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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous en servir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942) PERSPECTIVES CULTURELLES Honoré de Balzac Le Curé de village (1841) Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistiquelégué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous enservir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie dupeuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942)

PERSPECTIVES CULTURELLES

Honoré de BalzacLe Curé de village (1841)

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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Perspectives culturelles

Préface

Le cœur du réalisme, c'est la dignité du réel. Le Curé de vil lage est, à ce titre, un roman synthétisantentièrement l'approche balzacienne.Une femme qui aime, alors que cela ne lui est pas permis, qui trouve le chemin de la libération par unfils du peuple, qui échoue dans sa tentative, mais qui a saisi le chemin de la dignité… Une véritablephotographie de la réalité française dans une petite ville, Limoges, et dans les campagnes…L'intrigue amoureuse, sur fond de mysticisme religieux, est un éloge de la dignité du petit peuple et unedénonciation des mœurs obtus, de l'étroitesse d'esprit des zones arriérées du pays, du caractère fade etasséchant de la religion. La vie triomphe, avec le besoin du bonheur, au-delà des entraves conservatricesoù les comportements sont étroits, bornés, faux.Et c'est là le grand paradoxe historique : Balzac se veut conservateur pour passer en réalité, en l'absenceencore de classe ouvrière, par l'anti-capitalisme romantique pour présenter non seulement les faits, maiségalement les personnes, avec toute leur réalité.La religion est donc valorisée, mais en tant qu'elle sert les masses, c'est-à-dire avec le bas-clergé qui seconçoit comme pur intermédiaire spirituel entre les pauvres et les riches qui doivent assumer le progrèsmatériel général.La sobriété et l'esprit de sacrifice servent des objectifs moraux généraux, devant arracher la vie à sesfaiblesses, permettre le bonheur à tous ; c'est tellement vrai qu'il est impossible de ne pas voir le besoinde communisme s'exprimer de tous les pores du roman.

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LA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES DE MŒURS

SCÈNES DE LA VIE DE CAMPAGNE

LE CURÉ DE VILLAGE

À HÉLÈNE.

La moindre barque n’est pas lancée à la mer, sans que lesmarins ne la mettent sous la protection de quelque vivantemblème ou d’un nom révéré ; soyez donc, madame, àl’imitation de cette coutume, la patronne de cet ouvrage lancédans notre océan littéraire, et puisse-t-il être préservé de labourrasque par ce nom impérial que l’Église a fait saint, etque votre dévouement a doublement sanctifié pour moi.

DE BALZAC.

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

CHAPITRE I

VÉRONIQUE

Dans le Bas-Limoges, au coin de la rue de laVieille-Poste et de la rue de la Cité, se trouvait,il y a trente ans, une de ces boutiquesauxquelles il semble que rien n’ait été changédepuis le moyen âge. De grandes dalles casséesen mille endroits, posées sur le sol qui semontrait humide par places, auraient faittomber quiconque n’eût pas observé les creux etles élévations de ce singulier carrelage. Les murspoudreux laissaient voir une bizarre mosaïque debois, et de briques, de pierres et de fer tassésavec une solidité due au temps, peut-être auhasard. Le plancher, composé de poutrescolossales, pliait depuis plus de cent ans sansrompre sous le poids des étages supérieurs.Bâtis en colombage, ces étages étaient àl’extérieur couverts en ardoises clouées demanière à dessiner des figures géométriques, etconservaient une image naïve des constructionsbourgeoises du vieux temps. Aucune des croiséesencadrées de bois, jadis brodées de sculpturesaujourd’hui détruites par les intempéries del’atmosphère, ne se tenait d’aplomb : les unesdonnaient du nez, les autres rentraient,quelques-unes voulaient se disjoindre ; toutesavaient du terreau apporté on ne sait commentdans les fentes creusées par la pluie, et d’oùs’élançaient au printemps quelques fleurslégères, de timides plantes grimpantes, desherbes grêles. La mousse veloutait les toits et lesappuis. Le pilier du coin, quoiqu’en maçonneriecomposite, c’est-à-dire de pierres mêlées debriques et de cailloux, effrayait le regard par sacourbure ; il paraissait devoir céder quelque joursous le poids de la maison dont le pignonsurplombait d’environ un demi-pied. Aussil’autorité municipale et la grande voirie firent-elles abattre cette maison après l’avoir achetée,afin d’élargir le carrefour. Ce pilier, situé àl’angle des deux rues, se recommandait auxamateurs d’antiquités limousines par une jolieniche sculptée où se voyait une vierge, mutiléependant la Révolution. Les bourgeois à

prétentions archéologiques y remarquaient lestraces de la marge en pierre destinée à recevoirles chandeliers où la piété publique allumait descierges, mettait ses ex-voto et des fleurs. Aufond de la boutique, un escalier de boisvermoulu conduisait aux deux étages supérieurssurmontés d’un grenier. La maison, adossée auxdeux maisons voisines, n’avait point deprofondeur, et ne tirait son jour que descroisées. Chaque étage ne contenait que deuxpetites chambres, éclairées chacune par unecroisée, donnant l’une sur la rue de la Cité,l’autre sur la rue de la Vieille-Poste. Au moyenâge, aucun artisan ne fut mieux logé. Cettemaison avait évidemment appartenu jadis à desfaiseurs d’haubergeons, à des armuriers, à descouteliers, à quelques maîtres dont le métier nehaïssait pas le plein air ; il était impossible d’yvoir clair sans que les volets ferrés fussentenlevés sur chaque face où, de chaque côté dupilier, il y avait une porte, comme dansbeaucoup de magasins situés au coin de deuxrues. A chaque porte, après le seuil en bellepierre usée par les siècles, commençait un petitmur à hauteur d’appui, dans lequel était unerainure répétée à la poutre d’en haut surlaquelle reposait le mur de chaque façade.Depuis un temps immémorial on glissait degrossiers volets dans cette rainure, on lesassujettissait par d’énormes bandes de ferboulonnées ; puis, les deux portes une fois closespar un mécanisme semblable, les marchands setrouvaient dans leur maison comme dans uneforteresse. En examinant l’intérieur que,pendant les premières vingt années de ce siècle,les Limousins virent encombré de ferrailles, decuivre, de ressorts, de fers de roues, de clocheset de tout ce que les démolitions donnent demétaux, les gens qu’intéressait ce débris de lavieille ville, y remarquaient la place d’un tuyaude forge, indiqué par une longue traînée de suie,détail qui confirmait les conjectures desarchéologues sur la destination primitive de laboutique. Au premier étage, était une chambreet une cuisine ; le second avait deux chambres.Le grenier servait de magasin pour les objets

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plus délicats que ceux jetés pêle-mêle dans laboutique. Cette maison, louée d’abord, fut plustard achetée par un nommé Sauviat, marchandforain, qui, de 1792 à 1796, parcourut lescampagnes dans un rayon de cinquante lieuesautour de l’Auvergne, en y échangeant despoteries, des plats, des assiettes, des verres,enfin les choses nécessaires aux plus pauvresménages, contre de vieux fers, des cuivres, desplombs, contre tout métal sous quelque formequ’il se déguisât. L’Auvergnat donnait unecasserole en terre brune de deux sous pour unelivre de plomb, ou pour deux livres de fer, bêchecassée, houe brisée, vieille marmite fendue ; et,toujours juge en sa propre cause, il pesait lui-même sa ferraille. Dès la troisième année,Sauviat joignit à ce commerce celui de lachaudronnerie. En 1793, il put acquérir unchâteau vendu nationalement, et le dépeça ; legain qu’il fit, il le répéta sans doute surplusieurs points de la sphère où il opérait ; plustard, ces premiers essais lui donnèrent l’idée deproposer une affaire en grand à l’un de sescompatriotes à Paris. Ainsi, la Bande Noire, sicélèbre par ses dévastations, naquit dans lacervelle du vieux Sauviat, le marchand forainque tout Limoges a vu pendant vingt-sept ansdans cette pauvre boutique au milieu de sescloches cassées, de ses fléaux, de ses chaînes, deses potences, de ses gouttières en plomb tordu,de ses ferrailles de toute espèce ; on doit luirendre la justice de dire qu’il ne connut jamaisni la célébrité, ni l’étendue de cette association ;il n’en profita que dans la proportion descapitaux qu’il avait confiés à la fameuse maisonBrézac. Fatigué de courir les foires et lesvillages, l’Auvergnat s’établit à Limoges, où ilavait, en 1797, épousé la fille d’un chaudronnierveuf, nommé Champagnac. Quand mourut lebeau-père, il acheta la maison où il avait établid’une manière fixe son commerce de ferrailleur,après l’avoir encore exercé dans les campagnespendant trois ans en compagnie de sa femme.Sauviat atteignait à sa cinquantième annéequand il épousa la fille au vieux Champagnac,laquelle, de son côté, ne devait pas avoir moinsde trente ans. Ni belle, ni jolie, la Champagnac

était née en Auvergne, et le patois fut uneséduction mutuelle ; puis, elle avait cette grosseencolure qui permet aux femmes de résister auxplus durs travaux ; aussi accompagna-t-elleSauviat dans ses courses. Elle rapportait du ferou du plomb sur son dos, et conduisait leméchant fourgon plein de poteries aveclesquelles son mari faisait une usure déguisée.Brune, colorée, jouissant d’une riche santé, laChampagnac montrait, en riant, des dentsblanches, hautes et larges comme des amandes ;enfin elle avait le buste et les hanches de cesfemmes que la nature a faites pour être mères.Si cette forte fille ne s’était pas plus tôt mariée,il fallait attribuer son célibat au sansdot d’Harpagon que pratiquait son père, sansavoir jamais lu Molière. Sauviat ne s’effrayapoint du sans dot ; d’ailleurs un homme decinquante ans ne devait pas élever de difficultés,puis sa femme allait lui épargner la dépensed’une servante. Il n’ajouta rien au mobilier de sachambre, où, depuis le jour de ses nocesjusqu’au jour de son déménagement, il n’y eutjamais qu’un lit à colonnes, orné d’une pentedécoupée et de rideaux en serge verte, un bahut,une commode, quatre fauteuils, une table et unmiroir, le tout rapporté de différentes localités.Le bahut contenait dans sa partie supérieureune vaisselle en étain dont toutes les piècesétaient dissemblables. Chacun peut imaginer lacuisine d’après la chambre à coucher. Ni le mari,ni la femme ne savaient lire, léger défautd’éducation qui ne les empêchait pas de compteradmirablement et de faire le plus florissant detous les commerces. Sauviat n’achetait aucunobjet sans la certitude de pouvoir le revendre àcent pour cent de bénéfice. Pour se dispenser detenir des livres et une caisse, il payait et vendaittout au comptant. Il avait d’ailleurs unemémoire si parfaite, qu’un objet, restât-il cinqans dans sa boutique, sa femme et lui serappelaient, à un liard près, le prix d’achat,enchéri chaque année des intérêts. Exceptépendant le temps où elle vaquait aux soins duménage, la Sauviat était toujours assise sur unemauvaise chaise en bois adossée au pilier de saboutique ; elle tricotait en regardant les

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

passants, veillant à sa ferraille et la vendant, lapesant, la livrant elle-même si Sauviat voyageaitpour des acquisitions. A la pointe du jour onentendait le ferrailleur travaillant ses volets, lechien se sauvait par les rues, et bientôt laSauviat venait aider son homme à mettre sur lesappuis naturels que les petits murs formaientrue de la Vieille-Poste et rue de la Cité, dessonnettes, de vieux ressorts, des grelots, descanons de fusil cassés, des brimborions de leurcommerce qui servaient d’enseigne et donnaientun air assez misérable à cette boutique oùsouvent il y avait pour vingt mille francs deplomb, d’acier et de cloches. Jamais, ni l’ancienbrocanteur forain, ni sa femme, ne parlèrent deleur fortune ; ils la cachaient comme unmalfaiteur cache un crime, on les soupçonnalongtemps de rogner les louis d’or et les écus.Quand mourut Champagnac, les Sauviat nefirent point d’inventaire, ils fouillèrent avecl’intelligence des rats tous les coins de samaison, la laissèrent nue comme un cadavre, etvendirent eux-mêmes les chaudronneries dansleur boutique. Une fois par an, en décembre,Sauviat allait à Paris, et se servait alors de lavoiture publique. Aussi, les observateurs duquartier présumaient-ils que pour dérober laconnaissance de sa fortune, le ferrailleur opéraitses placements lui-même à Paris. On sut plustard que, lié dans sa jeunesse avec un des pluscélèbres marchands de métaux de Paris,Auvergnat comme lui, il faisait prospérer sesfonds dans la caisse de la maison Brézac, lacolonne de cette fameuse association appelée laBande Noire, qui s’y forma, comme il a été dit,d’après le conseil de Sauviat, un desparticipants.

Sauviat était un petit homme gras, à figurefatiguée, doué d’un air de probité qui séduisaitle chaland, et cet air lui servait à bien vendre.La sécheresse de ses affirmations et la parfaiteindifférence de son attitude aidaient sesprétentions. Son teint coloré se devinaitdifficilement sous la poussière métallique etnoire qui saupoudrait ses cheveux crépus et safigure marquée de petite-vérole. Son front ne

manquait pas de noblesse, il ressemblait aufront classique prêté par tous les peintres à saintPierre, le plus rude, le plus peuple et aussi leplus fin des apôtres. Ses mains étaient celles dutravailleur infatigable, larges, épaisses, carrées etridées par des espèces de crevasses solides. Sonbuste offrait une musculature indestructible. Ilne quitta jamais son costume de marchandforain : gros souliers ferrés, bas bleus tricotéspar sa femme et cachés sous des guêtres en cuir,pantalon de velours vert bouteille, gilet àcarreaux d’où pendait la clef en cuivre de samontre d’argent attachée par une chaîne en ferque l’usage rendait luisant et poli comme del’acier, une veste à petites basques en velourspareil au pantalon, puis autour du cou unecravate en rouennerie usée par le frottement dela barbe. Les dimanches et jours de fête, Sauviatportait une redingote de drap marron si biensoignée, qu’il ne la renouvela que deux fois envingt ans.

La vie des forçats peut passer pour luxueusecomparée à celle des Sauviat, ils ne mangeaientde la viande qu’aux jours de fêtes carillonnées.Avant de lâcher l’argent nécessaire à leursubsistance journalière, la Sauviat fouillait dansses deux poches cachées entre sa robe et sonjupon, et n’en ramenait jamais que de mauvaisespièces rognées, des écus de six livres ou decinquante-cinq sous, qu’elle regardait avecdésespoir avant d’en changer une. La plupart dutemps, les Sauviat se contentaient de harengs,de pois rouges, de fromage, d’œufs durs mêlésdans une salade, de légumes assaisonnés de lamanière la moins coûteuse. Jamais ils ne firentde provisions, excepté quelques bottes d’ail oud’oignons qui ne craignaient rien et ne coûtaientpas grand’chose ; le peu de bois qu’ilsconsommaient en hiver, la Sauviat l’achetait auxfagotteurs qui passaient, et au jour le jour. Asept heures en hiver, à neuf heures en été, leménage était couché, la boutique fermée etgardée par leur énorme chien qui cherchait savie dans les cuisines du quartier. La mèreSauviat n’usait pas pour trois francs dechandelle par an.

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La vie sobre et travailleuse de ces gens futanimée par une joie mais une joie naturelle, etpour laquelle ils firent leurs seules dépensesconnues. En mai 1802, la Sauviat eut une fille.Elle s’accoucha toute seule, et vaquait aux soinsde son ménage cinq jours après. Elle nourritelle-même son enfant sur sa chaise, en pleinvent, continuant à vendre la ferraille pendantque sa petite tétait. Son lait ne coûtant rien,elle laissa téter pendant deux ans sa fille qui nes’en trouva pas mal. Véronique devint le plusbel enfant de la basse-ville, les passantss’arrêtaient pour la voir. Les voisines aperçurentalors chez le vieux Sauviat quelques traces desensibilité, car on l’en croyait entièrement privé.Pendant que sa femme lui faisait à dîner, lemarchand gardait entre ses bras la petite, et laberçait en lui chantonnant des refrainsauvergnats. Les ouvriers le virent parfoisimmobile, regardant Véronique endormie sur lesgenoux de sa mère. Pour sa fille, il adoucissaitsa voix rude, il essuyait ses mains à sonpantalon avant de la prendre. Quand Véroniqueessaya de marcher, le père se pliait sur sesjambes et se met- tait à quatre pas d’elle en luitendant les bras et lui faisant des mines quicontractaient joyeusement les plis métalliques etprofonds de sa figure âpre et sévère. Cet hommede plomb, de fer et de cuivre redevint unhomme de sang, d’os et de chair. Était-il le dosappuyé contre son pilier, immobile comme unestatue, un cri de Véronique l’agitait ; il sautait àtravers les ferrailles pour la trouver, car ellepassa son enfance à jouer avec les débris dechâteaux amoncelés dans les profondeurs decette vaste boutique, sans se blesser jamais ; elleallait aussi jouer dans la rue ou chez les voisins,sans que l’œil de sa mère la perdît de vue. Iln’est pas inutile de dire que les Sauviat étaientéminemment religieux. Au plus fort de laRévolution, Sauviat observait le dimanche et lesfêtes. A deux fois, il manqua de se faire couperle cou pour être allé entendre la messe d’unprêtre non assermenté. Enfin, il fut mis enprison, accusé justement d’avoir favorisé la fuited’un évêque auquel il sauva la vie.Heureusement le marchand forain, qui se

connaissait en limes et en barreaux de fer, puts’évader ; mais il fut condamné à mort parcontumace, et, par parenthèse, ne se présentajamais pour la purger, il mourut mort. Safemme partageait ses pieux sentiments. L’avaricede ce ménage ne cédait qu’à la voix de lareligion. Les vieux ferrailleurs rendaientexactement le pain bénit, et donnaient auxquêtes. Si le vicaire de Saint-Étienne venait chezeux pour demander des secours, Sauviat ou safemme allaient aussitôt chercher sans façons nigrimaces ce qu’ils croyaient être leur quote-partdans les aumônes de la paroisse. La Viergemutilée de leur pilier fut toujours, dès 1799,ornée de buis à Pâques. A la saison des fleurs,les passants la voyaient fêtée par des bouquetsrafraîchis dans des cornets de verre bleu, surtoutdepuis la naissance de Véronique. Auxprocessions, les Sauviat tendaient soigneusementleur maison de draps chargés de fleurs, etcontribuaient à l’ornement, à la construction dureposoir, l’orgueil de leur carrefour.

Véronique Sauviat fut donc élevéechrétiennement. Dès l’âge de sept ans, elle eutpour institutrice une sœur grise auvergnate àqui les Sauviat avaient rendu quelques petitsservices. Tous deux, assez obligeants tant qu’ilne s’agissait que de leur personne ou de leurtemps, étaient serviables à la manière despauvres gens, qui se prêtent eux-mêmes avecune sorte de cordialité. La sœur grise enseignala lecture et l’écriture à Véronique, elle luiapprit l’histoire du peuple de Dieu, leCatéchisme, l’Ancien et le Nouveau-Testament,quelque peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crutque ce serait assez, c’était déjà trop. A neuf ans,Véronique étonna le quartier par sa beauté,Chacun admirait un visage qui pouvait être unjour digne du pinceau des peintres empressés àla recherche du beau idéal. Surnommée la petiteVierge, elle promettait d’être bien faite etblanche. Sa figure de madone, car la voix dupeuple l’avait bien nommée, fut complétée parune riche et abondante chevelure blonde qui fitressortir la pureté de ses traits. Quiconque a vula sublime petite Vierge de Titien dans son

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grand tableau de la Présentation au Temple,saura ce que fut Véronique en son enfance :même candeur ingénue, même étonnementséraphique dans les yeux, même altitude nobleet simple, même port d’infante.

A onze ans, elle eut la petite-vérole, et nedut la vie qu’aux soins de la sœur Marthe.Pendant les deux mois que leur fille fut endanger, les Sauviat donnèrent à tout le quartierla mesure de leur tendresse. Sauviat n’alla plusaux ventes, il resta tout le temps dans saboutique, montant chez sa fille, redescendant demoments en moments, la veillant toutes lesnuits, de compagnie avec sa femme. Sa douleurmuette parut trop profonde pour que personneosât lui parler, les voisins le regardaient aveccompassion, et ne demandaient des nouvelles deVéronique qu’à la sœur Marthe. Durant les joursoù le danger atteignit au plus haut degré, lespassants et les voisins virent pour la seule etunique fois de la vie de Sauviat des larmesroulant longtemps entre ses paupières ettombant le long de ses joues creuses ; il ne lesessuya point, il resta quelques heures commehébété, n’osant point monter chez sa fille,regardant sans voir, on aurait pu le voler.

Véronique fut sauvée, mais sa beauté périt.Cette figure, également colorée par une teinteoù le brun et le rouge étaient harmonieusementfondus, resta frappée de mille fossettes quigrossirent la peau, dont la pulpe blanche avaitété profondément travaillée. Le front ne putéchapper aux ravages du fléau, il devint brun etdemeura comme martelé. Rien n’est plusdiscordant que ces tons de brique sous unechevelure blonde, ils détruisent une harmoniepréétablie. Ces déchirures du tissu, creuses etcapricieuses, altérèrent la pureté du profil, lafinesse de la coupe du visage, celle du nez, dontla forme grecque se vit à peine, celle du menton,délicat comme le bord d’une porcelaine blanche.La maladie ne respecta que ce qu’elle ne pouvaitatteindre, les yeux et les dents. Véronique neperdit pas non plus l’élégance et la beauté deson corps, ni la plénitude de ses lignes, ni lagrâce de sa taille. Elle fut à quinze ans une belle

personne, et ce qui consola les Sauviat, unesainte et bonne fille, occupée, travailleuse,sédentaire. A sa convalescence, et après sapremière communion, son père et sa mère luidonnèrent pour habitation les deux chambressituées au second étage. Sauviat, si rude pourlui et pour sa femme, eut alors quelquessoupçons du bien-être ; il lui vint une vague idéede consoler sa fille d’une perte qu’elle ignoraitencore. La privation de cette beauté qui faisaitl’orgueil de ces deux êtres leur rendit Véroniqueencore plus chère et plus précieuse. Un jour,Sauviat apporta sur son dos un tapis de hasard,et le cloua lui-même dans la chambre deVéronique. Il garda pour elle, à la vente d’unchâteau, le lit en damas rouge d’une grandedame, les rideaux, les fauteuils et les chaises enmême étoffe. Il meubla de vieilles choses, dont leprix lui fut toujours inconnu, les deux pièces oùvivait sa fille. Il mit des pots de réséda surl’appui de la fenêtre, et rapporta de ses coursestantôt des rosiers, tantôt des œillets, toutessortes de fleurs que lui donnaient sans doute lesjardiniers ou les aubergistes. Si Véronique avaitpu faire des comparaisons, et connaître lecaractère, les mœurs, l’ignorance de ses parents,elle aurait su combien il y avait d’affection dansces petites choses ; mais elle les aimait avec unnaturel exquis et sans réflexion. Véronique eutle plus beau linge que sa mère pouvait trouverchez les marchands. La Sauviat laissait sa fillelibre de s’acheter pour ses vêtements les étoffesqu’elle désirait. Le père et la mère furentheureux de la modestie de leur fille, qui n’eutaucun goût ruineux. Véronique se contentaitd’une robe de soie bleue pour les jours de fêtes,et portait les jours ouvrables une robe de grosmérinos en hiver, d’indienne rayée en été. Ledimanche, elle allait aux offices avec son père etsa mère, à la promenade après vêpres le long dela Vienne ou aux alentours. Les jours ordinaires,elle demeurait chez elle, occupée à remplir de latapisserie, dont le prix appartenait aux pauvres,ayant ainsi les mœurs les plus simples, les pluschastes, les plus exemplaires. Elle ouvraitparfois du linge pour les hospices. Elleentremêla ses travaux de lectures, et ne lut pas

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d’autres livres que ceux que lui prêtait le vicairede Saint-Étienne, un prêtre de qui la sœurMarthe avait fait faire la connaissance auxSauviat.

Pour Véronique, les lois de l’économiedomestique furent d’ailleurs entièrementsuspendues. Sa mère, heureuse de lui servir unenourriture choisie, lui faisait elle-même unecuisine à part. Le père et la mère mangeaienttoujours leurs noix et leur pain dur, leursharengs, leurs pois fricassés avec du beurre salé,tandis que pour Véronique rien n’était ni assezfrais ni assez beau. — Véronique doit vouscoûter cher, disait au père Sauviat un chapelierétabli en face et qui avait pour son fils desprojets sur Véronique en estimant à cent millefrancs la fortune du ferrailleur. — Oui, voisin,oui, répondit le vieux Sauviat, elle pourrait medemander dix écus, je les lui donnerais tout demême. Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle nedemande jamais rien. C’est un agneau pour ladouceur ! » Véronique, en effet, ignorait le prixdes choses ; elle n’avait jamais eu besoin derien ; elle ne vit de pièce d’or que le jour de sonmariage, elle n’eut jamais de bourse à elle ; samère lui achetait et lui donnait tout à souhait,si bien que pour faire l’aumône à un pauvre, ellefouillait dans les poches de sa mère. « — Elle nevous coûte pas cher, dit alors le chapelier.— Vous croyez cela, vous ! répondit Sauviat.Vous ne vous en tireriez pas encore avecquarante écus par an. Et sa chambre ! elle achez elle pour plus de cent écus de meubles,mais quand on n’a qu’une fille, on peut selaisser aller. Enfin, le peu que nous possédonssera tout à elle. — Le peu ? Vous devez êtreriche, père Sauviat. Voilà quarante ans que vousfaites un commerce où il n’y a pas de pertes.— Ah ! l’on ne me couperait pas les oreillespour douze cents francs ! » répondit le vieuxmarchand de ferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu lasuave beauté qui recommandait son visage depetite fille à l’admiration publique, le pèreSauviat redoubla d’activité. Son commerce seraviva si bien, qu’il fit dès lors plusieurs voyages

par an à Paris. Chacun devina qu’il voulaitcompenser à force d’argent ce que, dans sonlangage, il appelait les déchets de sa fille. QuandVéronique eut quinze ans, il se fit unchangement dans les mœurs intérieures de lamaison. Le père et la mère montèrent à la nuitchez leur fille, qui, pendant la soirée, leur lisait,à la lueur d’une lampe placée derrière un globede verre plein d’eau, la Vie des Saints, lesLettres édifiantes, enfin tous les livres prêtés parle vicaire. La vieille Sauviat tricotait encalculant qu’elle regagnait ainsi le prix del’huile. Les voisins pouvaient voir de chez euxces deux vieilles gens, immobiles sur leursfauteuils comme deux figures chinoises, écoutantet admirant leur fille de toutes les forces d’uneintelligence obtuse pour tout ce qui n’était pascommerce ou foi religieuse. Il s’est rencontrésans doute dans le monde des jeunes filles aussipures que l’était Véronique ; mais aucune ne futni plus pure, ni plus modeste. Sa confessiondevait étonner les anges et réjouir la sainteVierge. A seize ans, elle fut entièrementdéveloppée, et se montra comme elle devait être.Elle avait une taille moyenne, ni son père ni samère n’étaient grands ; mais ses formes serecommandaient par une souplesse gracieuse,par ces lignes serpentines si heureuses, sipéniblement cherchées par les peintres, que laNature trace d’elle-même si finement, et dont lesmoelleux contours se révèlent aux yeux desconnaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur desvêtements, qui se modèlent et se disposenttoujours, quoi qu’on fasse, sur le nu. Vraie,simple, naturelle, Véronique mettait en reliefcette beauté par des mouvements sans aucuneaffectation. Elle sortait son plein et entier effet,s’il est permis d’emprunter ce terme énergique àla langue judiciaire. Elle avait les bras charnusdes Auvergnates, la main rouge et potelée d’unebelle servante d’auberge, des pieds forts, maisréguliers, et en harmonie avec ses formes. Il sepassait en elle un phénomène ravissant etmerveilleux qui promettait à l’amour une femmecachée à tous les yeux. Ce phénomène étaitpeut-être une des causes de l’admiration que sonpère et sa mère manifestèrent pour sa beauté,

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

qu’ils disaient être divine, au grand étonnementdes voisins. Les premiers qui remarquèrent cefait furent les prêtres de la cathédrale et lesfidèles qui s’approchaient de la sainte table.Quand un sentiment violent éclatait chezVéronique, et l’exaltation religieuse à laquelleelle était livrée alors qu’elle se présentait pourcommunier doit se compter parmi les vivesémotions d’une jeune fille si candide, il semblaitqu’une lumière intérieure effaçât par ses rayonsles marques de la petite-vérole. Le pur etradieux visage de son enfance reparaissait danssa beauté première. Quoique légèrement voilépar la couche grossière que la maladie y avaitétendue, il brillait comme brillemystérieusement une fleur sous l’eau de la merque le soleil pénètre. Véronique était changéepour quelques instants : la petite Viergeapparaissait et disparaissait comme une célesteapparition. La prunelle de ses yeux, douée d’unegrande contractilité, semblait alors s’épanouir,et repoussait le bleu de l’iris, qui ne formaitplus qu’un léger cercle. Ainsi cettemétamorphose de l’œil, devenu aussi vif quecelui de l’aigle, complétait le changementétrange du visage. Était-ce l’orage des passionscontenues, était-ce une force venue desprofondeurs de l’âme qui agrandissait laprunelle en plein jour, comme elle s’agranditordinairement chez tout le monde dans lesténèbres, en brunissant ainsi l’azur de ces yeuxcélestes ? Quoi que ce fût, il était impossible devoir froidement Véronique, alors qu’elle revenaitde l’autel à sa place après s’être unie à Dieu, etqu’elle se montrait à la paroisse dans saprimitive splendeur. Sa beauté eût alors éclipsécelle des plus belles femmes. Quel charme pourun homme épris et jaloux que ce voile de chairqui devait cacher l’épouse à tous les regards, unvoile que la main de l’amour lèverait etlaisserait retomber sur les voluptés permises !Véronique avait des lèvres parfaitement arquéesqu’on aurait crues peintes en vermillon, tant yabondait un sang pur et chaud. Son menton etle bas de son visage étaient un peu gras, dansl’acception que les peintres donnent à ce mot, etcette forme épaisse est, suivant les lois

impitoyables de la physiognomonie, l’indiced’une violence quasi-morbide dans la passion.Elle avait au-dessus de son front, bien modelé,mais presque impérieux, un magnifique diadèmede cheveux volumineux, abondants et devenuschâtains.

Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de sonmariage, Véronique eut une attitude pensive etpleine de mélancolie. Dans une si profondesolitude, elle devait, comme les solitaires,examiner le grand spectacle de ce qui se passaiten elle : le progrès de sa pensée, la variété desimages, et l’essor des sentiments échauffés parune vie pure. Ceux qui levaient le nez enpassant par la rue de la Cité pouvaient voir parles beaux jours la fille des Sauviat assise à safenêtre, cousant, brodant ou tirant l’aiguille au-dessus de son canevas d’un air assez songeur. Satête se détachait vivement entre les fleurs quipoétisaient l’appui brun et fendillé de sescroisées à vitraux retenus dans leur réseau deplomb. Quelquefois le reflet des rideaux dedamas rouge ajoutait à l’effet de cette tête déjàsi colorée ; de même qu’une fleur empourprée,elle dominait le massif aérien si soigneusemententretenu par elle sur l’appui de sa fenêtre.Cette vieille maison naïve avait donc quelquechose de plus naïf : un portrait de jeune fille,digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg etde Gérard Dow, encadré dans une de ces vieillescroisées quasi détruites, frustes et brunes queleurs pinceaux ont affectionnées. Quand unétranger, surpris de cette construction, restaitbéant à contempler le second étage, le vieuxSauviat avançait alors la tête de manière à semettre en dehors de la ligne dessinée par lesurplomb, sûr de trouver sa fille à la fenêtre. Leferrailleur rentrait en se frottant les mains, etdisait à sa femme en patois d’Auvergne :« — Hé ! la vieille, on admire ton enfant ! »

En 1820, il arriva, dans la vie simple etdénuée d’événements que menait Véronique, unaccident qui n’eut pas eu d’importance cheztoute autre jeune personne, mais qui peut-êtreexerça sur son avenir une horrible influence. Unjour de fête supprimée, qui restait ouvrable pour

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toute la ville, et pendant lequel les Sauviatfermaient boutique, allaient à l’église et sepromenaient, Véronique passa, pour aller dansla campagne, devant l’étalage d’un libraire oùelle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut lafantaisie de l’acheter à cause de la gravure, sonpère paya cent sous le fatal volume, et le mitdans la vaste poche de sa redingote. « — Neferais-tu pas bien de le montrer à monsieur levicaire ? lui dit sa mère pour qui tout livreimprimé sentait toujours un peu le grimoire.— J’y pensais ! » répondit simplementVéronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’undes plus touchants livres de la langue française.La peinture de ce mutuel amour, à demibiblique et digne des premiers âges du monde,ravagea le cœur de Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enleva le voile quijusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petitevierge enfouie dans la belle fille trouva lelendemain ses fleurs plus belles qu’elles nel’étaient la veille, elle entendit leur langagesymbolique, elle examina l’azur du ciel avec unefixité pleine d’exaltation ; et des larmesroulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dansla vie de toutes les femmes, il est un moment oùelles comprennent leur destinée, où leurorganisation jusque-là muette parle avecautorité ; ce n’est pas toujours un homme choisipar quelque regard involontaire et furtif quiréveille leur sixième sens endormi ; mais plussouvent peut-être un spectacle imprévu, l’aspectd’un site, une lecture, le coup d’œil d’unepompe religieuse, un concert de parfumsnaturels, une délicieuse matinée voilée de sesfines vapeurs, une divine musique aux notescaressantes, enfin quelque mouvement inattendudans l’âme ou dans le corps. Chez cette fillesolitaire, confinée dans cette noire maison,élevée par des parents simples, quasi rustiques,et qui n’avait jamais entendu de mot impropre,dont la candide intelligence n’avait jamais reçula moindre idée mauvaise ; chez l’angélique élèvede la sœur Marthe et du bon vicaire de Saint-Étienne, la révélation de l’amour, qui est la vie

de la femme, lui fut faite par un livre suave, parla main du Génie. Pour toute autre, cettelecture eût été sans danger ; pour elle, ce livrefut pire qu’un livre obscène. La corruption estrelative. Il est des natures vierges et sublimesqu’une seule pensée corrompt, elle y faitd’autant plus de dégâts que la nécessité d’unerésistance n’a pas été prévue.

Le lendemain, Véronique montra le livre aubon prêtre qui en approuva l’acquisition, tant larenommée de Paul et Virginie est enfantine,innocente et pure. Mais la chaleur des tropiqueset la beauté des paysages ; mais la candeurpresque puérile d’un amour presque saintavaient agi sur Véronique. Elle fut amenée parla douce et noble figure de l’auteur vers le cultede l’Idéal, cette fatale religion humaine ! Ellerêva d’avoir pour amant un jeune hommesemblable à Paul. Sa pensée caressa devoluptueux tableaux dans une île embaumée.Elle nomma par enfantillage, une île de laVienne, sise au-dessous de Limoges, presque enface le faubourg Saint-Martial, l’Île-de-France.Sa pensée y habita le monde fantastique que seconstruisent toutes les jeunes filles, et qu’ellesenrichissent de leurs propres perfections. Ellepassa de plus longues heures à sa croisée, enregardant passer les artisans, les seuls hommesauxquels, d’après la modeste condition de sesparents, il lui était permis de songer. Habituéesans doute à l’idée d’épouser un homme dupeuple, elle trouvait en elle-même des instinctsqui repoussaient toute grossièreté. Dans cettesituation, elle dut se plaire à composer quelques-uns de ces romans que toutes les jeunes filles sefont pour elles seules. Elle embrassa peut-êtreavec l’ardeur naturelle à une imaginationélégante et vierge, la belle idée d’ennoblir un deces hommes, de l’élever à la hauteur où lamettaient ses rêves, elle fit peut-être un Paul dequelque jeune homme choisi par ses regards,seulement pour attacher ses folles idées sur unêtre, comme les vapeurs de l’atmosphèrehumide, saisies par la gelée, se cristallisent àune branche d’arbre, au bord du chemin. Elledut se lancer dans un abîme profond, car si elle

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eut souvent l’air de revenir de bien haut enmontrant sur son front comme un refletlumineux ; plus souvent encore, elle semblaittenir à la main des fleurs cueillies au bord dequelque torrent suivi jusqu’au fond d’unprécipice. Elle demanda par les soirées chaudesle bras de son vieux père, et ne manqua plusune promenade au bord de la Vienne où elleallait s’extasiant sur les beautés du ciel et de lacampagne, sur les rouges magnificences du soleilcouchant, sur les pimpantes délices des matinéestrempées de rosée. Son esprit exhala dès lors unparfum de poésie naturelle. Ses cheveux qu’ellenattait et tordait simplement sur sa tête, elle leslissa, les boucla. Sa toilette connut quelquerecherche. La vigne qui croissait sauvage etnaturellement jetée dans les bras du vieilormeau fut transplantée, taillée, elle s’étala surun treillis vert et coquet.

Au retour d’un voyage que fit à Paris levieux Sauviat, alors âgé de soixante-dix ans, endécembre 1822, le vicaire vint un soir, et aprèsquelques phrases insignifiantes : « — Pensez àmarier votre fille, Sauviat ! dit le prêtre. Avotre âge, il ne faut plus remettrel’accomplissement d’un devoir important.— Mais Véronique veut-elle se marier ?demanda le vieillard stupéfait. — Comme ilvous plaira, mon père, répondit-elle en baissantles yeux. — Nous la marierons, s’écria la grossemère Sauviat en souriant. — Pourquoi ne m’enas-tu rien dit avant mon départ, la mère ?répliqua Sauviat. Je serai forcé de retourner àParis. »

Jérôme-Baptiste Sauviat, en homme aux yeuxde qui la fortune semblait constituer tout lebonheur, qui n’avait jamais vu que le besoindans l’amour, et dans le mariage qu’un mode detransmettre ses biens à un autre soi-même,s’était juré de marier Véronique à un richebourgeois. Depuis longtemps, cette idée avaitpris dans sa cervelle la forme d’un préjugé. Sonvoisin, le chapelier, riche de deux mille livres derente, avait déjà demandé pour son fils, auquelil cédait son établissement, la main d’une filleaussi célèbre que l’était Véronique dans le

quartier par sa conduite exemplaire et sesmœurs chrétiennes. Sauviat avait déjà polimentrefusé sans en parler à Véronique. Le lendemaindu jour où le vicaire, personnage important auxyeux du ménage Sauviat, eut parlé de lanécessité de marier Véronique de laquelle il étaitle directeur, le vieillard se rasa, s’habilla commepour un jour de fête, et sortit sans rien dire ni àsa fille ni à sa femme. L’une et l’autrecomprirent que le père allait chercher un gendre.Le vieux Sauviat se rendit chez monsieurGraslin.

