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1 Editorial Le bouddhisme en temps de crise Par Pierre Alexandre Le printemps tente de s'installer en France, mais les dérèglements climatiques, la crise financière et le courant invisible de la récession économique continuent de plomber l'atmosphère et les esprits. Devant des dangers aux dimensions colossales et des menaces planétaires, les individus préfèrent se replier sur des problèmes plus proches, plus raisonnables, plus acceptables... et bien souvent tout autant insolubles : chômage, coût de la vie, souffrances au travail, déchirements familiaux, absence de valeurs morales, échec scolaire, pauvreté, misère physique comme intellectuelle. Où que l'on porte son regard, la réalité ne nous réserve que des tableaux sombres, homogènes, désespérés. Alors même que nous terminons bientôt la première décennie du 21e siècle, l'avenir apparaît comme compromis, autant pour nous que pour nos enfants. Il y a un peu plus de 50 ans, le 2 avril 1958, Josei Toda quittait ce monde épuisé mais ayant gagné son pari. la veille de son décès, 750 000 foyers japonais avaient rejoint le mouvement populaire et bouddhiste de Soka Gakkai. Ce choix familial, bien souvent voulu et soutenu par les femmes, ne signifiait, à cette époque, pas seulement une orientation religieuse personnelle et privée, mais aussi une manière de vivre et un changement dans le comportement social. Quand on sait l'importance des convenances et du savoir être dans les civilisations orientales, comme la société japonaise, on mesure aisément la radicalité du choix de ces hommes et de ces femmes qui acceptèrent de recevoir et de garder le Gohonzon dans les années 50. Pour Josei Toda, la conversion, au vrai sens du terme, de ces 750 000 familles ne représentait pas seulement une réussite numérique, ou bien une justification de son action et de celle des milliers de militants qui formaient l'essentiel de la Soka Gakkai japonaise. Cette victoire signifiait surtout un changement déterminant dans les esprits et la manière de vivre japonaise. Il s'agissait d'une sortie définitive de la culture féodale et autoritaire de l'ère LA FEUILLE SOKA Numéro 01 : 14 avril 2009 L'initiative mensuelle pour forger la pensée Soka en langue française

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Initiative mensuelle pour forger une pensée Soka en langue française

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EditorialLe bouddhisme en temps de crisePar Pierre Alexandre

Le printemps tente de s'installer en France, mais les dérèglements climatiques, la crise financière et le courant invisible de la récession économique continuent de plomber l'atmosphère et les esprits. Devant des dangers aux dimensions colossales et des menaces planétaires, les individus préfèrent se replier sur des problèmes plus proches, plus raisonnables, plus acceptables... et bien souvent tout autant insolubles : chômage, coût de la vie, souffrances au travail, déchirements familiaux, absence de valeurs morales, échec scolaire, pauvreté, misère physique comme intellectuelle. Où que l'on porte son regard, la réalité ne nous réserve que des tableaux sombres, homogènes, désespérés. Alors même que nous terminons bientôt la première décennie du 21e siècle, l'avenir apparaît comme compromis, autant pour nous que pour nos enfants.

Il y a un peu plus de 50 ans, le 2 avril 1958, Josei Toda quittait ce monde épuisé mais ayant gagné son pari. la veille de son décès, 750 000

foyers japonais avaient rejoint le mouvement populaire et bouddhiste de Soka Gakkai. Ce choix familial, bien souvent voulu et soutenu par les femmes, ne signifiait, à cette époque, pas seulement une orientation religieuse personnelle et privée, mais aussi une manière de vivre et un changement dans le comportement social. Quand on sait l'importance des convenances et du savoir être dans les civilisations orientales, comme la société japonaise, on mesure aisément la radicalité du choix de ces hommes et de ces femmes qui acceptèrent de recevoir et de garder le Gohonzon dans les années 50.

Pour Josei Toda, la conversion, au vrai sens du terme, de ces 750 000 familles ne représentait pas seulement une réussite numérique, ou bien une justification de son action et de celle des milliers de militants qui formaient l'essentiel de la Soka Gakkai japonaise. Cette victoire signifiait surtout un changement déterminant dans les esprits et la manière de vivre japonaise. Il s'agissait d'une sortie définitive de la culture féodale et autoritaire de l'ère

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Meiji pour entrer définitivement dans la modernité et le progrès social.

Ce succès ne s'est pas inscrit dans un contexte de facilité ou dans des conditions sociales aisées et confortables. À la lecture de La Révolution Humaine (Editions du Rocher), on découvre le Japon de l'après-guerre, littéralement rasé par les bombardements, détruit intellectuellement par une propagande nationaliste stérile, atomisé au sens propre comme au sens figuré. Ce n'est pas une élite intellectuelle, ni une classe bourgeoise qui décide alors d'adhérer aux enseignements de Nichiren et aux valeurs véhiculées par le mouvement Soka dès la fin des années 40. Et c'est dans un paysage social assez analogue au notre que va se développer et croître l'organisation japonaise qui compte aujourd'hui plusieurs millions de foyers et la troisième force politique du pays.

À l'instar de Josei Toda, Daisaku Ikeda, son disciple et successeur, a poursuivi et complété le rêve de son maître en dotant la Soka Gakkai de tous les outils nécessaires à faire émerger et fleurir la pensée Soka et la culture Soka au Japon et au delà de l'archipel. Cette institution nationale qu'est devenue Soka Gakkai ne s'est pas non plus construite sur des bases confortables ou bien à des périodes fastes. De même, la Soka Gakkai n'a jamais attendu la reconnaissance publique

spontanée ou le crédit monastique pour mener ses activités de diffusion du bouddhisme, mais aussi ses actions humanitaires et sociales. Toutes les victoires ont été gagnées à la force de l'action concrète et non par le jeu des mécaniques juridiques ou institutionnelles en vigueur à telle ou telle époque.

Aujourd'hui, en France et dans de nombreux pays d'Europe, les situations politiques, sociales et économiques sont très semblables à l'après-guerre. Le nombre de tués est infiniment moindre, mais les souffrances n'en sont que décuplées tant l'absurdité des système et des décisions vient contredire le simple sens commun de chaque citoyen. C'est donc maintenant, au milieu des « calamités et des désastres » que peut et que doivent s'inscrire le mouvement Soka et les enseignements de Nichiren.

C'est dans cet esprit et dans l'objectif de construire une pensée Soka en langue française qu'est publiée cette initiative provenant de la base. La feuille Soka, à l'instar des actions énergiques de mes maîtres en la matière, fait partie d'une série d'initiatives qui, je l'espère, feront réfléchir et réagir les pratiquants du bouddhisme de Nichiren pour finalement susciter un authentique et attendu mouvement éthique et social dans la sphère publique.

Editorial (suite)Le bouddhisme en temps de crisePar Pierre Alexandre

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Intérieurs en criseC’est dans notre environnement immédiat et les objets de notre quotidien que commence la révolution intérieure qui nous permettra de sortir de la crise.

