philo travail

24

Upload: bentournardre

Post on 11-Dec-2014

141 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Philo Travail
Page 2: Philo Travail
Page 3: Philo Travail

#&ss$s&

Trcrucûl

ffi

ommençons par un test rapide.Voici quelques questions, essayez de répondre du tacau tac:Combien d'heures passez-vous chaquejour àtravailler?Combiend'argentaurez-vous gagné àlafinde cemois?

Jusqu'à quand occuperez-vous votre poste actuel?Pour qui travaillez-vous ?

Faites-vous un travail utile?Pourquoi travaillez-vous ?

Jusqu'à une période récente, disons jusqu'auxannées 1980, répondre à de telles questions était engénéral facile et évident; aujourd'hui, la situation estplus nébuleuse. Le temps de travail est difficile à éva-

luer. Avec les ordinateurs portables et les smartphones,nos e-mails et nos dossiers nous suivent clu lever aucoucher; le moindre temps mort peut être mis à profitpour traiter une information. Dans de nombreuses pro-fessions, le salaire fixe n'est plus le nerfde la guerre ; ce

sont les rémunérations variables qui font la différence.D'autre part, les emplois précaires - un actif sur deuxenFrance-et lamobilité professionnelle rendent l'ave-nir peu planifiable. Pour ce qui est de la hiérarchie, elles'est complexifiée dans les grandes entreprises: à quifaut-il rendre des comptes, infine? À son N + 1, à ses

clients, au chief execut[ve fficer? Ou faut-il jouer la partieen solo et penser à son carnet d'adresses et au prochainposte pour lequel on pourra candidater, chez un concur-rent? quant à la question de l'utilité des tâches, sans

pécher par excès de nostalgie, elle ne se posait guère à

un maréchal-ferrant ou à un potier. Mais prenons le cas

d'unbanquier spécialisé dans lavente deprodrdts struc-turés aux coliectivités locales ou d'un analyste-pro-grammeur: comment expliqueront-i1s leur métier à

leurs enfants ou à leurs grands-parents ? Enfin, la ques-

tion de savoir pourquoi on travaille, dans une sociétécomme la nôtre, se pose: si I'on quitte son poste, lasurvie n'est pas menacée, du moins pas dans f immé-diat; les indemnités chômage durent dix-huit mois, quipeuvent parfois être relayées par le RSA. Cette additionde facteurs explique que le sens c1u travail soit luimêmefl'appé d'incertitude.

Pour y voir plus clair, revenons aux réflexionss éminales de I a C ondition de I' homme mo derne ( 1 9 5 8), deHannah Arendt; 1a philosophe y a en effet proposéune distinction entre travail et æuvre qlut se révèle,jusqu'à nos jours, si opératoire qu'eile est sans cesse

reprise par les spécialistes du monde professionnel.

Arendt prend pour polnt de départ une formule sibyl-line du philosophe anglais John Locke, qui oppose < le

travail de nos corps et I'æuvre de nos mains r. Au sensd'Arendt, le travail est lié au corps, c'est-à-dire auxnécessités biologiques, au cycle de la vie. Ainsi, leménage ou la cuisine sont, par excellence, du travail.Comme Arendt Ie fait remarquer avec ironie, les écu-ries d'Augias sont 1es seules qu'iI soit héroïque delaver, car elles ne se resalissent pas ! Dans la vie réelle,ie ménage est au contraire une activité répétitive etsans gloire, dont le résultat est invisible (c'est unique-ment lorsqu'on ne passe pas l'aspirateur que cela finitpar se remarquer). Le résultat du travail disparaît dansle flot du quotidien, il n'en reste rien, même s'il estindispensable au confort. C'est pourquoi ie travail,nous dit Arenclt, animalise - elle parle d' animallab or ans,

d'un animal travaiileur.Pour approcher la notion d'æuvre teile qu'Arendt

I'entend, écartons d'abord un contresens potentiel : laphilosophe ne désigne pas, par ce mot, la créationartistique. Faire æuvre, pour elle, revient pour 1'êtrehumain à exercer sa capacité de fabrication d'objets.Certains de ces objets sont pérennes au-delà de la mortde celui qui les a façonnés - meubles, architectures -,c1'autres sont plus éphémères -vêtements, mouchoirs,stylos... Si le travail est englouti dans l'écoulementdes jours, l'accumulation des æuvres crée le rnondehumain et lui confère sa stabilité. Considérez votrelogement, la table sur laquellevous mangez,la chaisesur laquelie vous êtes assis, ainsi que toutes vos pos-

sessions, les routes que vous empruntez et lesimmeubles de bureaux, les magasins, les bâtimentspublics: nous autres humains ne vivons pas au seind'un écosystème naturel, mais dans un environne-ment composé d'artefacts façonnés par nos mains.C'est pourquoil'cruvrehumanlse -Arendt p arle d'homo

f ab er, d' rn homme fabricateur.

Hirrésistible ascension d' homo fluxusCependant, Arendt écrivait en 1958, à une époque

de plein emploi, où l'organisation du travail, dans 1es

usines comme dans les bureaux, était largement taylo-riste, c'est-à-dire que 1es tâches et les fonctions étaien:rigoureusement compartimentées, hiérarchisées, e:,

vue d'obtenir des économies d'échelle. Dans cet unive:,tayloriste, 1'homme fabricateur était la figure centra-:

- la commercialisation de procluits manufactur'és ét.-

44 / Phitosophie magazine n"68 Avrit 2013

Page 4: Philo Travail

(( Nous sommesde plus en plusnombreuxà façonner, nonpas de la matièreà I'aide de nosmains, maisdes fluxd'informationscontinus n

"r","@

1e fer de lance des Trente Glorieuses. Or', nous avons

quitté cette époque, et Ia distinction arendtienne est

aujourd'hui sévèrement ébranlée.L'évolution ia plus in-rportante tient àlaliquéfac'

tion des æuvres. Aujourcl'hui, dans les services

- banques, informatique, compagnies d'assurance,

conseil... -, noLls sommes de plus en plus nontbreuxà façonner, non pas de la matière à 1'aide de nos

mains, mais des flux d'informations continus à i'aide

de iros cerveaux et de nos ordinateurs. Et les produitsmanufacturés eux-mêmes ont un cycle de vie extrê-

mement court; ils sont conçLls pour s'user vite,consotnmés et clétruits aussitôt que fabriqués. Résttl-

tat, les æuvres ne palticipent plus à l'édification et

à la stabilité du monde humain. Et pourtant' on

demande aux salariés de développer des savoir-fairecomplexes, comme 1'artisan d'autrefois. Le malaise

ou f incertitude quant au sens du travail s'expliquedonc par ceci'.homo faber voit ses æuvres engloutiespar 1e temps présent et le court terme, comme s'iln'était qu'un animallaborans. On lr.ri demande d'êtrecréatif, intelligent, zé1é, de se perfectionner sans

cesse, mais le résultat de ces efforts inouîs est éphé-

mère, volatil. En 1920, un entrepreneur cr'éait une

firme enrêvant de la léguer à ses enfants;aujourd'hui,un créateur c1e start-up sait qrie sa boÎte sera rachetée

cleux ou trois ans plus tard, ou qu'il faudra la réin-

venter. De nême, un consultant informatique nevoitpas 1e résultat concret des recommandations qu'iladresse à ses clients. Dans le monde du journalisme,

i1 y a également rine claire résistance de 1a profession

à abandonner 1e support papier pour travailler dans

les médias numériqries : car on sent bien que le jour-

naliste papier est un artisan des mots, tnhomo faber,et qrie le journaliste Web se rapproche del'animallaborans. Ceci explique que de nombreux cadres, au

moment de la crise de 1a quarantaine, quittent leurs

fonctions pour redevenir artisairs d'art, boulangersou viticulteurs, ce qui aurait été iirimaginable dans

1es années 1950.

Ainsi, nous sommes les contemporains de I'appa-

rition d'un troisième personnage conceptuel, homo

fuxus. Certains peuvent essayer de jouir de cette nou-

velle fluidité des æuvres, y trouver une intensité iné-

dite, surfer sur les vagues de ce monde flottant. Mais

dans 1a plupart des cas, homo Jlttxtts a le blues ! Car iln'est pas tous les jours facile de sculptel de l'eau.

iaI

t1\1

Avril2013 Phllosophie magazjne n'68/ 45

Page 5: Philo Travail

fr9ftâarFs

Trouoil

Attentioll.cabrule!

)Le bum-out est le nouveau mal du siècle: à f image de nos cinq témoins,

il flappe ceux que leur angoisse perfectionniste ou un management pervers

dévôre. Mais il marque aussi le signal d'une nécessaire transformation de

notre rapport au travail, soutient Pascal Chabot, l'auteur de GnbalBurnout.

PascalChabot

wPhilosophe belge né en 1973,il est chargé de coursà I'lnstitut des hautes étudesdes communications sociales(IHECS), à Bruxelles.ll a soutenu sa thèse surGilbert Simondon à quiil a aussi consacré un livre- La Philosophie de Simondon(Vrin,2OO3) - et un film- Simondon du désert(coréalisé avec FrançoisLagarde, Hors-(Eil Éditions,2Ot2). ll a publié r.esSeplStades de la philosophie(PUF, 2Oll) et vient de signerGlobal Burn-out (PUF, 2O13;lfi e P h iloso ph ie ma ga z i ne,n'66, p.84).

a généalogie du concept de burn-out est

passionnante. Le terme est inventé par le

psychiatre américain Herbert J. Freuden-

berger dans les années 1970. Celui-ci tra-

vaillait à NewYorkavec des toxicomanes,

à qui le terme "burn out", trte " conwmation

del'inténeur", était parfois appliqué. Mais, bientôt, Freu-

denberger s'est aperçu que le personnel soignant mon-

trait lui aussi des signes d'épuisement érnotionnel et

mental: trop de travail, trop d'idéalisme, trop d'investis-

sernent. Les soiglants de cette free cliruc sesentaientvidés,

exténués, incapables de récupérer. Ils en faisaient tou-jours plus, s'isolaient, niaient le malaise jusqu'à un phé-

nomène de dépersonnalisation: attitudes cyniques,

comportements autodestructeurs, profonde autodépré-

ciation. Mais le terme de Freudenberger a une origineencore plus ancienne. I1 apparaît dans le roman de Gra-

ham Greene, A Bumt-OutCase, écrit en 1961. Cette expres-

sion était utilisée dans les léproseries pour parler des cas

où la maladie trouve un arrêt après qu'ily a eu perte des

orteils et des doigts. En somme, le mal s'est tari, "consu-

mé" : le patient eslltîbutnt-out case.II apetdu, avant cle

guérir, tout ce qui est susceptible de se consumer. Ainsi

le burn-out, maladie qui brûle tout de f intérieur, est-il

aussi Ie sigrre d'uneguérison, d'un dépouillement, cl'une

libération. C'est toute son ambiguïté étonnante quirésonne avec la situation actuelle: à la fois syndrome

d'épuisernent et possibilité de changement.

Aujourd'hui, le burn-outPeutaPparaître comrle une

pathologie propre ànotre sociététechnico-capitaliste, qui

exige toujours plus de rendement, d'eff,cacité. Elle est la

maladie du trop: trop c1e vitesse, d'objets, d'échanges et

de combustion mentale et physique. Un troubie-mtoirqui se place sous le signe du feu pour une société quivitune combustion pernanente. Les victimes de burn-outne sontnides paresseuxnides inadaptés. Ce sontles bons

élèves, ceux qui s'investissent le plus, les plus idéalistes.

