lukács un athéisme problématique

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 Luk´ acs : un ath´ eisme pr obl´ ematique Vincent Charbonnier To cite this version: Vi ncent Cha rbonnier. Luacs : un ath ´ eisme probl ´ ematiq ue. Eli e Chubi lle au, Eri c Pui- sais. Les ath´ eismes philosophiques, Kim´ e, pp.177-204, 2000, Philosophie- ´ Episemol ogie.  <hal- 00640615> HAL Id: hal-00640615 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00640615 Submitted on 13 Nov 2011 HAL  is a mu lti- di scipli nary ope n ac cess archive for the deposit and dissemination of sci- entic research documents, whether they are pub- lished or not. The doc umen ts may come from tea ching and resear ch ins titu tio ns in F ran ce or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire  HAL, est de st in´ ee au ep ˆ ot et ` a la diusion de documents scientiques de niveau recherc he, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablis sements d’ensei gnement et de recherc he fran¸ cais ou ´ etrangers, des laboratoires public s ou priv´ es.

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Un athéisme problématique

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  • Lukacs : un atheisme problematique

    Vincent Charbonnier

    To cite this version:

    Vincent Charbonnier. Lukacs : un atheisme problematique. Elie Chubilleau, Eric Pui-sais. Les atheismes philosophiques, Kime, pp.177-204, 2000, Philosophie-Epistemologie.

    HAL Id: hal-00640615

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  • Lukcs : un athisme problmatique*

    Vincent Charbonnier (Nantes / Universit de Nice)

    Pour Nicolas Tertulian

    Lathe parfait occupe lavant-dernier chelon qui prcde la foi parfaite.

    Dostoevski 1

    Dans lune de ses Penses, Pascal remarquait que pour

    entendre le sens dun auteur, il faut accorder tous les passages contraires 2. Une telle maxime me parat minemment convenir ltonnant et vigoureux parcours intellectuel de Gyrgy Lukcs (1885-1971), qui fascine par lamplitude de ses thmes autant quil intrigue par ses contradictions et ses retournements. Sa pense me parat intrinsquement problmatique, prcisment parce quelle ne forme pas un tout homogne mutil de ses

    * Version corrige dune communication au colloque Les athismes

    philosophiques , organis par la Socit chauvinoise de philosophie & le CERPHI (ENS Fontenay/St-Cloud) : 15-17 octobre 1999. Publi dans Les athismes philosophiques. Textes runis par Emmanuel Chubilleau & ric Puisais. Paris : Kim, 2000 ; p. 177-204.

    1. Fodor Dostoevski, La confession de Stavroguine in Les Dmons (les Possds) (1873). Paris : Gallimard ( Folio Classique ), 1997, p. 715.

    2. Blaise Pascal, uvres compltes (d. Lafuma). Paris : d. du Seuil, 1998, p. 533, fgt. 257-684 ; je souligne.

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    contradictions ncessaires. Il y a une problmaticit substantielle, affirmative 3, de la pense de Lukcs en laquelle rside sa puissance thorique et, je lavoue, une certaine beaut, irradiantes. Comme chez Leibniz, on ressent immdiatement le travail de luvre, cette amplitude majeure de la pense, dont la problmaticit est le noyau.

    Cette problmaticit se manifeste de manire clatante travers la question de lathisme, laquelle nest pas un thme majeur de la pense lukcsienne : il ny a par exemple aucun quivalent lukcsien de LAthisme dans le christianisme 4. Cette question est donc un vritable problme, puisque si lon excepte un texte de 1922, il nexiste ma connaissance aucun texte publi portant explicitement sur lathisme. Cette exception justement, se rvle tout fait remarquable en ceci quil sagit dun court article, publi dans la Rote Fahne, quotidien du Parti Communiste Allemand, simplement intitul La question de lathisme 5, lequel propose une analyse marxiste somme toute classique de cette question.

    Il commente en effet un article de Lnine paru peu de temps auparavant dans Linternationale communiste, portant sur diffrentes questions de la mthode marxiste , et partir duquel Lukcs entend traiter un problme particulier : la relation entre la propagande de lathisme et notre thorie et propagande 6. Dans son article, Lukcs insiste expressment sur la fonction historique du matrialisme bourgeois, dont lathisme est lune

    3. Ma vie forme une suite logique. Je crois quil ny a aucun lment inorganique

    dans mon volution , in G. Lukcs, Penses vcues, mmoires parles (1971). Paris : LArche, 1986, p. 17.

    4. Ernst Bloch, Lathisme dans le christianisme. La religion de lexode et du royaume (1968). Paris : Gallimard, 1978.

    5. G. Lukcs, Littrature, philosophie, marxisme (1922-1923). Paris : PUF, 1978. La question de lathisme (1922), p. 134-138.

    6. Ibid., p. 134-135.

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    des consquences majeures, dans la lutte pour lmancipation de lhumanit. Et il note que ce mme matrialisme bourgeois, qui est dj en partie, pour les lments conscients du proltariat, un obstacle au dveloppement de leur conscience de classe rvolutionnaire [], est aussi la voie ncessaire de la rvolutionnarisation des couches arrires du proltariat []. La rvolution bourgeoise prcisment doit et ne peut tre mene terme que par le proltariat, y compris sur le terrain idologique 7. Pour celui qui fut Commissaire du peuple la culture et lducation, durant la Commune hongroise de 1919, la question de lathisme relve donc dune problmatique militante et mthodologique.

    Si on largit la question de lathisme son environnement

    thorique immdiat (la religion) cette problmaticit est encore plus troublante. Il convient en effet de remarquer que ce thme de la religion, lato sensu, est prgnant dans luvre du philosophe magyare, des premiers crits (Lme et les formes, La thorie du roman) lultime opus (Sur lontologie de ltre social), en passant par quelques textes contemporains de son adhsion au communisme. Cette prgnance comme par enchssement est elle-mme problmatique, en ce quelle est intimement coordonne lvolution mme de la pense de Lukcs, se modalisant ainsi diffrement selon les poques . Pour fixer sommairement les choses, on peut donc dire que la thmatique religieuse, trs prsente dans ses premiers crits, va seffacer assez rapidement, ou plus prosaquement, que le marxiste militant quil devient partir de 1918, nenvisage plus du tout la religion

    7. Ibid., p. 138.

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    de la mme manire que lorsquil tait sous linfluence dominante de la pense de Simmel 8.

    Le point crucial rside toutefois dans le singulier intrt quil porte la religion, sattachant, pour lessentiel, ses courants les moins orthodoxes, particulirement ceux du christianisme. Ainsi le thologien allemand Matre Eckhart (1260-1328) a exerc une trs vive influence sur le jeune Lukcs, qui le cite en exergue de son tude Mtaphysique de la tragdie (1910), et ainsi quen tmoigne, encore plus nettement, ce texte de 1912, Von der Armut am Geiste [De la pauvret de lesprit], lequel, par son titre, fait explicitement rfrence la conceptualit eckhartienne. Cet attrait pour lhtrodoxie religieuse ne se dmentira dailleurs jamais. Dans lOntologie de ltre social (1964-1971), qui consuma, tel un achvement, ses dernires forces, Lukcs, indique N. Tertulian, met en valeur la porte du mouvement des sectes et des hrsies contre lglise institutionnalise, en soulignant quelles incarnent les aspirations du genre-humain-pour-soi la variante lukcsienne de lesprit absolu hglien contre les valeurs du statu quo social, dont lglise institutionnalise expression du genre-humain-en-soi, de lesprit objectif de lpoque serait la porteuse. 9 Un peu plus loin, faisant le lien entre cette valorisation de lhtrodoxie sectaire et le point de vue de Jsus (auquel Lukcs se range) face au Grand Inquisiteur , dans le clbre pisode ponyme des Frres Karamazov de Dostoevski, il ajoute que le jeune Lukcs a

    8. Ceci pour dire que je circonscris la prsente analyse au jeune Lukcs, mais sans dithyrambe et sans ngliger les uvres de la maturit, que je me borne ici indiquer en perspective (et en prospective).

    9. N. Tertulian, LOntologie de Georges Lukcs , Bulletin de la socit franaise de philosophie, 1984, 78/4, p. 134-158 ; p. 141. Cf. le chapitre final de lOntologie, consacr la question de lalination : G. Lukcs, Zur Ontologie des Gesellschaftlichen Seins (hrg. von F. Benseler). Darmstadt-Neuwied : Luchterhand, 1984-1986, 2 vol. ; t. 2, ch. IV, Die Entfremdung , p. 501-730 et plus particulirement Die ideologischen Aspekte der Entfremdung. Religion als Entfremdung , p. 555-656.

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    beaucoup nourri sa pense des crits de mystiques peu orthodoxes, tels que Matre Eckhart, Johann Tauler, Sebastian Franck ou saint Franois dAssise. 10

    Dans la mme veine, il nest pas inopportun de signaler combien la religiosit, dans ses aspects bien entendu les plus htrodoxes, a pu pntrer jusquaux comportements mme de Lukcs, particulirement dans sa jeunesse. De nombreux tmoignages du temps (1912-1915) o il assistait au Cercle du dimanche de Max Weber, en compagnie de Ernst Bloch, rencontr chez Simmel en 1910, attestent, avec humour ou ironie, cette intressante excentricit (Lukcs) : leur commun caractre religieux-messianique. Il y a cette pigramme compose par le philosophe Emil Lask : Comment sappellent les quatre vanglistes ? Mathieu, Marc, Lukcs et Bloch 11. Il y a cette description de Lukcs et Bloch, faite par Marianne

    10. Ibid., p. 153. Dans la discussion qui suit son expos N. Tertulian prcise que le mouvement des sectes apparat Lukcs comme lexpression du besoin de transcender le statu quo social, y compris la manipulation par lglise : il exprime laspiration vers ce que Lukcs appelle ltat du genre humain pour-soi. Simone Weil est regarde comme une figure exemplaire dans ce sens. La vulnrabilit des mouvements religieux hrtiques consisterait, daprs Lukcs, dans le fait quils cherchent la transgression de ltat du genre humain en-soi vers le genre humain pour-soi en dehors des mdiations qui relient les deux niveaux, donc en dehors des articulations concrtes du social : il reproche Simone Weil dtablir une solution de continuit entre laction sociale et lacte de foi. (Ibid., p. 171 ; soulign par Tertulian). De ce point de vue galement, la proximit avec Bloch est non seulement trs intime, mais pour ainsi dire continue. Si, comme Lukcs le dit une fois, il na jamais pu se rconcilier avec la mthode du Principe Esprance, il a nanmoins conserv le plus vif attrait pour les figures religieuses htrodoxes, sans pour autant en retirer les mmes choses que son vieil ami. Mnzer par exemple ne parat tre un hraut transhistorique de la rvolution sociale que pour Friedrich Engels (La guerre des paysans en Allemagne (1850). Paris : d. Sociales, 1974) et pour Ernst Bloch (Thomas Mnzer : thologien de la rvolution (1921). Paris : UGE ( 10/18 ), 1975), mais manifestement pas pour Lukcs.

