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HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES LA PEAU DE CHAGRIN

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  • HONOR DE BALZAC

    LA COMDIE HUMAINETUDES PHILOSOPHIQUES

    LA PEAU DECHAGRIN

  • MONSIEUR SAVARY,

    MEMBRE DE LACADMIE DES SCIENCES

    STERNE (Tristan Shandy, ch.CCCXXII).

  • LE TALISMAN

    Vers la fin du mois doctobre dernier, unjeune homme entra dans le Palais-Royal au mo-ment o les maisons de jeu souvraient, confor-mment la loi qui protge une passion essen-tiellement imposable. Sans trop hsiter, il mon-ta lescalier du tripot dsign sous le nom denumro 36.

    Monsieur, votre chapeau, sil vous plat?lui cria dune voix sche et grondeuse un pe-tit vieillard blme accroupi dans lombre, pro-tg par une barricade, et qui se leva soudainen montrant une figure moule sur un typeignoble.

    Quand vous entrez dans une maison de jeu,la loi commence par vous dpouiller de votrechapeau. Est-ce une parabole vanglique etprovidentielle! Nest-ce pas plutt une manirede conclure un contrat infernal avec vous en

  • exigeant je ne sais quel gage? Serait-ce pourvous obliger garder un maintien respectueuxdevant ceux qui vont gagner votre argent?Est-ce la police tapie dans tous les gouts so-ciaux qui tient savoir le nom de votre cha-pelier ou le vtre, si vous lavez inscrit sur lacoiffe? Est-ce enfin pour prendre la mesurede votre crne et dresser une statistique ins-tructive sur la capacit crbrale des joueurs?Sur ce point ladministration garde un silencecomplet. Mais, sachez-le bien, peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, dj votrechapeau ne vous appartient pas plus que vousne vous appartenez vous-mme: vous tesau jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votrecanne et votre manteau. votre sortie, le JEUvous dmontrera, par une atroce pigramme enaction, quil vous laisse encore quelque choseen vous rendant votre bagage. Si toutefois vousavez une coiffure neuve, vous apprendrez vos dpens quil faut se faire un costume de

  • joueur. Ltonnement manifest par ltrangerquand il reut une fiche numrote en changede son chapeau, dont heureusement les bordstaient lgrement pels, indiquait assez uneme encore innocente. Le petit vieillard, quisans doute avait croupi ds son jeune ge dansles bouillants plaisirs de la vie des joueurs,lui jeta un coup dil terne et sans chaleur,dans lequel un philosophe aurait vu les misresde lhpital, les vagabondages des gens ruins,les procs-verbaux dune foule dasphyxies, lestravaux forcs perptuit, les expatriationsau Guazacoalco. Cet homme, dont la longueface blanche ntait plus nourrie que par lessoupes glatineuses de dArcet, prsentant laple image de la passion rduite son termele plus simple. Dans ses rides il y avait tracede vieilles tortures, il devait jouer ses maigresappointements le jour mme o il les recevait;semblable aux rosses sur qui les coups de fouetnont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir;

  • les sourds gmissements des joueurs qui sor-taient ruins, leurs muettes imprcations, leursregards hbts, le trouvaient toujours insen-sible. Ctait le Jeu incarn. Si le jeune hommeavait contempl ce triste Cerbre, peut-tre seserait-il dit: Il ny a plus quun jeu de cartesdans ce cur-l! Linconnu ncouta pas ceconseil vivant, plac l sans doute par la Provi-dence, comme elle a mis le dgot la porte detous les mauvais lieux; il entra rsolument dansla salle o le son de lor exerait une blouis-sante fascination sur les sens en pleine convoi-tise. Ce jeune homme tait probablement pous-s l par la plus logique de toutes les loquentesphrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois,la triste pense: Oui, je conois quun hommeaille au Jeu; mais cest lorsque entre lui et la mortil ne voit plus que son dernier cu.

    Le soir, les maisons de jeu nont quuneposie vulgaire, mais dont leffet est assurcomme celui dun drame sanguinolent. Les

  • salles sont garnies de spectateurs et de joueurs,de vieillards indigents qui sy tranent pour syrchauffer, de faces agites, dorgies commen-ces dans le vin et prtes finir dans la Seine;la passion y abonde, mais le trop grand nombredacteurs vous empche de contempler face face le dmon du jeu. La soire est un vritablemorceau densemble o la troupe entire crie,o chaque instrument de lorchestre module saphrase. Vous verriez l beaucoup de gens ho-norables qui viennent y chercher des distrac-tions et les payent comme ils payeraient le plai-sir du spectacle, de la gourmandise, ou commeils iraient dans une mansarde acheter bas prixde cuisants regrets pour trois mois. Mais com-prenez-vous tout ce que doit avoir de dlire etde vigueur dans lme un homme qui attendavec impatience louverture dun tripot? Entrele joueur du matin et le joueur du soir il existela diffrence qui distingue le mari nonchalantde lamant pm sous les fentres de sa belle.

  • Le matin seulement arrivent la passion palpi-tante et le besoin dans sa franche horreur. Ence moment vous pourrez admirer un vritablejoueur, un joueur qui na pas mang, dormi,vcu, pens, tant il tait rudement flagell parle fouet de sa martingale; tant il souffrait tra-vaill par le prurit dun coup de trente et qua-rante. cette heure maudite, vous rencontre-rez des yeux dont le calme effraie, des visagesqui vous fascinent, des regards qui soulvent lescartes et les dvorent. Aussi les maisons de jeune sont-elles sublimes qu louverture de leurssances. Si lEspagne a ses combats de taureaux,si Rome a eu ses gladiateurs, Paris senorgueillitde son Palais-Royal, dont les agaantes rou-lettes donnent le plaisir de voir couler le sang flots, sans que les pieds du parterre risquentdy glisser. Essayez de jeter un regard furtif surcette arne, entrez... Quelle nudit! Les murs,couverts dun papier gras hauteur dhomme,noffrent pas une seule image qui puisse ra-

  • frachir lme; il ne sy trouve mme pas unclou pour faciliter le suicide. Le parquet estus, malpropre. Une table oblongue occupe lecentre de la salle. La simplicit des chaises depaille presses autour de ce tapis us par lorannonce une curieuse indiffrence du luxe chezces hommes qui viennent prir l pour la for-tune et pour le luxe. Cette antithse humaine sedcouvre partout o lme ragit puissammentsur elle-mme. Lamoureux veut mettre sa ma-tresse dans la soie, la revtir dun moelleux tissudOrient, et la plupart du temps il la possde surun grabat. Lambitieux se rve au fate du pou-voir, tout en saplatissant dans la boue du servi-lisme. Le marchand vgte au fond dune bou-tique humide et malsaine, en levant un vastehtel, do son fils, hritier prcoce, sera chasspar une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-ilchose plus dplaisante quune maison de plai-sir? Singulier problme! Toujours en opposi-tion avec lui-mme, trompant ses esprances

  • par ses maux prsents, et ses maux par un ave-nir qui ne lui appartient pas, lhomme imprime tous ses actes le caractre de linconsquenceet de la faiblesse. Ici-bas rien nest complet quele malheur. Au moment o le jeune hommeentra dans le salon, quelques joueurs sy trou-vaient dj. Trois vieillards ttes chauvestaient nonchalamment assis autour du ta-pis vert; leurs visages de pltre, impassiblescomme ceux des diplomates, rvlaient desmes blases, des curs qui depuis long-tempsavaient dsappris de palpiter, mme en ris-quant les biens paraphernaux dune femme.Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teintolivtre, tait accoud tranquillement au boutde la table, et paraissait couter ces pressenti-ments secrets qui crient fatalement un joueur:Oui. Non! Cette tte mridionale respi-rait lor et le feu. Sept ou huit spectateurs,debout, rangs de manire former une ga-lerie, attendaient les scnes que leur prpa-

  • raient les coups du sort, les figures des ac-teurs, le mouvement de largent et celui desrteaux. Ces dsuvrs taient l, silencieux,immobiles, attentifs comme lest le peuple la Grve quand le bourreau tranche une tte.Un grand homme sec, en habit rp, tenait unregistre dune main, et de lautre une pinglepour marquer les passes de la Rouge ou dela Noire. Ctait un de ces Tantales modernesqui vivent en marge de toutes les jouissancesde leur sicle, un de ces avares sans trsor quijouent une mise imaginaire, espce de fou rai-sonnable qui se consolait de ses misres encaressant une chimre, qui agissait enfin avecle vice et le danger comme les jeunes prtresavec lEucharistie, quand ils disent des messesblanches. En face de la banque, un ou deuxde ces fins spculateurs, experts des chancesdu jeu, et semblables danciens forats quine seffraient plus des galres, taient venus lpour hasarder trois coups et remporter imm-

  • diatement le gain probable duquel ils vivaient.Deux vieux garons de salle se promenaientnonchalamment les bras croiss, et de tempsen temps regardaient le jardin par les fentres,comme pour montrer aux passants leurs platesfigures, en guise denseigne. Le tailleur et lebanquier venaient de jeter sur les porteurs ceregard blme qui les tue, et disaient dune voixgrle: Faites le jeu! quand le jeune hommeouvrit la porte. Le silence devint en quelquesorte plus profond, et les ttes se tournrentvers le nouveau venu par curiosit. Chose in-oue! les vieillards mousss, les employs p-trifis, les spectateurs, et jusquau fanatique Ita-lien, tous en voyant linconnu prouvrent jene sais quel sentiment pouvantable. Ne faut-il pas tre bien malheureux pour obtenir de lapiti, bien faible pour exciter une sympathie,ou dun bien sinistre aspect pour faire frisson-ner les mes dans cette salle o les douleursdoivent tre muettes, la misre gaie, le dses-

  • poir dcent! Eh bien! il y avait de tout celadans la sensation neuve qui remua ces cursglacs quand le jeune homme entra. Mais lesbourreaux nont-ils pas quelquefois pleur surles vierges dont les blondes ttes devaient trecoupes un signal de la Rvolution? Au pre-mier coup dil les joueurs lurent sur le vi-sage du novice quelque horrible mystre: sesjeunes traits taient empreints dune grce n-buleuse, son regard attestait des efforts trahis,mille esprances trompes! La morne impassi-bilit du suicide donnait son front une pleurmate et maladive, un sourire amer dessinait delgers plis dans les coins de sa bouche, et saphysionomie exprimait une rsignation qui fai-sait mal voir. Quelque secret gnie scintillaitau fond de ses yeux, voils peut-tre par les fa-tigues du plaisir. tait-ce la dbauche qui mar-quait de son sale cachet cette noble figure ja-dis pure et brlante, maintenant dgrade? Lesmdecins auraient sans doute attribu des l-

  • sions au cur ou la poitrine le cercle jaunequi encadrait les paupires, et la rongeur quimarquait les joues, tandis que les potes eussentvoulu reconnatre ces signes les ravages de lascience, les traces de nuits passes la lueurdune lampe studieuse. Mais une passion plusmortelle que la maladie, une maladie plus im-pitoyable que ltude et le gnie, altraient cettejeune tte, contractaient ces muscles vivaces,tordaient ce cur quavaient seulement effleu-r les orgies, ltude et la maladie. Comme,lorsquun clbre criminel arrive au bagne, lescondamns laccueillent avec respect, ainsi tousces dmons humains, experts en tortures, sa-lurent une douleur inoue, une blessure pro-fonde que sondait leur regard, et reconnurentun de leurs princes la majest de sa muetteironie, llgante misre de ses vtements. Lejeune homme avait bien un frac de bon got,mais la jonction de son gilet et de sa cravatetait trop savamment maintenue pour quon