En cela, I'ancêtre lointain du burn-out est I'acédie qui

fiappait 1es moines au Moyen Âge. Ce trouble mélanco-

liquetouchaitles éléments les plus pieux. Toutd'un coup,

ils éprouvaient un immense sentiment de vide, d'an-

goisse, de remise en question de leurfoi. Cette crise de foime semble aujourd'hui affecter les "croyants" 1es plus

zélés dans une société qui idolâtre le travail. Acédie au

MoyenÂge, spleenauXIX" siècle, neurasthénie au début

du XX", burn-out aujourd'hui: les formes changeantes de

notre civilisation s'accompagnent, à chaque fois, de nou-

velles pathologies. Le blrrn-out actuel peut être inter-prété comme une maladie de l'adaptation. Notre société

demandeenpermanenceàses membres de s'adapter. Et,

certes, l'être humain possède une grande capacité plas-

tique. Mais le problème estqu'onluidemande de s'adap-

ter pour s'adapter. la finalité peut alors s'estomper et ne

pas s'inscrire pas dans une perspective plus large, où la

personne pourrait se réaliser. D'où f impression de perte

de sens. Lavictime deburn-outestpdseenétau entredes

contraintes professionnelles de plus en plus grandes, et

des exigences morales quivont dans un sens contraire. Ily a un sentimenl de doublebind, d'injonction contradic-

toire. Cela tient au fait que notre société ne privilégie que

le progrès utile et non subtil. Le progrès utile est quantifiable, il connaît une progression multilinéate, perma-

nente. Le progrès subtil, beaucoup plus fragile, renvoie à

tous ces domaines delavie humaine quine sontpas mesu-

rables: l'éducation, 1e soin, la création. Ils reposent sur

une matière par définition défaillante: l'être humair.Pourtant, ils sont essentiels. C'est pourquoi les premières

professions touchées par 1e burn-out ont été celles des

soignants, des enseignants, des éducateurs, tous ceu-rqui

font métier d'aider I'aute. Le déséquilibre entre progrè.

utile etsubhldoit être pensé. I1 faut rééquilibrer les der-'-

progrès, définir un nouveau pacte face à l'évolution de . .

société machinique, comme il y en a eu un au X\4iI' siè: -

pour faire face à 1a brutalité de l'état de nature. )

45 / pfritosopnie magazlne n'68 Avril 2013

Page 6: Philo Travail

"Larrêt de toute activiténr'a f'ait basculer"

l./

Jlt.\\ trn.\\trots \t,Yt"t'ÉI, zz rlsl)lt ilosophe et écritrrt il t

T --1-nmomentdedétenteaprès

I I une periode très active: jeti ;ïï:î,ïnï,rffi:rCamus et d'un ouvrage sur Platon et les

sirnulacres modelnes, et j'étais parti en

vacances avec mon épouse en Grèce, surl'île de Santorin. Même si j'avais pris maletraite de l'enseignen'rent, je restais très

occupé: des conférences plusieurs fois parselnaine, des soutenances c1e thèses, etdonc la rédaction de ces liwes, une tâchequi n-r'avait passionné. Arrivé sur le sitemagnif,que de Santorin, en pleine formeet d'excellente humeur, I'arrêt soudain de:oute activité m'a fait basculer dans un.irat second. J'ai éprouvé rtne angoisse. rorme. cornnre je n'en avais jamais,,rnnu dans ma vie. Une boule de terreur

-:-rntait et clescendait dans ma poitrine.'

=:rouvais un épuisernent sans fond. Je. .-.'ais p1r-rs envie de lire, plus envie de

, ^ e. Les choses avaient perdu tout sens

r . -,ute saveur. Ce n'était pas 1a peur

- .l éprouve face à un danger objectif,-- --: -a mort. Plutôtunepanique sourde,

- --:le. un peu comme 1'angoisse, au- , .:trdeggerien du terme, devant le, .- ien.

.- :rnsulté un médecin qui a dia-

. : -: uir burn-out. La prise de

médicaments n'a soulagé, mais il a falluplusieurs mois avant que je ne retrouvemon énergie habituelle. Avec le recul, iIme semble quej'ai sans doute dépassé mes

limites.J'aitoujours été quelqu'unde très

actifqui brûlait les étapes. Professeur de

lycée, j'ai été nommé directementprofes-seur d'université sans être assistant nimaître de conférences; i'ai enseigné à lafois dans l'Hexagone, au CanadaetenTur-quie; j'ai occupé de nombreuses respon-

sabilités au sein de I'Université et dans 1es

ministères, sans compter les ouwages quej'ai écrits. Ce n'était pas une course: cela

faisait juste partie de ma façon de viwe.Le plus étrange, c'est queje n'ai cessé

c1'être fasciné p ar |'hubns des Grecs, cette

démesure qui peut causervotre perte ! J'aibeaucoup écrit sur ce sujet et souventprônélamesure, lamodération... Comme

quoi, on en appelle d'autant plus auxlimites qu'on possède en soi ce sentimentocéanique. Aujourd'hui, j'essaie de menerune vie plus calme et d'être à l'écoute de

mon coips . Je découl'le le plaisir de traînerdans la maison, de flâner dans les rues, de

faire des choses banales. Cette expérience

extrêmepose tout de mên-re la questiondela liberté: oir réside n-ron libre arbitre sijepuis êrle soumis à des angoisses aussi

im.menses et incontrôlables ? >

/ "Lesphilosophes ne sontpas épargnés par l'excès"

( I etrouvequ'il ya unecoTncidencetrèsintéressanteJ dans le fait que cette expérience ait eu lieu à Santorin,l'île du feu par excellence, aux puissances volcaniqueset ignées. Car le burn-out est une pathologie qui seplace sous te signe du feu, et dont le premier combustibleest le psychisme de certains humains. L histoire deJean-François Mattéi nous rappelle gue les philosophesne sont pas épargnés par l'excès, la démesure.Et qu'un intellectuel de haut niveau n'est pas très loind'un sportif de haut niveau, devant toujours accomplirdes performances, être parfaitement en forme,jusqu'à lépuisement total. On trouvait déjà cela dansla correspondance de Bergson qui se plaignait d'êtretout le temps débordé, sollicité. Mais ce cas nousrappelle aussi que la fatigue est consubstantielleà I'activité humaine et qu'il faut songer justeà ce qu'elle ne nous déséquilibre pas trop. Aprèstout, Santorin est aussi une île grecque, symbolede cette Grèce antique qui cherchait le bonheurdans lëquilibre et la sagesse ! D

Avril 2ol3 Philosophie m agazlne n" aa I 47

Page 7: Philo Travail

lTo::: t.t,

t;oil

"Le mode de managementest dc'venu ubuesque"

I

\\'t()t\Ft, r2.\\sl)ro/i:sserr r rl'l t i.s{oire, t rcis elt/tt tt ts

out se passait très bien danscettepetite agence de commu-nication où j'étais directeurgénéral depuis plusieurs

années, jusqu'à ce que nous soyons ven-

dus. Du jour au lendemain, le mode de

management est devenu ubuesque. Jedevais rendre des comptes à des lespon-sables basés à Barcelone otr rux États-Un is

et qui ne connaissaient rien au métier quej'exerçais ! Mon directeur marketing onmon directeur financier étaient logés à lamême enseigne. Nous n'étions plus uneéquipe, ancrée dans un endroit concret,mais un moulin ouvert à tous les vents ettous 1es avis. C'était totalernent schizo-phrène:j'étais déchiré entre mon équipe,

qui a1lait ma1, que je ne pouvais plus pro-téger, et les exigences délirantes, hors de

propos, des nouveaux actionnaires.Mon burn-out n'est pas venu de ia

cadence de travail, mais de l'écaft insup-portable entre mes exigences, ma moraleet la vision déshumanisée qui m'étaitimposée. Tout cela s'est traduit par unefatigue immense, des crises d'angoisse, du

48 / Phitosopnle magazine n'68 Avril 2ol3

stress, f impossibilité de débrancher. Unjour, enrevenantd'une réunion du groupe

à Londres, je suis lesté prostré dans l'Eu-

rostar. L'idée de me suicider m'a traversé.

Je suis rentré chez moi en scooter dans unétat second. Le lendemain, j'étais hospita-1isé dans un hôpital psychiatlique pourplusieurs semaines. J'ai dorrni des jours et

des jotirs. Impossible de regarder montéléphone portable ! Heureusement, avant

mon burn-out, j'avais déjà proposé ma

démission. Quand je suis retourné au trâ-vail, je n'avais pas f impression de trahirou de lâcher mes équipes. Et puis, je suis

d'une constitution solide, ma femme m'atoujours épaulé et nous n'avions pas de

problènes d'argent. Après en avoir lon-guenent parlé avec w coach, je me suis

orienté vers 1'enseignement, un clomainequi m'attirait - nême à 1'époque où je

faisais HEC. Remplaçant dans des lycées,

j'aime transmettre, avoir l'impressiond'ctre utilc. Bien sùr. je gagne nroinsbien rla vie. Mais finalement, cet épisode aura été salvateur. J'ai retrouvé unplaisir à travailler. >

/ "Plusdecontinuitéentre ce qui est vécu etce qui doit être réalisé"

( ^

n voit bien là l'un des effets pervers de la\rl mondialisation : l'éloignement grandissant entre,d'un côté, les structures de pouvoir, et, de I'autre, laréalité concrète du travail. ll n'existe plus de continuitéentre ce qui est vécu et ce qui doit être réalisé. D'oùun sentiment de schizophrénie, de dépersonnalisation.Dans le cas d'Antoine, il était impossible que le travailsoit reconnu par une personne qui, par définition, n'enconnaît pas les codes ! Cela crée une impression defrustration, d'irrationalité qui provoque le burn'out,bien davantage que la cadence de travail, commeil le souligne. En effet, les êtres humains peuventsupporter des tâches très pénibles. Mais, comme l'afait remarquer Christophe Desjours, ils ont un besoinvital de reconnaissance, car c'est elle qui transformela souffrance en plaisir, qui donne du sens à la difficulté.Cet exemple montre aussi que c'est le travail qu'ilfaut défendre. >

Page 8: Philo Travail

"On a tenclanceà rouloir saur-er les gens"

tr\TRICl.\ \1,\R[tit_. 3 I .\\S\lerlecirr el (t r rIe r t re"

e finissais ma neuvième et dernièreannée de médecine. Je laisais monilternat dans un service de cancéro-logie, à raison de quatre-vingts à

:. -.tre-vingt-dix heures de travail par. -::aine. Le soir,j'étais de garde auprès de

: .-ades que je n'avais jamais rencontrés. :-ui, parfois, décédaientpendant 1a nuit.

. ésnait une atnosphèr'e tr'ès dure, très:: -nvme. Le jour, nous étions soumis à- :ortes pressions iconomiques: on

-.'. art "faire du chiffre", du rendement,., rs que les patients avaient besoin de: ---er, de présence, de temps. Tout cela

- --, ait plus c1e sens. Il existait un gland:-::lage entre les valeurs queje souhai-.,. mettre dans non travail et les

- - ::raintes quiétaientinposées.Jevivais: --- -es nerfs, épuisée tout Ie temps.

Jn jour, j'étais au volant de ma voi-

-:.. au milieu de nulle part: celle-ci est:lbée en panne et, 1à, tor.rt d'un coup,

= rraqué. J'ai couché ma tête sur 1e

-.ll et me suis mise à sangloter sans

- --''orr m'alrêter. Je ne pouvais plus.,-,.- a l'l'rôpital. hnpossible. Plus la force

-- -iter. J'abdiquais. Je n'en pouvais

-: :e toujoufsvouloiraiderles autres !

: .-rÈ suis n-rise en congé maladie, vou-... rrcme rrrcter la mcdecine. À

- -. :ues nètres de I'arrivée ! Bien sûr,. -: irat s'accompagnait d'un terrible: : ' -.nent d'échec, d'une culpabilité

-:1:€. mais c'était plus fort que moi.. ,-r.ide service, ies médecins consul-:: r: Corlprellaient pas ce qui m'arri-- :- exrste une cultule très virile dans

-::rat. qui consiste à valoriser à tout- '. - :ifort. 1e surnenage, la résistance.

