je historien

8
 Cahiers Glotz, XVIII, 2007, p . 341-348 MONIQUE TRÉDÉ LE « JE » DE L’HISTORIEN DANS L’HISTORIOGRAPHIE GRECQUE ANTIQUE 1 Rappelons la remarque d’Hérodote, 2, 77, qui souligne combien les Égyptiens ont veillé plus que tout autre, et plus que les Grecs en particulier, à conserver le souvenir de leur passé. 2 Kurt von Fritz a justement souligné l’origine commune, en Grèce, des sciences et de l’histoire. Cf.  Philosophia Naturalis, II, 2, 1952, p . 200 sq. 3 Cf.  Hippias Majeur  285D. En Grèce l’histoire est née relativement tard 1 à la fin de la période archaïque, au cours d’une révolution intellectuelle qui a touché l’ensemble des domaines du savoir 2 . Auparavant l’épopée qui intégrait les généalogies des héros et conse rvait, en le s embellissant, les t raditions locales,tenait lieu d’histoi re . Et, si l’on en croit Platon, le goût des Grecs pour ces anciens récits – généalogies des hér os et des rois ou récits de fondation –, était re sté vif au  IV e siècle avant  J.-C . : « ce que les Spartiates écoutent avec le plus de plaisir, ce sont les généa- logies des hér os, les récit s relatif s à l’antiqu e fondation des cité s et, de manièr e génér ale, tous les récits du passé »,confie Hippias à Socrate 3 . Ce goû t pour l es anciennes légendes, où l’on ne distingue pas nettement le « temps des hommes » du « temps des dieux » – pour reprendre le titre d’un célèbre arti- cle de PierreVidal Naquet –, s’est main tenu to ut au long de l’Antiqu ité . Mais rien de tout cela n’était vraiment de l’histoire au sens que nous donnons à ce mot, c’est-à-dire l’exposé des changements qui interviennent dans le devenir des hommes et la recherche de leurs causes. C’est en Ionie au  VI e siècle que l’ histôr  – spectateur du monde et penseur – fait son appa rition. Le mot gre c signif ie pr opre ment « té moin »; il se ratta che au radical  * wid- que l’on trouve dans le latin  uideo  et le grec  oida  qui signi- fient « voir ». Et r ien ne révèle mieux l’unité de la vie intelle ctuel le dans cette Ionie du  VI e siècle que la tradition rapportée par Pausanias selon laquelle Anaximène et Hécatée auraient été tous deux élèves d’Anaximandre. Avec Hécatée nous nous rapproc hons de l’Histoire. Deux traités sont attachés à son nom. Envir on trois cents fragments nous sont parve nus de sa description de la terre, la  Périégèse , qui se présente comme le commentaire d’une carte, peut- être une version améliorée de la carte d’Anaximandre, et passe pour être la source de bien des dév eloppements d’Hérodote sur l’Égypte . Dans son second ouvrage, les  Généalogies, Hécatée tentait d’établir une généalogie rationnelle de l’âge héroïque qu’il raccor dait à l’époque historique par une chaîne conti-

Upload: baruch-von-pankaeke

Post on 02-Nov-2015

213 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Trédé

TRANSCRIPT

  • Cahiers Glotz, XVIII, 2007, p. 341-348

    MONIQUE TRD

    LE JE DE LHISTORIENDANS LHISTORIOGRAPHIE GRECQUE ANTIQUE

    1 Rappelons la remarque dHrodote, 2, 77, qui souligne combien les gyptiens ont veillplus que tout autre, et plus que les Grecs en particulier, conserver le souvenir de leur pass.

    2 Kurt von Fritz a justement soulign lorigine commune, en Grce, des sciences et delhistoire. Cf. Philosophia Naturalis, II, 2, 1952, p. 200 sq.