Monsieur Graslin, riche banquier de Limoges,était comme Sauviat un homme parti sans lesou de l’Auvergne, venu pour êtrecommissionnaire, et qui, placé chez un financieren qualité de garçon de caisse, avait, semblableà beaucoup de financiers, fait son chemin à forced’économie, et aussi par d’heureusescirconstances. Caissier, à vingt-cinq ans, associédix ans après de la maison Perret et Grossetête,il avait fini par se trouver maître du comptoiraprès avoir désintéressé ces vieux banquiers,tous deux retirés à la campagne et qui luilaissèrent leurs fonds à manier, moyennant unléger intérêt. Pierre Graslin, alors âgé dequarante-sept ans, passait pour posséder aumoins six cent mille francs. La réputation defortune de Pierre Graslin avait récemmentgrandi dans tout le Département, chacun avaitapplaudi à sa générosité qui consistait à s’êtrebâti, dans le nouveau quartier de la place desArbres, destiné à donner à Limoges unephysionomie agréable, une belle maison sur leplan d’alignement, et dont la façadecorrespondait à celle d’un édifice public. Cettemaison, achevée depuis six mois, Pierre Graslinhésitait à la meubler ; elle lui coûtait si cherqu’il reculait le moment où il viendrait l’habiter.Son amour-propre l’avait entraîné peut-être audelà des lois sages qui jusqu’alors avaientgouverné sa vie. Il jugeait avec le bon sens del’homme commercial, que l’intérieur de samaison devait être en harmonie avec leprogramme de la façade. Le mobilier,l’argenterie, et les accessoires nécessaires à la vie

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qu’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon sonestimation, coûter autant que la construction.Malgré les dires de la ville et les lazzi ducommerce, malgré les charitables suppositionsde son prochain, il resta confiné dans le vieux,humide et sale rez-de-chaussée où sa fortunes’était faite, rue Montantmanigne. Le publicglosa ; mais Graslin eut l’approbation de sesdeux vieux commanditaires, qui le louèrent decette fermeté peu commune. Une fortune, uneexistence comme celles de Pierre Graslindevaient exciter plus d’une convoitise dans uneville de province. Aussi plus d’une propositionde mariage avait-elle été, depuis dix ans,insinuée à monsieur Graslin. Mais l’état degarçon convenait si bien à un homme occupé dumatin au soir, constamment fatigué de courses,accablé de travail, ardent à la poursuite desaffaires comme le chasseur à celle du gibier, queGraslin ne donna dans aucun des pièges tenduspar les mères ambitieuses qui convoitaient pourleurs filles cette brillante position. Graslin, ceSauviat de la sphère supérieure, ne dépensaitpas quarante sous par jour, et allait vêtu commeson second commis. Deux commis et un garçonde caisse lui suffisaient pour faire des affaires,immenses par la multiplicité des détails. Uncommis expédiait la correspondance, un autretenait la caisse. Pierre Graslin était, pour lesurplus, l’âme et le corps. Ses commis, pris danssa famille, étaient des hommes sûrs, intelligents,façonnés au travail comme lui-même. Quant augarçon de caisse, il menait la vie d’un cheval decamion. Levé dès cinq heures en tous temps, nese couchant jamais avant onze heures, Graslinavait une femme à la journée, une vieilleAuvergnate qui faisait la cuisine. La vaisselle deterre brune, le bon gros linge de maison étaienten harmonie avec le train de cette maison.L’Auvergnate avait ordre de ne jamais dépasserla somme de trois francs pour la totalité de ladépense journalière du ménage. Le garçon depeine servait de domestique. Les commisfaisaient eux-mêmes leur chambre. Les tables enbois noirci, les chaises dépaillées, les casiers, lesmauvais bois de lit, tout le mobilier quigarnissait le comptoir et les trois chambres

situées au-dessus, ne valaient pas mille francs, ycompris une caisse colossale, toute en fer, scelléedans les murs, léguée par ses prédécesseurs, etdevant laquelle couchait le garçon de peine, avecdeux chiens à ses pieds. Graslin ne hantait pasle monde où il était si souvent question de lui.Deux ou trois fois par an, il dînait chez leReceveur-général, avec lequel ses affaires lemettaient en relations suivies. Il mangeaitencore quelquefois à la Préfecture ; il avait éténommé membre du Conseil-général duDépartement, à son grand regret. « — Il perdaitlà son temps, » disait-il. Parfois ses confrères,quand il concluait avec eux des marchés, legardaient à déjeuner ou à dîner. Enfin il étaitforcé d’aller chez ses anciens patrons quipassaient les hivers à Limoges. Il tenait si peuaux relations de société, qu’en vingt-cinq ans,Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à quique ce soit. Quand Graslin passait dans la rue,chacun se le montrait, en se disant : « Voilàmonsieur Graslin ! » C’est-à-dire voilà unhomme venu sans le sou à Limoges et qui s’estacquis une fortune immense ! Le banquierauvergnat était un modèle que plus d’un pèreproposait à son enfant, une épigramme que plusd’une femme jetait à la face de son mari.Chacun peut concevoir par quelles idées unhomme devenu le pivot de toute la machinefinancière du Limousin, fut amené à repousserles diverses propositions de mariage qu’on ne selassait pas de lui faire. Les filles de messieursPerret et Grossetête avaient été mariées avantque Graslin eût été en position de les épouser,mais comme chacune de ces dames avait desfilles en bas âge, on finit par laisser Graslintranquille, imaginant que, soit le vieux Perretou le fin Grossetête avait par avance arrangé lemariage de Graslin avec une de leurs petites-filles. Sauviat suivit plus attentivement et plussérieusement que personne la marche ascendantede son compatriote, il l’avait connu lors de sonétablissement à Limoges ; mais leurs positionsrespectives changèrent si fort, du moins enapparence, que leur amitié, devenuesuperficielle, se rafraîchissait rarement.Néanmoins, en qualité de compatriote, Graslin

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ne dédaigna jamais de causer avec Sauviatquand par hasard ils se rencontrèrent. Tousdeux ils avaient conservé leur tutoiementprimitif, mais en patois d’Auvergne seulement.Quand le Receveur-général de Bourges, le plusjeune des frères Grossetête, eut marié sa fille, en1823, au plus jeune fils du comte de Fontaine,Sauviat devina que les Grossetête ne voulaientpoint faire entrer Graslin dans leur famille.Après sa conférence avec le banquier, le pèreSauviat revint joyeux dîner dans la chambre desa fille, et dit à ses deux femmes :« — Véronique sera madame Graslin.— Madame Graslin ? s’écria la mère Sauviatstupéfaite. — Est-ce possible ? dit Véronique àqui la personne de Graslin était inconnue mais àl’imagination de laquelle il se produisait commese produit un des Rothschild à celle d’unegrisette de Paris. — Oui, c’est fait, ditsolennellement le vieux Sauviat. Graslinmeublera magnifiquement sa maison ; il aurapour notre fille la plus belle voiture de Paris etles plus beaux chevaux du Limousin, il achèteraune terre de cinq cent mille francs pour elle, etlui assurera son hôtel ; enfin Véronique sera lapremière de Limoges, la plus riche dudépartement, et fera ce qu’elle voudra deGraslin ! »

Son éducation, ses idées religieuses, sonaffection sans bornes pour son père et sa mère,son ignorance empêchèrent Véronique deconcevoir une seule objection ; elle ne pensamême pas qu’on avait disposé d’elle sans elle. Lelendemain Sauviat partit pour Paris et futabsent pendant une semaine environ.

Pierre Graslin était, vous l’imaginez, peucauseur, il allait droit et promptement au fait.Chose résolue, chose exécutée. En février 1822,éclata comme un coup de foudre dans Limogesune singulière nouvelle : l’hôtel Graslin semeublait richement, des voitures de roulagevenues de Paris se succédaient de jour en jour àla porte et se déballaient dans la cour. Il courutdans la ville des rumeurs sur la beauté, sur lebon goût d’un mobilier moderne ou antique,selon la mode. La maison Odiot expédiait une

magnifique argenterie par la malle-poste. Enfin,trois voitures, une calèche, un coupé, uncabriolet, arrivaient entortillées de paille, commedes bijoux. — Monsieur Graslin se marie ! Cesmots furent dits par toutes les bouches dans uneseule soirée, dans les salons de la haute société,dans les ménages, dans les boutiques, dans lesfaubourgs, et bientôt dans tout le Limousin.Mais avec qui ? Personne ne pouvait répondre.Il y avait un mystère à Limoges.

Au retour de Sauviat, eut lieu la premièrevisite nocturne de Graslin, à neuf heures etdemie. Véronique, prévenue, attendait, vêtue desa robe de soie bleue à guimpe sur laquelleretombait une collerette de linon à grand ourlet.Pour toute coiffure, ses cheveux, partagés endeux bandeaux bien lissés, furent rassemblés enmamelon derrière la tête, à la grecque. Elleoccupait une chaise de tapisserie auprès de samère assise au coin de la cheminée dans ungrand fauteuil à dossier sculpté, garni de veloursrouge, quelque débris de vieux château. Ungrand feu brillait à l’âtre. Sur la cheminée, dechaque côté d’une horloge antique dont la valeurétait certes inconnue aux Sauviat, six bougiesdans deux vieux bras de cuivre figurant dessarments, éclairaient et cette chambre brune etVéronique dans toute sa fleur. La vieille mèreavait mis sa meilleure robe. Par le silence de larue, à cette heure silencieuse, sur les doucesténèbres du vieil escalier, apparut Graslin à lamodeste et naïve Véronique, encore livrée auxsuaves idées que le livre de Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait concevoir de l’amour.

Petit et maigre, Graslin avait une épaissechevelure noire semblable aux crins d’unhoussoir, qui faisait vigoureusement ressortir sonvisage rouge comme celui d’un ivrogne émérite,et couvert de boutons âcres, saignants ou prêtsà percer. Sans être ni la lèpre ni la dartre, cesfruits d’un sang échaudé par un travail continu,par les inquiétudes, par la rage du commerce,par les veilles, par la sobriété, par une vie sage,semblaient tenir de ces deux maladies. Malgréles avis de ses associés, de ses commis et de sonmédecin, le banquier n’avait jamais su

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s’astreindre aux précautions médicales quieussent prévenu, tempéré cette maladie, d’abordlégère et qui s’aggravait de jour en jour. Ilvoulait guérir, il prenait des bains pendantquelques jours, il buvait la boisson ordonnée ;mais emporté par le courant des affaires, iloubliait le soin de sa personne. Il pensait àsuspendre ses affaires pendant quelques jours, àvoyager, à se soigner aux Eaux ; mais quel est lechasseur de millions qui s’arrête ? Dans cetteface ardente, brillaient deux yeux gris, tigrés defils verdâtres partant de la prunelle, et semés depoints bruns ; deux yeux avides, deux yeux vifsqui allaient au fond du cœur, deux yeuximplacables, pleins de résolution, de rectitude,de calcul. Graslin avait un nez retroussé, unebouche à grosses lèvres lippues, un frontcambré, des pommettes rieuses, des oreillesépaisses à larges bords corrodés par l’âcreté dusang ; enfin c’était le satyre antique, un fauneen redingote, en gilet de satin noir, le cou serréd’une cravate blanche. Les épaules fortes etnerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux,étaient déjà voûtées ; et, sous ce busteexcessivement développé s’agitaient des jambesgrêles, assez mal emmanchées à des cuissescourtes. Les mains maigres et velues montraientles doigts crochus des gens habitués à compterdes écus. Les plis du visage allaient despommettes à la bouche par sillons égaux commechez tous les gens occupés d’intérêts matériels.L’habitude des décisions rapides se voyait dansla manière dont les sourcils étaient rehaussésvers chaque lobe du front. Quoique sérieuse etserrée, la bouche annonçait une bonté cachée,une âme excellente, enfouie sous les affaires,étouffée peut-être, mais qui pouvait renaître aucontact d’une femme. A cette apparition, lecœur de Véronique se contracta violemment, illui passa du noir devant les yeux ; elle crut avoircrié ; mais elle était restée muette, le regardfixe.

— Véronique, voici monsieur Graslin, lui ditalors le vieux Sauviat.

Véronique se leva, salua, retomba sur sachaise, et regarda sa mère qui souriait au

millionnaire, et qui paraissait, ainsi que Sauviat,si heureuse, mais si heureuse que la pauvre filletrouva la force de cacher sa surprise et saviolente répulsion. Dans la conversation qui eutlieu, il fut question de la santé de Graslin. Lebanquier se regarda naïvement dans le miroir àtailles onglées et à cadre d’ébène. « — Je nesuis pas beau, mademoiselle, dit-il. » Et ilexpliqua les rougeurs de sa figure par sa vieardente, il raconta comment il désobéissait auxordres de la médecine, il se flatta de changer devisage dès qu’une femme commanderait dansson ménage, et aurait plus soin de lui que lui-même.

— Est-ce qu’on épouse un homme pour sonvisage, pays ! dit le vieux ferrailleur en donnantà son compatriote une énorme tape sur lacuisse.

L’explication de Graslin s’adressait à cessentiments naturels dont est plus ou moinsrempli le cœur de toute femme. Véronique pensaqu’elle-même avait un visage détruit par unehorrible maladie, et sa modestie chrétienne la fitrevenir sur sa première impression. Enentendant un sifflement dans la rue, Graslindescendit suivi de Sauviat inquiet. Tous deuxremontèrent promptement. Le garçon de peineapportait un premier bouquet de fleurs, quis’était fait attendre. Quand le banquier montrace monceau de fleurs exotiques dont les parfumsenvahirent la chambre et qu’il l’offrit à safuture, Véronique éprouva des émotions biencontraires à celles que lui avait causées lepremier aspect de Graslin, elle fut commeplongée dans le monde idéal et fantastique de lanature tropicale. Elle n’avait jamais vu decamélias blancs, elle n’avait jamais senti lecytise des Alpes, la citronnelle, le jasmin desAçores, les volcamérias, les roses musquées,toutes odeurs divines qui sont comme l’excitantde la tendresse, et qui chantent au cœur deshymnes de parfums. Graslin laissa Véronique enproie à cette émotion. Depuis le retour duferrailleur, quand tout dormait dans Limoges, lebanquier se coulait le long des murs jusqu’à lamaison du père Sauviat. Il frappait doucement

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aux volets, le chien n’aboyait pas, le vieillarddescendait, ouvrait à son pays, et Graslinpassait une heure ou deux dans la pièce brune,auprès de Véronique. Là, Graslin trouvatoujours son souper d’Auvergnat servi par lamère Sauviat. Jamais ce singulier amoureuxn’arriva sans offrir à Véronique un bouquetcomposé des fleurs les plus rares, cueillies dansla serre de monsieur Grossetête, la seulepersonne de Limoges qui fût dans le secret de cemariage. Le garçon de peine allait cherchernuitamment le bouquet que faisait le vieuxGrossetête, lui-même. En deux mois, Graslinvint cinquante fois environ ; chaque fois ilapporta quelque riche présent : des anneaux,une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.

Ces prodigalités incroyables, un mot lesjustifiera. La dot de Véronique se composait depresque toute la fortune de son père, sept centcinquante mille francs. Le vieillard gardait uneinscription de huit mille francs sur le Grand-livre achetée pour soixante mille livres enassignats par son compère Brézac, à qui, lors deson emprisonnement, il les avait confiées, et quila lui avait toujours gardée, en le détournant dela vendre. Ces soixante mille livres en assignatsétaient la moitié de la fortune de Sauviat aumoment où il courut le risque de périr surl’échafaud. Brézac avait été, dans cettecirconstance, le fidèle dépositaire du reste,consistant en sept cents louis d’or, sommeénorme avec laquelle l’Auvergnat se remit àopérer dès qu’il eut recouvré sa liberté. Entrente ans, chacun de ces louis s’était changé enun billet de mille francs, à l’aide toutefois de larente du Grand-livre, de la successionChampagnac, des bénéfices accumulés ducommerce et des intérêts composés quigrossissaient dans la maison Brézac. Brézacavait pour Sauviat une probe amitié, comme enont les Auvergnats entre eux. Aussi quandSauviat allait voir la façade de l’hôtel Graslin,se disait-il en lui-même : « — Véroniquedemeurera dans ce palais ! » Il savait qu’aucunefille en Limousin n’avait sept cent cinquantemille francs en mariage, et deux cent cinquante

mille francs en espérance. Graslin, son gendred’élection, devait donc infailliblement épouserVéronique.

Véronique eut tous les soirs un bouquet qui,le lendemain parait son petit salon et qu’ellecachait aux voisins. Elle admira ces délicieuxbijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets,ces rubis qui plaisent à toutes les filles d’Ève ;elle se trouvait moins laide ainsi parée. Elle vitsa mère heureuse de ce mariage, et n’eut aucunterme de comparaison ; elle ignorait d’ailleursles devoirs, la fin du mariage ; enfin elleentendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Étienne lui vantant Graslin comme un hommed’honneur, avec qui elle mènerait une viehonorable. Véronique consentit donc à recevoirles soins de monsieur Graslin. Quand, dans unevie recueillie et solitaire comme celle deVéronique, il se produit une seule personne quivient tous les jours, cette personne ne sauraitêtre indifférente : ou elle est haïe, et l’aversionjustifiée par la connaissance approfondie ducaractère la rend insupportable ; ou l’habitudede la voir blase pour ainsi dire les yeux sur lesdéfauts corporels. L’esprit cherche descompensations. Cette physionomie occupe lacuriosité, d’ailleurs les traits s’animent, il ensort quelques beautés fugitives. Puis on finit pardécouvrir l’intérieur caché sous la forme. Enfinles premières impressions une fois vaincues,l’attachement prend d’autant plus de force, quel’âme s’y obstine comme à sa propre création.On aime. Là est la raison des passions conçuespar de belles personnes pour des êtres laids enapparence. La forme, oubliée par l’affection, nese voit plus chez une créature dont l’âme estalors seule appréciée. D’ailleurs la beauté, sinécessaire à une femme, prend chez l’homme uncaractère si étrange, qu’il y a peut-être autantde dissentiment entre les femmes sur la beautéde l’homme qu’entre les hommes sur la beautédes femmes. Après mille réflexions, après biendes débats avec elle-même, Véronique laissadonc publier les bans. Dès lors, il ne fut bruitdans tout Limoges que de cette aventureincroyable. Personne n’en connaissait le secret,

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l’énormité de la dot. Si cette dot eût été connue,Véronique aurait pu choisir un mari ; mais peut-être aussi eût-elle été trompée ! Graslin passaitpour s’être pris d’amour. Il vint des tapissiersde Paris, qui arrangèrent la belle maison. On neparla dans Limoges que des profusions dubanquier : on chiffrait la valeur des lustres, onracontait les dorures du salon, les sujets despendules ; on décrivait les jardinières, leschauffeuses, les objets de luxe, les nouveautés.Dans le jardin de l’hôtel Graslin, il y avait, au-dessus d’une glacière, une volière délicieuse, etchacun fut surpris d’y voir des oiseaux rares, desperroquets, des faisans de la Chine, des canardsinconnus, car on vint les voir. Monsieur etmadame Grossetête, vieilles gens considérésdans Limoges, firent plusieurs visites chez lesSauviat accompagnés de Graslin. MadameGrossetête, femme respectable, félicitaVéronique sur son heureux mariage. Ainsil’Église, la Famille, le Monde, tout jusqu’auxmoindres choses fut complice de ce mariage.

Au mois d’avril, les invitations officiellesfurent remises chez toutes les connaissances deGraslin. Par une belle journée, une calèche et uncoupé attelés à l’anglaise de chevaux limousinschoisis par le vieux Grossetête, arrivèrent à onzeheures devant la modeste boutique duferrailleur, amenant, au grand émoi du quartier,les anciens patrons du marié et ses deuxcommis. La rue fut pleine de monde accourupour voir la fille des Sauviat, à qui le plusrenommé coiffeur de Limoges avait posé sur sesbeaux cheveux la couronne des mariées, et unvoile de dentelle d’Angleterre du plus haut prix.Véronique était simplement mise en mousselineblanche. Une assemblée assez imposante desfemmes les plus distinguées de la ville attendaitla noce à la cathédrale, où l’Évêque, connaissantla piété des Sauviat, daignait marier Véronique.La mariée fut trouvée généralement laide. Elleentra dans son hôtel, et y marcha de surprise ensurprise. Un dîner d’apparat devait précéder lebal, auquel Graslin avait invité presque toutLimoges. Le dîner, donné à l’Évêque, au Préfet,au Président de la Cour, au Procureur-général,

au Maire, au Général, aux anciens patrons deGraslin et à leurs femmes, fut un triomphe pourla mariée qui, semblable à toutes les personnessimples et naturelles, montra des grâcesinattendues. Aucun des mariés ne savaientdanser, Véronique continua donc de faire leshonneurs de chez elle, et se concilia l’estime, lesbonnes grâces de la plupart des personnes aveclesquelles elle fit connaissance, en demandant àGrossetête, qui se prit de belle amitié pour elle,des renseignements sur chacun. Elle ne commitainsi aucune méprise. Ce fut pendant cettesoirée que les deux anciens banquiersannoncèrent la fortune, immense en Limousin,donnée par le vieux Sauviat à sa fille. Dès neufheures, le ferrailleur était allé se coucher chezlui, laissant sa femme présider au coucher de lamariée. Il fut dit dans toute la ville que madameGraslin était laide, mais bien faite.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, etvendit alors sa maison à la Ville. Il acheta sur larive gauche de la Vienne une maison decampagne située entre Limoges et le Cluzeau, àdix minutes du faubourg Saint-Martial, où ilvoulut finir tranquillement ses jours avec safemme. Les deux vieillards eurent unappartement dans l’hôtel Graslin, et dînèrentune ou deux fois par semaine avec leur fille, quiprit souvent leur maison pour but depromenade. Ce repos faillit tuer le vieuxferrailleur. Heureusement Graslin trouva moyend’occuper son beau-père. En 1825, le banquierfut obligé de prendre à son compte unemanufacture de porcelaine, aux propriétaires delaquelle il avait avancé de fortes sommes, et quine pouvaient les lui rendre qu’en lui vendantleur établissement. Par ses relations et en yversant des capitaux, Graslin fit de cettefabrique une des premières de Limoges ; puis illa revendit avec de gros bénéfices, trois ansaprès. Il donna donc la surveillance de ce grandétablissement, situé précisément dans lefaubourg Saint-Martial, à son beau-père qui,malgré ses soixante-douze ans, fut pourbeaucoup dans la prospérité de cette affaire ets’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses

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affaires en ville et n’avoir aucun souci d’unemanufacture qui, sans l’activité passionnée duvieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être às’associer avec un de ses commis, et à perdreune portion des bénéfices qu’il y trouva tout ensauvant ses capitaux engagés. Sauviat mouruten 1827, par accident. En présidant àl’inventaire de la fabrique, il tomba dans unecharasse, espèce de boîte à claire-voie oùs’emballent les porcelaines ; il se fit une blessurelégère à la jambe et ne la soigna pas ; lagangrène s’y mit, il ne voulut jamais se laissercouper la jambe et mourut. La veuve abandonnadeux cent cinquante mille francs environ dont secomposait la succession de Sauviat, en secontentant d’une rente de deux cents francs parmois, qui suffisait amplement à ses besoins, etque son gendre prit l’engagement de lui servir.Elle garda sa petite maison de campagne, oùelle vécut seule et sans servante, sans que sa fillepût la faire revenir sur cette décision maintenueavec l’obstination particulière aux vieilles gens.La mère Sauviat vint voir d’ailleurs presquetous les jours sa fille, de même que sa fillecontinua de prendre pour but de promenade lamaison de campagne d’où l’on jouissait d’unecharmante vue sur la Vienne. De là se voyaitcette île affectionnée par Véronique, et delaquelle elle avait fait jadis son Île-de-France.

Pour ne pas troubler par ces incidentsl’histoire du ménage Graslin, il a fallu terminercelle des Sauviat en anticipant sur cesévénements, utiles cependant à l’explication dela vie cachée que mena madame Graslin. Lavieille mère, ayant remarqué combien l’avaricede Graslin pouvait gêner sa fille, s’étaitlongtemps refusée à se dépouiller du reste de safortune ; mais Véronique, incapable de prévoirun seul des cas où les femmes désirent lajouissance de leur bien, insista par des raisonspleines de noblesse, elle voulut alors remercierGraslin de lui avoir rendu sa liberté de jeunefille.

La splendeur insolite qui accompagna lemariage de Graslin avait froissé toutes seshabitudes et contrarié son caractère. Ce grand

financier était un très-petit esprit. Véroniquen’avait pas pu juger l’homme avec lequel elledevait passer sa vie. Durant ses cinquante-cinqvisites, Graslin n’avait jamais laissé voir quel’homme commercial, le travailleur intrépide quiconcevait, devinait, soutenait les entreprises,analysait les affaires publiques en les rapportanttoutefois à l’échelle de la Banque. Fasciné par lemillion du beau-père, le parvenu se montragénéreux par calcul ; mais s’il fit grandement leschoses, il fut entraîné par le printemps dumariage, et par ce qu’il nommait sa folie, parcette maison encore appelée aujourd’hui l’hôtelGraslin. Après s’être donné des chevaux, unecalèche, un coupé, naturellement il s’en servitpour rendre ses visites de mariage, pour aller àces dîners et à ces bals, nommés retours denoces, que les sommités administratives et lesmaisons riches rendirent aux nouveaux mariés.Dans le mouvement qui l’emportait en dehors desa sphère, Graslin prit un jour de réception, etfit venir un cuisinier de Paris. Pendant uneannée environ, il mena donc le train que devaitmener un homme qui possédait seize cent millefrancs, et qui pouvait disposer de trois millionsen comprenant les fonds qu’on lui confiait. Il futalors le personnage le plus marquant deLimoges. Pendant cette année, il mitgénéreusement vingt-cinq pièces de vingt francstous les mois dans la bourse de madameGraslin. Le beau monde de la ville s’occupabeaucoup de Véronique au commencement deson mariage, espèce de bonne fortune pour lacuriosité presque toujours sans aliment enprovince. Véronique fut d’autant plus étudiéequ’elle apparaissait dans la société comme unphénomène ; mais elle y demeura dans l’attitudesimple et modeste d’une personne qui observaitdes mœurs, des usages, des choses inconnues envoulant s’y conformer. Déjà proclamée laide,mais bien faite, elle fut alors regardée commebonne, mais stupide. Elle apprenait tant dechoses, elle avait tant à écouter et à voir, queson air, ses discours prêtèrent à ce jugement uneapparence de justesse. Elle eut d’ailleurs unesorte de torpeur qui ressemblait au manqued’esprit. Le mariage, ce dur métier, disait-elle,

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pour lequel l’Église, le Code et sa mère luiavaient recommandé la plus grande résignation,la plus parfaite obéissance, sous peine de faillirà toutes les lois humaines et de causerd’irréparables malheurs, la jeta dans unétourdissement qui atteignit parfois à un délirevertigineux. Silencieuse et recueillie, elles’écoutait autant qu’elle écoutait les autres. Enéprouvant la plus violente difficulté d’être, selonl’expression de Fontenelle, et qui allait croissant,elle était épouvantée d’elle-même. La natureregimba sous les ordres de l’âme, et le corpsméconnut la volonté. La pauvre créature, priseau piège, pleura sur le sein de la grande mèredes pauvres et des affligés, elle eut recours àl’Église, elle redoubla de ferveur, elle confia lesembûches du démon à son vertueux directeur,elle pria. Jamais, en aucun temps de sa vie, ellene remplit ses devoirs religieux avec plus d’élanqu’alors. Le désespoir de ne pas aimer son marila précipitait avec violence au pied des autels,où des voix divines et consolatrices luirecommandaient la patience.

Elle fut patiente et douce, elle continua devivre en attendant les bonheurs de la maternité.« — Avez-vous vu ce matin madame Graslin,disaient les femmes entre elles, le mariage ne luiréussit pas, elle était verte. — Oui, mais auriez-vous donné votre fille à un homme commemonsieur Graslin. On n’épouse pointimpunément un pareil monstre. » Depuis queGraslin s’était marié, toutes les mères qui,pendant dix ans, l’avaient pourchassé,l’accablaient d’épigrammes. Véroniquemaigrissait et devenait réellement laide. Sesyeux se fatiguèrent, ses traits grossirent, elleparut honteuse et gênée. Ses regards offrirentcette triste froideur, tant reprochée aux dévotes.Sa physionomie prit des teintes grises. Elle setraîna languissamment pendant cette premièreannée de mariage, ordinairement si brillantepour les jeunes femmes. Aussi chercha-t-ellebientôt des distractions dans la lecture, enprofitant du privilège qu’ont les femmes mariéesde tout lire. Elle lut les romans de Walter Scott,les poèmes de lord Byron, les œuvres de Schiller

et de Goëthe, enfin la nouvelle et l’anciennelittérature. Elle apprit à monter à cheval, àdanser et à dessiner. Elle lava des aquarelles etdes sépia, recherchant avec ardeur toutes lesressources que les femmes opposent aux ennuisde la solitude. Enfin elle se donna cette secondeéducation que les femmes tiennent presquetoutes d’un homme, et qu’elle ne tint que d’elle-même. La supériorité d’une nature franche,libre, élevée comme dans un désert, maisfortifiée par la religion, lui avait imprimé unesorte de grandeur sauvage et des exigencesauxquelles le monde de la province ne pouvaitoffrir aucune pâture. Tous les livres luipeignaient l’amour, elle cherchait uneapplication à ses lectures, et n’apercevait depassion nulle part. L’amour restait dans soncœur à l’état de ces germes qui attendent uncoup de soleil. Sa profonde mélancolie engendréepar de constantes méditations sur elle-même laramena par des sentiers obscurs aux rêvesbrillants de ses derniers jours de jeune fille. Elledut contempler plus d’une fois ses ancienspoèmes romanesques en en devenant alors à lafois le théâtre et le sujet. Elle revit cette îlebaignée de lumière, fleurie, parfumée où tout luicaressait l’âme. Souvent ses yeux pâlisembrassèrent les salons avec une curiositépénétrante : les hommes y ressemblaient tous àGraslin, elle les étudiait et semblait interrogerleurs femmes ; mais en n’apercevant aucune deses douleurs intimes répétées sur les figures, ellerevenait sombre et triste, inquiète d’elle-même.Les auteurs qu’elle avait lus le matinrépondaient à ses plus hauts sentiments, leuresprit lui plaisait ; et le soir elle entendait desbanalités qu’on ne déguisait même pas sous uneforme spirituelle, des conversations sottes, vides,ou remplies par des intérêts locaux, personnels,sans importance pour elle. Elle s’étonnait de lachaleur déployée dans des discussions où il nes’agissait point de sentiment, pour elle l’âme dela vie. On la vit souvent les yeux fixes, hébétée,pensant sans doute aux heures de sa jeunesseignorante, passées dans cette chambre pleined’harmonies, alors détruites comme elle. Ellesentit une horrible répugnance à tomber dans le

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gouffre de petitesses où tournaient les femmesparmi lesquelles elle était forcée de vivre. Cedédain écrit sur son front, sur ses lèvres, et maldéguisé, fut pris pour l’insolence d’uneparvenue. Madame Graslin observa sur tous lesvisages une froideur, et sentit dans tous lesdiscours une âcreté dont les raisons lui furentinconnues, car elle n’avait pas encore pu se faireune amie assez intime pour être éclairée ouconseillée par elle ; l’injustice qui révolte lespetits esprits ramène en elles-mêmes les âmesélevées, et leur communique une sorted’humilité ; Véronique se condamna, chercha sestorts ; elle voulut être affable, on la prétenditfausse ; elle redoubla de douceur, on la fit passerpour hypocrite, et sa dévotion venait en aide àla calomnie ; elle fit des frais, elle donna desdîners et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, maljugée, repoussée par l’orgueil bas et taquin quidistingue la société de province, où chacun esttoujours armé de prétentions et d’inquiétudes,madame Graslin rentra dans la plus profondesolitude. Elle revint avec amour dans les bras del’Église. Son grand esprit, entouré d’une chair sifaible, lui fit voir dans les commandementsmultipliés du catholicisme autant de pierresplantées le long des précipices de la vie, autantde tuteurs apportés par de charitables mainspour soutenir la faiblesse humaine durant levoyage ; elle suivit donc avec la plus granderigueur les moindres pratiques religieuses. Leparti libéral inscrivit alors madame Graslin aunombre des dévotes de la ville, elle fut classéeparmi les Ultras. Aux différents griefs queVéronique avait innocemment amassés, l’espritde parti joignit donc ses exaspérationspériodiques : mais comme elle ne perdait rien àcet ostracisme, elle abandonna le monde, et sejeta dans la lecture qui lui offrait des ressourcesinfinies. Elle médita sur les livres, elle comparales méthodes, elle augmenta démesurément laportée de son intelligence et l’étendue de soninstruction, elle ouvrit ainsi la porte de son âmeà la Curiosité. Durant ce temps d’étudesobstinées où la religion maintenait son esprit,

elle obtint l’amitié de monsieur Grossetête, unde ces vieillards chez lesquels la vie de provincea rouillé la supériorité, mais qui, au contactd’une vive intelligence, reprennent par placesquelque brillant. Le bonhomme s’intéressavivement à Véronique qui le récompensa decette onctueuse et douce chaleur de cœurparticulière aux vieillards en déployant, pourlui, le premier, les trésors de son âme et lesmagnificences de son esprit cultivé sisecrètement, et alors chargé de fleurs. Lefragment d’une lettre écrite en ce temps àmonsieur Grossetête peindra la situation où setrouvait cette femme qui devait donner un jourles gages d’un caractère si ferme et si élevé.

« Les fleurs que vous m’avez envoyées pour lebal étaient charmantes, mais elles m’ont suggéréde cruelles réflexions. Ces jolies créaturescueillies par vous et destinées à mourir sur monsein et dans mes cheveux en ornant une fête,m’ont fait songer à celles qui naissent etmeurent dans vos bois sans avoir été vues, etdont les parfums n’ont été respirés parpersonne. Je me suis demandé pourquoi jedansais, pourquoi je me parais, de même que jedemande à Dieu pourquoi je suis dans cemonde. Vous le voyez, mon ami, tout est piègepour le malheureux, les moindres chosesramènent les malades à leur mal ; mais le plusgrand tort de certains maux est la persistancequi les fait devenir une idée. Une douleurconstante n’est-elle pas alors une penséedivine ? Vous aimez les fleurs pour elles-mêmes ;tandis que je les aime comme j’aime à entendreune belle musique. Ainsi, comme je vous ledisais, le secret d’une foule de choses memanque. Vous, mon vieil ami, vous avez unepassion, vous êtes horticulteur. A votre retouren ville, communiquez-moi votre goût, faites quej’aille à ma serre, d’un pied agile comme vousallez à la vôtre, contempler les développementsdes plantes, vous épanouir et fleurir avec elles,admirer ce que vous avez créé, voir des couleursnouvelles, inespérées qui s’étalent et croissentsous vos yeux par la vertu de vos soins. Je sensun ennui navrant. Ma serre à moi ne contient

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que des âmes souffrantes. Les misères que jem’efforce de soulager m’attristent l’âme, etquand je les épouse, quand après avoir vuquelque jeune femme sans linge pour sonnouveau-né, quelque vieillard sans pain, j’aipourvu à leurs besoins, les émotions que m’acausées leur détresse calmée ne suffisent pas àmon âme. Ah ! mon ami, je sens en moi desforces superbes, et malfaisantes peut-être, querien ne peut humilier, que les plus durscommandements de la religion n’abattent point.En allant voir ma mère, et me trouvant seuledans la campagne, il me prend des envies decrier, et je crie. Il semble que mon corps est laprison où quelque mauvais génie retient unecréature gémissant et attendant les parolesmystérieuses qui doivent briser une formeimportune ; mais la comparaison n’est pas juste.Chez moi, n’est-ce pas au contraire le corps quis’ennuie, si je puis employer cette expression. Lareligion n’occupe-t-elle pas mon âme, la lectureet ses richesses ne nourrissent-elles pasincessamment mon esprit ? Pourquoi désiré-jeune souffrance qui romprait la paix énervante dema vie ? Si quelque sentiment, quelque manie àcultiver ne vient à mon aide, je me sens allerdans un gouffre où toutes les idées s’émoussent,où le caractère s’amoindrit, où les ressorts sedétendent, où les qualités s’assouplissent, oùtoutes les forces de l’âme s’éparpillent, et où jene serai plus l’être que la nature a voulu que jesois. Voilà ce que signifient mes cris. Que cescris ne vous empêchent pas de m’envoyer desfleurs. Votre amitié si douce et si bienveillantem’a, depuis quelques mois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse de savoir quevous jetez un coup d’œil ami sur mon âme à lafois déserte et fleurie, que vous avez une paroledouce pour accueillir à son retour la fugitive àdemi brisée qui a monté le cheval fougueux duRêve. »

A l’expiration de la troisième année de sonmariage, Graslin, voyant sa femme ne plus seservir de ses chevaux, et trouvant un bonmarché, les vendit ; il vendit les voitures,renvoya le cocher, se laissa prendre son cuisinier

par l’Évêque, et le remplaça par une cuisinière.Il ne donna plus rien à sa femme, en lui disantqu’il paierait tous ses mémoires. Il fut le plusheureux mari du monde, en ne rencontrantaucune résistance à ses volontés chez cettefemme qui lui avait apporté un million defortune. Madame Graslin, nourrie, élevée sansconnaître l’argent, sans être obligée de le faireentrer comme un élément indispensable dans lavie, était sans mérite dans son abnégation.Graslin retrouva dans un coin du secrétaire lessommes qu’il avait remises à sa femme, moinsl’argent des aumônes et celui de la toilette,laquelle fut peu dispendieuse à cause desprofusions de la corbeille de mariage. Graslinvanta Véronique à tout Limoges comme lemodèle des femmes. Il déplora le luxe de sesameublements, et fit tout empaqueter. Lachambre, le boudoir et le cabinet de toilette desa femme furent exceptés de ses mesuresconservatrices qui ne conservèrent rien, car lesmeubles s’usent aussi bien sous les housses quesans housses. Il habita le rez-de-chaussée de samaison, où ses bureaux étaient établis, il yreprit sa vie, en chassant aux affaires avec lamême activité que par le passé. L’Auvergnat secrut un excellent mari d’assister au dîner et audéjeûner préparés par les soins de sa femme ;mais son inexactitude fut si grande, qu’il ne luiarriva pas dix fois par mois de commencer lesrepas avec elle ; aussi par délicatesse exigea-t-ilqu’elle ne l’attendît point. Néanmoins Véroniquerestait jusqu’à ce que Graslin fût venu, pour leservir elle-même, voulant au moins accomplir sesobligations d’épouse en quelque point visible.Jamais le banquier, à qui les choses du mariageétaient assez indifférentes, et qui n’avait vu quesept cent cinquante mille francs dans sa femme,ne s’aperçut des répulsions de Véronique.Insensiblement, il abandonna madame Graslinpour les affaires. Quant il voulut mettre un litdans une chambre attenant à son cabinet, elles’empressa de le satisfaire. Ainsi, trois ans aprèsleur mariage, ces deux êtres mal assortis seretrouvèrent chacun dans leur sphère primitive,heureux l’un et l’autre d’y retourner. L’hommed’argent, riche de dix-huit cent mille francs,

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revint avec d’autant plus de force à seshabitudes avaricieuses, qu’il les avaitmomentanément quittées ; ses deux commis etson garçon de peine furent mieux logés, un peumieux nourris ; telle fut la différence entre leprésent et le passé. Sa femme eut une cuisinièreet une femme de chambre, deux domestiquesindispensables ; mais, excepté le strictnécessaire, il ne sortit rien de sa caisse pour sonménage. Heureuse de la tournure que les chosesprenaient, Véronique vit dans le bonheur dubanquier les compensations de cette séparationqu’elle n’eût jamais demandée : elle ne savaitpas être aussi désagréable à Graslin que Graslinétait repoussant pour elle. Ce divorce secret larendit à la fois triste et joyeuse, elle comptaitsur la maternité pour donner un intérêt à savie ; mais malgré leur résignation mutuelle, lesdeux époux avaient atteint à l’année 1828 sansavoir d’enfant.

Ainsi, au milieu de sa magnifique maison, etenviée par toute une ville, madame Graslin setrouva dans la solitude où elle était dans lebouge de son père, moins l’espérance, moins lesjoies enfantines de l’ignorance. Elle y vécut dansles ruines de ses châteaux en Espagne, éclairéepar une triste expérience, soutenue par sa foireligieuse, occupée des pauvres de la ville qu’ellecombla de bienfaits. Elle faisait des layettespour les enfants, elle donnait des matelas et desdraps à ceux qui couchaient sur la paille ; elleallait partout suivie de sa femme de chambre,une jeune Auvergnate que sa mère lui procura,et qui s’attacha corps et âme à elle ; elle en fitun vertueux espion, chargée de découvrir lesendroits où il y avait une souffrance à calmer,une misère à adoucir. Cette bienfaisance active,mêlée au plus strict accomplissement des devoirsreligieux, fut ensevelie dans un profond mystèreet dirigée d’ailleurs par les curés de la ville, avecqui Véronique s’entendait pour toutes sesbonnes œuvres, afin de ne pas laisser perdreentre les mains du vice l’argent utile à desmalheurs immérités.

Pendant cette période, elle conquit uneamitié tout aussi vive, tout aussi précieuse que

celle du vieux Grossetête, elle devint l’ouaillebien-aimée d’un prêtre supérieur, persécuté pourson mérite incompris, un des Grands-vicaires dudiocèse, nommé l’abbé Dutheil. Ce prêtreappartenait à cette minime portion du clergéfrançais qui penche vers quelques concessions,qui voudrait associer l’Église aux intérêtspopulaires pour lui faire reconquérir, parl’application des vraies doctrines évangéliques,son ancienne influence sur les masses, qu’ellepourrait alors relier à la monarchie. Soit quel’abbé Dutheil eût reconnu l’impossibilitéd’éclairer la cour de Rome et le haut clergé, soitqu’il eût sacrifié ses opinions à celles de sessupérieurs, il demeura dans les termes de la plusrigoureuse orthodoxie, tout en sachant que laseule manifestation de ses principes lui fermaitle chemin de l’épiscopat. Ce prêtre éminentoffrait la réunion d’une grande modestiechrétienne et d’un grand caractère. Sans orgueilni ambition, il restait à son poste en yaccomplissant ses devoirs au milieu des périls.Les Libéraux de la ville ignoraient les motifs desa conduite, ils s’appuyaient de ses opinions etle comptaient comme un patriote, mot quisignifie révolutionnaire dans la languecatholique. Aimé par les inférieurs qui n’osaientproclamer son mérite, mais redouté par seségaux qui l’observaient, il gênait l’Évêque. Sesvertus et son savoir, enviés peut-être,empêchaient toute persécution ; il étaitimpossible de se plaindre de lui, quoiqu’ilcritiquât les maladresses politiques parlesquelles le Trône et le Clergé secompromettaient mutuellement ; il en signalaitles résultats à l’avance et sans succès, comme lapauvre Cassandre, également maudite avant etaprès la chute de sa patrie. A moins d’unerévolution, l’abbé Dutheil devait rester commeune de ces pierres cachées dans les fondations,et sur laquelle tout repose. On reconnaissait sonutilité, mais on le laissait à sa place, comme laplupart des solides esprits dont l’avénement aupouvoir est l’effroi des médiocrités. Si, commel’abbé de Lamennais, il eût pris la plume, ilaurait été sans doute comme lui foudroyé par lacour de Rome. L’abbé Dutheil était imposant.