. .-::-rt mon arrêt de travail, pour y-- :-us c1air, j'ai comrnencé à écrire

- : i ::i,:es saYnètes de ma vie médicale.: ,.:r-.is aussi 1e rnétier de journaliste

- . . -. :resse médicale et 1'écriture- . --: :oujours rentée. Quelque chose- :r.=---ait. dans 1es études de méde-

: :--r,e l idéalisne des premières- ::: =r ,e cvnisne de 1a fin. J'ai fini, .:-.rdie mon stage, mais en for-- -

- -,1:. en restant dans r-nes limites.

Je suis quelqu'un qui s'investit émotion-nellement beaucoup dans son travail.En tant que jeune médecin, on a ten-dance, me sen-rble-t-il, à vouloir sauverles gens. Il faut apprendre qu'on peutles aider, nais pas les sauver. J'ai ter-rliné ma thèse et écrit mon ron-ran. Barn

Olt, inspiré de cette expér'ience, s:rns

chercher à r.r-r'installer. Depuis, je faisdes renplacements de rnédecins, j'éclisdes alticles clans des revues médicalesetje donne des conférences sur 1e burn-out. Ii ne paraît vital de travailler à rnonrythne, selon mesvaleurs, quitte mêrneà gagner n-roins d'argent. Finalernent, leburn-out m'apparaît collûre uneréponse positive, saine face à L1n proces-

sus dc déshrrrnanisatiorr. ,

* Elle a signé Brl, Out (Atlantica, 201O).

totalement une personne"( | 'exemple de Patricia Martel me rappelle ce queL Freud disait."lly a trois métiers impossibles:enseigner, soigner, gouverner." Dans ces activités,on rencontre quelque chose de I'ordre d'un travailimpossible, parce qu'on ne guérit jamais totalementune personne, on ne l'éduque jamais tout à fait. Quanddes impératifs de rendements s'y ajoutent, cela peutdevenir effroyable. En outre, Patricia évoque la culturevirile de I'internat et I'incompréhension des anciens.Une remarque qui prouve à quel point le burn-out estune pathologie ancrée dans notre époque. Enfin, celapose le problème que peut rencontrer une femme pours'adapter à un monde professionnel dont les codessont encore très masculins, et comment elle doity mettre en sourdine ses valeurs, avec les difficultésque cela entraîne. )

/ *Onne guéritiamaia

Avril 2ol3 Philosophie maqazine n'68 / 49

Page 9: Philo Travail

tl:!rl'',.;....:.;.:...-.tt.,/;i:.,r:,t:/,ta,

Trm;ail *tÉli

en mon

e suis responsable de I'aménage-ment dans une collectivité locale.

Je m'occupe de gérer, dans uneville, tout ce qui concerne I'urba-

nisme, 1'entretien du parc immobilierpublic. Dans mon dernier poste, j'avaisen charge cleux cent cinquante employés,au sein d'une comrnune de cinquantenille personnes. J'arrivais à 7 h 30, jemangeais seulement un sandwich, je nefinissais jamais avant 21 heures et sou-vent, à minuit, quand iI y avait desconseils municipaux. Un rythme dedingue. Surtout, on me demandait d'ob-tenir toujours plus de résultats sans medonner les noyens. Un casse-têteangoissant. Bien souvent, les élus - dedroite comme de gauche - se moquentc1e savoir si letus exigences sont réali-sables ou rrorr. lls verrlent juste avoir'leur photo dans le journal. S'il y a lechoix entre repeindre une crèche etrefaire 1e système incendie, ils choisis-sent ie ravalement parce que ça se voit !

Tolrt est dans le paraître. Mais noi, encas de pépin, j'étais le responsable.

Pendant deux ans, j'ai tenr-r à cettecadence infernale, tout en supportantun climat d'agressivité verbale, de har-cèlement permânent. J'étais dans unétat de stress permânent, je m'empor-tais pour un rien, j'étais devenu trèscolerique au volant. Un jour. uneremarque plus violente - du genre"Vous êtes trop con poul coln-prendre I" - m'a fait craquer. J'ai res-senti un picotement étrange du haut dela têtejusqu'en bas de Ia colonne verté-blale. Mon corps étâit tétanisé. Il nerépondait pl us. Le lendemain, je ne pou-vais tout simplernent plus aller au travail.Le médecin a diagnostiqué un burn-outsévère. Je suis resté trois mois en arrêtnaladie, et huit mois ont été nécessairespour remonter la pente. Impossibie delire, de ine concentler, je dorrnais douze

L-'

(itrll,l, \trl'lti. .-r I \\SI)irecteur (lcrrs r.lne collectiuilé locrrle, rletr.r errftrlrls

crois pluscomme autrefbis"

"fe netrar-ail

heures par jour. Plus rien ne n'intéres-sait. Enplus,j'étais très isolé. Les collè-gues s'éloignaient: quelqu'un qui faitun burn-out dans notre société, c'est Lln

faible. Voilà tout le paradoxe actuei. Si

.,).:,.,.4.t4:r:iraLt::,,t;,ttt:..1t1; .::.t1jtt$ltt;ù.1.)1i1t1*27.),,ix|t .t tt.titta*tcalt av!:æ.ît

/ "L'occasiond'unemétamorphose"

1'on est trop investi, si l'on essaye de ( I 'histoire de Guillaume prouve à quel point le burn-faire trop bien son job, on gêne : le clou L.out_touche des personnes scrupuleuses, attachées

quiclépasseappelrele'rartea_u!c'esrra i,?,iiJil";Ë!i,T;Hilii;J|i"i;:H:"";*"#;il';"'prime à I'iuconpétence. Heureuse- totaleaveclemondepolitiquemoderne,donlesment, 1a naissance de mes enfants, codes sont tout à fait différents, où il peut existerdurant cette période, m'a redonné éner- des doubles discours, une absence de transparence,gie et force. Aujourd,hui,.j'ai repris u, des stratégies de communication partielle... Au-delà

poste dans 1e même do,naine. ma;s [ii"i:ffi:T:|!*i:,offjj:f;1!'fi1"',.",'31,1ii,,,",,.ailleurs et avec moins de responsabili- qui a tendance à s'investir beaucoup, des protectionstés. Je fais très attention à ne plus dépas- qu'il doit prendre face à un milieu qui lui est toxique.ser mes limites. Je ne crois plus en mon Dans ces cas, le burn'out peut être un trouble

travail conme autrefbis. Ou.on me salvateur.Lesujetpeutytrouverlbccasiond'une

laisse juste un peu a" p"r* "l

o" ,"'"- itfi'.'jlffiii"*fillT,Ti"iXli?Xi{;:L.fiiffi'nité I Je suis assez pessimiste : nous représentations qu'il se fait sur le sens de la vie. Je nesommes dans une société de 1a fuite en pense pas que la vague de burn-out actuelle exprime

avant. Toujours plus c1'objets, de techno- une.désaffection généralisée vis-à-vis du monde

rogie,clevitesse,etclemoinsennoinscle :,i?it:i:1".,T:tïi:ffiiJ:T:J:#"#i;itlt"j;"sens. Si je le pouvais, je retournerais en intuition, de chercher au fond de soi-même d'autresprovince et travaillerais en indépen- déséquilibres,plusenthousiasmantsetaventureux.Ddant. à ma manièrc. >

5O / plilosophie magazine n'68 Av.il2013

Page 10: Philo Travail

"Le burn out maternel destpas encore assez reconnu"

s't'Épn.tltt,t \I.LENOL. 3tt \\sl-t,tl t tcu| rice, t' h e.l' d' e tt tre;Irise, rt t tIe tt re ", t nl is en/tr I r ts

a fille est née, j'avais28 ans, et j'ai eu mesjumeaux à 30. Les choses

se sont gâtées quand ies

garçons ont eu 1 an. J'étais très fatiguée,ils faisaient beaucoup de bêtises, se

réveillaient quatre fois par nuit chacun.Mon impression d'isolement- ma familleétait peu disponible pour m'aider-aggra-vaitcet état. Mon mari était lui-mêmetrèsaccaparé par son travail. Etpoufiantj'alr-rais dû être préparée à ce stress, étantédu-

catrice spécialisée, habituée à travailleravec des enfants difficiles I Moi qui sttis

d'un caractère dynamique, je ressentais

un épuisement sans fond, une fiusffationintense.Je n'arrivais plus àme concentrer,

à penser de manière normale, à finir mes

phrases ! Pire, la situation a commencé à

déraper avec mes enfants,je haussâis tou-jours plus lavoix, je criais de plus en p1us,

je donnais des fessées et des tapes. Trop.Unjour,j'ai eu conscience que l'étape

suivante serait la maltraitance. Ou alors

queje quitterais le foyer ! Enmêr'ne temps,.e nevoulais pasvoirdepsy. Ilmesemblait

-ue monploblèmen'étaitpastantperson-::l que social. Autrefois, les mères an

--,'er bénéficiaient de davantage de

reconnaissance, les familles étaient moins

isolées. Etiln'yavaitpas une telle pression

sociale insidieuse sur 1es mères pour que

leurs enfants soient parfaits, bien é1evés,

aLlx normes. Le domaine de la maternitéest aussi devenu celui de la performance.

Finalement, j'ai réussi à mettre mesjumeaux très tôt à la maternelle. L'am-

biance s'est nettementanéliorée. Voulant

comprendre ce qui m'était anivé, j'ai com-

mencé à chercher sur Internet. Depuis dixans, auxÉtats-Unis etenFrance, onparlait

de sl,rndrome d'épuisement maternel. J'aiquitté non métier. Remontée à bloc, j'aicréé ma société, à Nantes, etj'ai monté une

association de soutien à 1a parentalité:L' ÎIot fanrilles fwww .ilot-J'amilb s. c oml. Enfin,j'ai écrit un livre sur mon expérience.

Celui-ci a reçu un écho qui m'a surprise.

Visiblement, beaucoup de fetnmes avaient

vécu la même expérience. Le burn-otttnaternel n'est pas encore assez reconnu.

11 touche souvent des personnes perfec-

tionnistes. J'avais peut-être trop idéa1isé

mon investis sement affectif auprès de mes

enfants. Il faut accepter de ne pas être une

lnère parfaite. >

* Elle a signé Mère épuisée (Les Liens qui libèrent,2011 ;

rééd. Pocket.2Ol2).

/ "Lesiemmessontenpremièreligne"

( | es femmes sont en première ligne quand il s'agitL de burn-out. Non seulement, elles sont soumisesaux mêmes impératifs de rendement, d'efficacité,que les hommes, mais elles doivent aussi réussir lamaternité, lëducation des enfants. Je trouve que I'onn'a pas assez souligné le changement de civilisationmajeur - et bien sûr fondamentalement positif -qu'induit le travail des femmes, et l'obligation pourelles de cumuler deux emplois à plein temps, celui dutravail et de la maternité. On voit bien, chez Stéphanie'à quel point la problématique du perfectionnismes'est infiltrée partout, même dans la sphère maternelle.ll faut des enfants parfaits, parfaitement éduqués.Le perfectionnisme est une constructioncontemporaine qui fonctionne par mimétismeavec le spectacle offert par les médias, mais aussi parmimétisme avec la machine. Qu'est-ce qui est parfait,sinon les machines qui nous entourent? Alors quelêtre humain, lui - el a fortiori I'enfant -, est forcémentimparfait, en progression, évolutif. Dbit la nécessitéd'un aménagement des conditions de travail et de viepour accueillir cette fragilité. Ce à quoi sembletravailler Stéphanie. )

Avril 2013 Philosophie magazlne n'68/ 5l

Page 11: Philo Travail

têæ#-r;;ë-€ ffiTrauoilffi

ffi

Professeurà la New YorkUniversityet à la LondonSchool of Economics,il a signé Trava i I sa ns q ual ités(Albin Michel,2OOO). lla aussipublié Ce quesait Ia main(Albin Michel,2OlO).une réhabilitation du modèlede l'artisanat. Son dernierouvrage, Iogetfrer (YaleUniversity Press, 2012),s'intéresse à la coopération.

