets d’investisse-ments, son savoir-faire … ses données financières et comp-tables ... » considérées comme confidentielles si « [elles n’ont] pas fait l’objet d’une publication officielle externe(…)par les per-sonnes habilitées ». Etencore:« - « aucune annonce aux media(…)ne peut être faite sans l’accord formel de la direction de la communication… »
LaCGTafaituneexpertisejuridiquedémontrantl’illégalitédetellesinterdictions,disproportionnéesaubutrecherché.Ladéclarationunanimedesreprésen-tantsdupersonnelenCEindiquait:« L’obligation de confidentialité telle que prévue dans les chartes présentées au CMP est illégale au regard du droit d’expression des salariés et des prérogatives des représentants du personnel. »
SurcesaspectsrépressifsdelaRSE,lerôledesrepré-sentantssyndicauxestsurtoutdéfensif :demandedemodification de la charte, attaque juridique ducontenu,défensedesalariésmisenaccusation.Surlaconfidentialité,laCGTdusiègedeGazdeFranceaproposé–sanssuccès–« une vision constructive des relations de travail dans laquelle une charte de confidentialité n’est pas un piège, mais un moyen d’alerter sur des risques précis, d’aider à appréhender ceux-ci concrètement, voire de les décliner ensuite service par service pour éviter au maximum des pratiques fautives involontaires ».LaréalitéàGDFSuezestaujourd’huiquemêmelesreprésentantsdupersonnel–pourtantprotégés–sontintimidésrégulièrementparladirectiongénéralequandilscommuniquentaupersonneldescritiquesdel’actionduGroupe.
RSE et engagements sociaux – élargir le champ et obtenir un contrôle social
LaRSEneserésume,heureusement,pasauxchartes.Lesentreprisesontbienvitecomprisquesiellesvou-laientmontrerleurbonnevolontéetdémontrerl’effi-cacitédelasoft law,ilfallaitcodifierdefaçonplusexigeantelesengagements,objectifs…Laformelaplusclassiqueaétédenégocierdes«accordsRSE»aveclesorganisationssyndicales,nationalesouinter-nationales.Maisd’autresformesexistent,commeleschartessocialesetenvironnementalessignéesavecdesONG.
GazdeFrancealancéen2008lanégociationd’untelaccord.LaCGTaparticipéàcettenégociationaveclesobjectifssuivants:
• avoirunaccordquiconfortelaloi,maissurtoutqui permette d’appliquer des dispositifs quin’existentpasdanscertainesentreprisesetdanscertainspays(élargissement«horizontal»desmeilleuresgaranties);
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Dossier• avoirunaccordquipermettedegagnerdesgaran-
tiespourlessalariésdesentreprisessous-traitantes(élargissement«vertical»);
• avoirundispositif contraignantavecuncontrôlesocialimportantauplusprèsduterrain.
Voilàunextraitdel’appréciationdesnégociateursCGTprésentéeauxsyndicatsdeGDF:« Des dimensions sociales et sociétales importantes pour notre activité syndicale. Les dimensions abordées sont :
• sociales : santé-sécurité, carrière-mobilité-réorganisations ou restructurations, diversité et non-discrimination, recrutement-rémunération-protection sociale, dialogue social ;
• sociétales : environnement, territoires, engagements citoyens et solidaires, fournisseurs et sous-traitants.
Le texte ne porte évidemment, comme rappelé plus haut, que des « engagements ». Et les thèmes sont largement couverts à Gaz de France par la loi, le statut, les accords. Mais, ces thèmes sont très importants pour nous :
• à la maison mère, ils peuvent déboucher sur des actions nouvelles (par exemple, futurs accords en matière de santé-sécurité, en particulier stress et harcèlement) ;
• Dans les filiales, ils devraient déboucher sur des garanties nouvelles (droit syndical, engagements dans le cas de restruc-turations, protection sociale…) ;
• Pour les sous-traitants et fournisseurs, nous avons contri-bué à renforcer les engagements de Gaz de France de valoriser dans les appels d’offres les entreprises sociale-ment responsables. Cet accord pourrait ainsi être un outil supplémentaire pour s’occuper de ces salariés, de tisser des liens avec leurs organisations syndicales et de tirer vers le haut les garanties sociales ; sur les questions envi-ronnementales, c’est un outil de plus permettant de construire des revendications : par exemple, le niveau des investissements en recherche sur lequel nous sommes inter-venus plusieurs fois (sur ce point, l’accord reste en deçà de notre demande).
Un dispositif volontariste et construit avec les représentants du personnel
Afin de rendre l’accord le plus « contraignant » possible, nous avons demandé tout au long de la négociation un dispositif de mise en place, avec les représentants du personnel, dans le cadre d’un comité de suivi groupe et d’un dialogue au niveau des sociétés : diagnostic commun, définition des actions prio-ritaires et plans d’action, choix des indicateurs, bilan, et cela au niveau du Groupe mais aussi de chaque société. Les moyens en temps, pour se réunir entre filiales du même pays, restent faibles (2 jours par an), mais cela a été acté ce qui n’était pas
du tout prévu initialement. A cela s’ajoute une possibilité d’alerte des comités par un salarié en cas de constatation de non-respect de l’accord.
Information et communication
Grâce au dispositif de mise en place de plans d’action et d’indi-cateurs puis de bilans, nous pourrions avoir de l’information relativement détaillée sur ce qui se fait ou non dans les sociétés du Groupe.
En matière de communication, nous avons obtenu que le bilan annuel fait par le comité de suivi soit publié dans le rapport développement durable. Cela a été accepté sous condition d’avoir un accord unanime, y compris les représentants de la Direction, ce qui affaiblit notre demande initiale. Mais cela empêche la Direction de se faire de la publicité librement grâce à l’accord RSE : nous aurons un contrôle sur le bilan officiel publié. Sachant que nous aurons, évidemment, aussi toute liberté de communiquer de notre côté.
En conclusion
Le texte intègre des dispositifs qui renforcent, pour autant évi-demment que nous nous y investissions, les représentants du personnel et les organisations syndicales et permettent de tisser des liens entre organisations syndicales et avec les salariés (mai-son mère – filiales, groupe-sous-traitants). C’est donc moins un accord à application directe qu’un outil qui permettrait de construire syndicalement à la fois des revendications et des liens. »
Aufinal,lessyndicatsontapprouvélasignature.
RSE à GDF Suez – un accord enterré et contourné, le tout « comm’ »
Cetaccordn’amalheureusementjamaisétéappliqué.Quinzejoursaprèssasignature,GazdeFrancefusion-naitavecSuez.Lanouvelledirection–engrandepartieissuedeSuezsurtoutsurlesquestionsRHetRSE–nevoulaitmanifestementpasd’unaccordavecapplicationdeterrain.Lapremièreétapedel’accordconsistaitàmettreenplacelesstructuresRSE(réfé-rents,comitésdesuivi)pourensuiteconstruirelesplansd’action,lesprioritésetdonclesobjectifsetindicateurs.Cetteétapen’estjamaisarrivée.
Pournepasapparaîtrecommesabotantl’accordsigné,ladirectiondeGDFSuezaadoptélecontournementennégociantaveclesorganisationssyndicalesinter-nationales,sanslesréunirphysiquementmaispartéléphoneetmail,enunlapsdetempstrèscourt.Auderniermoment,lesorganisationsinternationalesontdemandél’avisdesorganisationseuropéennes,les-quellesontdemandél’avisdesorganisationsnatio-
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nales.Nousavonstentédebloquerleprocessusmaislaprécipitationdeladirectionnousenaempêché:ladirectiondeGDFSuezaannoncéàgrandrenfortdecommunicationlasignatured’unaccord«Monde»quiportaitenréalitél’enterrementd’unaccorddeterrainàl’échelondel’Europe.Cetaccordn’ajamaisfaitl’objetd’unedéclinaisonlocale.
Cetexemplemontretoutelarésistancequ’ilyadelapartdesdirectionsd’entrepriseàconstruiredesaccordsvraimentopérationnelssurlaRSE;decefait,cettedernièrereste,qu’onleveuilleounon,plusduressortdelacommunication.Leschangementsd’organisa-tionssontd’ailleurssymptomatiques.AGDFSuez,existaientdeuxstructures:l’unecentréesurledéve-loppementdurableetlaresponsabilitésociétale,situéeàladirectiondelastratégie;l’autrecentréesurlaRSEvis-à-visdessalariés,situéeàlaDRH.LapremièreaétérattachéeàlaDirectionCommunicationfin2013,l’autrevientdel’être.
Onnepeutquerebouclersurnotrequestionintro-ductive:lasoft lawest-ellecrédibleoufaut-ilréglemen-ter?
Prenons l’exempledesdomainesRHde laRSE–diversité,nondiscrimination,santéautravailetbienvivreautravail,égalitéprofessionnelle,travailleurshandicapés.SurGDFSUEZ,forceestdeconstaterquec’estlaréglementationquiafaitavancerleschoses,concernant:
• lestravailleurshandicapés(TH):lesprogrèsontétéréalisésquandladirectionaprislamesuredumontantdelapénalitépournon-emploide6%deTH;
• l’égalitéprofessionnelle:lestextessontfaitsdebeaucoupde«nousveilleronsà»ou«nousferonsaumieuxpour»,aupointquel’accordEgalitéprofessionnellesignéendébutd’année2015(sauf parlaCGT)aétéretoquéparl’Inspectiondutra-vailpourinsuffisanced’engagementsetd’objectifs;
• lasanté-sécurité:siladirectionvoudraittoutréglerenoff, vialescomitésQualitédevieautravail,laréalitéestquelesreprésentantsCGTsontobligésdedéclencherenCHSCTdesalertespourdangersgravesetimminents.Danslesfilialesdemainte-nanceindustrielle,lescollèguesfontleconstatquelestravauxdangereuxsontconfiésàdessous-trai-tants:letauxd’accidentbaisseàGDFSUEZ,maisilaugmentechezlessous-traitants.
Lebilandelasoft lawestdonctrèsdécevantdansl’his-toiredenotreentreprisequipourtantnemanqueaucuneoccasiondesefairemoussersurlaRSE…Ilenestd’ailleursdemêmesurlesaspectsautresqueRH.
Leconstatestplusgénéral:laloi,faceauconstatquelesavancéesétaienttrèslentes,apeuàpeuréglementédefaçontrèsferme,avecpénalitésàlaclef (lois«tra-vailleurshandicapés»,«égalitéprofessionnelle»…).
Ilestdoncessentielpourlesmilitantsdetravaillersurcesquestionsporteusesderevendicationsetdeprogrèsquecesoitsurlesocial,surledéveloppementousurlesociétaletl’environnemental.Lessalariéssonttrèssensiblesàcesquestions.L’encadrement,enparticu-lier,quiaàmettreenœuvrelastratégiedel’entreprise,seposecesquestionsdelafinalitédel’entrepriseetdesconséquencesdesonactivité.
Quecespréoccupationsdonnentlieuàréglementa-tion,qu’ellessoientcodifiéessousformed’accords,l’essentielestdelesporternonpasseulementsurunmodede«communication»(quoiqueladénonciationdunon-respectdesengagementssoitimportante)maisaussietsurtoutsurunmodedenégociation(aveclesentreprises,lesgroupesoulespouvoirspublics)d’enga-gements),demécanismesd’applicationetdemodali-tésdecontrôle.Car la soft lawn’adechancedes’appliquerquesiexistentdesrapportsdeforcesuffi-sammentpuissantspourl’imposerdanslesfaits.
Eric Buttazzoni
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DossierPeut-on contraindre les entreprises
transnationales françaisesà respecter les droits fondamentaux
au travail à l’étranger ?
QuelestlepointcommunentreLucianoRomero,syndicalistedunordde laColombieassassinédecinquantecoupsdecouteau(1),desmilliersdemort-e-sduRanaPlazaauBangladesh(2),des
victimesdel’amianteenAfriqueduSud(3),destra-vailleursréduitsàl’étatd’esclavesenErythrée(4),oubienencoredesenfantstravailleursduLibéria(5)?Toutesettousonttravaillépourlecompted’uneentre-prisemultinationalequidéclarepubliquementrespec-terl’ensembledesdroitsdel’Hommeconsacrésparledroitinternational.
Selonunrapportpublié fin2014paruncentred’étudesbelge,lamoitiédesentreprisesayantleursiègesocialenFrance,enGrande-BretagneouenAllemagne,soitlàoùl’implantationdegroupeseuro-péensestlaplusforte,auraitétéimpliquéedansdescasdeviolationdesdroitsdel’Hommeentre2005et2013(6).
Latotaleimpunitédanslaquellelesgrandesentreprisespeuventexercerleursactivitéséconomiquesestrenduepossiblepardeuxétanchéitésjuridiques:d’unepart,leprincipedenon-ingérenceissududroitinternatio-nalinterditàunÉtatdecontraindreunepersonneétrangèreàrespecteruncomportementdicté(qu’ils’agissed’unepersonnephysiqueoumorale);d’autrepart,ledroitdessociétésnedotepaslesgrandsgroupesdelapersonnalitémorale,cequisignifiequecesder-niersnepeuventêtretraduitsenjusticeetqu’a fortiori,chaqueentiténepeutêtrereliéeàlamaison-mère.C’estexactement lemêmeproblèmequiseposelorsque,enFrance,dessalarié-e-slicencié-e-sd’uneentreprisequisetrouveêtrelafilialed’ungroupeétran-ger,tententd’actionnerlamaison-mère,quecesoitpourfinancerunplandesauvegardedel’emploi(PSE),oubienencorepourendosserlesobligationsprévuesparleCodedutravailenmatièredelicenciementpourmotif économique(casemblématiquesdesMetaleurop,ArcelorMittal,Florange,etc.).Danslesdeuxcas,leDroitprotègelelieudeprisededécisionscontretouteattaqueenjustice.
Néanmoins,deuxvoiessontenvisageables,danslesintersticesdudroitenvigueur,pourcontraindrelesgrandesentreprisestransnationalesàrespecterlesdroitsfondamentauxautravailàl’étranger:créerun
devoirdevigilancepesantsurlessociétésfrançaises,réactiverlacompétenceuniverselledujuge.
Imposer un devoir de vigilance à l’égard des sociétés mères
Lasituationtypedanslaquellenousnousplaçonsestcelleoùunefiliale,unprestatairedeservices,oubienencoreunsous-traitantassurentlaproductiond’unbienpourlecompted’uneentrepriseenregistréeenFrance.Parexemple,danslesecteurdutextile,Auchandélocaliselaproductiondet-shirtsauBangladesh,oùl’onapuretrouverdesétiquettesdesamarque(«InExtenso»)parmilesdébrisduRanaPlaza.Danslesecteurpétrolier,lessociétésTotaloubienencorePerencodélèguentleursactivitésàdesentrepriseslocales,constituéescommefilialesetenregistréessousledroitdel’Étatd’accueil(Pérou,Côted’Ivoire,etc.).
Onsetrouvedoncdansuneconfigurationoùunepersonneétrangère(enl’occurrenceuneentreprise)estaccuséed’avoirviolélesdroitsfondamentauxd’untravailleurétranger,surunterritoireétranger.Entoutelogique,ledroitfrançaisnepeutrienfaire,tenuparlesdeuxobstaclesprésentésenamont(souverainetédesÉtatsetautonomiedesfiliales).
Toutefois–etc’estlàl’objetdelapropositiondeloin°1524déposéeparlesquatregroupesdegauchedel’Assembléenationale,le6novembre2013,« relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises don-neuses d’ordre »–laloifrançaisepeutexigerdesesjus-ticiablesqu’ilsrespectentunenormedecomportement,mêmeàl’étranger.RienquedetrèsclassiqueicipuisqueleCodepénalregorgededélitsetdecrimescommisparun-eFrançais-eàl’étrangerquipeuventêtreappréhendésparlejugenational.Enoutre,leprincipedenon-ingérencen’estpasviolédèslorsquel’onn’exigeriendesressortissantsétrangers(enl’occur-rencelesfiliales,sous-traitants,etc.).L’idée,àl’inverse,seraitdedire:lesentreprisesdontlesiègesocialestenregistrésurleterritoirefrançais,aurontl’obligationdetoutmettreenœuvrepours’assurerqueleurspar-tenaireséconomiquesàl’étrangerrespectentlesdroitsfondamentauxautravail.Ils’agitd’uneobligationdemoyensetnonpasderésultat:legroupefrançaisenquestionpourraittrèsbienprouverquemalgrétous
(1)AffaireRomeroc.Nestlé,rejetéeparlaCoursuprêmedeSuissele21juillet2014pourextinctiondudélaid’agirenjustice.Laplaignante,veuvedeLucianoRomero,asaisilaCoureuropéennedesdroitsdel’Hommeendécembre2014.CeseralapremièrefoisquelaCEDHseprononcedansuneaffairedecegenre.(2)AffaireAuchan,rejetéeparleProcureurdeLilleenjanvier2015.(3)AffairesCape/GencorintroduitesenGrande-Bretagne,concluesparunetransactionextra-judiciairedeplusieursmillionsdelivresen2003.(4)AffaireNevsun,pendantedevantlaCoursuprêmedeColombieBritannique,Canada.(5)AffaireFirestone,rejetéeparlaCourd’appeld’Indiana,auxÉtats-Unis,en2011.(6)InternationalPeaceInformationService(2014),The Adverse Human Rights Risks and Impacts of European Companies : getting a glimpse of the picture,Anvers,Belgique.
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sesefforts, laviolationaeu lieu,et il seraitalorsdédouanédetouteresponsabilité.
Lapropositiondeloi«surledevoirdevigilance»apourambitiond’insérerdansleCodecivilunnouvelarticleauxtermesduquel:« Est présumée responsable la personne morale, qui dans le cadre de ses activités, de celles de ses filiales ou de celles de ses sous-traitants, ne démontre pas avoir pris toutes les mesures nécessaires et raisonnablement en son pou-voir en vue de prévenir ou d’empêcher la survenance d’un dommage ou d’un risque certain de dommage notamment sanitaire, envi-ronnemental ou constitutif d’une atteinte aux droits fondamentaux et dont elle ne pouvait préalablement ignorer la gravité. » (7) UnedispositionsimilairedevraitêtreintégréedansleCodeducommerce,etleCodepénaldevraitaussiêtreamé-nagé,pourdesraisonsd’ordreprocédural.
Silarédactiondelapropositionn’estpasàl’abridetoutecritiquejuridique,ilrestequel’avantagemajeurd’unetelleréformeseraitderenverserlefardeaudelapreuve.Eneffet,actuellement,enapplicationdudroitcommundelaresponsabilitécivile,lavictimedoitêtreenmesuredeprouverque:1)elleasubiundommage,2)lui-mêmeoccasionnéparunfaitgéné-rateur,et3)établirleliendecausalitéentrelesdeux.Or,danslagrandemajoritédescas,unetelledémarcheseraseméed’embûches,etrelèveramêmedel’exploitlorsquel’onseplacedupointdevuedelavictime,opposéeàuneentitédontlapuissanceéconomiquedépassecelledesonpropresystèmejudiciaire…
Maisc’estpourtantcestatu quoquepréconiselegou-vernementfrançais.Eneffet,lorsdelalecturedutexteenséanceplénière,le29janvier2015,M.MatthiasFekl,secrétaired’Étatchargéducommerceextérieur,soucieuxde« précisions juridiques »,préconisa« l’instau-ration d’un devoir de vigilance pour les entreprises sous la forme d’une obligation de mettre en place un plan de vigilance couvrant l’ensemble des domaines de la responsabilité des entreprises »,sanctionné,« s’il en est besoin »,« à l’appui d’une action en réparation fondée sur le régime de responsabilité civile de droit commun (8)» (9).End’autrestermes,lapropositiondeloiestvidéedesasubstance.Aufinal,sur40votants,21 députés ont voté pour le renvoi du texte enCommissiondeslois.Toutportedoncàcroire,aprèsunpremierrejetdutexteparlamêmecommission,le21janvierdernier,quelesentreprisesfrançaisesneserontpassoumisesàundevoirdevigilancedanslecadredeleursactivitésextraterritoriales,laissantparvoiedeconséquenceleclimatd’impunitéprospérer.