  • lui suppost du linge. Ses mains, jolies commedes mains de femme, taient dune douteusepropret; enfin depuis deux jours il ne por-tait plus de gants! Si le tailleur et les garonsde salle eux-mmes frissonnrent, cest que lesenchantements de linnocence florissaient parvestiges dans ses formes grles et fines, dans sescheveux blonds et rares, naturellement boucls.Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et levice paraissait ny tre quun accident. La vertevie de la jeunesse y luttait encore avec les ra-vages dune impuissante lubricit. Les tnbreset la lumire, le nant et lexistence sy combat-taient en produisant tout la fois de la grceet de lhorreur. Le jeune homme se prsen-tait l comme un ange sans rayons, gar danssa route. Aussi tous ces professeurs mritesde vice et dinfamie, semblables une vieillefemme dente, prise de piti laspect dunebelle fille qui soffre la corruption, furent-ilsprts crier au novice: Sortez! Celui-ci mar-

  • cha droit la table, sy tint debout, jeta sanscalcul sur le tapis une pice dor quil avait la main, et qui roula sur Noir; puis, commeles mes fortes, abhorrant de chicanires incer-titudes, il lana sur le tailleur un regard tout la fois turbulent et calme. Lintrt de cecoup tait si grand que les vieillards ne firentpas de mise; mais lItalien saisit avec le fana-tisme de la passion une ide qui vint lui sou-rire, et ponta sa masse dor en opposition aujeu de linconnu. Le banquier oublia de dire cesphrases qui se sont la longue converties en uncri rauque et inintelligible: Faites le jeu! Lejeu est fait! Rien ne va plus. Le tailleur ta-la les cartes, et sembla souhaiter bonne chanceau dernier venu, indiffrent quil tait la perteou au gain fait par les entrepreneurs de cessombres plaisirs. Chacun des spectateurs vou-lut voir un drame et la dernire scne dunenoble vie dans le sort de cette pice dor; leursyeux arrts sur les cartons fatidiques tince-

  • lrent; mais, malgr lattention avec laquelle ilsregardrent alternativement et le jeune hommeet les cartes, ils ne purent apercevoir aucunsymptme dmotion sur sa figure froide et r-signe.

    Rouge, pair, passe, dit officiellement letailleur.

    Une espce de rle sourd sortit de la poi-trine de lItalien lorsquil vit tomber un unles billets plis que lui lana le banquier. Quantau jeune homme, il ne comprit sa ruine quaumoment o le rteau sallongea pour ramas-ser son dernier napolon. Livoire fit rendreun bruit sec la pice, qui, rapide comme uneflche, alla se runir au tas dor tal devantla caisse. Linconnu ferma les yeux doucement,ses lvres blanchirent; mais il releva bientt sespaupires, sa bouche reprit une rougeur de co-rail, il affecta lair dun Anglais pour qui la viena plus de mystres, et disparut sans mendierune consolation par un de ces regards dchi-

  • rants que les joueurs au dsespoir lancent assezsouvent sur la galerie. Combien dvnementsse pressent dans lespace dune seconde, et quede choses dans un coup de d!

    Voil sans doute sa dernire cartouche, diten souriant le croupier aprs un moment de si-lence pendant lequel il tint cette pice dor entrele pouce et lindex pour la montrer aux assis-tants.

    Cest un cerveau brl qui va se jeter leau, rpondit un habitu en regardant autourde lui les joueurs qui se connaissaient tous.

    Bah! scria le garon de chambre, en pre-nant une prise de tabac.

    Si nous avions imit monsieur? dit un desvieillards ses collgues en dsignant lItalien.

    Tout le monde regarda lheureux joueurdont les mains tremblaient en comptant sesbillets de banque.

  • Jai entendu, dit-il, une voix qui me criaitdans loreille: Le Jeu aura raison contre ledsespoir de ce jeune homme.

    Ce nest pas un joueur, reprit le banquier,autrement il aurait group son argent en troismasses pour se donner plus de chances.

    Le jeune homme passait sans rclamer sonchapeau; mais le vieux molosse, ayant remar-qu le mauvais tat de cette guenille, la lui ren-dit sans profrer une parole; le joueur resti-tua la fiche par un mouvement machinal, etdescendit les escaliers en sifflant di tanti pal-piti dun souffle si faible, quil en entendit peine lui-mme les notes dlicieuses. Il se trou-va bientt sous les galeries du Palais-Royal, al-la jusqu la rue Saint-Honor, prit le chemindes Tuileries et traversa le jardin dun pas ir-rsolu. Il marchait comme au milieu dun d-sert, coudoy par des hommes quil ne voyaitpas, ncoutant travers les clameurs popu-laires quune seule voix, celle de la mort; en-

  • fin perdu dans une engourdissante mditation,semblable celle dont jadis taient saisis les cri-minels quune charrette conduisait du Palais la Grve, vers cet chafaud, rouge de tout lesang vers depuis 1793. Il existe je ne sais quoide grand et dpouvantable dans le suicide. Leschutes dune multitude de gens sont sans dan-ger, comme celles des enfants qui tombent detrop bas pour se blesser; mais quand un grandhomme se brise, il doit venir de bien haut, strelev jusquaux cieux, avoir entrevu quelqueparadis inaccessible. Implacables doivent treles ouragans qui le forcent demander la paixde lme la bouche dun pistolet. Combiende jeunes talents confins dans une mansardestiolent et prissent faute dun ami, fautedune femme consolatrice, au sein dun milliondtres, en prsence dune foule lasse dor etqui sennuie. cette pense, le suicide prenddes proportions gigantesques. Entre une mortvolontaire et la fconde esprance dont la voix

  • appelait un jeune homme Paris, Dieu seul saitcombien se heurtent de conceptions, de posiesabandonnes, de dsespoirs et de cris touf-fs, de tentatives inutiles et de chefs-duvreavorts. Chaque suicide est un pome sublimede mlancolie. O trouverez-vous, dans locandes littratures, un livre surnageant qui puisselutter de gnie avec ces lignes: Hier, quatreheures, une jeune femme sest jete dans la Seinedu haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconismeparisien, les drames, les romans, tout plit,mme ce vieux frontispice: Les lamentations duglorieux roi de Karnavan, mis en prison parses enfants; dernier fragment dun livre perdu,dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne,qui lui-mme dlaissait sa femme et ses enfants.Linconnu fut assailli par mille penses sem-blables, qui passaient en lambeaux dans sonme, comme des drapeaux dchirs voltigentau milieu dune bataille. Sil dposait pendantun moment le fardeau de son intelligence et

  • de ses souvenirs pour sarrter devant quelquesfleurs dont les ttes taient mollement balan-ces par la brise parmi les massifs de verdure,bientt saisi par une convulsion de la vie quiregimbait encore sous la pesante ide du sui-cide, il levait les yeux au ciel: l, des nuagesgris, des bouffes de vent charges de tristesse,une atmosphre lourde, lui conseillaient encorede mourir. Il sachemina vers le pont Royal ensongeant aux dernires fantaisies de ses prd-cesseurs. Il souriait en se rappelant que lordCastelreagh avait satisfait le plus humble denos besoins avant de se couper la gorge, et quelacadmicien Auger avait t chercher sa taba-tire pour priser tout en marchant la mort.Il analysait ces bizarreries et sinterrogeait lui-mme, quand, en se serrant contre le parapetdu pont, pour laisser passer un fort de la halle,celui-ci ayant lgrement blanchi la manche deson habit, il se surprit en secouer soigneuse-ment la poussire. Arriv au point culminant

  • de la vote, il regarda leau dun air sinistre.Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riantune vieille femme vtue de haillons. Est-ellesale et froide, la Seine! Il rpondit par un sou-rire plein de navet qui attestait le dlire de soncourage, mais il frissonna tout coup en voyantde loin, sur le port des Tuileries, la baraquesurmonte dun criteau o ces paroles sonttraces en lettres hautes dun pied: SECOURSAUX ASPHYXIS. M. Dacheux lui apparut armde sa philanthropie, rveillant et faisant mou-voir ces vertueux avirons qui cassent la tte auxnoys, quand malheureusement ils remontentsur leau: il laperut ameutant les curieux, qu-tant un mdecin, apprtant des fumigations; illut les dolances des journalistes, crites entreles joies dun festin et le sourire dune danseuse;il entendit sonner les cus compts des ba-teliers pour sa tte par le prfet de la Seine.Mort, il valait cinquante francs, mais vivantil ntait quun homme de talent sans protec-

  • teurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour,un vritable zro social, inutile ltat, qui nenavait aucun souci. Une mort en plein jour luiparut ignoble, il rsolut de mourir pendant lanuit, afin de livrer un cadavre indchiffrable cette socit qui mconnaissait la grandeur desa vie. Il continua donc son chemin, et se di-rigea vers le quai Voltaire, en prenant la d-marche indolente dun dsuvr qui veut tuerle temps. Quand il descendit les marches quiterminent le trottoir du pont, langle du quai,son attention fut excite par les bouquins ta-ls sur le parapet; peu sen fallut quil nen mar-chandt quelques-uns. Il se prit sourire, remitphilosophiquement les mains dans ses gous-sets, et allait reprendre son allure dinsoucianceo perait un froid ddain, quand il enten-dit avec surprise quelques pices retentir dunemanire vritablement fantastique au fond desa poche. Un sourire desprance illumina sonvisage, glissa de ses lvres sur ses traits, sur son

  • front, fit briller de joie ses yeux et ses jouessombres. Cette tincelle de bonheur ressem-blait ces feux qui courent dans les vestigesdun papier dj consum par la flamme: maisle visage eut le sort des cendres noires; il rede-vint triste quand linconnu, ayant vivement re-tir la main de son gousset, aperut trois grossous.

    Ah! mon bon monsieur, la carita! la cari-ta! catarina! Un petit sou pour avoir du pain!Un jeune ramoneur dont la figure bouffie taitnoire, le corps brun de suie, les vtements d-guenills, tendit la main cet homme pour luiarracher ses derniers sous. deux pas du pe-tit Savoyard, un vieux pauvre honteux, mala-dif, souffreteux, ignoblement vtu dune tapis-serie troue, lui dit dune grosse voix sourde:Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, jeprierai Dieu pour vous... Mais quand lhommejeune eut regard le vieillard, celui-ci se tut etne demanda plus rien, reconnaissant peut-tre

  • sur ce visage funbre la livre dune misre pluspre que ntait la sienne. La carita! la carita!Linconnu jeta sa monnaie lenfant et au vieuxpauvre en quittant le trottoir pour aller vers lesmaisons, il ne pouvait plus supporter le poi-gnant aspect de la Seine. Nous prierons Dieupour la conservation de vos jours, lui dirent lesdeux mendiants.