Quel diagnostic faites-vous surI état du travail aujourd'hui ?

tâir:Ytay$**::zl'çz*t?I Le travail va mal. Toutd'abord, le fait d'avoir un travail n'est plusune évidence. Dans les années 1960, il yavait plus de travail que de travailleurs.Du coup, nous avons ressenti I'arrivée duchônage de masse corrrme une blessure.Aujourcl'hui, les jeunes n'ont connu quela rareté, qui leur paraît presque nâtu-relle. Ils or:rt intériorisé I'insécurité, vivantavec le sentinent de por_rvoir perdre leuremploi à tout moment. Le travail, parailleurs, ne s'inscrit pius dans la durée.Les indMdus ne font pius que rarementcarrière, ils occupent une successiond'emplois. Or, toutindividu abesoind'ins-crire ses activités professionnelles dansun récit-gr'âce à un travail qui fasse sens,

ou grâce à un travail pénible mais qui per-mette de se projeter dans i'avenir: en tra-vaillant, je subviens aux besoins de mafamille et je pourvois à 1'éducation de mesenfants. Actuellement, il est déjà difficilede décrocher un emploi, mais l'emploique vous trouverez manque de cette qua-lité de < vocation >, du Bmfpour repr-endrele tenne allemand qui associe le tr-avail àI'idée de salut.

Le malaise tiendrait doncà notre rapport au temps?

Le travailleur vit dans un présent perpé-tue1, il est de moins en noins capabled'élaborer des projets, des récits pourlui-même en tant qu'individu. plus

52 / Phrlosopnie magarine n'68 Avrit 2Ot3

(Notre activitéTinscrit dans

un prêsent perpétu€I "Élève de Hannah Arendt, le sociologue du travail Richard sennett

est un intellectuel mondialement reconnu qui promeutf intelligence de la main et s'engage pour le partage des heures

de travail. Nous l'avons rencontré à Londres.

I'expérience quevous faites du travail se

rétracte sur le présent, et plus vous êtessujet à I'aliénation et à la dornination.Car vous êtes soumis aux forces quicontrôlent cet enfermement du travaiidans le présent; je veux parler desgrandes entreprises qui vous enploientmais qui demain peuvent tout aussi bienconfiervotre travail à quelqu'un d'autre.Aujourd'hui, 1es employeurs achètent 1es

compétences là où elles se trouvent surle marché mondial- il s'agit pour eux deconsommer Ie travail plutôt que d'inves-tir dans les travailleurs. Or ies entreprisesorganisées sur ce modèIe sont à longterme r-noins productives. Parce qu'ellesoublient les travailleurs.

Depuis 2OO8, quel a été I'effet dela crise sur le traitement politiquedes questions liées au travail?

La crise ne remonte pas à 2008, mais à1980, lorsque le capitalisrne financier a

commencé à changer en profondeur 1e

monde du travail. Le problème est que les

nentaiités sont restées figées dans cettepériode: mêrne des gens comme Hollandeen sont restés à cette idée que la précarité,i'ûrstabilité permettraient d'être plus pro-ductifs. Or c'est faux. Car ce modèie abou-tit au mierxàune croissance déconnectéedes tr availleurs. Il est aujourd'hui possible,

d'un point de vue procluctif, de subveniraux besoins d'un nombre de personnessupérieur à la quantité d'emplois dispo-nibles pour cette mênle population. Ce

déficit structurel de travail est le problèmecentral que connaît 1'Europe.

Quelle serait la solutionà ce problème?

i1 faut remettre en question 1'oppositionentre ceux qui sont au travail et ceux quien sont exclus, résoudre la contradictionentre le déflcit d'emplois et Ia vocation dechacun à travailler. Je suis engagé, auxcôtés d'autres intellectuels, en faveur deI'instauration d'un reverru lninimumgaranti par l'État et couplé avec un par-tage du l ravail. Les employeuls auraientobligation de partager un emploi entredifférents inclividus si I'emploi en qlres-tion peut l'être: vous ne travaillez pas à

temps plein, et si un surplus de travail se

présente, quelqu'un d'autre 1e prend encharge tandis que 1'État est 1àpour assurerie complén-rent de revenus dontvous avez

besoin. L'objectifest que tout 1e monde aitaccès à l'emploi. Car les gens ont besoin,poul se respecter eux-mêmes, de s'enga-gel dans une activité ploductive. Commele dit Marx. chnque étre lttrmain esr urrhomo faber. Siles gens font une expériencedurable du travail - grâce au partage decelui-ci -, ils seront alors d'autant pluscapables de déveiopper leur savoir-faire.Le partage du travail est expérimenté atxPays-Bas, commence à l'être en Grande-Bretagne, mais il est à craindre que laFrance n'yvienne qu'assez tard, carvousn'avez guère été heurer-rx jusqu'ici dansvos réformes du marché du travail. La 1oi

aco

oo

Ë

FoÊts(,

Page 12: Philo Travail

Photo deStéphaneRemael/Myop,tiréede la sérieMadelnTroyes.Une carteblanchepouf mettreen lumtereIa liertédesouvriersde PetitBateau.

Aubry était lidicule. 11 aurait fallu al1er

vers Llne senaine de vingt heures -voi1àqui aurait été intéressant !

Ne voit-on pas de plus en plusde salariés être tentés de revenirà un < vrai D métier, plusartisanal, plus épanouissant ?

Ce sont de bel1es initiatives, mais cettesolution n'est pas pourtout le monde. Cari1 faut posséder un savoir-faire. MatthewCrawford racon te dans E'Lo ge du c aïbur ateur

[La Découverte,2010J comment il s'estdétourné de son emploi dans un think-tank américain pour devenir réparateur

Vous opposez modèlede I'artisanat et idéologiede la créativité.En quoi sont-ils différents?

La valorisation de la créativité est problé-matique. La plupart des gens peuventdevelopper un savoir-faire. mais si vous

dites : < Nous voulons des personnes créa-

tives. inventives, et pas des gens qui se

limitent à être de bons travailleurs ), vousparlez le langage subtil de l'élitisme. Toutle discours sur le thème < Qui est le plus

créatif? Qui réa1ise les choses les plusinhabituelles? ) n'est que 1e masqued'une certaine forme d'élitisme.J'aipu leconstater dans ma pratique du violon-cel1e. Cette quête d'originalité fait penser

au musicien qu'il laisse libre cours à I'ex-pression de son âme etle détourne de toutqui l'aurait conduit à acquérir des bases

solides. Or, sivous disposez d'une réel1e

créativité, c'est d'abord en vous dotantd'une solide formation musicale quevouspourrez ensuite I'exprimer.

Vous insistez sur I'importancedes relations de coopérationau travail. Êtes-vous inquiet faceà la multiplication des écrans quis'interposent entre lestravailleurset permet le développement dutravail à distance?Ce qui pose problème avec ces nou-

velles formes de coopération à distance etmédiatisées par les écrans, c'est qu'ellesse font au détriment des échanges infor-mels. C'est évident avec les e-mails, quisont par définition un moyen de commu-ricationformalis4 abstrait. Orje pense que

l'on peut tenter d'inverser la tendance en

réintroduisant de I'informel. Pourquoiest-ce que les scientifiques qui travaillentchacun dans ler,rrs laboratoires tiennenttant à prendre I'avion pour se rencontreralors qu'ils pourraient se contenter d'e-

mails ? C'est ce que I'on appelie dans lenronde anglo-saxon le water cooler effect.

Vous êtes au travail, vous vous trouvezprès de la fontaine à eau en train de boireun verre à côté d'un de vos col1ègues, etcle manière fortlrite, informelle, quelque

chose vous vient à I'esprit. I1 y a derrièrece phénomène un principe qu'il fautmettre en avant: c'est grâce à la < pensée

latérale r que I'on développe son savoir-

faire. Nous avons besoin d'informel pourpouvoir coopérer.

( La loi Aubry étaitridicule. ll aurait fallualler vers une semainede vingt heures ! n

de motos. Mais il dit qu'i1 n'a pas décidé

d'ouwir songarage dujour au lendemah.11 avait derrière lui sept années au cours

desquelles i1 a appris à réparer de telsengins. De même, sivous voulez devenirun agriculteur bio eff,cace, il ne suffit pas

de quittervotre emploi à Paris pour allervor-rs établir en Bourgogne. Méfions-nous

du versant romantique de ce type d'itiné-raire, qui est inepte. Cependant, il existe

unversant sérieux à tout cela: c'est f idée

d'un travail bien fait et satisfaisant, quevous prenez à cæur. Tout 1e monde n'estpas desthé à être trader ou avocat. Vous

pouvez être quelqu'un de très intelligentet travailler comme mécanicien, à condition d'êtrc formé pour cela.

DansCeguesaitlamain,vous défendez I'idée qu'il y aen chacun de nous un artisan etque le modèle artisanal peutêtre un secours, même pour lesactivités les plus immatérielles...

C'est 1'une des ripostes possibles pourrestructurer le travail fiagmenté, empor-té dans les flux incessants de tâchesdéconnectées les unes des autres. Prenons

l'exemple d'un chercheur universitaireen quête de toutes les bourses possibles

pour mener à bien ses travaux. Il cherchetout le temps à décrocher des f,nance-ments, mais ce n'est pas ainsi qu'il vaclévelopper sa qualité d'artisan. J'ai beau-

coup d'étudiants qui sont obligés de pro-céder ainsi plutôt que de s'engager dans

la durée et dans la continuité, de dévelop-

per leurs compétences. Ce serail pourtantceia faire de 1a recherche scientifique à lamanière d'un artisan.

Avril 2ol3 Philosophie magazine n'68 / 53

Page 13: Philo Travail

l:itt*:":t :''..

L'rouctil ;W,ll{i'

**

Conseilsde sages

Les questions les plus intimes que nous nous posons face à notre travail,

de grandô philosoph"i 1.r ont explorées et y ont apporté des réponses conffastées.

Page 14: Philo Travail

SimmeJ> IIJ.;IJ 19IE

Ilegel> 1770 18.]L

Guvres: Phén oménologie de lësprit'

Principes de ta philosophie du droitGuvres: PhlosoPhie de I'argent'

Les Pauvres

Oui,6t c'est bien normal, car la valeur de I'argent est supé- :

rieure à celle du travail. Tout d'abold, travaillel implique des efforts, :

voile des soufflances : se dépêcher pour arriver à 1'heure' supporter ses !

patrons, ses subordonnés et ses collègues, participer à des réunions

kafl<aiennes, se concentrer, se fatiguer, etc' En revanche' le salaire que

l'on reçoit permet de se 1oger, c1e se vêtir et de se nourrir' et autorise l

ces quelques extra qui compensent la dureté du labeur'

Mais ce n'est pas tout, explique le sociologue allemand Georg :

Simmel. Dans sa Philosophie del'argent (1900), i1 définit 1a monnaie :

comnle un objet paradoxal. Elle est un simple instrument' une '

quantité qu'on échange et qui ne vaut rien pour elle+r'rême 11 suf-

ât a'"itt"n.t d'une panique financière ou d'une dévaluation pour

lui faire perclre toute sa valeur. Mais ce < moyen absolu > est supérieur

à tout ce qui est concret, car il pernet d'obtenir les biens les plus

divers. La valeur de I'argent est supérieure à cel1e de chaque objet

particulier que l'on peut acquérir grâce à lui' parce que l'argent

in'rpliqne, en p1us, une liberté infinie c1e choix: < Lapossibilité de

chiisir est un avantage à escompter dans 1o vaTeur de \'argent' > Si on 1e

compare au travail, que I'on échange contre son équivalent en non-

naie, l'argent est cionc supérieur. En effet, explique Simmel' < l'ou-

vrier ne peut pour ainsi dire pas disjoindre son savoir et sontolent du métier

qu'il exirce, pour les investir dans un autre r' Le boucher ne peut s'in-

irovis". imprimeur ni le mathématicien danseur classique' Mais

ie même argent permet c1'acheter de la viande comrrre des journaux'

de prendre des cours particuliers de mathénatiques otl de danse'