Réactiver le chef de compétence universelle
Uneautrevoiedoitalorsêtreenvisagée:celledelacompétenceuniverselle.Ils’agitdel’habilitationd’un
jugenationalàappréhenderuneinfractioncommiseà l’étrangerparunétrangercontreunétranger.L’absencedelienderattachementclassiqueentrelesfaitssoulevésetlejugesaisiconstituel’originalitédecettecompétencejudiciaire.Eneffet,enprincipeunjugenational est compétent sur la basede troischefsalternatifs:
• lacompétenceterritoriale,dèslorsquel’infractionalieusurleterritoiredel’Étatauquellejugeappar-tient;
• lacompétencepersonnelle,lorsquelavictimeoul’auteurdel’infractionsontressortissantsdumêmeÉtatquelejuge;
• lacompétenceréelle,lorsquedesintérêtsdelaNationsontenjeu(telsquelamonnaie,ledrapeau,lesambassades,etc.).
Lacompétenceuniverselleestdoncunquatrièmechef decompétencequipeutêtresoulevédansderaresconditionsparlejugelorsqu’aucunedescompétencesclassiquesprécitéesnepeutêtreinvoquée.EnFrance,cesontlesarticles689-1etsuivantduCodedeprocé-durepénalequiénoncentlesinfractionssusceptiblesd’êtrecouvertesparcechef dejuridiction.
Lacompétenceuniverselleestissuedudroitinterna-tionalpénal.D’abordutiliséeauXVIesièclepourluttercontrelapirateriemaritime,elleaconnuunessoraulendemaindelaSecondeguerremondiale,lesconventionsinternationalesenlamatièresemul-tipliant,avantdetomberendisgrâceauxyeuxdesgouvernantssuiteauxpoursuitesengagéessurcefon-dementparlesjugesbelgeetespagnolcontredesper-sonnalitéspolitiquestellesquePinochet,BushJr.,ShimonPeres,FidelCastro,etc.D’ailleurs,laBelgiqueetl’Espagneontaujourd’huitrèsstrictementlimitélechampd’applicationd’untelmécanismejuridiction-nel.Silescasdemiseenœuvredelacompétenceuniversellecontredespersonnesphysiquespourdescrimesgravestelsquelegénocideoulecrimecontrel’Humaniténe sont pas encore légion– ils sontaujourd’huipourlaplupartcantonnésauxmassacresduRwandaetdel’ex-Yougoslavie–lescasdepour-suitesentaméescontredespersonnesmoralesn’existenttoutsimplementpas,ànotreconnaissance.Toutefois,celanesignifiepasqu’ellessoientimpossibles,et,pourpeuquel’onsepenchesurlepassé,onytrouveraquelquesexemplesdans lesprocèspost-Secondeguerremondiale.Dansl’affaire«ZyklonB»,jugéeàHambourg–quiétaitalorsunterritoireoccupéparlespuissancesalliées–oùilétaitreprochéàdesindus-trielsallemandsd’avoirfournilegazutiliséparlesSSpourexterminerlescivilsdanslescampsdeconcen-trationinstallésenAllemagneainsiquedanslespays
(7)C’estnousquisoulignons.
(8)Idem.(9)http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2014-
2015/20150123.asp#P422384.
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alorsannexés,lesjugessefondèrentexpressémentsurlacompétenceuniversellepourjugerlescrimesrepro-chésàlacompagnie.
Endehorsdesdifficultésjuridiquespersistantes,laquestionmajeurepoursavoirsil’onpourraitappliquerlacompétencepénaleuniverselleauxviolationsdesdroitsfondamentauxautravailàl’étrangerestlasui-vante:cesinfractionssont-elleséquivalentesauxcrimesdedroitinternationalquijustifientaujourd’huilerecoursàunetellejuridictiond’exception?Àdéfautd’avoiruneréponsecatégorique,onnepeutnierquel’évolutiondudroitinternationalcesdernièresannéesvadanslesensd’unecriminalisationdepratiquestellesqueletravailforcé,letravaildesenfants,ladiscrimi-nation,oubienencorel’atteinteauxlibertéssyndi-cales(10).
Enrevanche,endroitcivil,lacompétenceuniverselleaétélargementdéveloppéecesdernièresannéesàl’encontred’entreprisestransnationales.Delamêmefaçonqu’aupénal,ils’agiradechercherréparationpourundommagesurvenuàl’étranger,maisleséven-tuellessanctionsnepourrontêtrequepécuniaires.AuxÉtats-Unis,aprèsdeuxsièclesdedésuétude,uneloi–AlienTortClaimsAct–futressuscitéeen1980àl’occasiond’uneplaintedéposéeàl’encontred’unpolicierparaguayenpourdesactesdetorturesurunsyndicaliste(11).Depuiscetteaffaire,devenuecélèbre,desdizainesdeprocèsonteulieudevantlejugeamé-ricaincontredesentreprisesmultinationales,pourdesfaitsdeviolationdesdroitsdel’Hommeàl’étranger,incluantlesdroitsfondamentauxautravail:Coca-Cola,DelMonte,UnionCarbide,Nike,Ford,ExxonMobil,CréditSuisse,Unocal,SNCF,etc.Denom-
breusesvictimesontainsipuobtenirréparationàl’issuedelongsprocès.Toutefois,unedécisionrendueen2013parlaCoursuprêmeaméricainemitfinàcetélan,énonçantquelaprésomptiondenon-applicationextraterritorialedudroitaméricaindoits’appliqueràl’AlienTortClaimsAct (12),detellesortequ’ilestaujourd’huitrèsdifficiled’entameruneprocéduresurcefondementauxÉtats-Unis.
Dorénavant, lesregardssetournentverslespaysd’EuropeetversleCanada,oùderécentesdécisionslaissentpenserqu’unecompétencecivileuniversellepourraits’ydévelopper(13).
Conclusion
Ledevoirdevigilanceetlechef decompétenceuni-versellepourraientdonctrèsbienpermettredepour-suivredesgroupesmultinationauxquionttiréprofitd’uneactivitééconomiquenonrespectueusedesdroitsfondamentauxautravail.Toutestalorsquestiondechoixpolitiques:aumomentoùlegouvernementfrançaisrenvoieauxcalendesgrecquesl’adoptiond’undevoirdevigilance,ilvotecontrel’adoptiond’unpro-jetderésolutionàl’ONUsurl’adoptiond’untraitéinternationalcontraignantàl’égarddesentreprises,demêmequ’ilpromeutlesnégociationssurl’adoptiond’untraitédelibre-échangeavecleCanadaetunautreaveclesÉtats-Unis(lefameuxTAFTA)danslecadredel’Unioneuropéenne,danslesquelsunénièmetri-bunald’arbitrageprivéenfaveurdessociétéstransna-tionalesverraitlejour…
Baptiste Delmas
(10)Ils’agitdesquatre«droitsfondamentauxautravail»selonladéclarationéponymedel’Organisationinternationaledutravailadoptéeen1998.(11)Filartigac.PeñaIrala.(12)Kiobelc.RoyalDutchPetroleumCo.(13)EnFrance,l’arrêtMoukarim,renduparlachambresocialedelaCourdecassation,le10mai2006,condamneunressortissantbritanniquedontladomestique,denationaliténigériane,étaitréduiteàl’étatd’esclave,duseulfaitdeleurprésencetemporairesurlesolfrançais.EnGrande-Bretagne,lesarrêtsConnellyc.RTZCorporationPLC(1999),etLubeec.CapePLC(2000),confirmésparlaChambredesLords,ontretenularesponsabilitédelasociétémèrepourmanquementaudevoirdevigilanceenmatièredesantéetsécuritéautravail.AuCanadaenfin,enl’espacedequelquesmois,denombreusesplaintesontétédéposéesdevantlesjugesfédéraux.
Dossier
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Les enjeux pour la CGTde la Plateforme nationale RSE
Le25novembre2014,l’auteurdecetarticleétaitéluàlaprésidencedelaPlateformenationaled’actionsglobalespourlarespon-sabilitésociétaledesentreprises,quenousappelleronsPlateformenationaleRSEdans
lasuitedecetarticle,lequelviseàretracersacourtehistoire,lesenjeuxqu’ellereprésentepourlaCGTetlesraisonsquiontconduitlaCGTàenrevendiquerlaprésidence.
Genèse de la Plateforme
LaPlateformenationaleRSEestissued’uneinitiativede16organisations,dontleMedef,laCFDTetleForumcitoyendelaresponsabilitésocialeetenviron-nementaledesentreprisesquiavaientdemandéen2012lacréationd’uneplateformedédiéeàlaRSEplacéeauprèsduPremierministre.
LaCGTn’avaitalorspassouhaités’associeràcetteinitiative,pourplusieursraisons.Nousétionscritiquesàl’égarddecequiseprésentaitcommeuneinitiativedelasociétécivileetquidanslapratiqueétaitlarge-mentuneinitiativeduMedef.Nousinsistionssurlebesoind’uncadreinstitutionnelclair,cequiimpliquaitànosyeuxunrattachementadministratif précis.Parailleurs,cetteinitiativedédouanaitàboncompteleMedef,alorsquecederniern’avaiteudecessededénaturerledécretd’applicationdel’article225duGrenelledel’environnementsurlereportingsocialetenvironnementaldesentreprises.
Malgrénosréserves,lacréationdelaPlateformeafaitpartiedespropositionsdelapremièreconférenceenvi-ronnementale,émanantdel’atelierRSEdontlerap-porteurétaitleprésidentdel’ORSE(Observatoiredelaresponsabilitésociétaledesentreprises),DanielLebègue.
Unanplustard,lePremierministreannoncelacréationdelaPlateformeinstalléesolennellementenjuin2013.
Un « ornithorynque administratif »
LaPlateformeestun«ornithorynqueadministra-tif »(1),c’est-à-direuneconstructionjuridiquehybrideetbizarre.Parcertainscôtés,elles’apparenteaux«hautsconseils»quiexistentnotammentdanslechampdelaprotectionsociale,commeleConseil
d’orientationdesretraites(COR)ouleHautconseildufinancementdelaprotectionsociale.Al’instardecesinstances,elleestcomposéedereprésentantsdesacteurssociaux:patronat,syndicats,ONG,représen-tantsdescollectivitésterritoriales,desadministrationsainsiquedesexperts,selonleschémainstituélorsdes«Grenelledel’environnement».Etcommeeux,samissionprincipaleconsisteàrendredesavis.Maiselleprésentedenombreusesdifférences.
Enpremierlieu,alorsqueces«hautsconseils»ontétécrééspararrêtéministériel,labasedecréationdelaPlateformeconsisteuniquementenunelettredemission adressée par le Premier ministre auCommissairegénéralàlastratégieetàlaprospective(CGSPouFranceStratégie).LaPlateformen’apaslapersonnalitémorale,mais est logéedansFranceStratégie.Parsuite,sonorganisationetsonfonction-nementsontfixésparundocumentinterneadoptélorsd’uneséanceplénière,intitulé« Principes de fonction-nement de la Plateforme nationale d’actions globales pour la responsabilité sociétale des entreprises rattachée au Premier ministre via le Commissariat général France Stratégie »,etdontl’élaborationadonnélieuàdesdiscussionsdifficiles.
Autresdifférencesimportantes,laPlateformecom-porteunprésidentetdeuxvice-présidentsélusparsesmembresselonuneprocédurecomplexedestinéeàgarantirunconsensus,etnonnommésparlegouver-nementcommedansles«hautsconseils»,etsacom-positionrelèvedelacompétenceduCGSPetnondugouvernement.
Organisation
LaPlateformeestorganiséeencinqcollègesdénom-més«pôles»,selonleschémadesGrenelledel’envi-ronnement:
• lepôleéconomiquecomposédesorganisationspatronalesreprésentatives(Medef,CGPME,UPA),maiségalementd’unensembled’autresd’organi-sationscommeleCollègedesdirecteursdudéve-loppementdurable(C3D)…Notonsqu’ilcomportedeuxorganisationsdites«multi-partiesprenantes»où siègent certainesorganisations syndicales,l’ORSEauquelparticipelaCGT,etleForumpourl’investissementresponsable;
• lepôlesyndical:CGT,CFDT,FO,CFTC,CFE-CGCetUnsa;
(1)Mammifèreàl’aspectbizarrequiponddesœufset
vitdanscertainesrégionsd’Australie.
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Dossier• lepôledelasociétécivilecomposéduForum
citoyendelaresponsabilitésociétaledesentre-prises,etdesprincipalesONGcommeAmnestyInternational,leCCFD-Terresolidaire,l’associa-tiondejuristesSherpa,Humanitéetbiodiversité,laFondationNicolasHulot,maisaussilaLiguedeprotectiondesoiseaux.Ellecomporteaussidiversesassociations de consommateurs comme LéoLagrangeconsommateurs,dontlesuppléantestl’Indecosa-CGT;
• lepôlereprésentantlesélus:parlementairesdontledéputéfrondeur,PhilippeNoguès,éluslocauxdont lesplusactifs sont les représentantsdesrégions, et d’autre part des représentants dediversesadministrations,notammentdeBercy,etle Commissariat général au développementdurable(CGDD);
• lepôleditdes«chercheursetdéveloppeursdelaRSE»,quicomported’unepartdesexpertsuni-versitairesetd’autrepartdesassociationscommelafondationAgircontrel’exclusion.
L’ensembledesmembresseréunitenvironunefoispartrimestreenréunionsplénières.Lesdécisionssontprisesparconsensus.
LaPlateformecomporteégalementunbureaude14membresdésignésparlespôles.C’estcebureauquiélitleprésidentetlesvice-présidents.
L’élaborationdesavissefaitdansdesgroupesdetra-vailcrééssurpropositionsdubureau.Al’origine,ilyenavaittrois:leGT1travaillaitsurlesujetdeRSEetdelacompétitivitédesPME;leGT2surlereportingetlagouvernance;leGT3surlachaînedevaleur.
Parailleurs,ungroupedetravailtemporaireaformulé,àlademandedugouvernement,unavissurlatrans-positiondeladirectiveeuropéennesurlesmarchéspublics.
LaPlateformeestassistéedanssestravauxparunsecrétairepermanentdésignéparFranceStratégie,etquis’appuiesuruneéquipelégèreàFranceStratégieetauCGDD.
Une gestation difficile
LagestationdelaPlateformeaétédifficile.Lesprin-cipauxpointsd’achoppementontportésursacom-positionetsonmodedeprisededécision(majoritéouconsensus), lepatronatmenaçantdeboycotter laPlateformes’iln’obtenaitpassatisfactionàsesreven-dications.
Lesdiscussionssurl’organisationetlefonctionnementdelaPlateformeontoccupéunegrandepartiedesapremière année d’existence, donnant lieu à deséchangeshouleux.Ilsportaientsurdeuxthèmes:lesprincipesdefonctionnementdelaPlateformeetle«documentderéférence».
Principes de fonctionnement
AprèsuneinstallationformelleparlePremierministre,Jean-MarcAyrault,laPlateformeatenusapremièreplénièreàl’automne2013pouréliresespremierspré-sidentsetvice-présidents,surlabasedeprincipesdefonctionnementsprovisoiresélaborésparlesecrétairepermanent.Elleaéluunprésident,PatrickPierrondelaCFDT,etdeuxvice-présidents,MichelCapron,présidentduForumcitoyendelaRSEetHélèneValade,présidenteduC3D.Notonsqueletexteinitialprévoyaitunseulvice-président,etqueladécisiondecréerdeuxpostesdevice-présidentsapermisdeleverlesréticencesdupatronatsurlacandidatureducan-didatdelasociétécivile,MichelCapron.
Lesélémentsdecrispation,notammentduMedef,portaientsurdeuxpoints:lacompositiondespôlesetlemodedeprisededécision.Lepatronatcraignaiteneffetd’êtremisenminorité,cequil’aconduitàfor-mulerdesexigencessurlenombredesesreprésentantsetsurlemodedeprisededécision.Uncompromisafinalementpuêtretrouvésurcesdeuxpoints.Ainsi,aétémisenplaceunmodedevotationdonnantdefaitundroitdevetoàchaquecollège,etprivilégiantlaprisededécisionparconsensus.
Ilaétédécidédeprocéderàuneévaluationcollectivesurlabasedelaquellelesprincipesdefonctionnementpourraientévoluer.Celle-ciaétéréaliséeàl’automne2014.Surlabasedecetteévaluation,desprincipesdefonctionnementdéfinitifsontpuêtrefinalementadop-téslorsdelaréunionplénièredejanvieravecdesmodi-ficationspeuimportantesparrapportautexteinitial.
Le document de référence
PeuaprèslacréationdelaPlateforme,laprésidence(leprésidentetlesdeuxvice-présidents)ontproposél’adoptiond’un«textederéférence»ayantvocationàdoterlaPlateformed’unsoclecommun.L’exerciceparaissaita prioridifficile,commel’amontrélefaitqu’aupremiertexteémanantdelaprésidence,leMedef aopposéuntextealternatif.
Deuxconceptionss’opposaientnettement.Pourlesuns,laRSEsedéfinitcommelaresponsabilitédel’entrepriseàl’égarddeseffetsqu’ellesexercentsurlasociété.C’étaitlapositiondéfendueparlaCGTetpartagéeparlaplupartdesorganisationssyndicaleset
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parlesONG.Pourd’autres(principalementlepatro-nat),laRSEconsisteendesengagementsvolontairessouscritsparlesentreprises.C’estunclivageaussivieuxquelaRSE,etqu’onretrouvedansledébateuropéen.
Finalement,unepositionacceptableafini,aprèsplu-sieursmoisdedébats,parémerger.Ledocumentderéférences’appuieeneffetsurladéfinitiondonnéeparlacommunicationdelaCommissioneuropéenned’octobre2011quidéfinitlaRSEcomme« la respon-sabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société ».Parallèlement, ledocumentderéférenceconserveuneréférenceauxengagementsvolontaires,maisenmodemineurpuisqu’ilvientaprèsunpara-graphesurlerôledel’Étatcommegarantdel’intérêtgénéral,letroisièmechapitredutexteétantintitulé« Une responsabilité fondée sur le respect des lois sans exclure les engagements volontaires ».Notonsqueletextecomportedesdéveloppementsconsacrésàlaquestiondu«devoirdevigilance»,questionsurlaquellenousreviendronsàproposdelapolémiquesurlapropositiondeprojetdeloi«devoirdevigilance».
L’autregrandsujetdecontroverseconcernaitlacom-pétitivité.Làencore,lesconceptionss’opposaient:pourlepatronat,laRSEestd’abordporteused’unenjeudecompétitivité, tandisquepourd’autres,notammentleForumcitoyenetlaCGT,laRSEviseavanttoutàfavoriserledéveloppementdurable.
Lechapitre5dudocumentderéférences’intitule«LaRSEpeutcontribueràlacompétitivité».Cepointestluiaussiuncompromis.Telquerédigé,ilconduitàdespositionsacceptablespuisqu’ilviselacompétitivitéhorscoût,quiestunvéritableproblèmedel’économiefrançaise.Letexteemploielanotionpluslargede«compétitivitédeperformance»,qui inclutunedimensionsocialeetenvironnementale.
Les premiers avis : avancées et limites
L’avis du GT1 Compétitivité et développement durable – l’enjeu des TPE/PME
Lechoixdecethèmetraduisaitlaprioritépourlepatronatduthèmedelacompétitivité.
Lecœurdel’avisestconstituéparuneanalyseplutôtacadémiquedulienentrelaRSEetlacompétitivité.Lerapportdéveloppelonguementladistinctionentre«compétitivité-prix»etcompétitivité«horsprix»etmontrequelesPMErentrentdanslaRSEd’abordparuneentréeenvironnementale.LerapportinsisteégalementsurlevoletsocialdelaRSEetl’intérêtpour
lacompétitivitéd’associerlessalariés.Finalement,ilconclutque« le lien entre RSE et performance suit une courbe en U : si l’entreprise socialement responsable commence par enga-ger des coûts, ceux-ci seront générateurs de gains futurs et d’amé-lioration de son avantage compétitif ».
L’autrerecommandationprincipaledurapportestdedemanderunelabellisationreconnueparl’État,cequiest une revendication de laCGPMEdatant du1erGrenelledel’environnement.
