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Loc Wacquant aime parler et parle beaucoup : de
lui, de sociologie, de boxe et de ses amis de la
salle de boxe. Professeur lUniversit de
Californie (Berkeley) et chercheur au Centre de
sociologie europenne, il est surtout connu en
France pour son premier livreLes Prisons de la
misre, publi en 1999. Dans cet ouvrage il a
analys le passage de lEtat-providence lEtat-
pnitence dans les dmocraties occidentales
(quand la fameuse tolrance zro et la pnalisa-
tion de la pauvret se substituent au traitement
social et politique des ingalits). Cette analyse
dune volution punitive des politiques publiques
directement lie lexpansion du nolibralisme
eut un retentissement relativement important
dans le dbat public en Europe et aux Etats-Unis.
Alors que la vague mdiatique provoque par la
sortie de ce livre est peine retombe, il publie
en 2000 Corps et me (Agone), un travail sociolo-
gique radicalement diffrent dans le choix de
lobjet et de la mthode. Cet ouvrage, quilprsente comme les carnets ethnographiques
dun apprenti boxeur, retrace, sous la forme
dun rcit, les trois ans et demi durant lesquels il
a pratiqu la boxe en amateur dans une salle du
ghetto noir de Chicago.
A lpoque chercheur dans la prestigieuse univer-
sit de la ville, il cherche connatre le ghetto de
lintrieur. Cest par hasard quil dcouvre cette
salle, pour finalement se prendre au jeu, et vivre
pendant plus de trois ans lexistence dun vri-
table boxeur. Se pliant toutes les contraintes de
cet engagement, il approche trs concrtement,
dans sa chair, ce que signifie socialement, mora-
lement et physiquement dtre boxeur.
Derrire ltude des jeunes hommes noirs du
ghetto, tude ralise laide dune mthodeparticipative pousse son maximum, se
construit une analyse concrte de ce mtier du
corps dans les classes les plus basses de la socit
amricaine. Si lon sent travers lenthousiasme
(et la fiert parfois prolixe) du sociologue toute la
richesse de cette exprience, on peroit aussi la
difficult dune telle implication personnelle dans
lanalyse. Il se dfinit lui-mme cette priode
comme Docteur Jekyll et Mister Hyde, navigant
perptuellement entre son statut de chercheur et
son statut de boxeur. Il exprime tout le paradoxe
de se sentir si bien dans un milieu o lon sait
quon nest pas vritablement sa
place, parce quon est blanc, univer-
sitaire et franais. Corps et me est
ainsi avant tout un hommage ses
compagnons de la salle qui lont
accept parmi eux. On sent que pour
le sociologue-boxeur, il est peut-tre
moins important de faire une
analyse sociologique que de parler
dAshante, sonsparring-partner(partenaire de combat lentrane-
ment), de Curtis, un des meilleurs
boxeurs, et surtout de DeeDee,
lentraneur, que Wacquant prsente
comme un second pre. Comme il le
dit lui-mme, lexprience humaine
aura t primordiale, et crire sur
des annes de vie dune telle intensi-
t est quelque chose de douloureux.
Interview : Morvandiau, Sylvain Lefvre,Sophie Rtif Portraits : David Balicki
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Vous travaillez actuellement en tant que chercheur
au dpartement de sociologie de lUniversit de
Californie aprs avoir t tudiant en Hautes
Etudes de Commerce (HEC). Quel a t exacte-
ment votre parcours ?
Jai grandi Montpellier, jtais au grand lyce
public de la ville. a sest dcid par dterminisme
ngatif en quelque sorte : jtais bon lcole, sans
avoir dobjectif prcis. Mon pre tait chercheur au
CNRS, ma mre tait normalienne mais elle na
pas enseign parce quelle a lev ses 4 enfants. Ils
taient tous les deux issus de la classe moyenne
intellectuelle et dans leur famille, la premire
gnration diplme de luniversit. Ils avaient un
rapport trs difficile la culture et lcole. Quand
jtais lycen, comme je russissais bien, on savait
que je devais faire une grande cole. Mais
lpoque, je ne savais rien de khgne ni de lagrga-
tion, je navais pas une vision trs claire et trs
systmatique du systme scolaire. Par dtermina-
tion ngative, je suis donc tomb sur les
concours des grandes coles commerciales.Jtais assez bon en tout mais pas assez matheux
pour faire Polytechnique et pas assez littraire
pour faire Normale. Je venais dune famille o il
ny avait pas de livres, jtais trs anti-intellec-
tuel quand jtais jeune, je faisais toujours ce
quon me demandait scolairement mais pas plus.