    11. Cit par Michael Lwy, Pour une sociologie des intellectuels rvolutionnaires. Lvolution politique de Lukcs : 1909-1929. Paris : PUF, 1976 (not SIR), p. 110. Cf. galement le jugement du sociologue Paul Honigsheim : Ernst Bloch, lapocalyptique juif catholicisant, avec son adepte dalors, Lukcs (SIR, 111)

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    Weber, lpouse du sociologue, dans ses Mmoires : Ces jeunes philosophes agitaient des espoirs eschatologiques quant un nouvel envoy du Dieu supramondain, et ils voyaient dans un ordre social socialiste, fond sur la fraternit, la prcondition du salut 12. Il y a ce jugement enfin, de lune de ses amies, Anna Lesznai, qualifiant son adhsion au Parti communiste hongrois et partant au marxisme (dcembre 1918), comme une vritable conversion religieuse : Dun dimanche lautre, Sal est devenu Paul 13.

    Cette problmaticit intrinsque dont je viens desquisser

    quelques traits significatifs, mamne supposer, de manire heuristique, quil y a bien chez Lukcs une thmatisation de lathisme, mais implicite et sourde (au sens acoustique), particulirement dans les uvres de jeunesse grosso modo, et pour esquisser un cadre temporel, de lHistoire du dveloppement du drame moderne (1908) Histoire et conscience de classe (1923). Cet athisme se rvle de surcrot foncirement problmatique, puisque lathisme sublim qui prdomine dabord, stoffe rapidement en un athisme tragique, pour finalement sachever en un athisme de plus grande facture, thico-messianique voire pico-messianique. cet gard, on soulignera que cette trinit conceptuelle nest pas sans affinits avec la logique des figures de lesprit dans la phnomnologie hglienne : si chacune est par

    12. Marianne Weber, Max Weber. Ein Lebensbild (1926). Tbingen : J. C. B. Mohr, 1984, p. 474.

    13. SIR, 151. On remarquera que le choix de la mtaphore est congruent la profonde conviction qui a toujours anim Lukcs. Alain Badiou, dans un ouvrage rcent (Saint Paul ou la fondation de luniversalisme. Paris : PUF, 1997) fait le lien de Paul Lnine, consacrant le premier comme figure paradigmatique du militant : Pour moi, Paul est un penseur-pote de lvnement, en mme temps que celui qui pratique et nonce des traits invariants de ce quon peut appeler la figure militante. [] Je ne suis pas le premier risquer la comparaison qui en fait un Lnine dont le Christ aurait t le Marx quivoque. (p. 2)

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    elle-mme, singulire et relativement autonome, celles-ci sont nanmoins (re)lies, de sorte que chacune nonce la suivante ou bien accomplit la prcdente. Sans prtendre puiser la question, cest laffermissement de ces hypothses, que je souhaiterais consacrer les quelques remarques suivantes 14.

    *

    * * Assurment, ce premier athisme est le plus singulier et le plus

    problmatique, par le fait quil est largement implicite, donc difficile cerner textuellement, et surtout quil est exprim de manire sublime, en filigrane dune rflexion esthtico-littraire dont lironie est llment. Celle-ci est dfinie par Lukcs dans sa lettre propos de lessence et de la forme de lessai qui ouvre Lme et les formes. Jentends ici par ironie le fait que le critique parle toujours des questions ultimes de la vie, mais toujours sur un ton laissant croire quil ne sagit que de tableaux et de livres, que de jolis ornements inessentiels de la grande vie ; et quil ne sagit pas non plus de lintriorit la plus profonde, mais seulement dune belle et inutile surface. Et il ajoute : Ainsi, selon lapparence, tout essai se tiendrait dans le plus grand

    14. La prise en compte de toute la constellation des textes publis par le jeune

    philosophe ce qui nest pas ici possible tofferait le propos sur cette question. Sur la priode de jeunesse de Lukcs, je renvoie au recueil dit par gnes Heller, Die Seele und das Leben. Studien zum frhen Lukcs. Frankfurt-am-Main : Suhrkamp, 1977, au remarquable ouvrage de N. Tertulian, Georges Lukcs. tapes de sa pense esthtique. Paris : Le Sycomore, 1980, particulirement, p. 53-156, ltude de Rainer Rochlitz, Le jeune Lukcs (1911-1916). Thorie de la forme et philosophie de lhistoire. Paris : Payot, 1983, ainsi qu G. Lukcs, Correspondance de jeunesse (1908-1917). Paris : F. Maspro, 1981 (not Correspondance) ; bien que partielle et malheureusement puise , cette dition est nanmoins fort prcieuse pour apprhender la physionomie intellectuelle de Lukcs.

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    loignement possible de la vie 15. Les finesses du conditionnel ne doivent nullement garer, car ce que Lukcs met ici en vidence est le caractre toujours plus problmatique de la forme dramatique d la dissolution de ses fondements objectifs. 16

    Ds lintroduction de son prime ouvrage Histoire du dveloppement du drame moderne 17, il insiste en effet sur les difficults pour un drame authentique dclore dans les conditions de la vie moderne de son poque, caractrise par un formalisme aride et rebutant. Sous linfluence directe de Simmel et de son matre ouvrage Philosophie des Geldes 18, il stigmatise autant la soumission de lindividu des mcanismes et forces impersonnels, que symtriquement, la domination exerce par les institutions et les formes dchange sur lindividu (la primaut du quantitatif sur le qualitatif). Dun mot, dont on reconnatra la fortune, il rejette la rification du monde moderne, retrouvant travers ces quelques formules, la tonalit gnrale du romantisme anticapitaliste , alors dominant dans lintelligentsia europenne 19, et, quant au fond, il dplore la

    15. G. Lukcs, Lme et les formes (1911). Paris : Gallimard, 1974 (not AF), p. 22 ; je souligne. Il sagit dun recueil dessais crits de 1907 1910, dabord publi en hongrois en 1910, puis traduit en allemand lanne suivante. Prcisons galement que cette ironie relve autant du romantisme allemand que de lusage socratique, dont Thrasymaque se plaint amrement au dbut de la Rpublique. Henri Lefebvre (Introduction la modernit. Prludes (1960). Paris : d. de Minuit, 1977) souligne quant lui que lironie est indissociable de la maeutique et dune certaine forme de protestation de la subjectivit aline. ( Sur lironie, la maeutique et lhistoire , p. 15-54).

    16. N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 55 ; soulign par Tertulian. 17. G. Lukcs, A modern drma fejldsnek trtnete. Budapest : Trtsalat-

    Franklin, 1911, 2 vol. ; Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas (hrg. von F. Benseler). Darmstadt-Neuwied : Luchterhand, 1981.

    18. Georg Simmel, Philosophie de largent (1900). Paris : PUF, 1987. 19. Je renvoie sur ce point SIR, 25-105 au sujet de lintelligentsia anticapitaliste en

    Allemagne et Hongrie et p. 107-170 au sujet de Lukcs, quoique je ne partage pas, concernant ce dernier, son interprtation dinspiration goldmanienne .

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    disparition du sentiment mtaphysique dunit et de cohrence du monde 20, au fondement du drame antique ou shakespearien par exemple, ou bien encore, selon une formule de La thorie du roman, le fait qu il ny a plus aucune totalit spontane de ltre .

    La crise du drame bourgeois est donc lindice de la dissolution de cette mme socit bourgeoise, et rciproquement, la dissolution objective de cette socit engendre la crise de la forme dramatique 21. Mais Lukcs ne se borne pas constater cette factualit. Au contraire cest le profond dessein qui anime Lme et les formes , il cherche, par le truchement de lessai et de lironie, dpasser, surmonter (berwinden) cette dissolution conjointe de la socit et de ses formes esthtiques, dans le cadre dune vritable thorie de la forme qui passe par une (re)valorisation du tragique, simultanment envisag comme forme littraire et forme de vie. Car la fonction de la forme est prcisment de suppler la dcomposition objective de ce vieux monde, sindexant en mme temps comme un manque, comme une indtermination ontologique fondamentale : celle du divin. Dans une lettre Lo Popper du 28 mai 1910, Lukcs (s)interroge ainsi : Quest-ce que la forme du point de vue cosmique ? Quelle place occupe-t-elle comme forme ordonnatrice et comme forme ordonne (tout

    20. N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 54 ; je souligne. 21. Cf. N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 56, cette citation de Lukcs : Das

    neue Drama ist das Drama des Brgertums und es gibt kaum brgerliche Dramen [Le nouveau drame est le drame de la bourgeoisie et il y a peu de drames bourgeois] (soulign par Tertulian). Dans son ultime autobiographie (Pense vcue, mmoires parles, op. cit., p. 212) Lukcs note ce propos : Vie bourgeoise : [] impossible, sous capitalisme de mener vie ayant sens ; laspiration une telle vie : tragdie et tragi-comdie, cette dernire joue grand rle dans analyses ; a pour consquence que drame moderne pas seulement produit de la crise, mais aussi, avec totalit lments et implications, quelque chose dimmdiatement artistique : problmatique sans cesse croissante.