    En arrivant ltalage dun marchanddestampes, cet homme presque mort ren-contra une jeune femme qui descendait dunbrillant quipage. Il contempla dlicieusementcette charmante personne dont la blanche fi-gure tait harmonieusement encadre dans lesatin dun lgant chapeau; il fut sduit parune taille svelte, par de jolis mouvements; larobe, lgrement releve par le marchepied, luilaissa voir une jambe dont les fins contourstaient dessins par un bas blanc et bien tir.La jeune femme entra dans le magasin, y mar-chanda des albums, des collections de litho-

  • graphies; elle en acheta pour plusieurs picesdor qui tincelrent et sonnrent sur le comp-toir. Le jeune homme, en apparence occupsur le seuil de la porte regarder des gravuresexposes dans la montre, changea vivementavec la belle inconnue lillade la plus peranteque puisse lancer un homme, contre un de cescoups dil insouciants jets au hasard sur lespassants. Ctait, de sa part, un adieu lamour, la femme! mais cette dernire et puissante in-terrogation ne fut pas comprise, ne remua pasce cur de femme frivole, ne la fit pas rougir,ne lui fit pas baisser les yeux. Qutait-ce pourelle? une admiration de plus, un dsir inspi-r qui le soir lui suggrait cette douce parole:Jtais bien aujourdhui. Le jeune homme pas-sa promptement un autre cadre, et ne se re-tourna point quand linconnue remonta danssa voiture. Les chevaux partirent, cette dernireimage du luxe et de llgance sclipsa commeallait sclipser sa vie. Il se mit marcher dun

  • pas mlancolique le long des magasins, en exa-minant sans beaucoup dintrt les chantillonsde marchandises. Quand les boutiques lui man-qurent, il tudia le Louvre, lInstitut, les toursde Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre unephysionomie triste en refltant les teintes grisesdu ciel, dont les rares clarts prtaient un airmenaant Paris, qui, pareil une jolie femme,est soumis dinexplicables caprices de laideuret de beaut. Ainsi, la nature elle-mme conspi-rait le plonger dans une extase douloureuse.En proie cette puissance malfaisante dontlaction dissolvante trouve un vhicule dans lefluide qui circule en nos nerfs, il sentait sonorganisme arriver insensiblement aux phno-mnes de la fluidit. Les tourments de cetteagonie lui imprimaient un mouvement sem-blable celui des vagues, et lui faisaient voir lesbtiments, les hommes, travers un brouillardo tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux ti-

  • tillations que produisaient sur son me les rac-tions de la nature physique, et se dirigea vers unmagasin dantiquits dans lintention de don-ner une pture ses sens, ou dy attendre lanuit en marchandant des objets dart. Ctait,pour ainsi dire, quter du courage et demanderun cordial, comme les criminels qui se dfientde leurs forces en allant lchafaud; mais laconscience de sa prochaine mort rendit pourun moment au jeune homme lassurance duneduchesse qui a deux amants, et il entra chez lemarchand de curiosits dun air dgag, lais-sant voir sur ses lvres un sourire fixe commecelui dun ivrogne. Ntait-il pas ivre de la vie,ou peut-tre de la mort. Il retomba bientt dansses vertiges, et continua dapercevoir les chosessous dtranges couleurs, ou animes dun lgermouvement dont le principe tait sans doutedans une irrgulire circulation de son sang,tantt bouillonnant comme une cascade, tantttranquille et fade comme leau tide. Il deman-

  • da simplement visiter les magasins pour cher-cher sils ne renfermaient pas quelques singula-rits sa convenance. Un jeune garon figurefrache et joufflue, chevelure rousse, et coif-f dune casquette de loutre, commit la gardede la boutique une vieille paysanne, espcede Caliban femelle occupe nettoyer un poledont les merveilles taient dues au gnie de Ber-nard de Palissy; puis il dit ltranger dun airinsouciant: Voyez, monsieur, voyez! Nousnavons en bas que des choses assez ordinaires;mais si vous voulez prendre la peine de mon-ter au premier tage, je pourrai vous montrerde fort belles momies du Caire, plusieurs pote-ries incrustes, quelques bnes sculpts, vraierenaissance, rcemment arrivs, et qui sont detoute beaut.

    Dans lhorrible situation o se trouvaitlinconnu, ce babil de cicrone, ces phrases sot-tement mercantiles furent pour lui comme lestaquineries mesquines par lesquelles des es-

  • prits troits assassinent un homme de gnie.Portant sa croix jusquau bout, il parut cou-ter son conducteur et lui rpondit par gestesou par monosyllabes; mais insensiblement ilsut conqurir le droit dtre silencieux, et putse livrer sans crainte ses dernires mdita-tions, qui furent terribles. Il tait pote, et sonme rencontra fortuitement une immense p-ture: il devait voir par avance les ossements devingt mondes. Au premier coup dil, les ma-gasins lui offrirent un tableau confus, dans le-quel toutes les uvres humaines et divines seheurtaient. Des crocodiles, des singes, des boasempaills souriaient des vitraux dglise, sem-blaient vouloir mordre des bustes, courir aprsdes laques, ou grimper sur des lustres. Un vasede Svres, o madame Jacotot avait peint Na-polon, se trouvait auprs dun sphinx ddi Ssostris. Le commencement du monde et lesvnements dhier se mariaient avec une gro-tesque bonhomie. Un tournebroche tait pos

  • sur un ostensoir, un sabre rpublicain sur unehacquebute du moyen-ge. Madame Dubarrypeinte au pastel par Latour, une toile sur latte, nue et dans un nuage, paraissait contem-pler avec concupiscence une chibouque in-dienne, en cherchant deviner lutilit des spi-rales qui serpentaient vers elle. Les instrumentsde mort, poignards, pistolets curieux, armes secret, taient jets ple-mle avec des instru-ments de vie: soupires en porcelaine, assiettesde Saxe, tasses orientales venues de Chine, sa-lires antiques, drageoirs fodaux. Un vais-seau divoire voguait pleines voiles sur le dosdune immobile tortue. Une machine pneu-matique borgnait lempereur Auguste, ma-jestueusement impassible. Plusieurs portraitsdchevins franais, de bourgmestres hollan-dais, insensibles alors comme pendant leur vie,slevaient au-dessus de ce chaos dantiquits,en y lanant un regard ple et froid. Tous lespays de la terre semblaient avoir apport l

  • un dbris de leurs sciences, un chantillon deleurs arts. Ctait une espce de fumier philoso-phique auquel rien ne manquait, ni le calumetdu sauvage, ni la pantoufle vert et or du srail,ni le yatagan du Maure, ni lidole des Tartares;il y avait jusqu la blague tabac du soldat,jusquau ciboire du prtre, jusquaux plumesdun trne. Ces monstrueux tableaux taientencore assujettis mille accidents de lumire,par la bizarrerie dune multitude de reflets dus la confusion des nuances, la brusque opposi-tion des jours et des noirs. Loreille croyait en-tendre des cris interrompus, lesprit saisir desdrames inachevs, lil apercevoir des lueursmal touffes. Enfin une poussire obstineavait jet son lger voile sur tous ces objets,dont les angles multiplis et les sinuosits nom-breuses produisaient les effets les plus pitto-resques. Linconnu compara dabord ces troissalles gorges de civilisation, de cultes, de di-vinits, de chefs-duvre, de royauts, de d-

  • bauches, de raison et de folie, un miroirplein de facettes dont chacune reprsentait unmonde. Aprs cette impression brumeuse, ilvoulut choisir ses jouissances; mais force deregarder, de penser, de rver, il tomba sous lapuissance dune fivre due peut-tre la faimqui rugissait dans ses entrailles. La vue de tantdexistences nationales ou individuelles, attes-tes par ces gages humains qui leur survivaient,acheva dengourdir les sens du jeune homme,le dsir qui lavait pouss dans le magasin futexauc: il sortit de la vie relle, monta par de-grs vers un monde idal, arriva dans les palaisenchants de lextase o lunivers lui apparutpar bribes et en traits de feu, comme lavenirpassa jadis flamboyant aux yeux de saint Jeandans Pathmos.

    Une multitude de figures endolories, gra-cieuses et terribles, obscures et lucides, loin-taines et rapproches, se leva par masses, parmyriades, par gnrations. Lgypte, roide,

  • mystrieuse, se dressa de ses sables, reprsen-te par une momie quenveloppaient des ban-delettes noires: les Pharaons ensevelissant despeuples pour se construire une tombe; Mose,les Hbreux, le dsert: il entrevit tout un mondeantique et solennel. Frache et suave, une sta-tue de marbre assise sur une colonne torse etrayonnant de blancheur lui parla des mythesvoluptueux de la Grce et de lIonie. Ah! quinaurait souri comme lui, de voir sur un fondrouge, la jeune fille brune dansant dans la fineargile dun vase trusque devant le Dieu Priapequelle saluait dun air joyeux? en regard, unereine latine caressait sa chimre avec amour!Les caprices de la Rome impriale respiraientl tout entiers et rvlaient le bain, la couche,la toilette dune Julie indolente, songeuse, at-tendant son Tibulle. Arme du pouvoir des ta-lismans arabes, la tte de Cicron voquait lessouvenirs de la Rome libre et lui droulait lespages de Tite-Live: le jeune homme contempla

  • Senatus Populusque romanus: le consul, les lic-teurs, les toges bordes de pourpre, les luttesdu Forum, le peuple courrouc dfilaient lente-ment devant lui comme les vaporeuses figuresdun rve. Enfin la Rome chrtienne dominaitces images. Une peinture ouvrait les cieux: il yvoyait la Vierge Marie plonge dans un nuagedor, au sein des anges, clipsant la gloire du so-leil, coutant les plaintes des malheureux aux-quels cette ve rgnre souriait dun air doux.En touchant une mosaque faite avec les diff-rentes laves du Vsuve et de lEtna, son meslanait dans la chaude et fauve Italie: il as-sistait aux orgies des Borgia, courait dans lesAbruzzes, aspirait aux amours italiennes, sepassionnait pour les blancs visages aux longsyeux noirs. Il frmissait des dnoments noc-turnes interrompus par la froide pe dun ma-ri, en apercevant une dague du moyen-ge dontla poigne tait travaille comme lest une den-telle, et dont la rouille ressemblait des taches

  • de sang. LInde et ses religions revivaient dansun magot chinois coiff de son chapeau poin-tu, losanges releves, par de clochettes, v-tu dor et de soie. Prs du magot, une natte, jo-lie comme la bayadre qui sy tait roule, ex-halait encore les odeurs du sandal. Un monstredu Japon dont les yeux restaient tordus, labouche contourne, les membres torturs, r-veillait lme par les inventions dun peuplequi, fatigu du beau toujours unitaire, trouvedineffables plaisirs dans la fcondit des lai-deurs. Une salire sortie des ateliers de Benve-nuto Cellini le reportait au sein de la renais-sance, au temps ou les arts et la licence fleuris-saient, o les souverains se divertissaient dessupplices, o les conciles couchs dans les brasdes courtisanes dcrtaient la chastet pour lessimples prtres. Il vit les conqutes dAlexandresur un came, les massacres de Pizarre dansune arquebuse mche, les guerres de religioncheveles, bouillantes, cruelles, au fond dun

  • casque. Puis, les riantes images de la chevaleriesourdirent dune armure de Milan suprieure-ment damasquine, bien fourbie, et sous la vi-sire de laquelle brillaient encore les yeux dunpaladin.

    Cet ocan de meubles, dinventions, demodes, duvres, de ruines, lui composait unpome sans fin. Formes, couleurs, penses, toutrevivait l; mais rien de complet ne soffrait lme. Le pote devait achever les croquis dugrand-peintre qui avait fait cette immense pa-lette o les innombrables accidents de la viehumaine taient jets profusion, avec ddain.Aprs stre empar du monde, aprs avoircontempl des pays, des ges, des rgnes, lejeune homme revint des existences indivi-duelles. Il se repersonnifia, sempara des dtailsen repoussant la vie des nations comme tropaccablante pour un seul homme.