Aprs la prpa jai intgr HEC. Je voulais faire de
lconomie politique, tout en ayant une ide assez
vague de ce que ctait. En rentrant HEC, aprs
un an, je me suis rendu compte que ctait une
cole qui tait beaucoup plus intellectuelle que
maintenant, mais dj trs professionnalise. On
nous prparait tre cadre de direction dans unegrande entreprise. Comme je mtais emmerd
comme un rat mort pendant ma premire anne,
jai voulu trouver autre chose. Ce qui ma un peu
pouss vers la sociologie, cest dtre issu dune
famille qui a dabord habit dans de tout petits
appartements minuscules, puis dans des apparts un
peu mieux, et qui a ensuite achet une maison
dans un petit village ct de Montpellier.
Tout a je lai vcu comme une espce de film
dascension sociale.
Vous portiez dj ce regard-l lpoque ?
Jai toujours eu le sentiment dtre trs privilgi,et a mintressait, les diffrences entre moi et mes
copains du village. On habitait un lotissement
daristocratie ouvrire et de classe moyenne urbai-
ne qui venait trouver un habitat rural plus agrable
ct de Montpellier. On tait limitrophe dun
petit village avec une classe ouvrire tablie et une
paysannerie locale. Quand on prenait le bus pour
aller au collge, il y avait toujours ce conflit de
classe, maintenant je suis capable de lexpliquer
comme a, lpoque je nen avais pas conscience.
Lautre village on le percevait comme arrir, ils
avaient un accent trs fort, ils ne se battaient pas
du tout comme nous. Au collge, il y avait cette
espce de mixit sociale, de laboratoire sociolo-
gique petite chelle. Jai t sensibilis aux diff-
rences sociales par a. A HEC a a t un grand
choc. Quand je suis arriv sur le campus, il y avait
les botes aux lettres de la rsidence universitaire
avec les noms des tudiants. A ct de mon nom, il
ny avait que des noms particule. Je pensais quon
avait limin toute la noblesse en 1789, jtais
persuad que ctait quelquun qui avait invent
tous ces noms. Vous imaginez ma surprise lorsque
jai dcouvert que mon voisin de chambre sappe-
lait Christian de Rivelreux de Varax, quil coutait
les vpres laprs-midi, et que le soir avant de
dormir, entre 21h20 et 21h30, il sortait sur son
balcon pour jouer du cor de chasse.
Alors comment vous tes-vous finalement intres-
s la sociologie ?
Pierre Bourdieu donnait une confrence lEcole
Polytechnique, ctait juste avant les lections de1981. Avec un groupe dtudiants on la coinc
aprs la confrence et on a parl politique de 22h
4h du matin, et l cest devenu un truc lumineux.
Je me suis inscrit Nanterre. Jai termin HEC,
mais je savais en 3me anne que jallais virer vers
une autre voie. Et l jai obtenu un peu par hasard
une bourse de HEC pour partir aux Etats-Unis. Je
suis donc parti pendant un an, et au lieu de faire
du commerce jai fait de la socio. Je me suis fait
remarquer dans le programme et on ma offert une
bourse pour rester aux Etats-Unis pour faire mon
doctorat lUniversit de Californie. Mais je devais
rentrer en France pour faire mon service militaire.
Ils ont accept de me rserver la bourse pendant 2
ans. Je suis rentr en France, l jai eu un coup de
bol incroyable : lORSTOM, lancien Office Franais
de Recherche Coloniale, voulait un sociologueen Nouvelle-Caldonie. Jai donc t cooprant
dans un Institut de recherche. En 84, ctait le
moment du soulvement kanak lors des lec-
tions rgionales: couvre-feu, Etat durgence,
envoi de 3000 CRS, etc...
En quoi consistait votre travail ?
A lpoque, je travaillais sur lurbanisation des
Mlansiens, jai fait un petit livre qui sappelle
Lcole ingale, production scolaire et reproduction
coloniale, qui tait une analyse de la contribution
du systme dducation la perptuation des
ingalits coloniales et notamment de la csure
entre les Kanaks, les Blancs europens et les autres
populations immigres. Jai termin en Nouvelle-
Caldonie, je savais que je pouvais retourner aux
Etats-Unis. Jai obtenu une bourse de 4 ans
lUniversit de Chicago. Je pensais faire ma thse
sur le systme colonial de Nouvelle-Caldonie,
mais l-bas, javais t victime dun conflit o le
chercheur qui tait au-dessus de moi volait syst-
matiquement mes travaux. Quand jai dit a
suffit, on ma fait comprendre que je ne pourrais
plus travailler en Nouvelle-Caldonie. Jai donc
chang dobjet et jai commenc tudier
Chicago o jai travaill dans le ghetto noir
pendant 4 ans. En France, lEcole de Chicago est
connue pour ses tudes de terrain. Mais en ralit,
ce type dapproche na plus cours depuis les annes
soixante. Jai beaucoup travaill en solitaire.