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    fait en profondeur et dune manire gnrale) dans limage du monde ? Quelques jours plus tard, le 15 juin, il crit, toujours au mme : Jai le sentiment, que la forme est un besoin biologique (non pas dans le sens scientifique courant mais en profondeur : elle doit tre prsente dans la totalit de la vie). 22

    Cette dernire phrase peut donner penser que Lukcs sinscrit dans lespace thorique du romantisme allemand, lequel, travers son plus minent reprsentant, Novalis (1772-1801), proclamait son ambition de potiser la vie. Et en effet, on peut lire, dans les premires pages de son tude sur Novalis 23, avec, il faut le souligner, de singuliers accents marxiens, la remarque suivante : Il ny avait pour lAllemagne quune seule voie vers la culture : la voie intrieure, celle de la rvolution de lesprit ; car personne ne pouvait penser srieusement une rvolution relle. [] Puisquon ne pouvait penser un progrs extrieur, toutes les nergies sorientrent vers la vie intrieure, et bientt le pays des potes et des penseurs dpassa tous les autres en profondeur, en finesse et en puissance de lintriorit. (AF, 78 ; je souligne) Il nen est rien cependant. Car cette glise invisible quils avaient vocation de crer , cette nouvelle religion [] panthiste et moniste, difiant le devenir 24, ce panpotisme ainsi que Lukcs caractrise la Weltanschauung de Novalis, nourrit plus les prtentions dune subjectivit dmiurgique 25 supprimer magiquement les asprits et les contrarits de lexistence objective, potiser le destin en somme, qu vritablement les dpasser. Or Lukcs rfute

    22. Correspondance, p. 89 et 103 ; soulign par Lukcs. 23. La philosophie romantique de la vie : Novalis (1907) : AF, 73-92. 24. AF, 81 ; je souligne. Cf. aussi ce qucrit Lukcs dans son tude sur P. Ernst (AF,

    258) : Un panthisme nest-il pas, comme le disait Schopenhauer, simplement une forme courtoise de lathisme ?

    25. Destin et tat dme sont des termes qui dsignent un mme concept dit Novalis, cit par Lukcs (AF, 90)

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    expressment ce subjectivisme forcen, comme une tentative rellement dsespre dans le cas de Novalis desthtiser la vie 26. Le romantisme a toujours ni de manire consciente et rsolue la tragdie comme forme de la vie [] ; leur aspiration la plus haute tait dliminer partout la tragdie, de dissoudre de manire non tragique les situations tragiques. (AF, 89 ; je souligne)

    Contre toute tentation de dissoudre les contradictions, Lukcs entend bien au contraire les aiguiser au maximum. Cette supplance de la forme porte effectivement avec elle lexaspration de la problmaticit quelle veut prcisment dpasser. Dune part, la forme, en mme temps quelle relve (Erheben) la dichotomie entre le monde social rifi et les aspirations de la subjectivit, la sublime, en la rifiant et en lhypostasiant mtaphysiquement, dans une sorte de fatum ontologique. Lukcs oppose la vie, quotidienne et banale, sans me, La vie, essentielle, anime, celle des questions ultimes. Il y a donc deux types de ralits psychiques [seelische Wirklichkeiten] : la vie et la vie *. Tous deux sont galement rels, mais ne peuvent ltre en aucun cas simultanment. Toute exprience vcue humaine contient les deux lments, mais avec une intensit et une profondeur chaque fois diffrentes. [] Depuis quil y a une vie et que les hommes la pensent et veulent lordonner, leurs expriences vcues ont toujours contenu cette dualit. (AF, 16 ; je souligne). Il reformule certes ici la scission entre la conventionnalit de la vie sociale et la passion apriorique du sujet, mais en aiguisant leur dualit limpossible. Parce que, dautre part, la forme ne saurait tre le lieu de

    26. Dans son analyse du geste de Kierkegaard, Lukcs y dnoncera pareillement une tentative desthtiser la vie, conduisant en fin de compte le philosophe danois se mentir (inconsciemment) lui-mme se sduire ? Cf. AF, 51-72 : Lclatement de la forme au contact de la vie : Sren Kierkegaard et Rgine Olsen (1909).

    *Soulign par Lukcs.

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    rsolution de cette presque antinomie, ainsi quil lexplique dans une lettre Salomo Friedlnder (mi-juillet 1911) : Selon ma conception, la forme cest le paradoxe qui a pris corps, la ralit de lexprience vcue [Erlebniswirklichkeit], la vie vritable de limpossible (impossible dans ce sens que les composantes sopposent absolument et ternellement et que leur rconciliation est impossible). Car la forme nest pas la rconciliation mais la guerre transpose dans lternit, de principes en lutte. 27

    Lukcs, on le voit, radicalise trs nettement sa position, tel point dailleurs quon a la nette impression dune fuite en avant, dune exacerbation infinie, se nourrissant de son propre paroxysme. Ce dernier nest-il pas le signe de linstabilit et de la problmaticit de la forme, appelant, de facto, son dpassement (Aufhebung), puisque prcisment, cette problmaticit rside simultanment dans laccueil de cette dualit, et dans sa dialectisation quasi immanente 28. Le manque ontologique

    27. Correspondance, 170 ; je souligne. 28. Cest ce que Gyrgy Mrkus, lve puis diteur des uvres de jeunesse de

    Lukcs ( titre posthume), remarque ce propos, dans une lettre M. Lwy (SIR, 122, note): Je suis daccord [] sur limportance du dualisme de la vie ordinaire et [de] la vie vivante (ou une autre terminologie) pour la philosophie du jeune Lukcs, mais je pense quil y avait un troisime lment (et problmatique) quil a introduit dans ce cadre conceptuel : die Werke. Tant la vie ordinaire que lauthentique sont vie, existence, Sein mais au dessus delles (ou entre les deux, dans un certain sens) il y a les objectivations culturelles, les valeurs objectives et corporifies qui, en tant que valeurs, nexistent pas mais gelten. Il les appelle Formen dans Die Seele und die Formen, die Werke, dans les manuscrits de Heidelberg, Gestaltungen des absoluten Geistes dans le compte rendu sur Croce mais le concept gnral est le mme. Elles surgissent empiriquement de la vie quotidienne, et seulement en rapport avec elles, la notion elle-mme de vie authentique peut tre formule ; cela veut dire que le problme de la Vermittlung est pos ds le dbut pour le jeune Lukcs. Mais ceci ne fait que souligner le caractre tragique de sa vision, parce que les valeurs restent transcendantes, irralisables dans la vie relle-individuelle []. Le problme de ces objectivations, la fois geschichtlich et zeitlos, en tant que Vermittlungen possibles entre authenticit et inauthenticit, donne un caractre spcifiquement dialectique son dualisme et le

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    (cosmique) auquel elle veut suppler conduit ncessairement la tragdie, tant au plan esthtico-littraire, quau plan philosophique et humain, manifestant par contrecoup la problmaticit mme du divin. Sur le mode de la Docta ignorantia et de la concidence des opposs du Cusain 29, le divin est la fois prsent et absent, absent dans sa prsence et malgr tout, prsent dans son absence.

    Lukcs exprime cela trs clairement, dans son tude consacre P. Ernst, Mtaphysique de la tragdie (AF, 241-275) : Dieu doit quitter la scne, mais rester nanmoins spectateur : telle est la condition de possibilit historique de lge tragique. Et parce que la nature et le destin nont jamais t si effrayamment sans me quaujourdhui, parce que les mes des hommes nont jamais hants si solitairement leurs voies dlaisses, nous pouvons de nouveau esprer une tragdie : si elle fait compltement svanouir toutes les ombres vacillantes dun ordre qui serait bienveillant notre gard, projections de la nature de nos lches rves aspirant une certitude illusoire. Ce nest que lorsque nous serons devenus compltement athes, dit Paul Ernst, que nous aurons une tragdie. 30

    rend aussi ouvert dautres solutions . Cf. galement son article Die Seele und das Leben. Der Junge Lukcs und das problem der Kultur , Revue internationale de philosophie, 1973, n 106, p. 407-438, ainsi que son tude Lukcs erste sthetik : zur Entwicklungsgeschichte der Philosophie des Jungen Lukcs , in . Heller (d.), Die Seele und das Leben, op. cit., p. 192 sqq.

    29. Cf. Nicolas de Cues, De la docte ignorance. Paris : d. du Cerf, 1991. Il ny a, ma connaissance, pas dautre mention de la doctrine cusaine que celle, allusive, dans La thorie du roman (voir infra note 36).

    30. AF, 249 ; je souligne. De mme, quelques lignes plus loin : La tragdie na quune dimension : celle de la hauteur. Elle commence au moment o des forces nigmatiques poussent lessence hors de lhomme, le contraignent lessentialit, et sa dmarche nest quune manifestation toujours croissante de cet tre unique et vrai. Une vie qui exclut le hasard, est une vie sans lan, strile, une plaine infinie sans collines ; sa ncessit est celle de lassurance bon compte, du mou repli sur soi face toute nouveaut, celle dun fade repos dans le sein dune rationalit dessche. La

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    Ce prime athisme est, ce faisant, moins un anti-thisme, une ngation active et consciente du divin, quune inquitude, une incertitude quant sa prsence effective, et quant limpossibilit de rpondre de manire satisfaisante une telle interrogation. Do son caractre sublim, qui tente ici de suppler la perte de sens et lacosmie potentielle, probable mme, engendre par son absence du monde. La forme procde dune double intention, simultanment onto-thologique et thique. Ne serait-ce pas alors cette inquitude qui est porte son paroxysme dans le dialogue no-eckhartien Von der Armut am Geiste 31 ? Inquitude quant la problmaticit mme de la dprise (Gelassenheit) du divin, nourrissant lambigut de ce dtachement (Abgeschiedenheit), dont on ne sait si, finalement, il condamne ou il lve. Ne pourrait-on pas galement discerner dans la bont (la grce) lambigut intimement ressentie de la tragdie, cependant, na plus besoin de hasard, elle la incorpor pour toujours en son monde, il est en elle, nulle part et partout. (AF, 250 ; je souligne.) Cette citation me suggre cette formule des Penses de Pascal, dailleurs reprise par Leibniz : Cest une sphre infinie dont le centre est partout, la circonfrence nulle part (B. Pascal, op. cit., p. 526, fgt. 199-72).