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“Imaginer, c'est hausser le réel d'un ton.”

Gaston Bachelard, L’air et les songes

REFLEXIONS • Pourquoi pratiquer le bouddhisme ? p.04

DEBATS • Le Mouvement Soka a-t-il vocation à s'exprimer sur des sujets de société ? p.06

POLEMIQUES • Consistoire Soka : la collégialité, ou la démocratie de l'indécision p.08

LIEUX COMMUNS • L'action fait la force, ou comment sortir d'un univers de discours ? p.10

EVEILS • Une vie toxique, ou la difficulté de vivre dans un environnement hostile p.12

SOMMAIRELA FEUILLE SOKA • 01 • 14 avril 2009

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La Feuille Soka est un support de presse électronique publié par les Editions du Médian. Il est publié gratuitement et distribué sur simple demande. Les textes et images sont la propriété des Editions du Médian. Ni les textes, ni les images ne peuvent être reproduits dans une autre publication payante ou gratuite sans l’autorisation écrite des Editions du Médian. Les réflexions et points de vue exposés sont indépendants des idées et les positions officielles de la Soka Gakkai et de ses subsides dans les pays francophones.

© 2009, Editions du Médian

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Vivant, étant né et évoluant dans un pays très catholique malgré des apparences de laïcité, on peut vraiment se demander : pourquoi pratiquer le bouddhisme ? D'autant que les réformistes et les progressistes ne manquent pas dans l'Église catholique et plus généralement au sein du mouvement spirituel et religieux chrétien, toutes confessions confondues. Devant un tel choix religieux, qui mystique, qui monastique, qui alternatif, qui populaire, pourquoi diable aller pratiquer consciencieusement une philosophie aux limites de la religion telle que le bouddhisme ?

Car le bouddhisme ne se vit pas comme une philosophie. Il ne se borne pas à un code de conduite, une éthique et un système de valeurs et de pensée. Le bouddhisme poursuit la démarche philosophique par une authentique liturgie, une étude religieuse de la doctrine et une adhésion à des dogmes... Comment ça des dogmes, se demandent certains ? Oui messieurs et dames, des dogmes...

En général, les occidentaux considèrent le bouddhisme comme une spiritualité (dans son sens bâtard de ni tout à fait religion, ni tout à fait philosophie) athée et non dogmatique. C'est un point de vue complètement erroné.

Dogma, en latin classique pré-chrétien signifiait doctrine ou thèse. Par extension rationnelle, le terme recouvrait également une posture théorique admise par le plus grand nombre ou par un collège gouvernant au sein d'un groupe précis. Plus tard, avec l'avènement de l'ère chrétienne, le terme est entré dans le vocabulaire de l'Église pour

signifier un point de doctrine contenu dans la révélation divine et auquel les fidèles sont tenus d'adhérer. En bref, le dogme est une proposition (théorique) dans laquelle on a foi afin de pratiquer un enseignement religieux ou philosophique. Aujourd'hui encore, on utilise le terme pour désigner les théories ou les thèses admises dans telle ou telle école (en général antiques).

Le bouddhisme échappe-t-il à cette règle du dogme, ou plutôt des dogmes ?

Non, le bouddhisme propose, comme toutes les écoles de pensée philosophique, religieuse ou spirituelle, un ensemble conceptuel théorique auquel le pratiquant doit adhérer pour pratiquer pleinement l'enseignement du bouddha. Les articulations de cet ensemble éthique et religieux ne sont pas appelés dogmes par les adeptes du bouddhisme en Occident, mais force est de constater que si vous ne croyez pas qu'il y a un dharma universel, des vecteurs de concentration pour le percevoir, des liturgies pour l'invoquer et le manifester et toute un éventail de démarches morales, éthiques et intellectuelles pour le mettre en œuvre dans votre vie quotidienne, et bien vous ne pratiquez pas le bouddhisme... un point c'est tout.

Ce qui diffère des grands courants occidentaux et orientaux (l'Islam étant résolument une religion de l'Orient), c'est l'absence de révélation transcendantale et/ou divine. Aucun dieu ou intelligence supérieure n'est venue souffler au bouddha les enseignements qu'il a professé tout au long de sa vie. Et bien que les dieux et

Réflexion(s) • Pourquoi pratiquerle bouddhisme ?Par Pierre Alexandre

Vatican Par milliers, les croyants et les non-croyants se pressent sur les dalles de la grande place St. Pierre pour venir contempler et découvrir le siège de l’Église au delà de son message et de son histoire relilgieuse.

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puissances célestes ou supérieures ne soient en rien absentes du canon bouddhique, ces derniers ne font que confirmer les dires de Shakyamuni et abonder dans son sens.

Pour le reste, les révélations de Shakyamuni sont parfaitement dogmatiques. Et l'évolution des courants héritiers de la tradition bouddhique, qu'ils soient indiens, chinois, japonais ou autres, comportent tous la nécessité de la foi dans les révélations de Shakyamuni pour pénétrer dans l'univers spirituel bouddhiste. Si l'on ne croit pas, de manière nette et convaincue, dans les enseignements du maître du Dharma, alors il n'y a pas de miracle, le pratiquant récalcitrant ne voit aucun résultat dans sa pratique. Et cela en dépit des bienfaits de la méditation et des paroles de sagesse du bouddhisme. Car n'importe qui peut recevoir des bénéfices superficiels de la récitation d'un mantra, de la méditation Vipassana ou de la concentration sur un mandala. On reçoit même des bienfaits d'actes de piété filiale ou religieuse, d'offrandes et de dons, et de la lecture ou de l'écoute des enseignements et autres aphorismes du bouddhisme. Il en va de même pour n'importe quelle religion...

Le bouddhisme est fondé sur du dogme. Et les dogmes sont nécessaires pour pénétrer dans les couches les plus profondes de la psyché, de l'âme, de l'intimité de l'être. Ils sont une manière de se représenter le monde et servent d'outillage pour décortiquer et manifester la substance de l'être, et par là même la substance de la foi.

Cette réalité commune à toutes les démarches philosophiques et religieuses (et donc de la spiritualité) conduit les êtres à adhérer à tel ou tel courant en suivant non seulement des affinités traditionnelles, familiales et/ou électives, mais aussi suivant des schémas de pensée qui correspondent à des représentations proposées par des maîtres. On peut même dire que les représentations de l'univers et de la réalité des maîtres sont la raison d'être des églises, des chapelles, des courants, des sectes et des écoles. Sans maître, pas de représentation originale de l'univers. Sans représentation, pas de dogmes, donc nulle adhésion et certainement pas de foi possible.