    3 Cf.Hippias Majeur 285D.

    En Grce lhistoire est ne relativement tard1 la fin de la priode archaque,au cours dune rvolution intellectuelle qui a touch lensemble des domainesdu savoir2. Auparavant lpope qui intgrait les gnalogies des hros etconservait, en les embellissant, les traditions locales, tenait lieu dhistoire. Et, silon en croit Platon, le got des Grecs pour ces anciens rcits gnalogiesdes hros et des rois ou rcits de fondation , tait rest vif au IVe sicle avantJ.-C. : ce que les Spartiates coutent avec le plus de plaisir, ce sont les gna-logies des hros, les rcits relatifs lantique fondation des cits et, de maniregnrale, tous les rcits du pass , confie Hippias Socrate3. Ce got pour lesanciennes lgendes, o lon ne distingue pas nettement le temps deshommes du temps des dieux pour reprendre le titre dun clbre arti-cle de PierreVidal Naquet , sest maintenu tout au long de lAntiquit.Maisrien de tout cela ntait vraiment de lhistoire au sens que nous donnons cemot, cest--dire lexpos des changements qui interviennent dans le devenirdes hommes et la recherche de leurs causes.Cest en Ionie au VIe sicle que lhistr spectateur du monde et penseur

    fait son apparition. Le mot grec signifie proprement tmoin ; il se rattacheau radical *wid- que lon trouve dans le latin uideo et le grec oida qui signi-fient voir . Et rien ne rvle mieux lunit de la vie intellectuelle dans cetteIonie du VIe sicle que la tradition rapporte par Pausanias selon laquelleAnaximne et Hcate auraient t tous deux lves dAnaximandre. AvecHcate nous nous rapprochons de lHistoire. Deux traits sont attachs sonnom. Environ trois cents fragments nous sont parvenus de sa description de laterre, la Prigse, qui se prsente comme le commentaire dune carte, peut-tre une version amliore de la carte dAnaximandre, et passe pour tre lasource de bien des dveloppements dHrodote sur lgypte.Dans son secondouvrage, les Gnalogies, Hcate tentait dtablir une gnalogie rationnellede lge hroque quil raccordait lpoque historique par une chane conti-

  • nue de gnrations. Bien peu nous en est parvenu. Mais la premire phrasedes Gnalogies a contribu plus que les nombreux fragments de la Prigse la clbrit de son auteur.Car, dans ce fragment 1,Hcate sexprime la pre-mire personne pour prsenter ce que certains ont considr comme un pro-gramme de lacisation du savoir :

    Ainsi parle Hcate de Milet : jcris ce qui me semble tre vrai ; car les rcits des Grecs sont, mon avis, aussi nombreux que ridicules.

    Cest bien un ton nouveau qui se fait ici entendre. Le pronom personnel depremire personne qui intervient avec cette tranquille assurance affirme unindividu qui se libre des chanes de la tradition. Il suffit de comparer cettephrase aux formules de la fameuse inscription de Bhistun qui raconte lesexploits de Darius, inscription que scande un Ainsi parle Darius , pourmesurer la force libratrice des mots dHcate : lhistr ne sexprime pas entant que dtenteur dun pouvoir mais affirme sa subjectivit et la relativit desjugements ; il dit ce qui lui semble, se fie son avis. Si bien que ce jcris cequi me semble tre vrai a pu passer pour le signe de la naissance de la pra-tique historiographique. Les rsultats de cette vise rationaliste ne sont paspour autant la hauteur des ambitions affiches ; mais le souci dexamen cri-tique est indniable. Ici Hcate rduit de cinquante vingt le nombre desfilles de Danaos. Ailleurs, il propose une rinterprtation des donnes lgen-daires ; propos de Cerbre par exemple, le chien des Enfers : on auraitappel ainsi un redoutable serpent du cap Tnare dont la blessure tait mor-telle ; do le nom chien des Enfers . En fait, avec Hcate, lhistoire na pasencore dfini son objet propre : laventure humaine. Mais la rupture avec lapassivit de lade interprte des Muses est consomme. La parole prosaquetend se substituer lpos4.