Par exemple, mes profs de Chicago ne savaient pas
que je faisais cette enqute dans la salle de boxe.
Votre livre prcdent,Les Prisons de la misre,
tudiait de manire statistique et analytique lvo-
lution de la politique carcrale aux Etats-Unis et
son influence sur les politiques europennes. Avec
Corps et me, vous dcrivez votre immersion dans
le milieu de la boxe dans le ghetto noir de
Chicago. Pourquoi avez-vous adopt une
dmarche si diffrente ?
Corps et me, dans mon esprit, cest une tentative
de dmontrer concrtement quon peut faire une
sociologie qui est diffrente de la sociologie acad-
mique, habituelle. On peut faire le travail danalyse,
de dconstruction, dissquer les mcanismes des
rapports sociaux, comme le fait toute sociologie,
mais de telle manire quon arrive quand mme
restituer le bruit et la fureur du monde social,
cest--dire ce quest trs concrtement luniversdes boxeurs pour ceux qui sont lintrieur. Et ce
plutt que de faire une sociologie qui fait son
travail analytique, et ensuite donne un compte-
rendu qui est compltement raplati par rapport
ce que nous savons tous du got et de la saveur du
monde social.
Les thologues disent que les chiens voient le
monde en noir et blanc, je pense que les socio-
logues en gnral font de la sociologie en noir et
blanc. On entre dans un univers, on le dissque,
on lanalyse, on montre les lments qui le
90% des chercheurs qui travaillent sur le problme de race et depauvret aux Etats-Unis font de lobservation de loin et de haut,nont jamais mis les pieds dans un quartier noir et pauvre, et toutle monde trouve a parfaitement normal.
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constituent, les rapports, les mcanismes, mais
dans le mouvement o lon fait tout a, on le
raplatit deux dimensions alors que cest un
phnomne mille dimensions. Ctait un
portrait mille couleurs, on le ramne un
portrait en noir et blanc. Je pense que la socio-logie peut faire mieux, on peut faire de la socio-
logie en technicolor, ce qui ne veut pas dire
revenir une sociologie subjectiviste, qui voit le
monde travers les yeux de lindividu, mais une
sociologie qui fait un travail analytique suppl-
mentaire. Cest ce que jessaie de faire dans le
livre. Il faut avoir une conception de lagent
(terme utilis en sociologie pour dsigner toute
personne voluant dans le corps social) plus
complexe que celle que lon a traditionnelle-
ment. En sociologie, on tend rduire lagent
social deux choses. Soit il est guid par son
intrt bien compris et choisit toujours la lignedaction qui va maximiser son intrt, cest
lhomme rationnel. Soit cest lhomme normatif
de la tradition kantienne, dont la caricature est
lindividu qui appartient un groupe, a des
normes et agit en fonction delles. On a donc
ces deux schmas thoriques qui sont des
simplifications. Nous sommes tout dabord des
tres charnels et nous sommes prsents au
monde travers notre enveloppe corporelle,
elle-mme socialement faonne. Lindividu
appartient un monde social qui est dj en
partie en lui. En quelque sorte, les boxeurs,
cest un cas particulirement utile pour essayer
de rcuprer cette dimension charnelle de
lexistence sociale. Leur existence au monde se
fait travers leur corps, tout leur savoir est un
savoir corporel, tout leur rapport leur universquotidien est un rapport charnel. Je crois quon
peut faire une sociologie charnelle qui prend au
srieux le fait que chacun est un individu avec
cinq sens, qui a un corps et qui habite le
monde. Si vous voulez exister dans le monde de
la boxe, il faut que ce soit par toutes les fibres
de votre tre. Vous tes dvor par ce monde,
vous dvorez les autres. Cela implique un
rapport passionnel.
Traditionnellement on dit que la passion nest
pas un objet pour les sociologues, puisque les
sciences sociales sont nes de la rvolution
rationaliste du dix-septime/dix-huitime sicle.Les sciences sociales utilisent la raison comme
instrument pour comprendre le monde, mais
cdent tout ce qui est de l ordre de laffect, du
corporel, du charnel, du spirituel, de lesth-
tique, dautres disciplines. Soit des disciplines
plus basses, comme la biologie, ou plus hautes,
la philosophie. Je pense quil ny a pas de raison
dabandonner ce terrain-l, on peut faire une
sociologie qui tudie rationnellement le rapport
passionnel quont les tres sociaux leur
univers.
La salle de boxe a-t-elle t votre premire
approche du ghetto ?