Le < supplément devalettr > del'argent sur 1e travail est patent' Si 1'on

travaille pour obtenir autre chose et mielrx que son travail' c'est aussi

parce que I'argent égalise. Un marchand a beau être méprisé par des

aristocrates o11 un paysan par des bourgeois, s'il dispose d'un compte

en banque équivalent aux leurs (et le fait savoir), il devient leur éga1'

Les hiérar.chies fondées sur la naissance ou ia condition nejouent plus

dans le rapport purenent quantitâtifpernis par I'argent' La recherche

d'un haut salaire a d'ailleurs parfois à voir avec une volonté de revanche

sociale. Le salaire, enfin, libère par rapPort aux liens de domination

symboliques. Sije demeure, en tant que travailleur, dépendant de ceux

qui me donnent c1e I'ouwage (supérieurs ou clients)' je suis parfaite-

ment souverain dans la dépense de non argent' Si l'on ne cède pas aux

multiples pathologies de l'argent, travailler pour gagner sa vie n'est

pas un signe de clnisure ou de rapacité, mais le meilleur moyen d'aug-

menter sa liberté cl'action, son indépendance et son égaLité'

Non,c'est pour devenir des humains à part entière que

nous travaillons. Tottt d'abord, ne travailler que pour l'argent Peut

entraîner c1e graves déséquilibres sociaux' Dans un contexte de libé-

ralisme économique' ceux qui y parviennent le font souvent aux

dépens de masses prolétarisées. C'est ce que redoute le penseur alle-

nrand Hege1, qui affirme dans ses Principes delaphilosophie du droit

(1820) : < i'un côté, dufait det'universalisatton dela connexion deshommes

parleursbesoins et de celles des modes d'êIaborationet detransport des moyens

destinés àles salirsfaire,l'accunutlahon des foûunes s'accroîtl" l' tout comme

s,accroissent,del'autrecôté'I'isolementetlecaractèrebornédutraslailpar-ticulier et, pafiant,la dépendance etla déwesse de classe attachée à ce travail >

Si, en effËt, on ne travaille que pour I'argent, et si la société s'organise

autour de cet unique objectif, ne pas en gagner suffisamment rend

ie travail inintéressant et même désespérant, sans même parler de

l'exploitation, de 1a misère et de f inégalité'

Hegel propose une autre justification pour le travail' qui permet

d'éviter la déception. Selon lui, le travail n'est rien moins que le

vecteur c1e notre humanité. < Le trattailforme r, dit-il' dans le sens où

l'homne qui travaille s'extériorise et transforme 1a nature à son

image. Ii peut ainsi se reconnaître dans son ceuvre et atteindre 1a

vériiable conscience de soi. Dans 1a célèbre < dialecttque dumaître et de

l'esclave r (Phénoménologie del'esprit,1807), 1'esclave' qui travaille pen-

dant que le maître ne fait que consommer tout en demeurant dans

l'oisiveté, devient plus puissant et plus humain que son seigneur' Il

apprend à maîtriser les forces de la nature, à mieux se connaÎtre

,oi--ê-" et à inprimer sa narqlle sur la matière qu'il modè1e' Il

finit par dominer le maître. Le travail, donc, nous fait souffrir' mais

i1 nous élève au-dessus de notre animalité'

La grancle notion qui émerge de cette conception du travail for-

nateur est celle de reconnaissance' Dans l'ouvrage' on se reconnaît

dans ce qu'on fait. Mais on est égalenent reconnu par autrui pour

, .e qu'ort" réalisé : on gagne ainsi une place dans la société' C'est

' pourquoi 1e chômage est une si terrible épreuve et que recevoir de

, iuoi vivre ne suffit pas à remplacer l'intérêt propre du travail'

avril2013 Philosophie maqazine n'6g/ 55

Page 15: Philo Travail

ffic}ûs*$c$a ffiTrottoil ffi

Morx> l8lÉJ tfJÉJ,l

CEuvresz Le Capital,M a nifeste d u parti com m u niste

Oui,car << le travail est de prime d'abord un acte qui se

passe enfre I'homme et Id nature rr, explique Karl Marx dans LeCapital 086D. < L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'unepuissance naturelle. Les forces dont son corps est dotLé,bras et jambes, tête etmains, illes met en mouvement afin de s'assimiler des matières enleur don-nant une forme utile à sq vie. En même temps qu'il agit par ce moLwementsurlanahffe exténeure etlamodifle, ilmodifle sapropre nature et deleloppe

les facultés qui y sommeillent r, poursuit-ii. Mais ce qui distinguel'homme de l'animal le plus expert à modifier son environnement,comne par exemple I'abeille, c'est que < le résultat auquelle travailaboutit préexiste idéalement dans I'imagination du travailleul ). La trans-formation en question est le résultat d'un plan librement établi,puis appliqué dans la durée, demandant, < outrel'eff0rt des organes quiagLssent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'unetension constante delavolonté t Bref, notre être tout entier est mobi-lisé pour transformer le monde par notre travail.

I'histoire humaine n'est selon Marx que celle de la manière donts'est organisé ce travail. Tout d'abord, l'évolution des techniques etdes objets qui ont modifié notre façon de vivre, le résultat du travaildes plus anciens devenant le point de départ pour les nouvellesgénérations, le monde s'enrichissant progressivement des moyenspour vivre mieux. Mais aussi celle des modes de production, puisqueles travaiileurs ont toujours vécu exploités, comme esclaves dansI'Antiquité, serfs au Moyen Âge ou prolétaires à l'âge industriel.Ceux qui ont réellement transformé le monde se sont \,'us capter lefruit de leur labeur par des classes dominantes. Celles-ci tentent deleur faire croire que ce ne sont pas les travailleurs qui changent leschoses, mais leurs maîtres, la providence ou encore Dieu.

La transformation du monde propre au travail n'est donc pascomplètement achevée d'après Marx: il faut enfin que les tra-vailleurs recueillent le fruit de leurs efforts et se rendent maîtresde leurs productions. Alors la transformation du monde par leurtravail sera achevée - et leviendra à ses auteurs.

I rtauaille-t-on Ir lpourtranslormer II 1 lemonde? I

oE

otC

.Q

oioE

.=

q

Sénèque> Icu| O.6,5

Guvres: Delaprovidence,Lettres à Lucilius

Non,nous travaillons d'abord pour nous améliorer

nous-mêmes. Selon Sénèque, philosophe stolcien de la Rome impé-riale, le monde est en effet déjà parfait. Tons < les événements, qu'ilssoient publics ou privés, forment une longue chaîne > (De la providence).Rien ne se produit au hasard car tout obéit à la providence divine.Notre travail n'ajoute donc rien de bien neufà l'Univers. Pour êtreheureux, i1 suffit de se mouler, par la pratique de 1a vertu, danscet ordre des choses.

Sert-il alors à quelque chose de travailler? Oui, affirme Sénèque,car l'activité nous affermit, exerce à nous améliorer nous-mêmes.Rappelons qu'il a connu les surcharges de travail ayant été, commeprécepteur et conseiller de Néron, 1'un des hommes les plus richeset 1es pltts puissants de son époque. S'il s'est retiré pour écrire ses

Lettres à Lucilius, il ne se voit cependant pas conrnte un retraité:< Aucun de mes jours ne s'écoule à rien faire, raconte-t-il, mes études pren-nent une portion de mes nuits ; je succombe au sommeil plutôt que je ne m'yIivre, et quand mes paupières, lasses de veiller, s'affaissent, je les retiensencoreautravaii. r S'i1 continue de travailler, ce n'est pas pour chan-ger le monde - Néron le fait très bien, ou plutôt très mal, sans lui -,mais pour indiquer aux autres 1a voie du bonheur, qu'il a luimêmesuivie, et pour la continuer par l'écriture et la méditation. I1

explique ainsi que pour devenir sage et heureux, ( ilTaut qu'untrayailassidu accroisse [es] forces fde Lucilius], jusqu'à faire passer dans fs]eshabitudes Ie bien que rêve lsla volonté >.

Sénèque exalte donc la discipline eT <7'amour dutravail r.Il neveut pas dire que le travail, ses petites ambitions, ses petites misères,doit nous absorber entièrement, ou qu'i1 faudrait choisir des tâchesnobles plutôt que des besognes modestes. Non, 1e travail n'est pas

bon ou mauvais par lui-même. I1 est important car il nous entraîneà être fermes et enditrants. Ce qui compte, c'est olemépris delafatigue >,le dépassement de soi qu'impose un labeur ardu. Le travailéloigne des égarements passionnels : < que 7e travail seul fasse coulernos sueurs >, exhorte le philosophe. 11 est la meilleure des pédagogies:< Un habile chef d' armée voit-il le soldat mal obéir, il le dompte par quelque

travail [...]; s'il est une chose sûre, c'est que les vices nés de l'inaction se

chassentparT'activité. > ( Suis toujours tavoie, conclut Sénèque : recueille-

toi dansleshabitudes d'une vie paisible sans mollesse. J'aime mieux être malque mollement ; et prends ce mot être mal dans le sens ordinaire du peuple,yivre durement, pâtir ettravailler. r Bref, 1e travail fait partie des exer-cices pour devenir mei1leur.

56 / Chitosopfrie magazine n"68 Avrit 2ol3

ffi

Page 16: Philo Travail

I Peut-olt se contentel II oebienfaire I

t sontravail? I

Diderot> 17t.3 lTU I

Guvrezl'EncYcIoPédie

Oui,éar tout travail, même le plus modeste en apparence'

porte en lui un monde de connaissances et d'expériences' Si I'on est

comptable, on Peut être fier d'avoir réalisé ses calculs avec méthode'

rigueur et minutie. Si l'on est technicien c1e surface, d'avoir bien utilisé ses machines, ses produits, cl'avoir réparti ses efforts et abouti à un

be1 our,r'age. Fils de coutelier, Denis Diderot propose, avec d'Alembert

et leurs collaborateurs, d.attsl'Enqclopédre, une audacieuse réhabilitation

c1e tous les métiers méprisés à son époque.

Depuis le Moyen Âge, les arts dits libéraux (arts du langage'

m:ithématiques, musique, astronomie) sont valorisés en tânt que

pures créations c1e l'esprit. En revanche, les arts mécaniques - tout

ce qui ressortit au clomaine de l'ârtisânat enffe autres - sont méprisés'

Il y a, à l'époque, beaucoup de sots métiers, vils et serviles: toLls ceux

qui utilisent la main. C'est contre ce préjugé qrie s'é1ève Diderot, qui

écrit dans l'article < Ar"t I (le terne signifie, encore à 1'époque, tech-

nique) : < Cette distinction, quoiquebien fondée, a prodtnt un mauvais fre| en

avilissant des gens très estimables ettrès utiles, et enforttfiant ennous jene sats

quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que tro() à croire, que donner

rme applicalion constante et suivie à des expénences et à des objets pattculiers,

sensibles et matériels, c'était deïoger àIa dignité de I'espnthumain; et que de

pratiquer , ou même d' étudier les Arts mécutiques , c' était s' ahaisser à des choses

dont la recherche est laborieuse, la méditanon ignoble' I' exposition dfficile, Ie

commerce déshonoront- D Non seulement 1es honmes qui ont inventé ia

boussole, qui fabriquent des outils ou des objets de consommation

courante sont aussi utiles que les plus grands savants, mais en outre'

explique Diderot, iis appliquent les mêmes qualités que ceux qui

s'occupent des matières les plus sublines. En effet, continue-t-i1, < Iout

artasaspéntlattonetsaprahque[..].IIestdffictle'ytournepasdireimpossible,

de pousser loin lo prahque sans la spéculation, et réctproquement de bien pos-

séder la spéculation sans la pratique' II y a dans tout Art un grand nombre de

circonstances relqtlves àla matière, aux inswuments et àIa manæuvre que

I'usage seul apprend r.