On pratique donc le bouddhisme d'abord par affinité spirituelle (dans le vrai sens du terme), puis on adhère aux dogmes du bouddhisme pour explorer son espace intérieur et pour observer les corrélations et les échanges avec le monde autour de soi. Ce chemin manifeste un choix personnel et une aventure spirituelle (toujours dans le vrai sens du terme) qui ne saurait être égale à l'aventure vécue par un autre (ou par soi-même) dans une autre école de pensée ou une autre église. À l'instar de tous les choix décisifs (mariage, carrière, résidence, etc.), la pratique

du bouddhisme est à la fois une révélation personnelle et un choix formateur.

De même que l'on tombe amoureux d'untel ou d'une telle pour des raisons qui nous échappent, l'engagement dans une philosophie ou une religion échappe à une explication rationnelle totale. On peut s'en expliquer de certains aspects mais d'autres ne peuvent en aucun cas être formulés aisément en mots ou en pensées. Les motivations sont invisibles mais les manifestations sont tangibles. Sur ces mobiles qui nous échappent, les dogmes tentent de mettre un mot.

En fin de compte, pour revenir à la question première, il aurait été plus apparemment plus simple d'adhérer à une église chrétienne ou une philosophie occidentale. Mais la solution de proximité intellectuelle ou historique n'aurait rien changé à la complexité de l'aventure spirituelle, ni à la difficulté de se connaître soi-même. Pire, en adhérant à des dogmes dans lesquels on ne se reconnaît pas, tel un amnésique devant un miroir, on risque bien de se perdre de manière définitive pour finalement ne réaliser son erreur qu'à l'ultime instant de sa mort.

On pratique donc le bouddhisme parce que l'on s'y reconnaît, parce que les dogmes dont il est constitué nous parlent et épousent les perceptions intuitives que nous avions sur le monde et sur nous mêmes avant de rencontrer le bouddhisme. La religion et la philosophie sont un miroir. Elles nous renvoient une image de nous mêmes. Quand cette image ne correspond pas à ce que profondément nous ressentons, il faut regarder ailleurs et poursuivre sa recherche, toute une vie durant si besoin est. Et lorsque nous aurons enfin trouvé l'enseignement ou l'ensemble de dogmes qui nous est propre, alors nous aurons trouvé notre maître. Parfois, ils s'incarneront dans un individu. D'autres fois, ils ne seront que traditions. Et parfois, cela arrive encore, ils sortiront de notre seul et propre esprit. Cela aussi est l'enseignement du bouddha.

De même que l'on tombe amoureux d'untel ou d'une telle pour des raisons

qui nous échappent, l'engagement dans une philosophie ou une religion

échappe à une explication rationnelle totale. On peut s'en expliquer de

certains aspects mais d'autres ne peuvent en aucun cas être formulés

aisément en mots ou en pensées. Les motivations sont invisibles mais les

manifestations sont tangibles. C'est sur ces mobiles qui nous éludent que les dogmes tentent de mettre un mot.

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Le mouvement Soka est une institution résolument inscrite dans la société et dans

son administration. Comme M. Jourdain, elle fait de la politique sans le savoir, ou

plutôt sans se l'avouer. Mais c'est aussi une institution qui se veut à la fois religieuse et philosophique. Religieuse par le caractère

congrégationiste et liturgique de ses moyens d'action, philosophique par le

projet humaniste qu'elle défend en s'appuyant sur les enseignements du

bouddhisme de Nichiren.

La question que tout le monde peut se poser est : à quoi sert une religion ? Et par là même à quoi servent les institutions religieuses qui soutiennent et portent le projet d'une religion ?

À gros traits, les communistes purs et durs vous diraient, c'est un instrument de contrôle, l'opium du peuple. Les frères maçons diraient à peu près la même chose dans un langage plus subtil et une condescendance certaine. Les inconditionnels de l'athéisme varieraient entre l'anathème et la négation respectueuse. Enfin tous les autres oscilleraient entre le « je-ne-sais-pas je m'en foutiste » majoritaire et le « chacun-ses-goûts » indifférent et individualiste.

Bref, peu de gens se penchent sur la question. En ces temps d'individualisme forcené, de fin de règne des groupes, des corporations et des états, d'effondrement du sentiment d'appartenance à une communauté traditionnelle, la question de la religion est reléguée loin derrière les préoccupations d'accumulation de biens matériels, de règlements amiables ou violents des conflits et surtout d'entretien d'une inertie tant intellectuelle que physique. L'époque est aux trois poisons, pas à l'esprit de recherche. Les ténèbres ne sont pas encore assez épaisses et personne n'a encore coupé l'électricité...

La religion est un concept lesté de toutes les ignominies perpétrées en son nom, de toutes les tueries, destructions et obscurités que l'Histoire lui attribue. Et ce qui aggrave le problème de nos jours ce sont les connotations intégriste et rétrograde qui tapissent allègrement la moindre réaction à des discours religieux. Le Pape passe pour un crétin préhistorique, les prêtres pour des pervers négationistes, les rabbins et autres prêtres orthodoxes pour des pièces de musées de cire et les musulmans dans leur ensemble sont confinés au rôle de menace extrémiste et fanatique.

Le bouddhisme et certains courants de méditation orientale, accompagnés de nombre de tambouilles spirituelles et de bricolages occidentaux, sont les seuls à bénéficier d'un statut particulier. S'adressant essentiellement, chez nous du moins, à l'individu et non au groupe. Démontrant une innocuité totale, les spiritualités orientales sont suffisamment mystiques et en dehors du monde et de la société pour ne pas constituer de risque apparent dans l'état actuel des choses.

Quand on pense que Siddhartha Gautama, Sage des Shakya, fondateur historique de la doctrine bouddhiste, souhaitait faire changer les choses, sa société et son monde,

Débat(s) • Le Mouvement Soka a-t-il vocationà s'exprimer sur des sujets de société ?

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la vision naïve et dénuée de sens des occidentaux sur le bouddhisme est tout à fait consternante.

Quelques millénaires plus tard, dans la société française, une institution bouddhique, l'ACSBN, ex-Soka Gakkai France, tente d'émerger comme mouvement religieux bouddhiste et humaniste. Son credo, la foi dans les enseignements de Nichiren, moine du 13e siècle japonais. Sa mission, diffuser largement l'enseignement de Nichiren selon les valeurs et les critères moraux de la Soka Gakkai. Ses moyens, une association cultuelle (loi 1905), une constitution du culte, un dispositif administratif et juridique de gestion du patrimoine et du ministère (du culte).

Une telle institution, dans le panorama dévasté des croyances, a-t-elle vocation à s'exprimer sur des questions sociales ? À en croire la rare et indigeste littérature produite par les technocrates du mouvement Soka en France, la réponse est non. S'interrogeant elle-même sur la question d'un parti bouddhiste en France à l'instar du parti bouddhiste au Japon (Shin Komeito), elle répond que l'ACSBN (association Cultuelle Soka du Bouddhisme de Nichiren) est apolitique et ne s'implique en rien dans les affaires de l'Etat français...