Au dpart, je voulais partir de Chicago parce que je
trouvais le dpartement trs conservateur politi-
quement et surtout intellectuellement. Un des
pontes du dpartement, William Julius Wilson, mapropos de travailler avec lui sur la transformation
du ghetto, les ingalits raciales et de classe au sein
du ghetto. a me gnait beaucoup de travailler sur
le ghetto noir, alors que lui, tant Noir amricain,
avait une lgitimit pour crire sur ce sujet-l. En
tant que petit Franais languedocien, je navais ni
les connaissances pratiques ni la lgitimit. Mais
quand je lisais la littrature sur le ghetto, il me
semblait quelle tait pleine de fausses notions, de
sens communs ordinaires amricains, et notam-
ment dun sens commun racial, pour ne pas dire
raciste. Cela me semblait ne pas correspondre du
tout au ghetto. Et jtais aussi frapp par le fait que90% des chercheurs qui travaillent sur le problme
de race et de pauvret aux Etats-Unis font de lob-
servation de loin et de haut, nont jamais mis les
pieds dans un quartier noir et pauvre et que tout le
monde trouve a parfaitement normal. Il me
semblait que ce ntait pas possible dcrire sur ce
sujet sans aller voir, sans toucher du doigt.
Jhabitais lextrme lisire du ghetto : les fentres
nord de mon appartement donnaient sur le petit
quartier blanc, prospre, bien dfendu par une
police prive, et de lautre ct, ctait littralement
Loc
Wacquant
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le quart-monde, le quartier pauvre, dangereux,
compltement labandon. Etre l, la frontire,
ne pouvait pas ne pas me poser de problmes,
jtais en quelque sorte dans un dispositif de socio-
logie exprimentale forc. Jai donc voulu trouver
un point de chute dans le ghetto, un point dobser-
vation pour dpasser ces faux discours prfabri-
qus, notamment sur les jeunes hommes noirs. Il y
avait une espce dorientalisme urbain autour de
ces hommes : ils devenaient mystrieux, incompr-
hensibles... On parle toujours des familles monopa-
rentales, mais alors o sont les hommes ? Ils ne
travaillent pas, ils ne sont pas lcole, ils ne sont
pas dans la famille... Jai voulu faire de lobservation
de premire main, de type ethnologique, et trouver
ma tribu dans le ghetto. Et ma tribu, a a t la
salle de boxe. Cest un accident complet : cest un
ami franais qui a trouv la salle, il my a amen en
me disant : Toi, sociologue, a va tintresser.
Vous ntes donc pas entr dans cette salle pour
faire de la boxe ?En aot 88, si on mavait dit : Tu vas faire de la
boxe, tu vas mettre des gants, tu vas faire un tour-
noi amateur, jaurais dit : Jai plus de chances
daller sur la lune que de monter sur un ring, a
na aucun sens. Je navais aucune connaissance
du milieu et aucun intrt particulier. Si a avait
t une salle de crochet, jaurais fait du crochet. Il
se trouvait que ctait une salle de boxe dans
laquelle je pensais pouvoir rencontrer des gens du
ghetto. Mais il tait vident quil ny avait quune
chose faire, ctait mettre les gants. Pour vous
dire quel point je ntais pas prpar, cest qu la
premire sance dentranement jai gard meslunettes. Ctait vraiment un apprentissage des plus
douloureux, mais jai quand mme commenc
venir 3 ou 4 fois par semaine, et ds le premier jour,
jai ouvert un fichier informatique Boxing 01. Je
ne savais pas que jirais jusqu Boxing 133, et
que jallais noircir 2300 feuilles de mon carnet
ethnographique. Je lai tenu religieusement tous
les jours, au dbut pour essayer de surmonter mon
sentiment de malaise, de ne pas tre ma place,
dtre blanc comme de la craie.
Comment avez-vous concili limmersion dans ce
milieu et la distanciation ncessaire unerecherche sociologique ?
a na pas t facile. Au dpart, jtais comme une
espce de plaque photographique et je me laissais
imprimer par tout ce qui se passait la salle : je
notais tout, je regardais tout... Mon carnet tait un
journal intime pour comprendre moi-mme ce que
je ressentais, ce qui se passait... Demble, jai eu le
sentiment quil y avait un monde que je ne
connaissais pas, mais qui tait complexe, riche,
avec son histoire, ses rites, ses mythes, ses
manires dtre. Jai donc commenc prendre des
notes, et surtout jai tenu ma discipline tous les
jours, entre 2h et 6h par soir. Parfois je terminais
le lendemain 4h, 6h du matin, ctait a la partie
la plus difficile. Souvent les gens me disent : Tu as
du mrite, tu es mont sur le ring, tu tes fait
casser le nez... Non, l o jai eu du mrite, cest,
quand je rentrais de lentranement le soir, aprs
avoir pris des coups et que je masseyais devant
mon ordinateur.