    Le prologue de lEnqute dHrodote le pre de lhistoire selon Cicron consacre la filiation du nouveau genre avec lpope, dune part, et dautrepart avec Hcate et lesprit de lhistori ionienne. Ce prologue, que certainsont voulu limiter la premire phrase de luvre, occupe en ralit les cinqpremiers chapitres du rcit, comme le prouvent lasyndte du chapitre VI et lastructure mme du dveloppement. La phrase douverture de luvre, qui asuscit une bibliographie immense5, mrite quon la cite :

    342 MONIQUE TRD

    4 Sur cette volution, voir ltude de M.Detienne,Les matres de vrit dans la Grce archaque,Paris, 1970 (rd. 2006).

    5 Citons, entre autres, les contributions deT.Krischer, Herodots prooimion , Hermes, 1965,p. 159-167 ; H. Hommel, Herodots Einleitungssatze ; ein Schlussel zr Analyse desGesamtswerks ? , dans G.Kurz,D.Mller etW.Nicolai d.,Gnomosyn.Menschliches Denken undHandeln in der frhgriechischen Literatur : Festschrift fr Walter Marg zum 70. Geburtstag, Munich,1981, p. 271-287 ; ou les pages que consacre lanalyse du prologue H. Immerwahr dans sa belletude, Form and Thought in Herodotus, Cleveland, 1966 ; ou, plus rcemment, G. Nagy, Herodotus, the lovgio" ,Arethusa, 20, 1987, p. 175-184, qui donne une bibliographie.

  • Voici lexpos des recherches (istoris apodeixis) dHrodote dHalicarnasse, pour empcherque ce quont fait les hommes (ta genomena ex anthrpn) ne sefface avec le temps de lammoire, et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Grecs que par lesBarbares, ne perdent leur renom (aklea gentai) ; il nonce en particulier ce qui fut cause (din aitin) que Grecs et Barbares entrrent en guerre (Enqute, 1, 1).

    Apparat clairement demble le double hritage qui donne sa forme luvre : le souci de commmoration et de clbration dont sacquittaitjusque-l lpope, et lesprit denqute de lhistori, dsireuse de comprendreen saisissant les causes.Cette double influence se fait sentir dans les paragraphes suivants qui pr-

    sentent deux versions des origines du conflit une version perse et une ver-sion phnicienne. la manire dHcate, lexpos prsente une version ratio-nalise des lgendes dIo, de Mde et dHlne qui, selon Hrodote, nontpu tre enleves par leur sducteur que parce quelles taient consentantes.Mais alors quHcate limitait l ses efforts, Hrodote prend ses distances avecce monde de lgendes pour dfinir lobjet de son tude : lhistoire deshommes.

    Voil ce que disent les Perses et les Phniciens.Quant moi, je ne veux pas ici dclarer vraiesou fausses ces histoires ; mais celui que je sais moi coupable davoir le premier attaqu injuste-ment les Grecs, je lindiquerai ; puis javancerai dans la suite de mon rcit (1, 5, 3).

    Sans doute Hrodote lui-mme songe-t-il aux premiers mots des GnalogiesdHcate.Mais il prend ses distances par rapport son devancier : il dlaisse le temps des dieux pour sintresser au temps des hommes ; il commencel o Hcate sarrtait, avec le premier agent de lhistoire (ton prtonhuparxanta). Car au moment mme o il reconnat sa dette envers le modlepique et lesprit de lenqute, Hrodote impose ces modles un doubleredressement, en affirmant lautonomie du jugement du tmoin et lobligationde dcouvrir les causes des vnements6, danalyser leur enchanement.Dans larticle quelle a donn la revue Arethusa en 1987, Carolyn Dewald