Les avis du GT2 sur le reporting social et environnemental
LeGT2devaittraiterunsujeta prioricontroversé:lereportingsocialetenvironnemental.Eneffet,l’article225delaloiGrenelle2avaitdébouchésurundécretd’applicationparticulièrementcontroversé.Ainsi,laCGTetd’autresorganisationssyndicalescommelesONG(enparticuliercellesquisontmembresduForumcitoyen)contestaientledécretenreculparrapportautexteissudelaloisurlesnouvellesrégulationsécono-miques,enparticuliersurles«items»sociaux(2).Surtout,ledécretnesoumettaitpaslessociétésnoncotéesauxmêmesobligationsquelessociétéscotées.C’estpourquoileForumcitoyenavaitintroduitunrecoursauconseild’Étatenannulationdecedécret.
LeGT2futmandatépourétablirun textede laPlateformeàproposd’unprojetdedirectiveeuro-péennesurlereportingdessociétéscotées.Aumomentdelarédactiondecetexte,leprojetdedirectiveencoursd’élaborationauseindel’Unioneuropéenneétaitconfrontéàundoublerisque:sonenterrement,laCommissionarrivantenfindemandat;l’adoptiond’untextetrèsenretraitsurlalégislationfrançaise,risquantdetirercettedernièreverslebas.
L’avisadoptéparlaPlateformeaffirmaitfortementlanécessitédel’adoptiond’unedirectiveambitieuse.Ildemandaitainsiqueladirectiveconcernenonseule-mentlessociétéscotées,maiségalementles«grandessociétésnoncotées».Ilproposaitquecetexteviennecompléterleslégislationsnationales,etnons’ysubsti-tuerenlesalignantverslebas.Enfin,ilproposaitquecesinformationssoientintégréesaurapportdegestion.
LecœurdutravailduGT2aconsistédansl’adoptiondedeuxaviscomplémentaires:lepremierennovembre2014,intitulé«Commentaméliorerlatransparenceetlagouvernancedesentreprises»;lesecondcom-portantunensembledepropositionsdanslecadredelatranspositiondeladirectiveeuropéennedu29sep-tembre2014.
Contretouteattente,etaprèsuntravailquis’estéche-lonnésurprèsdehuitmois,lerapportd’étapefut
(2)Parexemple,iln’yaplusd’obligationd’informationsurlenombredessalariés
enCDD,demêmequesurlesdispositifsd’épargne
salarialeousurlesprestationsducomité
d’entreprise.
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adoptéennovembre2014etportaitnonseulementsurl’article225,maisaussisurlesarticles224(repor-tingdessociétésdegestionfinancière)et255(reportingdescollectivitéslocales).
Cepremieraviscomporteplusieursavancéessignifi-catives:ilproposederemettreencauselaséparationentresociétéscotéesetsociétésnoncotéesdupointdevuedesobligationsdereporting;ilindiquequeceder-niernedoitpasservirseulementd’outildepilotageauxentreprises,maisdoitserviraussiaudialogueaveclespartiesprenantes ; il considèrequ’uncertainnombredeprogrèsdoiventêtreréalisésconcernantnotammentladuediligenceetleprincipecomply or explain;ilinsistesurlanécessitédeprogrèsconcernantlesthématiquesliéesauxdroitsdel’Hommeetàlacorruption;ilpointelaquestiondessociétésparactionssimplifiées(SAS)etcelledureportingdesfilialescommedessujetsàapprofondir.Parailleurs,ilinsistesurlanécessitédesoumettrel’Étatetlesétablissementspublicsàdesobligationsdereportingsocialetenviron-nemental.
S’agissantdessociétésdegestiondeportefeuille,s’ilestimequelereportingestgénéralementbienrenseigné,ilsoulignequelesinformationssontgénéralementpeuutilesauxépargnants,etproposequel’ensembledesinvestisseursinstitutionnelssoientsoumisauxmêmesobligations.Enfin,s’agissantdel’article255,ilplaidepouruneconsultationrégulièredel’ensembledespar-tiesprenantes.
L’avisaffirmenettementplusieursprincipesimpor-tants:
• l’obligationpourlesentreprisesdeproduiredesinformationsnonfinancièressurunebaseconso-lidée,etdelesfairefigurerdanslerapportdeges-tion;
• lemaintiendelavérificationdecesinformationsparunorganismetiersindépendant;
• l’abandondeladistinctionentresociétéscotéesetnoncotées;
• lanécessitédefairetouteleurplaceaurespectdesdroitsdel’Hommeetlaluttecontrelacorruption.
Enrevanche,desdésaccordsimportantspersistentaveclepatronatsurlasoumissiondesSASàladirective,etsurlereportingfilialeparfiliale,demandénotammentparlesONG.
L’aviscomporteuntableauannexerubriqueparrubriquecomportantungrandnombred’items.Ilrévèlel’ampleurdespointsdedésaccord.S’ilconforte
unconsensussurlecontenuactueldudécret,peud’avancéesrecueillentunavisunanime.
La polémique sur la proposition de loi « Devoir de vigilance des entreprises à l’égard des agissements de leurs filiales et sous-traitants »
LeGT3devaittraiterdesimplicationsdelarespon-sabilitésocialedesentreprisessurlachaînedevaleur.Sonpremieraviscomportaituncertainnombredepointsintéressants:
• engagerl’Étatàuneffortd’exemplaritéenmatièredeRSE,notammentdanslapromotiondestextesinternationauxsurlaRSE,surtoutenmatièrededroitsdel’Homme;
• inciterlesentreprisesàs’engagerpubliquementàappliquerlesprincipauxtextesenmatièredeRSE;
• promouvoirlaRSEetlesdroitshumainsdanslesaccordsinternationauxenmatièredecommerce,definancementetd’investissement;
• réaliserdesanalysescroiséesrisques-paysetrisquessectoriels.
Ainsiqu’onlevoit,lespointsévoquésparl’avisnesontpasdénuésd’importance,maisilssesituentuni-quementsurleregistredel’incitationàdesengage-mentsvolontairesdesentreprises.Or,laPlateformes’esttrouvéeconfrontéeàunepropositiondeloisurledevoirdevigilancedesentreprisesàl’égarddesagissementsdeleursfilialesetsous-traitants.Cettepropositionde loiavaitétédéposéedemanièreconvergenteparl’ensembledesgroupesparlemen-tairesdegauche,quiavaitdéjàprésentéuntexteidentiquetravailléaveclesONGetplusieurssyndi-catsdontlaCGT.
RédigéeàlasuitedudrameduRanaPlaza,cettepropositiondeloivisaitàinstitueruneprésomp-tionderesponsabilitédesmaisons-mèresàl’égarddesconséquencesdel’activitédeleursfilialesetsous-traitants.Cettepropositionfutconsidéréecommeunvéritable«chiffonrouge»parleMedef etl’Associationfrançaisedesentreprisesprivées(AFEP)quiaffirmaientqu’elle institueraitune«présomptionirréfragablederesponsabilité»desmaisons-mèresetprédisaientunedélocalisationdel’ensembledessiègessociauxsielleétaitadop-tée.
Extrêmementréticent,legouvernementdeManuelVallssuggéraquelaPlateformeessayededégagerun
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consensusdesesdifférentsacteurs(patronat/syndi-cats/ONG).
Rappelonsbrièvementlesdifférentespéripéties:lapropositiondeloifutdéposéeenjanvierparlegroupeEuropeÉcologieLesVerts)etrenvoyéeencommission.Ellefutreprésentéedansuneversionfortementédul-coréedanslaquelleavaitdisparulanotiondeprésomp-tionde responsabilité, remplacéeparunevagueobligationfaiteauxtrèsgrandesentreprisesd’établirunplandevigilance.Ceprojet,adoptéparl’Assembléenationaleenpremièrelecture,devraitêtrediscutéauSénatenoctobreounovembre.
QuantàlaPlateforme,malgrédemultiplesréunionsduGT3,ellen’apasétécapabledeparveniràunconsensus,principalementdufaitdurefusdel’AFEPetduMedef d’accepterdequelconquesobligationsenlamatière.
C’estsansaucundoutel’échecleplussérieuxdelaPlateforme.
L’avis du groupe de travail temporaire sur la directive Achats publics
LaPlateformeaégalementadoptéenjanvier2015unavisdanslecadredelaconsultationorganiséeparlespouvoirspublicssurlatranspositiondeladirectiveeuropéennesurlesmarchéspublics.Danscetavis,unemajoritédesmembresdelaPlateformeproposequelenonrespectdesobligationsdereportingRSEissuesdel’article225duGrenelleconstitueuncasd’exclu-siondesmarchéspublics,maiscettepropositions’estheurtéeàl’oppositiondupatronat.
Parailleurs,l’avisproposequ’uncertainnombred’élé-mentsfigurentdanslesguidesàdestinationdesache-teurspublics,notamment:
• expliciterlamiseenœuvredeladiligenceraison-nable pour veiller au respect des droits del’Homme,dudroitdutravailetdudroitenviron-nemental;
• intégrerdanslesguideslapriseencomptedel’ensembleducycledevieduproduit;
• précisercommentlesdispositionsenfaveurdel’égalitédetraitement(égalitéfemmes/hommes,insertiondeshandicapés,luttecontrelesdiscrimi-nations)peuventêtremisesenœuvreparl’adjudi-cateur;
• préciserégalementcommentlesmesuresenfaveurdel’emploipeuventêtreprisesencompteparl’adjudicateur.
Pourquoi la CGT a-t-elle présenté un candidat à la présidence de la Plateforme ?
DufaitdudépartdePatrickPierron,s’esttrouvéeposéelaquestiondesasuccessionàlaprésidencedelaPlateforme.LaCGTdevait-elleprésentersacan-didature?
Nousavonsdéterminénotrechoixàpartirdedeuxtypesdeconsidérations.Enpremierlieu, laRSEconstituebienuneprioritérevendicativeàpartentièrepourlaCGT.CettequestionfiguredepuisplusieursannéesdanslesdocumentsdecongrèsdelaCGT,etfaitl’objetd’unefichedesrepèresrevendicatifs.
Cetteorientationestàl’originedel’investissementdelaCGTdansplusieurscadres,comme leForumcitoyendelaresponsabilitésocialeetenvironnemen-taledesentreprises,dontlaCGTestmembrefonda-teur,oul’ORSE,etdansuneoptiqueunpeudifférentedansleComitéintersyndicaldel’épargnesalariale(CIES).
Nousnoussommesinvestisdansle«pointdecontact»nationaldel’OCDEetnousnoussommesinscritsdansplusieursbataillesinternationalescommecelleayantfaitsuiteaudrameduRanaPlazaoulacampagneconcernantlesagissementsdeMichelinenInde.Nousavonsparticipéàl’élaborationdelapropositiondeloisurledevoirdevigilanceetàlabataillepoursonexa-menpar leParlement.AuCESE,AlainDelmas,membredugroupeCGT,aétérapporteurd’unavisadoptéàlaquasi-unanimité.
Pourtoutescesraisons,nousbénéficionsd’uneréellelégitimitésurcesujet,notammentvis-à-visdesONG.
L’autretypedeconsidérationconcernaitlaPlateformeelle-même:nousavonsfaitlepariqu’uneprésidenceCGTpermettraitdeluidonneruncontenuplusreven-dicatif.
Les objectifs de la présidence CGT
Sanssurprise,l’idéed’uneprésidenceCGTaétéaccueilliefraîchementparlepatronatquiaprésentésacandidate,HélèneValade.Aprèsunpremiertouroùlesdeuxcandidatssesontretrouvésàégalitédevoix,lecandidatdelaCGTaétééluavecdeuxvice-présidents,HélèneValadeetleprésidentduForumcitoyen,MichelCapron.
LessixpremiersmoisdelaprésidenceCGTsesontcaractérisésparlapoursuitedestravauxduGT1qui
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ontdébouchésurdeuxavis:l’unsurl’implicationdessalariésdansladémarcheRSEdanslesPME/TPE,quin’estguèresatisfaisantdufaitdel’obstruc-tiondelaCGPMEsurlareconnaissancedesIRPdanslesPME;unautresurlaRSE,laperformanceglobaleetlacompétitivité,quiprolongelepremieravis(3).
Parailleurs,laPlateformeétudielafaisabilitédel’ex-périmentationdelabelsRSEsectorielsendirectiondesPME.
LeGT2aégalementproduitl’avissurlatranspositiondeladirecteeuropéennereporting,quiaétéévoquéplushaut,etlaPlateformes’estdotéed’unefeuillederouteàtroisans.
MaispourlaprésidenceCGT,laprioritéétaitlePlannationalRSE,planquechaqueÉtatmembredel’UnioneuropéenneestcenséenvoyeràlaCommissioneuropéenne.LaFranceavaitenvoyéen2013unpre-mierdocumentessentiellementdescriptif.
Lorsdel’installationdelaPlateforme,lePremierministre,Jean-MarcAyrault,avaitexplicitementfaitfigurerlePlannationalRSEcommel’unedesmissionsdelaPlateforme.
Ungroupedetravailspécifiqueaétémisenplace.Animéparleprésident,ilcomportedeuxco-rappor-teurs,l’unissudel’ORSEetl’autreunélurégionalissud’EuropeEcologie.
Ilacommencéàidentifierlesthématiquesdetra-vail.
Danscecadre,laCGTal’ambitiondefaireavancerplusieurssujetsessentielsdemanièreunitaireaveclaCFDT,laCFTCetlaCFE-CGC.Ilsontfaitl’objet
d’undocumentcommun,adoptéparlepôlesyndicaldelaPlateforme(4).
Danslalistedecessujetsfigurentnotammentlespointssuivants:
• mettrelaRSEauservicedusocialetdel’emploi,notammentenluttantcontrelesdiscriminationsetpourl’égalitésalarialefemmes/hommes,etenfavorisantl’insertiondessalariésendifficulté;
• meneruneactionenfaveurdelasanté,notammentlasantéautravail,avecdesinteractionspluspous-séesentrePlannationalRSE,PlannationaldesantéautravailetPlandesantépublique;
• développerlelienentreRSEetdialoguesocial,danslesgrandesentreprisescommedanslesPME,notammentenélargissantlescompétencesduCHSCTauxquestionsenvironnementales,enintégrantlesquestionsdeRSEdanslabasededonnéesuniqueetenrenforçantlesdroitsd’expres-siondessalariés;
• développerlaréflexionsurlafinanceresponsable,enencourageantaudéveloppementdel’ISR,maiségalementdelafinancesolidaire;
• élargirlaRSEàlaresponsabilitéfiscale.
LaPlateformes’estfixéel’objectif d’adoptersacontributionsurlePlannationalRSEpourlafindel’année.Elleseraitdoncadoptéelorsdelaplé-nièrequiprocèderaàl’électiondunouveaupré-sident.IlconviendraalorsdefaireensortequelaPlateformepoursuivedanslavoiequelaCGTaessayédetracer.
Pierre-Yves Chanu
Dossier
(3)Notonsqu’ilfaitréférenceauxtravauxdeJacquesRichardsurlacomptabilitéenvironnementale.(4)IlconvientdenoterquelereprésentantdeForceouvrièreàlaplateformen’apassouhaités’yassocier,maisn’apasmanifestédedésaccordaveccedocument.
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BRANCHES, ENTREPRISES, FILIÈRES
Forfait jours :en finir avec les forfaitures
Instaurées il y a de cela quinze ans, les conventions de forfait jours permettent à un employeur de décompter le temps de travail de ses salariés, cadres ou non, et donc de les rémunérer, non pas sur une base horaire, quotidienne ou hebdomadaire, mais sur la base d’un nombre de jours travaillés dans l’année. Ce dernier est nécessairement défini dans un accord collectif, qui per-met éventuellement de déroger à la limite de 218 jours par an fixée par le Code du travail. Le système, dévoyé par le patronat, est la porte ouverte à un travail sans limite. L’Ugict-CGT agit pour obtenir sa réglementation. Raisons et formes d’une mobilisation.
Lepatronatfrançaisalancéuneoffensivegénéraliséecontrelarèglementationdutravail,dontles35heuresetletempsdetravail.Cetteoffensivesetraduitdanslesfaitspar:
• ledéveloppementdestempspartiels,deshorairesflexiblesetdeshorairesatypiques;
• l’extensiondutravaildominical,lesjoursfériés,etmêmedenuit;
• ledéveloppementdesheuressupplémentairesnoncomptabilisées,payéesourécupérées;
• l’extensionduforfaitjours,mêmeàdessalarié-e-squineremplissentpaslesconditions.
Lesfantasmespatronauxrestentlesmêmesdepuisplusd’unsiècle:créerlemaximumdevaleuràcourttermeafindemaintenirletauxdeprofit.Pourcela,dévelop-perletravail24heuressur24et7jourssur7estleplussimple.Lacerisesurlegâteau,c’estlorsquecetravailpeutenplussefairegratuitement,mêmepar-tiellement.Leforfaitjoursrentredanscettecatégorie.
Le forfait jours : retour sur un dévoiement fruit d’une stratégie patronale
Une origine : les lois de réduction du temps de travail
Lorsde lamiseenœuvredes loisAubry sur les35heures,lesconsultationsdescadresavaientrévéléleuraspirationàvoirseformaliserlaRTTsousformede«journéeslibres».Eneffet,beaucoupd’entreeuxconsidéraientqu’ilseraitdifficiledequitterletravailplustôtunjourtravaillé.Cen’estdoncpasparhasardquepourlescadresdits«autonomes»,laRTTaétéformaliséeuniquementparl’octroid’unnombredejournéesde liberté supplémentairesdénommées«joursRTT».
Dansl’espritdelamajoritédescadres,cesjoursdeRTTnouvellementacquisconstituaientdesjoursdecongéssupplémentaires.Ainsi,danslesentreprises,lescadresautonomescomptabilisaientlenombredejour-néesd’absenceauxquellesilsavaientdroitdemanièreindifférenciéeentrelesjoursdecongésannuelsetlesjoursdeRTT.Parexemple,àFranceTélécom,lenombredejournéesd’absencesauxquellesavaitdroitsuruneannéeuncadreautonomeétaientde45jours:25joursdecongésannuelsaugmentésde20joursdeRTT.
L’absenced’horairefixeetlenombredejoursdeRTTontrenduattrayantcerégimedetravailpourbonnombredecadres.Desoncôté,lepatronatarapide-mentcomprisquelprofitilpouvaittirerdelasituationenutilisantl’absencederéférencehoraire.Ilaagiendeuxphasesconcomitantes:
• premièrephase:extensiondudispositif,entrepriseparentreprise,enleproposantàtouslescadresremplissantlesconditionsd’autonomiedansl’orga-nisationdeleurtravail,maisaussiàd’autrescadressoumisàdescontrainteshorairesetdoncnedis-posantpasd’autonomiedansl’organisationdeleurtravail.Alorsque lerégime«autonome»neconcernaitaudébutqu’unepartiedescadressupé-rieurs,lemanagementparprojetetobjectifsainsiquelagestiondescarrièresdéveloppéedanslesentreprisesontfavorisésonutilisationparallèle-mentaumouvementdedéversement,danscertainssecteurs,d’unemajoritédecadresdanslacatégo-riedescadres«autonomes».Puis,àlafaveurdesloisFillonde2003et2005etdelaloidu20août2008,leforfaitjoursaétéétenduàdessalariésnoncadresavec toujours lebutpour l’employeurd’échapperaupaiementdesheuressupplémen-taires.Onlevoit,onétaitloindelaréalitédel’exer-ciceprofessionnel,etdeladéfinitiondustatutdecadre«autonome»prévueparlaloietmêmeparlesaccordsd’entreprise.Leforfaitjoursaainsitissésatoiledanslaplupartdesbranchesetdesentre-prises,etdanslesmétiersitinérants(commerciaux,techniciensd’intervention,etc.);
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• deuxièmephase,lessuppressionsmassivesd’em-ploisquiontsuiviontconduitautomatiquementàl’intensificationdutravail,àlamultiplicationdesheuressupplémentairesnoncomptabiliséesetàladifficultédemaintenirdeshorairesdetravailsup-portablespourpréserverlasantédessalarié-e-s.Ledéveloppementdutravailàdistance,ledéploie-mentdesoutilsnumériques(TIC)ontgénérédesgainsdeproductivitédontlessalarié-e-sn’ontjamaiseuleurpart.