    31. G. Lukcs, Von der Armut am Geiste. Ein Gesprch und ein Brief , Neue Bltter, 1912, II, n 5-6, p. 65-92. Il en existe une traduction anglaise On Poverty of Spirit. A Conversation and a Letter , The Philosophical Forum, 1972, n3-4, p. 371-385, ainsi quune traduction italienne Sulla poverta di spirito. Scritti (1907-1918). Bologna : Capelli, 1981. Ce texte fut crit la suite du suicide dune trs proche amie de jeunesse, Irma Seidler, suicide dont Lukcs sestimait responsable. Sur ce texte, voir les tudes dgnes Heller : Von der Armut am Geiste. A dialogue by the young Lukcs , The Philosophical Forum, 1972, n 3-4, p. 360-370 et Jenseits der Pflicht. Das Paradigmatische der Ethik der deutschen Klassik im uvre von Georg Lukcs , Revue internationale de philosophie, 1973, n 106, p. 439-456. Le titre de ce dialogue est au reste une rfrence explicite au sermon de Matre Eckhart, Beati pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum clorum [Bienheureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est eux], in Matre Eckhart, Du dtachement et autres textes. Paris : Rivages, 1995, p. 71-85. Sur Eckhart : Alain de Libra, Matre Eckhart et la mystique rhnane. Paris : d. du Cerf, 1999 et milie Zum Brunn (d.), Voici Matre Eckhart (1994). Grenoble : J. Millon, 1998, particulirement ltude dAlois M. Haas, Correspondances entre la pense eckhartienne et les religions orientales , p. 373-383.

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    dprise eckhartienne, qui ne serait pas seulement la modalit de la prsence soi du dvoilement de la dit dans lhomme, mais aussi, la modalit lukcsienne de linterrogation sur la normativit mme de lagir humain ?

    *

    Le second athisme ne diffre pas fondamentalement du

    premier. Il nest pas moins filtr travers une laboration esthtique, mais il est beaucoup plus explicite. lvidence, La thorie du roman 32 rcapitule les analyses antrieures en les ramassant (au sens leibnizien), cest--dire, en les systmatisant dun point de vue historico-conceptuel. Satteste en cela, le net inflchissement de la tonalit essayiste du recueil Lme et les formes, au sujet duquel Lukcs crit, dans une lettre Margarete von Bendemann (Susman) du 25 septembre 1912, quil est plein [] dune connaissance intuitive de ce qui doit venir (pour moi), [] plein dides dont le cheminement et le but ne sclairent que maintenant, un moment o lensemble et sa forme deviennent pour moi compltement trangers 33. Plus prcisment, cet inflchissement vers une dmarche plus systmatique et rigoureuse, au caractre historico-philosophique plus marqu, est redevable linfluence dterminante dErnst Bloch 34. Lathisme problmatique et sublim de

    32. G. Lukcs, La thorie du roman. [Une recherche historico-philosophique sur les formes de la grande pope] (1916). Paris : Gallimard, 1989 (not TR). Cette tude, bauche pendant lt 1914, fut rdig durant lhiver 1914-1915, et parut dabord en 1916, sous la forme dun article, puis en 1920 sous forme de livre. Il sagit vraisemblablement dune introduction une tude sur Dostoevski, qui ne fut jamais crite mais dont il est rest des notes abondantes, ainsi que des plans (voir infra note 44).

    33. Correspondance, 219-220 ; je souligne. 34. Cf. la lettre L. Popper du 11 fvrier 1911 (Correspondance, 152) : Il y a eu

    quelquun ici [ Berlin] qui ma t trs utile, le Dr Bloch, ce philosophe allemand que

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    lindtermination du divin, stoffe en un constat plus factuel, objectif, dun retrait, dune absence de-s Dieu-x, en lien avec lmergence de la figure du hros, ce qui aura pour effet de renforcer le caractre foncirement (substantiellement) problmatique de cet athisme tragique.

    La majestueuse introduction de La thorie du roman sur les

    civilisations closes constitue larrire-plan indispensable et le point de dpart de toute explicitation de cette retraite des Dieux. Lukcs brosse un tableau dune Grce antique volontiers idalise, idyllique 35, royaume de lharmonie de lhomme avec la nature, et des hommes entre eux bien sr, royaume de la belle totalit celle que clbreront les romantiques. Dans lultime relation structurelle qui conditionne toute exprience vcue et toute cration de formes, il nexiste entre les lieux transcendantaux eux-mmes, et entre ces lieux et le sujet qui leur est ordonn a priori, aucune diffrence qualitative, cest--dire insurmontable []. Le monde de la signification peut tre compris et embrass dun seul regard. [] Ce monde est homogne et, ni la sparation entre lhomme et le monde, ni lopposition du Je et du Tu ne sauraient dtruire cette homognit. (TR, 23 ; je souligne). Mais cette totalit spontane de ltre nest plus, dornavant, quun arrire plan de lhistoire, un monde clos, achev. Ontologiquement dabord, en ce que les Grecs prouvaient toutes les formes qui leur Simmel mavait dj envoy une fois, la premire impulsion intellectuelle, depuis longtemps, un vritable philosophe jusquau bout des ongles de la race des Hegel. (je souligne). Cf. galement lentretien de E. Bloch avec M. Lwy, SIR, 292-300. Prcisons que cette impulsion intellectuelle voque par Lukcs sexprimera dabord dans sa premire esthtique (systmatique), dite de Heidelberg : G. Lukcs, Philosophie de lart (1912-1914). Paris : Klincksieck, 1981.

    35. Cf. F. Dostoevski, Les Dmons, op. cit., p. 731 sq., o Stavroguine narre Tikhone le rve quil fit au sujet dun tableau de Claude Lorrain Acis et Galate quil appelle Lge dor .

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    taient prsentes comme quelque chose de rel et de vivant, non comme une abstraction. (AF, 29). Historiquement ensuite, puisque la belle totalit grecque en laquelle mtaphysique et esthtique concident exactement, est irrmdiablement perdue, non par mprise, mais par la ncessit mme de lhistoire. Do lmergence de la figure du hros, dabord hberge par la solitude de son me.

    Cette solitude [dans le drame] est plus profonde que celle quexigeait la tragdie [] elle doit devenir elle-mme problme [] Elle nest pas la simple ivresse dune me dont les destin sest empar et qui se fait chant, mais le tourment de la crature condamne tre seule et qui se consume en qute dune communaut. (TR, 37 ; je souligne) Cette solitude tmoigne de labsence dune totalit dans, et par laquelle, elle pourrait compltement dvelopper sa signification, une communaut jadis ontologiquement acheve par lexistence dune transcendance, devenue aujourdhui nigmatique et, plus srement, absente. Cest sur le hros que repose dsormais le sens du monde, dans la mesure o cest son me, solitaire, qui en organise, tel un centre de rayonnement ontologique, la signification. Et dans sa qute il est et reste irrmdiablement seul : il peut bien avoir des frres qui suivent les mmes toiles, non des compagnons. (Ibid.)

    De fait, le roman est lpope dun monde sans dieux ; la psychologie du hros romanesque est dmoniaque, lobjectivit du roman, la virile et mre constatation que jamais le sens ne saurait pntrer de part en part la ralit et que pourtant, sans lui, celle-ci succomberait au nant et linessentialit. (TR, 84 ; je souligne). Quelques pages plus loin, il prcise : La psychologie du hros de roman est le champ dactivit du dmonique. La vie biologique et sociale incline trs profondment se fixer en sa propre immanence : les hommes aspirent simplement vivre et

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    les structures sociales demeurer intactes ; et lloignement, labsence dun Dieu actif rendrait omnipotente linertie de cette vie qui se suffit soi-mme et sabandonne en paix son propre croupissement, sil nadvenait aux hommes, saisis par la puissance du dmon, de slever parfois au-dessus deux-mmes dune manire infonde et infondable et de renoncer aux fondements psychologiques et sociologiques de leur propre existence. Cest alors que ce monde abandonn de Dieu se dvoile tout--coup comme priv de substance, mlange irrationnel, dense et poreux la fois ; ce qui semblait le plus ferme se brise comme de largile sche sous les coups de lindividu possd du dmon, et la vide transparence qui laissait entrevoir des paysages de rve se change brusquement en une paroi de verre, victime dune vaine et incomprhensible torture [] . 36

    Lathisme se conjugue ici sur le mode de la substitution du hros de roman une dit absente, puisque en effet, cest laspiration dmonique du hros qui supple cet abandon du monde par le divin. Mais cette substitution nest pas, en dfinitive, homogne, puisque le dmonisme du hros, cet assaut du ciel, se rvle tre la fois infond et infondable. Il sensuit par consquent que Dieu est simultanment et contradictoirement, la condition de possibilit du roman en mme temps que ce dernier en instruit la ngation. Lexistence de Dieu et la qualit de cette existence sont conditionnes par le rapport normatif que, devenu possibilit de structuration, celui-

    36. TR, 86 ; je souligne. Un peu plus loin, il poursuit : Lironie de lcrivain est la

    mystique ngative des poques sans dieux : par rapport au sens une docta ignorantia, une manifestation de la malfaisante et bienfaisante activit des dmons, le renoncement saisir cette activit plus que sa simple ralit de fait, et la profonde certitude, inexprimable par dautres moyens que ceux de la cration artistique, davoir rellement atteint, aperu et saisi, dans cette renonciation et impuissance savoir, lultime rel, la vraie substance, le Dieu prsent et inexistant. Cest ce titre que lironie constitue bien lobjectivit du roman. (je souligne.)

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    ci entretient avec les formes structurantes, et par la valeur qui lui revient, sur le plan technique, pour ldification et larticulation de louvrage. Mais cette subsomption de Dieu, sous le concept technique de lauthenticit du matriau correspondant aux diffrentes formes, relve le double visage de lachvement artistique et de son insertion parmi les uvres mtaphysiquement significatives : [] la forme transcendantale de luvre, forme cratrice de ralit, ne saurait surgir que si une vritable transcendance est devenue immanente en elle. (TR, 88 ; je souligne). En ce point, Lukcs renoue certes avec la Mtaphysique de la tragdie 37, mais il va plus loin, en caractrisant finalement lathisme comme la dgradation ontologique du divin en dmon, impliquant, de surcrot, un changement de signe de la valeur du monde. La dgradation du divin se paye dune dchance du monde, celle, paroxystique, dune guerre sans sujet(s), objectale et machinique (1914-1918), une guerre mta-humaine, abolissant, travers la mcanisation de son exercice (clbr de manire ambigu par le futurisme italien 38) la substance de lhumanit : la guerre est une sorte de surnature dmoniaque, atroce 39, qui se joue des/avec les hommes.