Je ne me suis pas prsent en disant : Je vais faire
une tude sur la boxe. Je voulais juste trouver une
fentre sur le ghetto et viter de faire ce quun
grand sociologue noir amricain appelle la car-
window sociology. Cest ainsi quil dfinit ce qui se
faisait au dbut du sicle : traverser le sud des
Etats-Unis en voiture et crire cinq tomes sur les
mtayers noirs de Gorgie daprs ce quon a vu
par la fentre de la voiture. Je pense que la sociolo-
gie amricaine contemporaine sur les Noirs
urbains se limite a.
Immdiatement, je me suis trouv confront
trois dfis. Le premier tait : Est-ce que je peuxapprendre ce sport ou ce mtier ? Tout le monde
la salle avait prvu que jamais je ne tiendrais plus
dune semaine. Mais jai tenu, et jai mme fini par
faire un tournoi amateur. Jai donc russi
remporter le premier dfi : je suis devenu un
boxeur amateur peu prs correct.
Le second dfi tait : Est-ce que je peux me servirde la salle de boxe pour comprendre le ghetto ?
Jai essay de prouver quon pouvait le faire et,
grce la salle de boxe, reconstituer la vie quoti-
dienne du ghetto. Je voulais casser toutes les
fausses notions, notamment celle de lunderclass,
selon laquelle la sous-catgorie du proltariat est
caractrise par ses comportements anti-sociaux, et
serait la cause de son propre malheur.
Le troisime dfi, encore plus imprvu que les
autres, tait : Est-ce que je peux rendre comp-
te, anthropologiquement de ce quest le mtier
de boxeur ? Pourquoi boxe-t-on, comment peut-
on devenir boxeur ? Cest un mtier qui est sidifficile, o les rcompenses sont en apparence
si pitoyables ! Comment peut-on vouloir faire ce
mtier ? Les boxeurs de la salle sentaient quils
devaient faire ce mtier, comme une sorte
dobligation.
Ce que je voulais donc comprendre, ctait
comment peut natre cette espce damour
destructeur, puisque cest un amour qui va les
pousser investir la seule valeur quils ont : leur
corps. Dun ct, ils fabriquent leur corps, cest une
espce dode, de religion du corps masculin violent,
et dun autre ct, cest un mtier dans lequel ils
dtruisent ce corps-l.
Je voulais comprendre comment on peut rentrer
dans ce dispositif-l, et comment on peut tre dans
cette relation damour, de don de soi. Do le titre
du livre qui va faire suite,La Passion du pugiliste.
Passion, en latin, cest une souffrance, un dsir
pervers et un amour. a rsume trs bien le
rapport que les boxeurs ont leur univers. Une
sociologie classique, lEcole de Chicago, aurait
tudi mcaniquement les dterminismes de clas-
se, les ingalits raciales et sociales, la masculinit,
liant les agents sociaux aux structures sociales. Or
ce que ce schma-l rate compltement, cest
quentre les deux, il y a lamour de ce mtier, la
dimension charnelle, sensuelle, morale, esthtique,
qui est absolument fondamentale. Si on essaie de
comprendre pourquoi ces types-l boxent, on ny
parvient pas si on ignore la dimension trs particu-
lire de passion, de don de soi. Dans la tradition
amricaine, on dit quil ne faut pas se laisser sdui-
re par son objet dtude ni devenir indigne. Jepense le contraire. Il faut tre capable de penser, de
sentir et dagir comme le ferait un boxeur. Cest
une premire difficult : comprendre le monde et
les pratiques des boxeurs. Une autre difficult est
de faire ce travail dimmersion, de comprhension
par initiation. Au sortir de lexprience (la salle de
boxe), il faut retrouver sa capacit analytique sanstre trop sduit par lobjet, et ne pas devenir un
indigne juste capable de rpter lexprience sans
pouvoir lexpliciter.
Concrtement, quelle mthode avez-vous utilise ?
Jai men une sorte de double vie, de schizophr-
nie, constitue et accepte : ctait Docteur Jekyll
et Mister Hyde. Quand jtais dans mon apparte-
ment, 250 mtres de la salle, je faisais mon
travail, jcrivais, je lisais etc jtais un jeune
chercheur en formation. Il y avait des jours o je
ne voulais pas aller la salle, parce que javais
beaucoup de travail. Ctait lpoque o jcrivais lelivre avec Bourdieu (Rponses : pour une anthro-
pologie rflexive, Editions du Seuil). Je savais que
si jallais la salle, jen retirerais du plaisir, mais,
quand je revenais, javais 2 ou 3 heures de prise de
notes. Donc il y avait des jours o je me disais :
Aujourdhui je ne vais pas la salle, mais, 16h,
javais mal au ventre, un creux lestomac, ctait
une forme daddiction. Comme les drogus, jtais
en tat de manque : je tenais en gnral jusqu
16h30 et 16h45 ce ntait plus possible, je
prenais mon sac et je filais en courant. Une fois
Le sociologue doit se servir de son corps comme outil analytique,et non pas le rduire un appendice mthodologique.