Il est toujours savoureux et paradoxal de voir une institution formellement constituée, dûment certifiée par arrêtés préfectoraux, juridiquement responsable devant les instances de la République et conforme à tous les dispositifs en vigueur affirmer par écrit qu'elle ne fait pas de politique. Car quoi de plus politique qu'une inscription légale dans les statuts et dispositions de l'Etat ? L'apolitique se définit comme ne participant en RIEN dans la politique, c'est-à-dire dans l'administration de la cité, stricto sensus. L'apolitique n'est certainement pas celui ou celle qui va constituer des organes officiels puisqu'il ou elle se situe en dehors des affaires de la société.

Plus drôle encore est de voir le même mouvement Soka fonder, ou plutôt refonder, un ensemble d'associations lucratives en une association lucrative unique pour faire le commerce des textes, des objets et du mobilier du culte. Quoi de plus impliqué dans les affaires de la société qu'une activité commerciale et lucrative, qui paye des impôts et des taxes diverses qui sont des contributions directes à l'administration de la société française.

La cerise sur le gâteau est de voir le personnel de ces institutions être également ministres du culte, responsables nommés et inscrits dans les registres affectés à des régions entières du territoire français. Des ministres du culte qui officient aux mariages et enterrements, aux cérémonies locales et aux remises d'objets de culte (équivalant bouddhiste de la prise de refuge ou de la confirmation de baptême).

Si l'institution bouddhique religieuse est ainsi impliquée par l'imposition fiscale, par la participation aux cérémonies maritales et funéraires, par le commerce, l'organisation d'événements publics ou privés et par l'interaction juridique, elle ne peut raisonnablement se dire apolitique.

Le mouvement Soka est donc, par définition et dans les faits, un mouvement politique. Reste à définir s'il est dans les attributions d'un mouvement politique, qu'il soit associatif ou autre, de s'exprimer publiquement sur les sujets qui concernent la société dans laquelle il évolue.

Traditionnellement les religions ont toujours les forges de la morale, et ce n'est que récemment que d'autres morales ont été produites par l'idéologie politique, par des courants

de pensée philosophique athées et par des courants d'idées anti-religieuses. Le point commun de toutes ces tendances est d'aller chercher dans les idées et les concepts, les dogmes et les principes éthiques, toutes les articulations d'une morale sociale. Car comme le montre la société de consommation capitaliste et les récentes et terribles crises économiques, un monde sans morale est une jungle.

Le mouvement Soka est une institution résolument inscrite dans la société et dans son administration. Comme M. Jourdain, elle fait de la politique sans le savoir, ou plutôt sans se l'avouer. Mais c'est aussi une institution qui se veut à la fois religieuse et philosophique. Religieuse par le caractère congrégationiste et liturgique de ses moyens d'action, philosophique par le projet humaniste qu'elle défend en s'appuyant sur les enseignements du bouddhisme de Nichiren.

Dès lors, le mouvement Soka peut tout à fait être sollicité en tant que référant moral sur des sujets et des affaires de société pour y faire part de la position de son église sur des questions touchant aux fondamentaux de la vie : naissance, maladie, vieillesse, mort. Les sujets sur lesquels elle pourrait être sollicitée sont aussi divers que la procréation assistée, l'adoption, l'homoparentalité, les soins palliatifs, l'accompagnement aux handicapés, les soins aux vieillards, l'euthanasie... Mais par extension, le spectre de ces sujets s'élargit à tout ce qui touche à souffrance humaine au travail, dans la famille, dans le couple, dans les relations sociales, dans l'exercice des droits et des devoirs, etc. En bref, en suivant une construction simple et logique, il est tout à fait possible d'interroger l'ACSBN, le Consistoire Soka ou toutes les entités chargées de la gestion et de l'encadrement du culte en France sur tous les sujets de société.

Reste à savoir qui viendra interroger nos cardinaux sur ces sujets et mieux encore imaginer ou à anticiper quelles seront leurs réponses ? Pour l'heure et malgré tous les efforts institutionnels de « mise en conformité avec la société française », le mouvement Soka n'a en rien réussit à exister dans le paysage religieux, encore moins à avoir une voix dans l'espace public. Il suffit de demander au hasard si l'on connaît l'ACSBN ou le bouddhisme de Nichiren et la plupart des réponses sont négatives ou évasives. Dès que le nom de Soka Gakkai est prononcé, le fantasme de la secte refait surface et les réactions restent les mêmes depuis plus de vingt ans.

Le Mouvement Soka a-t-il vocation à s'exprimer sur des sujets de société ?

Oui.Le Mouvement Soka souhaite-t-il s'exprimer sur des

sujets de société ?Je ne le crois pas et je constate qu'il ne s'en donne ni les

moyens, ni la culture.Le Mouvement Soka porte-t-il le projet de s'exprimer sur

des sujets de société ?Résolument oui.Mais il va falloir pour cela forger un discours nouveau

qui cesse de répéter bêtement et exclusivement des traductions déplorables et insipides vidées de leur contenu. Il nous faut inventer un discours bouddhique, un discours de l'éveil, à la fois adapté à notre pays et à nos réalités actuelles et futures. Pour cela le bouddhisme propose le principe de l'enseignement, de la capacité, du temps et du pays. Il est grand temps de l'étudier et de le mettre en pratique.

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L'article 20 de la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren stipule : « Au niveau mondial, l’unité de la croyance est assurée par une autorité centrale qui, dans le respect de la collégialité et des particularités nationales, veille sur les intérêts spirituels des croyants. Cette autorité centrale est formée par le Consistoire mondial Soka du bouddhisme de Nichiren. »

Le dictionnaire de l'Académie française, une référence plutôt solide définit la collégialité de la manière suivante : « système de gouvernement d'un État, de direction d'une société de caractère économique ou d'une administration, où les décisions émanent d'un organe collectif dont les membres ont des pouvoirs égaux. » à quoi il ajoute dans le cadre très spécifique de la religion catholique : « principe selon lequel l'épiscopat réuni en collège, dans l'unité avec le souverain pontife, jouit du pouvoir plénier et suprême sur l'Église universelle. »

Ainsi l'unité de la croyance, c'est-à-dire la définition du socle académique, liturgique et rhétorique du bouddhisme de Nichiren, est assuré par une autorité centrale, dans le respect de la collégialité et des particularités nationales. La collégialité est ici la garantie de la démocratie spirituelle évoquée par l'actuel chef religieux de l'autorité centrale désignée, Daisaku Ikeda, dans de nombreuses allocutions et paroles d'encouragement que je m'abstiens de citer ici tant elles sont nombreuses. Cette même collégialité est la garantie de l'égalité de pouvoirs conférée aux membres du collège.