    Plus encore qu lvolution thorique de Lukcs, cest aux conditions historiques de llaboration de La thorie du roman que lon doit lexplicitation de cette seconde figure de lathisme. Comme il la usuellement rpt en maintes prfaces, lorigine

    37. AF, 249 : Dieu doit quitter la scne, mais rester nanmoins spectateur . 38. Cf. Filippo T. Marinetti, Manifestes du futurisme (1909-1912). Paris : Sguier

    ( Carr dart ), 1996. 39. Cf. SIR, 131, note 2, qui signale cette comparaison faite par Gustav Radbruch,

    lui aussi participant du Cercle de Weber , entre la guerre et la figure mythique du Golem : une figure dargile qui, grce un parchemin cabalistique insr dans sa gorge, a russi, dune manire nigmatique, avoir une me indpendante, et qui dploie par la suite une vie aveugle, lourde et atroce, mais toute puissante .

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    de cette fresque historico-philosophique fut le dclenchement de la guerre de 1914, la raction de lintelligentsia de gauche devant lattitude de la social-dmocratie qui avait approuv cette guerre (TR, 5). Mais cest dans son ultime autobiographie quil est, ce propos, le plus prcis. Cest le flot entier de la problmatique qui a t pouss dans une direction nouvelle, [la guerre] a mis a nu ce quil y avait de faux et dinhumain dans cette statique qui, lpoque, menaait de devenir chez moi systme rigide . Puis, un peu plus loin : Toutes les forces sociales que je hassais depuis ma prime jeunesse et que je [mtais] efforc danantir en pense se sont unies pour produire la premire guerre universelle en mme temps que la premire guerre universellement dpourvue dide, ennemie des ides. [] On ne pouvait plus, comme lors des guerres antrieures, exister en marge * de cette nouvelle ralit de la vie. Ctait une guerre universelle : la vie sy dissolvait, que lon ft pour ou contre cette dissolution. [] On voulait nous imposer une vie dbordante dinhumanit pour conserver leur place et une approbation universelle ces puissances de la vie qui, auparavant dj, semblaient mprisables du fait de leur inhumanit. 40

    Cette guerre qui net jamais pour Lukcs, lvidence que lui accordrent ses matres (Simmel, Weber), cette guerre, dun genre, dune dimension et aux consquences encore indites, manifeste de manire brutale et paroxystique, linessentialit dun monde conventionnel, sa rification structurelle et partant sa dchance brutale son dsenchantement ? Une guerre universellement sans ide note Lukcs, une guerre insense, une

    * Soulign par Lukcs. 40. G. Lukcs, Pense vcue, mmoires parles, op. cit., p. 217-218 ; je souligne. Cf.

    galement son article : Die deustchen Intellektuellen und der Krieg (1915), in Text + Kritik, 1973, n 39-40, p. 65-69.

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    guerre des Dieux en somme qui, travers la folie des hommes, sanantissent mutuellement. Comme Nietzsche, (jamais cit dans La thorie du roman) le proclamait dj avec fracas dans le Gai savoir : Nous lavons tu vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! 41. Cest peut-tre la raison pour laquelle, dans les dernires lignes de La thorie du roman, Lukcs crit que le roman est la forme de lpoque de la peccabilit acheve, selon les mots de Fichte, et doit rester dominante aussi longtemps que le monde restera sous la domination de cette constellation. 42

    Lathisme devient ici franchement tragique, puisquil est dsormais impossible dignorer, ou de feindre lignorance, quant cette irrmdiable ralit. Le monde est plong dans les tnbres dun dlaissement du divin, sous lesquelles gisent

    41. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir : la gaya scienza (1882), 125. Paris : Gallimard ( Folio-Essais ), 1995, p. 149 ; soulign par Nietzsche. Quelques lignes plus loin, il y a cette phrase, significative : Jarrive trop tt, dit-il [linsens] ensuite, mon temps nest pas encore venu. Ce formidable vnement est en marche et voyage il nest pas encore parvenu aux oreilles des hommes. Il faut du temps la foudre et au tonnerre, il faut du temps la lumire des astres, il faut du temps aux actions, aprs leur accomplissement pour tre vus et entendus. (p. 150). Cette dernire me suggre par ailleurs cette formule de Walter Benjamin : Dans les domaines qui nous occupent, il ny a de connaissance que fulgurante. Le texte est le tonnerre qui fait entendre son grondement longtemps aprs. (Paris, capitale du XXe sicle. Le livre des passages. Paris : d. du Cerf, 1990, p. 473)

    42. TR, 155. Je modifie la traduction, particulirement celle de la maxime fichtenne, elle mme lgrement modifie par Lukcs (das Zeitalter der vollendeten Sndhaftigkeit), qui me parat tre ainsi beaucoup plus fidle la pense de son auteur. Cf. Johann G. Fichte, Le caractre de lpoque actuelle (1806). Paris : J. Vrin, 1990, p. 28, o ltat de pch consomm troisime des cinq poques est dfini comme lge de la libration, immdiatement de lautorit rgnante, mdiatement de la soumission linstinct de raison et la raison en gnral, sous toutes ses formes, cest--dire lpoque de lindiffrence absolue lgard de toute vrit et de labsence de toute attache et de tout fil conducteur . Cf. aussi p. 35 : lpoque actuelle runit alors les extrmits de deux mondes entirement diffrents en leurs principes : le monde de lobscurit et celui de la clart, le monde de la contrainte et celui de la libert, sans pourtant appartenir aucun des deux. . Cette dernire phrase nest pas sans voquer cette autre de Lukcs : La vie est une anarchie du clair-obscur : rien en elle ne saccomplit totalement, et jamais quelque chose ne va jusqu son terme . (AF, 247)

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    toutefois, on le verra, de profondes clarts. Cest bien pourquoi le roman, en tant que forme esthtico-littraire est en quelque sorte le signe du pch accompli. Car ce que le crime et la folie objectivent, cest labsence dune patrie transcendantale, absence affectant un acte dans lordre humain des connexions sociales ou une me dans lordre thique des valeurs supra-personnelles. (TR, 55 ; je souligne)

    Tragique, cet athisme ne cesse pourtant pas dtre problmatique, annonant de manire voile son futur dpassement. Dans un article consacr un drame de son ami P. Ernst, Lukcs en fait la remarque. Et si il existait malgr tout un Dieu ? Et si seulement un Dieu est mort, mais un autre, dun genre nouveau, dune essence diffrente, et avec un autre rapport envers nous, tait en devenir ? Et si lobscurit de notre absence dune fin ntait que lobscurit de la nuit entre le crpuscule dun Dieu et laurore dun autre ? Ny a-t-il pas dans notre abandon un cri de douleur et de nostalgie vers le Dieu venir ? Et dans ce cas, la lumire encore faible qui nous apparat au loin nest-elle pas plus essentielle que lclat trompeur du hros ? De cette dualit sont issus les hros de Dostoevski : cot de Nicola Stavroguine le prince Mychkine, ct dIvan Karamazov son frre Aliocha 43.

    Le lien ici tiss de la tragdie Dostoevski, nest bien entendu pas fortuit, et excde largement un strict comparatisme littraire. Dans lultime paragraphe de La thorie du roman, Lukcs crit : en vrit, Dostoevski na pas crit de romans []. Il appartient au monde nouveau [er gehrt der neuen Welt an] et seule lanalyse formelle de ses uvres pourra montrer sil est dj lHomre ou

    43. Ariadne auf Naxos (1916), in Paul Ernst und Georg Lukcs. Dokumente

    einer Freundschaft (Karl A. Kutzbach d.). Emsdetten : Lechte Verlag, 1974, p. 56 ; cit par M. Lwy, Idologie rvolutionnaire et messianisme mystique chez le jeune Lukcs (1910-1919) , Archives de sciences sociales des religions, 1978, 45/1, p. 51-63 ; p. 57.

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    le Dante de ce monde (TR, 155 ; je souligne). Il faut ensuite garder lesprit que ce qui a t publi sous le titre de La thorie du roman devait initialement constituer une introduction, voire un fragment dintroduction, un ouvrage sur Dostoevski qui, comme il lcrit P. Ernst dans une lettre de mars 1915, contiendra bien plus que Dostoevski : dimportantes parties de mon thique et de ma philosophie de lhistoire, etc. 44. Cet excs est particulirement visible dans le plan de louvrage projet. Le chapitre II, qui devait donc faire suite La thorie du roman est significativement intitul Le monde sans Dieu , et dvelopp comme suit : Lathisme russe et europen la nouvelle morale. (Suicide) (Changement du monde). Jhovah. Le christianisme. Ltat. Le socialisme. , puis, une transition : La solitude , et enfin : Tout est permis : problme du terrorisme (Judith : la transgression). Lhomme naturel : impossibilit de lamour du prochain. Lidalisme abstrait : ligne

    44. Correspondance, 252 ; je souligne. De cet ouvrage projet mais donc jamais crit,

    nous sont nanmoins parvenus des notes ainsi que des plans, dcouverts aprs la disparition du philosophe, le 4 juin 1971. Dix-huit mois aprs, on retrouva en effet, de manire inattendue, une valise quil avait oubli dans une coffre-fort de la Deutsche Bank Heidelberg depuis le 7 novembre 1917, contenant plus de 1600 lettres, des cahiers de notes, des notes de journal et des fragments de manuscrits. Parmi ces documents, figurent donc les notes et plans sur Dostoevski datant approximativement de 1915, qui furent dchiffrs et organiss par ses lves, G. Mrkus, . Heller et surtout Ferenc Fehr qui y consacre, ainsi qu la correspondance avec P. Ernst, une vaste tude : Am Scheidweg des romantischen Antikapitalismus. Typologie und Beitrag zur deutschen Ideologiegeschichte bei Gelegenheit des Briefwechsels zwischen Paul Ernst und Georg Lukcs , in Die Seele und das Leben, op. cit. Cf. G. Lukcs, Dostojewski Notizen und Entwrfe (I. C. Nyri d.). Budapest : Akadmiai Kiad, 1985. Nayant pas encore pu accder cette dition, je renvoie aux traductions fragmentaires disponibles en franais : SIR, 138-142, pour le plan de louvrage et R. Rochlitz, op. cit., Dostoevski. Lpope ou le drame de la grce , p. 343-365, pour une prsentation et un commentaire des Notes . On peut aussi se reporter cet article de Lukcs : Dostojewskij (1943), in Problem des Realismus II. Der russiche Realismus in der Weltliteratur. Neuwied-Berlin : Luchterhand, 1964, p. 161-176.