Bref, l'artisan, l'ouvlier, le technicien, déploient tout autant cf in-

teltgence que le mathématicien ou I'ingénieur. Ils l'appliquent seule-

ment plus directement à la matière, ce qui implique patience, modes-

tie et attention accrues. Les encyclopédistes peuvent ainsi conclure que

le travail est cette < occupatton jownalière à laquelle I'homme est condamné

xar sonbesoin, et àloqttelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa

:j,jrtité, sonbon seff et savet'tupeut-ùre > - qtselqtte soit le travail effectué'

Arenclt> DO6 1975

c;;r;;:. c*;ttb, d, t'h;;â Âiàr,r"'Les Origines du totalitarisme

Non,il faut donner au travail une finalité plus digne'

Étudiant dans la Condit:ton de I'homme modeme (L958\ les manières dont

l'honlme intervient dans le moncle, Hannah fu'endt place 1e ffavail à

un rang inférieur. Il ne constitue que I'effort nécessaile de notre corps

à la surwie. Plus riche, l'@wre désigne le fruit de nos mains, qui permet

de peupler le monde d'objets fabriqués (ire p. 44). Mais 1a philosophe

valorise par'clessus tout I'action. Celle-ci n'est pas vécue conme un effort

c1e notre corps en wle de gagrrer notre subsistance. Et eile ne produit

aucun objet. E1le modifie notre rapporl à autmi. Agir consiste à accueillir

ou à aicler quelqu'un, ou bien à le chasser ou le frapper' À convailcre'

à flatter, à menacer un interlocuteur. À enseigner, à faire la guerre' à

âl'gunenter, à guider... L'action fait de nous ce qu'Aristote appelait utl

animal politique, un être humain pleinement réalisé: <C'estptleverbe

etl' acte que nolls nous ms&ons dans le mandehwnain, et cette lnserhon est caffiTe

une secondenaissance >, affirrne Arendt' Afil que notre travail soit humain'

et non plus animal, nous clevons en faile davantage qu'un sirnple moyen

de suwie (travail) et qu'un déploiement de qualités artisanales (ceuwe)'

et le rapprocher de la dignité de I'action. Tout d'abord, la finalité du

métier choisi n'est pas indifférente, car el1e correspond à un gpe d'ac-

tion particulier, clont on peut tenter d'évaluer 1a portée éthique: le

n'réclecin et I'infirmière soignent; l'enseiguant et le personnel de l'édu-

cation parlicipent à la formation du futur citoyen... En outre, la plupan

cles professions impliquent des relations éthiques à autrui. Sije réussis

à faire de mon activité un cadte dont je comprends et accepte la fina-

lité, et qui rrre permet c1e déveiopper des relations éthiques à autrui'

alors mon travail a vraiment un sens. Ce que je fais n'est donc pas

indifférent: serrer des boulons sur une chaîne' sans collaboration avec

autrui, est humainement moins riche que créer avec une équipe un

plan d'urbanisne pour réhabiliter une zone d'habitation'

Le danger, exptque Arendt, est que I'on ne donne guère aux tra-

vailleurs les moyens cf insuffler de l'action dans leur travail - c'est

pourquoi ce11e-ci est souvent extérieure au contrat de travail' comÛre

1'action syndicale ou associative. On les r'éduit trop souvent à n'être

que des animaux laborietx. < l'époque modanel'..1amvel" ']àn'ansfumer

la soci,lré tuut entière en une société de wwailleurs >, qui ne voient dans leur

profession que Ie moyen de gagner leur vie. Le pile est qu'avec le chô-

mage de rrasse, conclut Arendt, 4 ce clue nous avons dettant nous, c'estla

perspecTile d,une soctété de trayaillatrs sans travait, c'est-à-dire prwés dela seule

achtité quileurreste. Onnepeutnenimaginer depire >. Aussi faut-il trouver

les moyens, politiques et existentiels, de redonner un sens à son travail

en lui ajoutant la dimension de I'action.

Avrit2ol3 Philosophre magazrne n'ee / 57

Page 17: Philo Travail

Trouoil ,:.

Le processddKafta

Sale temps pour les entreprises. D'un côté, on demande aux cadres de fairepreuve d'autonomie. De I'autre, ils doivent respecter des procédures

sophislQuées etverrouillées, avec plusieurs nivear.x de contrôle pour lamoindre décision. Bienvenue dans un monde qui a élevé I'absurditê au carré.

ous v oulez say oir c e qui a clnngé ? > Lesdétails essentiels se disent souventune fois I'interview terminée. C'estainsi qu'en me raccompagnant à Iaporte, Anne, coach bienveillante, meglisse: < Depurs trois ans, j'aitouJours

uneboîte de lleenex dans monburena. r Bienvenue dans 1es

années 2010. Un temps oir désormais les cadres pouftantsupérieurs apprennent à éclater en sanglots dans le cabi-net spacieux de le:ur coach. Fabriqués dans les meilleuresécoles, faisant montre d'une capacité de raisonnementexperte et d'un abattage consciencieux des tâches, iessoldats d'élite du capitalisme ne savent plus vraimentce qui leur arrive. C'est une tension sourde, un goûtd'inaccomplissement, un flux sans relâche, qui sténo-graphie un bug clans la théorie de la lutte des classes:désormais, nêne ies < domilants ) se retrouvent < clomi-nés > palun système sans tête mais armé de pseuclopodessophistiqués, puisqu'ils les ont nis eux-mêmes au point.

Commetlt en est-on arrivé là ? Bref retour enarrière : < Si Jes Tr ente Gloûeuseslaissentun souvenirheureux,c'est d'abord parce c1u'elles furent synonymes d,une paresse

managériale, décrypte le sociologue François Dupuy,régu1ièrerrent appelé au chevet des gr-andes entrepriseset auteur d'un renarquable essai LostinManagement[Seuil, 20 1 1]. L'offre était alors rare. II étoit donc possible de

faire payer au client un certoinlaxLsme dans la productivité.

58 / Cnllosophie magazine n.68Avrit2Oi3

Mais ayecl'ouyerture des marchés àla concurrence versla findes années 79 7 0,le consommateur a commencé à ayoirle choix :il a donc falht proposer des produits de meilleure qualité àmoindres prix. > Le travail a été réorganisé : à l'architec-ture en < silo > - où chaque service turbinait en totaleautononie -, un fonctionnement ph_rs transversal s'estavéré nécessaire. Autrement dit, on a denandé auxcadres de coopér'er entre eux. < 0r contrairementauxidéesreçues, continue Dupuy, la coopération est loin d,être uncomportement natureL au quotidien. Elle yous rend dependantdes autres et rernplacela neutralité des relations parla confron-tation. Sartre le savaitbien: Ies autres, c'est I'enfer ! r Ce quin'allait pas de soi, i1 a donc fallu f imposer. D'où lerecours à la < science > du nanagement enseignée clansles business schools américaines et qui n'est, selon Dupur .

qu'unvaste ensenble de techniques de. coei-ciflo11 ". Onmultiplie les procédures - 1es i pl-o.ess , en nor,lan_ryemanagériaie -, on impose aux cadres de laborieusestâches de < reportingD -îtttffer de chiflresjusqu,à pointd'heure des tableaux Excel à peine compréhensibles -,on ne jure plus que par les indicateurs des per.for-mances de chacun - dit I(PI pour < I(ey performance Indi"-cotors >. Non pas que 1e contrôle et l'évaluation soienten eux-mêmes mauvais. < Le problème, insiste Dupuy,c' est I' emb allement de ln machine : les dir ectjons s ont inc ap oblesd'arrêterle curseur.Elles signalent ainsi aux cadres qu,ellesneleur accordent aucune confiance. Mais surtout, elles les

Page 18: Philo Travail

l,ru---.,/;

:,::':r-l,ir,i::@*<= :': :.: ::r,:.'''

..

,.1:.-.._:_

È -''w,

\-.--

l

UzI

.q!

I

l"l

Avril2o13 Phllosophie maqazlre n'oS/ 59

Page 19: Philo Travail

i,*li,!;!|fl,;ï

Troucril

, empêchent de travailler efficacement enles ernpêtrant dans unmagma informe de chffies, de procédures et de normes volon-

tiers contradictoires. > La souffrance du cadre est alorsaugmentée par un sentiment d'absurdité qui le laissecoi : après tout, il est victime d'un management dont ilaura été I'un des plus fervents apôtres.

Au nom de la RaisonLa complexification ubuesque qui plombe aujour-

d'hui les grandes entreprises n'est pas seulement lefruitcles contingences historiques. L'idolâtrie duprocess

s'élance depuis un terreau intellectuel fertile et quin'est autre que Ie moderne idéal d'une émancipationpar la Raison. Là est sans doute le point Ie plus troublantde la déraison contemporaine'. < La globalis atton n' est p as

d'abordle résultat d'unehégémonie américaine, comme on a

trop souvent tendance àle penser. Elle trowe en fait son pointde départ avecle motwement des Lumières qui, àtravers des

figtres comme Kant, visait à désenclaverleshommes des socié-

tés traditionnelle s pour les mener v ers une univ ersalité ab str aite,

explique le sociologue Jean-Philippe Bouiiloud, auteurd'un bel essai sur'le mal-être des cadres,Entre!'enclumeetle marteau fSetsil, 2072]. Et c' estbien cette idée d' un progrès

rationnel qui animeles organisations cornplexes etleurs éLites

formées dansles grandes écoles d'ingénieurs ou de comlnerce. ,En somn-re, il s'agit d'un système cle valeurs qui voit leprésent, et afortiori le passé, dévalorisé en faveur duftitur, et qui porte à imagiirer qu'un n-rodèle mathéma-tique, objectivable, formalisable, sera toujours plusefficace qlt'une habitude, un savoir-faire singulier ouune tradition.

Concrètement, cela donne les dérives du < modeprojet ). < Dans la banque, les groupes pharmaceutiques, les

sociétés de sidérurgîe, entre autres, une véritable rnystique duprojet s'est dâteloppée ces h'ente dernières années, corrstateBouilloud. C'est touJours le prochain projet qui serale bon.

Chaque cadre voit ainsi sa tâche principale parasitée parnombre deprojets dontil ala charge ou auxquels iI doit contri-buer ^ et dontlaplupart n'aboutirontpas. D

Et que dire du syndrome de toute-puissance techno-Iogique? On est happé dans la course au système infor-rnatique qui, automatisant I'enregistrement desreportings, la mise en æuvre des process, la gestion des

flux et l'évaluation des performances, permettra de déli-wer, comûre par enchantement, la solution optimale?K Je suis souvent amené à expliquer àla direction générale d'ungrand groupeleslimites de tout système, explique FrançoisXavier, consultant désabusé pourune société de services

informatiques. Mais nous sommes en clnculr ence qv ec certains

consultants qui, p arfois même de b omrc foi, lettr font miroiter un

grnre de marhngale. Après avoir mobihsé enormématt d' energie,

le résultat est forc ément dé c ev ant, il aggrav e p arfois les chos es et

nous devons ensuite défaire tout ce que nous attons fait. >

On le sait, les limites de la rationalité des Lumièresont été pointées depuis un moment déjà: Husserl dans

les années 1930 dénonçait < de sirnples sciences de ïairs D quin'ont rien à nous dire <sarlesensoul'absence desens detoute

cette existencehumaine >, et Adorno, à la tête de l'École de

6O / pnitosopfrie magazine n'68 Avril 2ol3

Francfort, signalait les vices de la < Raison instrumentale tau lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais nour-ries d'une volonté de toute-puissance, la doxa écono-mique, en général, et les théories du management, enparticulier, n'en ont torûolrrs pas pris acte.