L’enquêtedelaDaresde2013(1)apermisd’avoirdesinformationsprécisessurladuréeréelledutempsdetravailetdemettreenévidencesonaugmentation,notammentpourlescadresetprofessionsintermé-diaires.Elleamisenévidencequeladuréeréelledutempsdetravailétaiten2011de39,5heureshebdo-madairepourl’ensembledessalarié-e-sàtempscom-pletetde44,1heurespourlesseulscadres.Eneffet,deuxcausesprincipalesexpliquentcedécalageavecles35heures:lesheuressupplémentaires«structu-relles»prévuesdanslesorganisationsdutravailetleforfaitannueljours.Ainsi,lahaussedeladuréeeffec-tivedutempsdetravailannuelatteint+4,3%pourlacatégorie«professionsintermédiaires»,et+5,8%pourlescadres.Cesontlesdeuxcatégoriessociopro-fessionnelleslesplustouchéesparlahaussedeladuréedutempsdetravail.
Laproportiondesalarié-e-s,principalementcadre,auforfaitjoursestpasséde5%en2001à12%en2011.
L’indicateurdelaDaresdemars2015(2)indiquequ’endécembre2014,oncomptait13,3%desalarié-e-sauforfaitjours.Lessecteursquirecourentleplusaufor-faitjourssontceuxdesactivitésfinancièresetd’assu-rance (31 %), de la fabrication d’équipementsélectriques, électroniques, informatiques et demachines(26,2%),del’informationetlacommuni-cation(25,6%),delafabricationdematérielsdetrans-port(23,1%),desactivitésspécialisées,scientifiquesettechniques,servicesadministratifsetdesoutien(16,3%),etdesactivitésimmobilières(15,4%).
LedernierindicateurdelaDares,dejuillet2015(3),nousdonnelepourcentagedesalarié-e-senfonctiondelacatégoriesocioprofessionnelle.Ainsi,oncompte47%descadresenforfaitjours,pour12%deprofes-sionsintermédiaireset3%desouvriersouemployés.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
L’évolutiondutravail,desesformesd’organisation,desarétribution,desmodesd’interventiondessalarié-e-sestfortementmarquéeparl’économiedemarchéetl’idéologielibérale.Faceàcesévolutionsquis’accé-lèrent,lesloisetrèglementationsfrançaisesnesuivent
pas,carlepatronatnemanquepasd’idées,nid’oreilles,pourmettreenmusiquesapartition.
Pourleforfaitjours,lecodedutravailfrançaisbrilleparsesinsuffisancesenmatièredeprotectiondessala-rié-e-s.Biensouvent,c’estlajurisprudencefrançaiseoulestexteseuropéensquiviennentpallierlesmanquesdelaréglementationpourpréserverlasantéoulesdroitsdessalarié-e-sfrançais-e-s.Laremiseencausedelahiérarchiedesnormesquerisquedeprolongerlaloisurledialoguesocialnevapasaideràallerdanslebonsens.
LaCGTetsonUgictontobtenulacondamnationdelaFranceàplusieursreprisesauprèsduComitéeuro-péendesdroitssociaux(CEDS)pournon-respectdelaCharteeuropéennedesdroitssociauxsurlerespectdestempsdereposetlapréservationdelasantédessalarié-e-s.
Fidèleàlui-même,lepatronatfrançaisn’arienchangéetaattenduquelesjugesfrançaiscommencentàcondamnerlesentreprisessurlesmêmesbasesqueladécisioneuropéenne:non-respectdestempsdereposetatteinteàlasantédessalarié-e-savecàlaclef rappeldesalairesconséquentspourtouslescadresfaisantvaloirqueleforfaitjoursneleurestpasapplicableet/ouqu’iln’apasétéétabliaveclesdeuxconditionsobligatoires(accordd’entrepriseetavenantaucontratdetravail).
Autotal,lajurisprudencefrançaiseainvalidéonzeconventionscollectives.Etlepatronats’évertueàrené-gocierleforfaitjourspoursécuriserjuridiquementlesaccordssanschangersurlefondleurcontenu.Aucontraire,iltentemêmedejouerlesapprentissorciers,ententantdes’exonérerdesaresponsabilitévis-à-visde la santédes salarié-e-s, commedans l’accordSyntech,oùilintroduitunenotiondecoresponsabilitésurlasantédessalarié-e-setun«devoirdedécon-nexion»pourlessalarié-e-sutilisantlesoutilsnumé-riques.
MaisvoiciquelaCourdecassations’enmêle.Danssonrécentrapportannuel(4),devantlamultiplicitédesrecours,elledemandeaulégislateurdeclarifierlesrèglesdevaliditédesaccordscollectifssurleforfaitjours.Elleremetencauselesaspectsdelaloidu20août2008quiavaitannulélesdispositionsquipré-voyaientdesmodalitéspropresàgarantirquel’ampli-tude et la charge du travail des salarié-e-sconcerné-e-sdemeurentraisonnablesetassurentauminimumlereposquotidienethebdomadaire.Ledossierestdoncré-ouvertaumomentoùladirectiveeuropéennesurletempsdetravailest,elleaussi,cha-hutéepardesdéveloppementsjurisprudentielssurletempsdegardeetlesastreintes.Cetterévisiondela
(1)MathildePak,SergeZilbermanaveclacollaborationdeClaireLétroublon(2013),«Laduréedetravaildessalariésàtempscomplet»,Dares Analyses,n°047,juillet.(2)JustinePignier(2015)«Activitéetconditionsd’emploidelamain-d’œuvreau1ertrimestre2015-Résultatsprovisoires»,Dares Indicateurs,n°035,mai.(3)C.Létroublon(2015),«Lessalariésauforfaitannuelenjours.Uneduréedutravailetunerémunérationplusimportantes»,Dares Analyses,n°048,juillet.(4)Courdecassation(2015),Rapport annuel 2014 – Le temps,LaDocumentationfrançaise,juin.
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directiveeuropéenneencoursdevraitdébouchersurunepropositionlégislativeen2016pouradapterlalégislationactuelleaux«nouvellesréalités»dutravail.
Ànoterquesurunautretypedeforfait,leforfaitheures,laCGTaobtenudelourdescondamnationsdel’entrepriseALTRANpourirrégularitédescontratsdetravail.Dansunpremiertemps,cesont25salarié-e-squiontperçuenmoyenne30000euroschacun-eenseptembre2014.Depuis,cesontdescentainesdesalarié-e-squiontdemandéàlaCGTALTRANdeconstituerdesdossierssimilaires.450dossierssontencourspourunmontantestiméàprèsde20millionsd’euros!
Cesbougéssontintéressantsàl’heureoùdanslesentreprises,desluttessontmenéesetdessuccèsobte-nus:soitpourunmeilleurencadrementduforfaitjours,soitpourpréserverlesjoursRTTliésauxforfaitjourscommeàAirbusGroup,ouencorepourempê-cherlamiseenplaceduforfaitjourscommeàEDFSAoùladirectionadéjàessuyéunéchec,ilyaplu-sieursannées.
Cessuccèsrevendicatifsmontrentqu’ilestpossibledemieuxencadrerleforfaitjourslàoùilexiste,etdelerendremoinsattrayantpourlesemployeurscherchantàl’utiliserpourintensifierletravailafind’éviterd’em-baucheretdepayerlesheuressupplémentaires.Ànoterquel’Ugict-CGTarééditésonguiderevendi-catif etjuridique(5)enjanvier2015pouraideràdéve-lopperl’interventionsyndicalesurcesujet.
S’appuyer sur la campagne confédérale pour la réduction du temps de travail
Lacampagneconfédéralepourlaréductiondutempsdetravailvapermettrederassemblerl’ensembleducollectif militantsurcetobjectif syndicalmajeur.
Réussir,danslecadredecettecampagne,àengrangerdessuccèssurleforfaitjoursestpossible.Pourcela,ilestnécessairedesavoirpartirdesattentesdesingé-nieurs,cadresettechniciens(ICT),des’appuyersurlesoutilsetlescampagnesdel’Ugict-CGT,d’avoirunecommunicationadaptéepourêtrecrédibleetlisiblesurladimensionICT,etdemenerlabatailleidéolo-gique.
Partir des attentes qu’expriment les salarié-e-s ICT
Leshorairesdescadrescontinuentàaugmentervianotammentl’utilisationdesoutilsnumériques.Leurtempsdetravaildébordesurlavieprivée,untravail
dit«gris»(gestiondesescourriels,auto-formationetveille,travaild’articulation,échanged’information),nonévalué,quinefaitl’objetd’aucuneétudeofficielle.Ilestsouventréalisédanslesintersticesdeouaprèslajournéedetravail,surchargéederéunionsetd’inter-ruptions(uncadreestenmoyenneinterromputoutesles4minutesàsonpostedetravail).Conséquence,letélétravailinformel,pourgérerledébordementounepasrestertroptardaubureau,sedéveloppeavecl’uti-lisationd’applicationsinformatiquesquipermettentletravailàdistance,lesoir,leweek-end,parfoispen-dantlesvacances(75%descadresseconnectentsurleurtempslibrepourdesraisonsprofessionnelles).Ainsi,leshorairesdetravails’étendentsansqu’ilssoientprisencompte.
Autreincidence,lebrouillagedelafrontièrevieprofes-sionnelle/vieprivée,quipeutdéstabiliserleséquilibresdevie,notammentchezlescouplesbiactifsdevantgérerchacunsacarrière.Laféminisationdelacatégoriecadresrenforceceteffet,notammentchezlesjeunes.Jusqu’àprésent,lespolitiquesd’égalitéprofessionnellefemmes/hommesmisesenœuvremodifientpeulanormedeladisponibilitéextensive,etexcessive,commeconditionrequisepourêtreconsidérécomme«àpoten-tiel»danslesgrandesentreprises.
Commel’indiquentlesrésultatsdemai2015dubaro-mètre(6«Cadres»Ugict-CGT/Viavoice,l’aspirationàl’équilibrevieprivée/vieprofessionnelleconcerne67%d’entreeux(F/H=68,9/65,6%)etcelleàlaqualitédevieautravail51%(F/H=57,9/46,4%),largemententêtedesattentes.Lesrésultatsdubaro-mètre«Professionstechniciennes»Ugict-CGT/Viavoice,montrentquec’estaussivraipourcespro-fessions:respectivement66%(F/H=67,9/62%)et51%(F/H=56/45,6%).
Celadoitguiderl’orientationdenotreactivitésyndi-caleendirectiondesICT.C’estuneaspirationforteàpouvoirdisposerdelamaîtrisedesontempsdevieetdesoncadredetravailquis’exprimeici.Celatraduituneaspirationforteàpouvoirdisposerd’uncadredevie,dansethorstravail,pluséquilibré.
Cesrésultatss’expliquentparl’instabilitédesorgani-sationsdetravailetdessituationsindividuelles,àlaquelles’ajoutentunechargedetravailexcessiveetl’intrusiondesoutilsnumériquesquiintensifientletravailetprolongentleliendesubordinationhorstra-vaileneffaçantlesfrontièresspatio-temporelles.Lescadresévaluentleurduréemoyennedetravailréelleà44,6heureshebdomadaire.C’estunedemi-heuredeplusparsemaineparrapportaudernierindicateurdelaDaresde2013.Lesprofessionstechniciennesévaluentleurduréehebdomadairemoyennedetravailréelleà42,3heures.
(5)http://www.ugict.cgt.fr/publications/cadres-et-droits/guide-forfaits-
jours-2015(6)http://www.ugict.cgt.fr/
articles/references/barometre-cadres-2015
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IlestimportantdenoterquepourlesfemmesICT,l’aspirationàunmeilleuréquilibrevieprivée/viepro-fessionnelleestplusfortequepourleshommes:+3,3pointspourlescadreset+5,9pointspourlesprofes-sionstechniciennes.Lesécartssontencoreplusconsé-quentssurl’aspirationàunemeilleurequalitédevieautravail:+11,5pointschezlescadreset+10,4pointspourlesprofessionstechniciennes.Celamontrequ’ellessontplussensiblesauxphénomènesnouveauxquiontunimpactsurlemondedutravail.Celamontreaussiquelesévolutionsquenousconnaissons,notam-mentavecl’irruptiondesoutilsnumériques,nevontpasdanslesensdel’égalitéfemmes/hommes.Eneffet,fauted’encadrement,l’utilisationdecestechnologiessetraduitparuneintensificationdutravail.
S’appuyer sur la campagne de l’Ugict-CGT « Pour le droit à la déconnexion et la réduction effective du temps de travail »
Autrepointd’appuipourgagnerlabatailledutempsdetravail:la«campagnepourledroitàladécon-nexionetlaréductioneffectivedutempsdetravail(7)»quenousavonslancéeenseptembre2014etquiren-contreuntrèsbonaccueillàoùelleestmenée.
Cettecampagnevised’unepart,àgarantirlapréser-vationdelasantédessalarié-e-senrendantpossibleladéconnexion(physiqueetmentale),etd’autrepart,àfairereconnaîtrelatotalitédutravaileffectuéparlessalarié-e-sICT.Leforfaitjours,commetouteslesformesd’organisationdutravailfavorisantleszonesdetravail«gris»,rentredanssonchamp.C’estlaraisonpourlaquellel’Ugict-CGTposeaucentredesesrevendicationslaquestiondel’évaluationdelachargedetravailetdesadurée.C’estincontournablepourrendreeffectif ledroitàladéconnexion.
Être lisible et crédible sur la dimension ICT
Ils’agitdeconstruireunedémarchesyndicaleinno-vante,fidèleànosvaleurs,quichangel’imagedela
CGT.Le17juin2015,laréussitedelarencontreimprobableentrelescadresdelaDéfenseetlaCGT(8)aétérenduepossiblegrâceautravailimpulséparl’Ugict-CGT.Oui,lesICTsontcapablesdesemobi-liser.Oui,ellesetilsdoiventtrouveràl’intérieurdelaCGTuneorganisationquileurestdédiée.Cesdeuxmessagessontessentiels:aussibienpourlesICTeux-mêmes,quepourl’ensembleducollectif militantCGT.C’estcequipermetderendrepossiblelarencontre.Àl’heureoùlesICTaspirentàuneredéfinitionetunereconnaissancedeleurplaceetdeleurrôledansl’en-treprise,c’estcequipermettraàlaCGTdebienrépondreauxnouveauxdéfisliésàl’évolutiondutra-vail.
La bataille doit aussi être menée sur le plan idéologique
L’idéologiepatronaleréduitlavieàlavieautravail:«uncadren’apasd’horaires»;«réussirsaviepro-fessionnelle,c’estréussirsavie»…Fauted’avoirétéconçusenintégrantlesensetlafinalitédeleurutili-sation,l’entréeenlicedesTICaintensifiéletravail.Pourlesemployeurs,ledispositif forfaitjoursestunfabuleuxoutilpourallerplusloindanslasurexploita-tiondutravailqualifiéenneprenantpasencompteletempsdetravailréeletlachargeréelledetravail.C’estprécisémentcequenousvoulonsrendrevisibleavecnotrecampagnepourledroitàladéconnexion.
Avecl’avènementdunumérique,lesmétiersdedemainvontimposerauxsalarié-e-sdeseréorienteretdeseformerplussouventaucoursdeleurcarrière.Pourpouvoirsuivrelesévolutionsdumondedutravailetdelasociété,ilestnécessairedeconcevoirunnouveaurapportautravailafindeménager,pourchacuneetchacun,dutempspourseformerdanslecadred’unparcoursprofessionnelplussécurisé.C’estnécessaire,possible,etutilepourtoutelasociété.
Jean-Luc Molins
BRANCHES, ENTREPRISES, FILIÈRES
(7)http://ugict.cgt.fr/deconnexion/(8)http://www.ugict.cgt.fr/options/editos/de-la-defense-a-lattaque
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ADE n° 121octobre 2015
Réglementer le forfait jours pour préserver la santé des salarié-e-s
L’insécurité juridique sur le forfait jours est aujourd’hui très importante, la loi étant en contradiction explicite avec la jurisprudence. La loi doit donc évoluer au plus vite et garantir notamment :
• le respect des durées maximales de travail quotidien et hebdomadaire ;
• la référence à une durée horaire pour assurer une rémunération équitable ;
• des dispositifs garantissant la santé du salarié et le contrôle du respect de ces dispositifs, sous la responsabilité de l’employeur.
Pour cela, l’Ugict-CGT propose :
• la suppression de l’article L. 3121-48 pour garantir que les dispositions concernant les durées maximales de travail quotidien et hebdomadaire s’appliquent aux salariés en forfaits jours ;
• un contrôle du temps de travail sur la base d’un système déclaratif. Les modalités adaptées à chaque situation concrète (sup-ports à utiliser, justifications à présenter en cas de contestation par la hiérarchie, etc.) sont à négocier dans l’entreprise, sur la base d’accords de branche. Nous proposons que le nombre d’heures effectuées fasse l’objet d’un décompte chaque trimestre, pour laisser de la souplesse à l’organisation tout en protégeant la vie privée et la santé des individus ;
• la mise en place d’un suivi collectif de la charge réelle de travail sous le contrôle des IRP et la responsabilité de l’employeur ;
• un système d’alerte en cas de dépassement des seuils de travail maximum (10 h de travail en une seule journée, 48 h en une seule semaine ou 44 h sur 12 semaines). Dès le dépassement, même occasionnel, des seuils maximaux fixés, une alerte doit être déclenchée et une enquête diligentée afin de savoir pourquoi les salariés effectuent une durée excessive de travail ;
• l’indication d’un horaire hebdomadaire de référence (bien en dessous du seuil maximum des 48 h) correspondant au salaire forfaitaire du cadre ;
• conformément au Code du travail, le travail du dimanche doit rester l’exception, et être majoré et/ou compensé ;
• au-delà de cet horaire hebdomadaire de référence, les dépassements d’heures doivent faire l’objet d’une majoration de la rému-nération et ouvrir droit à un repos, en sus des jours acquis au titre de la réduction du temps de travail.
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ADE n° 121
octobre 2015
BRANCHES, ENTREPRISES, FILIÈRES
Crédit d’impôt pour la compétitivitéet l’emploi (CICE)… suite et fin ?
Dans son numéro 120, Analyses et documents économiques est revenu sur l’histoire du CICE, sa « mécanique », a évoqué ses contradictions et son avenir incertain. Au cours des derniers mois, celui-ci s’est notablement assombri. La parution en septembre du troisième rapport du Comité national de suivi du CICE est l’occasion de faire le point. Chronique de la mort annon-cée d’une aide publique aux entreprises, des plus généreuses et des plus disputées…
Lemardi22septembre2015,JeanPisany-Ferry,Commissairegénéralauplanetàlaprospective,aprésentéàlapresseletroi-sièmerapportduComitédesuividuCICE.Sesenseignementscorroborentceuxde
l’annéedernière,ettoutd’abordle«mauvaiscali-brage»dudispositif auregarddesobjectifsretenusen2012parlerapportGalloisetlegouvernement.IlressortainsiqueleCICEnebénéficiepasauxsecteurslesplusexposésàlaconcurrenceinternationaleet/ouàfortevaleurajoutée,pourlesquelsseposeraitunproblèmedecompétitivité.Ainsi,lestouspremiersrésultatsdestravauxd’évaluationcommanditésparleComité« confortent le constat selon lequel le CICE bénéficie
relativement moins aux entreprises les plus insérées dans le com-merce mondial. Le CICE étant ciblé sur les salaires bas et médians, les firmes les plus exposées au CICE sont aussi celles plus intensives en travail faiblement ou moyennement qualifié(...).En moyenne, les entreprises plus insérées dans le commerce international sont aussi les plus productives et donc celles qui rémunèrent leurs salariés de manière proportionnellement plus importante ».Selonlesestimationsdel’Observatoirefrançaisdesconjonctureséconomiques(OFCE),ilapparaîtparexemplequelesentreprisesnonexpor-tatrices« captent »52,1%duCICE(1)alorsqu’ellesreprésentent44,2%delamassesalariale,mais52,8%del’emploi...