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Son extérieur annonçait une de ces âmesprofondes, toujours unies et calmes à la surface.Sa taille élevée, sa maigreur, ne nuisaient pointà l’effet général de ses lignes, qui rappelaientcelles que le génie des peintres espagnols ont leplus affectionnées pour représenter les grandsméditateurs monastiques, et celles trouvéesrécemment par Thorwaldsen pour les apôtres.Presque roides, ces longs plis du visage, enharmonie avec ceux du vêtement, ont cette grâceque le moyen âge a mise en relief dans lesstatues mystiques collées au portail de seséglises. La gravité des pensées, celle de la paroleet celle de l’accent s’accordaient chez l’abbéDutheil et lui seyaient bien. A voir ses yeuxnoirs, creusés par les austérités, et entourés d’uncercle brun, à voir son front jaune comme unevieille pierre, sa tête et ses mains presquedécharnées, personne n’eût voulu entendre unevoix et des maximes autres que celles quisortaient de sa bouche. Cette grandeurpurement physique, d’accord avec la grandeurmorale, donnait à ce prêtre quelque chose dehautain, de dédaigneux, aussitôt démenti par samodestie et par sa parole, mais qui ne prévenaitpas en sa faveur. Dans un rang élevé, cesavantages lui eussent fait obtenir sur les massescet ascendant nécessaire, et qu’elles laissentprendre sur elles par des hommes ainsi doués ;mais les supérieurs ne pardonnent jamais à leursinférieurs de posséder les dehors de la grandeur,ni de déployer cette majesté tant prisée desanciens et qui manque si souvent aux organesdu pouvoir moderne.

Par une de ces bizarreries qui ne sembleranaturelle qu’aux plus fins courtisans, l’autreVicaire-général, l’abbé de Grancour, petithomme gras, au teint fleuri, aux yeux bleus, etdont les opinions étaient contraires à celles del’abbé Dutheil, allait assez volontiers avec lui,sans néanmoins rien témoigner qui pût lui ravirles bonnes grâces de l’Évêque, auquel il auraittout sacrifié. L’abbé de Grancour croyait aumérite de son collègue, il en reconnaissait lestalents, il admettait secrètement sa doctrine etla condamnait publiquement ; car il était de ces

gens que la supériorité attire et intimide, qui lahaïssent et qui néanmoins la cultivent. « — Ilm’embrasserait en me condamnant, » disait delui l’abbé Dutheil. L’abbé de Grancour n’avaitni amis ni ennemis, il devait mourir Vicaire-général. Il se dit attiré chez Véronique par ledésir de conseiller une si religieuse et sibienfaisante personne, et l’Évêque l’approuva ;mais au fond il fut enchanté de pouvoir passerquelques soirées avec l’abbé Dutheil.

Ces deux prêtres vinrent dès lors voir assezrégulièrement Véronique, afin de lui faire unesorte de rapport sur les malheureux, et discuterles moyens de les moraliser en les secourant.Mais d’année en année, monsieur Graslinresserra les cordons de sa bourse en apprenant,malgré les ingénieuses tromperies de sa femmeet d’Aline, que l’argent demandé ne servait ni àla maison, ni à la toilette. Il se courrouça quandil calcula ce que la charité de sa femme coûtaità sa caisse. Il voulut compter avec la cuisinière,il entra dans les minuties de la dépense, etmontra quel grand administrateur il était, endémontrant par la pratique que sa maison devaitaller splendidement avec mille écus. Puis ilcomposa, de clerc à maître, avec sa femme pourses dépenses en lui allouant cent francs parmois, et vanta cet accord comme unemagnificence royale. Le jardin de sa maison,livré à lui-même, fut fait le dimanche par legarçon de peine, qui aimait les fleurs. Aprèsavoir renvoyé le jardinier, Graslin convertit laserre en un magasin où il déposa lesmarchandises consignées chez lui en garantie deses prêts. Il laissa mourir de faim les oiseaux dela grande volière pratiquée au-dessus de laglacière, afin de supprimer la dépense de leurnourriture. Enfin il s’autorisa d’un hiver où il negela point pour ne plus payer le transport de laglace. En 1828, il n’était pas une chose de luxequi ne fût condamnée. La parcimonie régna sansopposition à l’hôtel Graslin. La face du maître,améliorée pendant les trois ans passés près de safemme, qui lui faisait suivre avec exactitude lesprescriptions du médecin, redevint plus rouge,plus ardente, plus fleurie que par le passé. Les

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affaires prirent une si grande extension, que legarçon de peine fut promu, comme le maîtreautrefois, aux fonctions de caissier, et qu’ilfallut trouver un Auvergnat pour les grostravaux de la maison Graslin.

Ainsi, quatre ans après son mariage, cettefemme si riche ne put disposer d’un écu. Al’avarice de ses parents succéda l’avarice de sonmari. Madame Graslin ne comprit la nécessitéde l’argent qu’au moment où sa bienfaisance futgênée.

Au commencement de l’année 1828,Véronique avait retrouvé la santé florissante quirendit si belle l’innocente jeune fille assise à safenêtre dans la vieille maison, rue de la Cité ;mais elle avait alors acquis une grandeinstruction littéraire, elle savait et penser etparler. Un jugement exquis donnait à son traitde la profondeur. Habituée aux petites chosesdu monde ; elle portait avec une grâce infinie lestoilettes à la mode. Quand par hasard, vers cetemps, elle reparaissait dans un salon, elle s’yvit, non sans surprise, entourée par une sorted’estime respectueuse. Ce sentiment et cetaccueil furent dus aux deux Vicaires-généraux etau vieux Grossetête. Instruits d’une si belle viecachée et de bienfaits si constamment accomplis,l’Évêque et quelques personnes influentesavaient parlé de cette fleur de piété vraie, decette violette parfumée de vertus, et il s’étaitfait alors en faveur et à l’insu de madameGraslin une de ces réactions qui, lentementpréparées, n’en ont que plus de durée et desolidité. Ce revirement de l’opinion amenal’influence du salon de Véronique, qui fut dèscette année hanté par les supériorités de la ville,et voici comment. Le jeune vicomte deGrandville fut envoyé, vers la fin de cette année,en qualité de Substitut, au parquet de la courde Limoges, précédé de la réputation que l’onfait d’avance en province à tous les Parisiens.Quelques jours après son arrivée, en pleinesoirée de Préfecture, il répondit à une assezsotte demande, que la femme la plus aimable, laplus spirituelle, la plus distinguée de la villeétait madame Graslin. « — Elle en est peut-être

aussi la plus belle ? demanda la femme duReceveur-général. — Je n’ose en convenir devantvous, répliqua-t-il. Je suis alors dans le doute.Madame Graslin possède une beauté qui ne doitvous inspirer aucune jalousie, elle ne se montrejamais au grand jour. Madame Graslin est bellepour ceux qu’elle aime, et vous êtes belle pourtout le monde. Chez madame Graslin, l’âme,une fois mise en mouvement par unenthousiasme vrai, répand sur sa figure uneexpression qui la change. Sa physionomie estcomme un paysage triste en hiver, magnifiqueen été, le monde la verra toujours en hiver.Quand elle cause avec des amis sur quelquesujet littéraire ou philosophique, sur desquestions religieuses qui l’intéressent, elles’anime, et il apparaît soudain une femmeinconnue d’une beauté merveilleuse. » Cettedéclaration, fondée sur la remarque duphénomène qui jadis rendait Véronique si belle àson retour de la sainte-table, fit grand bruitdans Limoges, où, pour le moment le nouveauSubstitut, à qui la place d’Avocat-général était,dit-on, promise, jouait le premier rôle. Danstoutes les villes de province, un homme élevé dequelques lignes au-dessus des autres devientpour un temps plus ou moins long l’objet d’unengouement qui ressemble à de l’enthousiasme,et qui trompe l’objet de ce culte passager. C’està ce caprice social que nous devons les géniesd’arrondissement, les gens méconnus, et leursfausses supériorités incessamment chagrinées.Cet homme, que les femmes mettent à la mode,est plus souvent un étranger qu’un homme dupays ; mais à l’égard du vicomte de Grandville,ces admirations, par un cas rare, ne setrompèrent point.

Madame Graslin était la seule avec laquelle leParisien avait pu échanger ses idées et soutenirune conversation variée. Quelques mois aprèsson arrivée, le Substitut attiré par le charmecroissant de la conversation et des manières deVéronique, proposa donc à l’abbé Dutheil, et àquelques hommes remarquables de la ville, dejouer au whist chez madame Graslin. Véroniquereçut alors cinq fois par semaine ; car elle voulut

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se ménager pour sa maison, dit-elle, deux joursde liberté. Quand madame Graslin eut autourd’elle les seuls hommes supérieurs de la ville,quelques autres personnes ne furent pas fâchéesde se donner un brevet d’esprit en faisant partiede sa société. Véronique admit chez elle les troisou quatre militaires remarquables de la garnisonet de l’état-major. La liberté d’esprit dontjouissaient ses hôtes, la discrétion absolue àlaquelle on était tenu sans convention et parl’adoption des manières de la société la plusélevée, rendirent Véronique extrêmementdifficile sur l’admission de ceux qui briguèrentl’honneur de sa compagnie. Les femmes de laville ne virent pas sans jalousie madame Graslinentourée des hommes les plus spirituels, les plusaimables de Limoges ; mais son pouvoir futalors d’autant plus étendu qu’elle fut plusréservée ; elle accepta quatre ou cinq femmesétrangères, venues de Paris avec leurs maris, etqui avaient en horreur le commérage desprovinces. Si quelque personne en dehors de cemonde d’élite faisait une visite, par un accordtacite, la conversation changeait aussitôt, leshabitués ne disaient plus que des riens. L’hôtelGraslin fut donc une oasis où les espritssupérieurs se désennuyèrent de la vie deprovince, où les gens attachés au gouvernementpurent causer à cœur ouvert sur la politiquesans avoir à craindre qu’on répétât leursparoles, où l’on se moqua finement de tout cequi était moquable, où chacun quitta l’habit desa profession pour s’abandonner à son vraicaractère. Ainsi, après avoir été la plus obscurefille de Limoges, après avoir été regardée commenulle, laide et sotte, au commencement del’année 1828, madame Graslin fut regardéecomme la première personne de la ville et laplus célèbre du monde féminin. Personne nevenait la voir le matin, car chacun connaissaitses habitudes de bienfaisance et la ponctualitéde ses pratiques religieuses ; elle allait presquetoujours entendre la première messe, afin de nepas retarder le déjeuner de son mari qui n’avaitaucune régularité, mais qu’elle voulait toujoursservir. Graslin avait fini par s’habituer à safemme en cette petite chose. Jamais Graslin ne

manquait à faire l’éloge de sa femme, il latrouvait accomplie, elle ne lui demandait rien, ilpouvait entasser écus sur écus et s’épanouirdans le terrain des affaires ; il avait ouvert desrelations avec la maison Brézac, il voguait parune marche ascendante et progressive surl’océan commercial ; aussi, son intérêt surexcitéle maintenait-il dans la calme et enivrantefureur des joueurs attentifs aux grandsévénements du tapis vert de la Spéculation.

Pendant cet heureux temps, et jusqu’aucommencement de l’année 1829, madameGraslin arriva, sous les yeux de ses amis, à unpoint de beauté vraiment extraordinaire, et dontles raisons ne furent jamais bien expliquées. Lebleu de l’iris s’agrandit comme une fleur etdiminua le cercle brun des prunelles, enparaissant trempé d’une lueur moite etlanguissante, pleine d’amour. On vit blanchir,comme un faîte à l’aurore, son front illuminépar des souvenirs, par des pensées de bonheur,et ses lignes se purifièrent à quelques feuxintérieurs. Son visage perdit ces ardents tonsbruns qui annonçaient un commencementd’hépatite, la maladie des tempéramentsvigoureux ou des personnes dont l’âme estsouffrante, dont les affections sont contrariées.Ses tempes devinrent d’une adorable fraîcheur.On voyait enfin souvent, par échappées, levisage céleste, digne de Raphaël, que la maladieavait encroûté comme le Temps encrasse unetoile de ce grand maître. Ses mains semblèrentplus blanches, ses épaules prirent une délicieuseplénitude, ses mouvements jolis et animésrendirent à sa taille flexible et souple toute savaleur. Les femmes de la ville l’accusèrentd’aimer monsieur de Grandville, qui d’ailleurslui faisait une cour assidue, et à laquelleVéronique opposa les barrières d’une pieuserésistance. Le Substitut professait pour elle unede ces admirations respectueuses à laquelle ne setrompaient point les habitués de ce salon. Lesprêtres et les gens d’esprit devinèrent bien quecette affection, amoureuse chez le jeunemagistrat, ne sortait pas des bornes permiseschez madame Graslin. Lassé d’une défense

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appuyée sur les sentiments les plus religieux, levicomte de Grandville avait, à la connaissancedes intimes de cette société, de faciles amitiésqui cependant n’empêchaient point sa constanteadmiration et son culte auprès de la bellemadame Graslin, car telle était, en 1829, sonsurnom à Limoges. Les plus clairvoyantsattribuèrent le changement de physionomie quirendit Véronique encore plus charmante pour sesamis, aux secrètes délices qu’éprouve toutefemme, même la plus religieuse, à se voircourtisée, à la satisfaction de vivre enfin dans lemilieu qui convenait à son esprit, au plaisird’échanger ses idées, et qui dissipa l’ennui de savie, au bonheur d’être entourée d’hommesaimables, instruits, de vrais amis dontl’attachement s’accroissait de jour en jour. Peut-être eût-il fallu des observateurs encore plusprofonds, plus perspicaces ou plus défiants queles habitués de l’hôtel Graslin, pour deviner lagrandeur sauvage, la force du peuple queVéronique avait refoulée au fond de son âme. Siquelquefois elle fut surprise, en proie à latorpeur d’une méditation ou sombre, ousimplement pensive, chacun de ses amis savaitqu’elle portait en son cœur bien des misères,qu’elle s’était sans doute initiée le matin à biendes douleurs, qu’elle pénétrait en des sentines oùles vices épouvantaient par leur naïveté ;souvent le Substitut, devenu bientôt Avocat-général la gronda de quelque bienfaitinintelligent que, dans les secrets de sesinstructions correctionnelles, la Justice avaittrouvé comme un encouragement à des crimesébauchés. « — Vous faut-il de l’argent pourquelques-uns de vos pauvres ? lui disait alors levieux Grossetête en lui prenant la main, je seraicomplice de vos bienfaits. — Il est impossible derendre tout le monde riche ! » répondait-elle enpoussant un soupir. Au commencement de cetteannée, arriva l’événement qui devait changerentièrement la vie intérieure de Véronique, etmétamorphoser la magnifique expression de saphysionomie, pour en faire d’ailleurs un portraitmille fois plus intéressant aux yeux des peintres.Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulutplus, au grand désespoir de sa femme, habiter

son rez-de-chaussée, il remonta dansl’appartement conjugal où il se fit soigner. Cefut bientôt une nouvelle à Limoges que l’état demadame Graslin, elle était grosse ; sa tristesse,mélangée de joie, occupa ses amis qui devinèrentalors que, malgré ses vertus, elle s’était trouvéeheureuse de vivre séparée de son mari. Peut-êtreavait-elle espéré de meilleures destinées, depuisle jour où l’Avocat-général lui fit la cour ; car ilavait déjà refusé d’épouser la plus riche héritièredu Limousin. Dès lors les profonds politiquesqui faisaient entre deux parties de whist lapolice des sentiments et des fortunes, avaientsoupçonné le magistrat et la jeune femme defonder sur l’état maladif du banquier desespérances presque ruinées par cet événement.Les troubles profonds qui marquèrent cettepériode de la vie de Véronique, les inquiétudesqu’un premier accouchement cause aux femmes,et qui, dit-on, offre des dangers alors qu’il arriveaprès la première jeunesse, rendirent ses amisplus attentifs auprès d’elle ; chacun d’euxdéploya mille petits soins qui lui prouvèrentcombien leurs affections étaient vives et solides.

CHAPITRE II

TASCHERON

Dans cette même année, Limoges eut leterrible spectacle et le drame singulier du procèsTascheron, dans lequel le magistrat déploya lestalents qui plus tard le firent nommerProcureur-général.

Un vieillard qui habitait une maison isoléedans le faubourg Saint-Étienne fut assassiné. Ungrand jardin fruitier sépare du faubourg cettemaison, également séparée de la campagne parun jardin d’agrément au bout duquel sontd’anciennes serres abandonnées. La rive de laVienne forme devant cette habitation un talusrapide dont l’inclinaison permet de voir larivière. La cour en pente finit à la berge par unpetit mur où, de distance en distance, s’élèventdes pilastres réunis par des grilles, plus pourl’ornement que pour la défense, car les barreauxsont en bois peint. Ce vieillard nommé Pingret,

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célèbre par son avarice, vivait avec une seuleservante, une campagnarde à laquelle il faisaitfaire ses labours. Il soignait lui-même sesespaliers, taillait ses arbres, récoltait ses fruits,et les envoyait vendre en ville, ainsi que desprimeurs à la culture desquelles il excellait. Lanièce de ce vieillard et sa seule héritière, mariéeà un petit rentier de la ville, monsieur desVanneaulx, avait maintes fois prié son oncle deprendre un homme pour garder sa maison, enlui démontrant qu’il y gagnerait les produits deplusieurs carrés plantés d’arbres en plein ventoù il semait lui-même des grenailles, mais il s’yétait constamment refusé. Cette contradictionchez un avare donnait matière à bien descauseries conjecturales dans les maisons où lesdes Vanneaulx passaient la soirée. Plus d’unefois, les plus divergentes réflexionsentrecoupèrent les parties de boston. Quelquesesprits matois avaient conclu en présumant untrésor enfoui dans les luzernes. — « Si j’étais àla place de madame des Vanneaulx, disait unagréable rieur, je ne tourmenterais point mononcle ; si on l’assassine, eh ! bien, onl’assassinera. J’hériterais. » Madame desVanneaulx voulait faire garder son oncle, commeles entrepreneurs du Théâtre-Italien prient leurténor à recettes de se bien couvrir le gosier, etlui donnent leur manteau quand il a oublié lesien. Elle avait offert au petit Pingret unsuperbe chien de basse-cour, le vieillard le luiavait renvoyé par Jeanne Malassis, sa servante :« — Votre oncle ne veut point d’une bouche deplus à la maison, » dit-elle à madame desVanneaulx. L’événement prouva combien lescraintes de la nièce étaient fondées. Pingret futassassiné, pendant une nuit noire, au milieud’un carré de luzerne où il ajoutait sans doutequelques louis à un pot plein d’or. La servante,réveillée par la lutte, avait eu le courage devenir au secours du vieil avare, et le meurtriers’était trouvé dans l’obligation de la tuer poursupprimer son témoignage. Ce calcul, quidétermine presque toujours les assassins àaugmenter le nombre de leurs victimes, est unmalheur engendré par la peine capitale qu’ilsont en perspective. Ce double meurtre fut

accompagné de circonstances bizarres quidevaient donner autant de chances àl’Accusation qu’à la Défense. Quand les voisinsfurent une matinée sans voir ni le petit pèrePingret ni sa servante ; lorsqu’en allant etvenant, ils examinèrent sa maison à travers lesgrilles de bois et qu’ils trouvèrent, contre toutusage, les portes et les fenêtres fermées, il y eutdans le faubourg Saint-Étienne une rumeur quiremonta jusqu’à la rue des Cloches où demeuraitmadame des Vanneaulx. La nièce avait toujoursl’esprit préoccupé d’une catastrophe, elle avertitla Justice qui enfonça les portes. On vit bientôtdans les quatre carrés, quatre trous vides, etjonchés à l’entour par les débris de pots pleinsd’or la veille. Dans deux des trous malrebouchés, les corps du père Pingret et deJeanne Malassis avaient été ensevelis avec leurshabits. La pauvre fille était accourue pieds nus,en chemise. Pendant que le Procureur du roi, lecommissaire de police et le juge d’Instructionrecueillaient les éléments de la procédure,l’infortuné des Vanneaulx recueillait les débrisdes pots, et calculait la somme volée d’aprèsleur contenance. Les magistrats reconnurent lajustesse des calculs, en estimant à mille piècespar pot les trésors envolés ; mais ces piècesétaient-elles de quarante-huit ou de quarante, devingt-quatre ou de vingt francs ? Tous ceux qui,dans Limoges, attendaient des héritages,partagèrent la douleur des des Vanneaulx. Lesimaginations limousines furent vivementstimulées par le spectacle de ces pots à orbrisés. Quant au petit père Pingret, qui souventvenait vendre des légumes lui-même au marché,qui vivait d’oignons et de pain, qui ne dépensaitpas trois cents francs par an, qui n’obligeait oune désobligeait personne, et n’avait pas fait unscrupule de bien dans le faubourg Saint-Étienne,il n’excita pas le moindre regret. Quant àJeanne Malassis, son héroïsme, que le vieil avareaurait à peine récompensé, fut jugé commeintempestif ; le nombre des âmes quil’admirèrent fut petit en comparaison de ceuxqui dirent : — Moi j’aurais joliment dormi !

Les gens de justice ne trouvèrent ni encre ni

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plume pour verbaliser dans cette maison nue,délabrée, froide et sinistre. Les curieux etl’héritier aperçurent alors les contresens qui seremarquent chez certains avares. L’effroi dupetit vieillard pour la dépense éclatait sur lestoits non réparés qui ouvraient leurs flancs à lalumière, à la pluie, à la neige ; dans les lézardesvertes qui sillonnaient les murs, dans les portespourries près de tomber au moindre choc, et lesvitres en papier non huilé. Partout des fenêtressans rideaux, des cheminées sans glaces nichenets et dont l’âtre propre était garni d’unebûche ou de petits bois presque vernis par lasueur du tuyau ; puis des chaises boiteuses,deux couchettes maigres et plates, des potsfêlés, des assiettes rattachées, des fauteuilsmanchots ; à son lit, des rideaux que le tempsavait brodés de ses mains hardies, un secrétairemangé par les vers où il serrait ses graines, dulinge épaissi par les reprises et les coutures ;enfin un tas de haillons qui ne vivaient quesoutenus par l’esprit du maître, et qui, lui mort,tombèrent en loques, en poudre, en dissolutionchimique, en ruines, en je ne sais quoi sans nom,dès que les mains brutales de l’héritier furieuxou des gens officiels y touchèrent. Ces chosesdisparurent comme effrayées d’une ventepublique. La grande majorité de la capitale duLimousin s’intéressa longtemps à ces braves desVanneaulx qui avaient deux enfants ; maisquand la Justice crut avoir trouvé l’auteurprésumé du crime, ce personnage absorbal’attention, il devint un héros et les desVanneaulx restèrent dans l’ombre du tableau.

Vers la fin du mois de mars, madame Graslinavait éprouvé déjà quelques-uns de ces malaisesque cause une première grossesse et qui nepeuvent plus se cacher. La Justice informaitalors sur le crime commis au faubourg Saint-Étienne, et l’assassin n’était pas encore arrêté.Véronique recevait ses amis dans sa chambre àcoucher, on y faisait la partie. Depuis quelquesjours, madame Graslin ne sortait plus, elle avaiteu déjà plusieurs de ces caprices singuliersattribués chez toutes les femmes à la grossesse ;sa mère venait la voir presque tous les jours, et

ces deux femmes restaient ensemble pendant desheures entières. Il était neuf heures, les tables dejeu restaient sans joueurs, tout le monde causaitde l’assassinat et des des Vanneaulx. L’Avocat-général entra.

— Nous tenons l’assassin du père Pingret,dit-il d’un air joyeux.

— Qui est-ce ? lui demanda-t-on de toutesparts.

— Un ouvrier porcelainier dont la conduiteest excellente et qui devait faire fortune. Iltravaillait à l’ancienne manufacture de votremari, dit-il en se tournant vers madame Graslin.

— Qui est-ce ? demanda Véronique d’unevoix faible.

— Jean-François Tascheron.

— Le malheureux ! répondit-elle. Oui, je l’aivu plusieurs fois, mon pauvre père me l’avaitrecommandé comme un sujet précieux.

— Il n’y était déjà plus avant la mort deSauviat, il avait passé dans la fabrique demessieurs Philippart qui lui ont fait desavantages, répondit la vieille Sauviat. Mais mafille est-elle assez bien pour entendre cetteconversation ? dit-elle en regardant madameGraslin qui était devenue blanche comme sesdraps.

Dès cette soirée, la vieille mère Sauviatabandonna sa maison et vint malgré sessoixante-six ans, se constituer la garde-maladede sa fille. Elle ne quitta pas la chambre, lesamis de madame Graslin la trouvèrent à touteheure héroïquement placée au chevet du lit oùelle s’adonnait à son éternel tricot, couvant duregard Véronique comme au temps de la petitevérole, répondant pour elle et ne laissant pastoujours entrer les visites. L’amour maternel etfilial de la mère et de la fille était si bien connudans Limoges, que les façons de la vieille femmen’étonnèrent personne.

Quelques jours après, quand l’Avocat-généralvoulut raconter les détails que toute la villerecherchait avidement sur Jean-François

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Tascheron, en croyant amuser la malade, laSauviat l’interrompit brusquement en lui disantqu’il allait encore causer de mauvais rêves àmadame Graslin. Véronique pria monsieur deGrandville d’achever, en le regardant fixement.Ainsi les amis de madame Graslin connurent lespremiers et chez elle, par l’Avocat-général, lerésultat de l’instruction qui devait devenirbientôt publique. Voici, mais succinctement, leséléments de l’acte d’accusation que préparaitalors le Parquet.

Jean-François Tascheron était fils d’un petitfermier chargé de famille qui habitait le bourgde Montégnac. Vingt ans avant ce crime, devenucélèbre en Limousin, le canton de Montégnac serecommandait par ses mauvaises mœurs. Leparquet de Limoges disait proverbialement quesur cent condamnés du Département, cinquanteappartenaient à l’Arrondissement d’oùdépendait Montégnac. Depuis 1816, deux ansaprès l’envoi du curé Bonnet, Montégnac avaitperdu sa triste réputation, ses habitants avaientcessé d’envoyer leur contingent aux Assises. Cechangement fut attribué généralement àl’influence que monsieur Bonnet exerçait surcette Commune, jadis le foyer des mauvaissujets qui désolèrent la contrée. Le crime deJean-François Tascheron rendit tout à coup àMontégnac son ancienne renommée. Par uninsigne effet du hasard la famille Tascheron étaitpresque la seule du pays qui eût conservé cesvieilles mœurs exemplaires et ces habitudesreligieuses que les observateurs voientaujourd’hui disparaître de plus en plus dans lescampagnes ; elle avait donc fourni un pointd’appui au curé, qui naturellement la portaitdans son cœur. Cette famille, remarquable parsa probité, par son union, par son amour dutravail, n’avait offert que de bons exemples àJean-François Tascheron. Amené à Limoges parl’ambition louable de gagner honorablement unefortune dans l’industrie, ce garçon avait quittéle bourg au milieu des regrets de ses parents etde ses amis qui le chérissaient. Durant deuxannées d’apprentissage, sa conduite fut digned’éloges, aucun dérangement sensible n’avait

annoncé le crime horrible par lequel finissait savie. Jean-François Tascheron avait passé àétudier et à s’instruire le temps que les autresouvriers donnent à la débauche ou au cabaret.Les perquisitions les plus minutieuses de lajustice de province, qui a beaucoup de temps àelle, n’apportèrent aucune lumière sur les secretsde cette existence. Soigneusement questionnée,l’hôtesse de la maigre maison garnie oùdemeurait Jean-François, n’avait jamais logé dejeune homme dont les mœurs fussent aussipures, dit-elle. Il était d’un caractère aimable etdoux, quasi gai. Environ une année avant decommettre ce crime, son humeur parut changée,il découcha plusieurs fois par mois, et souventquelques nuits de suite, dans quelle partie de laville ? elle l’ignorait. Seulement, elle pensaplusieurs fois, par l’état des souliers, que sonlocataire revenait de la campagne. Quoiqu’ilsortît de la ville, au lieu de prendre des souliersferrés, il se servait d’escarpins. Avant de partir,il se faisait la barbe, se parfumait et mettait dulinge blanc. L’Instruction étendit sesperquisitions jusque dans les maisons suspecteset chez les femmes de mauvaise vie, mais Jean-François Tascheron y était inconnu.L’Instruction alla chercher des renseignementsdans la classe des ouvrières et des grisettes,mais aucune des filles dont la conduite étaitlégère n’avait eu de relations avec l’inculpé. Uncrime sans motif est inconcevable, surtout chezun jeune homme à qui sa tendance versl’instruction et son ambition devaient faireaccorder des idées et un sens supérieurs à ceuxdes autres ouvriers. Le Parquet et le juged’Instruction attribuèrent à la passion du jeul’assassinat commis par Tascheron ; mais, aprèsde minutieuses recherches, il fut démontré que leprévenu n’avait jamais joué. Jean-François serenferma tout d’abord dans un système dedénégation qui, en présence du Jury, devaittomber devant les preuves, mais qui dénotal’intervention d’une personne pleine deconnaissances judiciaires, ou douée d’un espritsupérieur.

Les preuves, dont voici les principales,

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étaient, comme dans beaucoup d’assassinats, àla fois graves et légères. L’absence de Tascheronpendant la nuit du crime, sans qu’il voulut direoù il était. Le prévenu ne daignait pas forger unalibi. Un fragment de sa blouse déchirée à soninsu par la pauvre servante dans la lutte,emporté par le vent, retrouvé dans un arbre. Saprésence le soir autour de la maison remarquéepar des passants, par des gens du faubourg, etqui, sans le crime, ne s’en seraient pas souvenus.Une fausse clef fabriquée par lui-même pourentrer par la porte qui donnait sur la campagne,et assez habilement enterrée dans un des trous,à deux pieds en contre-bas, mais où fouilla parhasard monsieur des Vanneaulx, pour savoir sile trésor n’avait pas deux étages. L’Instructionfinit par trouver qui avait fourni le fer, qui prêtal’étau, qui donna la lime. Cette clef fut lepremier indice, elle mit sur la voie de Tascheronarrêté sur la limite du Département, dans unbois où il attendait le passage d’une diligence.Une heure plus tard, il eût été parti pourl’Amérique. Enfin, malgré le soin avec lequel lesmarques des pas furent effacées dans les terreslabourées et sur la boue du chemin, le garde-champêtre avait trouvé des empreintesd’escarpins, soigneusement décrites etconservées. Quand on fit des perquisitions chezTascheron, les semelles de ses escarpins,adaptées à ces traces, y correspondirentparfaitement. Cette fatale coïncidence confirmales observations de la curieuse hôtesse.L’Instruction attribua le crime à une influenceétrangère et non à une résolution personnelle.Elle crut à une complicité, que démontraitl’impossibilité d’emporter les sommes enfouies.Quelque fort que soit un homme, il ne porte pastrès-loin vingt-cinq mille francs en or. Si chaquepot contenait cette somme, les quatre avaientnécessité quatre voyages. Or, une circonstancesingulière déterminait l’heure à laquelle le crimeavait été commis. Dans l’effroi que les cris deson maître durent lui causer, Jeanne Malassis,en se levant, avait renversé la table de nuit surlaquelle était sa montre. Cette montre, le seulcadeau que lui eût fait l’avare en cinq ans, avaiteu son grand ressort brisé par le choc, elle

indiquait deux heures après minuit. Vers la mi-mars, époque du crime, le jour arrive entre cinqet six heures du matin. A quelque distance queles sommes eussent été transportées, Tascheronn’avait donc pu, dans le cercle des hypothèsesembrassé par l’Instruction et le Parquet, opérerà lui seul cet enlèvement. Le soin avec lequelTascheron avait ratissé les traces des pas ennégligeant celles des siens révélait unemystérieuse assistance. Forcée d’inventer, laJustice attribua ce crime à une frénésied’amour ; et l’objet de cette passion ne setrouvant pas dans la classe inférieure, elle jetales yeux plus haut. Peut-être une bourgeoise,sûre de la discrétion d’un jeune homme taillé enSéïde, avait-elle commencé un roman dont ledénoûment était horrible ? Cette présomptionétait presque justifiée par les accidents dumeurtre. Le vieillard avait été tué à coups debêche. Ainsi son assassinat était le résultatd’une fatalité soudaine, imprévue, fortuite. Lesdeux amants avaient pu s’entendre pour voler,et non pour assassiner. L’amoureux Tascheronet l’avare Pingret, deux passions implacabless’étaient rencontrées sur le même terrain,attirées toutes deux par l’or dans les ténèbresépaisses de la nuit. Afin d’obtenir quelque lueursur cette sombre donnée, la Justice employacontre une sœur très-aimée de Jean-François laressource de l’arrestation et de la mise au secret,espérant pénétrer par elle les mystères de la vieprivée du frère. Denise Tascheron se renfermadans un système de dénégation dicté par laprudence, et qui la fit soupçonner d’êtreinstruite des causes du crime, quoiqu’elle ne sûtrien. Cette détention allait flétrir sa vie. Leprévenu montrait un caractère bien rare chez lesgens du peuple : il avait dérouté les plushabiles moutons avec lesquels il s’était trouvé,sans avoir reconnu leur caractère. Pour lesesprits distingués de la magistrature, Jean-François était donc criminel par passion et nonpar nécessité, comme la plupart des assassinsordinaires qui passent tous par la policecorrectionnelle et par le bagne avant d’en venirà leur dernier coup. D’actives et prudentesrecherches, se firent dans le sens de cette idée ;

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mais l’invariable discrétion du criminel laissal’instruction sans éléments. Une fois le romanassez plausible de cette passion pour une femmedu monde admis, plus d’une interrogationcaptieuse lancée à Jean-François ; mais sadiscrétion triompha de toutes les torturesmorales que l’habileté du juge d’Instruction luiimposait. Quand, par un dernier effort, lemagistrat dit à Tascheron que la personne pourlaquelle il avait commis le crime était connue etarrêtée, il ne changea pas de visage, et secontenta de répondre ironiquement. « — Jeserais bien aise de la voir ! » En apprenant cescirconstances, beaucoup de personnespartagèrent les soupçons des magistrats enapparence confirmés par le silence de Sauvageque gardait l’accusé. L’intérêt s’attachaviolemment à un jeune homme qui devenait unproblème. Chacun comprendra facilementcombien ces éléments entretinrent la curiositépublique, et avec quelle avidité les débatsallaient être suivis. Malgré les sondages de lapolice, l’Instruction s’était arrêtée sur le seuil del’hypothèse sans oser pénétrer le mystère, elle ytrouvait tant de dangers ! En certains casjudiciaires, les demi-certitudes ne suffisent pasaux magistrats. On espérait donc voir la véritésurgir au grand jour de la Cour d’Assises,moment où bien des criminels se démentent.

Monsieur Graslin fut un des jurés désignéspour la session, en sorte que, soit par son mari,soit par monsieur de Grandville, Véroniquedevait savoir les moindres détails du procèscriminel qui, pendant une quinzaine de jours,tint en émoi le Limousin et la France. L’attitudede l’accusé justifia la fabulation adoptée par laville d’après les conjectures de la Justice ; plusd’une fois, son œil plongea dans l’assemblée defemmes privilégiées qui vinrent savourer lesmille émotions de ce drame réel. Chaque foisque le regard de cet homme embrassa cetélégant parterre par un rayon clair, maisimpénétrable, il y produisit de violentessecousses, tant chaque femme craignait deparaître sa complice, aux yeux inquisiteurs duParquet et de la Cour. Les inutiles efforts de

l’Instruction reçurent alors leur publicité, etrévélèrent les précautions prises par l’accusépour assurer un plein succès à son crime.Quelques mois avant la fatale nuit, Jean-François s’était muni d’un passe-port pourl’Amérique du Nord. Ainsi le projet de quitterla France avait été formé, la femme devait doncêtre mariée, il eût sans doute été inutile des’enfuir avec une jeune fille. Peut-être le crimeavait-il eu pour but d’entretenir l’aisance decette inconnue. La Justice n’avait trouvé sur lesregistres de l’Administration aucun passe-portpour ce pays au nom d’aucune femme. Au casoù la complice se fût procuré son passe-port àParis, les registres y avaient été consultés, maisen vain, de même que dans les Préfecturesenvironnantes. Les moindres détails des débatsmirent en lumière les profondes réflexions d’uneintelligence supérieure. Si les dames limousinesles plus vertueuses attribuaient l’usage assezinexplicable dans la vie ordinaire d’escarpinspour aller dans la boue et dans les terres à lanécessité d’épier le vieux Pingret, les hommesles moins fats étaient enchantés d’expliquercombien les escarpins étaient utiles pourmarcher dans une maison, y traverser lescorridors, y monter par les croisées sans bruit.Donc, Jean-François et sa maîtresse (jeune,belle, romanesque, chacun composait un superbeportrait) avaient évidemment médité d’ajouter,par un faux, et son épouse sur le passe-port. Lesoir, dans tous les salons, les parties étaientinterrompues par les recherches malicieuses deceux qui, se reportant en mars 1829,recherchaient quelles femmes alors étaient envoyage à Paris, quelles autres avaient pu faireostensiblement ou secrètement les préparatifsd’une fuite. Limoges jouit alors de son procèsFualdès, orné d’une madame Manson inconnue.Aussi jamais ville de province ne fut-elle plusintriguée que l’était chaque soir Limoges aprèsl’audience. On y rêvait de ce procès où toutgrandissait l’accusé dont les réponsessavamment repassées, étendues, commentées,soulevaient d’amples discussions. Quand un desjurés demanda pourquoi Tascheron avait pris unpasseport pour l’Amérique, l’ouvrier répondit

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qu’il voulait y établir une manufacture deporcelaines. Ainsi, sans compromettre sonsystème de défense, il couvrait encore sacomplice, en permettant à chacun d’attribuerson crime à la nécessité d’avoir des fonds pouraccomplir un ambitieux projet.

Au plus fort de ces débats, il fut impossibleque les amis de Véronique, pendant une soiréeoù elle paraissait moins souffrante, necherchassent pas à expliquer la discrétion ducriminel. La veille, le médecin avait ordonné unepromenade à Véronique. Le matin même elleavait donc pris le bras de sa mère pour aller, entournant la ville, jusqu’à la maison de campagnede la Sauviat, où elle s’était reposée. Elle avaitessayé de rester debout à son retour et avaitattendu son mari ; Graslin ne revint qu’à huitheures de la Cour d’Assises, elle venait de luiservir à dîner selon son habitude, elle entenditnécessairement la discussion de ses amis. — Simon pauvre père vivait encore, leur dit-elle,nous en aurions su davantage ou peut-être cethomme ne serait-il pas devenu criminel. Mais jevous vois tous préoccupés d’une idée singulière.Vous voulez que l’amour soit le principe ducrime, là-dessus je suis de votre avis ; maispourquoi croyez-vous que l’inconnue est mariée,ne peut-il pas avoir aimé une jeune fille que lepère et la mère lui auraient refusée ?

— Une jeune personne eût été plus tardlégitimement à lui, répondit monsieur deGrandville. Tascheron est un homme qui nemanque pas de patience, il aurait eu le temps defaire loyalement fortune en attendant le momentoù toute fille est libre de se marier contre lavolonté de ses parents.

— J’ignorais, dit madame Graslin qu’unpareil mariage fût possible ; mais comment dansune ville où tout se sait, où chacun voit ce quise passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plusléger soupçon ? Pour aimer, il faut au moins sevoir ou s’être vus ? Que pensez-vous, vousautres magistrats ! demanda-t-elle en plongeantun regard fixe dans les yeux de l’Avocat-général.

— Nous croyons tous que la femme

appartient à la classe de la bourgeoisie ou ducommerce.

— Je pense le contraire, dit madame Graslin.Une femme de ce genre n’a pas les sentimentsassez élevés.

Cette réponse concentra les regards de toutle monde sur Véronique et chacun attenditl’explication de cette parole paradoxale.

— Pendant les heures de nuit que je passesans sommeil ou le jour dans mon lit, il m’a étéimpossible de ne pas penser à cette mystérieuseaffaire, et j’ai cru deviner les motifs deTascheron. Voilà pourquoi je pensais à unejeune fille. Une femme mariée a des intérêts,sinon des sentiments, qui partagent son cœur etl’empêchent d’arriver à l’exaltation complète quiinspire une si grande passion. Il faut ne pasavoir d’enfant pour concevoir un amour quiréunisse les sentiments maternels à ceux quiprocèdent du désir. Évidemment cet homme aété aimé par une femme qui voulait être sonsoutien. L’inconnue aura porté dans sa passionle génie auquel nous devons les belles œuvresdes artistes, des poëtes et qui chez la femmeexiste mais sous une autre forme, elle estdestinée à créer des hommes et non des choses.Nos œuvres, à nous, c’est nos enfants ! Nosenfants sont nos tableaux, nos livres, nosstatues. Ne sommes-nous pas artistes dans leuréducation première. Aussi gagerais-je ma tête àcouper que si l’inconnue n’est pas une jeunefille, elle n’est pas mère. Il faudrait chez les gensdu Parquet la finesse des femmes pour devinermille nuances qui leur échapperont sans cesse enbien des occasions. Si j’eusse été votreSubstitut, dit-elle à l’Avocat-général, nouseussions trouvé la coupable, si toutefoisl’inconnue est coupable. J’admets, commemonsieur l’abbé Dutheil, que les deux amantsavaient conçu l’idée de s’enfuir faute d’argent,pour vivre en Amérique avec les trésors dupauvre Pingret. Le vol a engendré l’assassinatpar la fatale logique qu’inspire la peine de mortaux criminels. Aussi, dit-elle en lançant àl’Avocat-général un regard suppliant, serait-ce

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une chose digne de vous que de faire écarter lapréméditation, vous sauveriez la vie à cemalheureux. Cet homme est grand malgré soncrime, il réparerait peut-être ses fautes par unmagnifique repentir. Les œuvres du repentirdoivent entrer pour quelque chose dans lespensées de la Justice. Aujourd’hui n’y a-t-il pasmieux à faire qu’à donner sa tête ou à fondercomme autrefois la cathédrale de Milan, pourexpier des forfaits ?