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la salle, lorsque je ne voulais pas travailler en
rentrant, je me disais : Je vais juste mentra-
ner, je ne vais pas parler avec les mecs, javais
langoisse quils me disent des choses intres-
santes, je ne voulais pas les couter, je voulais
me protger de cette salle dvorante.
Ds que jarrivais la salle, jtais dans le plaisir
de boxer, dans une sorte dopra perptuel du
corps, mais entre chaque round, je remarquais
quelque chose. Aprs lentranement, jallais
discuter avec DeeDee lentraneur et dautres
boxeurs ; en gnral, je prenais un morceau du
journal et je notais en style tlgraphique deux
ou trois choses, telle conversation, telle expres-
sion. Ds que je rentrais la maison, jouvrais
mon ordinateur et cest l que se faisait la
conversion : je dveloppais toutes les photos
mentales, orales, visuelles que javais prises, et
tout de suite je notais dans mon fichier.
Pendant toute cette phase, jai t plus boxeur
que sociologue. Aprs, il y a eu une seconde
phase o jai dcid de prendre la salle pourobjet dtude, de faire une anthropologie du
mtier de boxeur comme mtier du corps dans
le ghetto noir amricain. Jai eu trs peur de
lannoncer aux gars de la salle, quils croient
que jtais venu pour tudier la salle, sans leur
avoir dit, et que, maintenant que a devenait un
peu visible, je le leur annonai.
Il y a quelques passages o lon sent cela dans
le livre, notamment celui o vous discutez avec
un boxeur, o il vous parle de ses rves et de la
carrire quil veut faire, vous crivez : Il rit,
il fait mine de me boxer le ventre, je ris aveclui mais la scne est plutt pathtique, lui
dressant un tableau plus quimprobable de ses
chances de carrire ce jour inexistantes,
tandis que moi, jeune diplm des universits
dlite, je viens me dvergonder dans ce club
de boxe par horreur et lassitude de la routine
acadmique et de ses privilges. Cest un
sentiment de trahison ?
Cest une note brute que javais crite le soir
mme, parce que jtais immerg, rellement
en osmose avec eux. A chaque fois quil y avait
des choses qui taient dites, des choses qui se
faisaient, javais la conscience que jtais desleurs, mais, par choix : javais toujours la
possibilit de sortir. Pour moi, ctait une
plante parmi plusieurs plantes que je
pouvais visiter, alors queux ne sortaient pas
de cette plante. Javais toujours une
conscience de la distance sociale, de la distance
culturelle. Dans la salle, 25 cents,
un dollar, ctait des sommes suffisamment
importantes pour quon se les prte et quon se
les rende. Alors que pour moi Javais en
permanence ces rappels-l.
Concrtement, quels ont t les apports dune
analyse sociologique comme celle-ci ?
Cela a impliqu pour moi de complexifier la
notion de connaissance. Typiquement, la notion
de connaissance que lon a est une notion
mentale, cognitive. Or si lon prend au srieux
la dmarche de Corps et me, a signifie que la
connaissance la plus importante que lon ait,
celle qui fait de nous un agent comptent dans
le monde social, cest une connaissance tacite,
corporelle, pratique qui se ralise en laction,
qui nest pas exprimable par le langage. Le
problme est donc darriver saisir cette
connaissance sans la dnaturer, sans la dtruire
avec des outils conceptuels.
Pour saisir cette connaissance, il faut une cri-
ture diffrente de lcriture classique. Il y a l
un travail de construction littraire, o il faut
mler le langage analytique au langage brut des
notes, aux entretiens. Il y a aussi un travail
visuel faire sur le livre, jouer avec les images
en rsonance avec les textes. Les deux produi-sant un effet de connaissance pour rapprocher
le lecteur de ce que peut tre la connaissance
pratique de lunivers de la boxe, tel quil est
vcu par ceux qui sont dedans.
Votre premier ouvrage en France,Les Prisonsde la misre est sorti chez Liber/Raisons dagir
(collection de Pierre Bourdieu au Seuil, qui
publie de petits livres de sociologie de trs
bonne qualit et relativement accessibles).
Cela correspond-il une volont de toucher un
public le plus large possible, en vitant le
double cueil dune sociologie universitaire
hermtique et dune sociologie journalistique
qui ne dit rien personne et qui occupe le
terrain (par exemple, lors du dbat mdiatique
sur les prisons, provoqu par la sortie du livre
du docteur VasseurMdecin la Sant, on a
beaucoup plus entendu les hommes politiqueset chefs dentreprise ayant pass un moment
en prison, comme Tapie ou Le Floch-Prigent,
que les sociologues ayant vritablement
travaill sur le sujet) ?