    L dormait un enfant en cire, sauv du cabi-net de Ruysch, et cette ravissante crature lui

  • rappelait les joies de son jeune ge. Au presti-gieux aspect du pagne virginal de quelque jeunefille dOtati, sa brlante imagination lui pei-gnait la vie simple de la nature, la chaste nuditde la vraie pudeur, les dlices de la paresse si na-turelle lhomme, toute une destine calme aubord dun ruisseau frais et rveur, sous un ba-nanier, qui dispensait une manne savoureuse,sans culture. Mais tout coup il devenait cor-saire, et revtait la terrible posie empreintedans le rle de Lara, vivement inspir par lescouleurs nacres de mille coquillages, exaltpar la vue de quelques madrpores qui sen-taient le varech, les algues et les ouragans atlan-tiques. Admirant plus loin les dlicates minia-tures, les arabesques dazur et dor qui enrichis-saient quelque prcieux missel manuscrit, il ou-bliait les tumultes de la mer. Mollement balan-c dans une pense de paix, il pousait de nou-veau ltude et la science, souhaitait la grassevie des moines exempte de chagrins, exempte

  • de plaisirs, et se couchait au fond dune cel-lule, en contemplant par sa fentre en ogive lesprairies, les bois, les vignobles de son monas-tre. Devant quelques Teniers, il endossait lacasaque dun soldat ou la misre dun ouvrier,il dsirait porter le bonnet sale et enfum desFlamands, senivrait de bire, jouait aux cartesavec eux, et souriait une grosse paysanne dunattrayant embonpoint. Il grelottait en voyantune tombe de neige de Mieris, ou se battait enregardant un combat de Salvator Rosa. Il cares-sait un tomhawk dIllinois, et sentait le scalpeldun Chroke qui lui enlevait la peau du crne.merveill laspect dun rebec, il le confiait la main dune chtelaine dont il coutait la ro-mance mlodieuse en lui dclarant son amour,le soir, auprs dune chemine gothique, dans lapnombre o se perdait un regard de consente-ment. Il saccrochait toutes les joies, saisissaittoutes les douleurs, semparait de toutes les for-mules dexistence en parpillant si gnreuse-

  • ment sa vie et ses sentiments sur les simulacresde cette nature plastique et vide, que le bruit deses pas retentissait dans son me comme le sonlointain dun autre monde, comme la rumeurde Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.

    En montant lescalier intrieur qui condui-sait aux salles situes au premier tage, il vitdes boucliers votifs, des panoplies, des taber-nacles sculpts, des figures en bois penduesaux murs, poses sur chaque marche. Poursui-vi par les formes les plus tranges, par des cra-tions merveilleuses assises sur les confins de lamort et de la vie, il marchait dans les enchante-ments dun songe; enfin, doutant de son exis-tence, il tait comme ces objets curieux, ni tout fait mort, ni tout fait vivant. Quand il en-tra dans les nouveaux magasins, le jour com-menait plir; mais la lumire semblait inutileaux richesses resplendissantes dor et dargentqui sy trouvaient entasses. Les plus coteuxcaprices de dissipateurs morts sous des man-

  • sardes aprs avoir possd plusieurs millions,taient dans ce vaste bazar des folies humaines.Une critoire paye cent mille francs et rache-te pour cent sous, gisait auprs dune serrure secret dont le prix aurait suffi jadis la ranondun roi. L, le gnie humain apparaissait danstoutes les pompes de sa misre, dans toutela gloire de ses petitesses gigantesques. Unetable dbne, vritable idole dartiste, sculptedaprs les dessins de Jean Goujon et qui cotajadis plusieurs annes de travail, avait t peut-tre acquise au prix du bois brler. Des cof-frets prcieux, des meubles faits par la main desfes, y taient ddaigneusement amoncels.

    Vous avez des millions ici, scria le jeunehomme en arrivant la pice qui terminaitune immense enfilade dappartements dors etsculpts par des artistes du sicle dernier.

    Dites des milliards, rpondit le grosgaron joufflu. Mais ce nest rien encore; mon-tez au troisime tage, et vous verrez!

  • Linconnu suivit son conducteur et parvint une quatrime galerie o successivementpassrent devant ses yeux fatigus plusieurstableaux du Poussin, une sublime statue deMichel-Ange, quelques ravissants paysages deClaude Lorrain, un Grard Dow qui ressem-blait une page de Sterne, des Rembrandt,des Murillo, des Velasquez sombres et colo-rs comme un pome de lord Byron; puis desbas-reliefs antiques, des coupes dagate, desonyx merveilleux; enfin ctait des travaux dgoter du travail, des chefs-duvre accu-muls faire prendre en haine les arts et tuerlenthousiasme. Il arriva devant une Vierge deRaphal, mais il tait las de Raphal, une figurede Corrge qui voulait un regard ne lobtintmme pas; un vase inestimable en porphyreantique et dont les sculptures circulaires re-prsentaient, de toutes les priapes romaines,la plus grotesquement licencieuse, dlices dequelque Corinne, eut peine un sourire. Il

  • touffait sous les dbris de cinquante siclesvanouis, il tait malade de toutes ces penseshumaines, assassin par le luxe et les arts, op-press sous ces formes renaissantes qui, pa-reilles des monstres enfants sous ses piedspar quelque malin gnie, lui livraient un com-bat sans fin. Semblable en ses caprices la chi-mie moderne qui rsume la cration par un gaz,lme ne compose-t-elle pas de terribles poi-sons par la rapide concentration de ses jouis-sances, de ses forces ou de ses ides? Beau-coup dhommes ne prissent-ils pas sous le fou-droiement de quelque acide moral soudaine-ment pandu dans leur tre intrieur?

    Que contient cette bote? demanda-t-il enarrivant un grand cabinet, dernier monceaude gloire, defforts humains, doriginalits, derichesses, parmi lesquelles il montra du doigtune grande caisse carre, construite en acajou,suspendue un clou par une chane dargent.

  • Ah! monsieur en a la clef, dit le grosgaron avec un air de mystre. Si vous dsirezvoir ce portrait, je me hasarderai volontiers leprvenir.

    Vous hasarder! reprit le jeune homme.Votre matre est-il un prince?

    Mais, je ne sais pas, rpondit le garon.Ils se regardrent pendant un moment aussi

    tonns lun que lautre. Lapprenti interprtale silence de linconnu comme un souhait, et lelaissa seul dans le cabinet.

    Vous tes-vous jamais lanc danslimmensit de lespace et du temps, en lisantles uvres gologiques de Cuvier? Emportpar son gnie, avez-vous plan sur labme sansbornes du pass, comme soutenu par la maindun enchanteur? En dcouvrant de trancheen tranche, de couche en couche, sous les car-rires de Montmartre ou dans les schistes delOural, ces animaux dont les dpouilles fossili-ses appartiennent des civilisations antdilu-

  • viennes, lme est effraye dentrevoir des mil-liards dannes, des millions de peuples que lafaible mmoire humaine, que lindestructibletradition divine ont oublis et dont la cendre,pousse la surface de notre globe, y forme lesdeux pieds de terre qui nous donnent du painet des fleurs. Cuvier nest-il pas le plus grandpote de notre sicle? Lord Byron a bien re-produit par des mots quelques agitations mo-rales, mais notre immortel naturaliste a recons-truit des mondes avec des os blanchis, a reb-ti comme Cadmus des cits avec des dents, arepeupl mille forts de tous les mystres dela zoologie avec quelques fragments de houille,a retrouv des populations de gants dans lepied dun mammouth. Ces figures se dressent,grandissent et meublent des rgions en harmo-nie avec leurs statures colossales. Il est poteavec des chiffres, il est sublime en posant un z-ro prs dun sept. Il rveille le nant sans pro-noncer des paroles grandement magiques; il

  • fouille une parcelle de gypse, y aperoit uneempreinte, et vous crie: Voyez! Soudain lesmarbres sanimalisent, la mort se vivifie, lemonde se droule! Aprs dinnombrables dy-nasties de cratures gigantesques, aprs desraces de poissons et. des clans de mollusques,arrive enfin le genre humain, produit dgn-r dun type grandiose, bris peut-tre par leCrateur. chauffs par son regard rtrospectif,ces hommes chtifs, ns dhier, peuvent fran-chir le chaos, entonner un hymne sans fin et seconfigurer le pass de lunivers dans une sortedApocalypse rtrograde. En prsence de cettepouvantable rsurrection due la voix dunseul homme, la miette dont lusufruit nous estconcd dans cet infini sans nom, commun toutes les sphres et que nous avons nomm LETEMPS, cette minute de vie nous fait piti. Nousnous demandons, crass que nous sommessous tant dunivers en ruines, quoi bon nosgloires, nos haines, nos amours; et si, pour de-

  • venir un point intangible dans lavenir, la peinede vivre doit saccepter? Dracins du prsent,nous sommes morts jusqu ce que notre valetde chambre entre et vienne nous dire: Madamela comtesse a rpondu quelle attendait mon-sieur.

    Les merveilles dont laspect venait de prsen-ter au jeune homme toute la cration connuemirent dans son me labattement que produitchez le philosophe la vue scientifique des cra-tions inconnues: il souhaita plus vivement quejamais de mourir, et tomba sur une chaise cu-rule en laissant errer ses regards travers lesfantasmagories de ce panorama du pass. Lestableaux silluminrent, les ttes de vierge luisourirent, et les statues se colorrent dune vietrompeuse. la faveur de lombre, et mises endanse par la fivreuse tourmente qui fermentaitdans son cerveau bris, ces uvres sagitrentet tourbillonnrent devant lui: chaque magotlui jeta sa grimace, les yeux des personnages re-

  • prsents dans les tableaux remurent en p-tillant; chacune de ces formes frmit, sautilla,se dtacha de sa place, gravement, lgrement,avec grce ou brusquerie, selon ses murs, soncaractre et sa contexture. Ce fut un mystrieuxsabbat digne des fantaisies entrevues par le doc-teur Faust sur le Brocken. Mais ces phnomnesdoptique enfants par la fatigue, par la tensiondes forces oculaires ou par les caprices du cr-puscule, ne pouvaient effrayer linconnu. Lesterreurs de la vie taient impuissantes sur uneme familiarise avec les terreurs de la mort.Il favorisa mme par une sorte de complicitrailleuse les bizarreries de ce galvanisme moraldont les prodiges saccouplaient aux dernirespenses qui lui donnaient encore le sentimentde lexistence. Le silence rgnait si profond-ment autour de lui, que bientt il saventuradans une douce rverie dont les impressionsgraduellement noires suivirent, de nuance ennuance et comme par magie, les lentes dgra-

  • dations de la lumire. Une lueur prte quitterle ciel ayant fait reluire un dernier reflet rougeen luttant contre la nuit, il leva la tte, vit unsquelette peine clair qui le montra du doigt,et pencha dubitativement le crne de droite gauche, comme pour lui dire: Les morts neveulent pas encore de toi! En passant la mainsur son front pour en chasser le sommeil, lejeune homme sentit distinctement un vent fraisproduit par je ne sais quoi de velu qui lui ef-fleura les joues, et frissonna. Les vitres ayant re-tenti dun claquement sourd, il pensa que cettefroide caresse digne des mystres de la tombelui avait t faite par quelque chauve-souris.Pendant un moment encore, les vagues refletsdu couchant lui permirent dapercevoir indis-tinctement les fantmes par lesquels il tait en-tour; puis toute cette nature morte sabolitdans une mme teinte noire. La nuit, lheurede mourir tait subitement venue. Il scoula,ds ce moment, un certain laps de temps pen-

  • dant lequel il neut aucune perception claire deschoses terrestres, soit quil se ft enseveli dansune rverie profonde, soit quil et cd lasomnolence provoque par ses fatigues et parla multitude des penses qui lui dchiraient lecur. Tout coup il crut avoir t appel parune voix terrible, et tressaillit comme lorsquaumilieu dun brlant cauchemar nous sommesprcipits dun seul bond dans les profondeursdun abme. Il ferma les yeux; les rayons dunevive lumire lblouissaient; il voyait briller ausein des tnbres une sphre rougetre dont lecentre tait occup par un petit vieillard quise tenait debout et dirigeait sur lui la clar-t dune lampe. Il ne lavait entendu ni venir,ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eutquelque chose de magique. Lhomme le plus in-trpide, surpris ainsi dans son sommeil, auraitsans doute trembl devant ce personnage ex-traordinaire qui semblait tre sorti dun sarco-phage voisin. La singulire jeunesse qui animait

  • les yeux immobiles de cette espce de fantmeempchait linconnu de croire des effets sur-naturels; nanmoins, pendant le rapide inter-valle qui spara sa vie somnambulique de sa vierelle, il demeura dans le doute philosophiquerecommand par Descartes, et fut alors, malgrlui, sous la puissance de ces inexplicables hal-lucinations dont les mystres sont condamnspar notre fiert ou que notre science impuis-sante tche en vain danalyser.

  • Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre,vtu dune robe eu velours noir, serre au-tour de ses reins par un gros cordon de soie.Sur sa tte, une calotte en velours galementnoir laissait passer, de chaque ct de la figure,les longues mches de ses cheveux blancs etsappliquait sur le crne de manire rigide-ment encadrer le front. La robe ensevelissait lecorps comme dans un vaste linceul, et ne per-mettait de voir dautre forme humaine quunvisage troit et ple. Sans le bras dcharn, quiressemblait un bton sur lequel on aurait po-s une toffe et que le vieillard tenait en lairpour faire porter sur le jeune homme toute laclart de la lampe, ce visage aurait paru sus-pendu dans les airs. Une barbe grise et tailleen pointe cachait le menton de cet tre bi-zarre, et lui donnait lapparence de ces ttes ju-daques qui servent de types aux artistes quandils veulent reprsenter Mose. Les lvres de cethomme taient si dcolores, si minces, quil

  • fallait une attention particulire pour devinerla ligne trace par la bouche dans son blanc vi-sage. Son large front rid, ses joues blmes etcreuses, la rigueur implacable de ses petits veuxverts, dnus de cils et de sourcils, pouvaientfaire croire linconnu que le Peseur dor deGrard Dow tait sorti de son cadre. Une fi-nesse dinquisiteur, trahie par les sinuosits deses rides et par les plis circulaires dessins surses tempes, accusait une science profonde deschoses de la vie. Il tait impossible de trompercet homme qui semblait avoir le don de sur-prendre les penses au fond des curs les plusdiscrets. Les murs de toutes les nations duglobe et leurs sagesses se rsumaient sur sa facefroide, comme les productions du monde en-tier se trouvaient accumules dans ses magasinspoudreux; vous y auriez lu la tranquillit lucidedun Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleusedun homme qui a tout vu.

  • Un peintre aurait, avec deux expressions dif-frentes et en deux coups de pinceau, fait decette figure une belle image du Pre ternel oule masque ricaneur du Mphistophls, car ilse trouvait tout ensemble une suprme puis-sance dans le front et de sinistres railleries sur labouche. En broyant toutes les peines humainessous un pouvoir immense, cet homme devaitavoir tu les joies terrestres. Le moribond fr-mit en pressentant que ce vieux gnie habi-tait une sphre trangre au monde o il vivaitseul, sans jouissances, parce quil navait plusdillusion, sans douleur, parce quil ne connais-sait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait de-bout, immobile, inbranlable comme une toileau milieu dun nuage de lumire, ses yeuxverts, pleins de je ne sais quelle malice calme,semblaient clairer le monde moral comme salampe illuminait ce cabinet mystrieux. Tel futle spectacle trange qui surprit le jeune hommeau moment o il ouvrit les yeux, aprs avoir t

  • berc par des penses de mort et de fantasquesimages. Sil demeura comme tourdi, sil se lais-sa momentanment dominer par une croyancedigne denfants qui coutent les contes de leursnourrices, il faut attribuer cette erreur au voiletendu sur sa vie et sur son entendement parses mditations, lagacement de ses nerfs irri-ts, au drame violent dont les scnes venaientde lui prodiguer les atroces dlices contenuesdans un morceau dopium. Cette vision avaitlieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvime sicle, temps et lieux o la magie de-vait tre impossible. Voisin de la maison ole dieu de lincrdulit franaise avait expir,disciple de Gay-Lussac et dArago, contemp-teur des tours de gobelets que font les hommesdu pouvoir, linconnu nobissait sans doutequaux fascinations potiques dont il avait ac-cept les prestiges et auxquelles nous nous pr-tons souvent comme pour fuir de dsesp-rantes vrits, comme pour tenter la puissance

  • de Dieu. Il trembla donc devant cette lumireet ce vieillard, agit par linexplicable pressen-timent de quelque pouvoir trange; mais cettemotion tait semblable celle que nous avonstous prouve devant Napolon, ou en pr-sence de quelque grand homme brillant de g-nie et revtu de gloire.

    Monsieur dsire voir le portrait de J-sus-Christ peint par Raphal? lui dit courtoi-sement le vieillard dune voix dont la sonori-t claire et brve avait quelque chose de mtal-lique. Et il posa la lampe sur le ft dune co-lonne brise, de manire ce que la bote bruneret toute la clart.

    Aux noms religieux de Jsus-Christ et deRaphal, il chappa au jeune homme un gestede curiosit, sans doute attendu par le mar-chand qui fit jouer un ressort. Soudain le pan-neau dacajou glissa dans une rainure, tom-ba sans bruit et livra la toile ladmiration delinconnu. laspect de cette immortelle cra-

  • tion, il oublia les fantaisies du magasin, les ca-prices de son sommeil, redevint homme, re-connut dans le vieillard une crature de chair,bien vivante, nullement fantasmagorique, et re-vcut dans le monde rel. La tendre sollicitude,la douce srnit du divin visage influrentaussitt sur lui. Quelque parfum panch descieux dissipa les tortures infernales qui lui br-laient la moelle des os. La tte du Sauveur deshommes paraissait sortir des tnbres figurespar un fond noir; une aurole de rayons tince-lait vivement autour de sa chevelure do cettelumire voulait sortir; sous le front, sous leschairs, il y avait une loquente conviction quischappait de chaque trait par de pntranteseffluves; les lvres vermeilles venaient de faireentendre la parole de vie, et le spectateur encherchait le retentissement sacr dans les airs,il en demandait les ravissantes paraboles au si-lence, il lcoutait dans lavenir, la retrouvaitdans les enseignements du pass. Lvangile

  • tait traduit par la simplicit calme de ces ado-rables yeux o se rfugiaient les mes trou-bles; enfin sa religion se lisait tout entireen un suave et magnifique sourire qui sem-blait exprimer ce prcepte o elle se rsume:Aimez-vous les uns les autres! Cette peintureinspirait une prire, recommandait le pardon,touffait lgosme, rveillait toutes les vertusendormies. Partageant le privilge des enchan-tements de la musique, luvre de Raphalvous jetait sous le charme imprieux des souve-nirs, et son triomphe tait complet, on oubliaitle peintre. Le prestige de la lumire agissait en-core sur cette merveille; par moments il sem-blait que la tte slevt dans le lointain, au seinde quelque nuage.

    Jai couvert cette toile de pices dor, ditfroidement le marchand.

    Eh! bien, il va falloir mourir, scria lejeune homme qui sortait dune rverie dontla dernire pense lavait ramen vers sa fa-

  • tale destine, en le faisant descendre, pardinsensibles dductions, dune dernire esp-rance laquelle il stait attach.

    Ah! ah! javais donc raison de me mfierde toi, rpondit le vieillard en saisissant les deuxmains du jeune homme quil serra par les poi-gnets dans lune des siennes, comme dans untau.

    Linconnu sourit tristement de cette mpriseet dit dune voix douce: H! monsieur, necraignez rien, il sagit de ma vie et non de lavtre. Pourquoi navouerais-je pas une inno-cente supercherie, reprit-il aprs avoir regardle vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin depouvoir me noyer sans esclandre, je suis venuvoir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce der-nier plaisir un homme de science et de posie?

    Le souponneux. marchand examina dunil sagace le morne visage de son faux cha-land tout en lcoutant parier. Rassur bienttpar laccent de cette voix douloureuse, ou li-

  • sant peut-tre dans ces traits dcolors les si-nistres destines. qui nagure avaient fait fr-mir les joueurs, il lcha les mains; mais par unreste de suspicion qui rvla une exprience aumoins centenaire, il tendit nonchalamment lebras vers un buffet comme pour sappuyer, etdit en y prenant un stylet: tes-vous depuistrois ans, surnumraire au trsor, sans y avoirtouch de gratification?

    Linconnu ne put sempcher de sourire enfaisant un geste ngatif.

    Votre pre vous a-t-il trop vivement re-proch dtre venu an monde, ou bien tes-vous dshonor?

    Si je voulais me dshonorer, je vivrais.Avez-vous t siffl aux Funambules, ou

    vous trouvez-vous oblig de composer desflons flons pour payer le convoi de votre ma-tresse? Nauriez-vous pas plutt la maladiede lor? voulez-vous dtrner lennui? Enfin,quelle erreur vous engage mourir?

  • Ne cherchez pas le principe de ma mortdans les raisons vulgaires qui commandent laplupart des suicides. Pour me dispenser de vousdvoiler des souffrances inoues et quil est dif-ficile dexprimer en langage humain, je vous di-rai que je suis dans la plus profonde, la plusignoble, la plus perante de toutes les misres.Et, ajouta-t-il dun ton de voix dont la fiertsauvage dmentait ses paroles prcdentes, jene veux mendier ni secours ni consolations.

    Eh! eh! Ces deux syllabes que dabord levieillard fit entendre pour toute rponse res-semblrent au cri dune crcelle. Puis il repritainsi: Sans vous forcer mimplorer, sansvous faire rougir, et sans vous donner un cen-time de France, un parat du Levant, un tarainde Sicile, un heller dAllemagne, une seule dessesterces ou des oboles de lancien monde, niune piastre du nouveau, sans vous offrir quoique ce soit en or, argent, billon, papier, billet,je veux vous faire plus riche, plus puissant et

  • plus considr que ne peut ltre un roi consti-tutionnel.

    Le jeune homme crut le vieillard en enfance,et resta comme engourdi, sans oser rpondre.

    Retournez-vous, dit le marchand en sai-sissant tout coup la lampe pour en diriger lalumire sur le mur qui faisait face au portrait, etregardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

    Le jeune homme se leva brusquement et t-moigna quelque surprise en apercevant au-des-sus du sige o il stait assis un morceau dechagrin accroch sur le mur, et dont la di-mension nexcdait pas celle dune peau de re-nard; mais, par un phnomne inexplicable aupremier abord, cette peau projetait au sein dela profonde obscurit qui rgnait dans le ma-gasin des rayons si lumineux que vous eus-siez dit dune petite comte. Le jeune incr-dule sapprocha de ce prtendu talisman quidevait le prserver du malheur, et sen mo-qua par une phrase mentale. Cependant, ani-

  • m dune curiosit bien lgitime, il se penchapour la regarder alternativement sous toutesles faces, et dcouvrit bientt une cause natu-relle cette singulire lucidit: les grains noirsdu chagrin taient si soigneusement polis et sibien brunis, les rayures capricieuses en taientsi propres et si nettes que, pareilles des fa-cettes de grenat, les asprits de ce cuir orientalformaient autant de petits foyers qui rflchis-saient vivement la lumire. Il dmontra ma-thmatiquement la raison de ce phnomne auvieillard, qui, pour toute rponse, sourit avecmalice. Ce sourire de supriorit fit croire aujeune savant quil tait dupe en ce moment dequelque charlatanisme. Il ne voulut pas empor-ter une nigme de plus dans la tombe, et re-tourna promptement la peau comme un enfantpress de connatre les secrets de son jouet nou-veau.