— Madame, vous êtes sublime dans vos idées,dit l’Avocat-général ; mais la préméditationécartée, Tascheron serait encore sous le poids dela peine de mort à cause des circonstancesgraves et prouvées qui accompagnent le vol, lanuit, l’escalade, l’effraction, etc.

— Vous croyez donc qu’il sera condamné ?dit-elle en abaissant ses paupières.

— J’en suis certain, le Parquet aura lavictoire.

Un léger frisson fit crier la robe de madameGraslin, qui dit : J’ai froid ! Elle prit le bras desa mère et s’alla coucher.

— Elle est beaucoup mieux aujourd’hui,dirent ses amis.

Le lendemain, Véronique était à la mort.Quand son médecin manifesta son étonnementen la trouvant si près d’expirer, elle lui dit ensouriant : — Ne vous avais-je pas prédit quecette promenade ne me vaudrait rien.

Depuis l’ouverture des débats, Tascheron setenait sans forfanterie comme sans hypocrisie.Le médecin, toujours pour divertir la malade,essaya d’expliquer cette attitude que sesdéfenseurs exploitaient. Le talent de son avocatéblouissait l’accusé sur le résultat, il croyaitéchapper à la mort, disait le médecin. Parmoments, on remarquait sur son visage uneespérance qui tenait à un bonheur plus grandque celui de vivre. Les antécédents de la vie decet homme, âgé de vingt-trois ans,contredisaient si bien les actions par lesquelleselle se terminait, que ses défenseurs objectaientson attitude comme une conclusion. Enfin les

preuves accablantes dans l’hypothèse del’Accusation devenaient si faibles dans le romande la Défense, que cette tête fut disputée avecdes chances favorables par l’avocat. Pour sauverla vie à son client, l’avocat se battit à outrancesur le terrain de la préméditation, il admithypothétiquement la préméditation du vol, noncelle des assassinats, résultat de deux luttesinattendues. Le succès parut douteux pour leParquet comme pour le Barreau.

Après la visite du médecin, Véronique eutcelle de l’Avocat-général, qui tous les matins lavenait voir avant l’audience.

— J’ai lu les plaidoiries d’hier, lui dit-elle.Aujourd’hui vont commencer les répliques, je mesuis si fort intéressée à l’accusé que je voudraisle voir sauvé ; ne pouvez-vous une fois en votrevie abandonner un triomphe ? Laissez-vousbattre par l’avocat. Allons, faites-moi présent decette vie, et vous aurez peut-être la mienne unjour !... Il y a doute après le beau plaidoyer del’avocat de Tascheron, et bien...

— Votre voix est émue, dit le vicomte quasisurpris.

— Savez-vous pourquoi ? répondit-elle. Monmari vient de remarquer une horriblecoïncidence, et qui, par suite de ma sensibilité,serait de nature à causer ma mort :j’accoucherai quand vous donnerez l’ordre defaire tomber cette tête.

— Puis-je réformer le Code ? dit l’Avocat-général.

— Allez ! vous ne savez pas aimer, répondit-elle en fermant les yeux.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, et renvoya lemagistrat par un geste impératif.

Monsieur Graslin plaida fortement maisinutilement pour l’acquittement, en donnant uneraison qui fut adoptée par deux jurés de sesamis, et qui lui avait été suggérée par safemme : « — Si nous laissons la vie à cethomme, la famille des Vanneaulx retrouvera lasuccession Pingret. » Cet argument irrésistible

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amena entre les jurés une scission de sept contrecinq qui nécessita l’adjonction de la Cour ; maisla Cour se réunit à la minorité du Jury. Selon lajurisprudence de ce temps, cette réuniondétermina la condamnation. Lorsque son arrêtlui fut prononcé, Tascheron tomba dans unefureur assez naturelle chez un homme plein deforce et de vie, mais que les magistrats, lesavocats, les jurés et l’auditoire n’ont presquejamais remarquée chez les criminels injustementcondamnés. Pour tout le monde, le drame neparut donc pas terminé par l’arrêt. Une lutte siacharnée donna dès lors, comme il arrivepresque toujours dans ces sortes d’affaires,naissance à deux opinions diamétralementopposées sur la culpabilité du héros en qui lesuns virent un innocent opprimé, les autres uncriminel justement condamné. Les Libérauxtinrent pour l’innocence de Tascheron, moinspar certitude que pour contrarier le pouvoir.« Comment, dirent-ils, condamner un hommesur la ressemblance de son pied avec la marqued’un autre pied ? à cause de son absence,comme si tous les jeunes gens n’aiment pasmieux mourir que de compromettre unefemme ? Pour avoir emprunté des outils etacheté du fer ? car il n’est pas prouvé qu’il aitfabriqué la clef. Pour un morceau de toile bleueaccroché à un arbre, peut-être par le vieuxPingret, afin d’épouvanter les moineaux, et quise rapporte par hasard à un accroc fait à notreblouse ! A quoi tient la vie d’un homme ! Enfin,Jean-François a tout nié, le Parquet n’a produitaucun témoin qui ait vu le crime ! » Ilscorroboraient, étendaient, paraphrasaient lesystème et les plaidoiries de l’avocat. Le vieuxPingret, qu’était-ce ? Un coffre-fort crevé !disaient les esprits forts. Quelques gensprétendus progressifs, méconnaissant les sainteslois de la Propriété, que les Saint-simoniensattaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idéeséconomistes, allèrent plus loin : « Le pèrePingret était le premier auteur du crime. Cethomme, en entassant son or, avait volé son pays.Que d’entreprises auraient été fertilisées par sescapitaux inutiles ! Il avait frustré l’Industrie, ilétait justement puni. » La servante ? on la

plaignait. Denise, qui, après avoir déjoué lesruses de la Justice, ne se permit pas aux débatsune réponse sans avoir longtemps songé à cequ’elle devait dire, excita le plus vif intérêt. Elledevint une figure comparable, dans un autresens, à Jeanie Deans, de qui elle possédait lagrâce et la modestie, la religion et la beauté.François Tascheron continua donc d’exciter lacuriosité, non-seulement de la ville, mais encorede tout le Département, et quelques femmesromanesques lui accordèrent ouvertement leuradmiration. « — S’il y a là-dedans quelqueamour pour une femme placée au-dessus de lui,certes cet homme n’est pas un homme ordinaire,disaient-elles. Vous verrez qu’il mourra bien ! »Cette question : Parlera-t-il ? ne parlera-t-ilpas ? engendra des paris. Depuis l’accès de ragepar lequel il accueillit sa condamnation, et quieut pu être fatal à quelques personnes de laCour ou de l’auditoire sans la présence desgendarmes, le criminel menaça tous ceux quil’approchèrent indistinctement, et avec la raged’une bête féroce ; le geôlier fut forcé de luimettre la camisole, autant pour l’empêcherd’attenter à sa vie que pour éviter les effets desa furie. Une fois maintenu par ce moyenvictorieux de toute espèce de violences,Tascheron exhala son désespoir en mouvementsconvulsifs qui épouvantaient ses gardiens, enparoles, en regards qu’au moyen âge on eûtattribués à la possession. Il était si jeune, queles femmes s’apitoyèrent sur cette vie pleined’amour qui allait être tranchée. Le Dernierjour d’un Condamné, sombre élégie, inutileplaidoyer contre la peine de mort, ce grandsoutien des sociétés, et qui avait paru depuispeu, comme exprès pour la circonstance, fut àl’ordre du jour dans toutes les conversations.Enfin, qui ne se montrait du doigt l’invisibleinconnue, debout, les pieds dans le sang, élevéesur les planches des Assises comme sur unpiédestal, déchirée par d’horribles douleurs, etcondamnée au calme le plus parfait dans sonménage. On admirait presque cette Médéelimousine, à blanche poitrine doublée d’un cœurd’acier, au front impénétrable. Peut-être était-elle, chez celui-ci ou chez celui-là, sœur ou

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cousine, ou femme ou fille d’un tel ou d’unetelle. Quelle frayeur au sein des familles !Suivant un mot sublime de Napoléon, c’estsurtout dans le domaine de l’imagination que lapuissance de l’inconnu est incommensurable.

Quant aux cent mille francs volés aux sieuret dame des Vanneaulx, et qu’aucune recherchede police n’avait su retrouver, le silence constantdu criminel, fut une étrange défaite pour leParquet. Monsieur de Grandville, qui remplaçaitle Procureur-général alors à la Chambre desDéputés, essaya le moyen vulgaire de laissercroire à une commutation de peine en casd’aveux ; mais quand il se montra, le condamnél’accueillit par des redoublements de crisfurieux, de contorsions épileptiques, et lui lançades regards pleins de rage où éclatait le regretde ne pouvoir donner la mort. La Justice necompta plus que sur l’assistance de l’Église audernier moment. Les des Vanneaulx étaient allésmaintes fois chez l’abbé Pascal, l’aumônier de laprison. Cet abbé ne manquait pas du talentparticulier nécessaire pour se faire écouter desprisonniers, il affronta religieusement lestransports de Tascheron, il essaya de lancerquelques paroles à travers les orages de cettepuissante nature en convulsion. Mais la lutte decette paternité spirituelle avec l’ouragan de cespassions déchaînées, abattit et lassa le pauvreabbé Pascal. « — Cet homme a trouvé sonparadis ici-bas, » disait ce vieillard d’une voixdouce. La petite madame des Vanneaulxconsulta ses amies pour savoir si elle devaithasarder une démarche auprès du criminel. Lesieur des Vanneaulx parla de transactions. Dansson désespoir, il alla proposer à monsieur deGrandville de demander la grâce de l’assassin deson oncle, si cet assassin restituait les cent millefrancs. L’Avocat-général répondit que la majestéroyale ne descendait point à de tels compromis.Les des Vanneaulx se tournèrent vers l’avocat deTascheron, auquel ils offrirent dix pour cent dela somme s’il parvenait à la faire recouvrer.L’avocat était le seul homme à la vue duquelTascheron ne s’emportait pas ; les héritiersl’autorisèrent à offrir dix autres pour cent au

criminel, et dont il disposerait en faveur de safamille. Malgré les incisions que ces castorspratiquaient sur leur héritage et malgré sonéloquence, l’avocat ne put rien obtenir de sonclient. Les des Vanneaulx furieux maudirent etanathématisèrent le condamné. « — Non-seulement il est assassin, mais il est encore sansdélicatesse ! s’écria sérieusement des Vanneaulxsans connaître la fameuse complainte Fualdès,en apprenant l’insuccès de l’abbé Pascal etvoyant tout perdu par le rejet probable dupourvoi en cassation. A quoi lui servira notrefortune, là où il va ? Un assassinat, cela seconçoit, mais un vol inutile est inconcevable.Dans quel temps vivons-nous, pour que des gensde la société s’intéressent à un pareil brigand ?il n’a rien pour lui. — Il a peu d’honneur, disaitmadame des Vanneaulx. — Cependant si larestitution compromet sa bonne amie ? disaitune vieille fille. — Nous lui garderions le secret,s’écriait le sieur des Vanneaulx. — Vous seriezcoupable de non révélation, répondait unavocat. — Oh ! le gueux ! » fut la conclusion dusieur des Vanneaulx.

Une des femmes de la société de madameGraslin, qui lui rapportait en riant lesdiscussions des des Vanneaulx, femme très-spirituelle, une de celles qui rêvent le beau idéalet veulent que tout soit complet, regrettait lafureur du condamné ; elle l’aurait voulu froid,calme, digne. « — Ne voyez-vous pas, lui ditVéronique, qu’il écarte ainsi les séductions etdéjoue les tentatives, il s’est fait bête féroce parcalcul. — D’ailleurs, ce n’est pas un hommecomme il faut, reprit la Parisienne exilée, c’estun ouvrier. — Un homme comme il faut en eûtbientôt fini avec l’inconnue ! » répondit madameGraslin.

Ces événements, pressés, tordus dans lessalons, dans les ménages, commentés de millemanières, épluchés par les plus habiles languesde la ville, donnèrent un cruel intérêt àl’exécution du criminel, dont le pourvoi fut,deux mois après, rejeté par la Cour suprême.Quelle serait à ses derniers moments l’attitudedu criminel, qui se vantait de rendre son

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supplice impossible en annonçant une défensedésespérée ? Parlerait-il ? se démentirait-il ? quigagnerait le pari ? Irez-vous ? n’irez-vous pas ?comment y aller ? La disposition des localités,qui épargne aux criminels les angoisses d’unlong trajet, restreint à Limoges le nombre desspectateurs élégants. Le Palais-de-Justice où estla prison occupe l’angle de la rue du Palais et dela rue du Pont-Hérisson. La rue du Palais estcontinuée en droite ligne par la courte rue deHonte-à-Regret qui conduit à la place d’Aîne oudes Arènes où se font les exécutions, et qui sansdoute doit son nom à cette circonstance. Il y adonc peu de chemin, conséquemment peu demaisons, peu de fenêtres. Quelle personne de lasociété voudrait d’ailleurs se mêler à la foulepopulaire qui remplirait la place ? Mais cetteexécution, de jour en jour attendue, fut de jouren jour remise, au grand étonnement de la ville,et voici pourquoi. La pieuse résignation desgrands scélérats qui marchent à la mort est undes triomphes que se réserve l’Église, et quimanque rarement son effet sur la foule ; leurrepentir atteste trop la puissance des idéesreligieuses pour que, tout intérêt chrétien mis àpart, bien qu’il soit la principale vue de l’Église,le clergé ne soit pas navré de l’insuccès dans ceséclatantes occasions. En juillet 1829, lacirconstance fut aggravée par l’esprit de partiqui envenimait les plus petits détails de la viepolitique. Le parti libéral se réjouissait de voiréchouer dans une scène si publique le parti-Prêtre, expression inventée par Montlosier,royaliste passé aux constitutionnels et entraînépar eux au delà de ses intentions. Les partiscommettent en masse des actions infâmes quicouvriraient un homme d’opprobre ; aussi,quand un homme les résume aux yeux de lafoule, devient-il Roberspierre, Jeffries,Laubardemont, espèces d’autels expiatoires oùtous les complices attachent des ex voto secrets.D’accord avec l’Évêché, le Parquet retardal’exécution, autant dans l’espérance de savoir ceque la Justice ignorait du crime, que pourlaisser la Religion triompher en cettecirconstance. Cependant le pouvoir du Parquetn’était pas sans limites, et l’arrêt devait tôt ou

tard s’exécuter. Les mêmes Libéraux qui, paropposition, considéraient Tascheron commeinnocent et qui avaient tenté de battre en brèchel’arrêt de la Justice, murmuraient alors de ceque cet arrêt ne recevait pas son exécution.L’Opposition, quand elle est systématique,arrive à de semblables non-sens ; car il ne s’agitpas pour elle d’avoir raison, mais de toujoursfronder le pouvoir. Le Parquet eut donc, vers lespremiers jours d’août, la main forcée par cetterumeur si souvent stupide, appelée l’Opinionpublique. L’exécution fut annoncée. Dans cetteextrémité, l’abbé Dutheil prit sur lui deproposer à l’Évêque un dernier parti dont laréussite devait avoir pour effet d’introduire dansce drame judiciaire le personnage extraordinairequi servit de lien à tous les autres, qui se trouvela plus grande de toutes les figures de cetteScène, et, qui, par des voies familières à laProvidence, devait amener madame Graslin surle théâtre où ses vertus brillèrent du plus viféclat, où elle se montra bienfaitrice sublime etchrétienne angélique.

Le palais épiscopal de Limoges est assis surune colline qui borde la Vienne, et ses jardins,que soutiennent de fortes murailles couronnéesde balustrades, descendent par étages enobéissant aux chutes naturelles du terrain.L’élévation de cette colline est telle, que, sur larive opposée, le faubourg Saint-Étienne semblecouché au pied de la dernière terrasse. De là,selon la direction que prennent les promeneurs,la rivière se découvre, soit en enfilade, soit entravers, au milieu d’un riche panorama. Versl’ouest, après les jardins de l’évêché, la Viennese jette sur la ville par une élégante courbureque borde le faubourg Saint-Martial. Au delà dece faubourg, à une faible distance, est une joliemaison de campagne, appelée le Cluzeau, dontles massifs se voient des terrasses les plusavancées, et qui, par un effet de la perspective,se marient aux clochers du faubourg. En face duCluzeau se trouve cette île échancrée, pleined’arbres et de peupliers, que Véronique avaitdans sa première jeunesse nommée l’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des

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collines en amphithéâtre. La magie du site et lariche simplicité du bâtiment font de ce palais lemonument le plus remarquable de cette ville oùles constructions ne brillent ni par le choix desmatériaux ni par l’architecture. Familiarisédepuis longtemps avec les aspects quirecommandent ces jardins à l’attention desfaiseurs de Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil,qui se fit accompagner de monsieur deGrancour, descendit de terrasse en terrasse sansfaire attention aux couleurs rouges, aux tonsorangés, aux teintes violâtres que le couchantjetait sur les vieilles murailles et sur lesbalustrades des rampes, sur les maisons dufaubourg et sur les eaux de la rivière. Ilcherchait l’Évêque, alors assis à l’angle de sadernière terrasse sous un berceau de vigne, où ilétait venu prendre son dessert en s’abandonnantaux charmes de la soirée. Les peupliers de l’îlesemblaient en ce moment diviser les eaux avecles ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies,auxquelles le soleil donnait l’apparence d’unfeuillage d’or. Les lueurs du couchantdiversement réfléchies par les masses dedifférents verts produisaient un magnifiquemélangé de tons pleins de mélancolie. Au fondde cette vallée, une nappe de bouillons pailletésfrissonnait dans la Vienne sous la légère brise dusoir, et faisait ressortir les plans bruns queprésentaient les toits du faubourg Saint-Étienne.Les clochers et les faîtes du faubourg Saint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient aupampre des treilles. Le doux murmure d’uneville de province à demi cachée dans l’arcrentrant de la rivière, la douceur de l’air, toutcontribuait à plonger le prélat dans la quiétudeexigée par tous les auteurs qui ont écrit sur ladigestion ; ses yeux étaient machinalementattachés sur la rive droite de la rivière, àl’endroit où les grandes ombres des peupliers del’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint-Étienne, les murs du clos où le double meurtredu vieux Pingret et de sa servante avait étécommis ; mais quand sa petite félicité dumoment fut troublée par les difficultés que sesGrands-vicaires lui rappelèrent, ses regardss’emplirent de pensées impénétrables. Les deux

prêtres attribuèrent cette distraction à l’ennui,tandis qu’au contraire le prélat voyait dans lessables de la Vienne le mot de l’énigme alorscherché par les des Vanneaulx et par la Justice.

— Monseigneur, dit l’abbé de Grancour enabordant l’évêque, tout est inutile, et nousaurons la douleur de voir mourir ce malheureuxTascheron en impie, il vociférera les plushorribles imprécations contre la religion, ilaccablera d’injures le pauvre abbé Pascal, ilcrachera sur le crucifix, il reniera tout, mêmel’enfer.

— Il épouvantera le peuple, dit l’abbéDutheil. Ce grand scandale et l’horreur qu’ilinspirera cacheront notre défaite et notreimpuissance. Aussi disais-je en venant, àmonsieur de Grancour, que ce spectaclerejettera plus d’un pécheur dans le sein del’Église.

Troublé par ces paroles, l’évêque posa surune table de bois rustique la grappe de raisin oùil picorait et s’essuya les doigts en faisant signede s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.

— L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.

— Il est malade de sa dernière scène à laprison, dit l’abbé de Grancour. Sans sonindisposition, nous l’eussions amené pourexpliquer les difficultés qui rendent impossiblestoutes les tentatives que monseigneurordonnerait de faire.

— Le condamné chante à tue-tête deschansons obscènes aussitôt qu’il aperçoit l’un denous, et couvre de sa voix les paroles qu’on veutlui faire entendre, dit un jeune prêtre assisauprès de l’Évêque.

Ce jeune homme doué d’une charmantephysionomie tenait son bras droit accoudé sur latable, sa main blanche tombait nonchalammentsur les grappes de raisin parmi lesquelles ilchoisissait les grains les plus roux, avec l’aisanceet la familiarité d’un commensal ou d’un favori.A la fois commensal et favori du prélat, ce jeunehomme était le frère cadet du baron deRastignac, que des liens de famille et d’affection

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

attachaient à l’évêque de Limoges. Au fait desraisons de fortune qui vouaient ce jeune hommeà l’Église, l’Évêque l’avait pris comme secrétaireparticulier, pour lui donner le temps d’attendreune occasion d’avancement. L’abbé Gabrielportait un nom qui le destinait aux plus hautesdignités de l’Église.

— Y es-tu donc allé, mon fils ? lui ditl’évêque.

— Oui, monseigneur, dès que je me suismontré, ce malheureux a vomi contre vous etmoi les plus dégoûtantes injures, il se conduit demanière à rendre impossible la présence d’unprêtre auprès de lui. Monseigneur veut-il mepermettre de lui donner un conseil ?

— Écoutons la sagesse que Dieu metquelquefois dans la bouche des enfants, ditl’Évêque en souriant.

— N’a-t-il pas fait parler l’ânesse deBalaam ? répondit vivement le jeune abbé deRastignac.

— Selon certains commentateurs, elle n’a pastrop su ce qu’elle disait, répliqua l’Évêque enriant.

Les deux Grands-vicaires sourirent ; d’abordla plaisanterie était de monseigneur, puis elleraillait doucement le jeune abbé que jalousaientles dignitaires et les ambitieux groupés autourdu prélat.

— Mon avis, dit le jeune abbé, serait de priermonsieur de Grandville de surseoir encore àl’exécution. Quand le condamné saura qu’il doitquelques jours de retard à notre intercession, ilfeindra peut-être de nous écouter, et s’il nousécoute...

— Il persistera dans sa conduite en voyantles bénéfices qu’elle lui donne, dit l’Évêque eninterrompant son favori. Messieurs, reprit-ilaprès un moment de silence, la ville connaît-elleces détails ?

— Quelle est la maison où l’on n’en parlepas ? dit l’abbé de Grancour. L’état où sondernier effort a mis le bon abbé Pascal est en ce

moment le sujet de toutes les conversations.

— Quand Tascheron doit-il être exécuté ?demanda l’Évêque.

— Demain, jour de marché, réponditmonsieur de Grancour.

— Messieurs, la religion ne saurait avoir ledessous, s’écria l’Évêque. Plus l’attention estexcitée par cette affaire, plus je tiens à obtenirun triomphe éclatant. L’Église se trouve en desconjonctures difficiles. Nous sommes obligés àfaire des miracles dans une ville industrielle oùl’esprit de sédition contre les doctrinesreligieuses et monarchiques a poussé des racinesprofondes, où le système d’examen né duprotestantisme et qui s’appelle aujourd’huilibéralisme, quitte à prendre demain un autrenom, s’étend à toutes choses. Allez, messieurs,chez monsieur de Grandville, il est tout à nous,dites-lui que nous réclamons un sursis dequelques jours. J’irai voir ce malheureux.

— Vous ! monseigneur, dit l’abbé deRastignac. Si vous échouez, n’aurez-vous pascompromis trop de choses. Vous ne devez y allerque sûr du succès.

— Si monseigneur me permet de donner monopinion, dit l’abbé Dutheil, je crois pouvoiroffrir un moyen d’assurer le triomphe de lareligion en cette triste circonstance.

Le prélat répondit par un signe d’assentimentun peu froid qui montrait combien le Vicaire-général avait peu de crédit.

— Si quelqu’un peut avoir de l’empire surcette âme rebelle et la ramener à Dieu, ditl’abbé Dutheil en continuant, c’est le curé duvillage où il est né, monsieur Bonnet.

— Un de vos protégés, dit l’évêque.

— Monseigneur, monsieur le curé Bonnet estun de ces hommes qui se protègent eux-mêmeset par leurs vertus militantes et par leurstravaux évangéliques.

Cette réponse si modeste et si simple futaccueillie par un silence qui eût gêné tout autreque l’abbé Dutheil ; elle parlait des gens

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méconnus, et les trois prêtres voulurent y voirun de ces humbles, mais irréprochablessarcasmes habilement limés qui distinguent lesecclésiastiques habitués, en disant ce qu’ilsveulent dire, à observer les règles les plussévères. Il n’en était rien, l’abbé Dutheil nesongeait jamais à lui.

— J’entends parler de saint Aristide depuistrop de temps, répondit en souriant l’Évêque. Sije laissais cette lumière sous le boisseau, il yaurait de ma part ou injustice ou prévention.Vos Libéraux vantent votre monsieur Bonnetcomme s’il appartenait à leur parti, je veuxjuger moi-même cet apôtre rural. Allez,messieurs, chez le Procureur-général demanderde ma part un sursis, j’attendrai sa réponseavant d’envoyer à Montégnac notre cher abbéGabriel qui nous ramènera ce saint homme.Nous mettrons Sa Béatitude à même de fairedes miracles.

En entendant ce propos de prélatgentilhomme, l’abbé Dutheil rougit, mais il nevoulut pas relever ce qu’il offrait de désobligeantpour lui. Les deux Grands-vicaires saluèrent ensilence et laissèrent l’Évêque avec son favori.

— Les secrets de la confession que noussollicitons sont sans doute enterrés là, ditl’Évêque à son jeune abbé en lui montrant lesombres des peupliers qui atteignaient unemaison isolée, sise entre l’île et le faubourgSaint-Étienne.

— Je l’ai toujours pensé, répondit Gabriel.Je ne suis pas juge, je ne veux pas être espion ;mais si j’eusse été magistrat, je saurais le nomde la femme qui tremble à tout bruit, à touteparole, et dont néanmoins le front doit restercalme et pur, sous peine d’accompagner àl’échafaud le condamné. Elle n’a cependant rienà craindre : j’ai vu l’homme, il emportera dansl’ombre le secret de ses ardentes amours.

— Petit rusé, dit l’Évêque en tortillantl’oreille de son secrétaire et en lui désignantentre l’île et le faubourg Saint-Étienne l’espacequ’une dernière flamme rouge du couchantilluminait et sur lequel les yeux du jeune prêtre

étaient fixés. La Justice aurait dû fouiller là,n’est-ce pas ?...

— Je suis allé voir ce criminel pour essayersur lui l’effet de mes soupçons ; mais il est gardépar des espions : en parlant haut, j’eussecompromis la personne pour laquelle il meurt.

— Taisons-nous, dit l’Évêque, nous nesommes pas les hommes de la Justice humaine.C’est assez d’une tête. D’ailleurs, ce secretreviendra tôt ou tard à l’Église.

La perspicacité que l’habitude desméditations donne aux prêtres, était biensupérieure à celle du Parquet et de la Police. Aforce de contempler du haut de leurs terrasses lethéâtre du crime, le prélat et son secrétaireavaient, à la vérité, fini par pénétrer des détailsencore ignorés, malgré les investigations del’Instruction, et les débats de la Cour d’assises.Monsieur de Grandville jouait au whist chezmadame Graslin, il fallut attendre son retour, sadécision ne fut connue à l’Évêché que versminuit. L’abbé Gabriel, à qui l’évêque donna savoiture, partit vers deux heures du matin pourMontégnac. Ce pays, distant d’environ neuflieues de la ville, est situé dans cette partie duLimousin qui longe les montagnes de la Corrèzeet avoisine la Creuse. Le jeune abbé laissa doncLimoges en proie à toutes les passions soulevéespar le spectacle promis pour le lendemain, etqui devait encore manquer.

CHAPITRE III

LE CURÉ DE MONTEGNAC

Les prêtres et les dévots ont une tendance àobserver, en fait d’intérêt, les rigueurs légales.Est-ce pauvreté ? est-ce un effet de l’égoïsmeauquel les condamne leur isolement et quifavorise en eux la pente de l’homme à l’avarice ?est-ce un calcul de la parcimonie commandéepar l’exercice de la Charité ? Chaque caractèreoffre une explication différente. Cachée souventsous une bonhomie gracieuse, souvent aussi sansdétours, cette difficulté de fouiller à sa poche setrahit surtout en voyage. Gabriel de Rastignac,

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le plus joli jeune homme que depuis longtempsles autels eussent vu s’incliner sous leurstabernacles, ne donnait que trente sous depourboire aux postillons, il allait donclentement. Les postillons mènent fortrespectueusement les évêques qui ne font quedoubler le salaire accordé par l’ordonnance, maisils ne causent aucun dommage à la voitureépiscopale de peur d’encourir quelque disgrâce.L’abbé Gabriel, qui voyageait seul pour lapremière fois, disait d’une voix douce à chaquerelais : « — Allez donc plus vite, messieurs lespostillons. — Nous ne jouons du fouet, luirépondit un vieux postillon, que si les voyageursjouent du pouce ! » Le jeune abbé s’enfonçadans le coin de la voiture sans pouvoirs’expliquer cette réponse. Pour se distraire, ilétudia le pays qu’il traversait, et fit à piedplusieurs des côtes sur lesquelles serpente laroute de Bordeaux à Lyon.

A cinq lieues au delà de Limoges, après lesgracieux versants de la Vienne et les joliesprairies en pente du Limousin qui rappellent laSuisse en quelques endroits, et particulièrementà Saint-Léonard, le pays prend un aspect tristeet mélancolique. Il se trouve alors de vastesplaines incultes, des steppes sans herbe nichevaux, mais bordés à l’horizon par leshauteurs de la Corrèze. Ces montagnes n’offrentaux yeux du voyageur ni l’élévation à pied droitdes Alpes et leurs sublimes déchirures, ni lesgorges chaudes et les cimes désolées del’Apennin, ni le grandiose des Pyrénées ; leursondulations, dues au mouvement des eaux,accusent l’apaisement de la grande catastropheet le calme avec lequel les masses fluides se sontretirées. Cette physionomie, commune à laplupart des mouvements de terrain en France, apeut-être contribué autant que le climat à luimériter le nom de douce que l’Europe lui aconfirmé. Si cette plate transition, entre lespaysages du Limousin, ceux de la Marche etceux de l’Auvergne, présente au penseur et aupoète qui passent les images de l’infini, l’effroide quelques âmes ; si elle pousse à la rêverie lafemme qui s’ennuie en voiture ; pour l’habitant,

cette nature est âpre, sauvage et sansressources. Le sol de ces grandes plaines grisesest ingrat. Le voisinage d’une capitale pourraitseul y renouveler le miracle qui s’est opéré dansla Brie pendant les deux derniers siècles. Maislà, manquent ces grandes résidences qui parfoisvivifient ces déserts où l’agronome voit deslacunes, où la civilisation gémit, où le touristene trouve ni auberge ni ce qui le charme, lepittoresque. Les esprits élevés ne haïssent pasces landes, ombres nécessaires dans le vastetableau de la Nature. Récemment Cooper, cetalent si mélancolique, a magnifiquementdéveloppé la poésie de ces solitudes dans laPrairie. Ces espaces oubliés par la générationbotanique, et que couvrent d’infertiles débrisminéraux, des cailloux roulés, des terres mortessont des défis portés à la Civilisation. La Francedoit accepter la solution de ces difficultés,comme les Anglais celles offertes par l’Écosse oùleur patiente, leur héroïque agriculture a changéles plus arides bruyères en fermes productives.Laissées à leur sauvage et primitif état, cesjachères sociales engendrent le découragement,la paresse, la faiblesse par défaut de nourriture,et le crime quand les besoins parlent trop haut.Ce peu de mots est l’histoire ancienne deMontégnac. Que faire dans une vaste frichenégligée par l’Administration, abandonnée parla Noblesse, maudite par l’Industrie ? la guerreà la société qui méconnaît ses devoirs. Aussi leshabitants de Montégnac subsistaient-ils autrefoispar le vol et par l’assassinat, comme jadis lesÉcossais des hautes terres. A l’aspect du pays,un penseur conçoit bien comment, vingt ansauparavant, les habitants de ce village étaienten guerre avec la Société. Ce grand plateau,taillé d’un côté par la vallée de la Vienne, del’autre par les jolis vallons de la Marche, puispar l’Auvergne, et barré par les montscorréziens, ressemble, agriculture à part, auplateau de la Beauce que sépare le bassin de laLoire du bassin de la Seine, à ceux de laTouraine et du Berry, à tant d’autres qui sontcomme des facettes à la surface de la France, etassez nombreuses pour occuper les médiationsdes plus grands administrateurs. Il est inouï

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qu’on se plaigne de l’ascension constante desmasses populaires vers les hauteurs sociales, etqu’un gouvernement n’y trouve pas de remède,dans un pays où la Statistique accuse plusieursmillions d’hectares en jachère dont certainesparties offrent, comme en Berry, sept ou huitpieds d’humus. Beaucoup de ces terrains, quinourriraient des villages entiers, quiproduiraient immensément, appartiennent à desCommunes rétives, lesquelles refusent de lesvendre aux spéculateurs pour conserver le droitd’y faire paître une centaine de vaches. Sur tousces terrains sans destinations est écrit lemot incapacité. Toute terre a quelque fertilitéspéciale. Ce n’est ni les bras, ni les volontés quimanquent, mais la conscience et le talentadministratifs. En France, jusqu’à présent, cesplateaux ont été sacrifiés aux vallées, legouvernement a donné ses secours, a porté sessoins là où les intérêts se protégeaient d’eux-mêmes. La plupart de ces malheureusessolitudes manquent d’eau, premier principe detoute production. Les brouillards qui pouvaientféconder ces terres grises et mortes en ydéchargeant leurs oxydes, les rasent rapidement,emportés par le vent, faute d’arbres qui, partoutailleurs, les arrêtent et y pompent dessubstances nourricières. Sur plusieurs pointssemblables, planter, ce serait évangéliser.Séparés de la grande ville la plus proche par unedistance infranchissable pour des gens pauvres,et qui mettait un désert entre elle et eux,n’ayant aucun débouché pour leurs produits s’ilseussent produit quelque chose jetés auprès d’uneforêt inexploitée qui leur donnait du bois etl’incertaine nourriture du braconnage, leshabitants étaient talonnés par la faim pendantl’hiver. Les terres n’offrant pas le fondnécessaire à la culture du blé, les malheureuxn’avaient ni bestiaux, ni ustensiles aratoires, ilsvivaient de châtaignes. Enfin, ceux qui, enembrassant dans un muséum l’ensemble desproductions zoologiques, ont subi l’indiciblemélancolie que cause l’aspect des couleursbrunes qui marquent les produits de l’Europe,comprendront peut-être combien la vue de cesplaines grisâtres doit influer sur les dispositions

morales par la désolante pensée de l’inféconditéqu’elles présentent incessamment. Il n’y a là nifraîcheur, ni ombrage, ni contraste, aucune desidées, aucun des spectacles qui réjouissent lecœur. On y embrasserait un méchant pommierrabougri comme un ami.

Une route départementale, récemment faite,enfilait cette plaine à un point de bifurcationsur la grande route. Après quelques lieues, setrouvait au pied d’une colline, comme son noml’indiquait, Montégnac, chef-lieu d’un canton oùcommence un des arrondissements de la Haute-Vienne. La colline dépend de Montégnac quiréunit dans sa circonscription la naturemontagnarde et la nature des plaines. CetteCommune est une petite Écosse avec ses basseset ses hautes terres. Derrière la colline, au piedde laquelle gît le bourg, s’élève à une lieueenviron un premier pic de la chaîne corrézienne.Dans cet espace s’étale la grande forêt dite deMontégnac, qui prend à la colline de Montégnac,la descend, remplit les vallons et les coteauxarides, pelés par grandes places, embrasse le picet arrive jusqu’à la route d’Aubusson par unelangue dont la pointe meurt sur un escarpementde ce chemin. L’escarpement domine une gorgepar où passe la grande route de Bordeaux àLyon. Souvent les voitures, les voyageurs, lespiétons avaient été arrêtés au fond de cettegorge dangereuse par des voleurs dont les coupsde main demeuraient impunis : le site lesfavorisait, ils gagnaient, par des sentiers à euxconnus, les parties inaccessibles de la forêt. Unpareil pays offrait peu de prise auxinvestigations de la Justice. Personne n’ypassait. Sans circulation, il ne saurait exister nicommerce, ni industrie, ni échange d’idées,aucune espèce de richesse : les merveillesphysiques de la civilisation sont toujours lerésultat d’idées primitives appliquées. La penséeest constamment le point de départ et le pointd’arrivée de toute société. L’histoire deMontégnac est une preuve de cet axiome descience sociale. Quand l’administration puts’occuper des besoins urgents et matériels dupays, elle rasa cette langue de forêt, y mit un

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poste de gendarmerie qui accompagna lacorrespondance sur les deux relais : mais, à lahonte de la gendarmerie, ce fut la parole et nonle glaive, le curé Bonnet et non le brigadierChervin qui gagna cette bataille civile, enchangeant le moral de la population. Ce curé,saisi pour ce pauvre pays d’une tendressereligieuse, tenta de le régénérer, et parvint à sonbut.

Après avoir voyagé durant une heure dans cesplaines, alternativement caillouteuses etpoudreuses, où les perdrix allaient en paix parcompagnies, et faisaient entendre le bruit sourdet pesant de leurs ailes en s’envolant àl’approche de la voiture, l’abbé Gabriel, commetous les voyageurs qui ont passé par là, vitpoindre avec un certain plaisir les toits dubourg. A l’entrée de Montégnac est un de cescurieux relais de poste qui ne se voient qu’enFrance. Son indication consiste en une planchede chêne sur laquelle un prétentieux postillon agravé ces mots : Pauste o chevos, noircis àl’encre, et attachée par quatre clous au-dessusd’une misérable écurie sans aucun cheval. Laporte, presque toujours ouverte, a pour seuilune planche enfoncée sur champ, pour garantirdes inondations pluviales le sol de l’écurie, plusbas que celui du chemin. Le désolé voyageuraperçoit des harnais blancs, usés, raccommodés,près de céder au premier effort des chevaux. Leschevaux sont au labour, au pré, toujours ailleursque dans l’écurie. Si par hasard ils sont dansl’écurie, ils mangent ; s’ils ont mangé, lepostillon est chez sa tante ou chez sa cousine, ilrentre des foins, ou il dort ; personne ne sait oùil est, il faut attendre qu’on soit allé le chercher,il ne vient qu’après avoir fini sa besogne ; quandil est arrivé, il se passe un temps infini avantqu’il n’ait trouvé une veste, son fouet, ou bricoléses chevaux. Sur le pas de la maison, une bonnegrosse femme s’impatiente plus que le voyageuret, pour l’empêcher d’éclater, se donne plus demouvement que ne s’en donneront les chevaux.Elle vous représente la maîtresse de poste dontle mari est aux champs. Le favori demonseigneur laissa sa voiture devant une écurie

de ce genre, dont les murs ressemblaient à unecarte de géographie, et dont la toiture enchaume, fleurie comme un parterre, cédait sousle poids des joubarbes. Après avoir prié lamaîtresse de tout préparer pour son départ quiaurait lieu dans une heure, il demanda le chemindu presbytère ; la bonne femme lui montra entredeux maisons une ruelle qui menait à l’église, lepresbytère était auprès.

Pendant que le jeune abbé montait ce sentierplein de pierres et encaissé par des haies, lamaîtresse de poste questionnait le postillon.Depuis Limoges, chaque postillon arrivant avaitdit à son confrère partant les conjectures del’Évêché promulguées par le postillon de lacapitale. Ainsi, tandis qu’à Limoges leshabitants se levaient en s’entretenant del’exécution de l’assassin du père Pingret, surtoute la route, les gens de la campagneannonçaient la grâce de l’innocent obtenue parl’Évêque, et jasaient sur les prétendues erreursde la justice humaine. Quand plus tard Jean-François serait exécuté, peut-être devait-il êtreregardé comme un martyr.