La folie managementLa tragédie des cadres est ainsi ie signal parmi

d'autres que I'idéal de raison est arrivé à son point de

saturation. Poussé à son paroxysme, c'est l'effet inverseà celui recherché qui est obtenu : une organisation deve-

nue folle. Les grandes entreprises ressenblent fort à ces

mères, décrites par le psychologue américain GregoryBateson, capables de rendre leurs enfants schizophrènesen leur assénant des < injonctions paradoxales >, trnpossiblesà satisfaire mais impératives. Par exemple: <Jet'ordonnecl'être autonome >, qui dans l'ririvets < cotporafe > prendla forme d'un < agis librement mais obéis auprocess >. Oubien: < Atteins des objectifs supérieurs avec desnoyens réduits. > Ou encore: < Développe I'espritd'équipe mais encourage les performances indivi-duelles. > Et plus récemment: < 11 nous faut un produit"premium" mais "gand public". > De fait, < je suis entrain de devenir schizo > est un refrain triste que I'onaura souvent entendu durantnotre enquête; et lorsqu'ilne mène pas au burn-out, il suscite un désengagenentsilencieux des cadres qui finissent parjouer 1es procé-

dures les unes contre les autres en abdiquant toute res-ponsabilité personnelle.

Résultat ? < D é s ormais tout Ie monde s e d éf aus s e sur le

process, constate ainsi effarée Paola Habri, en chargedes études dans une société de conseil. Parmi mes

interlocuteurs, je rencontre de moins enmoins de personnes

en mesure de prendre une décision. Je dois toutle temps me

battre pour résister aux demandes de testerlamoindre idée

de cincl façons différentes dans un JTou et une indécision

totale, pour, à la fin, copier la concurrence ou coller à lademande des consommateurs. SiI'innovation est enberne

depuistrois ou quatre ans,laraisonn'estpas à aller chercher

bienloin. Si, aubout de trois mois, un produit n'a pas faitses preuves, il est retiré des linéaires. >

gffi

<< Les grandes entreprisesnessemblentfoftà ces mèrescapablesde rendre leursenfants schizophrènesà coup d'injonctionsparadoxâles >

Page 20: Philo Travail

Le temps, voilà une autre ressource quantifiable et

donc toujours mieux compressée. En ténoigne Maud,

responsables des ressources hunaines dans une grande

batque : < Le temps ne falt tout sinxplement plus p artte des ouhls

de geshon. Les cadres sont soumis à une urgence peryétuelle qui

les empêche de mener leurs proiets comme ils le mériteraient

P r endre six mois de plus, est- c e vraiment un risque op érahonnel ?

Apparemment, plus personne n'ose poserla queshon >

Dals l'univers tendu etdésilcarné des grandes entre-

prises,les compétences premières des cadres -leur exper-

tise - ont tenclance à passer au second plan. < La qualité

première d'un cadre, désormais, c'estla geshon de son stress,

constate Anne, la coach. ILs n' ont plus d' espace quileur pmnet-

wait de respker, d' éLaborer, defatelapart des choses. I Plus d'es-

pace, excepté parfois le bureau dt coach,jadis dédié à

rendre ses clients plus performants et quijoue désormais

d'abord le rôle de psyvenu les aider à formuler une dou-

leurinavouable, celle d'être<sousl' nrprise d'une domtnatton

sans dominatanr >, selon 1a formule de Bouilloud, et d'avoir

activement participé à leur aliénation.

Sans doute est-ce 1à une histoire typiquement flan-

çaise: c'est qu'au pays de Descartes et de Gawoche, la

grande entreprise semble être le lieu d'une contradiction

létale entre 1e fier esprit théorique eT <l'individualisme

anarchisant > repéré autrefois par le sociologue Michel

Clozier. Reste qu'on est stttpéfié par un tel gâchis, qui est

d'abord humain mais qui s'avère désornais économique.

L'excès de rationalité aboutit à ia plus kafl<aÏenne irratio-

nalité. L'obsession du changement, en écrasant la culture

des hommes et la mémoire des entreprises, débouche sur

une incapacité à se renouveler. Les enquêtes attribuent à

1'Hexagone un record de dénotivation des cadres et, ainsi

que le renrarque Paola Habri, <la générattonY a désormais

une nette tendance àfuirles grandes entrepnses D,

Le goût du bel ouvrageUn autre management est-il possible ? les coaches,

sociologues, philosophes appelés à la rescousse du big

blsiness en sont convaincus et suggèrent finalement unretour au bon sens, voite une sortie hors du cercle mor-

tifère de la pure rationalisation. Ainsi François Dupuy

fait-il1'éloge de la confiance et de la simplicité . < Arrêtons

d'imagtner qu'il est possible de gérer la complexité à coup de

procédures. La coopérahon est dfficile mais elle est indispen-

sable. IL estpossible d'en appeler àla confiance, et donc à une

liberté de décision des cadres, sans pour autantverser dansla

naiveté oule rynisme. Cela veut dtre tout sirnplement de s'en-

tendre sur des règles du jeunon écrites plutôt que d' imposer des

procédures formelles. Google aux États-Unis ou L' )réal et La

Poste en Francel' ontbien cornpris. Comme dans une famille, ils'agit d'avancer ens'entendant sur ce qui acceptable delapart

des uns et des autres, et sur ce qu'ilnel'estpas.Enphilosophie,

c ela s' app elle l' éthi que. >

PourJean-Philippe Bouilloud, cela peut être aussi

I'enjeu d'< une nowelle esthéttque. L'idée du"belowrage", du

travait "fait dans les règles de 7' ort" , si présente jusqu'au

X\41( siècle, a été comme écraséeparles mæursingenieures qui

ont dominé Ie XX siècle ). Ce sont el1es qui amènent 1es

cadres trop stressés par les conptes à rebours des rétro-

plannings à se répéter que ( c'est pas du boulot >. < Or je

crois que c'estprécisémentlabeauté del'owrage qui donne sens

à notre wavail, continue Bouilloud. À chacun alors de se

demander : " c' est quoi unb eautratt ail, p our moi ? " et del' élar gi r

à une cow ersahon qui consisterait à tomber d' accord sur ce qui

estbeau"pournous". ) Et sans doute enviendrait-on à

concevoir que, pour que le bel ouwage puisse advenir, i1

faut aussi lui donner le tenps pour que < ça > travaille'

Mais Bouilloud va plus loin: < L'esthrltique ne concenxe pas

seulement ce qui est produit mais aussila qualité des relations.

La pr éocntp ation du "b eau geste" est pru étudiée mais elle rerw oie

àla pensée de Levinas : se senttr responsable del' autre, c' est s' au'

toriser des "beaux gestes", généreux, attenttfs, gatuits, qui sont

autant de crihques, en action, delarattonalitéinstrumentale. >

Væux pieux? En un temps de crise où I'on ne tra-

vail1e plus qu'à parer au plus pressé, cela en a tout I'air-

Saufsi les cadres se décidaient à une parole partagée.

Ce qui demanderait de rompre avec leur individua-lisme compétitif pour découvrir les charmes de 1'ac-

tion collective. Et d'oser avouer que loin d'être aux

conmandes, ils sont désormais assujettis à une orga-

nisation proliférante. Et qu'il est plus que temps de

renettre du < je > dans 1es louages - maintenant que

même les élites sont à la ramasse.

Avril 2o13 Philosophie maqazine n'68 / 6t

Page 21: Philo Travail

;tr:::1tt:l.iat.ti! .:i..;,

17o,'i1 ,,:it;;:;'

i tr:iË flr;a;::.,1

e ::ilo îfl

s;.

PrTeËt

Ëâi,3 Êl5ËrËgr

o#SF

=ffiïfficçËHIH3#oæS€qEP*sFEffièësloÊoê!T0i.ûl

e"l:lit>iUIÉ1.oÉ6!o

c-o

o

62 I Pnilosopnie magazine n"68 Avril2013

Page 22: Philo Travail

Yæuvredunevie

Pour le psychanaiyste Christophe Deiours, le travail est uneexpérience de soi et du monde irremplaçable. Il repense l'intelligence,

le zè1e, la reconnaissance... De bonnes raisons de se lever le matin.'e.I:*W?#tlÊcu;i49bë'\"ië7*1|*:i a rqT!;?. . Æ AkWn,t:"""""'.u.."'*" : "-, i"-t,",

"."a,. .^'_., ^_*- .{:

epuis trente ans, le psychiatre etpsychanalyste Christophe Dej ourstravaille. Et se bat pour le travail:sauver Ie travail est plus que jamais

soncredo. Nonpas I'emploi, nonpasle salariat, non pas l'entreprise: le

travail, dans son essence, comme socle anthropologiqueirremplaçable de la civilisation. Les chantres, plus oumoins clmiques, de lafindutravail ne sontpas ses amis.

Dès 1998, son livre Soufrance enFrance (Seuil) aler-tait, avec un lyrisme qu'on lui a reproché, contre unenouvelle (banalité du mal > à l'ceuvre dans les entre-prises et les dégâts psychiques provoqués, déjà, par 1es

logiques gestionnaires et le management par la peur.Depuis, il a su élaborer, en faisant des liens inédits entrela psychanalyse, les sciences du travail, la philosophieet une constante pratique clinique, une véritable

théorie dn travail qu'il énonce datsTravailvwant (2OO9;

rééd. Payot, 2013). Il s'impose ainsi cornme l'un des

rares intellectuels contemporains à penser la centra-lité du travail. L'un des rares psychanalystes aussi à nejamais s'affranchir de la réalité sociale, 1'un des raresphilosophes à rompre avec une tradition de penséeteintée d'aristocratie, qui méprise le travail commealiénation. Il tient ensemble la part individuelle et col-lective, la théorie des pulsions de Freud et les rapportsde domination de Marx. Profondément inspiré par 1e

philosophe Michel Henry, iI emprunte à sa phénomé-nologie de la vie absolue (o la yie est ce qui s'éprouve soi-

même, rien d'autre >) sa définition de ia subjectivitécomme ( capacité de se sentir et de s'éprouver soi-même >.

Pour lui, le travail est un vrai boulot où l'on joue sonidentité et sa chance de se construire soi-même:l'æuvre d'une vie.

ChristopheDejours

Psychiatre et psychanalyste,il est le fondateur dela psychodynâmique dutravail au Conservatoirenational des arts et métiers(Cnam), discipline axée surune méthodologie de lécoute.ll a publié de nombreuxouvrages dont Souffranceen France (Seuil,1998; Pointsturil2006, d. Psy ch orytho log i edu ti"avarT (Elsevier-Mâsson,2012). Derniers ouvragesparu* La Panne. Repenserle travail et changer sa vie(Entretien avec BéatriceBouniol, Bayard, 2Olà etTravaî I vivant (2 lomes, PetiteBibliothèque Pavot, 2O13).

Grande question simple:qu'est-ce que le travail ?

{:,i:r'iilt!.ttiilr1t : ï:t,t:il}1..1l'l : Le travail est cepar quoi je rne confronte au monde, à larésistance du réel, et trre transforme. Uneexpérience qui n'est substituable à

aucune autre. C'est cette part de soi-même que l'on engage, cette intelligenceque I'on ajoute aux prescriptions et auxcontraintes pour que ( ça marche >. Tra-vailler, c'est toujours mobiliser soninteiligence, et ceci ne concerne pas seu-lement le travail salarié, c'est 1e cas detoute activité, dontestique. associative,artistique...

Quelle est cette intelligenceau travail ?

C'est une intelligence inventive quipermet de ruser avec 1es règles et d'an-ticiper les solutions face à un réel qu'on

ne maîtlise pas. Elle n'est pas fonclée surla seule cognition mais engage le corpstout entier qui va chercher ses res-sources jusque dans le tréfonds de lapersonnalité, c'est-à-dire dans ce qui est1a base de f identité. Travailier mobilisela subjectivité tout entière et vousemporte bien au-delà du travail. Car tra-vailler, c'est d'abord échouer et endurer1'échec dans la confrontation de soncorps avec ce qui résiste, que ce soit larésistance de la matière, celle de l'objettechnique, celle du malade face au méde-cin. C'est l'échec qui, en creux, nourritf intuition de la solution, et il s'éprouvepar la souffrance du corps. Dans lemeilleur des cas, je sors de cette expé-rience avec I'acquisition de nouvellescompétences, non seulement des habile-tés du corps mais de nouveaux registresde sensibilité, une intelligence accrue.