Répartition du gain théorique du CICE
ENTREPRISES EMPLOIS VALEUR AJOUTÉE
MASSE SALARIALE
PART DU CICE
Nombre % % % % %Nonexportatrices 806149 85,6 52,8 46,6 44,2 52,1
Exportatrices 135878 14,4 47,2 53,4 55,9 47,9
Source:tableau16durapport2015duComitédesuividuCICE.
Enmatièrederechercheetdéveloppement,« sans sur-prise, on retrouve des résultats similaires à ceux concernant les exportations : plus les entreprises dépensent en R & D, plus elles emploient une forte proportion de cadres et profession intellectuelles supérieures dont les salaires sont plus élevés. L’exposition au CICE en est d’autant moins importante ».
ConcernantunhypothétiqueeffetduCICEsurl’em-ploietl’investissement,lerapportnefaitétatquededéclarationsd’intentiondesentreprises,recueilliesviadeuxenquêtesdel’Insee,enquêtesdanslesquellescesdeuxgrandeurssontd’ailleurssaisiesdemanièretrès«frustre»...(2)Ilincitecependantauplusgrandscep-ticismecarilmontrequeledispositif nepèsetoutsimplementpassurlesdécisionsdesentreprises.« Dans les grands groupes interrogés, notamment dans l’industrie, le CICE pèse peu dans les processus de décision. Du fait de la structure des salaires, son montant reste en effet bien souvent faible au regard de la masse salariale totale ».ConcernantlesPME,« et plus encore les TPE »,leCICEs’apparenteplusàune
« bonne surprise »(3):« L’impact positif du CICE est(...)constaté au moment de la clôture des comptes et plus encore au moment de la déclaration fiscale. (...)L’impact psychologique ou comptable n’apparaît qu’ex post, après calcul de l’ensemble des prélèvements sur lesquels les dirigeants n’ont bien souvent qu’une visibilité assez incertaine en cours d’année ».
ConcernantunéventuelbénéficesalarialduCICEetdefaçonconcordante,lerapport2015duComitédesuiviconclutàsonabsence:« L’ensemble des interlocuteurs que nous avons pu rencontrer (chefs d’entreprise ou responsables des ressources humaines) nous ont fait part de l’absence de lien direct et général entre le fait de bénéficier du CICE et la politique salariale de l’entreprise. Ce sont les résultats de l’entreprise qui conditionnent prioritairement l’octroi d’une augmentation de salaire. Dans les entreprises où l’évolution des salaires est négo-ciée avec les partenaires sociaux, le CICE peut être invoqué dans les discussions par les syndicats, mais in fine les directions ne semblent pas tenir compte de cet argument.(...)Les secteurs qui bénéficient le plus du CICE sont ceux qui ont enregistré les plus
(1)Autitredessalairesversésen2013,lacréanceCICE,soitlessommes«dues»en2014parlefiscauxentreprises,aatteint11,2milliards.Autitredessalairesversésen2014,elledevraitdépasserles18milliards.(2)Lanaturedesinvestissementsn’estpasprécisée.Aucundistinguon’estainsifaitentrelesinvestissementsdeproductivité(achatdemachines-outils,etc.)plutôtdestinésàréduirelescoûts(unitaires)deproductionensubstituantducapitalautravail,lesinvestissementsdecapacitédestinésparexempleàfairefaceàunedemandeaccrue,lesinvestissementsderemplacement,etc.(3)Leprojetderapportévoquaitun« effet cagnotte »...
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ADE n° 121octobre 2015
faibles progressions salariales. Cette analyse ne permet pas d’iden-tifier un lien causal entre ces deux variables mais tend à montrer que les hausses de salaires ont eu lieu dans les secteurs d’activité présentant davantage de salaires situés au milieu et en haut de distribution et donc peu éligibles au CICE. Dans les secteurs où les salaires se situent majoritairement sous la barre de 2,5 Smic, les revalorisations de salaires sont en effet davantage liées à celle du Smic dont le niveau a évolué modérément au cours des deux dernières années. »
Cesenseignementsposentlaquestiondespossibilitésd’interventiondesinstitutionsreprésentativesduper-sonnelquantàl’utilisationduCICE,dumoinsdanslesformesactuellesdelaprocédured’information-consultationprévueparlaloi.Concernantcetaspect,lespremiersrésultatsdesentretiensmenésparl’Insti-tutderechercheéconomiqueetsociale(Ires)plaidentplutôtenfaveurnonpasd’uncontrôleex post,maisdediscussionsex ante.Eneffet,« selon les consultants interrogés par l’Ires, la quasi-totalité des consultations (...)sont organisées ex post, c’est-à-dire après affectation du CICE par la direction. Même en cas de discussion, cela limite la capacité du comité d’entreprise (CE) à donner un avis sur l’utilisation du CICE. C’est alors l’utilité même de cette consultation qui est en cause du point de vue des élus. »
Cettesituationadesraisonsobjectives,notammentcomptables:« Derrière l’impossibilité invoquée à tracer l’affectation du CICE, il y a un argument comptable : les recettes, qu’elles soient commerciales ou fiscales, n’ont pas d’affectation directe en termes de dépenses.(...)Les dirigeants de nombreuses entreprises soulignent [ainsi]le caractère fictif de ce fléchage imposé sur le CICE. Rien n’empêche une recons-titution ex post(...)de l’utilisation du CICE. Ce fléchage constitue néanmoins un exercice en partie artificiel car il revient à isoler des dépenses ayant bénéficié de cette ressource alors qu’elle n’est pas affectée. »
Ladifficultéapparaîtencoreplusgrandeauseindesgroupes:« Dans les groupes, les lieux du fait générateur du CICE et de son utilisation ont une tendance naturelle à être séparés car les décisions stratégiques en matière d’investissement, que ce soit en formation, R & D, biens d’équipement ou autres, sont prises essentiellement au niveau central dans un objectif d’optimisation de la rentabilité générale de l’ensemble du groupe par allocation de moyens au niveau des filiales. C’est pourquoi les directions des filiales indiquent souvent ne pas « avoir la main » sur le CICE, dont le montant est effectivement constaté dans les comptes de la filiale mais dont l’affectation n’est pas décidée à ce niveau. (...)Une difficulté supplémentaire (...) est liée au fait que les calculs fiscaux sont du ressort de la tête du groupe et que les décisions se prennent donc à ce niveau. »
Pourapprécierl’ampleurduproblème,ilconvientderappelerlepoidsmajeurdesgroupesdetoutestaillesdansletissuproductif français.Ainsi,selonl’Insee,en2009,lesgroupesdessecteursprincipalementmar-
chands(horsagricultureetfinance)nereprésentaientenFranceque2%desentrepriseset6%desunitéslégales,maisemployaient64%dessalariésetréali-saient70%delavaleurajoutéetotaledesentreprises(4).Autreconstat,en2012,cesmêmesgroupesontréalisé84%del’investissementcorporelnational...(5)
Les«limites»duCICEpermettentsansdoutedecomprendrequesafuturetransformationenexoné-rationsdecotisationssocialessoitdésormaisenvisagée.Le6novembre2014,surTF1etRTL,lechef del’Étataeneffetannoncé:« Nous allons faire le CICE pendant trois ans(...)et après, en 2017, tout ce qui a été mis sur l’allé-gement du coût du travail sera transféré en baisse de cotisations sociales pérennes. »(6)Demême,àl’issuedelaréunionduConseilstratégiquedel’attractivitédu16juin2015,F.Hollandeindique:« Cet outil sera pérennisé. L’objectif que j’ai fixé, c’est même de faire basculer ce crédit d’impôt en baisse pérenne de cotisations sociales, pour que cela puisse s’inté-grer dans toutes les entreprises pour tout niveau de salaire, et avoir à ce moment-là, la capacité de disposer d’un mécanisme qui sera inscrit dans la loi durablement. »Deuxjoursplustard,lorsdesondiscoursausalonPlanètePMEorganiséeparlaCGPME,leministredel’Économie,EmmanuelMacron,confirmeladécisionprésidentielle...
Cesannoncesinterrogentàmaintségards:
• parelles-mêmes,ellessontdenatureàobérerl’ave-nirduCICE,àsaperson«bon»déploiementdanslesentreprises.Lerapport2015duComitédesuividuCICEindiqueainsi:« Différents entretiens font apparaître une incertitude récurrente des dirigeants d’entre-prise quant à la pérennité du dispositif dans le temps.(...)Cette incertitude sur la pérennité du CICE est susceptible de réduire sa prise en compte dans les décisions engageant l’entreprise sur plusieurs années »;
• ellequestionne«l’utilité»duComitédesuividuCICEetduComitédesuividesaidespubliquesauxentreprisesetdesengagements(CoSAPEE).Eneffet,pourprendresadécision,F.Hollanden’apasattendul’aboutissementdutravaild’évaluationengagéparcette«double»instanceconcernanttantleCICEquelesexonérationsgénéralesdecotisationssociales(cf. encadré).Commelesrapports2013et2014,lerapport2015duComitédesuividuCICEsouligneainsique« les résultats préliminaires d’évaluation des effets à court terme du CICE ne pourront être accessibles qu’au printemps ou à l’été 2016.(...)Un important décalage temporel entre décision et disponibilité des résultats d’évaluation est inévitable, et ne doit pas décou-rager l’intérêt accru pour une démarche objective dont témoigne la création du comité.(...)Dans ces conditions, notre rapport 2015 ne comporte pas encore de résultats d’évaluation ex post des effets du CICE »(7);
(4)Pointintéressant,l’Inseedéfinitlegroupecommeun
« ensemble de sociétés liées entre elles par des participations au
capital et parmi lesquelles l’une exerce sur les autres un pouvoir de
décision ».(5)HervéBacheré(2015),
«11400sociétésconcentrent75%de
l’investissement»,Insee Focus,n°32,juillet.
L’investissementcorporelcorrespondauxactifs
physiquesdestinésàêtreutilisésdurablementpar
l’entreprisecommemoyensdeproduction.Ilcomprend
notammentlesconstructions,les
installationstechniques,lematérieletl’outillage
industriels.(6)Danssonrapportdiffusé
débutoctobre2014,lamissionparlementaire
d’informationsurleCICE,missionlancéele13mai,
proposedéjàd’« engager une réflexion(…)sur un éventuel
basculement du CICE vers un allègement de cotisations sociales
à l’horizon 2017-2018 ».Cf.OlivierCarréetYvesBlein(2014),Rapport d’information
au nom de la mission d’information sur le crédit
d’impôt pour la compétitivité et l’emploi,n°2239,2octobre,
Assembléenationale.(7)Cettedécisionapparaîtégalementendésaccord
aveclesrecommandationsdel’avisintitulé
«Promouvoiruneculturedel’évaluationdes
politiquespubliques»présentéle8septembredernierauCESEpar
NasserMansouri-GuilaniaunomdelaDélégationà
laprospectiveetàl’évaluationdespolitiquespubliques,avisadoptéà
l’unanimité.
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ADE n° 121
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Le CoSAPEE
Installé par le Premier ministre, Manuel Valls, le 4 novembre 2014, soit deux jours à peine avant l’annonce présidentielle d’une future transformation du CICE, le CoSAPEE coexiste dans une relation incertaine avec le comité de suivi créé fin 2012 afin de «veillerausuividelamiseenœuvreetàl’évaluation» du CICE. Il est composé de parlementaires (*), de représentants des organisations syndicales de salariés et d’employeurs et de représentants de l’administration. Alors que la mise en place de comités de suivi régionaux du CICE est prévue par la loi, aucune déclinaison territoriale du CoSAPEE ne l’est... et pour cause, le CoSAPEE n’a pas d’existence légale.
Le CoSAPEE a décidé de consacrer ses premiers travaux aux exonérations générales de cotisations sociales, et non au crédit d’impôt-recherche, dispositif examiné par la Commission d’évaluation des politiques d’innovation, instance elle-aussi accueillie par la Commissariat général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie).
(*) La participation de parlementaires au comité de suivi du CICE n’est pas prévue par la loi, logiquement car le Parlement est apriori premier destinataire des travaux du Comité. La loi de finance rectificative pour 2012 demande en effet au Comité national de suivi du CICE d’établir «avantledépôtduprojetdeloidefinancesdel’annéeauParlement(…)unrapportpublicexposantl’étatdesévaluationsréalisées» (art. 66).
• plusimportant,ellessontdenatureàentraverlamiseenplacedescomitésdesuivirégionauxduCICEprévueparlaloietdoncuneéventuelledéclinaisonterritorialeduCoSAPEE.Commel’indiquelerapport2015duComitédesuividuCICE,« à ce jour, seule la région PACA a installé un comité de suivi régional »,situationinexpliquéeetinjusti-fiable...QuidaussidesprérogativesspécifiquesdesIRPencasdedisparitionduCICE?
Formellement,ilestpermisdepenserquelatransfor-mationduCICEenexonérationsde cotisationssocialesviseà«inscriredanslemarbre»uneaidepubliqueauxentreprisesa priorinonirréversibleetdontles«limites»sontdeplusenpluscriantes.
Danscecontexte,laquestionduteneuretdelafinalitédurapport2015duComitédesuividuCICEest
posée.Différentsélémentslaissentàpenserqu’ilpré-parel’enterrementdudispositif.Ainsi,endépitdelamultiplicitédesobjectifsassignésauCICE(8),ils’éver-tueàleprésentercommeunemesuredebaisseducoûtdutravailcomparableencelaauxexonérationsdecotisationssociales.Ilsouligneparexempleque« bien qu’il soit principalement comptabilisé comme une baisse du coût du travail, le CICE n’est toujours pas perçu comme tel par les entreprises ».Ils’intéresseaussi,dansunesectionspécifique,à« l’importance relative du CICE et des exonéra-tions de cotisations sociales dans la masse salariale »alorsqu’unecomparaisonaveclecréditd’impôt-recherche(CIR)auraitsansdouteétépluspertinente.Rappelonseneffetquepoursesmodalitéspratiques,leCICEs’inspireduCIRetqu’auregarddeleursobjectifs,l’emploiexcepté,lesdeuxdispositifs«fontdoublon»...
Fabrice Pruvost
(8)L’article66laloidefinancesrectificativepour2012disposeainsiqueleCICEa« pour objet le financement de l’amélioration de leur compétitivité à travers notamment des efforts en matière d’investissement, de recherche, d’innovation, de formation, de recrutement, de prospection de nouveaux marchés, de transition écologique et énergétique et de reconstitution de leur fonds de roulement ».Labaissedu«coûtdutravail»n’estpasmentionnée...
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L’économie sociale et solidaire,une autre façon d’entreprendre
Le 31 juillet 2014, la représentation nationale adoptait la loi relative à l’économie sociale et solidaire, et délimitait les principes et le champ de ce « mode [particulier] d’entreprendre et de développement économique ». Plus d’un an après le vote du texte, il apparaît nécessaire de faire le point sur un secteur en évolution constante, marqué en particulier par un fort mouve-ment de concentration destiné à résister aux attaques des entreprises capitalistiques, entreprises qui, plus que jamais, accordent la primauté, non pas aux personnes et aux valeurs de solidarité, mais aux capitaux privés et à la recherche du lucre.
Présentedanslesdomainesdel’actionsocialeetdelaculture,maisaussidanslesactivitésfinancières,bancairesetd’as-surance,l’économiesocialeetsolidaire(ESS)viseàconstruireunesociétéplus
équitable,préférantlacoopérationàlaconcurrence,lepartagedesrichessesàl’enrichissementindividuel.Ellesecaractériseparuncertainnombredevaleursetdeprincipesparmilesquelsfigurentlaresponsabilitépersonnelle,laliberté,lasolidarité,ladémocratie,l’égalitéetsurtoutlarecherchedudéveloppementdelapersonne.
PourlaCGT,l’ESSpeutégalementconcouriraudéve-loppementsolidairedesterritoires,audéveloppementhumaindurable,àl’innovationsociale.
Laloidu31juillet2014relativeàl’ESSamarquélareconnaissancelégislativedecemoded’activité.
LaCGTconsidèrequecetengagementvadanslebonsens,maisqu’ilfautallerplusloincarcettelois’inscritdanslecontexteduPactederesponsabilitéquiaccen-tuelaprécaritéettournedoncledosaudéveloppe-mentsocial.
Cetteloiauraitpuêtrel’occasiondemanifesterd’autreschoixsurlasociétéquenousvoulons.Unanaprèssapromulgationoùenest-on?L’austéritéetlesinégalitéstouchenttoujourspluslespopula-tions.EnFranceetailleurs,lechômageatteintdesrecords.
Commentpouvons-nouscontribueravecl’écono-miesocialeàchangerlecapdecettemondialisationlibérale,destructricedeprogrèssocial?L’enjeuestplusquejamaisd’actualité,commeenattestentparexemplelesdonnéesd’ADTQuartMonde:plusd’unmilliardd’êtreshumainsviventavecmoinsd’undollarparjour;448millionsd’enfantssouffrentd’insuffisancepondérale;876millionsd’adultessontanalphabètes,dontdeux-tiersdesfemmes;20%delapopulationmondialedétient90%desrichesses.
L’économie sociale et solidaire en quelques chiffres
L’ESS,cesont166442organisationsetentreprises,222869établissementsemployeurs,2327175salariés,soit10,3%del’emploienFrance,et13,8%del’em-ploiprivé(1).
Lesecteurdel’ESScomportedesassociations(78,2%),descoopératives(13,2%)desmutuelles(5,6%)etdesfondations(3,1%).
Laloiaélargilechampdel’ESS:sontaussicompriseslesentreprisesdontlafinalitérelèvedel’intérêtgéné-raletquiappliquentlesvaleursliéesàl’ESS.Cettedéfinitionlargelaissequelquescraintesquantàlarecherched’effetsd’aubainefiscalepardesentreprisesdecapitaux,etcedansuncontexteparailleurslourddemenacestantpourlesassociationsquepourlamutualité-santé.
En2013,prèsde40millionsdeFrançaisbénéficientd’unemutuelledesanté;plusde22millionssontsocié-tairesd’unebanquecoopérative;20,8millionssontsociétairesd’unemutuelled’assurance.Oncompteparailleurs12,5millionsdebénévolesdanslesassociations(dont9millionsdebénévolesréguliers)etprèsd’unFrançaissurdeuxadhèreaumoinsàuneassociation.
Eléments d’actualité des différentes familles de l’ESS
La mutualité
Lorsdu41eCongrèsdelaMutualitéfrançaiseenjuin2015àNantes,FrançoisHollandeaannoncélamiseenchantierd’uneréflexionsurl’aideàlacomplémen-tairesantépourlesretraités.
LaCGTavivementcritiquélagénéralisationdelacomplémentairesantédanslacadredel’ANIde2013,estimantquecelanerégleraitpasl’accèsàunemutuellepourlespersonneshorsdel’entreprise,enparticulier
(1)Observatoirenationaldel’ESS/CNCRES(2013),
L’Economie Sociale et Solidaire en France - Chiffres clés 2013,
octobre.
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BRANCHES, ENTREPRISES, FILIÈRES
lesretraités.Alorsquecesderniersvoientbrutalementleursrevenusbaisser,leursbesoinsenmatièredesantéaugmententetleurscotisationsmutualistessontmul-tipliéesenvironpartrois.
Laquestiond’uneprotectionsocialedehautniveauetd’unfinancementplussolidaireestplusquejamaisnécessaire.C’estl’undesenjeuxportéparnotrecam-pagnecontrele«Coûtducapital».
Entre2000et2012,lapartdessoinsprisenchargeparl’assurance-maladieobligatoireabaisséde1,2%,lachargeétantportéesurlesassurancescomplémen-taires.Celainvite,selonleco-directeurdel’institutDroitetsantédel’UniversitéParisDescartes,às’inter-rogersurlanaturedesassurancesmaladiesetsurleslogiques actuellement en œuvre, après avoirconstaté« que le taux de remboursement des soins courants, qui correspond pour une année donnée, au niveau moyen d’interven-tion de la sécurité sociale pour les trois quarts de la population, est aujourd’hui inférieur à 50 %, ce qui place les assurances complémentaires dans une position inédite ».
Ilestvraimenturgentd’avoirundébatsurl’ensembledelaprotectionsociale,maisunenouvellefoisl’éco-nomiesocialeestprétexte,alibi,pouréviterlesdébatsetlesmesuresdefond.