Dans le cas desPrisons de la misre, javais en
fait au dpart un manuscrit beaucoup plus gros,
crit dans une langue vive et un peu polmique.
Il tait trop polmique pour rentrer dans une
collection scientifique et trop gros pour rentrer
chez Raisons dagir. On en a donc coup un
morceau. Ctait une vocation civique dutiliser
les instruments de la sociologie pour clairer un
dbat public qui me semblait urgent. La preuve
quil tait urgent, cest que le livre a t traduit
en treize langues en lespace dune anne, ce qui
pour un livre de sciences sociales nest pas
commun. Par contre, si jai crit Corps et me,
plus exprientiel et plus narratif, dont la struc-
ture est celle dun rcit, ctait parce que jtais
en train dcrireLa Passion du pugiliste et que
ctait un livre infaisable parce quil tait trop
gros. Ce ntait pas possible de tenir la fois
lambition thorique de faire une sociologie de
la passion, ce qui demande un appareil tho-
rique, conceptuel, et davoir en mme temps
un rcit vivant qui fasse rentrer le lecteur
dans le monde quotidien des boxeurs. Ctait
une manire de dmontrer que les sociologues
peuvent, sans rien renier de leur ambition
explicative et scientifique, crire des livres qui
sont vivants, anims comme peut ltre le
monde social. Ce ntait pas en soi lambition
de toucher un public large. Cest vrai quejai eu beaucoup de lecteurs
non-spcialistes.
Le choix de la mthode que vous dfinissez
comme sociologie charnelle tait-il li lob-
jet spcifique de la boxe ? Pensez-vous que
cest un choix mthodologique qui peut treintressant pour dautres sujets ?
Faire une sociologie charnelle, cest faire une
sociologie du corps, pas seulement du corps en
tant quobjet dtude, mais une sociologie
partir du corps, cest--dire o lon se sert du
corps des boxeurs, mais aussi du corps de lana-
lyste comme outil danalyse. Beaucoup des
choses que jai comprises, que jai pu reconsti-
tuer intellectuellement, cest parce que jen ai
fait lexprience charnelle. Jen ai une compr-
hension du corps quensuite il faut essayer de
retraduire. Dans le cas de la boxe, jtais dans
un dispositif exprimental dans lequel je nepouvais que passer par le corps, sinon je ratais
lobjet. Mais je pense que cest vrai pour tous les
autres univers. Alors est-ce que je laurais
dcouvert si javais tudi les cadres suprieurs ?
Je ne pense pas. Cette exprience ma pouss
comprendre que la connaissance par le corps
quont les agents est premire, mais que cest
galement vrai pour le sociologue. Le socio-
logue doit se servir de son corps comme outil
analytique, et non pas le rduire un appendice
mthodologique. Les sociologues se limitent
Comme je suis blanc et professeur, il faudrait au moins uneattaque main arme pour que je passe ne serait-ce quune nuiten prison.
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7/24/2019 L. Wacquant - La sociologie en Technicolor.pdf
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souvent ntre que des consciences qui
comprennent le monde par le langage.
Vous tes prt aller loin dans ce sens ? Jai lu
que vous aviez fait une demande pour tre
incarcr lors de votre tude sur les prisons
aux Etats-Unis ?
a, ce sont les conneries duNouvel
Observateur. Jai effectivement commenc une
enqute de terrain la maison darrt de Los
Angeles, et je pense que si on veut comprendre
le fonctionnement dune maison darrt et son
rapport avec les quartiers pauvres, il faut passer si
lon peut par la maison darrt. Jai demand sil
tait possible pour moi de faire de la dtention.
Cela posait videmment des problmes de scurit,
les risques de viol et dagression tant trs levs :
un homme sur 4 dans les prisons amricaines est
victime dun viol. Il tait vident que sil marrivait
quelque chose et que je me retournais contre la
maison darrt, on pouvait imaginer le scandale
dans les journaux : Un sociologue franais, violalors quil faisait une enqute sur les prisons
Jai quand mme pos la question et a ma fait
apprendre beaucoup de choses. Par exemple,
comme je suis blanc et professeur, il faudrait au
moins une attaque main arme pour que je passe
ne serait-ce quune nuit en prison.
Plus tard, Chicago, jai demand sil tait possible
de me faire enfermer avec un groupe de dtenus
qui me connaitraient, mais a na pas fonctionn.
Le shrif na rien y gagner : sil y a le moindre
incident, il est ject immdiatement.