Après avoir fait quelques pas en gravissant cesentier rougi par les feuilles de l’automne, noirde mûrons et de prunelles, l’abbé Gabriel seretourna par le mouvement machinal qui nousporte tous à prendre connaissance des lieux oùnous allons pour la première fois, espèce decuriosité physique innée que partagent leschevaux et les chiens. La situation deMontégnac lui fut expliquée par quelquessources qu’épanche la colline et par une petiterivière le long de laquelle passe la routedépartementale qui lie le chef-lieu del’Arrondissement à la Préfecture. Comme tousles villages de ce plateau, Montégnac est bâti enterre séchée au soleil, et façonnée en carréségaux. Après un incendie, une habitation peutse trouver construite en briques. Les toits sonten chaume. Tout y annonçait alors l’indigence.En avant de Montégnac, s’étendaient plusieurschamps de seigle, de raves et de pommes deterre, conquis sur la plaine. Au penchant de lacolline, il vit quelques prairies à irrigations où

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l’on élève ces célèbres chevaux limousins, quifurent, dit-on, un legs des Arabes quand ilsdescendirent des Pyrénées en France, pourexpirer entre Poitiers et Tours sous la hache desFrancs que commandait Charles Martel.L’aspect des hauteurs avait de la sécheresse. Desplaces brûlées, rougeâtres, ardentes indiquaientla terre aride où se plaît le châtaignier. Leseaux, soigneusement appliquées aux irrigations,ne vivifiaient que les prairies bordées dechâtaigniers, entourées de haies où croissaitcette herbe fine et rare, courte et quasi sucréequi produit cette race de chevaux fiers etdélicats, sans grande résistance à la fatigue,mais brillants, excellents aux lieux où ilsnaissent, et sujets à changer par leurtransplantation. Quelques mûriers récemmentapportés indiquaient l’intention de cultiver lasoie. Comme la plupart des villages du monde,Montégnac n’avait qu’une seule rue, par oùpassait la route. Mais il y avait un haut et unbas Montégnac, divisés chacun par des ruellestombant à angle droit sur la rue. Une rangée demaisons assises sur la croupe de la colline,présentait le gai spectacle de jardins étagés ;leur entrée sur la rue nécessitait plusieursdegrés ; les unes avaient leurs escaliers en terre,d’autres en cailloux, et, de ci de là, quelquesvieilles femmes, assises filant ou gardant lesenfants, animaient la scène, entretenaient laconversation entre le haut et le bas Montégnacen se parlant à travers la rue ordinairementpaisible, et se renvoyaient assez rapidement lesnouvelles d’un bout à l’autre du bourg. Lesjardins, pleins d’arbres fruitiers, de choux,d’oignons, de légumes, avaient tous des ruches lelong de leurs terrasses. Puis une autre rangée demaisons à jardins inclinés sur la rivière, dont lecours était marqué par de magnifiqueschènevières et par ceux d’entre les arbresfruitiers qui aiment les terres humides,s’étendait parallèlement ; quelques-unes, commecelle de la poste, se trouvaient dans un creux etfavorisaient ainsi l’industrie de quelquestisserands ; presque toutes étaient ombragéespar des noyers, l’arbre des terres fortes. De cecôté, dans le bout opposé à celui de la grande

plaine, était une habitation plus vaste et plussoignée que les autres, autour de laquelle segroupaient d’autres maisons également bientenues. Ce hameau, séparé du bourg par sesjardins, s’appelait déjà LES TASCHERONS,nom qu’il conserve aujourd’hui. La Communeétait peu de chose par elle-même ; mais il endépendait une trentaine de métairies éparses.Dans la vallée, vers la rivière, quelques traînessemblables à celles de la Marche et du Berry,indiquaient les cours d’eau, dessinaient leursfranges vertes autour de cette commune, jetée làcomme un vaisseau en pleine mer. Quand unemaison, une terre, un village, un pays, ont passéd’un état déplorable à un état satisfaisant, sansêtre encore ni splendide ni même riche, la viesemble si naturelle aux êtres vivants, qu’aupremier abord, le spectateur ne peut jamaisdeviner les efforts immenses, infinis de petitesse,grandioses de persistance, le travail enterré dansles fondations, les labours oubliés sur lesquelsreposent les premiers changements. Aussi cespectacle ne parut-il pas extraordinaire au jeuneabbé quand il embrassa par un coup d’œil cegracieux paysage. Il ignorait l’état de ce paysavant l’arrivée du curé Bonnet.

Il fit quelques pas de plus en montant lesentier, et revit bientôt, à une centaine de toisesau-dessus des jardins dépendant des maisons duHaut-Montégnac, l’église et le presbytère, qu’ilavait aperçus les premiers de loin, confusémentmêlés aux ruines imposantes et enveloppées pardes plantes grimpantes du vieux castel deMontégnac, une des résidences de la maison deNavarreins au douzième siècle. Le presbytère,maison sans doute primitivement bâtie pour ungarde principal ou pour ou intendant,s’annonçait par une longue et haute terrasseplantée de tilleuls, d’ou la vue planait sur lepays. L’escalier de cette terrasse et les murs quila soutenaient étaient d’une anciennetéconstatée par les ravages du temps. Les pierresde l’escalier, déplacées par la force imperceptiblemais continue de la végétation, laissaient passerde hautes herbes et des plantes sauvages. Lamousse plate qui s’attache aux pierres avait

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appliqué son tapis vert dragon sur la hauteur dechaque marche. Les nombreuses familles despariétaires, la camomille, les cheveux de Vénussortaient par touffes abondantes et variées entreles barbacanes de la muraille, lézardée malgréson épaisseur. La botanique y avait jeté la plusélégante tapisserie de fougères découpées, degueules-de-loup violacées à pistils d’or, devipérines bleues, de cryptogames bruns, si bienque la pierre semblait être un accessoire, ettrouait cette fraîche tapisserie à de raresintervalles. Sur cette terrasse, le buis dessinaitles figures géométriques d’un jardin d’agrément,encadré par la maison du curé, au-dessus delaquelle le roc formait une marge blanchâtreornée d’arbres souffrants, et penchés comme unplumage. Les ruines du château dominaient etcette maison et l’église. Ce presbytère, construiten cailloux et en mortier, avait un étagesurmonté d’un énorme toit en pente à deuxpignons, sous lequel s’étendaient des grenierssans doute vides, vu le délabrement deslucarnes. Le rez-de-chaussée se composait dedeux chambres séparées par un corridor, au fondduquel était un escalier de bois par lequel onmontait au premier étage, également composéde deux chambres. Une petite cuisine étaitadossée à ce bâtiment du côté de la cour où sevoyaient une écurie et une étable parfaitementdésertes, inutiles, abandonnées. Le jardinpotager séparait la maison de l’église. Unegalerie en ruine allait du presbytère à lasacristie. Quand le jeune abbé vit les quatrecroisées à vitrages en plomb, les murs bruns etmoussus, la porte de ce presbytère en bois brutfendillé comme un paquet d’allumettes, loind’être saisi par l’adorable naïveté de ces détails,par la grâce des végétations qui garnissaient lestoits, les appuis en bois pourri des fenêtres, etles lézardes d’où s’échappaient de folles plantesgrimpantes, par les cordons de vignes dont lespampres vrillés et les grappillons entraient parles fenêtres comme pour y apporter de riantesidées, il se trouva très-heureux d’être évêque enperspective, plutôt que curé de village. Cettemaison toujours ouverte semblait appartenir àtous. L’abbé Gabriel entra dans la salle qui

communiquait avec la cuisine, et y vit unpauvre mobilier : une table à quatre colonnestorses en vieux chêne, un fauteuil en tapisserie,des chaises tout en bois, un vieux bahut pourbuffet. Personne dans la cuisine, excepté un chatqui révélait une femme au logis. L’autre pièceservait de salon. En y jetant un coup d’œil, lejeune prêtre aperçut des fauteuils en boisnaturel et couverts en tapisserie. La boiserie etles solives du plafond étaient en châtaignier etd’un noir d’ébène. Il y avait une horloge dansune caisse verte à fleurs peintes, une table ornéed’un tapis vert usé, quelques chaises, et sur lacheminée deux flambeaux entre lesquels était unentant Jésus en cire, sous sa cage de verre. Lacheminée, revêtue de bois à moulures grossières,était cachée par un devant en papier dont lesujet représentait le bon Pasteur avec sa brebissur l’épaule, sans doute le cadeau par lequel lafille du maire ou du juge de paix avait voulureconnaître les soins donnés à son éducation. Lepiteux état de la maison faisait peine à voir : lesmurs, jadis blanchis à la chaux, étaientdécolorés par places, teints à hauteur d’hommepar des frottements ; l’escalier à gros balustreset à marches en bois, quoique proprement tenu,paraissait devoir trembler sous le pied. Au fond,en face de la porte d’entrée, une autre porteouverte donnant sur le jardin potager permit àl’abbé de Rastignac de mesurer le peu delargeur de ce jardin, encaissé comme par un murde fortification taillé dans la pierre blanchâtreet friable de la montagne que tapissaient deriches espaliers, de longues treilles malentretenues et dont toutes les feuilles étaientdévorées de lèpre. Il revint sur ses pas, sepromena dans les allées du premier jardin, d’oùse découvrit à ses yeux, par-dessus le village, lemagnifique spectacle de la vallée, véritable oasissituée au bord des vastes plaines qui, voilées parles légères brumes du matin, ressemblaient à unemer calme. En arrière, on apercevait d’un côtéles vastes repoussoirs de la forêt bronzée, et del’autre, l’église, les ruines du château perchéessur le roc, mais qui se détachaient vivement surle bleu de l’Ether. En faisant crier sous ses pasle sable des petites allées en étoile, en rond, en

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losange, l’abbé Gabriel regarda tour à tour levillage où les habitants réunis par groupesl’examinaient déjà, puis cette vallée fraîche avecses chemins épineux, sa rivière bordée de saulessi bien opposée à l’infini des plaines ; il fut alorssaisi par des sensations qui changèrent la naturede ses idées, il admira le calme de ces lieux, ilfut soumis à l’influence de cet air pur, à la paixinspirée par la révélation d’une vie ramenée versla simplicité biblique ; il entrevit confusémentles beautés de cette cure où il rentra pour enexaminer les détails avec une curiosité sérieuse.Une petite fille, sans doute chargée de garder lamaison, mais occupée à picorer dans le jardin,entendit, sur les grands carreaux qui dallaientles deux salles basses, les pas d’un hommechaussé de souliers craquant. Elle vint. Étonnéed’être surprise un fruit à la main, un autre entreles dents, elle ne répondit rien aux questions dece beau, jeune, mignon abbé. La petite n’avaitjamais cru qu’il put exister un abbé semblable,éclatant de linge en batiste, tiré à quatreépingles, vêtu de beau drap noir, sans une tacheni un pli.

— Monsieur Bonnet, dit-elle enfin, monsieurBonnet dit la messe, et mademoiselle Ursule està l’église.

L’abbé Gabriel n’avait pas vu la galerie parlaquelle le presbytère communiquait à l’église, ilregagna le sentier pour y entrer par la porteprincipale. Cette espèce de porche en auventregardait le village, on y parvenait par desdegrés en pierres disjointes et usées quidominaient une place ravinée par les eaux etornée de ces gros ormes dont la plantation futordonnée par le protestant Sully. Cette église,une des plus pauvres églises de France où il y ena de bien pauvres, ressemblait à ces énormesgranges qui ont au-dessus de leur porte un toitavancé soutenu par des piliers de bois ou debriques. Bâtie en cailloux et en mortier, commela maison du curé, flanquée d’un clocher carrésans flèche et couvert en grosses tuiles rondes,cette église avait pour ornements extérieurs lesplus riches créations de la Sculpture, maisenrichies de lumière et d’ombres, fouillées,

massées et colorées par la Nature qui s’y entendaussi bien que Michel-Ange. Des deux côtés, lelierre embrassait les murailles de ses tigesnerveuses en dessinant à travers son feuillageautant de veines qu’il s’en trouve sur unécorché. Ce manteau, jeté par le Temps pourcouvrir les blessures qu’il avait faites, étaitdiapré par les fleurs d’automne nées dans lescrevasses, et donnait asile à des oiseaux quichantaient. La fenêtre en rosace, au-dessus del’auvent du porche, était enveloppée decampanules bleues comme la première page d’unmissel richement peint. Le flanc quicommuniquait avec la cure, à l’exposition dunord, était moins fleuri, la muraille s’y voyaitgrise et rouge par grandes places où s’étalaientdes mousses ; mais l’autre flanc et le chevetentourés par le cimetière offraient des floraisonsabondantes et variées.

Quelques arbres, entre autres un amandier,un des emblèmes de l’espérance, s’étaient logésdans les lézardes. Deux pins gigantesquesadossés au chevet servaient de paratonnerres. Lecimetière, bordé d’un petit mur en ruine que sespropres décombres maintenaient à hauteurd’appui, avait pour ornement une croix en fermontée sur un socle, garnie de buis bénit àPâques par une de ces touchantes penséeschrétiennes oubliées dans les villes. Le curé devillage est le seul prêtre qui vienne dire à sesmorts au jour de la résurrection pascale :— Vous revivrez heureux ! Çà et là quelquescroix pourries jalonnaient les éminencescouvertes d’herbes.

L’intérieur s’harmoniait parfaitement aunégligé poétique de cet humble extérieur dont leluxe était fourni par le Temps, charitable unefois. Au dedans, l’œil s’attachait d’abord à latoiture, intérieurement doublée en châtaignierauquel l’âge avait donné les plus riches tons desvieux bois de l’Europe, et que soutenaient, à desdistances égales, de nerveux supports appuyéssur des poutres transversales. Les quatre mursblanchis à la chaux n’avaient aucun ornement.La misère rendait cette paroisse iconoclaste sansle savoir. L’église, carrelée et garnie de bancs,

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était éclairée par quatre croisées latérales enogive, à vitrages en plomb. L’autel, en forme detombeau, avait pour ornement un grand crucifixau-dessus d’un tabernacle en noyer décoré dequelques moulures propres et luisantes, huitflambeaux à cierges économiques en bois peinten blanc, puis deux vases en porcelaine pleins defleurs artificielles, que le portier d’un agent dechange aurait rebutés, et desquels Dieu secontentait. La lampe du sanctuaire était uneveilleuse placée dans un ancien bénitier portatifen cuivre argenté, suspendu par des cordes ensoie qui venaient de quelque château démoli. Lesfonts baptismaux étaient en bois comme lachaire et comme une espèce de cage pour lesmarguilliers, les patriciens du bourg. Un autelde la Vierge offrait à l’admiration publique deuxlithographies coloriées, encadrées dans un petitcadre doré. Il était peint en blanc, décoré defleurs artificielles plantées dans des vasestournés en bois doré, et recouvert par une nappefestonnée de méchantes dentelles rousses. Aufond de l’église, une longue croisée voilée par ungrand rideau en calicot rouge, produisait uneffet magique. Ce riche manteau de pourprejetait une teinte rose sur les murs blanchis à lachaux il semblait qu’une pensée divine rayonnâtde l’autel et embrassât cette pauvre nef pour laréchauffer. Le couloir qui conduisait à lasacristie offrait sur une de ses parois le patrondu village, un grand saint Jean-Baptiste avecson mouton, sculptés en bois et horriblementpeints. Malgré tant de pauvreté, cette église nemanquait pas des douces harmonies qui plaisentaux belles âmes, et que les couleurs mettent sibien en relief. Les riches teintes brunes du boisrelevaient admirablement le blanc pur desmurailles, et se mariaient sans discordance à lapourpre triomphale jetée sur le chevet. Cettesévère trinité de couleurs rappelait la grandepensée catholique. A l’aspect de cette chétivemaison de Dieu, si le premier sentiment était lasurprise, il était suivi d’une admiration mêlée depitié : n’exprimait-elle pas la misère du pays ?ne s’accordait-elle pas à la simplicité naïve dupresbytère ? Elle était d’ailleurs propre et bientenue. On y respirait comme un parfum de

vertus champêtres, rien n’y trahissait l’abandon.Quoique rustique et simple, elle était habitéepar la Prière, elle avait une âme, on le sentaitsans s’expliquer comment.

L’abbé Gabriel se glissa doucement pour nepoint troubler le recueillement de deux groupesplacés en haut des bancs, auprès du maître-autel, qui était séparé de la nef à l’endroit oùpendait la lampe, par une balustrade assezgrossière, toujours en bois de châtaignier, etgarnie de la nappe destinée à la communion. Dechaque côté de la nef, une vingtaine de paysanset de paysannes, plongés dans la prière la plusfervente, ne firent aucune attention à l’étrangerquand il monta le chemin étroit qui divisait lesdeux rangées de bancs. Arrivé sous la lampe,endroit d’où il pouvait voir les deux petites nefsqui figuraient la croix, et dont l’une conduisait àla sacristie, l’autre au cimetière, l’abbé Gabrielaperçut du côté du cimetière une famille vêtuede noir, et agenouillée sur le carreau ; ces deuxparties de l’église n’avaient pas de bancs. Lejeune abbé se prosterna sur la marche de labalustrade qui séparait le chœur de la nef, et semit à prier, en examinant par un regard obliquece spectacle qui lui fut bientôt expliqué.

L’évangile était dit. Le curé quitta sachasuble et descendit de l’autel pour venir à labalustrade. Le jeune abbé, qui prévit cemouvement, s’adossa au mur avant quemonsieur Bonnet ne pût le voir. Dix heuressonnaient.

— Mes frères, dit le curé d’une voix émue, ence moment même, un enfant de cette paroisse vapayer sa dette à la justice humaine en subissantle dernier supplice, nous offrons le saint sacrificede la messe pour le repos de son âme. Unissonsnos prières afin d’obtenir de Dieu qu’iln’abandonne pas cet enfant dans ses derniersmoments, et que son repentir lui mérite dans leciel la grâce qui lui a été refusée ici-bas. Laperte de ce malheureux, un de ceux sur lesquelsnous avions le plus compté pour donner de bonsexemples, ne peut être attribuée qu’à laméconnaissance des principes religieux.

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Le curé fut interrompu par des sanglots quipartaient du groupe formé par la famille endeuil, et dans lequel le jeune prêtre, à cesurcroît d’affliction, reconnut la familleTascheron, sans l’avoir jamais vue. D’abordétaient collés contre la muraille deux vieillardsau moins septuagénaires, deux figures à ridesprofondes et immobiles, bistrées comme unbronze florentin. Ces deux personnages,stoïquement debout comme des statues dansleurs vieux vêtements rapetassés, devaient êtrele grand-père et la grand’mère du condamné.Leurs yeux rougis et vitreux semblaient pleurerdu sang, leurs bras tremblaient tant, que lesbâtons sur lesquels ils s’appuyaient rendaient unléger bruit sur le carreau. Après eux, le père etla mère, le visage caché dans leurs mouchoirs,fondaient en larmes. Autour de ces quatre chefsde la famille, se tenaient à genoux deux sœursmariées, accompagnées de leurs maris. Puis,trois fils stupides de douleur. Cinq petitsenfants agenouillés, dont le plus âgé n’avait quesept ans, ne comprenaient sans doute point cedont il s’agissait, ils regardaient, ils écoutaientavec la curiosité torpide en apparence quidistingue le paysan, mais qui est l’observationdes choses physiques poussée au plus hautdegré. Enfin, la pauvre fille emprisonnée par undésir de la justice, la dernière venue, cetteDenise, martyre de son amour fraternel, écoutaitd’un air qui tenait à la fois de l’égarement et del’incrédulité. Pour elle, son frère ne pouvait pasmourir. Elle représentait admirablement celledes trois Marie qui ne croyait pas à la mort duChrist, tout en en partageant l’agonie. Pâle, lesyeux secs, comme le sont ceux des personnes quiont beaucoup veillé, sa fraîcheur était déjàflétrie moins par les travaux champêtres que parle chagrin ; mais elle avait encore la beauté desfilles de la campagne, des formes pleines etrebondies, de beaux bras rouges, une figuretoute ronde, des yeux purs, allumés en cemoment par l’éclair du désespoir. Sous le cou, àplusieurs places, une chair ferme et blanche quele soleil n’avait pas brunie annonçait une richecarnation, une blancheur cachée. Les deux fillesmariées pleuraient ; leurs maris, cultivateurs

patients, étaient graves. Les trois autresgarçons, profondément tristes, tenaient leursyeux abaissés vers la terre. Dans ce tableauhorrible de résignation et de douleur sansespoir, Denise et sa mère offraient seules uneteinte de révolte. Les autres habitantss’associaient à l’affliction de cette famillerespectable par une sincère et pieusecommisération qui donnait à tous les visages lamême expression, et qui monta jusqu’à l’effroiquand les quelques phrases du curé firentcomprendre qu’en ce moment le couteau tombaitsur la tête de ce jeune homme que tousconnaissaient, avaient vu naître, avaient jugésans doute incapable de commettre un crime.Les sanglots qui interrompirent la simple etcourte allocution que le prêtre devait faire à sesouailles, le troublèrent à un point qu’il la cessapromptement, en les invitant à prier avecferveur. Quoique ce spectacle ne fût pas denature à surprendre un prêtre, Gabriel deRastignac était trop jeune pour ne pas êtreprofondément touché. Il n’avait pas encoreexercé les vertus du prêtre, il se savait appelé àd’autres destinées, il n’avait pas à aller surtoutes les brèches sociales où le cœur saigne à lavue des maux qui les encombrent, sa missionétait celle du haut clergé qui maintient l’espritde sacrifice, représente l’intelligence élevée del’Église, et dans les occasions d’éclat déploie cesmêmes vertus sur de plus grands théâtres,comme les illustres évêques de Marseille et deMeaux, comme les archevêques d’Arles et deCambrai. Cette petite assemblée de gens de lacampagne pleurant et priant pour celui qu’ilssupposaient supplicié dans une grande placepublique, devant des milliers de gens venus detoutes parts pour agrandir encore le supplicepar une honte immense ; ce faible contre-poidsde sympathies et de prières, opposé à cettemultitude de curiosités féroces et de justesmalédictions, était de nature à émouvoir,surtout dans cette pauvre église. L’abbé Gabrielfut tenté d’aller dire aux Tascheron : Votre fils,votre frère a obtenu un sursis. Mais il eut peurde troubler la messe, il savait d’ailleurs que cesursis n’empêcherait pas l’exécution. Au lieu de

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suivre l’office, il fut irrésistiblement entraîné àobserver le pasteur de qui l’on attendait lemiracle de la conversion du criminel.

Sur l’échantillon du presbytère, Gabriel deRastignac s’était fait un portrait imaginaire demonsieur Bonnet : un homme gros et court, àfigure forte et rouge, un rude travailleur à demipaysan, hâlé par le soleil. Loin de là, l’abbérencontra son égal. De petite taille et débile enapparence, monsieur Bonnet frappait toutd’abord par le visage passionné qu’on suppose àl’apôtre : une figure presque triangulairecommencée par un large front sillonné de plis,achevée des tempes à la pointe du menton parles deux lignes maigres que dessinaient ses jouescreuses. Dans cette figure endolorie par un teintjaune comme la cire d’un cierge, éclataient deuxyeux d’un bleu lumineux de foi, brûlantd’espérance vive. Elle était également partagéepar un nez long, mince et droit, à narines biencoupées, sous lequel parlait toujours, mêmefermée, une bouche large à lèvres prononcées, etd’où il sortait une de ces voix qui vont au cœur.La chevelure châtaine, rare, fine et lisse sur latête, annonçait un tempérament pauvre, soutenuseulement par un régime sobre. La volontéfaisait toute la force de cet homme. Tellesétaient ses distinctions. Ses mains courteseussent indiqué chez tout autre une pente versde grossiers plaisirs, et peut-être avait-il, commeSocrate, vaincu ses mauvais penchants. Samaigreur était disgracieuse. Ses épaules sevoyaient trop. Ses genoux semblaient cagneux.Le buste trop développé relativement auxextrémités lui donnait l’air d’un bossu sansbosse. En somme, il devait déplaire.

Les gens à qui les miracles de la Pensée, de laFoi, de l’Art sont connus, pouvaient seuls adorerce regard enflammé du martyr, cette pâleur dela constance et cette voix de l’amour quidistinguaient le curé Bonnet. Cet homme, dignede la primitive Église qui n’existe plus que dansles tableaux du seizième siècle et dans les pagesdu martyrologe, était marqué du sceau desgrandeurs humaines qui approchent le plus desgrandeurs divines, par la Conviction dont le

relief indéfinissable embellit les figures les plusvulgaires, dore d’une teinte chaude le visage deshommes voués à un Culte quelconque, comme ilrelève d’une sorte de lumière la figure de lafemme glorieuse de quelque bel amour. LaConviction est la volonté humaine arrivée à saplus grande puissance. Tout à la fois effet etcause, elle impressionne les âmes les plusfroides, elle est une sorte d’éloquence muette quisaisit les masses.

En descendant de l’autel, le curé rencontra leregard de l’abbé Gabriel ; il le reconnut, etquand le secrétaire de l’Évêché se présenta dansla sacristie, Ursule, à laquelle son maître avaitdonné déjà ses ordres, y était seule et invita lejeune abbé à la suivre.

— Monsieur, dit Ursule femme d’un âgecanonique en emmenant l’abbé de Rastignac parla galerie dans le jardin, monsieur le curé m’adit de vous demander si vous aviez déjeuné.Vous avez dû partir de grand matin de Limoges,pour être ici à dix heures, je vais donc toutpréparer pour le déjeûner. Monsieur l’abbé netrouvera pas ici la table de monseigneur ; maisnous ferons de notre mieux. Monsieur Bonnet netardera pas à revenir, il est allé consoler cespauvres gens... les Tascheron... Voici la journéeoù leur fils éprouve un bien terrible accident...

— Mais, dit enfin l’abbé Gabriel, où est lamaison de ces braves gens ? je dois emmenermonsieur Bonnet à l’instant à Limoges d’aprèsl’ordre de monseigneur. Ce malheureux ne serapas exécuté aujourd’hui, monseigneur a obtenuun sursis...

— Ah ! dit Ursule à qui la langue démangeaitd’avoir à répandre cette nouvelle, monsieur abien le temps d’aller leur porter cetteconsolation pendant que je vais apprêter ledéjeuner, la maison aux Tascheron est au boutdu village. Suivez le sentier qui passe au bas dela terrasse, il vous y conduira.

Quand Ursule eut perdu de vue l’abbéGabriel, elle descendit pour semer cette nouvelledans le village, en y allant chercher les chosesnécessaires au déjeuner.

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Le curé avait brusquement appris à l’égliseune résolution désespérée inspirée aux Tascheronpar le rejet du pourvoi en cassation. Ces bravesgens quittaient le pays, et devaient, dans cettematinée, recevoir le prix de leurs biens vendus àl’avance. La vente avait exigé des délais et desformalités imprévus par eux. Forcés de resterdans le pays depuis la condamnation de Jean-François, chaque jour avait été pour eux uncalice d’amertume à boire. Ce projet accompli simystérieusement ne transpira que la veille dujour où l’exécution devait avoir lieu. LesTascheron crurent pouvoir quitter le pays avantcette fatale journée ; mais l’acquéreur de leursbiens était un homme étranger au canton, unCorrézien à qui leurs motifs étaient indifférents,et qui d’ailleurs avait éprouvé des retards dansla rentrée de ses fonds. Ainsi la famille étaitobligée de subir son malheur jusqu’au bout. Lesentiment qui dictait cette expatriation était siviolent dans ces âmes simples, peu habituées àdes transactions avec la conscience, que legrand-père et la grand’mère, les filles et leursmaris, le père et la mère, tout ce qui portait lenom de Tascheron ou leur était allié de près,quittait le pays. Cette émigration peinait toutela commune. Le maire était venu prier le curéd’essayer de retenir ces braves gens. Selon la loinouvelle, le père n’est plus responsable du fils,et le crime du père n’entache plus sa famille. Enharmonie avec les différentes émancipations quiont tant affaibli la puissance paternelle, cesystème a fait triompher l’individualisme quidévore la Société moderne. Aussi le penseur auxchoses d’avenir voit-il l’esprit de famille détruit,là où les rédacteurs du nouveau code ont mis lelibre arbitre et l’égalité. La famille sera toujoursla base des sociétés. Nécessairement temporaire,incessamment divisée, recomposée pour sedissoudre encore, sans liens entre l’avenir et lepassé, la famille d’autrefois n’existe plus enFrance. Ceux qui ont procédé à la démolition del’ancien édifice ont été logiques en partageantégalement les biens de la famille, enamoindrissant l’autorité du père, en faisant detout enfant le chef d’une nouvelle famille, ensupprimant les grandes responsabilités, mais

l’État social reconstruit est-il aussi solide avecses jeunes lois, encore sans longues épreuves,que la monarchie l’était malgré ses anciens abus.En perdant la solidarité des familles, la Sociétéa perdu cette force fondamentale queMontesquieu avait découverte et nomméel’Honneur. Elle a tout isolé pour mieuxdominer, elle a tout partagé pour affaiblir. Ellerègne sur des unités, sur des chiffres aggloméréscomme des grains de blé dans un tas. LesIntérêts généraux peuvent-ils remplacer lesFamilles ? le Temps a le mot de cette grandequestion. Néanmoins la vieille loi subsiste, elle apoussé des racines si profondes que vous enretrouvez de vivaces dans les régions populaires.Il est encore des coins de province où ce qu’onnomme le préjugé subsiste, où la famille souffredu crime d’un de ses enfants, ou d’un de sespères. Cette croyance rendait le pays inhabitableaux Tascheron. Leur profonde religion les avaitamenés à l’église le matin : était-il possible delaisser dire, sans y participer, la messe offerte àDieu pour lui demander d’inspirer à leur fils unrepentir qui le rendît à la vie éternelle, etd’ailleurs ne devaient-ils pas faire leurs adieux àl’autel de leur village. Mais le projet étaitconsommé. Quand le curé, qui les suivit, entradans leur principale maison, il trouva les sacspréparés pour le voyage. [?] L’acquéreurattendait ses vendeurs avec leur argent. Lenotaire achevait de dresser les quittances. Dansla cour, derrière la maison, une carriole atteléedevait emmener les vieillards avec l’argent, et lamère de Jean-François. Le reste de la famillecomptait partir à pied nuitamment.

Au moment où le jeune abbé entra dans lasalle basse où se trouvaient réunis tous cespersonnages, le curé de Montégnac avait épuiséles ressources de son éloquence. Les deuxvieillards, insensibles à force de douleur, étaientaccroupis dans un coin sur leurs sacs enregardant leur vieille maison héréditaire, sesmeubles et l’acquéreur, et se regardant tour àtour comme pour se dire : Avons-nous jamaiscru que pareil événement put arriver ? Cesvieillards qui, depuis longtemps, avaient résigné

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leur autorité à leur fils, le père du criminel,étaient, comme de vieux rois après leurabdication, redescendus au rôle passif des sujetset des enfants. Tascheron était debout, ilécoutait le pasteur auquel il répondait à voirbasse par des monosyllabes. Cet homme, âgéd’environ quarante-huit ans, avait cette bellefigure que Titien a trouvée pour tous sesapôtres : une figure de foi, de probité sérieuse etréfléchie, un profil sévère, un nez coupé en angledroit, des yeux bleus, un front noble, des traitsréguliers, des cheveux noirs et crêpus, résistants,plantés avec cette symétrie qui donne du charmeà ces figures brunies par les travaux en plein air.Il était facile de voir que les raisonnements ducuré se brisaient devant une inflexible volonté.Denise était appuyée contre la huche au pain,regardant le notaire qui se servait de ce meublecomme d’une table à écrire, et à qui l’on avaitdonné le fauteuil de la grand’mère. L’acquéreurétait assis sur une chaise à côté du tabellion.Les deux sœurs mariées mettaient la nappe surla table et servaient le dernier repas que lesancêtres allaient offrir et faire dans leur maison,dans leur pays, avant d’aller sous des cieuxinconnus. Les hommes étaient à demi assis surun grand lit de serge verte. La mère, occupée àla cheminée, y battait une omelette. Les petits-enfants encombraient la porte devant laquelleétait la famille de l’acquéreur. La vieille salleenfumée, à solives noires, et par la fenêtre delaquelle se voyait un jardin bien cultivé donttous les arbres avaient été plantés par ces deuxseptuagénaires, était en harmonie avec leursdouleurs concentrées, qui se lisaient en tantd’expressions différentes sur ces visages. Lerepas était surtout apprêté pour le notaire, pourl’acquéreur, pour les enfants et les hommes. Lepère et la mère, Denise et ses sœurs avaient lecœur trop serré pour satisfaire leur faim. Il yavait une haute et cruelle résignation dans cesderniers devoirs de l’hospitalité champêtreaccomplis. Les Tascheron, ces hommes antiques,finissaient comme on commence, en faisant leshonneurs du logis. Ce tableau sans emphase etnéanmoins plein de solennité frappa les regardsdu secrétaire de l’Évêché quand il vint

apprendre au curé de Montégnac les intentionsdu prélat.

— Le fils de ce brave homme vit encore, ditGabriel au curé.

A cette parole, comprise par tous au milieudu silence, les deux vieillards se dressèrent surleurs pieds, comme si la trompette du Jugementdernier eût sonné. La mère laissa tomber sapoêle dans le feu. Denise jeta un cri de joie.Tous les autres demeurèrent dans unestupéfaction qui les pétrifia.

— Jean-François a sa grâce, cria tout à couple village entier qui se rua vers la maison desTascheron. C’est monseigneur l’évêque qui...

— Je savais bien qu’il était innocent, dit lamère.

— Cela n’empêche pas l’affaire, ditl’acquéreur au notaire qui lui répondit par unsigne satisfaisant.

L’abbé Gabriel devint en un moment le pointde mire de tous les regards, sa tristesse fitsoupçonner une erreur, et pour ne pas ladissiper lui-même, il sortit suivi du curé, seplaça en dehors de la maison pour renvoyer lafoule en disant aux premiers qui l’environnèrentque l’exécution n’était que remise. Le tumultefut donc aussitôt remplacé par un horriblesilence. Au moment où l’abbé Gabriel et le curérevinrent, ils virent sur tous les visagesl’expression d’une horrible douleur, le silence duvillage avait été deviné.

— Mes amis, Jean-François n’a pas obtenu sagrâce, dit le jeune abbé voyant que le coup étaitporté ; mais l’état de son âme a tellementinquiété monseigneur, qu’il a fait retarder ledernier jour de votre fils pour au moins lesauver dans l’éternité.

— Il vit donc, s’écria Denise.

Le jeune abbé prit à part le curé pour luiexpliquer la situation périlleuse où l’impiété deson paroissien mettait la religion, et ce quel’évêque attendait de lui.

— Monseigneur exige ma mort, répondit le

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curé. J’ai déjà refusé à cette famille affligéed’aller assister ce malheureux enfant. Cetteconférence et le spectacle qui m’attendrait mebriseraient comme un verre. A chacun sonœuvre. La faiblesse de mes organes, ou plutôt latrop grande mobilité de mon organisationnerveuse, m’interdit d’exercer ces fonctions denotre ministère. Je suis resté simple curé devillage pour être utile à mes semblables dans lasphère où je puis accomplir une vie chrétienne.Je me suis bien consulté pour satisfaire et cettevertueuse famille et mes devoirs de pasteurenvers ce pauvre enfant ; mais à la seule penséede monter avec lui sur la charrette des criminels,à la seule idée d’assister aux fatals apprêts, jesens un frisson de mort dans mes veines. On nesaurait exiger cela d’une mère, et pensez,monsieur, qu’il est né dans le sein de ma pauvreéglise.

— Ainsi, dit l’abbé Gabriel, vous refusezd’obéir à monseigneur ?

— Monseigneur ignore l’état de ma santé, ilne sait pas que chez moi la nature s’oppose... ditmonsieur Bonnet en regardant le jeune abbé.

— Il y a des moments où, comme Belzunce àMarseille, nous devons affronter des mortscertaines, lui répliqua l’abbé Gabriel enl’interrompant.

En ce moment, le curé sentit sa soutane tiréepar une main, il entendit des pleurs, seretourna, et vit toute la famille agenouillée.Vieux et jeunes, petits et grands, hommes etfemmes, tous tendaient des mains suppliantes. Ily eut un seul cri quand il leur montra sa faceardente.

— Sauvez au moins son âme !

La vieille grand’mère avait tiré le bas de lasoutane, et l’avait mouillée de ses larmes.

— J’obéirai, monsieur.

Cette parole dite, le curé fut forcé des’asseoir, tant il tremblait sur ses jambes. Lejeune secrétaire expliqua dans quel état defrénésie était Jean-François.

— Croyez-vous, dit l’abbé Gabriel enterminant, que la vue de sa jeune sœur puisse lefaire chanceler ?

— Oui, certes, répondit le curé. Denise, vousnous accompagnerez.

— Et moi aussi, dit la mère.

— Non, s’écria le père. Cet enfant n’existeplus, vous le savez. Aucun de nous ne le verra.

— Ne vous opposez pas à son salut, dit lejeune abbé, vous seriez responsable de son âmeen nous refusant les moyens de l’attendrir. En cemoment, sa mort peut devenir encore pluspréjudiciable que ne l’a été sa vie.

— Elle ira, dit le père. Ce sera sa punitionpour s’être opposée à toutes les corrections queje voulais infliger à son garçon !

L’abbé Gabriel et monsieur Bonnet revinrentau presbytère, où Denise et sa mère furentinvitées à se trouver au moment du départ desdeux ecclésiastiques pour Limoges. Encheminant le long de ce sentier qui suivait lescontours du Haut-Montégnac, le jeune hommeput examiner, moins superficiellement qu’àl’église, le curé si fort vanté par le Vicaire-général ; il fut influencé promptement en safaveur par des manières simples et pleines dedignité, par cette voix pleine de magie, par desparoles en harmonie avec la voix. Le curé n’étaitallé qu’une seule fois à l’Évêché depuis que leprélat avait pris Gabriel de Rastignac poursecrétaire, à peine avait-il entrevu ce favoridestiné à l’épiscopat, mais il savait quelle étaitson influence ; néanmoins il se conduisit avecune aménité digne, où se trahissaitl’indépendance souveraine que l’Église accordeaux curés dans leurs paroisses. Les sentimentsdu jeune abbé, loin d’animer sa figure, yimprimèrent un air sévère ; elle demeura plusque froide, elle glaçait. Un homme capable dechanger le moral d’une population devait êtredoué d’un esprit d’observation quelconque, êtreplus ou moins physionomiste ; mais quand lecuré n’eût possédé que la science du bien, ilvenait de prouver une sensibilité rare, il fut

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donc frappé de la froideur par laquelle lesecrétaire de l’Évêque accueillait ses avances etses aménités. Forcé d’attribuer ce dédain àquelque mécontentement secret, il cherchait enlui-même comment il avait pu le blesser, en quoisa conduite était reprochable aux yeux de sessupérieurs. Il y eut un moment de silence gênantque l’abbé de Rastignac rompit par uneinterrogation pleine de morgue aristocratique.

— Vous avez une bien pauvre église,monsieur le curé ?

— Elle est trop petite, répondit monsieurBonnet. Aux grandes fêtes, les vieillards mettentdes bancs sous le porche, les jeunes gens sontdebout en cercle sur la place ; mais il règne untel silence, que ceux du dehors peuvent entendrema voix.

Gabriel garda le silence pendant quelquesinstants. — Si les habitants sont si religieux,comment la laissez-vous dans un pareil état denudité ? reprit-il.

— Hélas ! monsieur, je n’ai pas le couraged’y dépenser des sommes qui peuvent secourirles pauvres. Les pauvres sont l’église. D’ailleurs,je ne craindrais pas la visite de Monseigneur parun jour de Fête-Dieu ! les pauvres rendent alorsce qu’ils ont à l’Église ! N’avez-vous pas vu,monsieur, les clous qui sont de distance endistance dans les murs ? ils servent à y fixer uneespèce de treillage en fil de fer où les femmesattachent des bouquets. L’église est alors enentier revêtue de fleurs qui restent fleuriesjusqu’au soir. Ma pauvre église, que voustrouvez si nue, est parée comme une mariée, elleembaume, le sol est jonché de feuillages aumilieu desquels on laisse, pour le passage duSaint-Sacrement, un chemin de roses effeuillées.Dans cette journée, je ne craindrais pas lespompes de Saint-Pierre de Rome. Le Saint-Pèrea son or, moi j’ai mes fleurs ! à chacun sonmiracle. Ah ! monsieur, le bourg de Montégnacest pauvre, mais il est catholique. Autrefois on ydépouillait les passants, aujourd’hui le voyageurpeut y laisser tomber un sac plein d’écus, il leretrouverait chez moi.

— Un tel résultat fait votre éloge, ditGabriel.

— Il ne s’agit point de moi, répondit enrougissant le curé atteint par cette épigrammeciselée, mais de la parole de Dieu, du pain sacré.

— Du pain un peu bis, reprit en souriantl’abbé Gabriel.

— Le pain blanc ne convient qu’aux estomacsdes riches, répondit modestement le curé.

Le jeune abbé prit alors les mains demonsieur Bonnet, et les lui serra cordialement.

— Pardonnez-moi, monsieur le curé, lui dit-ilen se réconciliant avec lui tout à coup par unregard de ses beaux yeux bleus qui alla jusqu’aufond de l’âme du curé. Monseigneur m’arecommandé d’éprouver votre patience et votremodestie ; mais je ne saurais aller plus loin, jevois déjà combien vous êtes calomnié par leséloges des Libéraux.