Àl’occasiondesoncongrès,laMutualitéfrançaiseadécidéégalementd’engageren2016larefonteduCodedelamutualitéafind’apporterdesoutilsjuri-diquesnécessairesauxmutuellespourmieuxrépondreauxgrandesévolutionsauxquellesellessontconfron-tées.Rappelonseneffetquelesmutuellesconcentrentleurinterventionsurlacomplémentairesantéetl’assu-rancedesbiensetdespersonnes.Depuisplusieursannées,ellestendentàserapprocherpourêtrepluscompétitivesetpourréduire,pourcertaines,leursfraisdegestion.
Lemouvementdeconcentrationdesmutuellesdesanté(union,fusion,rapprochement,alliance…)estspectaculaire:ellesétaient790en2004,ellesneserontque260en2016…Ainsi,ladémocraties’éloigne,l’entréedesassurancesprivéesdanslechampmutua-listes’accélère.
C’estdanscecontextequ’ilfautsituerlevirageimpor-tantprisparlaMacif.
Le mouvement associatif
LePactederesponsabilité,lescontraintesbudgétairesgouvernementalesprovoquentdenouvellestensions.Regroupementsdesstructures,précarisationdesper-
CGT et Macif : des valeurs et des engagements communs
L’histoire de la Macif est jalonnée de dates qui ont marqué des tournants fondamentaux dans son évolution politique et technique :
• 1973 : ancrage mutualiste de la Macif et de sa volonté d’ouverture en direction des représentants du monde salarial ;
• 1987 : volonté d’être une mutuelle régionalisée ;
• 1998 : choix de la diversification des métiers ;
• 2009 : projet d’entreprise qui acte la constitution du Groupe.
Chacune de ces étapes correspond à des moments où la mutuelle a voulu se réinventer dans une forme de continuité : rester fidèle à ses valeurs, à un projet mutualiste initial, tout en tenant compte des changements de la société, des mutations de son secteur mais aussi des facteurs internes, parfois favorables, des situations de crises politiques ou économiques.
Réunis en congrès à Lille le 19 juin 2015, les 167 délégués ont largement validé les orientations du projet d’entreprise Maci’futur, affichant l’ambition collective du Groupe pour 2016-2020.
Pour traduire les ambitions, cinq chantiers sont mis en œuvre avec une implication des élus et mandatés CGT Macif. Les travaux seront des points d’appui pour définir la prochaine forme de gouvernance qui sera à valider lors du congrès de juin 2016 de la Macif.
La constitution de SFEREN s’inscrit dans la stratégie d’alliances de la Macif pour constituer un pôle mutualiste référent sur le marché de l’assurance et des services financiers. Cette construction se caractérise par le rapprochement entre la Macif et la Matmut et le départ de de la Maïf.
Il sera intéressant dans l’avenir de revenir sur les choix des uns et des autres.
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sonnels,ellessontdeplusenplusnombreusesànepluspouvoirfairefaceàleursmissionsoudévelopperleursambitions.
Parexemple,enNord-PasdeCalais,deuxansaprèslevoteduPlanpluriannueldeluttecontrelapauvretéetpourl’inclusionsociale,etlamiseenplaced’uncomitédepilotagerégionaletinterdépartementalduPlan,ilapparaîtqueceplann’apaspuempêcheruneintensificationdelapauvreté.Convaincusquelaréus-siteduPlanreposefondamentalementsursaterrito-rialisationetuneanimationlocale,lesmembresducollectif AlerteNord-Pas-de-Calaisontinvitélesautresacteursàvenirdébattre,le18juin2015àLille,desenjeuxlocauxautourdel’accèsauxdroits,delapré-ventiondes situationsd’exclusion, desnouvellesréponsesàapporterauxpersonneslesplusvulnérables,pourqu’ensemble,lesassociationspèsentdansledébatsurlaréponseauxbesoinssociaux.
Làégalement,faceàcesenjeuxdesociété,seposelaquestiond’uneautrerépartitiondesrichessessurcetteplanèteetd’uneautrefiscalitéquipermetteauxasso-ciationsdejouerpleinementleurrôle,etnondecom-penserl’affaiblissementdesservicesetdelafonctionpublicsetd’accompagnerlesdérivesdumarché.
RappelonsparailleursqueleCollectif desassociationscitoyennes(CAC)estimaitqued’ici2017,unemploisursixseraitmenacé,surtoutdanslesecteurdel’actionsanitaireetsocialealorsquesesmissionssontcrucialesdanscettepériodedecrise.
Le mouvement coopératif
LaConfédérationgénéraledessociétéscoopérativesetparticipativesannoncedeplusenplusdecoopéra-teursetcoopératrices:prèsde51000salariés,dont47500travaillantdanslesScopet3300danslesScicen2014.Cettemêmeannée,2800emploisontétécréés,dont1940dansdenouvellesScopetScic.
Cemodèled’entrepriseconcernetouslessecteursd’activitéqui,aufildesannées,sontdevenusplusdiver-sifiés.Prèsde46%descoopérativessontactivesdanslesecteurdesservices,18%danslebâtimentetlestravauxpublics(BTP)et14%dansl’industrie,secteursuivideprèsparlecommerceet«l’éducation,lasantéetl’actionsociale».
Lamoitiédescréationsdecoopérativesestactuelle-ment réalisée dans les services qui représententquelques1230ScopetScicet18300emplois.Cettetendancereflètelapertinencedustatutcoopératif pourcesecteurd’activité.
Autrefaitmarquantencepremiersemestre2015,le12juin,leGroupeUP(nouveaunomduGroupeChèqueDéjeuner)vientdeconnaîtreunévénementquimarquerasonhistoire.Uneréponseaeneffetétéapportéeàunequestiongénéralequel’onpeutrésu-merainsi:commentgarantirlapermanencedesvaleurscoopérativesetsyndicalesquiontprésidéàlacréationduGroupetoutenréaffirmantlesconditionsdesondéveloppement?Uneéquationquebeaucoupconsidéreraientcommeimpossibleàrésoudre,etàlaquelleles350sociétairesdelaSCOPontapportéuneréponseforteetexemplaire.Lesvaleurscom-munesàl’ESSetaumouvementsyndical–ladémo-cratie,laparticipation,latransparence,l’engagementetlasolidarité–ontétéconcrétiséesparlevotedel’Assembléegénérale.Endécidantàplusde88%defusionnerlesprincipalesfilialesenFrance(CadhocetChèqueDomicile),lessalariéssociétairesdeChèqueDéjeunerontdoncfaitlechoixdel’ouvertureetdupartage.Ilsaccueillent300nouveauxcoopérateurs.
Lapreuvequed’autresalternatives,lasolidaritésontpossibles.Preuveaussiquel’actionpaie:aprèsplu-sieursannéesdelutte,unevictoireaétéremportéesurlegéantquiavoulumangerlepetit.LesFralibsontdevenuslesSCOPTISouvrièreprovençaledethésetinfusions,http://www.scop-ti.com/).C’estunebellevictoire,quidémontrequerienn’estjamaisdéfinitif sil’ons’endonnelesmoyensetquel’onlutte.
L’économie sociale, un secteur en pleine restructuration
Lefaitmarquantdanscettepériodepourl’économiesociale,qui touche l’ensembledes familles,est laconcentration.Laloifavorised’ailleursdenouvellesformesderegroupementsetd’organisation.Unenécessitéauxdiresdetouspourchangerd’échelleetfairefaceauxattaquesetstratégiesdel’économiecapi-talistique.
Certes,ilestnécessairederésister,maisl’enjeudanscetourbillon,cettespiraleinfernaledudéclinoùveutnousentrainerlemarché,est,noussemble-t-il,quel’ESSsoitplusquejamaisporteuse,avecsesvaleurs,d’alternativesdeprogrèssocialdanslaconstructiond’unesociétésolidaire.
Le51econgrèsdelaCGTseral’occasiondefairelepointsurnosrapportsàl’économiesociale.Pouraideràcettedémarche,uneficheESSdanslecadredesrepèresrevendicatifsseramiseàdispositionpourinten-sifiernoséchangesetdébatsaveclessyndicats.
Marc Beugin
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Les contrats Rafale à l’exportou les contradictions entre ventes d’armes,
paix et progrès socialLe 16 février 2015, le Président égyptien et le ministre français de la Défense signent un accord de vente d’équipements militaires dont 24 avions Rafale. Le 10 avril, le Premier ministre indien annonce la commande de 36 appareils. Le 4 mai, la France contracte avec le Qatar pour l’achat de 24 Rafale. Il aura donc fallu attendre près de quinze ans après sa mise en service, en mai 2001, pour que l’avion de Dassault s’exporte. Synonyme d’emploi pour l’industrie française, cette réussite tardive d’un matériel militaire ne va pas sans raviver les interrogations sur le positionnement d’une organisation comme la CGT, dont les statuts soulignent qu’« elle agit (…) pour la paix et le désarmement, pour les droits de l’Homme et le rapprochement des peuples ». Eléments de réponse.
Ilaurasuffil’annoncedelasignatured’uncontratdevented’avionsRafalepoursouleveruneenvo-léed’éloges.Ellessesuccèdenttoutazimutparceux-làmêmesquidurantdesannéesontpour-fenducetavion100%français:«Tropcoû-
teux!»,«Dépassé!»,«Tropfrançais!»,«Vivel’Eurofightereuropéen!»…
Derafalesdecritiquesnoussommespassésauxrafalesd’éloges.Maissérieusement,cesventessoulèventdeprofondescontradictionsavecaucœurdesenjeux,lapaixetleprogrèssocial.
Neperdonspasàl’espritquederrièrescescontratsquisesignent,ils’agitdeventesd’armes.Etlesarmesnepeuventêtreconsidéréescommedesmarchandisescommelesautres.Nousnepouvonsdoncpasaccepterqu’ellessoientregardéesuniquementsousl’angleéco-nomiqueetfinancier,d’enjeuxdepartsdemarché,deconcurrence,autraversdubénéficedégagéoumêmedunombred’emploisgénérés.
LesarmesetleRafaleenestune,parsavocationetsesmissions,nesontpasneutres.Leurutilisation,leursciblesdépendenttotalementdesmainsdanslesquellesellessontplacées.Ellessontainsidéterminantesdanslastabilitéetlapaixdumondeoudesrégionsduglobe.
LesuccèsduRafalenetientpasàsacapacitéàêtreexporté,uncritèreselonnousdiscutableetdontcetarticleestl’objet,maisbienàceluiderépondreauxbesoinsdelaFrancepourassurerdefaçonsouverainesadéfense.
Cecin’évincepasque,commelasolidaritédestravail-leurs,l’internationalisme,laluttedesclasses,etc.,laPaixfaitpartiedesgènesdelaCGT,uneCGTquis’estconstruite,renforcéeenayanttoujoursunmessageclairenfaveurdelapaixetdudésarmement.Eneffet,iln’existepasdeprogrèssocialdansuncontextede
guerre.Etcesonttoujourslespeuplesquisubissentlaguerre,tandisquelegrandpatronats’enrichit.
LaCGTserappelleencoredecesparoled’AnatoleFranceaprèslaboucheriede14-18:«Oncroitmou-rirpourlapatrie,onmeurtpourlesindustriels.»
Danssonhistoire,laCGTn’ajamaistenuunlangagedeneutralitéàcetégard.Elleatoujourstenusaplacedanscesdébatsavecdespositionnements,desexi-gencesmaiségalement,lorsquecelaétaitnécessairepardesappelsàlamobilisationdessalariés.Celaaéténotammentlecasdanssonengagementpourledésar-mement,ladécolonisationfrançaiseetdanslemonde,pourlapaixauVietnam,contrel’interventiond’unecoalitiondepaysoccidentauxdontlenôtre,enIraken1991,puisen2003(sanslaFrance).
LaCGTs’estaussiengagéesansménagementpourlelancementduRafale,dèssaconceptionen1976,commeunenécessitépourladéfensenationale.Elleétaitsyndicalementbienseulepoursoutenircepro-grammelorsquebiend’autrespréféraientdesprojetseuropéensouuneallégeancedelaFranceauxUSA.Depuiscettedate,laCGTn’apascessédedéfendrecetavionpourlesbesoinsdupays.
Notreconvictions’appuyaitsurleconceptd’unemaî-trisenationaleauquelrépondaitcetavionconçuetréaliséparunensembledepersonnelhautementqua-lifiéautraversdestroissociétésDassault,SnecmaetThomson(àl’époque),appuyésd’unréseaudesous-traitantstoutaussiperformants.
C’estdanslamêmecohérenceaveclanécessitéd’unedéfensenationalesousmaîtrisefrançaise,quelaCGT,ycomprislessyndicatsdesentreprisestravaillantdansdesactivitésdedéfense,militaitdanslemouvementmondialpourlapaixetledésarment.EtdanslesannéesmêmesdedéveloppementduRafale,etdeventesmas-
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sivesd’avionsdecombatMirage(descentainesàlaLybie,àl’Irak,auKoweït,àlaJordanie,àl’Egypte,auMaroc…)ainsiquedesmissilesetdesbateauxdit«gris»(militaires)et,celasignifiaitunengagementdetoutelaCGTcontrelavented’armes,notammentàl’IrakdeSaddamHusseinengagédansuneguerreatroceavecl’Iran.C’estplusd’unmilliondevictimesdepartetd’autredanscetteboucheriequis’estenfaitterminéeparlanégociationsurunstatu quo.
Militerpourlapaixetledésarmementn’étaitpasfacile,notammentpourlepersonneltravaillantdanscessociétésDassault,AérospatialeouMatra(tousdeuxfabriquentdesmissiles)etbiend’autres(GIAT,DCANpourlaNavale…).LaCGTn’apaslâché.LaPaixn’estpassujetdecompromis.LaFranceétaitàcetteépoqueletroisièmeexportateurd’armesmondial(der-rièrelesUSAetl’URSS).
Entre1970et1984,lechiffred’affairesdelaproduc-tiond’armementestpasséde3milliardsdefrancsà64milliardspourdemeurerensuiteautourde34mil-liards.C’estenvironuneffectif de300000salariésdanscesactivités.
LaCGTdénonçaitalorscettepolitiquefrançaisede«marchanddecanons»quicontribuaitàentretenirlesconflitsalorsqued’autresvoiesétaientpossiblesensoutenantlesforcesdémocratiquesexistantdanscespaysenguerre.Acemoment-là,SaddamHusseinétaitamidesgouvernementsfrançaissuccessifsalorsqu’ilcombattaiteninternecespartisdeprogrèsetgazaitlesrebelleskurdes.Plustard,sanstoutefoischan-gerréellement,ilseraqualifiéparlesmêmesdedan-gereuxdictateuretd’hommeàabattre.Nousrevivronslemêmescénariounevingtained’annéesplustard.Ainsi,leprésidentdelaRépubliquefrançaise,NicolasSarkozydéploieletapisrougeàl’Elyséeau«guide»libyen,lecolonelKadhafien2007,prêtàluivendredesRafale.Etrevirementbrutal,en2011uneopéra-tionmilitaireestlancéecontrelaLybie(OpérationHarmattan)pourrenversersonrégime.Ildevientl’hommeàabattre.Illeseraquelquesmoisaprès…
Danscesannées1980,lesautresconséquencesdecesventesd’armessontéconomiques.Eneffet,unebaissedesrevenusfinanciersdupétroleentamelasolvabilitédepaysduMoyenorientàquil’ontexportemajori-tairement.Etfaceauximpayés,c’estl’Étatfrançaisquigarantitlepaiementauxindustrielsparl’intermé-diaired’unestructure:laCOFACE(Compagniefran-çaisepourlefinancementducommerceextérieur).Ladetteestconséquente.Ellefluctueselonlesannéesentre15à22milliardsdefrancs.
Faisonsunrapprochementavecaujourd’huioùl’onnousrebatchaquejourlesoreillessurladettepublique
etlanécessitéderéduirelesbudgetspublicsetsociaux:maislorsqu’ils’agitd’intervenirmilitairement,lesfinancementssuivent.
Danslecontexteactueloùdesrégionsduglobesontàfeuetàsang,laCGT,fortedetoutesonactivitéinternationaleetdesrelationsqu’elleentretientaveclesforcessyndicalesdetravailleursdanslemonde,alacapacitéd’avoirsapropreanalyse,sonproprejuge-ment.
C’estàpartirdecetteexpérience,denosrepèresdeclasse,deprogrèssocial,depaix,d’émancipationhumaine,etdescontradictionsquenousrencontronsparmilespersonnels,qu’ilconvientdedébattre.
Cettepréoccupationdesquestionsdepaixetdeventesd’armementss’estexacerbéeaveclasuccessiondecontratsàl’exportdematérielsmilitaires(avions,naviresetmissiles)versl’Egypte,leQatar,contratsquiontétéprésentésdanslesmediacommeunvéritable«succès».Aucœurdecescontrats,noustrouvonslavented’avionsRafale,maiségalementdesfrégatesmarinesFREMMconstruitesparlaDCNSetbienévidemmentdesarmessophistiquées(systèmesdemissilesMBDA…).
Peut-onseréjouirdecesventesaumotif qu’ellesgénèrentdutravaildansnosétablissements?L’emploipeut-ildépassertouteautreconsidération,commecelledelapaixdanslemondeoudansl’unedesesrégions?Lesarmespeuvent-ellesêtreconsidéréescommeunemarchandisequelconque?Sinon,y-a-t-ildescritèrespouvantrendreacceptablescesventes?Desarmes,desoutilsdedéfense,pourquoifaire?Uneindustriefrançaisededéfenseest-ellenécessaireetdansquelbut?Desentreprisesétatiquessont-ellesencoreutiles?Quesignifie«défensenationale»danslemonded’aujourd’hui?LaCGTsoutientlacréationd’unPôlepublicnationaldedéfense,pourquoi?
Dèslorsqueledébats’ouvresurlethèmedesventesd’armes,celuidelapaixetduprogrèssocial,ceques-tionnementressort.C’estcequenousavonspuconsta-terlorsd’uneconférence-débatorganiséeàl’unionlocaledeMérignacparlessectionssyndicalesUFRdelamétallurgieAquitaine,réunionàlaquelleontparticipédessyndicatsd’entreprisesdeladéfense(FTMetFNTE),l’uniondépartementale,leCollectif régionalCGTAérospatialetlesinstancesfédéralesdelamétallurgie.
Unedestoutespremièrespréoccupationsexpriméesparlescamaradestravaillantdanscesentreprisesd’armementatraitàl’emploi.Pourexemple,lescontratsRafaleàl’exportsontgénérateursdechargesdetravailnouvelleschezDassault.Lessalariéss’en
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réjouissent.Aprèsdesdécenniesdedénigrementmédiatiquedecetavion,ilsyretrouventunecertainefierté,unereconnaissance.Dansuncontextedefortchômage,deprécaritédutravail,lorsqu’ilestques-tiond’emploi,personnen’yest insensible.Pourautant,pouvons-nousenresteràcesimpleconstatetsevoilerlafacesurl’utilisationdesproduitsven-dus?Carenl’occurrenceils’agitdeventesversunerégionauxmultiplesconflits.Pasmoinsde65%desexportationsd’armementfrançaisen2014,soit5,39milliardsd’eurossuruntotalde8,2milliards,sontdestinésàl’Arabiesaoudite,lesEmiratsarabesunis,l’Egypte.
« Ce résultat constitue la meilleure performance à l’export de l’industrie français de défense depuis quinze ans »,déclarenotreministredelaDéfense.EtcebilanvaexploseraveclesnouveauxcontratsRafalede2015.« La France retire les dividendes de sa politique arabe »,résumeunindus-triel.C’estbienlacraintequenousavons,àsavoirquelapolitiquefrançaisevisedavantagecesmarchésetlagarantiedesressourcespétrolièresdecespaysqu’uneréellestabilitéetpaixdanscetterégionetailleurs.
Encoreunefois,« les armes ne sont pas des produits comme les autres. Leur conception, leur production, leur commercialisa-tion ne sont pas plus des activités banalisables. La Nation doit en assurer la maîtrise, du stade de la recherche jusqu’à celui de l’entretien, en passant par la production et le démantèlement. Leur fourniture à d’autres pays doit s’effectuer sur des critères élaborés démocratiquement, en toute transparence »(documentCGT–2007).