    a systmatiquement traqu la voix de lauteur dans le rcit dHrodote. Elledistingue plusieurs aspects de lintervention de lhistorien dans son uvre.Elle dnombre 1086 cas dintervention, dont la plupart sont trs brves si bienquon les remarque peine la lecture. Il y a le je qui simplement constate(331 exemples) signe dautorit, suggre Franois Hartog ; peut-tre, maisparfois aussi indice de doute7 ; il y a le je de lenquteur, soulignant quil avu en personne : cest le je de lautopsie (34 exemples) ; il y a le je du critique qui value les vraisemblances, prcise le degr de confiance quilaccorde ce quon lui rapporte (502 exemples) ; et enfin le je de lartiste

    343LE JE DE LHISTORIEN DANS LHISTORIOGRAPHIE GRECQUE ANTIQUE

    6 Sur le sens daitia dans cette premire phrase, on peut se reporter H. Immerwahr, Historical causation in Herodotus , T.A.Ph.A., 87, 1956, p. 241 sq.

    7 Cf. 2, 123, 1 ; 3, 122, 1, etc.Voir aussi J. de Romilly, La vengeance comme explication his-torique dans luvre dHrodote ,REG, 1971, p. 314-337.

  • qui ordonne sa matire et compose son rcit (219 exemples). Le spectateur, lepenseur critique, lartiste : nous trouvons runis chez lhistorien les trois fonc-tions sur lesquelles sinterroge notre colloque.Mais on ne peut qutre frapppar le faible nombre des interventions dHrodote pour garantir la vrit deses comptes rendus (34 sur 1086). Et il est permis den conclure que le prede lhistoire considrait dj la vracit du tmoignage comme le premierdevoir de lhistorien.

    La prsence de lhistorien Thucydide dans son rcit est, on le sait, particuli-rement discrte : de rares allusions biographiques8, quelques rfrences tempo-relles (epemou), des jugements peu nombreux accompagns dun dokei moi. Etlon sait aussi que cet effacement mme assure lautorit du rcit. Car, sil est desexceptions, ces exceptions mmes ne peuvent quaccrotre la confiance dudestinataire. Je songe aux vingt-trois premiers chapitres du livre I au cours des-quels lhistorien souligne les efforts qui furent les siens pour atteindre unsavoir prcis. Ds le chapitre I du livre I, il prcise :

    Pour la priode antrieure et les poques plus anciennes encore, on ne pouvait gure, vu lerecul du temps, arriver une connaissance parfaite, mais, daprs les indices qui, au cours desrecherches les plus tendues,mont permis (moi) darriver une conviction, jestime (nomiz)que rien ny prit de grandes proportions, les guerres pas plus que le reste.

    Et toute la reconstruction qui suit, prsente comme vraisemblable9 , scan-de par la prsence de pronoms de la premire personne : dloi moi (3, 1), dokeide moi (3, 2 ; 9, 1 ; 9, 3) se conclut sur ces mots prudents : Voil donc ce quejai trouv sur les temps anciens, temps sur lesquels il est difficile de se fier auxindices comme ils viennent Les chapitres qui suivent, traditionnellement appels chapitres de

    mthode , ne peuvent quinspirer confiance puisque lenqute est prsentecomme difficile khalepos, epipons, ouk atalaipros. Linsistance sur les effortsde lhistorien et sur son difficile travail denqute saccompagne de deux misesen garde : lune contre les erreurs rpandues dans la foule, erreurs dues langligence que lon apporte en gnral rechercher la vrit laquelle onprfre les ides toutes faites et quillustrent les exemples des ides, faussesmais couramment reues, concernant le meurtre dHipparque et le bataillonde Pitan ; lautre contre les sductions du plaisir qui conduit Thucydide bannir les belles histoires et le merveilleux de son rcit.Ces prcautions prises, le chapitre XXII est tout entier consacr

    lnumration des difficults rencontres aussi bien pour relater les parolesprononces par les uns et les autres que pour tablir les faits actes et vne-ments. Au terme de ces efforts,Thucydide apparat en mesure de distinguer

    344 MONIQUE TRD

    8Voir au livre II, propos de la peste, mal qui le toucha, et dans la seconde Prface de 5, 26 ;ou de rares remarques incidentes comme 3, 113, 6 ou 5, 68, 2.