Est-ce que vous pensez alors que cest une dimen-sion qui a manqu votre travail sur les prisons ?
L, a dpend de lobjet dtude que vous construi-
sez. Mon objet dansLes Prisons de la misre tait
de montrer comment on avait invent aux Etats-
Unis une nouvelle technique de gestion de la mis-
re. Comment les slogans, les dispositifs juridiques
et politiques amricains sont exports travers le
monde ? A quoi correspond ce mouvement de
diffusion de nouveaux discours et politiques scuri-
taires ? Lobjet ntait donc pas de comprendre lex-
prience concentrationnaire, le sentiment de
dgradation, leffet qui se propage sur la famille. Je
navais pas entrer dans lunivers des prisons. Lasociologie charnelle est une sociologie quil faut
appliquer quand il y a un objet qui la rend nces-
saire. Ainsi, si lon tudie le monde des chirurgiens,
on ne peut avoir une comprhension charnelle du
quotidien, sans comprendre ce que cest sensuelle-
ment, esthtiquement, moralement, que dtre
dans une salle dopration. Maintenant, si vous
voulez comprendre llimination des enfants dou-
vriers au concours de mdecine, vous pouvez le
faire par une analyse statistique. Il y a beaucoup
dunivers dans lesquels les sociologues pourraient
aller beaucoup plus loin quils ne vont. Trs
souvent mme, les gens qui font un travail de
terrain, les ethnologues par exemple, ont disparu
eux-mmes de leur propre terrain. Dans une trs
bonne tude amricaine sur les sans-abri, on
observe que quand la nuit tombait, les deux socio-
logues se retiraient et rentraient chez eux. Quand
le problme commenait vraiment, ils ntaient
plus prsents ! Il est quand mme possible pour un
sociologue de passer une nuit dehors, a ne veutpas dire quil ressentira dans sa chair ce que
ressent la personne qui est vraiment sans-abri,
mais il comprendra beaucoup des contingences,
des contraintes et des processus infimes qui struc-
turent la vie du sans-abri. Cest pousser de manire
radicale la dimension participative : jinverse donc
la polarit observation participante (mthode
dtude largement utilise par les sociologues et
ethnologues lorsquils veulent comprendre un
univers de lintrieur) en participation observan-
te. Mme pour des gens qui font un travail dar-
chives par exemple, si vous voulez comprendre ce
que cest que dtre un ecclsiastique au dix-septi-me sicle, il faut faire une lecture charnelle des
archives. Vous pouvez chercher des archives diff-
rentes : la taille des maisons, la chaleur, la disposi-
tion des choses, les matriaux concrets avec
lesquels les gens taient en contact. Vous pouvez
faire une lecture des journaux intimes ou de la
correspondance des prtres en essayant de rcup-
rer cette dimension tacite, pratique, quotidienne.
Si ce nest pas fait souvent, cest parce que a
demande un investissement personnel, charnel qui
est lourd. Cest plus facile si vous tes jeune, cliba-
taire et si vous avez beaucoup de temps. Moi jai eu
la chance davoir une bourse. Il y a tout un travail
sur soi-mme faire, il y a un cot psychologique
et motionnel. Quand jai quitt la salle de boxe,
jai t en dpression pendant plusieurs annes, jai
mis trs longtemps crire sur la salle.
Vous boxez encore ?
Un mois par an je retourne en salle pour ne pas
perdre les sensations, surtout quand jcris sur cetunivers. Un des chapitres qui ouvrentLa Passion
du Pugiliste sappelle lcriture comme travail de
deuil. Il faut accepter que ltre que lon tait
devenu dans cet univers-l est mort. Ce nest
quaprs que DeeDee soit dcd lan dernier que
jai crit le livre, trs vite. Pour moi, lexprience
humaine que jai eue dans cette salle de boxe a
toujours t prioritaire. Si crire le livre avait d
changer mes rapports avec les gars de la salle, je ne
laurais pas crit. Moi jai eu ma rcompense :
pendant trois ans et demi jai men cette vie de
Docteur Jekyll et Mister Hyde, ctait formidable.
Jtais comme un poisson dans leau la salle.Javais beaucoup plus dquilibre dans ma vie que
je nen ai eu depuis. Une des grandes peurs que jai
eues aprs avoir termin le travail de terrain, qui
ma beaucoup retenu crire, cest quune fois ce
livre crit, jallais tuer Busy Louie (nom de boxeur
de Wacquant, sous lequel il combattra dans un
tournoi amateur). Maintenant, jcris comme sur
quelquun dautre qui ma donn son carnet de
terrain. Javais peur de ne jamais retrouver un
objet dtude qui me donne la fois cette joie intel-
lectuelle et ce plaisir existentiel.
LocWacquant