  • Ah! ah! scria-t-il, voici lempreinte dusceau que les Orientaux nomment le cachet deSalomon.

    Vous le connaissez donc? demanda lemarchand, dont les narines laissrent passerdeux ou trois bouffes dair qui peignirent plusdides que nen pouvaient exprimer les plusnergiques paroles.

    Existe-t-il au monde un homme assezsimple pour croire cette chimre? scria lejeune homme, piqu dentendre ce rire muetet plein damres drisions. Ne savez-vous pas,ajouta-t-il, que les superstitions de lOrient ontconsacr la forme mystique et les caractresmensongers de cet emblme qui reprsente unepuissance fabuleuse? Je ne crois pas devoir treplus tax de niaiserie dans cette circonstanceque si je parlais des Sphinx ou des Griffons,dont lexistence est en quelque sorte scientifi-quement admise.

  • Puisque vous tes un orientaliste, reprit levieillard, peut-tre lirez-vous cette sentence.

    Il apporta la lampe prs du talisman que lejeune homme tenait lenvers, et lui fit aper-cevoir des caractres incrusts dans le tissu cel-lulaire de cette peau merveilleuse, comme silseussent t produits par lanimal auquel elleavait jadis appartenu.

    Javoue, scria linconnu, que je ne devinegure le procd dont on se sera servi pour gra-ver si profondment ces lettres sur la peau dunonagre.

    Et, se retournant avec vivacit vers les tablescharges de curiosits, ses yeux parurent ychercher quelque chose.

    Que voulez-vous? demanda le vieillard.Un instrument pour trancher le chagrin,

    afin de voir si les lettres y sont empreintes ouincrustes.

    Le vieillard prsenta son stylet linconnu,qui le prit et tenta dentamer la peau lendroit

  • o les paroles se trouvaient crites; mais,quand il eut enlev une lgre couche de cuir,les lettres y reparurent si nettes et tellementconformes celles qui taient imprimes sur lasurface, que, pendant un moment, il crut nenavoir rien t.

    Lindustrie du Levant a des secrets quilui sont rellement particuliers, dit-il en re-gardant la sentence orientale avec une sortedinquitude:

    Oui, rpondit le vieillard, il vaut mieuxsen prendre aux hommes qu Dieu!

    Les paroles mystrieuses taient disposes dela manire suivante:

  • Ce qui voulait dire en franais:

    SI TU ME POSSDES, TU POSSDERAS TOUT.MAIS TA VIE MAPPARTIENDRA. DIEU LA

    VOULU AINSI. DSIRE, ET TES DSIRSSERONT ACCOMPLIS. MAIS RGLE

    TES SOUHAITS SUR TA VIE.ELLE EST LA. CHAQUEVOULOIR JE DCROITRAI

    COMME TES JOURS.ME VEUX-TU?PRENDS. DIEU

  • TEXAUCERA.SOIT!

    Ah! vous lisez couramment le sanscrit,dit le vieillard. Peut-tre avez-vous voyag enPerse ou dans le Bengale?

    Non, monsieur, rpondit le jeune hommeen ttant avec curiosit cette peau symbolique,assez semblable une feuille de mtal par sonpeu de flexibilit.

    Le vieux marchand remit la lampe sur la co-lonne o il lavait prise, en lanant au jeunehomme un regard empreint dune froide ironiequi semblait dire: Il ne pense dj plus mou-rir.

    Est-ce une plaisanterie, est-ce un mys-tre? demanda le jeune inconnu.

    Le vieillard hocha de la tte et dit grave-ment: Je ne saurais vous rpondre. Jai offertle terrible pouvoir que donne ce talisman deshommes dous de plus dnergie que vous ne

  • paraissiez en avoir; mais, tout en se moquantde la problmatique influence quil devait exer-cer sur leurs destines futures, aucun na vou-lu se risquer conclure ce contrat si fatalementpropos par je ne sais quelle puissance. Je pensecomme eux, jai dout, je me suis abstenu, et...

    Et vous navez pas mme essay? dit lejeune homme en linterrompant.

    Essayer! dit le vieillard. Si vous tiez sur lacolonne de la place Vendme, essaieriez-vousde vous jeter dans les airs? Peut-on arrterle cours de la vie? Lhomme a-t-il jamais puscinder la mort? Avant dentrer dans ce cabi-net, vous aviez rsolu de vous suicider; maistout coup un secret vous occupe et vous dis-trait de mourir. Enfant! Chacun de vos joursne vous offrira-t-il pas une nigme plus in-tressante que ne lest celle-ci? coutez-moi.Jai vu la cour licencieuse du rgent. Commevous, jtais alors dans la misre, jai mendimon pain; nanmoins jai atteint lge de cent

  • deux ans, et suis devenu millionnaire: le mal-heur ma donn la fortune, lignorance ma ins-truit. Je vais vous rvler en peu de mots ungrand mystre de la vie humaine. Lhommespuise par deux actes instinctivement accom-plis qui tarissent les sources de son existence.Deux verbes expriment toutes les formes queprennent ces deux causes de mort: VOULOIR etPOUVOIR. Entre ces deux termes de laction hu-maine il est une autre formule dont semparentles sages, et je lui dois le bonheur et ma lon-gvit. Vouloir nous brle et Pouvoir nous d-truit; mais SAVOIR laisse notre faible organisa-tion dans un perptuel tat de calme. Ainsi ledsir ou le vouloir est mort en moi, tu par lapense; le mouvement ou le pouvoir sest rso-lu par le jeu naturel de mes organes. En deuxmots, jai plac ma vie, non dans le cur quise brise, ou dans les sens qui smoussent; maisdans le cerveau qui ne suse pas et qui survit tout. Rien dexcessif na froiss ni mon me ni

  • mon corps. Cependant jai vu le monde entier:mes pieds ont foul les plus hautes montagnesde lAsie et de lAmrique, jai appris tous leslangages humains, et jai vcu sous tous les r-gimes: jai prt mon argent un Chinois enprenant pour gage le corps de son pre, jai dor-mi sous la tente de lArabe sur la foi de sa pa-role, jai sign des contrats dans toutes les ca-pitales europennes, et jai laiss sans craintemon or dans le wigham des sauvages, enfin jaitout obtenu parce que jai tout su ddaigner.Ma seule ambition a t de voir. Voir nest-cepas savoir? Oh! savoir, jeune homme, nest-ce pas jouir intuitivement? nest-ce pas dcou-vrir la substance mme du fait et sen empa-rer essentiellement? Que reste-t-il dune pos-session matrielle? une ide. Jugez alors com-bien doit tre belle la vie dun homme qui,pouvant empreindre toutes les ralits dans sapense, transporte en son me les sources dubonheur, en extrait mille volupts idales d-

  • pouilles des souillures terrestres. La pense estla clef de tous les trsors, elle procure les joiesde lavare sans donner ses soucis. Aussi ai-jeplan sur le monde, o mes plaisirs ont tou-jours t des jouissances intellectuelles. Mes d-bauches taient la contemplation des mers, despeuples, des forts, des montagnes! Jai toutvu, mais tranquillement, sans fatigue; je nai ja-mais rien dsir, jai tout attendu; je me suispromen dans lunivers comme dans le jar-din dune habitation qui mappartenait. Ce queles hommes appellent chagrins, amours, ambi-tions, revers, tristesse, sont pour moi des idesque je change en rveries; au lieu de les sen-tir, je les exprime, je les traduis; au lieu deleur laisser dvorer ma vie, je les dramatise, jeles dveloppe, je men amuse comme de ro-mans que je lirais par une vision intrieure.Nayant jamais lass mes organes, je jouis en-core dune sant robuste; mon me ayant hri-t de toute la force dont je nabusais pas, cette

  • tte est encore mieux meuble que ne le sontmes magasins. L, dit-il en se frappant le front,l sont les vrais millions. Je passe des journesdlicieuses en jetant un regard intelligent dansle pass, jvoque des pays entiers, des sites,des vues de lOcan, des figures historiquementbelles! Jai un srail imaginaire o je possdetoutes les femmes que je nai pas eues. Je revoissouvent vos guerres, vos rvolutions, et je lesjuge. Oh! comment prfrer de fbriles, de l-gres admirations pour quelques chairs plus oumoins colores, pour des formes plus ou moinsrondes! comment prfrer tous les dsastres devos volonts trompes la facult sublime defaire comparatre en soi lunivers, au plaisir im-mense de se mouvoir sans tre garrott par lesliens du temps ni par les entraves de lespace,au plaisir de tout embrasser, de tout voir, dese pencher sur le bord du monde pour interro-ger les autres sphres, pour couter Dieu! Ceci,dit-il dune voix clatante en montrant la Peau

  • de chagrin, est le pouvoir et le vouloir runis.L sont vos ides sociales, vos dsirs excessifs,vos intemprances, vos joies qui tuent, vos dou-leurs qui font trop vivre; car le mal nest peut-tre quun violent plaisir. Qui pourrait dtermi-ner le point o la volupt devient un mal et celuio le mal est encore la volupt? Les plus viveslumires du monde idal ne caressent-elles pasla vue, tandis que les plus douces tnbres dumonde physique la blessent toujours; le mot deSagesse ne vient-il pas de savoir? et quest-ceque la folie, sinon lexcs dun vouloir ou dunpouvoir?

    Eh! bien, oui, je veux vivre avec excs, ditlinconnu en saisissant la Peau de chagrin.

    Jeune homme, prenez garde, scria levieillard avec une incroyable vivacit.

    Javais rsolu ma vie par ltude et par lapense; mais elles ne mont mme pas nour-ri, rpliqua linconnu. Je ne veux tre la dupeni dune prdication digne de Swedenborg, ni

  • de votre amulette oriental, ni des charitables ef-forts que vous faites, monsieur, pour me rete-nir dans un monde o mon existence est d-sormais impossible. Voyons! ajouta-t-il en ser-rant le talisman dune main convulsive et re-gardant le vieillard. Je veux un dner royale-ment splendide, quelque bacchanale digne dusicle o tout sest, dit-on, perfectionn! Quemes convives soient jeunes, spirituels et sansprjugs, joyeux jusqu la folie! Que les vins sesuccdent toujours plus incisifs, plus ptillants,et soient de force nous enivrer pour troisjours! Que la nuit soit pare de femmes ar-dentes! Je veux que la Dbauche en dlire et ru-gissante nous emporte dans son char quatrechevaux, par-del les bornes du monde, pournous verser sur des plages inconnues: que lesmes montent dans les cieux ou se plongentdans la boue, je ne sais si alors elles slventou sabaissent; peu mimporte! Donc je com-mande ce pouvoir sinistre de me fondre

  • toutes les joies dans une joie. Oui, jai besoindembrasser les plaisirs du ciel et de la terredans une dernire treinte pour en mourir.Aussi souhait-je et des priapes antiques aprsboire, et des chants rveiller les morts, etde triples baisers, des baisers sans fin dont lebruit passe sur Paris comme un craquementdincendie, y rveille les poux et leur inspireune ardeur cuisante qui rajeunisse mme lesseptuagnaires!