LePDGdeDassaultAviationestexplicitesurl’ana-lyse:« L’intervention des Saoudiens au Yémen, avec une coali-tion dont fait partie l’Emirat, a probablement rendu plus urgent encore le besoin d’une capacité d’intervention opérationnelle. »Sonpragmatismeestà lamesurede ses intérêtsd’hommed’affaires,soitunesituationpropicepoursesproduits.Enleurvendantdel’armement,ilnes’agitpasd’interventionspotentielles,maisbiensûrunsou-tienàunepolitiqueetàunconflitréel.Parcettevente,laFrancejustifieleconflitlui-mêmeetl’entretient.Cetypedemarchérendsolidairel’acheteuretlevendeur,cequisignifieunesolidaritéentrepayspuisquecesventessontdirectementsouspilotagegouvernemental.Lasolidaritéestd’ailleurstotalepuisquepourrépondreauxbesoinsimmédiatsdecespaysacheteurs,sixRafaleainsiquelafrégateFREMMdestinésàl’Egypteserontprélevéssurleslivraisonsdel’arméefrançaise.Toutcelan’estd’ailleurspassanssouleverd’inquiétudesdelapartdel’arméefrançaiseconcernantlesconsé-quencessurlescapacitésopérationnellesdel’arméedel’aird’éventuelsprélèvementssupplémentaires.
C’estégalementlaFrancequiassureralaformationdespiloteségyptiensetqataris.Quipaiera?
Ducotédespatronsdel’industrie,l’important,c’estdevendre.Ainsi,iln’yapasdelimiteàl’ignominielorsquecemêmePDGsepermetdedire« une guerre, c’est de la publicité pour le Rafale ».
Nouspouvonsêtrepourlemoinsdubitatif surlebien-fondédeceslivraisonslorsquecesarmementsvisentl’Egypte,leQatar,l’Arabiesaoudite,paysquinesecaractérisentpasparleursvertusdedémocratieetdedéfensedesdroitsdel’homme…etencoremoinsceuxdelafemme.Ilsserangentdavantageducôtédesdictaturesetdesfarouchesopposantsduprogrèssocial.D’autrepart,leurattitudevis–à-visd’Al-Qaïda,deDaeshoudeleursramificationsestsansaucundoutedesplusambigües.
Cesontlesraisonspourlesquellesnousn’accueillonspascescontratsàl’exportavecjoie.Nousavonsplusquedesréserves.Notreanalyseaétéparexempletouteautreconcernantunappeld’offresduBrésil,paysdémo-cratique,danslequelleRafaleétaitenlice,poursedoterd’avionsdecombatdestinésàladéfensenationale.
Notrepositionnements’estconstruitauxtermesdediscussions,réflexions,analysesainsiquederencontresaveclessyndicalistesbrésiliens,sansjamaisrentrerdansundébatpromotionnelpourteloutelavion,maisuniquementsuruneapprochesociale,industrielle,notammentsurdesclausesdecompensationindus-triellequipeuventavoirdesconséquencesnonnégli-geablespourl’emploienFrance.Enposantaucentredenoséchangesnosintérêtscommunsdeprogrèssocialpourtous,nousavonspunouscomprendreetagirconjointement.L’Étatbrésilienn’apasfinalementopté pourRafale,mais cela ne regarde que lesBrésilienseux-mêmes.
Encoreunefois,cesontlesquestionssocialesetcellesdel’emploiquiprédominentdanscetypederen-contresavecdessalariésenprisequotidienneavecdesquestionsd’organisationetdeconditionsdetravailquisedégradentdepuisdesannéespardespolitiquesd’embauchetrèséloignéesdesbesoinsréels.L’efficacitéindustrielleestdirectementmenacéeparunesucces-siondecoupesdansleseffectifsquimetàmalleséquipesdetravailetlatransmissiondessavoir-faire.Enl’occurrence,lessalariésdeDassaultAviationviennentderemporterunegrandevictoireenjuillet.Aprèsplusd’unandeluttecontrelaremiseencausedeleurorganisationdutempsdetravailquiaugmen-taitlescontraintes,ladirectionjettel’éponge:lesaccordsexistantssontmaintenus.
Commenouslevoyons,chaquesituationexigeuneanalysequineperdepasdevue,àchaqueinstant,nosrepèresdepaixetdeprogrèssocial.Deuxélémentsquivontdepair.
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Noussoutenons,avecbeaucoupd’autresdans lemonde,quetoutesituationconflictuellenepeutserésoudrequepolitiquement.Lesurarmementéloignetoutrèglementenfaveurdelapaixetestcontraireauxintérêtsdespeuples.
Nouspensonsqu’undébatdelareprésentationnatio-naledevraitêtreouvertpourprécisémentclarifierlepositionnementdelaFrancevis-à-visdecescontratsd’armement.Telestlecaslorsquelegouvernementveutengagerlepaysdansuneinterventionmilitaire.
LaFrancedoitjouerunrôlepolitiquedanslesgrandsconflits et notamment au :Moyen-Orient et enAfrique.Ellealacapacitéetlacrédibilitédecontribueràconvoquertouteslespartiesauxconflits.Sil’onviseréellement leurrèglement, il fautnécessairementmettrelesprotagonistes,lesacteurslocauxensituationdeseparler.
LaFrance,6epuissanceéconomiquemondiale,peutpesersurlespolitiqueseuropéennesdepaixetdedésarmement,maisaussipourcettevéritableréformedel’ONUdontonparledepuisdesdécenniesetquin’aboutitpasfautedevolontépolitique.
Nousressentonsaujourd’huilebesoind’uneCGTquiseréappropriemieuxtoutescesquestions.
Enguisedeconclusionàcetarticleetderéflexionsurlasituationactuelle,unecitationd’Aragon:« La guerre est le moyen non seulement d’établir le fonctionnement des indus-tries par-dessus les frontières bouleversées, mais aussi de se débar-rasser des idées gênantes, des hommes et des femmes qui entendent, les insensés, régler les affaires humaines par des moyens humains. »Laguerrecrée« des situations complexes, des remaniements de pays, mais aussi, pour le grand profit des industriels, des états de confusion divers dans les esprits, divisant ceux qui s’étaient unis, remettant en cause ce que l’on pourrait croire réglé.(…)Les divisions entre les hommes, si profitables à qui vit de leur exploi-tation, ne s’établissent pas qu’en remaniant les frontières. Elles se font par la confusion systématique des idées. »(discoursdeCachanen1973)
Nousvoulonsdoncpoursuivreledébat,l’élargirdansnossyndicats,créerdes initiativescitoyennesquipuissentfaireentendredespropositionsalternativespourleprogrèssocial.
Jean-Jacques Desvignes
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Le Semestre européen :une machine à casser les normes
et les systèmes de protection sociale européens
Le « Semestre européen » désigne un processus particulièrement complexe de coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres de l’Union européenne, fait d’allers-retours entre ces derniers et les instances européennes (Commission, Conseil, Parlement) et qui normalement s’étale sur les six premiers mois de l’année, d’où son nom. Il se caractérise par un déficit démocratique considérable, notamment car ni son élaboration, ni son suivi, ni son évaluation ne sont soumis à un contrôle des parlements nationaux ou européen.
LemécanismeduSemestreeuropéen,quis’inscritdans«lanouvellegouvernanceéconomiqueeuropéenne»datede2011.Ilvise,théoriquement,àcoordonner«lespolitiquesstructurelles,macroéconomiques
etbudgétaires»desÉtatsmembres.Ilinfluencedonclargementleurspolitiqueséconomiquesetsocialestantàcourttermequepourles«réformesstructurelles»ayantunimpactconsidérablesurlelongterme.Avecletempsetsonrenforcementaccélérécesdernièresannées,ilest,enfait,devenuunevéritablemachinedeguerreéconomiqueetsocialedanslaquelleladémo-cratieestsingulièrementabsente.
Un processus complexe, contraignant et dénué de démocratie
SuitelogiquedescritèresdeMaastrichtpuisduPactedestabilitéetdecroissance(1996-97réviséen2005),cemécanismes’estconsidérablementrenforcépendantlapériodedecriserécenteparunarsenaldetextess’articulantautourdeladissuasion,delapressionentrelesÉtatsetdepossibilitésdesanctions.Ils’articuleàd’autresdispositifsdontceuxquivisentàréduiredéfi-citsetdettesdesÉtats.
S’iln’apas,enthéoriepourlemoment,decaractèrecomplètementcontraignant,ilagitprincipalementparpressionsurlesÉtats,pressionquipeutprendrediffé-rentesformes,allantdelapressionmédiatique(viaengénérallesdéclarationsdelaCommissioneuropéenneoudereprésentantsdegouvernements«orthodoxes»),laconcurrenceentrelesÉtats(quiseralemeilleurélèvedelaclasse….)àl’utilisationd’uncertainnombredeprocédurespouvantallerjusqu’àsanctions.
Ilsedérouledoncsurun«gros»semestreallantdenovembreàjuillet,chaqueétapeparticipantdelamontéeenpuissancedudispositif etaboutissantaux
«recommandations»faitesauxÉtats.Ilsecaractériseparundéficitdémocratiqueconsidérablecarnisonsuivi,nisonévaluationnesontàaucunmomentsou-misàuncontrôledereprésentantsdupeuple.Lesparlementsnationauxsontainsichargésd’unestrictebonneexécutiona posteriori.LeParlementeuropéenn’intervientàaucunmomentduprocessussicen’estpourfairedesrapportssanssuites.
Ils’agitd’unprocessusoùlechef d’orchestreestlaCommissioneuropéenneetoùlaplupartdesÉtatsmembresont,engrandepartie,abdiquédeleurspré-rogatives.Ainsi,laCommissionestàl’initiativedel’ensembledestextesquioriententlapolitiqueécono-miqueetsocialedesÉtatsmembres.
Leprocessusdébuteennovembreavecledocumentsur«l’examenannueldelacroissance»etsesannexes(dont«lerapportconjointsurl’emploi»).Lerapportsurlemécanismed’alerteciblelesÉtatsquis’écartentdesclousetpourraientfairel’objetd’unrapportappro-fondi.Ennovembre2014,seizeÉtatsmembresontétémissoussurveillance(1).LespayssouscontrôledelaTroïka(2)sont,eux,soumisàunprocessusencoremoinsdémocratiquesouscontrôledetroisinstitutions(Commission,BCE,FMI)etquiobéitàd’autresrègles.
Dansl’examenannueldelacroissance,lespayssontainsijugéssurlabasedequelquescritèrestrèsorientés,axésprincipalementsurlacompétitivitéetlecoûtdutravail,ladettedessecteurspublicetprivé,ecréditaccordéauxentreprisesetauxménages.Cescritères,élaboréslorsdelacrise,visentaussilasituationdusecteur financieret leprixdes logements.Enfin,commeseulcritère«social»,figureletauxdechô-mage.Lechoixmêmedescritèresestdoncdéjàtrèspolitique,lejugementdesÉtatsfondamentalementbiaisédèsledépart.
D’unepart,cescritèresn’ontpaslemêmepoids,cer-tainsfaisantdavantagel’objetdepréconisationsdela
(1)Espagne,Slovénie,France,Italie,Hongrie,Belgique,Bulgarie,Pays-Bas,Finlande,Suède,Royaume-Uni,Croatie,Portugal,Roumanie,IrlandeetAllemagne.(2)Grèce,Chypre.
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Commission(déficitsdusecteurpublic,compétitiviténotamment)qued’autres.Ilsfontégalementl’objetd’unelecturelibéraleetpolitiqueparlaCommission.Ainsi,untauxdechômageélevésera-t-ilinterprétécommerévélateurdetropd’entravespourlesentre-prisesoud’uncodedutravailtropprotecteurpourlessalariésoud’unmarchédutravailtroprigide.
Annéeaprèsannée,onretrouve,dansleSemestreeuropéen, lesmêmesprincipalesobsessionsdelaCommission,endosséesensuiteparleschefsd’Étatetdegouvernement,vialeConseileuropéendejuinoujuillet:
• lesdéficitsetdettesdoiventdiminuer,cequisigni-fielaréductiondelaplacedel’État,dusecteurpublic,delasécuritésociale;
• lacompétitivitédoits’améliorer,cequipasseparuneréductiondu«coût»dutravail(salaireetpro-tectionsociale);
• lechômagenepeutdiminuerqueparl’applicationderecetteslibéralesaxéessurunediminutiondesprotectionsdestravailleurs.
Pourlespaysciblésdanslemécanismed’alerte,sontélaborésdesrapportspays(février)quiclassentceux-cidanssixcatégoriesallantde«pasdedéséquilibres»à«déséquilibresexcessifsnécessitantl’adoptiondemesuresdécisiveset l’activationde laprocédureconcernantlesdéséquilibresexcessifs».CesrapportsdévoilentégalementenpartielesthèmesquiserontceuxprivilégiésparlaCommissiondanslesfuturesrecommandationsauxpays(enmai).
Enavril,lesÉtatsrentrentàleurtourdansunproces-susqui,commeonlevoit,nesefaitqu’enréponsesauxinjonctionsdelaCommissioneuropéenne.Ilssontainsitenusderépondre,thèmeparthème,auxdésé-quilibresquileursontimputésetindiquerlessolutions-réformesqu’ilsentendentmettreenœuvrepourcorrigercesdéséquilibres.Acestade,lesÉtatsmembrespublientdoncleur«programmedestabilité»etleur«programmenationalderéformes».Lepremierdocumentestaxésurlesfinancespubliquesetlaréduc-tiondesdéficits;lesecondestlecataloguedesréformesquelegouvernementvamettreenœuvreenréponseauxrecommandationsduSemestredel’annéeprécé-dente.
Cesdeuxdocumentss’adressentdoncenprioritéàlaCommissioneuropéennequivalesanalyseretlesjugerdansundocumentappelé«recommandationsderecommandationsduConseilaupaysX».Eneffet,laCommissionrecommandeauConseileuropéenderecommanderauxÉtatsdemettreenœuvretelleou
telleréforme.Danslapratique,maîtressedujeudepuisl’examenannueldelacroissanceennovembre,ellegardelamainpendanttoutleprocessus.Ilestprati-quementimpossibleauConseildemodifier,sauf àlamarge,lesdocumentsémanantdelaCommission,comptetenudel’introductionparleTraitésurlasta-bilité,lacoordinationetlagouvernance(TSCG)dumodedevoteàlamajoritéqualifiéeinversée(3).
Enmai2015,laCommissioneuropéenne,surlabasedecritèresdel’examenannueldelacroissance,adoncdécidéderangerlaFrancedansl’avantdernièrecaté-goriepourlesdéséquilibresmacroéconomiques,luiimposantdenouvellespressions.Elleexigeainsidugouvernementfrançaisdesréformestouchantlesaspectssuivants:
• lesdépensesdesécuritésocialeetlebudgetdescollectivitéslocales;
• lesretraitesetplusparticulièrementlesrégimescomplémentaires;
• laréductiondescotisationssociales;
• laréformedusystèmedeformationdessalaires;
• laréformedesseuilstouchantlesinstitutionsrepré-sentatives;
• laréductiondesimpôtssurlesentreprisesetleurreportsurlesimpôtsàlaconsommation;
• laréformeducontratdetravail;
• uneextensiondesdérogationsaucodedutravaildanslesentreprises,notammentsurladuréedutravailetlessalaires;
• uneréformedusystèmed’assurancechômageenremettantencauselesconditionsd’éligibilité,ladégressivitédesallocationsetlestauxderempla-cementpourlessalaireslesplusélevés,notammentlescadres.
Ils’agitdoncd’injonctionsquitouchentbrutalementetsurlaplupartdesesaspects,aumodèlesocialfran-çais.
Un processus qui a des conséquences directes sur la politique économique de la France
Enl’absencedevolontépolitiqued’ungouvernementd’alleràl’affrontementaveclaCommissioneuro-
(3)UnÉtatdoitréunirauConseileuropéen74%des
voixpondéréespours’opposeràune
recommandationdelaCommission.
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péenneetlesautresgouvernements,celui-cin’aguèred’autresolutionquedemettreenœuvredesréformesselonleprismelibéralquiestceluiportéparlestech-nocratesdelaCommissionetnotammentparceuxdelapuissantedirectiongénéraleECFIN(4).Certes,desdiscussionsdanscertainsconseilsoùsontprésentsdesreprésentantsdesÉtats(notammentlecomitéEMCO)(5)peuventmodifieràlamargelesdocuments,maissanschangerlaphilosophiegénéraledelapoli-tiquepréconisée.
Lorsquelegouvernementseretrouveglobalementenphaseaveclesprécepteslibéraux,qu’ilsoitd’essenceconservatrice-libéraleousociale-libérale,celui-civamettreenœuvrelesréformes,parfoisavecdesaccom-pagnementssociauxhoméopathiques.Ainsi,depuiscequecertainsontqualifiédetournantdanslequin-quennatdeFrançoisHollande(vœuxdedécembre2013etannoncessurlePactederesponsabilité),legouvernement(incarnéassezrapidementparManuelVallsetEmmanuelMacronauprintemps2014)aassezscrupuleusementsuiviles«recommandations»delaCommissioneuropéenneàlaFrance.Ainsi,en2014,laCommissionréclameunallègementdu«coûtdutravail»etlegouvernementmettraenœuvreleCICE,lePactederesponsabilitéetleursallègementsdecoti-sationssocialesquiviendrontalimenterundéficitpublicdéjàimportant.
LaCommissionréclamedeséconomiesauniveaudesterritoires, le gouvernementmettra enœuvre laréformedesterritoires.LaCommissiondemandeunemodérationsalariale,legouvernementnedonnerapasdecoupdepouceauSmic.LaCommissiondemandeunassouplissementdesrèglesrégissantl’ouverturedescommercesoulesrèglesdelicencie-ments,legouvernementyrépondraparlaloiMacron.Onpourraitcompléter la listeainsiparbiendesréformes2014.
Un processus qui profite d’incertitudes institutionnelles lourdes
Dansuneconstructioneuropéennecaractériséeparunegrandeconfusioninstitutionnelle,danslaquellelafrontièreentrele«communautaire»et«l’intergou-vernemental»estsouventdifficileàcerner,onseretrouvedansunprocessusmortifèredontlesrésultatssontéloquents:croissanceanémique,chômagemas-sif,aggravationdesinégalités,notammententrelecapitaletletravail,montéedelaprécaritéetdelapauvreté,menacededéflation.Lapolitiquelibéralepréconiséeetdeplusenpluslargementappliquéeproduitdeseffetsdévastateursdanstoutlecontinenteuropéen.
L’AllemagnedeAngelaMerkelresteundesvéritablesmaîtresdujeuactueleuropéen.Ilestnotammentdif-ficiledes’écarterd’uneligneéconomiqueordo-libéralequilasatisfasse.Laplupartdesprincipescontenusdansl’applicationduSemestreeuropéen,surlacompétiti-vité,lesdéficits,toutcommel’indépendanceaberrantedelaBCEtémoignentdecetétatdefait.LaBCEnesecontentenotammentpasd’appliquerunepolitiquemonétairesansobjectifspolitiquesprogressistes;elleestégalementunacteurpermanentdelapolitiqueéconomiquedel’Union.ElleestundestroisacteursdelaTroïka.Elles’exprimeenpermanencesurlasituationdeteloutelÉtat.C’estdoncuneindépen-danceàsensunique:lesÉtatsmembresnepeuventpassemêlerdelapolitiquemenéeparlaBCE,maislaBCEpeut,elle,intervenirenpermanencelapoli-tiquemenéeparlesÉtats.
Onparletoujoursdu«moteurfranco-allemand».Forceestdeconstaterquesurlesujetquinousinté-resse,lemoteuradesratés.Autourdel’Allemagnesesontplutôtagrégésquelquespaysdedoctrinecompa-rable(dontlesPays-Bas),despaysdel’Estquiontplongécesdernièresannéesdemanièreviolentedansl’ultralibéralisme,voired’autresquionteux-mêmessubidesremèdesdecheval(6).Certainsontaussidesintérêtséconomiquesconvergentsavecl’Allemagne.