Avril 2013 Philosophie magazine n"68 / 63

IF{,

Page 23: Philo Travail

r.,rrr"-rlirj.i !.tl ,.tiltî,:,;:';

Trctutlil ,;iir,l$'

ll s'agit donc d'abord d'agirsursoi-même?Oui, ce n'est donc pas seulement

produire (1a poïésis [qui vient du grec

poiein, fairel\, c'est se transformer soi-

même. Et là sont en jeu les sentimentsd'amertume, de colère, d'irritation,d'épuisenent, d'impuissance, de déco*ragement, d'angoisse, de dépression. Ce

travail, je I'appelle Arbeil (< trarrail > en

allemand) en reprenant le terme à

Freud. Lui ne parle jamais du travail-poiesis, dri travail comile activité sociale,

mais en même temps, il n'arrête pas de

parler de travail, jusque dans Ia défini-tion même de ce qu'est le sexuel en son

principe, c'est-à-dire la pulsion, qu'ildéfinit comme <1' exigenc e de trav ail imp o -

sée au psychisme du fait de ses relations avec

le corps >. Cette ( exigence de travail > (Arbei-

tsanforderung\ est la signification de l'Ar-

beit au sens oùje I'entends, de travaii de

soi sur soi. Ii fonctionne sur le noded'une exigence: externe (à cause de

l'échec, on est obiigé de se transformersoimême) et interne, dans l'effort d'éla-

boration de 1'expérience. Vous n'atrive-lez à produire qu'en acceptant de

travailler aussi sur voLts-mêrne.

Le travail vivant, c'est ce1a, et Pas

seulement pour ie chercheur génia1,

pour I'artiste ou pour l'artisan: si un

comptable dans le service de facturation

d'une entreprise n'engage rien de luimême pour arbitrer 1es urgences, ruser

avec 1es règles (c'est lamétis chère aux

Grecs, f intelligence pff excellence), ses

dé1ais de facturation seront intermi-nables, ses résultats ne sortirontjarnais

et l'entrePfise tonbera en panne. Rien

ne fonctionnerait si les opérateurs

étaient strictement obéissants' Pour

autornatiser, par exemple, la peinture à

la chaîne cle carrosseries de voitures, le

savoir-faire du peintre-pistoleteur' était

trop complexe pour être transféré à 1a

robotique par des calculs d'ingénieurs'

Il a faliu placer des électrodes sur le colps

de I'ouvrier pour enregistrer son intelligence des gestes et en introduire 1es

caractéristiques dans I'automate, lequel

nécessitera l'invention par 1'ouvrier d'un

nouveau savoir-faire pour assurer sâ

maintenance et colriger ses déréglages'

Tout travailleur est doncforcément zélé?on peut être très intelligent et

64 / pnilosopnie maqazine n' 68 Avril 2013

33Riennefonctionnesi leso1ÉrateurssontstrictementotÉissants

paresseux ou faire, justement, la grève

clu zèle. Mais sans le zèle, Ie travail dis-

paraît et la production s'effondre. Les

prescriptions doivent toujouls être

contournées ou interprétées, parce

qu'elles reposent sur le principe de la

prédictibilité du rnonde. Or, aucune

science, y compris 1es plus exâctes, ne

peut prévoir' le réei. En gros oui, mais

jamais dans le détail : ily a tout le tenps

des anomalies, cles imprél'us, des pânnes'

cles dysfonctionnerlents, des bugs'

Même un corps biologique n'est pas

prévisible : vous presclivez un médica-

ment X etvotre patient fait un collapsus

mortel; ça ne s'était jamais produit'

mais justement, ça se Produit là" '

Le travail, confronté à ce réel qui

résiste à 1a maîtrise, fait apparaître ce que

ia science n'a pas prévu - un crime de

lèse-majesté | Ce qui expiique le déni du

travail. Depuis 1'ère des ingénieurs (Tay-

1or, Fold, Toyota), on n'a jamais cessé de

1'encadrer en partant du présupposé de

1a paresse cles travailleurs, de leur nég1i-

gence, de leur incomPétence, de leur

indifférence à la qrialité. Les ingé-nieurs ont développé cette attitudedéfensive qui a formé la psychologiepéjorative des cadres, tenant 1es

ouvriers pour des exécutants pauvresen esprit. Cette psychologie péjorativeest replise en force aujourd'hui par les

gestionnaires qui ont détrôné 1es ingé-nieurs dans la conduite des entre-prises. Et à leur service, une arinée de

psychologues cognitivistes s'activepour piéger I'n erreur humaine >, Ie

fameux < human factor r, fondé sur 1e

même soupçon de non-fiabilité.Or. ce que j'ai vu toute ttta vie. ce

sont, à une écrasante majorité, des

gens investis à fond pour surmonterle non-prédictible. L'ouvrier du bâti-ment, le conducteur de TGV le Pilotede chasse, I'infirmière, le prof de col-

lège, je peux vous dire qu'ils n'ontqu'un souci: éviter les accidents, réa-

gir aux incidents, faile du travail c1e

qualité. J'ai enquêté, Par exemPle,dans les centrales nucléaires, oir 1'on

travaille avec des risques majeurs. Le

zè1e des ouvriers, qui ne se voit Pas,coirsiste à ruser avec des prescriptions

irrtenables dans un seu! but: anticiper1a panne. Tous sâvent que le travail de

mauvaise qualité aboutit à cles usines

en panne, des réacteurs qui explosent,

des malades qui meurent en masse,

des élèves incontrôlables. Outre ledanger physique pour soi-même dans

cctlains metiers, (ela renvoie une

image de soi très pénible à vivre, qui

finit par dégrader 1'anour de soijusqu'au suicide. Même dans les tâches

les plus déqualifiées,les gens essaient

de sauver le travail.

Vous signalez même la force de

I'enthousiasme. Pourquoi a-t'ilmassivement disParu du monde

du travail auiourd'hui ?

L'enthousiasme est de I'ordre de la

sublimation et de I'intelligence coopé-

rative. Il résulte du renoncement à la

satisfaction de la pulsion au profitd'rtne action qui. elle. est soumise au

jugement cle I'autre - on travaille tou-

jours pour et avec les autres, même

l'artiste seul dans son ateliel est inscrit

clans une relation âLrx autres' Or la

sublimation, qu'elle soit individuelle

ou collective, n'est pas au-dessus de tout

soilpçon: je peux aussi mettre toute

Page 24: Philo Travail

mon intelligence au service d'unprocessde travail qui consiste à faire circulerles trains vers des camps de concentra-tion. C'est pourquoi on ne peut recon-naître une puissance émancipatricedu tlavail, dont dépend le véritableenthousiasme, qu'à condition de 1'as-

socier à des valeurs. Parmi elles, lesvalenrs de la vie, au sens de (layie sub-jective absolue ), cotrlrle disait 1e philo-sophe Michel Henry. Si 1'on arrive à

tenir ensernble 1a sublimation indivi-duelle et collective orientée vers desactions destinées à ironorer 1avie, alorson atteint cet état prodigieux qu'est1'enthousiasme. ]e lui donne un sensséculier bien qu'il s'agisse d'une trans-cendance. de quelque chose qui nousdépasse. Mais aujourd'hui, lorsque laseule transcendance proposée, la seule< morale supérieure ), est de distribuerdes dividendes à des actionnaires, letravail luimême est ruiné et il ne fautpas s'étonner que 1'enthousiasme aitdisparu des entreprises. Car ce n'estpas 1'entreprise qui doit être au centrede 1a société, c'est le travail, ce qui estbien différent.

Vous accordez une grandeimportance à la question de lareconnaissance, tout en disantque celle-ci n'existe peut-êtrejamais au travail, Pouvez-vousexpliquer ce paradoxe ?

Hegel, Ie premier, a icientifié ladernande de reconnaissance: pour laplupart d'entre nous, il est difficile dene tenir notre identité que de nous-mêmes et nous avons besoin d'uneconfirmation pal ie regard de I'autre.I1 faut donc réfléctrir à deux fois avantde qua lifieI I'at I errtc de reconnaissancede piège à cons au rnotif, certesjustifié,que l'évaluation individuelle, tellequ'elle est imposée aujourd'hui commemodè1e de management, est une aber-ration. D'un point de vue clinique, c'estl'évidence: personne ne peut échapperà cette lutte pour la reconnaissanceparce qu'i1 y va pour chacun de sapropre identite. Mais ce qui importepour le travailleur, c'est qu'on évaluenon pas sa personne, mais sa contribu-tion. Ce n'estpas 1'amour qu'il cher-che,même si certains s'y trompent, mais unjugement sur le faire: srir l'utilité, surla beauté (c'est-à-dire sur la qualité),

Cen'estpas

cequiest biendifférent

sur I'originalité ou sur 1a conformitéaux lègles de I'art ou du métier. À cha-cun ensuite de savoir rapatrier cettereconnaissance du registre du faire àcelui de 1'être. Certains, qui bénéfi-cient d'une lrès grande leconnais-sance professionnelle, n'arriventparfois pas à en nourrir leur identitéet demeurent toujours en attente.

Mais la reconnaissance est aussi unpiège où l'on peut se perdre soi-mêmedans des clivages psychiques graves. Parcrainte de la perdre ou pour en obtenir-une plus grande, on peut être capabled'accepter n'impolte quoi, y conpris defaire des choses qu'on réprouve mora-Iement, par exemple virer queiqu'unpour faire avancer sa carrière en seretranchant derrière la non-penséevolontaire ou les pensées d'emprunt dutype: < je n'ai pas le choix, il faut êtreréaliste >, etc.

Si donc I'espoir de la leconnais-sance nous mobilise dans Ie travail,mieux vaut admettre, dans le nêmetenps, que nous 1'obtenons très peu.

Des millions de gens travaillent sur des

chaines de morrtage sans janrais un

évolution de 1'organisation, même sipersonne ne vous I'attribue, vous recon-naissez pour vous-11ême que votrecontribution a servi. Ressentir 1'en-thousiasme, 1e plaisir d'un travail bienfait, d'une coopération qui fonctionnebien, d'une convivialité... Tout cela, cesont des formes indirectes de reconnais-sance psychiquement très puissantes.Dans cette attente partiellement déçue,vous avez au moins gagné de vous êtredavantage reconnLt yol.rs-même.Et ça, ce

n'est pas une chimère.

Sauver le travail,c'est une urgence?C'est une urgence anthropolo-

gique ! L'homme a besoin de se mettreà l'épreuve du monde poul s'émanci-per, et d'abord de lui-même, de sespropres déterminations psychiques,pour grandir, accroître son identité et,finalement, construire une coopéra-tion. Seul le travail lui permet cetteexpérience. Pour louer la fin du travail,on a érigé en modèle des activités quel'on a débarrassées de la dimension detravail qui leur est inhérente. C'est toutle discours sur la création, le travailcomme art, je ne travaille pas, je crée.Allez dire ça à un pianiste de concertlLui, ne dit pas: n je joue du piano >; ildit: ( je travaille mon piano r huit oudix heures par jour. S'il n'y a pas de tra-vail, donc de souffrance et de confron-tation avec le réeI, il n'y a pas de Mozart.Dès lors, voir la fin du travail conrnreun progrès est un contresens anthropo-logique. On casse I'un des ressorts de ceque Marx appelait < l'être générique > de1'homme. C'est une façon pour l'êtrehumain de nier le lieu principal où il se

met à l'épleuve de soi et du monde. Onfabrique ainsi une société < agéné-sique >, stérile et mortifère. ,'

Itentreprisg aË=*i-,,à" p",d;;;;;;,;"";;;;;;

qui doit être :iÏ"J:;i1'""x,îli;:i;*Ïï::J

aU Centfe :il:lï"ï,Til,iii,]lliilXi,décevez

de la société, ffi*ii#i'"":J#jË:ï::Ëïc'est Ie travail, fi:î :îËï:î ::ïï".îi:î Jîï:

Avril 2013 Philosophie magazine n"68 / 65