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    Schiller-Dostoevski. (SIR, 138) De manire encore plus ramasse, on trouve dans les Notes sur Dostoevski , cette remarque : il ny a pas dathisme occidental, il ny a quun athisme russe (et un athisme bouddhiste) 45. voquant lui aussi cette note , M. Lwy caractrise cet athisme russe, d athisme religieux , dont il remarque, que pour Lukcs, lexemple le plus frappant et le plus fascinant [] est le terroriste russe Ivan Kaliayev [] qui, en fvrier 1905, a excut (surmontant ses scrupules moraux et ses dilemmes thiques) le [] gouverneur gnral de Moscou. Et M. Lwy de citer un extrait dune autre note , dans laquelle Lukcs crit : Il faudrait dcrire [] le nouveau Dieu, silencieux et ncessitant notre aide, et ses croyants [Kaliayev] qui se considrent comme athes. Nexiste-t-il pas trois couches de lathisme : 1) Niels Lyhne ; 2) Ivan Karamazov ; 3) Kaliayev ? 46.

    travers ces quelques lments, cest un athisme radicalement tragique qui est esquiss, et qui, pour cette raison est porteur de son dpassement. En effet, la rcusation immdiate et invariable de la guerre par Lukcs et le maintien dune activit thorique relativement dense durant celle-ci, tmoignent dune singulire et inbranlable certitude intrieure. Ce calme de lessence qui le caractrise, offre ltrange sentiment dune satisfaction quant lathisme tragique, qui parat avoir fait son uvre et qui peut alors retourner la quitude du devoir accompli. Sannonce, travers la figure de

    45. R. Rochlitz, op. cit., p. 349 ; soulign par Rochlitz. 46. M. Lwy, Idologie rvolutionnaire et messianisme mystique chez le jeune

    Lukcs (1910-1919) , op. cit., p. 58. Dans la lettre suscite P. Ernst, Lukcs lui demande dailleurs, en relation avec la prparation de son livre sur Dostoevski, sil peut lui procurer louvrage dans lequel Ropchine (Savinkov) dcrit lassassinat du grand-duc Serge (Le Cheval ple. Paris : 1909). Quelques semaines plus tard, le 14 avril 1915, il lui indique que sa femme, Jelena Grabenko, ancienne Narodnik, lui traduit du russe en allemand les principaux passages du Cheval ple, ce qui donnera lieu un change pistolaire sur la question de lthique (Cf. Correspondance, 252 sq.)

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    Dostoevski, quoique de manire encore tnue, lmergence dun athisme thico-messianique, dont la rvolution bolchevique doctobre 1917 sera le vecteur et la figure historiques.

    *

    Ce troisime athisme est sans nul doute le plus expressif.

    Dabord parce quil est li la rvolution bolchevique de 1917, le novum ainsi que la nomme E. Bloch 47, laquelle opre effectivement une irrmdiable csure dans la trame de lhistoire mondiale. Ensuite, parce quil va tre cristallis par et dans une figure, dont on eut tt fait de dnoncer le caractre mythique, voire religieux : le proltariat. Enfin, et tout simplement, parce quil est le couronnement des deux prcdents, quil les ramasse dans une synthse aussi indite que puissante, la mesure de cette incision dans lhistoire cette foi du sicle ainsi que certains esprits presss la nomme aujourdhui. Cest ce binme, cette dyarchie conceptuelle (rvolution-proltariat), qui constitue le noyau de ce troisime athisme, que je qualifierai dthico-messianique.

    Pour fixer rapidement les choses, il parat bien, en effet, que tant pour Lukcs que pour Bloch (et plus nettement encore pour lui), la rvolution bolchevique (proltarienne) remplit une fonction clairement eschatologique. Autrement dit, la rvolution proltarienne est pense, et se pense elle-mme, comme une ngation consciente et dtermine de Dieu (du divin), sur le mode hglo-marxien de son dpassement, de sa ngation accomplissante (Aufhebung) : la ralisation du royaume des cieux sur terre, dont le proltariat est prcisment lannonciateur et le dmiurge. Dans les premires pages des Frres Karamazov,

    47. Cf. Ernst Bloch, Lesprit de lutopie (1923). Paris : Gallimard, 1989, particulirement : Karl Marx, la mort et lApocalypse , p. 279-334.

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    on trouve ainsi cette formule rvlatrice, voire prophtique : Car le socialisme, ce nest pas seulement la question ouvrire ou celle du quatrime tat, mais cest surtout la question de lathisme, de son incarnation contemporaine, la question de la tour de Babel, qui se construit sans Dieu, non pour atteindre les cieux de la terre, mais pour abaisser les cieux jusqu la terre. 48 Quelques quarante annes plus tard, P. Ernst fait, comme en cho, cette sibylline remarque selon laquelle les bolcheviks veulent aujourdhui accomplir ce que Dostoevski voulait crire avec Aliocha 49. Peu de temps auparavant, fin 1917, le mme P. Ernst, dans un dialogue romanc, attribue les paroles suivantes Lukcs : Herr von Lukcs a attir lattention sur la rvolution russe et sur les grandes ides qui grce elle deviennent ralit. La rvolution russe est un vnement dont la signification pour notre Europe ne peut encore tre mme pressentie ; elle fait les premiers pas pour amener lhumanit au-del de lordre social bourgeois de la mcanisation et de la bureaucratisation, du militarisme et de limprialisme, vers un monde libre, dans lequel lEsprit rgne nouveau et lme peut au moins vivre 50.

    Mais la rvolution bolchevique apporte galement Lukcs la solution son profond dsespoir devant la situation internationale (la guerre), en mme temps quelle le fascine et quelle finit par le happer dfinitivement, un an plus tard (dcembre 1918). Toutefois, si elle apporte la certitude dune (r)solution, elle lui (re)pose aussi des questions thiques extrmement contraignantes. Le second caractre de lathisme messianique est bien lthique. Au fond, llment fondamental de cet vnement quest la rvolution bolchevique, cest le

    48. F. Dostoevski, Les Frres Karamazov (1880). Paris : Gallimard ( Folio Classique ), 1997, p. 61-62 ; je souligne.

    49. P. Ernst, Gedanken zu Weltliteratur ; cit in SIR, 135, note 1 (in fine). 50. P. Ernst, Weiteres Gesprch mit Georg (von) Lukcs (1917), in Paul Ernst

    und Georg Lukcs, op. cit., p. 128 ; cit in SIR, 145, note 2 ; je souligne.

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    proltariat qui cristallise dialectiquement, en tant que totalit 51, cette csure comme moment historique et comme cration continue. Cest en ce point que lathisme exhausse le caractre thique du proltariat, qui est moins un attribut de sa mission que la caractrisation mme de son tre. De ce point de vue, la conception du marxiste Lukcs na rien de spcifiquement original, puisque que lon trouve chez Marx de similaires et significatives dfinitions, particulirement dans la trs lyrique critique des Principes de la philosophie du Droit de Hegel, dont il ne parat pas ici inopportun de rappeler cette clbre phrase : la critique de la religion est la condition prliminaire toute critique. 52

    la question de savoir o rside la possibilit positive de lmancipation allemande ? , Marx rpond de manire singulire : dans la formation dune classe aux chanes radicales, dune classe de la socit civile qui ne soit pas une classe, un tat social qui soit la dissolution de tous les tats sociaux, dune sphre qui possde un caractre duniversalit par luniversalit de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier [besonders Recht], parce quon lui fait subir non une injustice particulire mais linjustice par excellence [schlechthin], qui ne puisse plus se targuer dun titre historique, mais humain [menschlichen], [] dune sphre enfin qui ne puisse smanciper sans smanciper de toutes les autres sphres de la socit et sans manciper de ce fait toutes les autres sphres de la socit, qui soit en un mot, la perte totale de lhomme et ne puisse donc se reconqurir elle-mme sans une reconqute totale

    51. Sur le caractre ontologique de la catgorie de totalit et sa problmaticit chez Lukcs, je me permets de renvoyer mon tude : Le problme de la totalit chez Lukcs , in Eustache Kouvlakis (dir.), Marx 2000. Paris : PUF, 2000 ; p. 155-167.

    52. K. Marx, Contribution la critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Introduction (1843), in Critique du droit politique hglien. Paris : d. Sociales, 1980, p. 197-212 ; p. 197.

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    de lhomme. Cette dissolution de la socit ralise dans un tat social particulier, cest le proltariat. 53

    Si donc le proltariat est ltat social qui cristallise la ngativit absolue de la socit bourgeoise capitaliste, il excde simultanment la singularit de cette inscription historique : il est, par son tre mme, universel, non particulier (besonder), il nest pas historique, il est humain. Cest ce que remarque galement G. Labica, quand il crit que la classe proltarienne, [selon] Marx, nest pas une classe et sa modalit dexistence nest pas historique. Son concept nest donc pas expressif dune situation sociale dtermine, mais la manifestation dune essence, celle de lhomme *, que le proltariat, entendu comme linjustice absolue et la totale dshumanisation, rvle alors dans sa puret. Ds lors le proltariat cest la condition humaine apprhende dans son intelligibilit, tension entre dchance et salut, mort et vie ; la fonction du concept est paradigmatique. 54 Seule classe vritablement universelle, cette part des sans parts 55 est, dans le dploiement de son tre, la ngation immanente de sa propre ngativit.