    9 Cf. hs eikos en 4, 1, propos de Minos, par exemple

  • plusieurs niveaux de causalit et de dceler la cause la plus vraie et la pluscache (1, 23, 6). La dnonciation des erreurs dues la confiance mise dansla tradition orale, lako, rapparat au dbut du livre VI propos des dimen-sions de la Sicile10 et nouveau propos des tyrannicides en 6, 5511.Au seinmme du rcit, quelques brves interventions rappellent ce mme souci.Ainsien 3, 113, 6, o il note : faute dinformation exacte, je nai pas pu crire ,ou en 5, 68, 2, o, propos des forces engages Mantine, il prcise : je naipu savoir Cest bel et bien le je de lobservateur critique, lintelligence en alerte,

    qui reste au premier plan : le penseur contrle ici totalement et le spectateuret lartiste.On comprend que pour les historiens du XIXe sicle et encore pourRaymond Aron, le rcit de Thucydide passe pour le rcit historique olintelligibilit profane, lchange des arguments dans la politique et dans laguerre, apparat comme la seule loi des actes.

    Si Xnophon refuse dassumer la paternit de ses crits et multiplie les pseu-donymes, cette discrtion ninterdit nullement lintervention de lauteur fic-tif dans le rcit. Ces interventions traduisent les nouveaux intrts delhistorien ; cest le retour en force de la croyance dans les dieux et lintrtport aux qualits du chef et aux grands hommes. Ainsi lit-on dans lesHellniques : Je sais bien que dans ce rcit il ny a ni dpense, ni pril, nimachine de guerre qui vaille quon en parle ; mais parbleu, cela vaut la peinepour un homme, ce me semble, de rflchir ce que pouvait bien faireTleutias pour mettre dans de telles dispositions ceux sur lesquels il avait auto-rit. Cest de cela quil faut aujourdhui parler bien plus que des richesses oudes dangers (Hellniques 5, 4).

    partir de Polybe, ce faux Thucydide12 , et plus encore avec Diodore ouDenys dHalicarnasse, lhistorien, form la rhtorique, ne manque pas declbrer les mrites de son uvre. La dfense de lhistoire pragmatique laquelle se livre Polybe voque sans douteThucydide mais pour le trahir aus-sitt. Car lloge de la valeur intellectuelle de lhistoire qui ouvre son rcit estaussitt complt par laccent mis sur la formation morale que confrent lesouvrages historiques :

    Si les historiens qui ont crit avant moi avaient daventure nglig de faire lloge delhistoire proprement dite, peut-tre serait-il ncessaire de recommander tout le mondeltude et la pratique des ouvrages de cette sorte, parce quil ny a pas de leon qui soit plusaccessible aux hommes que la connaissance des vnements passs. Mais, puisquils ne sont

    345LE JE DE LHISTORIEN DANS LHISTORIOGRAPHIE GRECQUE ANTIQUE

    10 Cf. 6, 1.11 Sur ces textes, voir H. P. Stahl, Thukydides und die Stellung des Menschen im geschichtlichen

    Prozess, Munich, 1966.12 Nous empruntons lexpression Jacqueline de Romilly, Lutilit de lhistoire selon

    Thucydide , dans Entretiens de la Fondation Hardt, IV. Histoire et historiens dans lAntiquit,Genve, 1956, p. 57.