Or un problème se pose en l'occurrence. En France (mais elle n'est en rien une exception), les pratiquants du bouddhisme de Nichiren n'ont rigoureusement aucun statut juridique et ne sont membres d'aucun des organes constitutifs de l'institution religieuse mise en place depuis 3 ans déjà. Cela signifie donc que la collégialité dont il est question ne s'applique qu'aux seuls membres de ces organes soit à peine une vingtaine de personnes (membres du consistoire, responsables administratifs des associations, sociétaires...). Cela signifie aussi que la démocratie spirituelle tant appelée de ses vœux par celui qui est considéré comme le seul maître de l'ensemble du mouvement mondial Soka n'a aucune réalité, ni consistance. Elle n'est pour ainsi dire qu'une déclaration de principe trahie par les faits.

Il faut donc admettre que la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren, simple et pâle copie remaniée d'une constitution du culte catholique, renvoie à la définition spécifique à l'Église catholique de la collégialité : un principe de gouvernance (sic) qui réunit les éminences (l'épiscopat) dans l'unité avec le souverain pontife (le pape) pour bénéficier d'un pouvoir complet et total (plénier) sur la communauté des croyants (l'Église universelle). Par cette définition, il est entendu que les croyants n'ont pas de statut autre que celui conféré par les autorités de l'Église. Il est entendu aussi que seules les autorités ont en main

Polémique(s) • Consistoire Soka : la collégialitéou la démocratie de l'indécision

Le mythe régalien À l’apogée de la dynamique de la Renaissance, les élites aristocratiques donnaient des formes figées de leur pouvoir, autre façon de manifester l’institution.

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tous les moyens et toutes les prérogatives pour décider de l'état et du devenir de l'Église. Appliqué au Consistoire Soka et à l'institution à trois têtes (apparentes) qui administrent le culte et ses affaires, cela signifie que seule une poignée de pratiquants sans représentation réelle, sans désignation ou élection populaire, et sans autre autorité que celle conférée par des tiers extérieurs règne sans partage et sans contrepartie démocratique sur quelques milliers de croyants dociles et généreux.

Je ne dis pas ici qu'il s'agit là de l'intention de ces pionniers que sont les membres du Consistoire Soka ou bien les membres des institutions qui le soutiennent. Je constate simplement que la réalité des faits est la construction discrète et simpliste d'une institution non démocratique, non représentative et unilatérale de fait.

Comment en sommes-nous, français contestataires et réfractaires, arrivés à une telle structure parfaitement antagoniste avec les valeurs des Lumières et la tradition républicaine ?

Car connaissant les membres de l'épiscopat bouddhique de la Soka Gakkai, je ne peux pas les accuser d'autoritarisme, de manipulation ou d'abus de confiance. Nous ne sommes pas, nous les croyants, de simples consommateurs ou des usagers pris dans une arnaque de masse ou bien dans un détournement. Nous pratiquons le bouddhisme de Nichiren, un enseignement censé nous rendre autonomes, responsables, acteurs de nos vies et de nos sociétés. Et ce n'est pas la promesse de l'actuelle institution, française ou japonaise. Il s'agit de la promesse de Nichiren lui-même.

Nous ne pouvons donc nous en prendre qu'à nous-mêmes, car nous avons laissé les choses déraper et prendre une tournure parfaitement contraire à la société de création de valeurs à laquelle nous souhaitions adhérer. Nous avons préféré faire ce que nous autres français faisons de mieux, déléguer à des tiers le soin de décider de l'avenir du mouvement auquel nous avons adhéré. Et ces tiers ont gentiment délégué à d'autres tiers, spécialistes auto-proclamés des questions religieuses, le soin de décider de l'avenir de notre mouvement. Faute d'esprit de recherche et d'authentique responsabilité personnelle, nous voilà embarqués dans une aventure qui a déjà démontré ses écueils et son échec.

Car la constitution du culte et l'institutionnalisation de la spiritualité est exactement ce que l'Église catholique a tenté de faire presque cent cinquante ans avant nous. Et de l'aveu même de son épiscopat, l'expérience est une impasse. L'institutionnalisation doublé de la simplification outrancière du culte ont conduit l'Église universelle à perdre ses fidèles au profit de cultes plus exotiques, plus ésotériques, plus attachés à la communion singulière et originale et non à l'adhésion patrimoniale traditionnelle. Aujourd'hui, l'Église tente de regagner ses fidèles qui se sont aventurés dans les sentiers du bouddhisme, du chamanisme et d'autres courants plus séduisants et plus proches des attentes de spiritualité et d'implication personnelle.

C'est dans ce chemin sans issu que nous avons engagé l'ensemble de notre mouvement, du moins en France et dans de nombreux autres pays occidentaux. La conséquence est l'inconsistance et la transparence dont nous faisons preuve dans l'espace public. Du statut de secte médiatisée, nous sommes passés à... rien ! Dans le paysage religieux français,

nous sommes devenus invisibles. Lisses, sans aspérités, sans discours, sans positions, sans valeurs et sans membres adhérents, nous ne sommes plus qu'une entité administrative vide de contenu et surtout vide de sens.

Alors, il est peut-être temps de s'éveiller à notre rôle d'individu, que ce soit en tant que sympathisant, simple croyant, ou militant. Bien qu'il ne soit pas nécessaire de démocratiser l'institution de manière analogue à un syndicat ou à une association caritative classique, il est maintenant nécessaire de faire entendre notre voix et de commencer à proposer de véritables projets à tous les niveaux d'intervention que nous pouvons avoir dans la société. Qui au niveau de sa famille, qui au niveau du quartier où il habite, qui dans sa ville, dans son département, dans sa région ou dans son pays.

Et ces initiatives ne peuvent plus être considérées de façon anecdotique par l'institution comme s'il ne s'agissait que d'une simple étincelle locale à la périphérie du mouvement. Nos actions, nos projets, nos réalisations sont la moelle épinière du mouvement Soka en France. Ils sont le mouvement lui-même ! L'institution, par définition, ne peut produire que de l'inertie et de la conservation. Elle repose entièrement sur ces acteurs pour vivre et s'animer. Or en trois ans, nous n'avons rien vu de neuf, rien perçu dans l'espace public. À l'intérieur, la crainte d'être pris en défaut continue de régner. À l'extérieur, la République nous attends au détour. Et au sein des institutions républicaines, l'appartenance à Soka Gakkai - ACSBN est toujours perçue comme un danger et un risque dans un contexte de plus en plus sécuritaire.

La collégialité, nous devons la revendiquer, puisque nous sommes, en tant que croyants, censés adhérer à la constitution du culte du bouddhisme de Nichiren. Et c'est en portant nos projets personnels ou collectifs que nous serons en mesure de légitimer notre revendication autant que la validité de notre mouvement. Sans nous, l'institution Soka n'est rien, une coquille vide. Sans nos dons, l'édifice s'effondre. Sans nos efforts pour manifester les bienfaits du bouddhisme dans la société et auprès des nôtres, l'idéal Soka est une notion vaine, dépourvue de substance, un slogan bidon...