    Un clat de rire, parti de la bouche du petitvieillard, retentit dans les oreilles du jeune foucomme un bruissement de lenfer, et linterditsi despotiquement quil se tut.

    Croyez-vous, dit le marchand, que mesplanchers vont souvrir tout coup pour don-ner passage des tables somptueusement ser-vies et des convives de lautre monde? Non,non, jeune tourdi. Vous avez sign le pacte:tout est dit. Maintenant vos volonts serontscrupuleusement satisfaites, mais aux dpens

  • de votre vie. Le cercle de vos jours, figur parcette peau, se resserrera suivant la force et lenombre de vos souhaits, depuis le plus lgerjusquau plus exorbitant. Le brachmane au-quel je dois ce talisman ma jadis expliqu quilsoprerait un mystrieux accord entre les des-tines et les souhaits du possesseur. Votre pre-mier dsir est vulgaire, je pourrais le raliser;mais jen laisse le soin aux vnements de votrenouvelle existence. Aprs tout, vous vouliezmourir? h! bien, votre suicide nest que retar-d.

    Linconnu, surpris et presque irrit de sevoir toujours plaisant par ce singulier vieillarddont lintention demi-philanthropique lui pa-rut clairement dmontre dans cette dernireraillerie, scria: Je verrai bien, monsieur, sima fortune changera pendant le temps que jevais mettre franchir la largeur du quai. Mais,si vous ne vous moquez pas dun malheureux,je dsire, pour me venger dun si fatal service,

  • que vous tombiez amoureux dune danseuse!Vous comprendrez alors le bonheur dune d-bauche, et peut-tre deviendrez-vous prodiguede tous les biens que vous avez si philosophi-quement mnags.

    Il sortit sans entendre un grand soupir quepoussa le vieillard, traversa les salles et descen-dit les escaliers de cette maison, suivi par le grosgaron joufflu qui voulut vainement lclairer:il courait avec la prestesse dun voleur pris enflagrant dlit. Aveugl par une sorte de dlire,il ne saperut mme pas de lincroyable ducti-lit de la Peau de chagrin, qui, devenue souplecomme un gant, se roula sous ses doigts fr-ntiques et put entrer dans la poche de sonhabit o il la mit presque machinalement. Enslanant de la porte du magasin sur la chaus-se, il heurta trois jeunes gens qui se tenaientbras dessus bras dessous.

    Animal!Imbcile!

  • Telles furent les gracieuses interpellationsquils changrent.

    Eh! cest Raphal.Ah bien! nous te cherchions.Quoi! cest vous?Ces trois phrases amicales succdrent

    linjure aussitt que la clart dun rverbre ba-lanc par le vent frappa les visages de ce groupetonn.

    Mon cher ami, dit Raphal le jeunehomme quil avait failli renverser, tu vas veniravec nous.

    De quoi sagit-il donc?Avance toujours, je te conterai laffaire en

    marchant.De force ou de bonne volont, Raphal fut

    entour de ses amis, qui, layant enchan parles bras dans leur joyeuse bande, lentranrentvers le Pont-des-Arts.

    Mon cher, dit lorateur en continuant,nous sommes ta poursuite depuis une se-

  • maine environ. ton respectable htel Saint-Quentin, dont par parenthse lenseigne in-amovible offre des lettres toujours alternative-ment noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Lonarde nous a dit que tu taisparti pour la campagne au mois de juin. Ce-pendant nous navions certes pas lair de gensdargent, huissiers, cranciers, gardes du com-merce, etc. Nimporte! Rastignac tavait aperula veille aux Bouffons, nous avons repris cou-rage, et mis de lamour-propre dcouvrir situ te perchais sur les arbres des Champs-ly-ses, si tu allais coucher pour deux sous dansces maisons philanthropiques o les mendiantsdorment appuys sur des cordes tendues, ousi, plus heureux, ton bivouac ntait pas ta-bli dans quelque boudoir. Nous ne tavons ren-contr nulle part, ni sur les crous de Sainte-Plagie, ni sur ceux de la Force! Les minis-tres, lOpra, les maisons conventuelles, ca-fs, bibliothques, listes de prfets, bureaux de

  • journalistes, restaurants, foyers de thtre, bref,tout ce quil y a dans Paris de bons et demauvais lieux ayant t savamment explors,nous gmissions sur la perte dun homme doudassez de gnie pour se faire galement cher-cher la cour et dans les prisons. Nous parlionsde te canoniser comme un hros de juillet! et,ma parole dhonneur, nous te regrettions.

    En ce moment, Raphal passait avec ses amissur le Pont-des-Arts, do, sans les couter, ilregardait la Seine dont les eaux mugissantes r-ptaient les lumires de Paris. Au-dessus de cefleuve, dans lequel il voulait se prcipiter na-gure, les prdictions du vieillard taient ac-complies, lheure de sa mort se trouvait dj fa-talement retarde.

    Et nous te regrettions vraiment! dit sonami poursuivant toujours sa thse. Il sagitdune combinaison dans laquelle nous te com-prenions en ta qualit dhomme suprieur,cest--dire dhomme qui sait se mettre au-

  • dessus de tout. Lescamotage de la muscadeconstitutionnelle sous le gobelet royal se faitaujourdhui, mon cher, plus gravement quejamais. Linfme Monarchie renverse parlhrosme populaire tait une femme de mau-vaise vie avec laquelle on pouvait rire et ban-queter; mais la Patrie est une pouse acaritreet vertueuse dont il nous faut accepter, bongr, mal gr, les caresses compasses. Or donc,le pouvoir sest transport, comme tu sais, desTuileries chez les journalistes, de mme que lebudget a chang de quartier, en passant du fau-bourg Saint-Germain la Chausse-dAntin.Mais voici ce que tu ne sais peut-tre pas!Le gouvernement, cest--dire laristocratie debanquiers et davocats, qui font aujourdhui dela patrie comme les prtres faisaient jadis de lamonarchie, a senti la ncessit de mystifier lebon peuple de France avec des mois nouveauxet de vieilles ides, linstar des philosophes detoutes les coles et des hommes forts de tous

  • les temps. Il sagit donc de nous inculquer uneopinion royalement nationale, en nous prou-vant quil est bien plus heureux de payer douzecents millions trente-trois centimes la patriereprsente par messieurs tels et tels, que onzecents millions neuf centimes un roi qui disaitmoi au lieu de dire nous. En un mot, un jour-nal arm de deux ou trois cent bons mille francsvient dtre fond dans le but de faire une oppo-sition qui contente les mcontents, sans nuireau gouvernement national du roi-citoyen. Or,comme nous nous moquons de la libert au-tant que du despotisme, de la religion aussi bienque de lincrdulit; que pour nous la patrie estune capitale o toutes les ides schangent, otous les jours amnent de succulents dners, denombreux spectacles; o fourmillent de licen-cieuses prostitues, des soupers qui ne finissentque le lendemain, des amours qui vont lheurecomme les citadines; que Paris sera toujoursla plus adorable de toutes les patries! la patrie

  • de la joie, de la libert, de lesprit, des joliesfemmes, des mauvais sujets, du bon vin, et o lebton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir,puisque lon est prs de ceux qui le tiennent.

    Nous, vritables sectateurs du dieu M-phistophls! avons entrepris de badigeonnerlesprit public, de rhabiller les acteurs, de clouerde nouvelles planches la baraque gouverne-mentale, de mdicamenter les doctrinaires, derecuire les vieux rpublicains, de rchampir lesbonapartistes et de ravitailler les centres, pour-vu quil nous soit permis de rire in petto des roiset des peuples, de ne pas tre le soir de notreopinion du matin, et de passer une joyeuse vie la Panurge ou more orientali, couchs sur demoelleux coussins. Nous te destinions les rnesde cet empire macaronique et burlesque; ainsinous temmenons de ce pas au dner donn parle fondateur dudit journal, un banquier retirqui, ne sachant que faire de son or, veut le chan-ger en esprit. Tu y seras accueilli comme un

  • frre, nous ty saluerons roi de ces esprits fron-deurs que rien npouvante, et dont la perspi-cacit dcouvre les intentions de lAutriche, delAngleterre ou de la Russie, avant que la Rus-sie, lAngleterre ou lAutriche naient des in-tentions! Oui, nous tinstituerons le souverainde ces puissances intelligentes qui fournissentau monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt,les Metternich, enfin tous ces hardis Crispinsqui jouent entre eux les destines dun empirecomme les hommes vulgaires jouent leur kir-chen-wasser aux dominos. Nous tavons don-n pour le plus intrpide compagnon qui ja-mais ait treint corps corps la Dbauche, cemonstre admirable avec lequel veulent luttertous les esprits forts! Nous avons mme af-firm quil ne ta pas encore vaincu. Jespreque tu ne feras pas mentir nos loges. Taille-fer, notre amphitryon, nous a promis de sur-passer les troites saturnales de nos petits Lu-cullus modernes. Il est assez riche pour mettre

  • de la grandeur dans les petitesses, de llganceet de la grce dans le vice. Entends-tu, Raphal?lui demanda lorateur en sinterrompant.

    Oui, rpondit le jeune homme, moinstonn de laccomplissement de ses souhaitsque surpris de la matire naturelle par laquelleles vnements senchanaient; et, quoiquil luift impossible de croire une influence ma-gique, il admirait les hasards de la destine hu-maine.

    Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais la mort de ton grand-pre, lui rpliqua lun deses voisins.

    Ah! reprit Raphal avec un accent de na-vet qui fit rire ces crivains, lespoir de lajeune France, je pensais, mes amis, que nousvoil prs de devenir de bien grands coquins!Jusqu prsent nous avons fait de limpitentre deux vins, nous avons pes la vie tantivres, nous avons pris les hommes et les chosesen digrant; vierges du fait, nous tions har-

  • dis en paroles; mais marqus maintenant parle fer chaud de la politique, nous allons entrerdans ce grand bagne et y perdre nos illusions.Quand on ne croit plus quau diable, il est per-mis de regretter le paradis de la jeunesse, letemps dinnocence o nous tendions dvote-ment la langue un bon prtre, pour recevoirle sacr corps de notre Seigneur Jsus-Christ.Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant deplaisir commettre nos premiers pchs, cestque nous avions des remords pour les embelliret leur donner du piquant, de la saveur; tandisque maintenant...

    Oh! maintenant, reprit le premier interlo-cuteur, il nous reste...

    Quoi? dit un autre.Le crime...Voil un mot qui a toute la hauteur dune

    potence et toute la profondeur de la Seine, r-pliqua Raphal.

  • Oh! tu ne mentends pas. Je parle descrimes politiques. Depuis ce matin je nenviequune existence, celle des conspirateurs. De-main, je ne sais si ma fantaisie durera tou-jours; mais ce soir la vie ple de notre civili-sation, unie comme la rainure dun chemin defer, fait bondir mon cur de dgot! Je suispris de passion pour les malheurs de la droutede Moscou, pour les motions du Corsairerouge et pour lexistence des contrebandiers.Puisquil ny a plus de Chartreux en France,je voudrais au moins un Botany-Bay, une es-pce dinfirmerie destine aux petits lords By-rons, qui, aprs avoir chiffonn la vie commeune serviette aprs dner, nont plus rien fairequ incendier leur pays, se brler la cervelle,conspirer pour la rpublique, ou demander laguerre...

    mile, dit avec feu le voisin de Raphal linterlocuteur, foi dhomme, sans la rvolutionde juillet, je me faisais prtre pour aller mener

  • une vie animale au fond de quelque campagne,et...