  • pas seulement quelques uns avoir fait cet loge de temps autre,mais que tous autant dire,en commenant et en finissant, dclarent que lcole et lapprentissage le plus vrai de lactionpolitique est le savoir tir de lhistoire, et que lenseignement le plus vivant et le seul quimette en tat de supporter noblement les vicissitudes de la fortune est le souvenir des mal-heurs dautrui, il est clair que personne ne se croit le devoir de rpter ce que de nombreuxauteurs ont fort bien exprim, et moi encore moins quun autre. Car loriginalit mme dusujet que jai choisi de traiter est suffisante pour engager et inciter chacun, jeune et vieux, la lecture de mon ouvrage (Polybe, 1, 1, 1-4).

    Quand, au chapitre IV de ce mme livre, Polybe souligne loriginalit de sonprojet, prsenter dans une vue synthtique (sunopsis) au lecteur le plan que laFortune a appliqu pour la ralisation dune srie universelle dvnements ,il ne manque pas de raffirmer, en bon lve des rhteurs, les deux qualitsmajeures du rcit historique : lutilit et lagrment (1, 4, 11).

    Avec Diodore, mythographe curieux de tout et inlassable archiviste, commeavec Denys dHalicarnasse, le genre connat un nouvel inflchissement :lhistoire saffirme comme le lieu par excellence de lloge et du blme. Lesprologues de leurs rcits se font, en ce sens, cho.Diodore, qui se veut limitateur dphore et prtend, dans les quarante livres

    de sa Bibliothque historique, embrasser lhistoire universelle depuis les ori-gines jusquen 54 avant J.-C., affirme demble la valeur monumentale etmoralisante du rcit historique :

    Il faut la considrer comme la gardienne de la vertu des personnes considrables, le tmoinde la mchancet des tres mprisables, la bienfaitrice de tout le genre humain On la voitimmoler la justice, accuser les mchants, louer les bons, bref, prsenter aux lecteurs uneexprience importante.

    Le rcit historique aide la morale ; il en rsulte que la renomme dont jouis-sent les historiens est juste :

    Voil pourquoi, pour notre part, observant que ceux qui sy sont consacrs obtiennent unerenomme justifie, nous avons t amen rechercher galer cette entreprise.Nous avonsappliqu notre attention aux historiens qui nous ont prcd, et approuv leur intention.

    Quant Denys dHalicarnasse, matre de rhtorique, censeur deThucydide, ilaffirme, prenant le contre-pied de Polybe, que ce nest pas la Fortune, mais lavertu qui a permis la croissance de Rome :

    La vrit que leur apprendra mon histoire est que Rome a produit, et cela ds le dbut, deshommes aux vertus innombrables et dont la pit, le sens de la justice, la temprance dontils firent preuve et mme la valeur guerrire ne furent surpasss dans aucune cit grecque(ch. 5).

    346 MONIQUE TRD

  • Et, au chapitre suivant, Denys raffirme avec force que le souci du vrai et dujuste est son seul guide. Mais on se convainc le lire que lhistoire commegenre littraire reflte le passage, si bien analys par Henri Irne Marrou,dune civilisation de la polis une civilisation de la paideia qui exalte les gloiresdu pass. Lhistoire est devenue un instrument de formation morale : Quant moi, qui ai t pouss crire cet ouvrage non par esprit de flatterie maispar amour de la vrit et de la justice, vers lesquelles doit tendre tout ouvragedhistoire, je montrerai que mon projet est utile tous les hommes de bien,amateurs de grandes et belles actions (ch. 6).

    Nous limiterons ici les exemples. Ils nous aident mieux comprendre lesconseils qunonce Lucien dans son petit trait,Comment il faut crire lhistoire.Critiquant les historiens courtisans qui ont fait le rcit des campagnes deLucius Vrus contre les Parthes, il sen prend nergiquement ceux quiconfondent expos historique et loge :

    La plupart de ces historiens, ngligeant de raconter les faits, se rpandent en loges sur lesprinces, les gnraux Ils ignorent que ce nest pas un isthme troit, un faible intervalle quispare lhistoire de lloge, mais une paisse muraille [] ( 7). Quant ceux qui croientbien faire lorsquils divisent lhistoire en deux parties, lune dagrment et lautre dutilit, etqui, par suite, y introduisent lloge comme tant agrable et propre gayer le lecteur []ils scartent de la vrit. (Car) lunique objet, le seul but de lhistoire, cest lutilit et cest dela vrit seule que lutilit peut natre ( 9).