Le déjeuner était prêt : des œufs frais, dubeurre, du miel et des fruits, de la crème et ducafé, servis par Ursule au milieu de bouquets defleurs sur une nappe blanche sur la tableantique, dans cette vieille salle à manger. Lafenêtre qui donnait sur la terrasse, était ouverte.La clématite, chargée de ses étoiles blanchesrelevées au cœur par le bouquet jaune de sesétamines frisées, encadrait l’appui. Un jasmincourait d’un côté, des capucines montaient del’autre. En haut, les pampres déjà rougis d’unetreille faisaient une riche bordure qu’unsculpteur n’aurait pu rendre tant le jourdécoupé par les dentelures des feuilles luicommuniquait de grâce.

— Vous trouvez ici la vie réduite à sa plussimple expression, dit le curé en souriant sansquitter l’air que lui imprimait la tristesse qu’ilavait au cœur. Si nous avions su votre arrivée,et qui pouvait en prévoir les motifs ! Ursule seserait procuré quelques truites de montagnes, ily a un torrent au milieu de la forêt qui en donned’excellentes. Mais j’oublie que nous sommes enaoût et que le Gabou est à sec ! J’ai la tête bientroublée...

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Perspectives culturelles

— Vous vous plaisez beaucoup ici ? demandale jeune abbé.

— Oui, monsieur. Si Dieu le permet, jemourrai curé de Montégnac. J’aurais voulu quemon exemple fût suivi par des hommesdistingués qui ont cru faire mieux en devenantphilanthropes. La philanthropie moderne est lemalheur des sociétés, les principes de la religioncatholique peuvent seuls guérir les maladies quitravaillent le corps social. Au lieu de décrire lamaladie et d’étendre ses ravages par des plaintesélégiaques, chacun aurait dû mettre la main àl’œuvre, entrer en simple ouvrier dans la vignedu Seigneur. Ma tâche est loin d’être achevéeici, monsieur : il ne suffit pas de moraliser lesgens que j’ai trouvés dans un état affreux desentiments impies, je veux mourir au milieud’une génération entièrement convaincue.

— Vous n’avez fait que votre devoir, ditencore sèchement le jeune homme qui se sentitmordre au cœur par la jalousie.

— Oui, monsieur, répondit modestement leprêtre après lui avoir jeté un fin regard commepour lui demander : Est-ce encore une épreuve ?— Je souhaite à toute heure, ajouta-t-il, quechacun fasse le sien dans le royaume.

Cette phrase d’une signification profonde futencore étendue par une accentuation quiprouvait qu’en 1829, ce prêtre, aussi grand parla pensée que par l’humilité de sa conduite etqui subordonnait ses pensées à celles de sessupérieurs, voyait clair dans les destinées de laMonarchie et de l’Église.

Quand les deux femmes désolées furentvenues, le jeune abbé très-impatient de revenir àLimoges, les laissa au presbytère et alla voir siles chevaux étaient mis. Quelques instants après,il revint annoncer que tout était prêt pour ledépart. Tous quatre ils partirent aux yeux de lapopulation entière de Montégnac, groupée sur lechemin, devant la poste. La mère et la sœur ducondamné gardèrent le silence. Les deux prêtres,voyant des écueils dans beaucoup de sujets, nepouvaient ni paraître indifférents, ni s’égayer.En cherchant quelque terrain neutre pour la

conversation, ils traversèrent la plaine, dontl’aspect influa sur la durée de leur silencemélancolique.

— Par quelles raisons avez-vous embrassél’état ecclésiastique ? demanda tout à coupl’abbé Gabriel au curé Bonnet par une étourdiecuriosité qui le prit quand la voiture débouchasur la grand’route.

— Je n’ai point vu d’état dans la prêtrise,répondit simplement le curé. Je ne comprendspas qu’on devienne prêtre par des raisons autresque les indéfinissables puissances de la Vocation.Je sais que plusieurs hommes se sont faits lesouvriers de la vigne du Seigneur après avoir uséleur cœur au service des passions : les uns ontaimé sans espoir, les autres ont été trahis ;ceux-ci ont perdu la fleur de leur vie enensevelissant soit une épouse chérie, soit unemaîtresse adorée ; ceux-là sont dégoûtés de lavie sociale à une époque où l’incertain plane surtoutes choses, même sur les sentiments, où ledoute se joue des plus douces certitudes en lesappelant des croyances. Plusieurs abandonnentla politique à une époque où le pouvoir sembleêtre une expiation quand le gouverné regardel’obéissance comme une fatalité. Beaucoupquittent une société sans drapeaux, où lescontraires s’unissent pour détrôner le bien. Je nesuppose pas qu’on se donne à Dieu par unepensée cupide. Quelques hommes peuvent voirdans la prêtrise un moyen de régénérer notrepatrie ; mais, selon mes faibles lumières, leprêtre patriote est un non sens. Le prêtre nedoit appartenir qu’à Dieu. Je n’ai pas vouluoffrir à notre Père, qui cependant accepte tout,les débris de mon cœur et les restes de mavolonté, je me suis donné tout entier. Dans unedes touchantes Théories des religions païennes,la victime destinée aux faux dieux allait autemple couronnée de fleurs. Cette coutume m’atoujours attendri. Un sacrifice n’est rien sans lagrâce. Ma vie est donc simple et sans le pluspetit roman. Cependant si vous voulez uneconfession entière, je vous dirai tout. Ma familleest au-dessus de l’aisance, elle est presque riche.Mon père, seul artisan de sa fortune, est un

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

homme dur, inflexible ; il traite d’ailleurs safemme et ses enfants comme il se traite lui-même. Je n’ai jamais surpris sur ses lèvres lemoindre sourire. Sa main de fer, son visage debronze, son activité sombre et brusque à la fois,nous comprimaient tous, femme, enfants,commis et domestiques, sous un despotismesauvage. J’aurais pu, je parle pour moi seul,m’accommoder de cette vie si ce pouvoir eûtproduit une compression égale ; mais quinteuxet vacillant, il offrait des alternativesintolérables. Nous ignorions toujours si nousfaisions bien ou si nous étions en faute, etl’horrible attente qui en résultait estinsupportable dans la vie domestique. On aimemieux alors être dans la rue que chez soi. Sij’eusse été seul au logis, j’aurais encore toutsouffert de mon père sans murmurer ; mais moncœur était déchiré par les douleurs acérées quine laissaient pas de relâche à une mèreardemment aimée dont les pleurs surpris mecausaient des rages pendant lesquelles je n’avaisplus ma raison. Le temps de mon séjour aucollège, où les enfants sont en proie à tant demisères et de travaux, fut pour moi comme unâge d’or. Je craignais les jours de congé. Mamère était elle-même heureuse de me venir voir.Quand j’eus fini mes humanités, quand je dusrentrer sous le toit paternel et devenir commisde mon père, il me fut impossible d’y rester plusde quelques mois : ma raison, égarée par la forcede l’adolescence, pouvait succomber. Par unetriste soirée d’automne, en me promenant seulavec ma mère le long du boulevard Bourdon,alors un des plus tristes lieux de Paris, jedéchargeai mon cœur dans le sien, et lui dis queje ne voyais de vie possible pour moi que dansl’Église. Mes goûts, mes idées, mes amoursmême devaient être contrariés tant que vivraitmon père. Sous la soutane du prêtre, il seraitforcé de me respecter, je pourrais ainsi devenirle protecteur de ma famille en certainesoccasions. Ma mère pleura beaucoup. En cemoment mon frère aîné, devenu depuis généralet mort à Leipsick, s’engageait comme simplesoldat, poussé hors du logis par les raisons quidécidaient ma vocation. J’indiquai à ma mère,

comme moyen de salut pour elle, de choisir ungendre plein de caractère, de marier ma sœurdès qu’elle serait en âge d’être établie, et des’appuyer sur cette nouvelle famille. Sous leprétexte d’échapper à la conscription sans riencoûter à mon père, et en déclarant aussi mavocation, j’entrai donc en 1807, à l’âge de dix-neuf ans, au séminaire de Saint-Sulpice. Dansces vieux bâtiments célèbres, je trouvai la paixet le bonheur, que troublèrent seulement lessouffrances présumées de ma sœur et de mamère ; leurs douleurs domestiques s’accroissaientsans doute, car lorsqu’elles me voyaient, elles meconfirmaient dans ma résolution. Initié peut-êtrepar mes peines aux secrets de la Charité, commel’a définie le grand saint Paul dans son adorableépître, je voulus panser les plaies du pauvredans un coin de terre ignoré, puis prouver parmon exemple, si Dieu daignait bénir mes efforts,que la religion catholique, prise dans ses œuvreshumaines, est la seule vraie, la seule bonne etbelle puissance civilisatrice. Pendant les derniersjours de mon diaconat, la grâce m’a sans douteéclairé. J’ai pleinement pardonné à mon père, enqui j’ai vu l’instrument de ma destinée. Malgréune longue et tendre lettre où j’expliquais ceschoses en y montrant le doigt de Dieu imprimépartout, ma mère pleura bien des larmes envoyant tomber mes cheveux sous les ciseaux del’Église ; elle savait, elle, à combien de plaisirs jerenonçais, sans connaître à quelles gloiressecrètes j’aspirais. Les femmes sont si tendres !Quand j’appartins à Dieu, je ressentis un calmesans bornes, je ne me sentais ni besoins, nivanités, ni soucis des biens qui inquiètent tantles hommes. Je pensais que la Providence devaitprendre soin de moi comme d’une chose à elle.J’entrais dans un monde d’où la crainte estbannie, où l’avenir est certain, et où toute choseest œuvre divine, même le silence. Cettequiétude est un des bienfaits de la grâce. Mamère ne concevait pas qu’on pût épouser uneéglise ; néanmoins, en me voyant le front serein,l’air heureux, elle fut heureuse. Après avoir étéordonné, je vins voir en Limousin un de mesparents paternels qui, par hasard, me parla del’état dans lequel était le canton de Montégnac.

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Perspectives culturelles

Une pensée jaillie avec l’éclat de la lumière medit intérieurement : Voilà ta vigne ! Et j’y suisvenu. Ainsi, monsieur, mon histoire est, vous levoyez, bien simple et sans intérêt.

En ce moment, aux feux du soleil couchant,Limoges apparut. A cet aspect, les deux femmesne purent retenir leurs larmes.

Le jeune homme que ces deux tendressesdifférentes allaient chercher, et qui excitait tantd’ingénues curiosités, tant de sympathieshypocrites et de vives sollicitudes, gisait sur ungrabat de la prison, dans la chambre destinéeaux condamnés à mort. Un espion veillait à laporte pour saisir les paroles qui pouvaient luiéchapper, soit dans le sommeil, soit dans sesaccès de fureur ; tant la Justice tenait à épuisertous les moyens humains pour arriver àconnaître le complice de Jean-FrançoisTascheron et retrouver les sommes volées. Lesdes Vanneaulx avaient intéressé la Police, et laPolice épiait ce silence absolu. Quand l’hommecommis à la garde morale du prisonnier leregardait par une meurtrière faite exprès, il letrouvait toujours dans la même attitude,enseveli dans sa camisole, la tête attachée parun bandage en cuir, depuis qu’il avait essayé dedéchirer l’étoffe et les ligatures avec ses dents.Jean-François regardait le plancher d’un œil fixeet désespéré, ardent et comme rougi parl’affluence d’une vie que de terribles penséessoulevaient. Il offrait une vivante sculpture duProméthée antique, la pensée de quelquebonheur perdu lui dévorait le cœur ; aussiquand le second avocat-général était venu levoir, ce magistrat n’avait-il pu s’empêcher detémoigner la surprise qu’inspirait un caractère sicontinu. A la vue de tout être vivant quis’introduisait dans sa prison, Jean-Françoisentrait dans une rage qui dépassait alors lesbornes connues par les médecins en ces sortesd’affections. Dès qu’il entendait la clef tournerdans la serrure ou tirer les verrous de la portegarnie en fer, une légère écume lui blanchissaitles lèvres. Jean-François, alors âgé de vingt-cinqans, était petit, mais bien fait. Ses cheveuxcrépus et durs, plantés assez bas, annonçaient

une grande énergie. Ses yeux, d’un jaune clair etlumineux, se trouvaient trop rapprochés vers lanaissance du nez, défaut qui lui donnait uneressemblance avec les oiseaux de proie. Il avaitle visage rond et d’un coloris brun qui distingueles habitants du centre de la France.

Un trait de sa physionomie confirmait uneassertion de Lavater sur les gens destinés aumeurtre, il avait les dents de devant croisées.Néanmoins sa figure présentait les caractères dela probité, d’une douce naïveté de mœurs ; aussin’avait-il point semblé extraordinaire qu’unefemme eût pu l’aimer avec passion. Sa bouchefraîche, ornée de dents d’une blancheuréclatante, était gracieuse. Le rouge des lèvres sefaisait remarquer par cette teinte de minium quiannonce une férocité contenue, et qui trouvechez beaucoup d’êtres un champ libre dans lesardeurs du plaisir. Son maintien n’accusaitaucune des mauvaises habitudes des ouvriers.Aux yeux des femmes qui suivirent les débats, ilparut évident qu’une femme avait assoupli cesfibres accoutumées au travail, ennobli lacontenance de cet homme des champs, et donnéde la grâce à sa personne. Les femmesreconnaissent les traces de l’amour chez unhomme, aussi bien que les hommes voient chezune femme si, selon un mot de la conversation,l’amour a passé par là.

Dans la soirée, Jean-François entendit lemouvement des verrous et le bruit de laserrure ; il tourna violemment la tête et lança leterrible grognement sourd par lequelcommençait sa rage, mais il trembla violemmentquand, dans le jour adouci du crépuscule, lestêtes aimées de sa sœur et de sa mère sedessinèrent, et derrière elles le visage du curé deMontégnac.

— Les barbares ! voilà ce qu’ils meréservaient, dit-il en fermant les yeux.

Denise, en fille qui venait de vivre en prison,s’y défiait de tout, l’espion s’était sans doutecaché pour revenir ; elle se précipita sur sonfrère, pencha son visage en larmes sur le sien, etlui dit à l’oreille : — On nous écoutera peut-

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

être.

— Autrement on ne vous aurait pas envoyées,répondit-il à haute voix. J’ai depuis longtempsdemandé comme une grâce de ne voir personnede ma famille.

— Comme ils me l’ont arrangé, dit la mèreau curé. Mon pauvre enfant, mon pauvreenfant ! Elle tomba sur le pied du grabat, encachant sa tête dans la soutane du prêtre, qui setint debout auprès d’elle. — Je ne saurais levoir ainsi lié, garrotté, mis dans ce sac...

— Si Jean, dit le curé, veut me promettred’être sage, de ne point attenter à sa vie, et dese bien conduire pendant que nous serons aveclui, j’obtiendrai qu’il soit délié ; mais la moindreinfraction à sa promesse retomberait sur moi.

— J’ai tant besoin de me mouvoir à mafantaisie, cher monsieur Bonnet, dit lecondamné dont les yeux se mouillèrent delarmes, que je vous donne ma parole de voussatisfaire.

Le curé sortit, le geôlier entra, la camisole futôtée.

— Vous ne me tuerez pas ce soir, lui dit leporte-clefs.

Jean ne répondit rien.

— Pauvre frère ! dit Denise en apportant unpanier que l’on avait soigneusement visité, voiciquelques-unes des choses que tu aimes, car on tenourrit sans doute pour l’amour de Dieu !

Elle montra des fruits cueillis aussitôt qu’ellesut pouvoir entrer dans la prison, une galetteque sa mère avait aussitôt soustraite. Cetteattention, qui lui rappelait son jeune temps,puis la voix et les gestes de sa sœur, la présencede sa mère, celle du curé, tout détermina chezJean une réaction : il fondit en larmes.

— Ah ! Denise, dit-il, je n’ai pas fait un seulrepas depuis six mois. J’ai mangé poussé par lafaim, voilà tout !

La mère et la fille sortirent, allèrent etvinrent. Animées par cet esprit qui porte les

ménagères à procurer aux hommes leur bien-être, elles finirent par servir un souper à leurpauvre enfant. Elles furent aidées : il y avaitordre de les seconder en tout ce qui seraitcompatible avec la sûreté du condamné. Les desVanneaulx auraient eu le triste courage decontribuer au bien-être de celui de qui ilsattendaient encore leur héritage. Jean eut doncainsi un dernier reflet des joies de la famille,joies attristées par la teinte sévère que leurdonnait la circonstance.

— Mon pourvoi est rejeté ? dit-il à monsieurBonnet.

— Oui, mon enfant. Il ne te reste plus qu’àfaire une fin digne d’un chrétien. Cette vie n’estrien en comparaison de celle qui t’attend ; ilfaut songer à ton bonheur éternel. Tu peuxt’acquitter avec les hommes en leur laissant tavie, mais Dieu ne se contente pas de si peu dechose.

— Laisser ma vie ?...Ah ! vous ne savez pastout ce qu’il me faut quitter.

Denise regarda son frère comme pour lui direque, jusque dans les choses religieuses, il fallaitde la prudence.

— Ne parlons point de cela, reprit-il enmangeant des fruits avec une avidité quidénotait un feu intérieur d’une grande intensité.Quand dois-je ?...

— Non, rien de ceci encore devant moi, dit lamère.

— Mais je serais plus tranquille, dit-il toutbas au curé.

— Toujours son même caractère, s’écriamonsieur Bonnet, qui se pencha vers lui pour luidire à l’oreille : — Si vous vous réconciliez cettenuit avec Dieu, et si votre repentir me permetde vous absoudre, ce sera demain. — Nousavons obtenu déjà beaucoup en vous calmant,répéta-t-il à haute voix.

En entendant ces derniers mots, les lèvres deJean pâlirent, ses yeux se tournèrent par uneviolente contraction, et il passa sur sa face un

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frisson d’orage.

— Comment suis-je calme ? se demanda-t-il.Heureusement il rencontra les yeux pleins delarmes de sa Denise, et il reprit de l’empire surlui. — Eh ! bien, il n’y a que vous que je puisseentendre, dit-il au curé. Ils ont bien su par oùl’on pouvait me prendre. Et il se jeta la tête surle sein de sa mère.

— Écoute-le, mon fils, dit la mère enpleurant, il risque sa vie, ce cher monsieurBonnet, en s’engageant à te conduire... Ellehésita et dit : A la vie éternelle. Puis elle baisala tête de Jean et la garda sur son cœur pendantquelques instants.

— Il m’accompagnera ? demanda Jean enregardant le curé qui prit sur lui d’incliner latête. — Eh ! bien, je l’écouterai, je ferai tout cequ’il voudra.

— Tu me le promets, dit Denise, car ton âmeà sauver, voilà ce que nous voyons tous. Et puis,veux-tu qu’on dise dans tout Limoges et dans lepays, qu’un Tascheron n’a pas su faire une bellemort. Enfin, pense donc que tout ce que tuperds ici, tu peux le retrouver dans le ciel, où serevoient les âmes pardonnées.

Cet effort surhumain dessécha le gosier decette héroïque fille. Elle fit comme sa mère, ellese tut, mais elle avait triomphé. Le criminel,jusqu’alors furieux de se voir arracher sonbonheur par la Justice, tressaillit à la sublimeidée catholique si naïvement exprimée par sasœur. Toutes les femmes, même une jeunepaysanne comme Denise, savent trouver cesdélicatesses ; n’aiment-elles pas toutes àéterniser l’amour ? Denise avait touché deuxcordes bien sensibles. L’Orgueil réveillé appelales autres vertus, glacées par tant de misère etfrappées par le désespoir. Jean prit la main desa sœur, il la baisa et la mit sur son cœur d’unemanière profondément significative ; il l’appuyatout à la fois doucement et avec force.

— Allons, dit-il, il faut renoncer à tout :voilà le dernier battement et la dernière pensée,recueille-les, Denise ! Et il lui jeta un de ces

regards par lesquels, dans les grandescirconstances, l’homme essaie d’imprimer sonâme dans une autre âme.

Cette parole, cette pensée, étaient tout untestament. Tous ces legs inexprimés qui devaientêtre aussi fidèlement transmis que fidèlementdemandés, la mère, la sœur, Jean et le prêtre lescomprirent si bien, que tous se cachèrent les unsdes autres pour ne pas se montrer leurs larmeset pour se garder le secret sur leurs idées. Cepeu de mots était l’agonie d’une passion, l’adieud’une âme paternelle aux plus belles chosesterrestres, en pressentant une renonciationcatholique. Aussi le curé, vaincu par la majestéde toutes les grandes choses humaines, mêmecriminelles, jugea-t-il de cette passion inconnuepar l’étendue de la faute : il leva les yeuxcomme pour invoquer la grâce de Dieu. Là, serévélaient les touchantes consolations et lestendresses infinies de la Religion catholique, sihumaine, si douce par la main qui descendjusqu’à l’homme pour lui expliquer la loi desmondes supérieurs, si terrible et divine par lamain qu’elle lui tend pour le conduire au ciel.Mais Denise venait d’indiquer mystérieusementau curé l’endroit par où le rocher céderait, lacassure par où se précipiteraient les eaux durepentir. Tout à coup ramené par les souvenirsqu’il évoquait ainsi, Jean jeta le cri glacial del’hyène surprise par des chasseurs.

— Non, non, s’écria-t-il en tombant àgenoux, je veux vivre. Ma mère, prenez maplace, donnez-moi vos habits, je sauraim’évader. Grâce, grâce ! allez voir le roi, dites-lui...

Il s’arrêta, laissa passer un rugissementhorrible, et s’accrocha violemment à la soutanedu curé.

— Partez, dit à voix basse monsieur Bonnetaux deux femmes accablées.

Jean entendit cette parole, il releva la tête,regarda sa mère, sa sœur, et leur baisa les pieds.

— Disons-nous adieu, ne revenez plus ;laissez-moi seul avec monsieur Bonnet, ne vous

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

inquiétez plus de moi, leur dit-il en serrant samère et sa sœur par une étreinte où il semblaitvouloir mettre toute sa vie.

— Comment ne meurt-on pas de cela ? ditDenise à sa mère en atteignant au guichet.

Il était environ huit heures du soir quandcette séparation eut lieu. A la porte de laprison, les deux femmes trouvèrent l’abbé deRastignac, qui leur demanda des nouvelles duprisonnier.

— Il se réconciliera sans doute avec Dieu, ditDenise. Si le repentir n’est pas encore venu, ilest bien proche.

L’Évêque apprit alors quelques instants aprèsque le clergé triompherait en cette occasion, etque le condamné marcherait au supplice dans lessentiments religieux les plus édifiants. L’Évêque,auprès de qui se trouvait le Procureur-général,manifesta le désir de voir le curé. MonsieurBonnet ne vint pas à l’Évêché avant minuit.L’abbé Gabriel, qui faisait souvent le voyage del’évêché à la geôle, jugea nécessaire de prendrele curé dans la voiture de l’Évêque ; car lepauvre prêtre était dans un état d’abattementqui ne lui permettait pas de se servir de sesjambes. La perspective de sa rude journée lelendemain et les combats secrets dont il avaitété témoin, le spectacle du complet repentir quiavait enfin foudroyé son ouaille longtempsrebelle quand le grand calcul de l’éternité lui futdémontré, tout s’était réuni pour brisermonsieur Bonnet, dont la nature nerveuse,électrique se mettait facilement à l’unisson desmalheurs d’autrui. Les âmes qui ressemblent àcette belle âme épousent si vivement lesimpressions, les misères, les passions, lessouffrances de ceux auxquels elles s’intéressent,qu’elles les ressentent en effet, mais d’unemanière horrible, en ce qu’elles peuvent enmesurer l’étendue qui échappe aux gens aveugléspar l’intérêt du cœur ou par le paroxysme desdouleurs. Sous ce rapport, un prêtre commemonsieur Bonnet est un artiste qui sent, au lieud’être un artiste qui juge. Quand le curé setrouva dans le salon de l’Évêque, entre les deux

Grands-vicaires, l’abbé de Rastignac, monsieurde Grandville et le Procureur-général, il crutentrevoir qu’on attendait quelque nouvelle chosede lui.

— Monsieur le curé, dit l’Évêque, avez-vousobtenu quelques aveux que vous puissiez confierà la Justice pour l’éclairer, sans manquer à vosdevoirs ?

— Monseigneur, pour donner l’absolution àce pauvre enfant égaré, je n’ai pas seulementattendu que son repentir fût aussi sincère etaussi entier que l’Église puisse le désirer, j’aiencore exigé que la restitution de l’argent eûtlieu.

— Cette restitution, dit le Procureur-général,m’amenait chez monseigneur ; elle se fera demanière à donner des lumières sur les partiesobscures de ce procès. Il y a certainement descomplices.

— Les intérêts de la justice humaine, repritle curé, ne sont pas ceux qui me font agir.J’ignore où, comment se fera la restitution, maiselle aura lieu. En m’appelant auprès d’un demes paroissiens, monseigneur m’a replacé dansles conditions absolues qui donnent aux curés,dans l’étendue de leur paroisse, les droitsqu’exerce monseigneur dans son diocèse, sauf lecas de discipline et d’obéissance ecclésiastiques.

— Bien, dit l’Évêque. Mais il s’agit d’obtenirdu condamné des aveux volontaires en face de lajustice.

— Ma mission est d’acquérir une âme à Dieu,répondit monsieur Bonnet.

Monsieur de Grancour haussa légèrement lesépaules, mais l’abbé Dutheil hocha la tête ensigne d’approbation.

— Tascheron veut sans doute sauverquelqu’un que la restitution ferait connaître, ditle Procureur-général.

— Monsieur, répliqua le curé, je ne saisabsolument rien qui puisse soit démentir soitautoriser votre soupçon. Le secret de laconfession est d’ailleurs inviolable.

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— La restitution aura donc lieu ? demandal’homme de la Justice.

— Oui, monsieur, répondit l’homme de Dieu.

— Cela me suffit, dit le Procureur-généralqui se fia sur l’habileté de la Police pour saisirdes renseignements, comme si les passions etl’intérêt personnel n’étaient pas plus habiles quetoutes les polices.

Le surlendemain, jour du marché, Jean-François Tascheron fut conduit au supplice,comme le désiraient les âmes pieuses etpolitiques de la ville. Exemplaire de modestie etde piété, il baisait avec ardeur un crucifix quelui tendait monsieur Bonnet d’une maindéfaillante. On examina beaucoup le malheureuxdont les regards furent espionnés par tous lesyeux : les arrêterait-il sur quelqu’un dans lafoule ou sur une maison ? Sa discrétion futcomplète, inviolable. Il mourut en chrétien,repentant et absous.

Le pauvre curé de Montégnac fut emportésans connaissance au pied de l’échafaud,quoiqu’il n’eût pas aperçu la fatale machine.

Pendant la nuit, le lendemain, à trois lieuesde Limoges, en pleine route, et dans un endroitdésert, Denise, quoique épuisée de fatigue et dedouleur, supplia son père de la laisser revenir àLimoges avec Louis-Marie Tascheron, l’un de sesfrères.

— Que veux-tu faire encore dans cette ville ?répondit brusquement le père en plissant sonfront et contractant ses sourcils.

— Mon père, lui dit-elle à l’oreille, non-seulement nous devons payer l’avocat qui l’adéfendu, mais encore il faut restituer l’argentqu’il a caché.

— C’est juste, dit l’homme probe en mettantla main dans un sac de cuir qu’il portait sur lui.

— Non, non, fit Denise, il n’est plus votrefils. Ce n’est pas à ceux qui l’ont maudit, mais àceux qui l’ont béni de récompenser l’avocat.

— Nous vous attendrons au Havre, dit lepère.

Denise et son frère rentrèrent en ville avantle jour, sans être vus. Quand, plus tard, laPolice apprit leur retour, elle ne put jamaissavoir où ils s’étaient cachés. Denise et son frèremontèrent vers les quatre heures à la haute villeen se coulant le long des murs. La pauvre fillen’osait lever les yeux, de peur de rencontrer desregards qui eussent vu tomber la tête de sonfrère. Après être allés chercher le curé Bonnet,qui, malgré sa faiblesse, consentit à servir depère et de tuteur à Denise en cette circonstance,ils se rendirent chez l’avocat, qui demeurait ruede la Comédie.

— Bonjour, mes pauvres enfants, dit l’avocaten saluant monsieur Bonnet, à quoi puis-je vousêtre utile ? Vous voulez peut-être me charger deréclamer le corps de votre frère.

— Non, monsieur, dit Denise en pleurant àcette idée qui ne lui était pas venue, je vienspour nous acquitter envers vous, autant quel’argent peut acquitter une dette éternelle.

— Asseyez-vous donc, dit l’avocat enremarquant alors que Denise et le curé restaientdebout.

Denise se retourna pour prendre dans soncorset deux billets de cinq cents francs, attachésavec une épingle à sa chemise, et s’assit en lesprésentant au défenseur de son frère. Le curéjetait sur l’avocat un regard étincelant qui semouilla bientôt.

— Gardez, dit l’avocat, gardez cet argentpour vous, ma pauvre fille, les riches ne paientpas si généreusement une cause perdue.

— Monsieur, dit Denise, il m’est impossiblede vous obéir.

— L’argent ne vient donc pas de vous ?demanda vivement l’avocat.

— Pardonnez-moi, répondit-elle en regardantmonsieur Bonnet pour savoir si Dieu nes’offensait pas de ce mensonge.

Le curé tenait ses yeux baissés.

— Eh ! bien, dit l’avocat en gardant un billetde cinq cents francs et tendant l’autre au curé,

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je partage avec les pauvres. Maintenant, Denise,échangez ceci, qui certes est bien à moi, dit-il enlui présentant l’autre billet, contre votre cordonde velours et votre croix d’or. Je suspendrai lacroix à ma cheminée en souvenir du plus pur etdu meilleur cœur de jeune fille que j’observeraisans doute dans ma vie d’avocat.

— Je vous la donnerai sans vous la vendre,s’écria Denise en ôtant sa jeannette et la luioffrant.

— Eh ! bien, dit le curé, monsieur, j’accepteles cinq cents francs pour servir à l’exhumationet au transport de ce pauvre enfant dans lecimetière de Montégnac, Dieu sans doute lui apardonné, Jean pourra se lever avec tout montroupeau au grand jour où les justes et lesrepentis seront appelés à la droite du Père.

— D’accord, dit l’avocat. Il prit la main deDenise, et l’attira vers lui pour la baiser aufront ; mais ce mouvement avait un autre but.— Mon enfant, lui dit-il, personne n’a de billetsde cinq cents francs à Montégnac ; ils sont assezrares à Limoges où personne ne les reçoit sansescompte ; cet argent vous a donc été donné,vous ne me direz pas par qui, je ne vous ledemande pas ; mais écoutez-moi : s’il vous restequelque chose à faire dans cette villerelativement à votre pauvre frère, prenez garde !monsieur Bonnet, vous et votre frère, vous serezsurveillés par des espions. Votre famille estpartie, on le sait. Quand on vous verra ici, vousserez entourés sans que vous puissiez vous endouter.

— Hélas ! dit-elle. je n’ai plus rien à faire ici.

— Elle est prudente, se dit l’avocat en lareconduisant. Elle est avertie, ainsi qu’elle s’entire.

Dans les derniers jours du mois de septembrequi furent aussi chauds que des jours d’été,l’Évêque avait donné à dîner aux autorités de laville. Parmi les invités se trouvaient leProcureur du roi et le premier Avocat-général.Quelques discussions animèrent la soirée et laprolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua

au whist et au trictrac, le jeu qu’affectionnentles évêques. Vers onze heures du soir, leProcureur du roi se trouvait sur les terrassessupérieures. Du coin où il était, il aperçut unelumière dans cette île qui, par un certain soir,avait attiré l’attention de l’abbé Gabriel et del’Évêque, l’île de Véronique enfin ; cette lueurlui rappela les mystères inexpliqués du crimecommis par Tascheron. Puis, ne trouvant aucuneraison pour qu’on fît du feu sur la Vienne àcette heure, l’idée secrète qui avait frappél’Évêque et son secrétaire le frappa d’une lueuraussi subite que l’était celle de l’immense foyerqui brillait dans le lointain. — Nous avons tousété de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenonsles complices. Il remonta dans le salon, cherchamonsieur de Grandville, lui dit quelques mots àl’oreille, puis tous deux disparurent ; maisl’abbé de Rastignac les suivit par politesse, ilépia leur sortie, les vit se dirigeant vers laterrasse, et il remarqua le feu au bord de l’île.— Elle est perdue, pensa-t-il.

Les envoyés de la Justice arrivèrent troptard. Denise et Louis-Marie, à qui Jean avaitappris à plonger, étaient bien au bord de laVienne, à un endroit indiqué par Jean ; maisLouis-Marie Tascheron avait déjà plongé quatrefois, et chaque fois il avait ramené vingt millefrancs en or. La première somme était contenuedans un foulard noué par les quatre bouts. Cemouchoir, aussitôt tordu pour en exprimer l’eau,avait été jeté dans un grand feu de bois mortallumé d’avance. Denise ne quitta le feuqu’après avoir vu l’enveloppe entièrementconsumée. La seconde enveloppe était un châle,et la troisième un mouchoir de batiste. Aumoment où elle jetait au feu la quatrièmeenveloppe, les gendarmes, accompagnés d’uncommissaire de police, saisirent cette pièceimportante que Denise laissa prendre sansmanifester la moindre émotion. C’était unmouchoir sur lequel, malgré son séjour dansl’eau, il y avait quelques traces de sang.Questionnée aussitôt sur ce qu’elle venait defaire, Denise dit avoir retiré de l’eau l’or du vold’après les indications de son frère ; le

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commissaire lui demanda pourquoi elle brûlaitles enveloppes, elle répondit qu’elleaccomplissait une des conditions imposées parson frère. Quand on demanda de quelle natureétaient ces enveloppes, elle répondit hardimentet sans aucun mensonge : — Un foulard, unmouchoir de batiste et un châle.

Le mouchoir qui venait d’être saisiappartenait à son frère.

Cette pêche et ses circonstances firent grandbruit dans la ville de Limoges. Le châle surtoutconfirma la croyance où l’on était que Tascheronavait commis son crime par amour. « — Aprèssa mort, il la protège encore, dit une dame enapprenant ces dernières révélations sihabilement rendues inutiles. — Il y a peut-êtredans Limoges un mari qui trouvera chez lui unfoulard de moins, mais il sera forcé de se taire,dit en souriant le Procureur-général. — Leserreurs de toilette deviennent sicompromettantes que je vais vérifier dès ce soirma garde-robe, dit en souriant la vieille madamePerret. — Quels sont les jolis petits pieds dontla trace a été si bien effacée ? demandamonsieur de Grandville. — Bah ! peut-être ceuxd’une femme laide, répondit le général. — Elle apayé chèrement sa faute, reprit l’abbé deGrancour. — Savez-vous ce que prouve cetteaffaire, s’écria l’Avocat-général. Elle montre toutce que les femmes ont perdu à la Révolution quia confondu les rangs sociaux. De pareillespassions ne se rencontrent plus que chez leshommes qui voient une énorme distance entreeux et leurs maîtresses. — Vous donnez àl’amour bien des vanités, répondit l’abbéDutheil. — Que pense madame Graslin ? dit lepréfet. — Et que voulez-vous qu’elle pense, elleest accouchée, comme elle me l’avait dit,pendant l’exécution, et n’a vu personne depuis,car elle est dangereusement malade, » ditmonsieur de Grandville.

Dans un autre salon de Limoges, il se passaitune scène presque comique. Les amis des desVanneaux venaient les féliciter sur la restitutionde leur héritage « — Eh ! bien, on aurait dû

faire grâce à ce pauvre homme, disait madamedes Vanneaulx. L’amour et non l’intérêt l’avaitconduit là : il n’était ni vicieux ni méchant.— Il a été plein de délicatesse, dit le sieur desVanneaulx, et si je savais où est sa famil le, jeles obligerais. C’est de braves gens cesTascheron. »

Quand, après la longue maladie qui suivit sescouches et qui la força de rester dans uneretraite absolue et au lit, madame Graslin putse lever, vers la fin de l’année 1829, elle entenditalors parler à son mari d’une affaire assezconsidérable qu’il voulait conclure. La maison deNavarreins songeait à vendre la forêt deMontégnac et les domaines incultes qu’ellepossédait à l’entour. Graslin n’avait pas encoreexécuté la clause de son contrat de mariage, parlequel il était tenu de placer la dot de sa femmeen terres, il avait préféré faire valoir la sommeen banque et l’avait déjà doublée. A ce sujet,Véronique parut se souvenir du nom deMontégnac, et pria son mari de faire honneur àcet engagement en acquérant cette terre pourelle. Monsieur Graslin désira beaucoup voirmonsieur le curé Bonnet, afin d’avoir desrenseignements sur la forêt et les terres que leduc de Navarreins voulait vendre, car le ducprévoyait la lutte horrible que le prince dePolignac préparait entre le libéralisme et lamaison de Bourbon et il en augurait fort mal ;aussi était-il un des opposants les plusintrépides au coup d’État. Le duc avait envoyéson homme d’affaires à Limoges, en le chargeantde céder devant une forte somme en argent, caril se souvenait trop bien de la révolution de1789, pour ne pas mettre à profit les leçonsqu’elle avait données à toute l’aristocratie. Cethomme d’affaires se trouvait depuis un mois faceà face avec Graslin, le plus fin matois duLimousin, le seul homme signalé par tous lespraticiens comme capable d’acquérir et de payerimmédiatement une terre considérable. Sur unmot que lui écrivit l’abbé Dutheil, monsieurBonnet accourut à Limoges et vint à l’hôtelGraslin. Véronique voulut prier le curé de dîneravec elle ; mais le banquier ne permit à

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monsieur Bonnet de monter chez sa femme,qu’après l’avoir tenu dans son cabinet durantune heure, et avoir pris des renseignements quile satisfirent si bien, qu’il conclutimmédiatement l’achat de la forêt et desdomaines de Montégnac pour cinq cent millefrancs. Il acquiesça au désir de sa femme enstipulant que cette acquisition et toutes cellesqui s’y rattacheraient étaient faites pouraccomplir la clause de son contrat de mariage,relative à l’emploi de la dot. Graslin s’exécutad’autant plus volontiers que cet acte de probiténe lui coûtait alors plus rien. Au moment oùGraslin traitait, les domaines se composaient dela foret de Montégnac qui contenait environtrente mille arpents inexploitables, des ruines duchâteau, des jardins et d’environ cinq millearpents dans la plaine inculte qui se trouve enavant de Montégnac. Graslin fit aussitôtplusieurs acquisitions pour se rendre maître dupremier pic de la chaîne des monts Corréziens,où finit l’immense forêt dite de Montégnac.Depuis l’établissement des impôts, le duc deNavarreins ne touchait pas quinze mille francspar an de cette seigneurie, jadis une des plusriches mouvances du royaume, et dont les terresavaient échappé à la vente ordonnée par laConvention, autant par leur infertilité que parl’impossibilité reconnue de les exploiter.

Quand le curé vit la femme célèbre par sapiété, par son esprit et de laquelle il avaitentendu parler, il ne put retenir un geste desurprise. Véronique était alors arrivée à latroisième phase de sa vie, à celle où elle devaitgrandir par l’exercice des plus hautes vertus, etpendant laquelle elle fut une tout autre femme.A la madone de Raphaël, ensevelie à onze anssous le manteau troué de la petite vérole, avaitsuccédé la femme belle, noble, passionnée ; et decette femme, frappée par d’intimes malheurs, ilsortait une sainte. Le visage avait alors uneteinte jaune semblable à celle qui colore lesaustères figures des abbesses célèbres par leursmacérations. Les tempes attendries s’étaientdorées. Les lèvres avaient pâli, on n’y voyaitplus la rougeur de la grenade entr’ouverte, mais

les froides teintes d’une rose de Bengale. Dans lecoin des yeux, à la naissance du nez, lesdouleurs avaient tracé deux places nacrées paroù bien des larmes secrètes avaient cheminé. Leslarmes avaient effacé les traces de la petite-vérole, et usé la peau. La curiosité s’attachaitinvinciblement à cette place où le réseau bleudes petits vaisseaux battait à coups précipités,et se montrait grossi par l’affluence du sang quise portait là, comme pour nourrir les pleurs. Letour des yeux seul conservait des teintes brunes,devenues noires au-dessous et bistrées auxpaupières horriblement ridées. Les joues étaientcreuses, et leurs plis accusaient de gravespensées. Le menton, où dans la jeunesse unechair abondante recouvrait les muscles, s’étaitamoindri, mais au désavantage de l’expression ;il révélait alors une implacable sévéritéreligieuse que Véronique exerçait seulement surelle. A vingt-neuf ans, Véronique, obligée de sefaire arracher une immense quantité de cheveuxblancs, n’avait plus qu’une chevelure rare etgrêle ; ses couches avaient détruit ses cheveux,l’un de ses plus beaux ornements. Sa maigreureffrayait. Malgré les défenses de son médecin,elle avait voulu nourrir son fils. Le médecintriomphait dans la ville en voyant se réalisertous les changements qu’il avait pronostiqués aucas où Véronique nourrirait malgré lui.« — Voilà ce que produit une seule couche chezune femme, disait-il. Aussi, adore-t-elle sonenfant. J’ai toujours remarqué que les mèresaiment leurs enfants en raison du prix qu’ils leurcoûtent. » Les yeux flétris de Véroniqueoffraient néanmoins la seule chose qui fût restéejeune dans son visage : le bleu foncé de l’irisjetait un feu d’un éclat sauvage, où la viesemblait s’être réfugiée en désertant ce masqueimmobile et froid, mais animé par une pieuseexpression dès qu’il s’agissait du prochain. Aussila surprise, l’effroi du curé cessèrent-ils à mesurequ’il expliquait à madame Graslin tout le bienqu’un propriétaire pouvait opérer à Montégnac,en y résidant. Véronique redevint belle pour unmoment, éclairée par les lueurs d’un avenirinespéré.