    Et tu aurais lu le brviaire tous les jours?Oui.Tu es un fat.Nous lisons bien les journaux.Pas mal! pour un journaliste. Mais, tais-

    toi, nous marchons au milieu dune massedabonns. Le journalisme, vois-tu, cest la reli-gion des socits modernes, et il y a progrs.

    Comment?Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni

    le peuple non plus...En devisant ainsi, comme de braves gens qui

    savaient le De Viris illustribus depuis longuesannes, ils arrivrent un htel de la rue Jou-bert.

    mile tait un journaliste qui avait conquisplus de gloire ne rien faire que les autresnen recueillent de leurs succs. Critique har-di, plein de verve et de mordant, il possdait

  • toutes les qualits que comportaient ses d-fauts. Franc et rieur, il disait en face mille pi-grammes un ami, quabsent, il dfendait aveccourage et loyaut. Il se moquait de tout, mmede son avenir. Toujours dpourvu dargent, ilrestait, comme tous les hommes de quelqueporte, plong dans une inexprimable paresse,jetant un livre dans un mot au nez de gensqui ne savaient pas mettre un mot dans leurslivres. Prodigue de promesses quil ne rali-sait jamais, il stait fait de sa fortune et de sagloire un coussin pour dormir, courant ain-si la chance de se rveiller vieux lhpital.Dailleurs, ami jusqu lchafaud, fanfaron decynisme et simple comme un enfant, il ne tra-vaillait que par boutade ou par ncessit.

    Nous allons faire, suivant lexpression dematre Alcofribas, un fameux tronon de chierelie, dit-il Raphal en lui montrant les caissesde fleurs qui embaumaient et verdissaient lesescaliers.

  • Jaime les porches bien chauffs et garnisde riches tapis, rpondit Raphal. Le luxe dsle pristyle est rare en France. Ici, je me sensrenatre.

    Et l-haut nous allons boire et rire encoreune fois, mon pauvre Raphal. Ah ! reprit-il,jespre que nous serons les vainqueurs et quenous marcherons sur toutes ces ttes-l. Puis,dun geste moqueur, il lui montra les convivesen entrant dans un salon qui resplendissait dedorures, de lumires, et o ils furent aussittaccueillis par les jeunes gens les plus remar-quables de Paris. Lun venait de rvler un ta-lent neuf, et de rivaliser par son premier tableauavec les gloires de la peinture impriale. Lautreavait hasard la veille un livre plein de verdeur,empreint dune sorte de ddain littraire, etqui dcouvrait lcole moderne de nouvellesroutes. Plus loin, un statuaire dont la figurepleine de rudesse accusait quelque vigoureuxgnie, causait avec un de ces froids railleurs

  • qui, selon loccurrence, tantt ne veulent voirde supriorit nulle part, et tantt en recon-naissent partout. Ici, le plus spirituel de noscaricaturistes, lil malin, la bouche mor-dante, guettait les pigrammes pour les tra-duire coups de crayon. L, ce jeune et auda-cieux crivain, qui mieux que personne distil-lait la quintessence des penses politiques, oucondensait en se jouant lesprit dun crivain f-cond, sentretenait avec ce pote dont les critscraseraient toutes les uvres du temps pr-sent, si son talent avait la puissance de sa haine.Tous deux essayaient de ne pas dire la vrit etde ne pas mentir, en sadressant de douces flat-teries. Un musicien clbre consolait en si b-mol, et dune voix moqueuse, un jeune hommepolitique rcemment tomb de la tribune sansse faire aucun mal. De jeunes auteurs sans styletaient auprs de jeunes auteurs sans ides, desprosateurs pleins de posie prs de potes pro-saques. Voyant ces tres incomplets, un pauvre

  • saint-simonien, assez naf pour croire sa doc-trine, les accouplait avec charit, voulant sansdoute les transformer en religieux de son ordre.Enfin, il sy trouvait deux ou trois de ces savantsdestins mettre de lazote dans la conversa-tion, et plusieurs vaudevillistes prts y jeterde ces lueurs phmres, qui, semblables auxtincelles du diamant, ne donnent ni chaleur nilumire. Quelques hommes paradoxes, riantsous cape des gens qui pousent leurs admi-rations ou leurs mpris pour les hommes etles choses, faisaient dj de cette politique double tranchant, avec laquelle ils conspirentcontre tous les systmes, sans prendre partipour aucun. Le jugeur, qui ne stonne de rien,qui se mouche au milieu dune cavatine auxBouffons, y crie brava avant tout le monde, etcontredit ceux qui prviennent son avis, taitl, cherchant sattribuer les mots des gensdesprit. Parmi ces convives, cinq avaient delavenir, une dizaine devait obtenir quelque

  • gloire viagre; quant aux autres, ils pouvaientcomme toutes les mdiocrits se dire le fa-meux mensonge de Louis XVIII: Union et ou-bli. Lamphitryon avait la gaiet soucieuse dunhomme qui dpense deux mille cus; de tempsen temps ses yeux se dirigeaient avec impa-tience vers la porte du salon, en appelant ce-lui des convives qui se faisait attendre. Bien-tt apparut un gros petit homme qui fut ac-cueilli par une flatteuse rumeur, ctait le no-taire qui, le matin mme, avait achev de crerle journal. Un valet de chambre vtu de noirvint ouvrir les portes dune vaste salle man-ger, o chacun alla sans crmonie reconnatresa place autour dune table immense. Avantde quitter les salons, Raphal y jeta un derniercoup dil. Son souhait tait certes bien com-pltement ralis: la soie et lor tapissaient lesappartements, de riches candlabres suppor-tant dinnombrables bougies faisaient briller lesplus lgers dtails des frises dores, les dli-

  • cates ciselures du bronze et les somptueusescouleurs de lameublement; les fleurs raresde quelques jardinires artistement construitesavec des bambous, rpandaient de doux par-fums; les draperies respiraient une lgancesans prtention; il y avait en tout je ne saisquelle grce potique dont le prestige devaitagir sur limagination dun homme sans argent.

    Cent mille livres de rente sont un bien jo-li commentaire du catchisme, et nous aidentmerveilleusement mettre la morale en ac-tions! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu neva gure pied. Pour moi, le vice cest une man-sarde, un habit rp, un chapeau gris en hiver,et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivreau sein de ce luxe un an, six mois, nimporte!Et puis aprs mourir. Jaurai du moins puis,connu, dvor mille existences,

    Oh! lui dit mile qui lcoutait, tu prendsle coup dun agent de change pour le bon-heur. Va, tu serais bientt ennuy de la for-

  • tune en tapercevant quelle te ravirait la chancedtre un homme suprieur. Entre les pauvre-ts de la richesse et les richesses de la pauvre-t, lartiste a-t-il jamais balanc? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, nous autres? Aus-si, prpare ton estomac, vois, dit-il en lui mon-trant, par un geste hroque, le majestueux, letrois fois saint, lvanglique et rassurant aspectque prsentait la salle manger du benot ca-pitaliste. Cet homme-l, reprit-il, ne sest vrai-ment donn la peine damasser son argent quepour nous. Nest-ce pas une espce dpongeoublie par les naturalistes dans lordre des Po-lypiers, et quil sagit de presser avec dlicatesse,avant de la laisser sucer par des hritiers? Netrouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui d-corent les murs? Et les lustres, et les tableaux,quel luxe bien entendu! Sil faut croire les en-vieux et ceux qui tiennent voir les ressortsde la vie, cet homme aurait tu, pendant la r-volution, un Allemand et quelques autres per-

  • sonnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami etla mre de cet ami. Peux-tu donner place descrimes sous les cheveux grisonnants de ce vn-rable Taillefer? Il a lair dun bien bon homme.Vois donc comme largenterie tincelle, et cha-cun de ces rayons brillants serait pour lui uncoup de poignard! Allons donc! autant vau-drait croire en Mahomet. Si le public avait rai-son, voici trente hommes de cur et de ta-lent qui sapprteraient manger les entrailles, boire le sang dune famille. Et nous deux,jeunes gens pleins de candeur, denthousiasme,nous serions complices du forfait! Jai envie dedemander notre capitaliste sil est honntehomme.

    Non pas maintenant! scria Raphal,mais quand il sera ivre-mort: nous aurons dn.

    Les deux amis sassirent en riant. Dabordet par un regard plus rapide que la parole,chaque convive paya son tribut dadmirationau somptueux coup dil quoffrait une longue

  • table, blanche comme une couche de neige fra-chement tombe, et sur laquelle slevaient sy-mtriquement les couverts couronns de pe-tits pains blonds. Les cristaux rptaient lescouleurs de liris dans leurs reflets toils, lesbougies traaient des feux croiss linfini,les mets placs sous des dmes dargent aigui-saient lapptit et la curiosit. Les paroles furentassez rares. Les voisins se regardrent. Le vinde Madre circula. Puis le premier service ap-parut dans toute sa gloire; il aurait fait hon-neur feu Cambacrs, et Brillat-Savarin letclbr. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne,blancs et rouges, furent servis avec une pro-fusion royale. Cette premire partie du festintait comparable, en tout point, lexpositiondune tragdie classique. Le second acte de-vint quelque peu bavard. Chaque convive avaitbu raisonnablement en changeant de crus sui-vant ses caprices, en sorte quau moment olon emporta les restes de ce magnifique ser-

  • vice, de temptueuses discussions staient ta-blies; quelques fronts ples rougissaient, plu-sieurs nez commenaient sempourprer, lesvisages sallumaient, les yeux ptillaient. Pen-dant cette aurore de livresse, le discours ne sor-tait pas encore des bornes de la civilit; mais lesrailleries, les bons mots schappaient peu peude toutes les bouches; puis la calomnie levaittout doucement sa petite tte de serpent et par-lait dune voix flte; et l, quelques sournoiscoutaient attentivement, esprant garder leurraison. Le second service trouva donc les espritstout fait chauffs. Chacun mangea en par-lant, parla en mangeant, but sans prendre garde laffluence des liquides, tant ils taient lam-pants et parfums, tant lexemple tait conta-gieux. Taillefer se piqua danimer ses convives,et fit avancer les terribles vins du Rhne, lechaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. D-chans comme les chevaux dune malle-postequi part dun relais, ces hommes fouetts par les

  • piquantes flches du vin de Champagne impa-tiemment attendu, mais abondamment vers,laissrent alors galoper leur esprit dans le videde ces raisonnements que personne ncoute,se mirent raconter ces histoires qui nont pasdauditeur, recommencrent cent fois ces in-terpellations qui restent sans rponse. Lorgieseule dploya sa grande voix, sa voix compo-se de cent clameurs confuses qui grossissentcomme les crescendo de Rossini. Puis arri-vrent les toasts insidieux, les forfanteries, lesdfis. Tous renonaient se glorifier de leur ca-pacit intellectuelle pour revendiquer celle destonneaux, des foudres, des cuves. Il semblaitque chacun et deux voix. Il vint un momento les matres parlrent tous la fois, et o lesvalets sourirent. Mais cette mle de paroles oles paradoxes douteusement lumineux, les v-rits grotesquement habilles, se heurtrent travers les cris, les jugements interlocutoires,les arrts souverains et les niaiseries, comme au

  • milieu dun combat se croisent les boulets, lesballes et la mitraille, et sans