Ladémocratie,danscemécanisme,devientpourcer-tainsunpassagefacultatif.LeministredesFinancesallemand,WolfgangSchaüble,déclaraitàWashingtonle16avril2015:« La France serait contente que quelqu’un force le Parlement, mais c’est difficile, c’est la démocratie(…).Michel Sapin ou Emmanuel Macron ont de longues histoires à raconter sur la difficulté à convaincre l’opinion publique et le Parlement de la nécessité de réformes du marché du travail. »
Pourautant,unfrontcommunfaceàcettedoctrineauraitpuvoirlejour.AprèsladéfaitedeSarkozy,enphaseavecMerkel,etundesartisansduTSCGetduSemestreeuropéen,laFrancepouvaitmêmejouerlerôledechef defiled’unepolitiquealternative.Celanefûtévidemmentpaslecas.Lemanquedecouragedenosdirigeantspolitiquesn’expliquepastout.Lepenchantdugouvernementpourlelibéralismeetlapolitiquedel’offre,incarnéenotammentparManuelVallsetEmmanuelMacron,ainscritlaFrancedès2014dansunetotalesoumissionauxprincipesrabâ-chésparlaCommissioneuropéenne.
IlestégalementindéniablequelamisesouspressionpermanentedelaFrance,cibléetouteslesdernièresannéescommeundesplusmauvaisélèvedelaclasse(selondescritères,rappelons-le,totalementsubjectifs)limitedefaitlamargedemanœuvredel’exécutif fran-çaisquicourtlerisquedevouloirchangerlesrèglespourlui-même,etdéséquilibredefaitlecouplefranco-
(4)Directiongénéraledesaffaireséconomiquesetfinancières.(5)Comitédel’emploi.(6)Ilesttoujourssurprenantdevoirl’EspagnedeMarianoRajoydonnerdesleçonsàlaGrècedeAlexisTsiprassurlethème:«NousavonstoutcasséenEspagne.Querefusez-vousdelefaireenGrèce?»
EUROPE, INTERNATIONAL
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allemandetsonpoidssurlapolitiqueéconomiqueeuropéenneglobale.
Lacapacitéd’unÉtatàrésisteraurouleaucompres-seurexigeraitdelapartdespouvoirsexécutifsuneréellecapacitéàpromouvoiruneautrepolitiqueéco-nomiquequecelledictéeparlaCommission.Peudegouvernantsonteu,pourl’instant, lecouragedes’engagerdanscettevoie.Pourtantcelaestpossible.Larésistanceinitiéeparlenouveaugouvernementgrec,mêmesielleneconcernepasdirectementl’appli-cationduSemestreeuropéen(7),estunphénomènetoutàfaitintéressant.Seulecontretous,soutenueparaucunautrepayseuropéen,laGrèceatenutêteàl’ensembledesacteursquiveulentcontinuerlejeudemassacrequiaplongélapopulationgrecquedansunespiraleinfernaleetunepolitiquemortifère.Mêmesilaconclusiontemporaire (lasignatureparAlexisTsiprasdel’accorddejuillet2015)n’apasétéàlahauteurdesespérances,reconnaissonsquelepremierministregrecs’estbattucommepeudedirigeantseuropéensontsulefaireavantlui.
L’applicationdusystèmeactueldegouvernanceeuro-péennedansuncontexteinstitutionneldonnéapourconséquenceuneaggravationdelacriseeuropéenne,unestagnationdel’économie(voiredesrisquesdedéflation),uneaugmentationduchômageetdesiné-galités,desattaquesviolentessurlesmodèlesdepro-tectionsociale.Latraductionpolitiquedelasituationdramatiquedanslaquellesontplongésdeplusenplusdecitoyensetsalariéseuropéensprenddesaspects
inquiétantsavecdesalternancesdevenuesquasimentsystématiques,unedésillusionsurlespartisdegouver-nementqu’ilssoientdedroiteoudegauche,etunemontéedepartisd’extrêmedroitedansplusieursÉtats.
Lanonremiseencauseparlesélitesdespolitiquesqu’ellesmettentenœuvrerenforcelecaractèreantidémocratiqueduprocessus.Ilestdoncindéniablequel’Europeestàlacroiséedescheminsdansuncontexteaussimarquéparuneincapacitéàgérerlacrisedesréfugiés.
D’uncôté,lescrisesactuelles,quidémontrentlescarencespolitiquesetdémocratiquesdel’Unioneuro-péenne,etnotammentl’inertieliéeauxprisesdedéci-sion,peuventavoirdesconséquencesgraves.Del’autre,desinitiativessontprisespardesacteursquijusque-làn’ontpasdémontréleurcapacitéàmodifierlesystèmeexistantdansunsenssouhaitablepourlescitoyensetsalariés.Unrapportrécentdit«descinqprésidents»préconisedesmodificationsinstitution-nelles.Certainspays,dontlaFranceetl’Allemagneontégalementaffichédespositions.Resteàsavoirsilessalariés,représentésparleursorganisationssyndi-cales,etsurtoutenFranceparlaCGTenoppositionàlapolitiquelibéraleactuelle,prennenttouteleurplacedansundébatquipermetted’avancerdanslebonsensetd’éviterunchocanti-démocratiqueviolent.Telleestlaquestionquinousestposée,ànoussyndi-calistes.
Paul Fourier
(7)Rappelonsquequelquespays«sous-programme»ontétéexclusduprocessusduSemestrecarsoumisàunprocessusencorepluscontraignant,celuisousl’influencedelaTroïka
(FMI,BCE,Commissioneuropéenne).
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DÉCRYPTAGE
Quels indicateurs complémentairesdu PIB ?
Depuis près de dix ans, la production d’indicateurs complémentaires au « produit intérieur brut », mesure de la richesse créée par le travail, est l’objet de débats et réflexions. En 2015, elle a donné lieu à une collaboration entre le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (France stratégie) et le Conseil économique, social et environnemental, collaboration dont le résultat est loin de faire consensus et marque un recul.
FrançoisHollandepromettaitd’«inverserlacourbeduchômage»,maisquerepré-sentecette«courbe»?Lepatronatseplaintsanscessedu«coûtdutravail»,maissait-onmesurercecoût?Lestrai-
téseuropéensimposentdescomptespublicsstruc-turellement équilibrés, mais qu’est-ce qu’un«déficitstructurel»?Lamesuredesphénomènesquiaffectentnotresociétéestaucentredesdébatspublics.
Le PIB est irremplaçable, mais doit être complété
EnFrance,l’élanprogressistedelaLibérationaproduitunsystèmestatistiquepublicdegrandequalité,aveccommepiècemaîtresseunecomptabiliténationaleorganiséeautourd’unindicateurdelarichessetotalecrééechaqueannéeparletravaildenosconcitoyens:leproduitintérieurbrut.Souscetaspect,lePIBestirremplaçable.
MaisauXXIesièclecetoutilnesuffitpluspourrendrecompted’unesociétédevenuepluscomplexeettra-verséepardesmutationsquiaffectenttouslesaspectsdelacivilisation:révolutionsinformationnelle,écolo-gique,démographique,monétaire…Ilfautdoncdenouveauxindicateursderichesse,encomplémentduPIB.
LestravauxdelaCommissionsurlamesuredesper-formanceséconomiquesetduprogrèssocial,dite«commissionStiglitz-Sen-Fitoussi»(1),présentésàlaSorbonneenseptembre2009,ontdonnébeaucoupdevisibilitéàcesréflexions.Entreautrespréconisa-tions, laCommission recommandait d’accorderdavantaged’importanceàlarépartitiondesrevenus,delaconsommationetdesrichesses,etdefaçongéné-raleauxinégalités,d’améliorerlesmesureschiffréesdelasanté,del’éducation,desactivitéspersonnellesetdesconditionsenvironnementales,deconstruiredesoutilssolidesetfiablesdemesuredesrelationssociales,delaparticipationàlaviepolitiqueetdel’insécurité,d’opérerunsuiviséparédesaspectsenvironnementauxdelasoutenabilité…
Lestravauxlancéssouscetteimpulsionsepoursuiventàl’échelleeuropéenneetdanslecadredel’ONU.
Dix ans de réflexions sur les indicateurs économiques, sociaux et environnementaux
EnFrance,laCGT,commebeaucoupd’autresacteurstelsqueleForumpourd’autresindicateursderichesses(FAIR),participeactivementàcemouvement.Ainsi,ellejoueunrôlereconnuauseinduConseilnationaldel’informationstatistique(Cnis),instancededialogueentrelesystèmestatistiquepublicetsesusagers,repré-sentésparlessyndicatsdesalariés,lesorganisationspatronales,lesassembléesparlementaires,lescollecti-vitésterritoriales.LaCGTaaussientreprisuntravailde«décorticage»desstatistiquesduchômageetmisendébatlanotiond’exclusdutravailpourdesraisonséconomiques(2).
Lesindicateursstatistiquesfontaussil’objetdetravauxauseinduConseiléconomique,socialetenvironne-mental(CESE).Dès2006,cetteassembléeavaitéla-boréunrecueilde«repèresstatistiques»del’économiefrançaisequiregroupaitunensembledecommentairesportantsurlasituationéconomique,socialeetenvi-ronnementaledelasociétéfrançaise.Unpeuplustard,c’estunecommissiontripartite–rassemblantleCnis,leCESEetleministèredel’Environnement–qui,àlasuiteduGrenelledel’environnement,aétéchargéed’élaboreruntableaudeborddudéveloppementdurable.Letravailapprofondidecettecommission,aveclaparticipationdenombreuxacteurs,avaitpro-duitunexcellentrésultatquelaCGTavaitapprouvéàl’occasiond’unvoteorganiséenséanceplénièreduCESE.
Après2012,cetteréalisationétaitpasséeausecondplan,lesministressuccessifsdel’Environnementayantpréférémettrel’accentsurlatransitionécologique.UnecommissionspécialeduConseilnationaldelatransitionécologiqueetdudéveloppementdurable(CNTEDD),constituéeen-dehorsduCnissousl’égideduservicestatistiqueduministèredel’Environnement,
(1)JosephStiglitz,AmartyaSenetJean-PaulFitoussi(2009),Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social,septembre.OnpeutleconsultersurlesitedelaCommission:http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/fr/index.htm(2)Cf.CCEES(2007),Cinq millions d’exclus du travail pour des raisons économiques. Décortiquer les chiffres de l’emploi et du chômage au service de la démarche syndicale,RRS-CGT,septembre;CGT(2012),La crise et l’emploi. Décrypter les statistiques et les politiques de l’emploi au service de la démarche syndicale,novembre,RRS-CGT.
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apréparéunrecueild’«indicateursdelastratégienationaledelatransitionécologiqueetdudéveloppe-mentdurable».L’orientationtropexclusivementenvironnementalistequeleministèresouhaitaitdonneràcettepublicationasuscitéuneprotestationquasi-unanimedesforcessocialesreprésentéesauCESE,auCnisetauCNTEDD.LaCGTa,enaccordavecd’autresmembres,formuléauCnislademanded’unepriseencomptedel’acquisreprésentéparlestravauxantérieurssurledéveloppementdurable.Faitinédit,uncourrierduprésidentduCESEauprésidentduCnisestvenuàl’appuidecepointdevue.Ilafaitl’objetd’unfermerappeldanslerapportsurl’étatdelaFrancequeleCESEaprésentéfin2014.
France Stratégie relance le débat… sur des bases hautement critiquables
LedébatpublicarebondiàlasuitedelapublicationparFranceStratégie(héritierlointainduCommissariatauPlan,aujourd’huichargédemenerdesétudespourlecomptedugouvernement)d’unenote(3)préconisantlapublicationofficielled’indicateursstatistiquescom-plémentairesduPIB.S’appuyantsurlesaspectslespluscontestablesdurapportStiglitz-Sen-Fitoussi,cettenotedéveloppedesconceptionsdangereuses.Ainsi,bienqu’ellerappellelescritiquescontrelamesureentermesde«capital»desfaitssociauxetenvironne-mentaux,cettenotel’adoptequandmêmecommeuncadred’élaborationdesindicateursproposés:ilyauraitlecapitaléconomique,le«capitalhumain»etle«capitalnaturel».Or,l’«humain»etlanaturenedoiventpasêtreconsidéréscommedu«capital»etnepeuventpasl’être.Sinon,c’estqu’onveutlesexploi-teretnonpaslespréserverdurablement…
FranceStratégiesepréoccupeaussidela«dette»,publiqueouprivée,maissanoteometderappelerquela«soutenabilité»deladettedépendprincipalementd’unfacteur:l’écartentreletauxd’intérêt(c’est-à-direl’intensitéduprélèvementopéréparlesmarchésfinan-ciersetlesbanquessurlarichesseproduite)etletauxdecroissancedel’économie(quidépendendernièreinstancedel’emploietdelaqualificationdestravail-leurs).Lapolitiqueéconomique,lapolitiquemonétaireetlerôledesbanquessontainsiévacués,alorsquelestravauxduCESE(rapportVirlouvetde2013surlefinancementdelatransitionénergétique,rapport2014surl’étatdelaFrance)montrentqu’ilssontdétermi-nantspourlaréussitedelatransitionécologique.
Surlabasequivientd’êtrerappelée,FranceStratégieaétéàl’initiatived’unpartenariatavecleCESEpourélaboreruntableaud’indicateurscomplémentairesduPIBdestinéàfairepartiedesdocumentsofficiellement
remisauParlementpourlapréparationdudébatbud-gétaire.C’estprécisémentcequepréconiseuneloivotéeauprintempsdecetteannéeàl’initiatived’EvaSas,députéeEELV.
Pas de consensus sur les indicateurs proposés par France Stratégie et le CESE
LacollaborationFranceStratégie-CESE,concentréesurquelquessemainesentremarsetjuin2015,aconfirméqu’ilestdifficiledeconcilierlesinjonctionsdupolitiqueaveclesconditionsd’uneconcertationefficaceentrelesmultiplescomposantesdecequ’onappellela«sociétécivile».
Letravailaccompliaeuleméritedemettreenévi-denceplusieursdemandesfortesd’améliorationdelaproductiondusystèmestatistiquepublicquidevrontêtreexaminéesparleCnis,lieuappropriédedialogueentrelastatistiquepubliqueetsesusagers.Enrevanche,lerésultatfinalementobtenu,quiprendlaformed’untableaudedixindicateurscomplémentairesduPIB,constitueplutôtunerégressionparrapportauxindi-cateursdudéveloppementdurabledontnousdispo-sonsdepuis2010.
Lesindicateursproposésaujourd’huisontloinderésul-terd’unlargeconsensusentrelesorganisationsetlesexpertsquiontparticipéàleurélaboration.Ilenestainsi,parexemple,desindicateurssubjectifsdebien-êtredontlavaliditéépistémologiqueesttrèsincertaine.Encequiconcernelapremièrepréoccupationdenosconcitoyens,letauxd’emploiaétépréféréàuntauxdechômageélargi–proposéparlaCGT–commeindicateurprincipal.Ainsi,lechoixaétéfaitdenepasdonnerlaprioritéàlamesuredesdégâtsquechômageetprécaritéexercentsurlebien-êtremaisdepréférerunemesureéconomiquedesfacteursdel’offrepro-ductive–déjàprésentedansletableaudebordavecleratioducapitalproductif rapportéauproduitnatio-nalnet.Cechoixinnovepeuparrapportàl’informa-tionapportéeparlePIB.
Enmatièredemesuredesinégalités,l’indicateurpro-posé(sommedesrevenusdes10%lesplusrichesrap-portéeàlasommedesrevenusdes10%lespluspauvres)n’estpasassezfinpourappréhenderlephé-nomènemajeurobservédepuisunevingtained’an-nées:laprogressionfulgurantedelarichessecaptéepar quelques détenteurs de grandes fortunes etquelquesfinanciersquireprésententbienmoinsd’1%delapopulation.Enrevanche,lapropositiondelaCGTenmatièred’indicateursfinanciers–endette-mentdesagentsnonfinanciersrapportéauPIB–aétéretenue.
(3)GéraldineDucos,encollaborationavecBlandine
Barreau(2014),«Quelsindicateurspourmesurerlaqualitédelacroissance?»,
Note d’analysedeFranceStratégie,septembre:
http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/note-fs-indicateurs-croissance-ok.
pdf.
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ADE n° 121
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Nepouvantserésoudreàconsidérerquecetableaudebordsoitunaboutissementdutravailengagé,legroupedelaCGTauCESEs’estabstenulorsduvotesurcesindicateurscomplémentairesduPIBquiaeulieule24juin2015(4).
Latâched’améliorerl’appareilstatistiquepourqu’ilrépondemieuxauxexigencesdudébatpublicestdoncloind’êtreachevée.LaCGTcontinuerad’yparticiperactivement.
Denis Durand
Les dix indicateurs du PIB adoptés par France Stratégie et le CESE
Repères:populationettauxdefécondité-PIBetcroissance
THÈMES INDICATEURS PHARES INDICATEURS COMPLÉMENTAIRES
Inégalitésderevenus
Rapportdelamassedesreve-nusdétenueparles10%lesplusrichesetles10%lespluspauvres
Niveaudeviemédian,tauxdepauvretémontériareaprèstransferts,tauxdepauvretéenconditionsdevie,inégalitésdepatrimoine
ÉducationTauxdediplômésdel’enseigne-mentsupérieurparmiles25-34ans
Tauxdechômage1à4ansaprèslasortiedeformationinitiale,indicateurdesortieprécocedusystèmescolaire,jeunesde15/29ansnienemploinienformation(NEETauniveaueuropéen),unindicateursurl’apprentissage,unindicateursurlaformationprofessionnelle
Santé Espérancedevieenbonnesantéàlanaissance
Espérancedevieàlanaissanceetà60ans,espérancedevieenbonnesantéà65ans
Travailetemploi Tauxd’emploidelapopulationactive
Tauxdechômagedelapopulation,des15-24ansetdesplusde50ans,tauxdesous-emploidelapopulationactive
Climat-énergie Empreintecarbone(consomma-tioncarbone)
Intensitéénergétique,partdesénergiesrenouvelablesdanslaconsommationd’énergie,étatdesrécifscoraliens
Biodiversité Indiced’abondancedesoiseaux Évolutiondel’utilisationdessols,pollutiondescoursd’eau
Gestiondesressources Tauxderecyclagedesdéchets Productivitématières
InvestissementActifsproductifsphysiquesetincorporelsen%duProduitIntérieurNet
Actifsproductifsphysiquesetincorporelshorslogement,dépensederechercheetdéveloppementparrapportauPIB,tauxdecréationnetted’entreprises,nombredebrevetsdéposés
SoutenabilitéfinancièreDettedesdifférentsagentséconomiquesnonfinanciersen%duPIB
DettepubliquenetterapportéeauPIN,positionextérieurenette
Bien-êtreetvivreensemble Indicesubjectif desatisfactiondelavie(OCDEouEurostat)
Tauxdeparticipationdesfemmesauxinstancesdegouvernance,tauxdesurchargedeslogements(fragile),tauxdecambriolages,volsetagressions,tauxdenatalité,indicedeségrégationàl’école
Source:PhilippeLeClézio(2015),Résolution du CESE sur un tableau de bord d’indicateurs complémentaires au produit intérieur brut (PIB) élaboré en partenariat avec France Stratégie,juin.
(4)PhilippeLeClézio(2015),Résolution du Conseil économique, social et environnemental sur un tableau de bord d’indicateurs complémentaires au produit intérieur brut (PIB) élaboré en partenariat avec France Stratégie,juin:http://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2015/2015_20_projet_resolution_indicateurs_pib.pdf
DÉCRYPTAGE
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DisponibleségalementaupôleéconomiquedelaCGT
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Derniers numéros parus
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103Après la bataille du CPE, quelle place pour le travail ? Enjeux sociaux des statistiques
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48e congrès de la CGT Au cœur de l’actualité, l’enjeu de la démocratie sociale
Analyses et Documents économiquesestdisponibleauprèsdusecrétariatdupôleéconomiquedelaCGT:[email protected];tél.0155828149.
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120120e anniversaire de la CGTMaîtrise de l’information économique et sociale : enjeux d’actualitéCampagne « Coût du capital » : perspectives
Numéro
119Campagne «Coût du capital» : retour d’expériences