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— J’irai, lui dit-elle. Ce sera mon bien.J’obtiendrai quelques fonds de monsieur Graslin,et je m’associerai vivement à votre œuvrereligieuse. Montégnac sera fertilisé, noustrouverons des eaux pour arroser votre plaineinculte. Comme Moïse, vous frappez un rocher,il en sortira des pleurs !

Le curé de Montégnac, questionné par lesamis qu’il avait à Limoges sur madame Graslin,en parla comme d’une sainte.

Le lendemain matin même de son acquisition,Graslin envoya un architecte à Montégnac. Lebanquier voulut rétablir le château, les jardins,la terrasse, le parc, aller gagner la forêt par uneplantation, et il mit à cette restauration uneorgueilleuse activité.

Deux ans après, madame Graslin fut atteinted’un grand malheur. En août 1830, Graslin,surpris par les désastres du commerce et de labanque, y fut enveloppé malgré sa prudence ; ilne supporta ni l’idée d’une faillite, ni celle deperdre une fortune de trois millions acquise parquarante ans de travaux ; la maladie morale quirésulta de ses angoisses, aggrava la maladieinflammatoire toujours allumée dans son sang,et il fut obligé de garder le lit. Depuis sagrossesse, l’amitié de Véronique pour Graslins’était développée et avait renversé toutes lesespérances de son admirateur, monsieur deGrandville ; elle essaya de sauver son mari parla vigilance de ses soins, elle ne réussit qu’àprolonger pendant quelques mois le supplice decet homme ; mais ce répit fut très-utile àGrossetête, qui, prévoyant la fin de son anciencommis, lui demanda les renseignementsnécessaires à une prompte liquidation de l’Avoir.Graslin mourut en avril 1831, et le désespoir desa veuve ne céda qu’à la résignation chrétienne.Le premier mot de Véronique fut pourabandonner sa propre fortune afin de solder lescréanciers ; mais celle de monsieur Graslinsuffisait au delà. Deux mois après, laliquidation, à laquelle s’employa Grossetête,laissa à madame de Graslin la terre deMontégnac et six cent soixante mille francs,

toute sa fortune à elle ; le nom de son fils restadonc sans tache, Graslin n’écornait la fortune depersonne, pas même celle de sa femme. FrancisGraslin eut encore environ une centaine de millefrancs. Monsieur de Grandville, à qui lagrandeur d’âme et les qualités de Véroniqueétaient connues, se proposa ; mais, à la surprisede tout Limoges, madame Graslin refusa lenouveau Procureur-général, sous ce prétexte quel’Église condamnait les secondes noces.Grossetête, homme de grand sens et d’un coupd’œil sûr, donna le conseil à Véronique de placeren inscriptions sur le Grand-livre le reliquat desa fortune et de celle de monsieur Graslin, et ilopéra lui-même immédiatement ce placement,au mois de juillet, dans celui des fonds françaisqui présentait les plus grands avantages, le troispour cent alors à cinquante francs. Francis eutdonc six mille livres de rentes, et sa mèrequarante mille environ. La fortune de Véroniqueétait encore la plus belle du Département.Quand tout fut réglé, madame Graslin annonçason projet de quitter Limoges pour aller vivre àMontégnac, auprès de monsieur Bonnet. Elleappela de nouveau le curé pour le consulter surl’œuvre qu’il avait entreprise à Montégnac et àlaquelle elle voulait participer ; mais il ladissuada généreusement de cette résolution, enlui prouvant que sa place était dans le monde.

— Je suis née du peuple, et veux retournerau peuple, répondit-elle.

Le curé, plein d’amour pour son village,s’opposa d’autant moins alors à la vocation demadame Graslin, qu’elle s’était volontairementmise dans l’obligation de ne plus habiterLimoges, en cédant l’hôtel Graslin à Grossetêtequi, pour se couvrir des sommes qui lui étaientdues, l’avait pris à toute sa valeur.

Le jour de son départ, vers la fin du moisd’août 1831, les nombreux amis de madameGraslin voulurent l’accompagner jusqu’au delàde la ville. Quelques-uns allèrent jusqu’à lapremière poste. Véronique était dans unecalèche avec sa mère. L’abbé Dutheil, nommédepuis quelques jours à un évêché, se trouvait

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sur le devant de la voiture avec le vieuxGrossetête. En passant sur la place d’Aine,Véronique éprouva une sensation violente, sonvisage se contracta de manière à laisser voir lejeu des muscles, elle serra son enfant sur elle parun mouvement convulsif que cacha la Sauviat enle lui prenant aussitôt, car la vieille mèresemblait s’être attendue à l’émotion de sa fille.Le hasard voulut que madame Graslin vit laplace où était jadis la maison de son père, elleserra vivement la main de la Sauviat, de grosseslarmes roulèrent dans ses yeux, et seprécipitèrent le long de ses joues. Quand elle eutquitté Limoges, elle y jeta un dernier regard, etparut éprouver une sensation de bonheur qui futremarquée par tous ses amis. Quand leProcureur-général, ce jeune homme de vingt-cinq ans qu’elle refusait de prendre pour mari,lui baisa la main avec une vive expression deregret, le nouvel évêque remarqua le mouvementétrange par lequel le noir de la prunelleenvahissait dans les yeux de Véronique le bleuqui, cette fois, fut réduit à n’être qu’un légercercle. L’œil annonçait évidemment une violenterésolution intérieure.

— Je ne le verrai donc plus ! dit-elle àl’oreille de sa mère qui reçut cette confidencesans que son vieux visage révélât le moindresentiment.

La Sauviat était en ce moment observée parGrossetête qui se trouvait devant elle ; mais,malgré sa finesse, l’ancien banquier ne putdeviner la haine que Véronique avait conçuecontre ce magistrat, néanmoins reçu chez elle.En ce genre, les gens d’Église possèdent uneperspicacité plus étendue que celle des autreshommes ; aussi l’évêque étonna-t-il Véroniquepar un regard de prêtre.

— Vous ne regretterez rien à Limoges ? ditmonseigneur à madame Graslin.

— Vous le quittez, lui répondit-elle. Etmonsieur n’y reviendra plus que rarement,ajouta-t-elle en souriant à Grossetête qui luifaisait ses adieux.

L’évêque conduisait Véronique jusqu’à

Montégnac.

— Je devais cheminer en deuil sur cetteroute, dit-elle à l’oreille de sa mère en montantà pied la côte de Saint-Léonard.

La vieille, au visage âpre et ride, se mit undoigt sur les lèvres en montrant l’évêque quiregardait l’enfant avec une terrible attention. Cegeste, mais surtout le regard lumineux duprélat, causa comme un frémissement à madameGraslin. A l’aspect des vastes plaines quiétendent leurs nappes grises en avant deMontégnac, les yeux de Véronique perdirent deleur feu, elle fut prise de mélancolie. Elleaperçut alors le curé qui venait à sa rencontre etle fit monter dans la voiture.

— Voilà vos domaines, madame, lui ditmonsieur Bonnet en montrant la plaine inculte.

CHAPITRE IV

MADAME GRASLIN A MONTEGNAC

En quelques instants, le bourg de Montégnacet sa colline où les constructions neuvesfrappaient les regards, apparurent dorées par lesoleil couchant et empreints de la poésie due aucontraste de cette jolie nature jetée là commeune oasis au désert. Les yeux de madameGraslin s’emplirent de larmes, le curé lui montraune large trace blanche qui formait comme unebalafre à la montagne.

— Voilà ce que mes paroissiens ont fait pourtémoigner leur reconnaissance à leur châtelaine,dit-il en indiquant ce chemin. Nous pourronsmonter en voiture au château. Cette rampe s’estachevée sans qu’il vous en coûte un sou, nous laplanterons dans deux mois. Monseigneur peutdeviner ce qu’il a fallu de peines, de soins et dedévouement pour opérer un pareil changement.

— Ils ont fait cela ? dit l’évêque.

— Sans vouloir rien accepter, monseigneur.Les plus pauvres y ont mis la main, en sachantqu’il leur venait une mère.

Au pied de la montagne, les voyageursaperçurent tous les habitants réunis qui firent

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partir des boîtes, déchargèrent quelques fusils ;puis les deux plus jolies filles, vêtues de blanc,offrirent à madame Graslin des bouquets et desfruits.

— Être reçue ainsi dans ce village ! s’écria-t-elle en serrant la main de monsieur Bonnetcomme si elle allait tomber dans un précipice.

La foule accompagna la voiture jusqu’à lagrille d’honneur. De là, madame Graslin putvoir son château dont jusqu’alors elle n’avaitaperçu que les masses. A cet aspect, elle futcomme épouvantée de la magnificence de sademeure. La pierre est rare dans le pays, legranit qui se trouve dans les montagnes estextrêmement difficile à tailler ; l’architecte,chargé par Graslin de rétablir le château, avaitdonc fait de la brique l’élément principal decette vaste construction, ce qui la renditd’autant moins coûteuse que la forêt deMontégnac avait pu fournir et la terre et le boisnécessaires à la fabrication. La charpente et lapierre de toutes les bâtisses étaient égalementsorties de cette forêt. Sans ces économies,Graslin se serait ruiné. La majeure partie desdépenses avait consisté en transports, enexploitations et en salaires. Ainsi l’argent étaitresté dans le bourg et l’avait vivifié. Au premiercoup d’œil et de loin, le château présente uneénorme masse rouge rayée de filets noirsproduits par les joints, et bordée de lignesgrises ; car les fenêtres, les portes, lesentablements, les angles et les cordons de pierreà chaque étage sont de granit taillé en pointesde diamant. La cour, qui dessine un ovale inclinécomme celle du château de Versailles, estentourée de murs en briques divisés partableaux encadrés de bossages en granit. Au basde ces murs règnent des massifs remarquablespar le choix des arbustes, tous de vertsdifférents. Deux grilles magnifiques, en facel’une de l’autre, mènent d’un côté à une terrassequi a vue sur Montégnac, de l’autre auxcommuns et à une ferme. La grande grilled’honneur à laquelle aboutit la route qui venaitd’être achevée, est flanquée de deux jolispavillons dans le goût du seizième siècle. La

façade sur la cour, composée de trois pavillons,l’un au milieu et séparé des deux autres pardeux corps de logis, est exposée au levant. Lafaçade sur les jardins, absolument pareille, est àl’exposition du couchant. Les pavillons n’ontqu’une fenêtre sur la façade, et chaque corps delogis en a trois. Le pavillon du milieu, disposéen campanile, et dont les angles sont vermiculés,se fait remarquer par l’élégance de quelquessculptures sobrement distribuées. L’art esttimide en province, et quoique, dès 1829,l’ornementation eût fait des progrès à la voixdes écrivains, les propriétaires avaient alors peurde dépenses que le manque de concurrence etd’ouvriers habiles rendaient assez formidables.Le pavillon de chaque extrémité, qui a troisfenêtres de profondeur, est couronné par destoits très-élevés, ornés de balustrades en granit,et dans chaque pan pyramidal du toit, coupé àvive arête par une plate-forme élégante bordéede plomb et d’une galerie en fonte, s’élève unefenêtre élégamment sculptée. A chaque étage, lesconsoles de la porte et des fenêtres serecommandent d’ailleurs par des sculpturescopiées d’après celles des maisons de Gênes. Lepavillon dont les trois fenêtres sont au midi voitsur Montégnac, l’autre, celui du nord, regarde laforêt. De la façade du jardin, l’œil embrasse lapartie de Montégnac où se trouvent lesTascherons, et plonge sur la route qui conduitau chef-lieu de l’Arrondissement. La façade surla cour jouit du coup d’œil que présentent lesimmenses plaines cerclées par les montagnes dela Corrèze du côté de Montégnac, mais quifinissent par la ligne perdue des horizons planes.Les corps de logis n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage terminé par des toitspercés de mansardes dans le vieux style ; maisles deux pavillons de chaque bout sont élevés dedeux étages. Celui du milieu est coiffé d’undôme écrasé semblable à celui des pavillons ditsde l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et danslequel se trouve une seule pièce formantbelvédère et ornée d’une horloge. Par économie,toutes les toitures avaient été faites en tuiles àgouttière, poids énorme que portent facilementles charpentes prises dans la forêt. Avant de

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mourir, Graslin avait projeté la route qui venaitd’être achevée par reconnaissance ; car cetteentreprise, que Graslin appelait sa folie, avaitjeté cinq cent mille francs dans la Commune.Aussi Montégnac s’était-il considérablementagrandi. Derrière les communs, sur le penchantde la colline qui, vers le nord, s’adoucit enfinissant dans la plaine, Graslin avait commencéles bâtiments d’une ferme immense quiaccusaient l’intention de tirer parti des terresincultes de la plaine. Six garçons jardiniers,logés dans les communs, et aux ordres d’unconcierge jardinier en chef, continuaient en cemoment les plantations, et achevaient lestravaux que monsieur Bonnet avait jugésindispensables. Le rez-de-chaussée de cechâteau, destiné tout entier à la réception, avaitété meublé avec somptuosité. Le premier étagese trouvait assez nu, la mort de monsieurGraslin ayant fait suspendre les envois dumobilier.

— Ah ! monseigneur, dit madame Graslin àl’évêque après avoir fait le tour du château, moiqui comptais habiter une chaumière, le pauvremonsieur Graslin a fait des folies.

— Et vous, dit l’évêque, vous allez faire desactes de charité ? ajouta-t-il après une pause enremarquant le frisson que son mot causait àmadame Graslin.

Elle prit le bras de sa mère, qui tenaitFrancis par la main, et alla seule jusqu’à lalongue terrasse au bas de laquelle est situéel’église, le presbytère, et d’où les maisons dubourg se voient par étages. Le curé s’empara demonseigneur Dutheil pour lui montrer lesdifférentes faces de ce paysage. Mais les deuxprêtres aperçurent bientôt à l’autre bout de laterrasse Véronique et sa mère immobiles commedes statues : la vieille avait son mouchoir à lamain et s’essuyait les yeux, la fille avait lesmains étendues au-dessus de la balustrade, etsemblait indiquer l’église au-dessous.

— Qu’avez-vous, madame ? dit le curé à lavieille Sauviat.

— Rien, répondit madame Graslin qui se

retourna et fit quelques pas au-devant des deuxprêtres. Je ne savais pas que le cimetière dûtêtre sous mes yeux.

— Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loiest pour vous.

— La loi ! dit-elle en laissant échapper cemot comme un cri.

Là, l’évêque regarda encore Véronique.Fatiguée du regard noir par lequel ce prêtreperçait le voile de chair qui lui couvrait l’âme,et y surprenait le secret caché dans une desfosses de ce cimetière, elle lui cria : — Eh ! bien,oui.

L’évêque se posa la main sur les yeux et restapensif, accablé pendant quelques instants.

— Soutenez ma fille, cria la vieille, elle pâlit.

— L’air est vif, il m’a saisie, dit madameGraslin en tombant évanouie dans les bras desdeux ecclésiastiques qui la portèrent dans unedes chambres du château.

Quand elle reprit connaissance, elle vitl’évêque et le curé priant Dieu pour elle, tousdeux à genoux.

— Puisse l’ange qui vous a visitée ne plusvous quitter, lui dit l’évêque en la bénissant.Adieu, ma fille.

Ces mots firent fondre en larmes madameGraslin.

— Elle est donc sauvée ? s’écria la Sauviat.

— Dans ce monde et dans l’autre, ajoutal’évêque en se retournant avant de quitter lachambre.

Cette chambre où la Sauviat avait fait portersa fille est située au premier étage du pavillonlatéral dont les fenêtres regardent l’église, lecimetière et le côté méridional de Montégnac.Madame Graslin voulut y demeurer, et s’y logeatant bien que mal avec Aline et le petit Francis.Naturellement la Sauviat resta près de sa fille.Quelques jours furent nécessaires à madameGraslin pour se remettre des violentes émotionsqui l’avaient saisie à son arrivée, sa mère la

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força d’ailleurs de garder le lit pendant toutesles matinées. Le soir, Véronique s’asseyait sur lebanc de la terrasse, d’où ses yeux plongeaientsur l’église, sur le presbytère et le cimetière.Malgré la sourde opposition qu’y mit la vieilleSauviat, madame Graslin allait donc contracterune habitude de maniaque en s’asseyant ainsi àla même place, et s’y abandonnant à une sombremélancolie.

— Madame se meurt, dit Aline à la vieilleSauviat.

Averti par ces deux femmes, le curé, qui nevoulait pas s’imposer, vint alors voir assidûmentmadame Graslin, dès qu’on lui eut indiqué chezelle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eutsoin de faire ses visites à l’heure où Véronique seposait à l’angle de la terrasse avec son fils, endeuil tous deux. Le mois d’octobre commençait,la nature devenait sombre et triste. MonsieurBonnet qui, dès l’arrivée de Véronique àMontégnac, avait reconnu chez elle quelquegrande plaie intérieure, jugea prudent d’attendrela confiance entière de cette femme qui devaitdevenir sa pénitente. Un soir, madame Graslinregarda le curé d’un œil presque éteint par lafatale indécision observée chez les gens quicaressent l’idée de la mort. Dès cet instantmonsieur Bonnet n’hésita plus, et se mit endevoir d’arrêter les progrès de cette cruellemaladie morale. Il y eut d’abord entreVéronique et le prêtre un combat de parolesvides sous lesquelles ils se cachèrent leursvéritables pensées. Malgré le froid, Véroniqueétait en ce moment sur un banc de granit ettenait Francis assis sur elle. La Sauviat étaitdebout, appuyée contre la balustrade en briques,et cachait à dessein la vue du cimetière. Alineattendait que sa maîtresse lui rendît l’enfant.

— Je croyais, madame, dit le curé qui venaitdéjà pour la septième fois, que vous n’aviez quede la mélancolie ; mais je le vois, lui dit-il àl’oreille, c’est du désespoir. Ce sentiment n’estni chrétien ni catholique.

— Et, répondit-elle en jetant au ciel unregard perçant et laissant errer un sourire amer

sur ses lèvres, quel sentiment l’Église laisse-t-elleaux damnés, si ce n’est le désespoir.

En entendant ce mot, le saint homme aperçutdans cette âme d’immenses étendues ravagées.

— Ah ! vous faites de cette colline votreEnfer, quand elle devrait être le Calvaire d’oùvous vous élancerez dans le ciel.

— Je n’ai plus assez d’orgueil pour memettre sur un pareil piédestal, répondit-elle d’unton qui révélait le profond mépris qu’elle avaitpour elle-même.

Là, le prêtre, par une de ces inspirations quisont si naturelles et si abondantes chez cesbelles âmes vierges, l’homme de Dieu pritl’enfant dans ses bras, le baisa au front et dit :— Pauvre petit ! d’une voix paternelle en lerendant lui-même à la femme de chambre, quil’emporta.

La Sauviat regarda sa fille, et vit combien lemot de monsieur Bonnet était efficace. Ce motavait attiré des pleurs dans les yeux secs deVéronique. La vieille Auvergnate fit un signe auprêtre et disparut.

— Promenez-vous, dit monsieur Bonnet àVéronique en l’emmenant le long de cetteterrasse à l’autre bout de laquelle se voyaient lesTascherons. Vous m’appartenez, je dois compteà Dieu de votre âme malade.

— Laissez-moi me remettre de monabattement, lui dit-elle.

— Votre abattement provient de méditationsfunestes, reprit-il vivement.

— Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleurarrivée au point où l’on ne garde plus deménagements.

— Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîmede l’indifférence, s’écria-t-il. S’il est un degré desouffrance physique où la pudeur expire, il estaussi un degré de souffrance morale où l’énergiede l’âme disparaît, je le sais.

Elle fut étonnée de trouver ces subtilesobservations et cette pitié tendre chez monsieur

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Bonnet ; mais, comme on l’a vu déjà, l’exquisedélicatesse qu’aucune passion n’avait altéréechez cet homme lui donnait pour les douleurs deses ouailles le sens maternel de la femme.Ce mens divinior, cette tendresse apostolique,met le prêtre au-dessus des autres hommes, eten fait un être divin. Madame Graslin n’avaitpas encore assez pratiqué monsieur Bonnet pouravoir pu reconnaître cette beauté cachée dansl’âme comme une source, et d’où procèdent lagrâce, la fraîcheur, la vraie vie.

— Ah ! monsieur ? s’écria-t-elle en se livrantet lui par un geste et par un regard comme enont les mourants.

— Je vous entends ! reprit-il. Que faire ? quedevenir ?

Ils marchèrent en silence le long de labalustrade en allant vers la plaine. Ce momentsolennel parut propice à ce porteur de bonnesnouvelles, à cet homme de l’Évangile.

— Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voixbasse et mystérieusement, que lui diriez-vous ?...

Madame Graslin resta comme frappée par lafoudre et frissonna légèrement. — Je lui diraiscomme Jésus-Christ : « Mon père, vous m’avezabandonnée et j’ai succombé ! » répondit-ellesimplement et d’un accent qui fit venir deslarmes aux yeux du curé.

— O Madeleine ! voilà le mot que j’attendais,s’écria monsieur Bonnet, qui ne pouvaits’empêcher de l’admirer. Vous voyez, vousrecourez à la justice de Dieu, vous l’invoquez !Écoutez-moi, madame. La religion est, paranticipation, la justice divine. L’Église s’estréservé le jugement de tous les procès de l’âme.La justice humaine est une faible image de lajustice céleste, elle n’en est qu’une pâleimitation appliquée aux besoins de la société.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’êtes pas juge dans votre proprecause, vous relevez de Dieu, dit le prêtre ; vousn’avez le droit ni de vous condamner, ni de vousabsoudre. Dieu, ma fille, est un grand réviseur

de procès.

— Ah ! fit-elle.

— Il voit l’origine des choses là où nousn’avons vu que les choses elles-mêmes.

Véronique s’arrêta frappée de ces idées,toutes neuves pour elle.

— A vous, reprit le courageux prêtre, à vousdont l’âme est si grande, je dois d’autres parolesque celles dues à mes humbles paroissiens. Vouspouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vousélever jusqu’au sens divin de la religioncatholique, exprimée par des images et par desparoles aux yeux des Petits et des Pauvres.Écoutez-moi bien, il s’agit ici de vous ; car,malgré l’étendue du point de vue où je vais meplacer pour un moment, ce sera bien votrecause. Le Droit, inventé pour protéger lesSociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, quin’est qu’un ensemble de faits, est basée surl’Inégalité. Il existe donc un désaccord entre leFait et le Droit. La Société doit-elle marcherréprimée ou favorisée par la Loi ? En d’autrestermes, la Loi doit-elle s’opposer au mouvementintérieur social pour maintenir la Société, oudoit-elle être faite d’après ce mouvement pour laconduire ? Depuis l’existence des Sociétés,aucun législateur n’a osé prendre sur lui dedécider cette question. Tous les législateurs sesont contentés d’analyser les faits, d’indiquerceux blâmables ou criminels, et d’y attacher despunitions ou des récompenses. Telle est la Loihumaine : elle n’a ni les moyens de prévenir lesfautes, ni les moyens d’en éviter le retour chezceux qu’elle a punis. La philanthropie est unesublime erreur, elle tourmente inutilement lecorps, elle ne produit pas le baume qui guéritl’âme. Le philanthrope fait des projets, a desidées, en confie l’exécution à l’homme, ausilence, au travail, à des consignes, à des chosesmuettes et sans puissance. La Religion ignoreces imperfections, car elle a étendu la vie audelà de ce monde. En nous considérant touscomme déchus et dans un état de dégradation,elle a ouvert un inépuisable trésor d’indulgence ;nous sommes tous plus ou moins avancés vers

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notre entière régénération, personne n’estinfaillible, l’Église s’attend aux fautes et mêmeaux crimes. Là où la Société voit un criminel àretrancher de son sein, l’Église voit une âme àsauver. Bien plus !... inspirée de Dieu qu’elleétudie et contemple, l’Église admet l’inégalitédes forces, elle étudie la disproportion desfardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur,de corps, d’esprit, d’aptitude, de valeur, ellevous rend tous égaux par le repentir. Làl’Égalité, madame, n’est plus un vain mot, carnous pouvons être, nous sommes tous égaux parles sentiments. Depuis le fétichisme informe dessauvages jusqu’aux gracieuses intentions de laGrèce, jusqu’aux profondes et ingénieusesdoctrines de l’Égypte et des Indes, traduites pardes cultes riants ou terribles, il est uneconviction dans l’homme, celle de sa chute, deson péché, d’où vient partout l’idée dessacrifices et du rachat. La mort du Rédempteur,qui a racheté tout le genre humain, est l’imagede ce que nous devons faire pour nous-même :rachetons nos fautes ! rachetons nos erreurs !rachetons nos crimes ! Tout est rachetable, lecatholicisme est dans cette parole ; de là sesadorables sacrements qui aident au triomphe dela grâce et soutiennent le pécheur. Pleurer,madame, gémir comme la Madeleine dans ledésert, n’est que le commencement, agir est lafin. Les monastères pleuraient et agissaient, ilspriaient et civilisaient, ils ont été les moyensactifs de notre divine religion. Ils ont bâti,planté, cultivé l’Europe, tout en sauvant letrésor de nos connaissances et celui de la justicehumaine, de la politique et des arts. Onreconnaîtra toujours en Europe la place de cescentres radieux. La plupart des villes nouvellessont filles d’un monastère. Si vous croyez queDieu ait à vous juger, l’Église vous dit par mavoix que tout peut se racheter par les bonnesœuvres du repentir. Les grandes mains de Dieupèsent à la fois le mal qui fut fait, et le trésordes bienfaits accomplis. Soyez à vous seule lemonastère, vous pouvez en recommencer ici lesmiracles. Vos prières doivent être des travaux.De votre travail doit découler le bonheur deceux au-dessus desquels vous ont mis votre

fortune, votre esprit, tout, jusqu’à cette positionnaturelle, image de votre situation sociale.

En disant ces derniers mots, le prêtre etmadame Graslin s’étaient retournés pour revenirsur leurs pas vers les plaines, et le curé putmontrer et le village au bas de la colline, et lechâteau dominant le paysage. Il était alorsquatre heures et demie. Un rayon de soleiljaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins,illuminait le château, faisait briller le dessin desacrotères en fonte dorée, il éclairait la longueplaine partagée par la route, triste ruban grisqui n’avait pas ce feston que partout ailleurs lesarbres y brodent les deux côtés. QuandVéronique et monsieur Bonnet eurent dépassé lamasse du château, ils purent voir par-dessus lacour, les écuries et les communs, la forêt deMontégnac sur laquelle cette lueur glissaitcomme une caresse. Quoique ce dernier éclat dusoleil couchant n’atteignît que les cimes, ilpermettait encore de voir parfaitement, depuisla colline où se trouve Montégnac jusqu’aupremier pic de la chaîne des monts Corréziens,les caprices de la magnifique tapisserie que faitune forêt en automne. Les chênes formaient desmasses de bronze florentin ; les noyers, leschâtaigniers offraient leurs tons de vert-de-gris ;les arbres hâtifs brillaient par leur feuillage d’or,et toutes ces couleurs étaient nuancées par desplaces grises incultes. Les troncs des arbresentièrement dépouillés de feuilles montraientleurs colonnades blanchâtres. Ces couleursrousses, fauves, grises, artistement fondues parles reflets pâles du soleil d’octobre,s’harmoniaient à cette plaine infertile, à cetteimmense jachère ; verdâtre comme une eaustagnante. Une pensée du prêtre allaitcommenter ce beau spectacle, muet d’ailleurs :pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans laplaine, le silence dans la forêt ; çà et là,quelques fumées dans les chaumières du village.Le château semblait sombre comme samaîtresse. Par une loi singulière, tout imite dansune maison celui qui y règne, son esprit y plane.Madame Graslin, frappée à l’entendement parles paroles du curé, et frappée au cœur par la

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conviction, atteinte dans sa tendresse par letimbre angélique de cette voix, s’arrêta tout àcoup. Le curé leva le bras et montra la forêt,Véronique la regarda.

— Ne trouvez-vous pas à ceci quelqueressemblance vague avec la vie sociale ? Achacun sa destinée ! Combien d’inégalités danscette masse d’arbres ! Les plus haut perchésmanquent de terre végétale et d’eau, ils meurentles premiers !...

— Il en est que la serpe de la femme qui faitdu bois arrête dans la grâce de leur jeunesse !dit-elle avec amertume.

— Ne retombez plus dans ces sentiments,reprit le curé sévèrement quoiqu’avecindulgence. Le malheur de cette forêt est den’avoir pas été coupée, voyez-vous le phénomèneque ses masses présentent ?

Véronique, pour qui les singularités de lanature forestière étaient peu sensibles, arrêtapar obéissance son regard sur la forêt et lereporta doucement sur le curé.

— Vous ne remarquez pas, dit-il en devinantdans ce regard l’ignorance de Véronique, deslignes où les arbres de toute espèce sont encoreverts ?

— Ah ! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi ?

— Là, reprit le curé, se trouve la fortune deMontégnac et la vôtre, une immense fortune quej’avais signalée à monsieur Graslin. Vous voyezles sillons de trois vallées, dont les eaux seperdent dans le torrent du Gabou. Ce torrentsépare la forêt de Montégnac de la Communequi, de ce côté, touche à la nôtre. A sec enseptembre et octobre, en novembre il donnebeaucoup d’eau. Son eau, dont la masse seraitfacilement augmentée par des travaux dans laforêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunirles plus petites sources, cette eau ne sert à rien ;mais faites entre les deux collines du torrent unou deux barrages pour la retenir, pour laconserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol,où l’on pratiqua d’immenses réservoirs pouralimenter le canal du Languedoc, vous allez

fertiliser cette plaine inculte avec de l’eausagement distribuée dans des rigoles maintenuespar des vannes, laquelle se boirait en temps utiledans ces terres, et dont le trop-plein seraitd’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vousaurez de beaux peupliers le long de tous voscanaux, et vous élèverez des bestiaux dans lesplus belles prairies possibles. Qu’est-ce quel’herbe ? du soleil et de l’eau. Il y a bien assezde terre dans ces plaines pour les racines dugramen ; les eaux fourniront des rosées quiféconderont le sol, les peupliers s’en nourrirontet arrêteront les brouillards, dont les principesseront pompés par toutes les plantes : tels sontles secrets de la belle végétation dans les vallées.Vous verrez un jour la vie, la joie, lemouvement, là où règne le silence, là où leregard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pasune belle prière ? Ces travaux n’occuperont-ilspas votre oisiveté mieux que les pensées de lamélancolie ?

Véronique serra la main du curé, ne dit qu’unmot, mais ce mot fut grand : — Ce sera fait,monsieur.

— Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous ne l’exécuterez pas. Ni vous ni moinous n’avons les connaissances nécessaires àl’accomplissement d’une pensée qui peut venir àtous, mais qui soulève des difficultés immenses,car quoique simples et presque cachées, cesdifficultés veulent les plus exactes ressources dela science. Cherchez donc dès aujourd’hui lesinstruments humains qui vous feront gagnerdans douze ans six ou sept mille louis de renteavec les six mille arpents que vous fertiliserezainsi. Ce travail rendra quelque jour Montégnacl’une des plus riches communes du Département.La forêt ne vous rapporte rien encore ; mais, tôtou tard, la Spéculation viendra chercher cesmagnifiques bois, trésors amassés par le temps,les seuls dont la production ne peut être nihâtée ni remplacée par l’homme. L’État créerapeut-être un jour lui-même des moyens detransport pour cette forêt dont les arbres serontutiles à sa marine ; mais il attendra que lapopulation de Montégnac décuplée exige sa

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protection, car l’État est comme la Fortune, ilne donne qu’au riche. Cette terre sera, dans cetemps, l’une des plus belles de la France, ellesera l’orgueil de votre petit-fils, qui trouverapeut-être le château mesquin, relativement auxrevenus.

— Voilà, dit Véronique, un avenir pour mavie.

— Une pareille œuvre peut racheter bien desfautes, dit le curé.

En se voyant compris, il essaya de frapper undernier coup sur l’intelligence de cette femme :il avait deviné que chez elle, l’intelligencemenait au cœur ; tandis que, chez les autresfemmes, le cœur est au contraire le chemin del’intelligence. — Savez-vous, lui dit-il après unepause, dans quelle erreur vous êtes ? Elle leregarda timidement. — Votre repentir n’estencore que le sentiment d’une défaite essuyée, cequi est horrible, c’est le désespoir de Satan, ettel était peut-être le repentir des hommes avantJésus-Christ ; mais notre repentir à nous autrescatholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurtedans la mauvaise voie, et à qui, dans ce choc,Dieu s’est révélé ! Vous rassemblez à l’Orestepaïen, devenez saint Paul !

— Votre parole vient de me changerentièrement, s’écria-t-elle. Maintenant, oh !maintenant, je veux vivre.

— L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtrequi s’en alla joyeux. Il avait jeté une pâture ausecret désespoir qui dévorait madame Graslin endonnant à son repentir la forme d’une belle etbonne action. Aussi Véronique écrivit-elle àmonsieur Grossetête le lendemain même.Quelques jours après, elle reçut de Limoges,trois chevaux de selle envoyés par ce vieil ami.Monsieur Bonnet avait offert à Véronique, sur sademande, le fils du maître de poste, un jeunehomme enchanté de se mettre au service demadame Graslin, et de gagner une cinquantained’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde, auxyeux et aux cheveux noirs, petit, découplé,nommé Maurice Champion, plut à Véronique et

fut aussitôt mis en fonctions. Il devaitaccompagner sa maîtresse dans ses excursions etavoir soin des chevaux de selle.

Le garde général de Montégnac était unancien maréchal des logis de la garde royale, néà Limoges, et que monsieur le duc de Navarreinsavait envoyé d’une de ses terres à Montégnacpour en étudier la valeur et lui transmettre desrenseignements, afin de savoir quel parti on enpouvait tirer. Jérôme Colorat n’y vit que desterres incultes et infertiles, des boisinexploitables à cause de la difficulté destransports, un château en ruines, et d’énormesdépenses à faire pour y rétablir une habitationet des jardins. Éffrayé surtout des clairièressemées de roches granitiques qui nuançaient deloin cette immense forêt, ce probe maisinintelligent serviteur fut la cause de la vente dece bien.

— Colorat, dit madame Graslin à son gardequ’elle fit venir, à compter de demain, jemonterai vraisemblablement à cheval tous lesmatins. Vous devez connaître les différentesparties de terres qui dépendent de ce domaine etcelles que monsieur Graslin y a réunies, vous meles indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.

Les habitants du château apprirent avec joiele changement qui s’opérait dans la conduite deVéronique. Sans en avoir reçu l’ordre, Alinechercha, d’elle-même, la vieille amazone noire desa maîtresse, et la mit en état de servir. Lelendemain, la Sauviat vit avec un indicibleplaisir sa fille habillée pour monter à cheval.Guidée par son garde et par Champion quiallèrent en consultant leurs souvenirs, car lessentiers étaient à peine tracés dans cesmontagnes inhabitées, madame Graslin se donnapour tâche de parcourir seulement les cimes surlesquelles s’étendaient ses bois, afin d’enconnaître les versants et de se familiariser avecles ravins, chemins naturels qui déchiraient cettelongue arête. Elle voulait mesurer sa tâche,étudier la nature des courants et trouver leséléments de l’entreprise signalée par le curé. Elle

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suivait Colorat qui marchait en avant etChampion allait à quelques pas d’elle.

Tant qu’elle chemina dans des parties pleinesd’arbres, en montant et descendant tour à tources ondulations de terrain si rapprochées dansles montagnes en France, Véronique futpréoccupée par les merveilles de la forêt. C’étaitdes arbres séculaires dont les premiersl’étonnèrent et auxquels elle finit pars’habituer ; puis de hautes futaies naturelles, oudans une clairière quelque pin solitaire d’unehauteur prodigieuse ; enfin, chose plus rare, unde ces arbustes, nains partout ailleurs, mais qui,par des circonstances curieuses, atteignent desdéveloppements gigantesques et sont quelquefoisaussi vieux que le sol. Elle ne voyait pas sansune sensation inexprimable une nuée roulant surdes roches nues. Elle remarquait les sillonsblanchâtres faits par les ruisseaux de neigefondue, et qui, de loin, ressemblent à descicatrices. Après une gorge sans végétation, elleadmirait, dans les flancs exfoliés d’une collinerocheuse, des châtaigniers centenaires, aussibeaux que des sapins des Alpes. La rapidité desa course lui permettait d’embrasser, presqu’àvol d’oiseau, tantôt de vastes sables mobiles, desfondrières meublées d’arbres épars, des granitsrenversés, des roches pendantes, des vallonsobscurs, des places étendues pleines de bruyèresencore fleuries, et d’autres desséchées ; tantôtdes solitudes âpres où croissaient des genévriers,des capriers ; tantôt des prés à herbe courte, desmorceaux de terre engraissée par un limonséculaire ; enfin les tristesses, les splendeurs, leschoses douces, fortes, les aspects singuliers de lanature montagnarde au centre de la France. Età force de voir ces tableaux variés de formes,mais animés par la même pensée, la profondetristesse exprimée par cette nature à la foissauvage et minée, abandonnée, infertile, lagagna et répondit à ses sentiments cachés. Etlorsque, par une échancrure, elle aperçut lesplaines à ses pieds, quand elle eut à gravirquelque aride ravine entre les sables et lespierres de laquelle avaient poussé des arbustesrabougris, et que ce spectacle revint de moments

en moments, l’esprit de cette nature austère lafrappa, lui suggéra des observations neuves pourelle, et excitées par les significations de cesdivers spectacles. Il n’est pas un site de forêtqui n’ait sa signification ; pas une clairière, pasun fourré qui ne présente des analogies avec lelabyrinthe des pensées humaines. Quellepersonne parmi les gens dont l’esprit est cultivé,ou dont le cœur a reçu des blessures, peut sepromener dans une forêt, sans que la forêt luiparle ? Insensiblement, il s’en élève une voix ouconsolante ou terrible, mais plus souventconsolante que terrible. Si l’on recherchait bienles causes de la sensation, à la fois grave,simple, douce, mystérieuse qui vous y saisit,peut-être la trouverait-on dans le spectaclesublime et ingénieux de toutes ces créaturesobéissant à leurs destinées, et immuablementsoumises. Tôt ou tard le sentiment écrasant dela permanence de la nature vous emplit le cœur,vous remue profondément, et vous finissez par yêtre inquiets de Dieu. Aussi Véronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes, dans la senteurdes bois, dans la sérénité de l’air, comme elle ledit le soir à monsieur Bonnet, la certitude d’uneclémence auguste. Elle entrevit la possibilitéd’un ordre de faits plus élevés que celui danslequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries.Elle sentit une sorte de bonheur. Elle n’avaitpas, depuis longtemps, éprouvé tant de paix.Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elletrouvait entre ces paysages et les endroitsépuisés, desséchés de son âme. Avait-elle vu cestroubles de la nature avec une sorte de joie, enpensant que la matière était punie là, sans avoirpéché ? Certes, elle fut puissamment émue ; car,à plusieurs reprises, Colorat et Champion se lamontrèrent comme s’ils la trouvaienttransfigurée. Dans un certain endroit, Véroniqueaperçut dans les roides pentes des torrents je nesais quoi de sévère. Elle se surprit à désirerd’entendre l’eau bruissant dans ces ravinesardentes. — Toujours aimer ! pensa-t-elle.Honteuse de ce mot qui lui fut jeté comme parune voix, elle poussa son cheval avec téméritévers le premier pic de la Corrèze, où, malgrél’avis de ses deux guides, elle s’élança. Elle

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atteignit seule au sommet de ce piton, nomméla Roche-Vive, et y resta pendant quelquesinstants, occupée à voir tout le pays. Aprèsavoir entendu la voix secrète de tant decréations qui demandaient à vivre, elle reçut enelle-même un coup qui la détermina à déployerpour son œuvre cette persévérance tant admiréeet dont elle donna tant de preuves. Elle attachason cheval par la bride à un arbre, alla s’asseoirsur un quartier de roche, en laissant errer sesregards sur cet espace où la nature se montraitmarâtre, et ressentit dans son cœur lesmouvements maternels qu’elle avait jadiséprouvés en regardant son enfant. Préparée àrecevoir la sublime instruction que présentait cespectacle par les méditations presqueinvolontaires qui, selon sa belle expression,avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’uneléthargie. Elle comprit alors, dit-elle au curé,que nos âmes devaient être labourées aussi bienque la terre. Cette vaste scène était éclairée parle pâle soleil du mois de novembre. Déjàquelques nuées grises chassées par un vent froidvenaient de l’ouest. Il était environ trois heures,Véronique avait mis quatre heures à venir là ;mais comme tous ceux qui sont dévorés par uneprofonde misère intime, elle ne faisait aucuneattention aux circonstances extérieures. En cemoment sa vie véritablement s’agrandissait dumouvement sublime de la nature.