    53. Ibid., p. 211 ; soulign par Marx. * Soulign par Labica 54. Georges Labica, Le statut marxiste de la philosophie. Bruxelles : Complexe, 1976,

    p. 108 ; je souligne. 55. Jacques Rancire (La msentente. Politique et philosophie. Paris : Galile, 1995),

    insiste sur lambigut foncire de la classe proltarienne chez Marx : Le nom de proltariat est le pur nom des incompts, un mode de subjectivation qui met en un litige nouveau la part des sans part. (p. 121-122). Cette conceptualit est heureuse tant elle indique que le proltariat, en tant quil vise sa propre abolition ainsi que celle de la socit qui la fait natre, ne cherche pas tant la rsolution dune scission, que la construction dun tiers-terme. Ou bien, selon les termes dA. Badiou (Thorie du sujet. Paris : d. du Seuil, 1982, p. 25) : Le vrai contraire du proltariat nest pas la bourgeoisie. [] Ce projet [du proltariat] cest le communisme, et rien dautre. Cest--dire labolition de tout lieu o peut se disposer quelque choses comme un proltariat.

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    Cela, Marx lcrit dune rare conomie de mots et avec une prcision presque agressive, dans La Sainte Famille. Le proltariat est forc, en tant que proltariat, de sabolir [Aufheben] lui mme et du coup dabolir son contraire dont il dpend, qui fait de lui le proltariat : la proprit prive. Il est le ct ngatif de la contradiction, linquitude au cur de la contradiction, la proprit prive dissoute et se dissolvant. 56 La ncessit de sa ngation est ontologiquement sise dans ltre, ou mieux encore, elle est le dploiement de ltre du proltariat. Et Marx cette remarque : Si les auteurs socialistes attribuent au proltariat ce rle historique, ce nest pas du tout [] parce quils considrent les proltaires comme des dieux. Cest plutt linverse. Dans le proltariat pleinement dvelopp se trouve pratiquement achev labstraction de toute humanit, mme de lapparence dhumanit [] Dans le proltariat, lhomme sest en effet perdu lui-mme, mais il a acquis en mme temps la conscience thorique de cette perte ; de plus, [] la misre qui simpose lui inluctablement expression pratique de la ncessit , le contraint directement se rvolter contre pareille inhumanit ; cest pourquoi le proltariat peut, et doit ncessairement **, se librer lui-mme. [] Ce nest pas en vain quil passe par la rude, mais fortifiante cole du travail. Il ne sagit pas de savoir quel but tel ou tel proltaire, ou mme le proltariat tout entier, se reprsente momentanment. Il sagit de savoir ce que le proltariat est et ce quil sera oblig historiquement de faire, conformment cet tre. 57

    56. K. Marx, F. Engels, La Sainte Famille, ou la critique de la Critique critique.

    Contre Bruno Bauer et consorts (1845). Paris : d. Sociales, 1972, p. 46-47 ; soulign par Marx. On peut comparer cette dfinition de la plnitude ontologique du proltariat avec la froce et ironique critique de la socit bourgeoise comme atomistique (ibid., p. 146-147).

    ** Je souligne. 57. Ibid., p. 47-48 ; soulign par Marx.

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    Quoiquen dautres termes, Lukcs ne dit pas autre chose. Cest seulement avec lentre en scne du proltariat que la connaissance de la ralit sociale trouve son achvement : avec le point de vue de classe du proltariat, un point est trouv partir duquel la totalit de la socit devient visible. [] Du point de vue du proltariat, connaissance de soi-mme et connaissance de la totalit concident, il est en mme temps sujet et objet de sa propre connaissance. Et plus loin. Sa conscience apparaissant comme la consquence immanente de la dialectique historique, il apparat lui-mme comme dialectique. Autrement dit, cette conscience nest que lexpression de la ncessit historique. Le proltariat na pas didaux raliser. [] Car le proltariat nest lui-mme que la contradiction de lvolution sociale, devenue consciente. 58

    Par ces quelques citations, se dessine trs nettement le double caractre, messianique et thique, du proltariat 59, dialectiquement reli une exigence de compltude ontologique et de rappropriation dune essence dchire. La mission historique du proltariat est ontologique parce quthique, et rciproquement, thique parce quontologique. Le proltariat est le creuset de lexacte concidence entre tre et devoir-tre, de la fusion de lessence et de lexistence : il est totalit in actu. En annonant la dissolution de lordre antrieur du monde, le proltariat ne fait qunoncer le secret de sa propre existence, car il

    58. G. Lukcs, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste (1923). Paris : d. de Minuit, 1974 (not HCC), p. 40 et 220-221 ; je souligne.

    59. Dans le Dictionnaire critique du marxisme. Paris : PUF, 1985, article Ouvriers , p. 835-839, remarque est faite que de nombreux textes (Misre de la philosophie, le Manifeste du parti communiste ou larticle 7a des statuts de lAIT), auxquels on peut dornavant ajouter La Sainte Famille, suggrent linterprtation selon laquelle le proltaire serait ainsi louvrier qui joint son appartenance de classe la conscience de cette appartenance , interprtation qui, la limite, rserve le terme douvrier lanalyse dune situation objective et connote le terme de proltariat dune mission thique qui serait rserve la classe ouvrire. (p. 837-838 ; je souligne.)

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    est la dissolution factuelle [faktische] de cet ordre. 60 En mme temps que son abolition, le proltariat signe lachvement du monde, la fin de toute scission entre nature et surnature, la mort de Dieu par la ralisation de son royaume sur terre.

    Cette dimension rdemptrice (thique) du proltariat,

    textuellement revendique par Lukcs 61, possde toutefois un envers, une doublure, dont la problmaticit ne lui a nullement chapp. Son adhsion au Parti communiste hongrois, et partant au marxisme, ne fut pas une simple formalit. Sa conversion, puisque cest le mot, fut un processus, un vritable chemin de Damas, jalonn dun incessant, presque lancinant, questionnement thique, qui se maintiendra bien au-del de son adhsion formelle, un dimanche de dcembre 1918, la section hongroise de lInternationale Communiste 62. En vrit, il faut ici souligner que la rvolution bolchevique na fait que ranimer, tel un feu, ce questionnement thique sous des auspices et selon des modalits radicalement diffrentes. Cette insistance est bien plutt une persistance, intimement lie une dimension foncirement religieuse, ainsi quen attestent, chacun pour leur

    60. K. Marx, Contribution la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, op. cit. ;

    soulign par Marx. 61. Car cest cette volont [dun nouveau monde, dmocratique] qui fait du

    proltariat le porteur de la rdemption sociale de lhumanit, qui en fait une classe messie de lhistoire du monde. , in SIR, 310 ; je souligne.

    62. Cf. par exemple ce souvenir de lcrivain Jzsef Lengyel au sujet des questions dbattues en pleine rvolution hongroise (1919), cite in SIR, 158-159 : Un des problmes nous communistes devons prendre les pchs du monde sur nous, pour pouvoir tre ainsi capables de sauver le monde. Et pourquoi devons nous prendre sur nous les pchs du monde ? Pour cela aussi il y avait une rponse : la trs claire rponse extraite de la Judith de Hebbel Ainsi comme Dieu a pu ordonner Judith de tuer Holofernes [le tyran] cest--dire de commettre un pch il peut aussi ordonner aux communistes de dtruire figurativement et physiquement, la bourgeoisie On sappuyait aussi sur le Grand Inquisiteur de Dostoevski .

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    part, Von der Armut am Geiste et le plan de louvrage sur Dostoevski.

    En ce point, la pense de Lukcs se raffine considrablement, particulirement en ce qui concerne le questionnement sur lthique, qui ne cessera jamais de le proccuper sa vie durant 63, et qui va dominer, de manire extrme, sa trs dialectique priode de transition active impulse par la rvolution dOctobre 64. Cette dialecticit immanente se ressent immdiatement la lecture des textes de cette priode, textes dune extrme densit argumentative, que je ne peux ici exhaustivement analyser, mais desquels je tenterai de dgager brivement la tonalit gnrale, appartenant tous la mme squence historico-intellectuelle, o le problme de lathisme est trs prgnant, contraignant mme 65.

    Mon hypothse est que ce questionnement sur lthique

    sorigine dans la fameuse sentence dostoevskienne : Si Dieu est

    63. Cf. Penses vcues, Mmoires parles, op. cit. ; Existentialisme ou marxisme

    (1948). Paris : Nagel, 1961 et larticle synthtique de N. Tertulian, Le grand projet de lthique , Actuel Marx, 1991, n 10, p. 81-96.

    64. En 1967, dans une prface ldition du second volume de ses uvres de jeunesse, il crit : Faust a bien deux mes dans sa poitrine ; pourquoi un homme par ailleurs normal naurait-il pas le droit davoir en lui plusieurs tendances intellectuelles contradictoires quand, en pleine crise mondiale, il sapprte passer dune classe sociale dans une autre ? En ce qui me concerne [] je trouve simultanment dans mon univers intellectuel dalors, dune part des tendances lappropriation du marxisme et lactivit politique, dautre part des tendances une intensification continuelle de problmatiques thiques purement idalistes. (HCC, 384-385).

    65. Idalisme conservateur et idalisme progressiste (fin 1917/dbut 1918 ) & le bolchevisme comme problme moral (1918) in SIR, 301-312, Tactique et thique (1919) in Revue internationale de philosophie, 1973, n 106, p. 371-380. Cf. galement, dans une perspective dj diffrente Le fondement moral du communisme (1919) in La Pense, 1979, n 206, p. 23-26. Pour un commentaire, outre SIR, 146 sq., voir Jacques Brun, Tactique et thique. Essai dinterprtation , in Rification et utopie : Ernst Bloch et Gyrgy Lukcs, un sicle aprs. Arles : Actes Sud, 1986, p. 13-23. Un commentaire global, avec ses derniers travaux en perspective, reste toutefois entreprendre.

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    mort alors tout est permis . Autrement dit, et la question est dpoque semble-t-il : Que faire ? Si Dieu est mort, alors les conditions et les termes mme de lagir (humain) reviennent entre les mains des hommes. Do limportance dune telle question qui, dans le mme temps quelle restaure la dignit de lhumanit, la met lpreuve de sa propre capacit de normativit. Il devient alors possible de mieux saisir les scansions de la rflexion lukcsienne emprunte dintransigeance et de rigorisme travers ces trois textes, qui sordonnent une mme interrogation : larticulation des moyens et des fins dans laction politique.