Nous ne pouvons plus nous permettre de déléguer notre avenir, pas plus à une institution juridique en mal de reconnaissance qu'à un système de gouvernement qui place ces intérêts personnels avant le bien commun. Le combat à mener vaut pour tous les aspects de notre citoyenneté et aura des effets sur toutes les facettes de la société.

Bien sûr, nous pouvons également baisser les bras, abdiquer de notre autonomie et de notre choix individuel pour rejoindre le troupeau. Dans ce cas, nous ne pourrons pas nous plaindre quand il nous sera demandé davantage de sacrifices sans aucune contrepartie. C'est en général ce qui se passe quand la démocratie finit par disparaître complètement.

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9Au niveau mondial, l’unité de la croyance est assurée par une autorité centrale qui,

dans le respect de la collégialité et des particularités nationales, veille sur

les intérêts spirituels des croyants

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L'une des injonctions paradoxales les plus courantes dans le discours des pratiquants du bouddhisme Soka est de dire que l'union fait la force, car un individu ne peut rien tout seul. Et dans le même temps, de promettre que la récitation de Nam-Myoho-Rengué-Kyo permet de tout transformer et de faire bouger l'univers tout entier.

Dans ce genre d'affirmation, il vaut mieux être clair.Soit l'éveil d'un seul est stérile et inutile, soit l'éveil d'un

seul au principe de Nam-Myoho-Rengué-Kyo lui permet d'avoir une réelle influence sur le cours de l'Histoire.

C'est l'un ou l'autre...Si l'on s'en tient à l'enseignement de Nichiren, l'éveil d'un

seul a une réelle influence sur les autres et donc sur l'Histoire. C'est ce qu'il signifie sans équivoque dans une lettre, La Tortue borgne et le bois de santal flottant (LT 4, 35) : « Moi seul, Nichiren, ai commencé à réciter cela au Japon. Pendant plus de vingt ans, depuis l'été de la cinquième année de l'ère Kencho (1253), moi seul ai récité Namu Myoho Renge Kyo jour et nuit, matin et soir, sans discontinuer. Par contre, ceux qui récitent le Nembutsu sont au nombre de dix millions. Nichiren ne bénéficie du soutien de personne, alors que les partisans du Nembutsu sont influents et de noble origine. Mais, lorsque le lion rugit, les autres animaux se taisent, et la seule ombre d'un tigre terrifie les chiens. Lorsque le soleil se lève dans le ciel, à l'est, la lumière de dix mille étoiles disparaît sans laisser de traces. »

Puis il en remet une couche dans une autre lettre, L'Entité réelle de tous les phénomènes (Shoho Jisso Sho, LT 1, 97) : « Au commencement, moi seul, Nichiren, ait récité Namu Myoho Renge Kyo. Puis deux, trois, cent personnes ont suivi, le récitant et le transmettant aux autres. C'est également ce qui se passera dans l'avenir. »

Cette dernière déclaration, faite au 13e siècle s'est vérifiée. Aujourd'hui un peu plus de dix millions de personnes dans le monde récitent Nam-Myoho-Rengué-Kyo. Il est probable, par une simple intuition statistique, que le nombre des personnes connaissant ou ayant récité (pour essayer) Nam-Myoho-Rengué-Kyo soit trois ou quatre fois plus grand. Entre temps, la population de la planète a augmenté de manière géométrique jusqu'à un seuil vertigineux jamais imaginé.

Toutefois, si la SGI, le mouvement majoritaire dans les divers groupes qui se réclament de Nichiren, est la conséquence de cette déclaration, et par là même la preuve qu'un seul individu éveillé peut changer le cours de l'histoire, il reste à se demander ce que vont faire les millions de pratiquants actuels. En effet, Nichiren était un moine

japonais, seul et perdu dans une île lointaine. Par son action et sa détermination visionnaire, il a une influence réelle sur des millions de gens à travers bientôt huit siècles d'histoire. Mais nous, qui vivons mieux, qui bénéficions de moyens de communication modernes, de richesses inégalées, d'une conscience réelle de tout se qui se déroule dans le monde, que faisons-nous ?

Dans les trente dernières années, je n'ai personnellement noté aucune amélioration, ni progrès, ni même action concrète et déterminante pour la paix des peuples ou émancipation des individus. Au fil de mes lectures et de mes entretiens avec mes pairs, je n'en ai pas appris plus. Certes, je peux raconter des aventures et des moments privilégiés au cours desquels des personnalités hors du commun se sont

illustrées sur des chemins nouveaux, libres et pacifiques. Mais force est de constater que l'histoire des hommes reste très imperméable aux idéaux de bonheur, de justice, d'égalité, de fraternité, de liberté de pensée ou d'action et ce malgré des discours et des déclarations tantôt utopistes, tantôt idéalistes.Cela signifie-t-il que les enseignements de Nichiren soient faux ? Que les interprétations que l'on en fait soient inexactes, erronées...?Ou cela ne signifie-t-il pas plutôt que nous n'avons pas

encore dépassé le stade de l'enfance et que nous nous contentons de ramasser les fruits et les bienfaits cultivés par d'autres, sans jamais prendre le temps de semer et de cultiver nous-mêmes de nouveaux bienfaits pour les générations futures.

Nous bénéficions directement ou indirectement des actions d'individus seuls mais déterminés à changer leur monde et celui qu'ils et elles envisageaient pour le lendemain. Et nous qui habitons dans ce lendemain, nous oublions d'agir à notre tour, de changer notre monde et celui de demain. Nous parlons beaucoup, nous déclarons nos intentions, nous professons nos espoirs et notre credo, arguant qu'il est suprême ou souverain, mais concrètement notre action est faible. Que nous soyons pratiquants chevronnés ou simples sympathisants, nous ne produisons que peu de valeurs réelles, peu d'actions d'envergure et surtout nous continuons de faire trop de compromis avec une réalité moche, inique et parfaitement intolérable du point de vue humain.

Il y a 800 ans, le moine Nichiren a fait son boulot. Il n'avait pour lui que son kimono, sa carcasse, sa mémoire prodigieuse, sa culture bouddhique et son esprit de recherche. 800 ans plus tard, il permet à des millions de bénéficier d'un moyen unique et simple de transformer une existence nulle

Lieu(x) commun(s) • L'action fait la force,ou comment sortir d'un univers de discours ?

« Au commencement, moi seul, Nichiren, ait récité Namu Myoho Renge Kyo. Puis deux, trois, cent personnes ont suivi, le récitant et le transmettant aux autres. C'est également ce qui se passera dans l'avenir. »

Nichiren, L’Entité réelle de tous les phénomènes (Shoho Jisso Sho), Lettres et traités, Vol. 1, p. 97

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en une vie riche et nouvelle. Considérant que la SGI fêtera bientôt son 80e anniversaire, nous devrions voir des signes distincts et clairs d'améliorations individuelles et collectives à commencer par le Japon (où résident les 4/5e des pratiquants du monde).