    Lucien renoue ici avec lidal affich par Thucydide, lhistorien quil prend plusieurs reprises comme modle dans la suite de son trait. Sa critique desmauvais historiens contemporains sinscrit dans la grille thucydidenne : ilsont le tort de privilgier la rumeur (lako) sur la constatation (opsis) ; et le por-trait du bon historien renvoie, lui aussi, Thucydide : Un bon historien doitrunir en soi deux qualits essentielles, une grande intelligence des affaires etune nettet parfaite dexpression ( 34).Il faut aussi que lhistorien soit libre de ses opinions quil ne craigne per-

    sonne, quil nespre rien . La plupart des exemples qui illustrent ce principe,nonc au 38, sont emprunts Thucydide qui na pas redout la citdAthnes en racontant les dsastres de Sicile, la captivit de Dmosthne, lamort de Nicias, etc. Lhistorien nest pas pote, il est narrateur , conclutLucien, paraphrasant le 20 du livre I deThucydide, et lorsque les Athnienssont vaincus dans un combat naval, ce nest pas lui qui coule les vaisseaux .Plus loin, propos des compromissions de Ctsias, il rpte encore : Luniquedevoir de lhistorien cest de dire ce qui est arriv. [] Tel est, je le rpte,lunique devoir de lhistorien : ne sacrifier qu la vrit, quand on se mledcrire lhistoire et ngliger tout le reste ; en un mot, la seule rgle, lexactemesure, cest davoir moins dgards pour lauditoire de lhistorien que pourceux qui plus tard, liront ses crits ( 39). Et plus loin : Thucydide eut rai-son driger ce prcepte en loi []. Il dit en effet que son ouvrage est unmonument ternel et non une pice crite pour le plaisir du moment, quil

    347LE JE DE LHISTORIEN DANS LHISTORIOGRAPHIE GRECQUE ANTIQUE

  • ne cherche rien qui soit fabuleux mais quil entend laisser la postrit le rcitdvnements vritables ( 42).Le souvenir du Ktma es aei de Thucydide est ici explicite et hommage est

    rendu sans rserve au plus discret et au plus scrupuleux des historiens.Ainsi, lironie de lhistoire a voulu que Lucien qui, dans son Histoire vrita-

    ble, se moquait des historiens en prtendant faire le rcit dun voyage fantas-tique dont il prenait soin de prvenir le lecteur quil navait jamais eu lieu, soitaussi, par le biais de ce petit trait Sur lart dcrire lhistoire, lun des relais quifit consacrer Thucydide en modle de lhistorien.

    Il peut tre intressant de confronter aujourdhui lensemble de ces textes ladfinition quen 1959 Benvniste a donn du rcit historique : Le planhistorique de lnonciation, crivait-il alors, se reconnat ce quil impose unedlimitation particulire aux deux catgories verbales du temps et de la per-sonne prises ensemble. Nous dfinirons le rcit historique comme le modednonciation qui exclut toute forme linguistique autobiographique.Lhistorien ne dira jamais ni je, ni ici, ni maintenant Et de citer lappui de cette remarque des pages entires de lHistoire grecque de GustaveGlotz. Faudrait-il alors sinterroger, se demander si lAntiquit a vraimentconnu des historiens ? On choisira plutt de rendre hommage la lucidit deLucien qui, lun des tout premiers, comprit que le souci de sabstraire de sonrcit est lun des traits essentiels qui font lhistorien et sut reconnatre cetteminente qualit Thucydide, quil rigea lgitimement en modle du genre.

    348 MONIQUE TRD