    Cest dans sa confrence Idalisme conservateur, idalisme progressiste, que cette question est pose avec la plus grande force. Le problme de lauthenticit signifie ici pour nous chercher savoir dans quelle mesure les actions peuvent tre justes ou injustes, indpendamment de leurs causes et consquences dans le monde rel []. Toute action du point de vue de son essence et non de son existence porte en elle la structure du Devoir-tre [Sollen]. [] Le Sollen, par essence, est toujours de nature transcendante, mme si ses contenus psychiques semblent indiquer une immanence ; en mettant laccent sur la transcendance thique ; [] je me contente de reconnatre le fait que le Sollen comme Sollen est de nature transcendante (totalement indpendant de lexistence laquelle le rattache son contenu). [] Cela signifie la totale indpendance de la structure thique par rapport aux visions du monde contemplatives et par rapport aux prises de position face au monde, auxquelles se rattache le contenu du Sollen. [] La ralit transcendante [peut apparatre] comme une tche immdiate [] faire descendre linstant mme le royaume de Dieu sur la terre. (Les mouvements anabaptistes qui suivirent la rforme sont un exemple trs instructif de cette possibilit). Si

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    les glises ont en gnral un caractre conservateur, bien que ce ne soit pas obligatoire, la cause en est leur nature dinstitutions, et non leur idologie transcendante. 66

    De manire moins outrancirement idaliste, cette question de lauthenticit, qui parat vritablement le tourmenter, est nouveau pose sous une forme diffrente et plus concrte, celle dun problme moral ou dun dilemme thique (il emploie les deux expressions comme synonymes). Peut-on atteindre ce qui est bon par des procds mauvais, peut-on atteindre la libert par la voie de loppression ? [] le bolchevisme repose sur lhypothse mtaphysique suivante : le bien peut sortir du mal, et il est possible, comme le dit Razoumikhine dans [Crime et chtiment] darriver en mentant jusqu la vrit. Lauteur de ces lignes est incapable de partager cette foi 67. Mais cest assurment dans Tactique et thique, quil jugera svrement prs dun demi-sicle plus tard ( un essai malheureux de cosmtique intellectuelle ), que le problme moral (le dilemme thique) se manifeste avec le plus dclat.

    Le problme rside dans le fait que tout objectif essentiellement rvolutionnaire nie la lgitimation morale de lexistence des ordres juridiques prsents et passs ainsi que leur actualit historico-philosophique ; il transforme donc en une question exclusivement tactique le fait de savoir sil faut compter en gnral avec les ordres juridiques et, si oui, dans quelle mesure. Mais la lutte de classes mene par le proltariat constituant la fois lobjectif lui-mme et sa ralisation, il sensuit que par ce biais nous [avons] apport une rponse galement au problme thique : suivre la juste tactique serait

    66. Idalisme, p. 302-304 ; je souligne. 67. Le bolchevisme, p. 312 ; je souligne. On relvera la rfrence Dostoevski.

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    dj en soi thique. 68 Lukcs repose ici le vieux conflit entre les deux thiques, celui entre la fidlit aux institutions et la fidlit son me, mais en lexacerbant, ainsi quen tmoigne la fameuse citation de la Judith de Hebbel : Et si Dieu avait pos le pch entre moi et laction qui mtait impose qui suis-je, moi pour pouvoir my soustraire ? 69

    *

    * * Javais, lors de mon introduction, incidemment soulign les

    affinits des trois athismes lukcsiens avec logique des figures de lesprit dans la phnomnologie hglienne. bien y regarder en effet, on constate, tant chez Lukcs que chez Hegel, un processus affine, que je qualifierai pour ma part de procs de concrtisation, de substantialisation, ou, de manire plus idoine, de substantification de lIde. Dun universel abstrait (athisme sublim) on arrive effectivement un universel concret (athisme thico-messianique), en passant par la mdiation dun universel particulier (athisme tragique), comme moment ngatif de ce procs. Si on se rapporte maintenant lvolution de la conceptualit lukcsienne travers ses trois premires grandes uvres (Lme et les formes, La thorie du roman, Histoire et conscience de classe), on y reconnatra un procs identique, soit

    68. Tactique et thique, p. 372 et 376. Dans Existentialisme ou marxisme, op. cit., p.

    121 sq., il se prononcera explicitement pour une morale du rsultat, quil oppose fermement aux morales de lintention dinspiration kantienne.

    69. Ibid., p. 380 in fine. Citation inexacte en fait, ainsi que le prcise J. Brun, op. cit., p. 19, qui traduit et cite le texte original : Le chemin qui conduit mon acte passe par le pch ! Merci, merci toi, Seigneur ! tu mclaircis la vue. Devant toi, ce qui impur devient pur ; si tu mets un pch entre moi et mon acte : qui suis-je pour me querreler avec toi ce sujet, pour me drober toi ! Mon acte ne vaut-il pas autant quil me cote ? (dbut de lacte III) .

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    successivement, la forme (universel abstrait) le hros (universel particulier), et le proltariat (universel concret).

    Au-del des affinits formelles, parfaitement lgitimes 70, ce procs de concrtisation-substantification est en fait, jespre lavoir montr, lindice dune problmatique thique, dveloppe en doublure au sens que Merleau-Ponty donne ce mot 71. Parce quau fond, la question de lthique est lombre porte de la question de lathisme chez Lukcs, et je puis alors mexclamer : Bien creus, vieille taupe ! (Marx). Si lon se rappelle en effet, lintressante exception que constitue cet article de 1922 sur lathisme, on y reconnatra en filigrane les finalits thiques et organisationnelles ( mthodologiques ) des commentaires de Lukcs. La propagande communiste de lathisme, doit galement sappuyer sur le matrialisme (lathisme) bourgeois, pour achever lmancipation du genre humain 72.

    Dans le prolongement de ce qui prcde, jajouterai que

    Lukcs retrouve, en des termes naturellement diffrents, les accents du jeune Marx dans sa double et concomittante critique de la religion et du capitalisme. Et lon peut alors dire quil est un quatrime athisme chez Lukcs : lthique lhumanisme chez Marx, dont le proltariat est solidairement le

    70. On a suffisamment soulign, voire reproch, son hglianisme Lukcs, trs

    (trop) sommairement parfois comme Louis Althusser dans Pour Marx (1965). Paris : F. Maspro, 1980, p. 114, note 30 pour que je ne my attarde pas plus longtemps. Toutefois, souscrivant en cela une exigence dj formule par Andr Tosel ( Le courage de lintempestif : lOntologie de ltre social de Lukcs , in Lesprit de scission. tudes sur Marx, Gramsci, Lukcs. Paris : ALUB/Belles Lettres, 1991, p. 258, note 11, in fine), il y aurait mener une tude sur le rapport Lukcs-Hegel, sans la borner la question esthtique.

    71. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et linvisible (1964). Paris : Gallimard, 1997.

    72. Cf. G. Lukcs, La question de lathisme , op. cit., p. 138.

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    noyau. Cet humanisme thique cependant, ne se rduit nullement un cercle hermneutique, par lequel Lukcs retrouverait Marx, et rciproquement, par lequel Marx se rsolverait dans Lukcs. Ce dernier ressaisit plutt lexigence marxienne, mais du point de vue de sa propre situation historique et avec des outils catgoriaux diffrents. Il faut galement prciser que lthique, quatrime figure de lathisme, nest pas circonscrite une squence historique dtermine. Elle constitue au contraire le principium movens, non seulement de sa pense mais surtout et plus encore, elle caractrise sa dmarche intellectuelle. Quil suffise de signaler ce petit opuscule inachev, crit entre mars et novembre 1968, soit au moment des vnements de Tchcoslovaquie, dans lequel il entreprend une critique, de lintrieur, du stalinisme 73. Quil suffise surtout de rappeler ses deux grandes uvres de la maturit : La particularit de lesthtique 74 et Sur lontologie de ltre social qui absorba les sept dernires annes de sa vie (1964-1971) et qui fut explicitement labore comme un pralable ncessaire une thique, quil neut le temps dcrire mais dont il nous est par bonheur rest quelques Notes 75.

    Aussi surprenant que cela puisse paratre, la problmatique thique trame autant lOntologie que lEsthtique. Dans cette dernire uvre par exemple, on trouve de nombreux dveloppements consacrs la notion de genre humain (Gattungsmigkeit) ou bien encore au concept de conscience de soi de lespce humaine (Selbstbewutsein der

    73. G. Lukcs, Socialisme et dmocratisation (1968). Paris : Messidor/d. Sociales,

    1989. Cf. galement N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 281, et son article Georg Lukcs et le stalinisme , Les Temps Modernes, 1993, n 563, p. 1-45.

    74. G. Lukcs, Die Eigenart des Asthetischen. Neuwied : Luchterhand, 1963, 2 vol. 75. Cf. N. Tertulian, Le grand projet de lthique , op. cit., p. 82.

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    Menschengattung) 76, qui sont autant de rfrences au jeune Marx 77. Je forme donc lhypothse que lOntologie rpond, programmatiquement, et avec des outils conceptuels historiquement et pistmologiquement diffrents, au programme marxien qui, parti de lanthropologie des Manuscrits conomico-philosophiques (1844), sest dvelopp de manire largie, sur le terrain de La critique de lconomie politique (sous-titre gnrique du Capital). Comme Marx, Lukcs dispose pour ce faire dune catgorie majeure, quil a lui-mme thmatise : la totalit, dont N. Tertulian souligne quelle constituait laspiration secrte la plus profonde de Lukcs 78. Ne serait-ce pas lautre nom de lhumanisme cet athisme ?

    76. Cf. N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 179-278 ( La grande esthtique

    marxiste ), particulirement, p. 256 sqq., et son article, La pense du dernier Lukcs , Critique, 1990, n 517-518, p. 594-616. Cf. enfin lexcellente tude de Vittoria Franco, Lukcs. Lontologie, lthique et le renouveau du marxisme , in Rification et utopie, op. cit., p. 131-141

    77. Outre les textes de Marx, il faut lire les remarquables travaux que Solange Mercier-Josa y a consacr.

    78. N. Tertulian, Georges Lukcs, op. cit., p. 23. Il poursuit : Dans son ensemble, luvre de Lukcs pourrait tre dfinie comme une vritable thodice de lide de totalit.