Quelque chose cloche, n'est-ce pas ? Au Japon, la récession est galopante. La jeunesse détruite par la violence juvénile et le plus fort taux de suicide avant 18 ans (au coude à coude avec la Suède, autre modèle social). Les retraités divorcent en masse, incapables de vivre ensemble après trente ans d'une existence décalée. La politique est un panier de crabes dans lequel même le Komeito (parti « propre ») n'est pas épargné... Inutile pour moi d'évoquer la « crise » actuelle pour le reste du monde.

Alors soit les enseignements de Nichiren ne sont pas valides, soit nous ne faisons pas notre travail. Nichiren ne pouvait pas changer la politique et la culture de son pays à lui tout seul. Mais nous ne sommes plus seuls. Nous sommes légions. Donc je pense très sincèrement que nous ne faisons pas notre part du marché. Nichiren nous donne le moyen de faire la révolution nécessaire à l'intérieur. En échange, nous faisons pacifiquement et sans fléchir la révolution à l'extérieur.

Pour ma part, je ressens que les gens, d'une manière générale, sont peu informés de ce qui se passe dans le monde, de ce qu'est l'esprit Soka, de ce qu'est l'éveil et l'enseignement de Nichiren, de ce que cela signifie dans des domaines comme l'économie, la politique, les relations sociales, les structures de la famille, de la parenté, du couple, dans les

relations internationales, dans la diplomatie ou encore dans les articulations et les évolutions de nos sociétés qu'elles soient occidentales et industrialisées ou autres... Alors je prend sur mon temps pour publier des articles de fond, des notes, des traductions de textes inaccessibles en français... J'agrège des liens, des idées, des initiatives, des volontés et des bénévoles autour de projets permettant à tout un chacun de connaître le monde dans lequel il et elle vivent, la vision bouddhique que l'on peut en avoir et les alternatives qui existent face à un néolibéralisme destructeur et déclinant. Et comme les gens lisent de moins en moins, je passe à l'étape audiovisuelle (qui est mon métier) pour produire encore plus de documents de référence et pour essayer du mieux possible de créer un espace public construit autour d'actions concrètes, d'initiatives parfois locales, parfois internationales, de réalisations diverses qui prouvent qu'un monde nouveau peut émerger pourvu qu'on y croit et que l'on se donne les moyens de le mettre en œuvre.

Le processus de l'éveil n'est pas, à mon sens, un examen de conscience nombriliste. Il n'est pas non plus un exercice spirituel permettant de s'adapter à une réalité extérieure désagréable. L'éveil est une démarche permanente, quotidienne et concrète. Il se traduit dans le réel par des actes, des productions, des gestes et des constructions. Alors, la prière d'accord. Le partage, pas de problème. La communion, pourquoi pas. L'idéal, ce ne sera pas du luxe... Mais avant toute autre chose, passons à l'âge adulte et soyons à la hauteur de nos prétentions. Et si nos prétentions sont le monde, alors il va falloir s'y mettre dès maintenant...

L’action populaire Les sociétés ont la capacité de se mobiliser spontanément autour de projets les plus divers. L’art, la musique, les rituels traditionnels en sont l’une des illustrations centrales.

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La vie a commencé sur notre planètedans un environnement parfaitement

insalubre et totalement agressif, au point que les premières bactéries ont dû modifier

leurs structures génétiques afin de commencer à produire des produits chimiques capables de transformer

les composants de leur environnement particulièrement toxique.

La vie a commencé sur notre planète au milieu d’un environnement parfaitement insalubre et totalement agressif, au point que les premières bactéries ont dû modifier leurs structures génétiques afin de commencer à produire des produits chimiques capables de transformer les composants de leur environnement particulièrement toxique.

D'abord sous forme végétale, puis animale, les organismes complexes se sont eux aussi développés dans des milieux dans lesquels aucun de nous n'aurait pu survivre plus de dix minutes sans succomber à une affection spontanée fulgurante ou un choc allergique mortel.

Les aménagements provoqués par la relation entre l'environnement (variations de températures, échanges physico-chimiques, productions et transformations d'origine gazeuse ou minérale, mécanique des fluides et des solides, etc.) et les organismes complexes autonomes (bactéries, faune, flore) peuvent être apparentés à la fois à une extraordinaire mécanique combinatoire merveilleusement harmonieuse ou bien à une guerre totale, sans pitié et apocalyptique. Cela ne

repose que sur une manière de percevoir l'existence et la représentation que l'on s'en fait.

Malgré cette paradoxale conflagration permanente à tout les niveaux, macro comme microscopiques, les individus continuent de soutenir l'idée farfelue qu'il y aurait un état naturel d'équilibre et de symbiose qui assurerait une hypothétique sécurité physique et mentale, une sorte de moment paradisiaque duquel découlerait à un état intérieur de calme et de perfection. Ce mythe, car il s'agit d'un mythe, se perpétuerait ad vitam (ou ad nauseam) dès lors que nous, les individus apparemment les plus évolués de cette planète, serions enfin en osmose avec l'environnement, adaptant notre comportement à l'infinie diversité d'événements qui surviennent, plutôt que de tenter de réduire et de contrôler notre espace de vie...

Ce mythe repose tout entier sur une perception de l'univers et de l'environnement chaotique, destructeur, inorganisé, auquel l'être humain ne fait qu'ajouter plus de destruction, de toxicité, de pollution et de chaos. Il part

Eveil(s) • Une vie toxique, ou la difficultéde vivre dans un environnement hostile

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de l'idée que le monde est impur et que l'esprit éclairé (on ne spécifie pas ici par quelle lumière) saurait remettre tout cela dans l'ordre et la pureté (originelle ou potentielle) par une juste relation avec l'univers et l'environnement. Et donc ce mythe repose sur une idée (très humaine) d'un monde originel ou d'un univers potentiellement pur, calme, parfait, harmonieux...

Partant de ce mythe, la société moderne (ou post-moderne) s'invente des mouvements convulsifs de résistance aux changements et aux transformations qui naissent des innovations produites par cette même société moderne (ou post-moderne). On combat les OGM. On conspue l'industrie chimique. On jette l'anathème sur la mal-bouffe. On rejette l'électronique, le plastique, les cosmétiques, le téléphone sans fil, la radio, la télé, la bagnole... En bref toutes les saloperies que nous avons inventés et produites pendant les 300 dernières années.

Ce rejet (ou ces combats citoyens pour l'écologie et le développement durable) n'est pas un simple fonctionnement réactionnaire et conservateur, nostalgique d'un passé fiction où les souvenirs d'antan étaient infiniment plus vivables que les horreurs actuelles. Il n'est pas non plus le fruit d'une analyse puritaine d'un monde tombé dans la consommation et la débauche. Et il n'est pas non plus les prémices d'un mode de vie alternatif qui n'a jamais concerné qu'une frange asociale de la population.

Le rejet et le militantisme contre toute forme d'innovation est le résultat du télescopage avec le futur. Notre développement individuel et collectif a considérablement accéléré notre rythme de vie, la vitesse de développement

de nos sociétés et raccourci les cycles de renouvellement des progrès technologiques, scientifiques, humains... Tout ça va trop vite et nous n'avons plus le temps d'imaginer une nouvelle façon de vivre avec toutes ces nouveautés. Il y en a trop, trop vite, trop diverses et trop nombreuses pour que notre capacité d'intégration soit capable de les traiter toutes dans le laps de temps qui les séparent de la prochaine vague d'innovations.

Alors nous fermons le guichet. Nous refusons. Nous sommes dans le déni, total ou partiel. Nous endiguons le ras de marée en produisant des barrières mentales, puis des discours fermés puis des attitudes intégristes et exclusives. Les moins résistants finissent chez le psy. Les plus résistants rejoignent les rangs des fantassins dans de vaines croisades contre le progrès trop grand et trop rapide. Car militant veut aussi dire soldat (lat. miles, le soldat).

Mais pourquoi choisir la posture du combat ?La première raison est la pollution intellectuelle et

spirituelle dans laquelle nous vivons. Tout le monde veut entrer dans notre tête et la bourrer d'une quantité astronomique d'informations publicitaires (pour la plupart), politiciennes, propagandistes, institutionnelles, quand ils ne s'agit pas de conditionnements pures et simples. Les marchands, les politiques, les leaders d'opinions, les spécialistes de ceci ou de cela, les chantres de l'économie, les défenseurs de causes perdues ou gagnées et tous les autres forment une légion qui marche sur notre cerveau, oblitère toute forme de pensée indépendante et créative, efface notre imaginaire pour le remplacer par une purée marron et informe dans laquelle ils planteront leurs idées médiocres,

Poisons invisiblesNotre paysage marie de manière intime la nature et les technologies que nous y avons placées au point de ne plus être capable de faire la différence entre des engins nocifs et des outils utiles.

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leurs avis misérables, leurs mots mal choisis et impropres, les discours creux et dépourvus de sens...

Nous avons la tête polluée par les autres et par nos propres stupidités. Cela encombre et occulte notre capacité créative et de ce fait nous voilà incapables de faire face à la plus modeste des nouveautés.

La seconde raison est que nous avons l'illusion que notre identité, nos goûts, nos idées, nos avis, nos représentations sont vraies et immuables. Et tout ce qui vient perturber ou contredire notre personnalité, notre ego, notre identité est ennemi. Il faut le rejeter, le confiner dans une cellule sous terre, l'oublier, l'occulter, l'effacer, le faire taire, le tuer, le détruire... Cette identité est une illusion, de la fumée, une fiction plus ou moins bien ficelée que nous croyons être nous, mais qui a été construite de bric et de broc au travers de l'éducation reçue, des influences diverses lors de l'enfance, de l'instruction scolaire, des contacts heureux ou malheureux avec la société, les sociétés, le monde... Et comme c'est la seule chose que nous connaissons, nous pensons (à juste titre peut-être) que c'est la réalité...

Pauvres de nous. Incapables de savoir qui nous sommes réellement, pollués par notre itinéraire, assaillis par le cyclone permanent et en évolution exponentielle de l'information bidon, nous sommes incapables d'examiner calmement un événement, une nouveauté, d'en tirer des leçons et de l'améliorer comme il se doit. Et finalement, nous prenons le parti de devenir les soldats d'un mouvement de réaction contre le progrès, contre ce que nous avons nous mêmes appelé de nos vœux, secrètement ou bien ouvertement désiré, de ce que notre avidité insatiable de nouveautés et de sensations invoque sans cesse.

Oui, nous vivons dans un monde toxique. Dès la naissance, comme le dit le philosophe, nous souffrons d'une maladie incurable qui nous mène au tombeau : la vie. Cette dernière est nocive aussi bien que prodigieuse mais les yeux fermés par l'aveuglement, les oreilles bouchées par la stupidité et la bouche cousue par l'étroitesse d'esprit, nous manquons de voir les merveilles et nous passons trop de temps à gesticuler sans cesse contre ceci, contre cela, pour finir épuisés, déçus, abattus, désespérés, pour ne pas dire déprimés... Car l'individu ne peut combattre le flux du temps, pas plus seul que collectivement.

Alors que faire ?Un slogan de 68 (comme c'est loin...) scandait : « Soyez

raisonnables, demander l'impossible ! » Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas demander l'impossible ? Le beurre et l'argent du beurre... Notre problème ce ne sont pas les téléphones portables, c'est le peu de soins et le prix démesuré qui est demandé pour une prestation nocive et de mauvaise qualité. Et tout cela pour le plus gros paquet de fric dans la poche d'obscurs et anonymes actionnaires qui peut-être sont vos gentils voisins. Notre problème ce n'est pas la pollution chimique c'est l'irresponsabilité de chaque employé d'AREVA, de MONSANTO, de SUEZ, de TOTAL ou de VEOLIA qui accepte contre un salaire de misère d'aller faire une parcelle du sale boulot de ces « grands » groupes et de nous polluer l'organisme au chlore, aux phosphates, au paraben, aux phtalates, à la dioxine, au souffre, au mercure... On peut accuser les gros PDG et les banques, mais qui leur donne l'argent, le temps, la sueur, les efforts, la vie... Nous ! Toujours nous ! Et encore nous !

Nous sommes les artisans des catastrophes qui nous tombent sur le coin de la gueule. Nous passons notre temps à nous plaindre de tout, à pleurer sur ce qui nous arrive, à combattre contre des moulins à vent, à faire semblant de faire de la politique en mettant le bulletin dans l'urne... Et finalement nous laissons d'autres décider de tout à notre place. Nous leur donnons tout : notre argent, notre temps, notre imagination, nos sentiments, et plus précieux encore notre vie. Et pour couronner le tout, nous le faisons de notre plein gré, sans sourciller, sans rechigner, comme de bons moutons bien éduqués, bien dressés. Nous n'avons donc aucune excuse... Et pour tout dire, nous n'avons pas de projet pour le substituer au projet d'esclavage mondial qui s'organise bien tranquillement en ce moment même.

Nous ne sommes pas bêtes. Nous sommes des bêtes... La question n'est donc pas quand arrêterons-nous de consommer des téléphones portables et du fast-food. La question est : quand arrêterons-nous de bêler en troupeaux ? La vie est toxique. C'est vrai. Mais de tous les éléments toxiques que nous pouvons rencontrer dans l'univers, devinez qui est le plus toxique pour l'instant et pour nous tous... ?

C’est nous.

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Textes & images : Editions du Médian

Maquette : Pierre Xavier

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