— Ne restez pas plus longtemps là, madame,lui dit un homme dont la voix la fit tressaillir,vous ne pourriez plus retourner nulle part, carvous êtes séparée par plus de deux lieues detoute habitation ; à la nuit, la forêt estimpraticable ; mais, ces dangers ne sont rien encomparaison de celui qui vous attend ici. Dansquelques instants il fera sur ce pic un froidmortel dont la cause est inconnue, et qui a déjàtué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elleune figure presque noire de hâle où brillaientdeux yeux qui ressemblaient à deux langues defeu. De chaque côté de cette face, pendait unelarge nappe de cheveux bruns, et dessouss’agitait une barbe en éventail. L’homme

soulevait respectueusement un de ces énormeschapeaux à larges bords que portent les paysansau centre de la France, et montrait un de cesfronts dégarnis, mais superbes, par lesquelscertains pauvres se recommandent à l’attentionpublique. Véronique n’eut pas la moindrefrayeur, elle était dans une de ces situations où,pour les femmes, cessent toutes les petitesconsidérations qui les rendent peureuses.

— Comment vous trouvez-vous là ? lui dit-elle.

— Mon habitation est à peu de distance,répondit l’inconnu.

— Et que faites-vous dans ce désert ?demanda Véronique.

— J’y vis.

— Mais comment et de quoi ?

— On me donne une petite somme pourgarder toute cette partie de la forêt, dit-il enmontrant le versant du pic opposé à celui quiregardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’unfusil et vit un carnier. Si elle avait eu descraintes, elle eût été dès lors rassurée.

— Vous êtes garde ?

— Non, madame, pour être garde, il fautpouvoir prêter serment, et pour le prêter, il fautjouir de tous ses droits civiques...

— Qui êtes-vous donc ?

— Je suis Farrabesche, dit l’homme avec uneprofonde humilité en abaissant les yeux vers laterre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien,regarda cet homme et observa dans sa figure,excessivement douce, des signes de férocitécachée : les dents mal rangées imprimaient à labouche, dont les lèvres étaient d’un rouge desang, un tour plein d’ironie et de mauvaiseaudace ; les pommettes brunes et saillantesoffraient je ne sais quoi d’animal. Cet hommeavait la taille moyenne, les épaules fortes, le courentré, très-court, gros, les mains larges et

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velues des gens violents et capables d’abuser deces avantages d’une nature bestiale. Sesdernières paroles annonçaient d’ailleurs quelquemystère auquel son attitude, sa physionomie etsa personne prêtaient un sens terrible.

— Vous êtes donc à mon service ? lui ditd’une voix douce Véronique.

— J’ai donc l’honneur de parler à madameGraslin ? dit Farrabesche.

— Oui, mon ami, répondit-elle.

Farrabesche disparut avec la rapidité d’unebête fauve, après avoir jeté sur sa maîtresse unregard plein de crainte. Véronique s’empressa deremonter à cheval et alla rejoindre ses deuxdomestiques qui commençaient à concevoir desinquiétudes sur elle, car on connaissait dans lepays l’inexplicable insalubrité de la Roche-Vive.Colorat pria sa maîtresse de descendre par unepetite vallée qui conduisait dans la plaine. « Ilserait, dit-il, dangereux de revenir par leshauteurs où les chemins déjà si peu frayés secroisaient, et où, malgré sa connaissance dupays, il pourrait se perdre.

Une fois en plaine, Véronique ralentit le pasde son cheval.

— Quel est ce Farrabesche que vousemployez ? dit-elle à son garde général.

— Madame l’a rencontré, s’écria Colorat.

— Oui, mais il s’est enfui.

— Le pauvre homme ! peut-être ne sait-il pascombien madame est bonne.

— Enfin qu’a-t-il fait ?

— Mais, madame, Farrabesche est unassassin, répondit naïvement Champion.

— On lui a donc fait grâce, à lui ? demandaVéronique d’une voix émue.

— Non, madame, répondit Colorat.Farrabesche a passé aux Assises, il a étécondamné à dix ans de travaux forcés, il a faitson temps, et il est revenu du bagne en 1827. Ildoit la vie à monsieur le curé qui l’a décidé à selivrer. Condamné à mort par contumace, tôt ou

tard il eût été pris, et son cas n’eût pas été bon.Monsieur Bonnet est allé le trouver tout seul, aurisque de se faire tuer. On ne sait pas ce qu’il adit à Farrabesche. Ils sont restés seuls pendantdeux jours, le troisième il l’a ramené à Tulle, oùl’autre s’est livré. Monsieur Bonnet est allé voirun bon avocat, lui a recommandé la cause deFarrabesche, Farrabesche en a été quitte pourdix ans de fers, et monsieur le curé l’a visitédans sa prison. Ce gars-là, qui était la terreurdu pays, est devenu doux comme une jeune fille,il s’est laissé emmener au bagne tranquillement.A son retour, il est venu s’établir ici sous laprotection de monsieur le curé ; personne ne luidit plus haut que son nom, il va tous lesdimanches et les jours de fêtes aux offices, à lamesse. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il setient le long d’un mur, tout seul. Il fait sesdévotions de temps en temps ; mais à la saintetable, il se met aussi à l’écart.

— Et cet homme a tué un autre homme ?

— Un, dit Colorat, il en a bien tuéplusieurs ? Mais c’est un bon homme tout demême !

— Est-ce possible ! s’écria Véronique quidans sa stupeur laissa tomber la bride sur le coude son cheval.

— Voyez-vous, madame, reprit le garde quine demandait pas mieux que de raconter cettehistoire, Farrabesche a peut-être eu raison dansle principe, il était le dernier des Farrabesche,une vieille famille de la Corrèze, quoi ! Son frèreaîné, le capitaine Farrabesche, est donc mort dixans auparavant en Italie, à Montenotte,capitaine à vingt-deux ans. Était-ce avoir duguignon ? Et un homme qui avait des moyens, ilsavait lire et écrire, il se promettait d’être faitgénéral. Il y eut des regrets dans la famille, et ily avait de quoi vraiment ! Moi, qui dans cetemps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler desa mort ! Oh ! le capitaine Farrabesche a faitune belle mort, il a sauvé l’armée et le petitcaporal ! Je servais déjà sous le général Steingel,un Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, unfameux général, mais il avait la vue courte, et ce

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défaut-là fut cause de sa mort arrivée quelquetemps après celle du capitaine Farrabesche. Lepetit dernier, qui est celui-ci, avait donc six ansquand il entendit parler de la mort de son grandfrère. Le second frère servait aussi, mais commesoldat ; il mourut sergent, premier régiment dela garde, un beau poste, à la batailled’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on amanœuvré aussi tranquillement que dans lesTuileries... J’y étais aussi ! Oh ! j’ai eu dubonheur, j’ai été de tout, sans attraper uneblessure. Notre Farrabesche donc, quoiqu’il soitbrave, se mit dans la tête de ne pas partir. Aufait, l’armée n’était pas saine pour cette famille-là. Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, ils’est enfui dans les bois ; réfractaire quoi,comme on les appelait. Pour lors, il s’est joint àun parti de chauffeurs, de gré ou de force ; maisenfin il a chauffé ! Vous comprenez que personneautre que monsieur le curé ne sait ce qu’il a faitavec ces mâtins-là, parlant par respect ! Il s’estsouvent battu avec les gendarmes et avec laligne aussi ! Enfin, il s’est trouvé dans septrencontres...

— Il passe pour avoir tué deux soldats ettrois gendarmes ! dit Champion.

— Est-ce qu’on sait le compte ? il ne l’a pasdit, reprit Colorat. Enfin, madame, presque tousles autres ont été pris ; mais lui, dame ! jeune etagile, connaissant mieux le pays, il a toujourséchappé. Ces chauffeurs-là se tenaient auxenvirons de Brives et de Tulle ; ils rabattaientsouvent par ici, à cause de la facilité queFarrabesche avait de les cacher. En 1814, on nes’est plus occupé de lui, la conscription étaitabolie ; mais il a été forcé de passer l’année de1815 dans les bois. Comme il n’avait pas sesaises pour vivre, il a encore aidé à arrêter lamalle, dans la gorge, là-bas ; mais enfin, d’aprèsl’avis de monsieur le curé, il s’est livré. Il n’apas été facile de lui trouver des témoins,personne n’osait déposer contre lui. Pour lors,son avocat et monsieur le curé ont tant fait,qu’il en a été quitte pour dix ans. Il a eu dubonheur, après avoir chauffé, car il a chauffé !

— Mais qu’est-ce que c’était que dechauffer ?

— Si vous le voulez, madame, je vas vousdire comment ils faisaient, autant que je le saispar les uns et les autres, car, vous comprenez, jen’ai point chauffé ! Ca n’est pas beau, mais lanécessité ne connaît point de loi. Donc, ilstombaient sept ou huit chez un fermier ou chezun propriétaire soupçonné d’avoir de l’argent ;ils vous allumaient du feu, soupaient au milieude la nuit ; puis, entre la poire et le fromage, sile maître de la maison ne voulait pas leurdonner la somme demandée, ils lui attachaientles pieds à la crémaillère, et ne les détachaientqu’après avoir reçu leur argent : voilà. Ilsvenaient masqués. Dans le nombre de leursexpéditions, il y en a eu de malheureuses.Dame ! il y a toujours des obstinés, des gensavares. Un fermier, le père Cochegrue, qui auraitbien tondu sur un œuf, s’est laissé brûler lespieds ! Ah ! ben, il en est mort. La femme demonsieur David, auprès de Brives, est morte dessuites de la frayeur que ces gens-là lui ont faite,rien que d’avoir vu lier les pieds de son mari.— Donne-leur donc ce que tu as ! qu’elle s’enallait lui disant. Il ne voulait pas, elle leur amontré la cachette. Les chauffeurs ont été laterreur du pays pendant cinq ans ; mais mettez-vous bien dans la boule, pardon, madame, queplus d’un fils de bonne maison était des leurs, etque c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.

Madame Graslin écoutait sans répondre. Il yeut un moment de silence. Le petit Champion,jaloux d’amuser sa maîtresse, voulut dire cequ’il savait de Farrabesche.

— Il faut dire aussi à madame tout ce qui enest, Farrabesche n’a pas son pareil à la course,ni à cheval. Il tue un bœuf d’un coup de poing !Il porte sept cents, dà ! personne ne tire mieuxque lui. Quand j’étais petit, on me racontait lesaventures de Farrabesche. Un jour il est surprisavec trois de ses compagnons : ils se battent,bien ! deux sont blessés et le troisième meurt,bon ! Farrabesche se voit pris ; bah ! il saute surle cheval d’un gendarme, en croupe, derrière

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

l’homme, pique le cheval qui s’emporte ; le metau grand galop et disparaît en tenant legendarme à bras-le-corps ; il le serrait si fortqu’à une certaine distance, il a pu le jeter àterre, rester seul sur le cheval, et il s’évadamaître du cheval ! Et il a eu le toupet de l’allervendre à dix lieues au delà de Limoges. De cecoup, il resta pendant trois mois caché etintrouvable. On avait promis cent louis à celuiqui le livrerait.

— Une autre fois, dit Colorat, à propos descent louis promis pour lui par le préfet de Tulle,il les fit gagner à un de ses cousins, Giriex deVizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de lelivrer ! Oh ! il le livra. Les gendarmes étaientbien heureux de le mener à Tulle. Mais il n’allapas loin, on fut obligé de l’enfermer dans laprison de Lubersac, d’où il s’évada pendant lapremière nuit, en profitant d’une percée qu’yavait faite un de ses complices, un nomméGabilleau, un déserteur du 17e, exécuté à Tulle,et qui fut transféré avant la nuit où il comptaitse sauver. Ces aventures donnaient àFarrabesche une fameuse couleur. La troupeavait ses affidés, vous comprenez ! D’ailleurs onles aimait les chauffeurs. Ah dame ! ces gens-làn’étaient pas comme ceux d’aujourd’hui, chacunde ces gaillards dépensait royalement son argent.Figurez-vous, madame, un soir, Farrabesche estpoursuivi par des gendarmes, n’est-ce pas ; eh,bien ! il leur a échappé cette fois en restantpendant vingt-quatre heures dans la mare d’uneferme, il respirait de l’air par un tuyau de pailleà fleur du fumier. Qu’est-ce que c’était que cepetit désagrément pour lui qui a passé des nuitsau fin sommet des arbres où les moineaux setiennent à peine, en voyant les soldats qui lecherchaient passant et repassant sous lui.Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeursque la Justice n’a pas pu prendre ; mais, commeil était du pays et par force avec eux, enfin iln’avait fui que pour éviter la conscription, lesfemmes étaient pour lui, et c’est beaucoup !

— Ainsi Farrabesche a bien certainement tuéplusieurs hommes, dit encore madame Graslin.

— Certainement, reprit Colorat, il a même,dit-on, tué le voyageur qui était dans la malle en1812 ; mais le courrier, le postillon, les seulstémoins qui pussent le reconnaître, étaientmorts lors de son jugement.

— Pour le voler, dit madame Graslin.

— Oh ! ils ont tout pris ; mais les vingt-cinqmille francs qu’ils ont trouvés étaient auGouvernement.

Madame Graslin chemina silencieusementpendant une lieue. Le soleil était couché, la luneéclairait la plaine grise, il semblait alors que cefût la pleine mer. Il y eut un moment oùChampion et Colorat regardèrent madameGraslin dont le profond silence les inquiétait ; ilséprouvèrent une violente sensation en lui voyantsur les joues deux traces brillantes, produitespar d’abondantes larmes, elle avait les yeuxrouges et remplis de pleurs qui tombaient goutteà goutte.

— Oh ! madame, dit Colorat, ne le plaignezpas ! Le gars a eu du bon temps, il a eu de joliesmaîtresses ; et maintenant, quoique sous lasurveillance de la haute police, il est protégé parl’estime et l’amitié de monsieur le curé ; car ils’est repenti, sa conduite au bagne a été desplus exemplaires. Chacun sait qu’il est aussihonnête homme que le plus honnête d’entrenous ; seulement il est fier, il ne veut pass’exposer à recevoir quelque marque derépugnance, et il vit tranquillement en faisantdu bien à sa manière. Il vous a mis de l’autrecôté de la Roche-Vive une dizaine d’arpents enpépinières, et il plante dans la forêt aux placesoù il aperçoit la chance de faire venir un arbre ;puis il émonde les arbres, il ramasse le boismort, il fagotte et tient le bois à la dispositiondes pauvres gens. Chaque pauvre, sûr d’avoir dubois tout fait, tout prêt, vient lui en demanderau lieu d’en prendre et de faire du tort à vosbois, en sorte qu’aujourd’hui s’il chauffe lemonde, il leur fait du bien ! Farrabesche aimevotre forêt, il en a soin comme de son bien.

— Et il vit !... tout seul, s’écria madameGraslin qui se hâta d’ajouter les deux derniers

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mots.

— Faites excuse, madame, il prend soin d’unpetit garçon qui va sur quinze ans, dit MauriceChampion.

— Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux aeu cet enfant-là quelque temps avant queFarrabesche se soit livré.

— C’est son fils ? dit madame Graslin.

— Mais chacun le pense.

— Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cettefille ?

— Et comment ? on l’aurait pris ! Aussi,quand la Curieux sut qu’il était condamné, lapauvre fille a-t-elle quitté le pays.

— Était-elle jolie ?

— Oh ! dit Maurice, ma mère prétend qu’elleressemblait beaucoup, tenez... à une autre fillequi, elle aussi, a quitté le pays, à DeniseTascheron.

— Il était aimé ? dit madame Graslin.

— Bah ! parce qu’il chauffait, dit Colorat, lesfemmes aiment l’extraordinaire. Cependant rienn’a plus éloigné le pays que cet amour-là.Catherine Curieux vivait sage comme une SainteVierge, elle passait pour une perle de vertu dansson village, à Vizay, un fort bourg de la Corrèze,sur la ligne des deux départements. Son père etsa mère y sont fermiers de messieurs Brézac. LaCatherine Curieux avait bien ses dix-sept anslors du jugement de Farrabesche. LesFarrabesche étaient une vieille famille du mêmepays, qui se sont établis sur les domaines deMontégnac, ils tenaient la ferme du village. Lepère et la mère Farrabesche sont morts ; maisles trois sœurs à la Curieux sont mariées, une àAubusson, une à Limoges, une à Saint-Léonard.

— Croyez-vous que Farrabesche sache où estCatherine ? dit madame Graslin.

— S’il le savait, il romprait son ban, oh ! ilirait... Dès son arrivée, il a fait demander parmonsieur Bonnet le petit Curieux au père et àla mère qui en avaient soin ; monsieur Bonnet le

lui a obtenu tout de même.

— Personne ne sait ce qu’elle est devenue.

— Bah ! dit Colorat, cette jeunesse s’est crueperdue ! elle a eu peur de rester dans le pays !Elle est allée à Paris. Et qu’y fait-elle ? Voilàle hic. La chercher là, c’est vouloir trouver unebille dans les cailloux de cette plaine !

Colorat montrait la plaine de Montégnac duhaut de la rampe par laquelle montait alorsmadame Graslin, qui n’était plus qu’à quelquespas de la grille du château. La Sauviat inquiète,Aline, les gens attendaient là, ne sachant quepenser d’une si longue absence.

— Eh ! bien, dit la Sauviat en aidant sa filleà descendre de cheval, tu dois être horriblementfatiguée.

— Non, ma mère, dit madame Graslin d’unevoix si altérée, que la Sauviat regarda sa fille etvit alors qu’elle avait beaucoup pleuré.

Madame Graslin rentra chez elle avec Aline,qui avait ses ordres pour tout ce qui concernaitsa vie intérieure, elle s’enferma chez elle sans yadmettre sa mère ; et quand la Sauviat voulut yvenir, Aline dit à la vieille Auvergnate :« — Madame est endormie. »

Le lendemain Véronique partit à chevalaccompagnée de Maurice seulement. Pour serendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit lechemin par lequel elle en était revenue la veille.En montant par le fond de la gorge qui séparaitce pic de la dernière colline de la forêt, car vuede la plaine, la Roche-Vive semblait isolée.Véronique dit à Maurice de lui indiquer lamaison de Farrabesche et de l’attendre engardant les chevaux ; elle voulut aller seule :Maurice la conduisit donc vers un sentier quidescend sur le versant de la Roche-Vive, opposéà celui de la plaine, et lui montra le toit enchaume d’une habitation presque perdue àmoitié de cette montagne, et au bas de laquelles’étendent des pépinières. Il était alors environmidi. Une fumée légère qui sortait de lacheminée indiquait la maison auprès de laquelleVéronique arriva bientôt ; mais elle ne se

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montra pas tout d’abord. A l’aspect de cettemodeste demeure assise au milieu d’un jardinentouré d’une haie en épines sèches, elle restapendant quelques instants perdue en des penséesqui ne furent connues que d’elle. Au bas dujardin serpentent quelques arpents de prairiesencloses d’une haie vive, et où, çà et là, s’étalentles têtes aplaties des pommiers, des poiriers etde pruniers. Au-dessus de la maison, vers lehaut de la montagne où le terrain devientsablonneux, s’élèvent les cimes jaunies d’unesuperbe châtaigneraie. En ouvrant la porte àclaire-voie faite en planches presque pourries quisert de clôture, madame Graslin aperçut uneétable, une petite basse-cour et tous lespittoresques, les vivants accessoires deshabitations du pauvre, qui certes ont de lepoésie aux champs. Quel être a pu voir sansémotion les linges étendus sur la haie, la botted’oignons pendue au plancher, les marmites enfer qui sèchent, le banc de bois ombragé dechèvrefeuilles, et les joubarbes sur le faite duchaume qui accompagnent presque toutes leschaumières en France et qui révèlent une viehumble, presque végétative.

Il fut impossible à Véronique d’arriver chezson garde sans être aperçue, deux beaux chiensde chasse aboyèrent aussitôt que le bruit de sonamazone se fit entendre dans les feuilles sèches ;elle prit la queue de cette large robe sous sonbras, et s’avança vers la maison. Farrabesche etson enfant, qui étaient assis sur un banc de boisen dehors, se levèrent et se découvrirent tousdeux, en gardant une attitude respectueuse,mais sans la moindre apparence de servilité.

— J’ai su, dit Véronique en regardant avecattention l’enfant, que vous preniez mes intérêts,j’ai voulu voir par moi-même votre maison, lespépinières, et vous questionner ici même sur lesaméliorations à faire.

— Je suis aux ordres de madame, réponditFarrabesche.

Véronique admira l’enfant qui avait unecharmante figure, un peu hâlée, brune, maistrès-régulière, un ovale parfait, un front

purement dessiné, des yeux orange d’unevivacité excessive, des cheveux noirs, coupés surle front et longs de chaque côté du visage. Plusgrand que ne l’est ordinairement un enfant decet âge, ce petit avait près de cinq pieds. Sonpantalon était comme sa chemise en grosse toileécrue, son gilet de gros drap bleu très-usé avaitdes boutons de corne, il portait une veste de cedrap si plaisamment nommé velours deMaurienne et avec lequel s’habillent lessavoyards, de gros souliers ferrés et point debas. Ce costume était exactement celui du père ;seulement, Farrabesche avait sur la tête ungrand feutre de paysan et le petit avait sur lasienne un bonnet de laine brune. Quoiquespirituelle et animée, la physionomie de cetenfant gardait sans effort la gravité particulièreaux créatures qui vivent dans la solitude ; ilavait dû se mettre en harmonie avec le silence etla vie des bois. Aussi Farrabesche et son filsétaient-ils surtout développés du côté physique,ils possédaient les propriétés remarquables dessauvages : une vue perçante, une attentionconstante, un empire certain sur eux-mêmes,l’ouïe sûre, une agilité visible, une intelligenteadresse. Au premier regard que l’enfant lançasur son père, madame Graslin devina une de cesaffections sans bornes où l’instinct s’est trempédans la pensée, et où le bonheur le plus agissantconfirme et le vouloir de l’instinct et l’examende la pensée.

— Voilà l’enfant dont on m’a parlé ? ditVéronique en montrant le garçon.

— Oui, madame.

— Vous n’avez donc fait aucune démarchepour retrouver sa mère ? demanda Véronique àFarrabesche en l’emmenant à quelques pas parun signe.

— Madame ne sait sans doute pas qu’il m’estinterdit de m’écarter de la commune sur laquelleje réside.

— Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles ?

— A l’expiration de mon temps, répondit-il,le commissaire me remit une somme de mille

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francs qui m’avait été envoyée par petitesportions de trois en trois mois, et que lesrèglements ne permettaient pas de me donneravant le jour de ma sortie. J’ai pensé queCatherine pouvait seule avoir songé à moi,puisque ce n’était pas monsieur Bonnet ; aussiai-je gardé cette somme pour Benjamin.

— Et les parents de Catherine ?

— Ils n’ont plus pensé à elle après sondépart. D’ailleurs, ils ont fait assez en prenantsoin du petit.

— Eh ! bien, Farrabesche, dit Véronique ense retournant vers la maison, je ferai en sorte desavoir si Catherine vit encore, où elle est, etquel est son genre de vie...

— Oh ! quel qu’il soit, madame, s’écriadoucement cet homme, je regarderai comme unbonheur de l’avoir pour femme. C’est à elle à semontrer difficile et non à moi. Notre mariagelégitimerait ce pauvre garçon, qui ne soupçonnepas encore sa position.

Le regard que le père jeta sur le filsexpliquait la vie de ces deux êtres abandonnésou volontairement isolés : ils étaient tout l’unpour l’autre, comme deux compatriotes jetésdans un désert.

— Ainsi vous aimez Catherine ? demandaVéronique.

— Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il,que dans ma situation elle est pour moi la seulefemme qu’il y ait dans le monde.

Madame Graslin se retourna vivement et allajusque sous la châtaigneraie, comme atteinted’une douleur. Le garde crut qu’elle était saisiepar quelque caprice, et n’osa la suivre.Véronique resta là pendant un quart d’heureenviron, occupée en apparence à regarder lepaysage. De là elle apercevait toute la partie dela forêt qui meuble ce côté de la vallée où coulele torrent, alors sans eau, plein de pierres, et quiressemblait à un immense fossé, serré entre lesmontagnes boisées dépendant de Montégnac etune autre chaîne de collines parallèles, mais

rapides, sans végétation, à peine couronnées dequelques arbres mal venus. Cette autre chaîneoù croissent quelques bouleaux, des genévrierset des bruyères d’un aspect assez désoléappartient à un domaine voisin et audépartement de la Corrèze. Un chemin vicinalqui suit les inégalités de la vallée sert deséparation à l’arrondissement de Montégnac etaux deux terres. Ce revers assez ingrat, malexposé, soutient, comme une muraille de clôture,une belle partie de bois qui s’étend sur l’autreversant de cette longue côte dont l’aridité formeun contraste complet avec celle sur laquelle estassise la maison de Farrabesche. D’un côté, desformes âpres et tourmentées ; de l’autre, desformes gracieuses, des sinuosités élégantes ; d’uncôté, l’immobilité froide et silencieuse de terresinfécondes, maintenues par des blocs de pierreshorizontaux, par des roches nues et pelées ; del’autre, des arbres de différents verts, en cemoment dépouillés de feuillages pour la plupart,mais dont les beaux troncs droits et diversementcolorés s’élancent de chaque pli de terrain, etdont les branchages se remuaient alors au gré duvent. Quelques arbres plus persistants que lesautres, comme les chênes, les ormes, les hêtres,les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes,bronzées ou violacées.

Vers Montégnac, où la vallée s’élargitdémesurément, les deux côtes forment unimmense fer-à-cheval, et de l’endroit oùVéronique était allée s’appuyer à un arbre, elleput voir des vallons disposés comme les gradinsd’un amphithéâtre où les cimes des arbresmontent les unes au-dessus des autres commedes personnages. Ce beau paysage formait alorsle revers de son parc, où depuis il fut compris.Du côté de la chaumière de Farrabesche, lavallée se rétrécit de plus en plus, et finit par uncol d’environ cent pieds de large.

La beauté de cette vue, sur laquelle les yeuxde madame Graslin erraient machinalement, larappela bientôt à elle-même, elle revint vers lamaison où le père et le fils restaient debout etsilencieux, sans chercher à s’expliquer lasingulière absence de leur maîtresse. Elle

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examina la maison qui, bâtie avec plus de soinque la couverture en chaume ne le faisaitsupposer, avait été sans doute abandonnéedepuis le temps où les Navarreins ne s’étaientplus souciés de ce domaine. Plus de chasses, plusde gardes. Quoique cette maison fût inhabitéedepuis plus de cent ans, les murs étaient bons ;mais de tous côtés le lierre et les plantesgrimpantes les avaient embrassés. Quand on luieut permis d’y rester, Farrabesche avait faitcouvrir le toit en chaume, il avait dallé lui-mêmeà l’intérieur la salle, et y avait apporté tout lemobilier. Véronique, en entrant, aperçut deuxlits de paysan, une grande armoire en noyer, unehuche au pain, un buffet, une table, troischaises, et sur les planches du buffet quelquesplats en terre brune, enfin les ustensilesnécessaires à la vie. Au-dessus de la cheminéeétaient deux fusils et deux carniers. Unequantité de choses faites par le père pourl’enfant causa le plus profond attendrissement àVéronique : un vaisseau armé, une chaloupe, unetasse en bois sculpté, une boîte en bois d’unmagnifique travail, un coffret en marqueterie depaille, un crucifix et un chapelet superbes. Lechapelet était en noyaux de prunes, qui avaientsur chaque face une tête d’une admirablefinesse : Jésus-Christ, les apôtres, la Madone,saint Jean-Baptiste, saint Joseph, sainte Anne,les deux Madeleines.

— Je fais cela pour amuser le petit dans leslongs soirs d’hiver, dit-il en ayant l’air des’excuser.

Le devant de la maison est planté en jasmins,en rosiers à haute tige appliqués contre le mur,et qui fleurissent les fenêtres du premier étageinhabité, mais où Farrabesche serrait sesprovisions ; il avait des poules, des canards,deux porcs ; il n’achetait que du pain, du sel, dusucre et quelques épiceries. Ni lui ni son fils nebuvaient de vin.

— Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce queje vois, dit enfin madame Graslin à Farrabesche,me fait vous porter un intérêt qui ne sera passtérile.

— Je reconnais bien là monsieur Bonnet,s’écria Farrabesche d’un ton touchant.

— Vous vous trompez, monsieur le curé nem’a rien dit encore, le hasard ou Dieu peut-êtrea tout fait.

— Oui, madame, Dieu ! Dieu seul peut fairedes merveilles pour un malheureux tel que moi.

— Si vous avez été malheureux, dit madameGraslin assez bas pour que l’enfant n’entendîtrien par une attention d’une délicatesse fémininequi toucha Farrabesche, votre repentir, votreconduite et l’estime de monsieur le curé vousrendent digne d’être heureux. J’ai donné lesordres nécessaires pour terminer lesconstructions de la grande ferme que monsieurGraslin avait projeté d’établir auprès duchâteau ; vous serez mon fermier, vous aurezl’occasion de déployer vos forces, votre activité,d’employer votre fils. Le Procureur-général àLimoges apprendra qui vous êtes, et l’humiliantecondition de votre ban, qui gêne votre vie,disparaîtra, je vous le promets.

A ces mots, Farrabesche tomba sur sesgenoux comme foudroyé par la réalisation d’uneespérance vainement caressée ; il baisa le bas del’amazone de madame Graslin, il lui baisa lespieds. En voyant des larmes dans les yeux deson père, Benjamin se mit à sangloter sanssavoir pourquoi.

— Relevez-vous, Farrabesche dit madameGraslin, vous ne savez pas combien il est naturelque je fasse pour vous ce que je vous promets defaire. N’est-ce pas vous qui avez planté cesarbres verts ? dit-elle en montrant quelquesépicéas, des pins du Nord, des sapins et desmélèzes au bas de l’aride et sèche collineopposée.

— Oui, madame.

— La terre est donc meilleure là ?

— Les eaux dégradent toujours ces rochers etmettent chez vous un peu de terre meuble ; j’enai profité, car tout le long de la vallée ce qui esten dessous du chemin vous appartient. Le

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chemin sert de démarcation.

— Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond decette longue vallée ?

— Oh ! madame, s’écria Farrabesche, dansquelques jours, quand le temps sera devenupluvieux, peut-être entendrez-vous du châteaumugir le torrent ! Mais rien n’est comparable àce qui se passe au temps de la fonte des neiges.Les eaux descendent des parties de forêt situéesau revers de Montégnac, de ces grandes pentesadossées à la montagne sur laquelle sont vosjardins et le parc ; enfin toutes les eaux de cescollines y tombent et font un déluge.Heureusement pour vous, les arbres retiennentles terres, l’eau glisse sur les feuilles, qui sont,en automne, comme un tapis de toile cirée ; sanscela, le terrain s’exhausserait au fond de cevallon, mais la pente est aussi bien rapide, et jene sais pas si des terres entraînées y resteraient.

— Où vont les eaux ? demanda madameGraslin devenue attentive.

Farrabesche montra la gorge étroite quisemblait fermer ce vallon au-dessous de samaison : — Elles se répandent sur un plateaucrayeux qui sépare le Limousin de la Corrèze, ety séjournent en flaques vertes pendant plusieursmois, elles se perdent dans les pores du sol, maislentement. Aussi personne n’habite-t-il cetteplaine insalubre où rien ne peut venir. Aucunbétail ne veut manger les joncs ni les roseauxqui viennent dans ces eaux saumâtres. Cettevaste lande, qui a peut-être trois mille arpents,sert de communaux à trois communes ; mais ilen est comme de la plaine de Montégnac, onn’en peut rien faire. Encore, chez vous, y a-t-ildu sable et un peu de terre dans vos cailloux ;mais là c’est le tuf tout pur.

— Envoyez chercher les chevaux, je veux allervoir tout ceci par moi-même.

Benjamin partit après que madame Graslinlui eut indiqué l’endroit où se tenait Maurice.

— Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, lesmoindres particularités de ce pays, repritmadame Graslin, expliquez-moi pourquoi les

versants de ma forêt qui regardent la plaine deMontégnac n’y jettent aucun cours d’eau, pas leplus léger torrent, ni dans les pluies, ni à lafonte des neiges ?

— Ah ! madame, dit Farrabesche, monsieurle curé, qui s’occupe tant de la prospérité deMontégnac en a deviné la raison, sans en avoirla preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’afait relever de place en place le chemin des eauxdans chaque ravine, dans tous les vallons. Jerevenais hier du bas de la Roche-Vive, où j’avaisexaminé les mouvements du terrain, au momentoù j’ai eu l’honneur de vous rencontrer. J’avaisentendu le pas des chevaux et j’ai voulu savoirqui venait par ici. Monsieur Bonnet n’est passeulement un saint, madame, c’est un savant.« Farrabesche, m’a-t-il dit, — je travaillais alorsau chemin que la Commune achevait pourmonter au château ; de là monsieur le curé memontrait toute la chaîne des montagnes, depuisMontégnac jusqu’à la Roche-Vive, près de deuxlieues de longueur, — pour que ce versantn’épanche point d’eau dans la plaine, il faut quela nature ait fait une espèce de gouttière qui lesverse ailleurs ! » Hé ! bien, madame, cetteréflexion est si simple qu’elle en paraît bête, unenfant devrait la faire ! Mais personne, depuisque Montégnac est Montégnac, ni les seigneurs,ni les intendants, ni les gardes, ni les pauvres, niles riches, qui, les uns comme les autres,voyaient la plaine inculte faute d’eau, ne se sontdemandé où se perdaient les eaux du Gabou.Les trois communes qui ont les fièvres à causedes eaux stagnantes n’y cherchaient point deremèdes, et moi-même je n’y songeais point, il afallu l’homme de Dieu...

Farrabesche eut les yeux humides en disantce mot.

— Tout ce que trouvent les gens de génie, ditalors madame Graslin, est si simple que chacuncroit qu’il l’aurait trouvé. Mais, se dit-elle àelle-même, le génie a cela de beau qu’ilressemble à tout le monde et que personne nelui ressemble.

— Du coup, reprit Farrabesche, je compris

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monsieur Bonnet, il n’eut pas de grandes parolesà me dire pour m’expliquer ma besogne.Madame, le fait est d’autant plus singulier que,du côté de votre plaine, car elle est entièrementà vous, il y a des déchirures assez profondesdans les montagnes, qui sont coupées par desravins et par des gorges très-creuses ; mais,madame, toutes ces fentes, ces vallées, cesravins, ces gorges, ces rigoles enfin par oùcoulent les eaux, se jettent dans ma petitevallée, qui est de quelques pieds plus basse quele sol de votre plaine. Je sais aujourd’hui laraison de ce phénomène, et la voici : de laRoche-Vive à Montégnac, il règne au bas desmontagnes comme une banquette dont lahauteur varie entre vingt et trente pieds ; ellen’est rompue en aucun endroit, et se composed’une espèce de roche que monsieur Bonnetnomme schiste. La terre, plus molle que lapierre, a cédé, s’est creusée, les eaux ont alorsnaturellement pris leur écoulement dans leGabou, par les échancrures de chaque vallon.Les arbres, les broussailles, les arbustes cachentà la vue cette disposition du sol ; mais, aprèsavoir suivi le mouvement des eaux et la traceque laisse leur passage, il est facile de seconvaincre du fait. Le Gabou reçoit ainsi leseaux des deux versants, celles du revers desmontagnes en haut desquelles est votre parc, etcelles des roches qui nous font face. D’après lesidées de monsieur le curé, cet état de chosescessera lorsque les conduits naturels du versantqui regarde votre plaine se boucheront par lesterres, par les pierres que les eaux entraînent, etqu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou.Votre plaine alors sera inondée comme le sontles communaux que vous voulez aller voir ; maisil faut des centaines d’années. D’ailleurs, est-ceà désirer, madame ? Si votre sol ne buvait pascomme fait celui des communaux cette massed’eau, Montégnac aurait aussi des eauxstagnantes qui empesteraient le pays.

— Ainsi, les places où monsieur le curé memontrait, il y a quelques jours, des arbres quiconservent leurs feuillages encore verts, doiventêtre les conduits naturels par où les eaux se

rendent dans le torrent du Gabou.

— Oui, madame. De la Roche-Vive àMontégnac, il se trouve trois montagnes, parconséquent trois cols où les eaux, repoussées parla banquette de schiste, s’en vont dans leGabou. La ceinture de bois encore verts qui estau bas, et qui semble faire partie de votreplaine, indique cette gouttière devinée parmonsieur le curé.

— Ce qui fait le malheur de Montégnac enfera donc bientôt la prospérité, dit avec unaccent de conviction profonde madame Graslin.Et puisque vous avez été le premier instrumentde cette œuvre, vous y participerez, vouschercherez des ouvriers actifs, dévoués, car ilfaudra remplacer le manque d’argent par ledévouement et par le travail.

Benjamin et Maurice arrivèrent au momentoù Véronique achevait cette phrase ; elle saisitla bride de son cheval, et fit signe à Farrabeschede monter sur celui de Maurice.

— Menez-moi, dit-elle, au point où les eauxse répandent sur les communaux.

— Il est d’autant plus utile que madame yaille, dit Farrabesche, que, par le conseil demonsieur le curé, feu monsieur Graslin estdevenu propriétaire, au débouché de cette gorge,de trois cents arpents sur lesquels les eauxlaissent un limon qui a fini par produire de labonne terre sur une certaine étendue. Madameverra le revers de la Roche-Vive sur lequels’étendent des bois superbes, et où monsieurGraslin aurait placé sans doute une ferme.L’endroit le plus convenable serait celui où seperd la source qui se trouve auprès de mamaison et dont on pourrait tirer parti.

Farrabesche passa le premier pour montrer lechemin, et fit suivre à Véronique un sentierrapide qui menait à l’endroit où les deux côtesse resserraient et s’en allaient l’une à l’est,l’autre à l’ouest, comme renvoyées par un choc.Ce goulet, rempli de grosses pierres entrelesquelles s’élevaient de hautes herbes, avaitenviron soixante pieds de largeur. La Roche-

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Vive, coupée à vif, montrait comme une muraillede granit sur laquelle il n’y avait pas le moindregravier, mais le haut de ce mur inflexible étaitcouronné d’arbres dont les racines pendaient.Des pins y embrassaient le sol de leurs piedsfourchus et semblaient se tenir là comme desoiseaux accrochés à une branche. La collineopposée, creusée par le temps, avait un frontsourcilleux, sablonneux et jaune ; elle montraitdes cavernes peu profondes, des enfoncementssans fermeté ; sa roche molle et pulvérulenteoffrait des tons d’ocre. Quelques plantes àfeuilles piquantes, au bas quelques bardanes, desjoncs, des plantes aquatiques indiquaient etl’exposition au nord et la maigreur du sol. Le litdu torrent était en pierre assez dure, maisjaunâtre. Évidemment les deux chaînes, quoiqueparallèles et comme fendues au moment de lacatastrophe qui a changé le globe, étaient, parun caprice inexplicable ou par une raisoninconnue et dont la découverte appartient augénie, composées d’éléments entièrementdissemblables. Le contraste de leurs deuxnatures éclatait surtout en cet endroit. De là,Véronique aperçut un immense plateau sec, sansaucune végétation, crayeux ; ce qui expliquaitl’absorption des eaux, et parsemé de flaquesd’eau saumâtre ou de places où le sol étaitécaillé. A droite, se voyaient les monts de laCorrèze. A gauche, la vue s’arrêtait sur la bosseimmense de la Roche-Vive, chargée des plusbeaux arbres, et au bas de laquelle s’étalait uneprairie d’environ deux cents arpents dont lavégétation contrastait avec le hideux aspect dece plateau désolé.

— Mon fils et moi nous avons fait le fosséque vous apercevez là-bas, dit Farrabesche, etque vous indiquent de hautes herbes, il varejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté,vos domaines sont bornés par un désert, car lepremier village est à une lieue d’ici.

Véronique s’élança vivement dans cettehorrible plaine où elle fut suivie par son garde.Elle fit sauter le fossé à son cheval, courut àbride abattue dans ce sinistre paysage, et parutprendre un sauvage plaisir à contempler cette

vaste image de la désolation. Farrabesche avaitraison. Aucune force, aucune puissance nepouvait tirer parti de ce sol, il résonnait sous lepied des chevaux comme s’il eût été creux.Quoique cet effet soit produit par les craiesnaturellement poreuses, il s’y trouvait aussi desfissures par où les eaux disparaissaient et s’enallaient alimenter sans doute des sourceséloignées.

— Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi,s’écria Véronique en arrêtant son cheval aprèsavoir galopé pendant un quart d’heure.

Elle resta pensive au milieu de ce désert où iln’y avait ni animaux ni insectes, et que lesoiseaux ne traversaient point. Au moins dans laplaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux,des sables, quelques terres meubles ouargileuses, des débris, une croûte de quelquespouces où la culture pouvait mordre ; mais là, letuf le plus ingrat, qui n’était pas encore lapierre et n’était plus la terre, brisait durementle regard ; aussi là, fallait-il absolument reporterses yeux dans l’immensité de l’éther. Après avoircontemplé la limite de ses forêts et la prairieachetée par son mari, Véronique revint versl’entrée du Gabou, mais lentement. Elle surpritalors Farrabesche regardant une espèce de fossequi semblait faire croire qu’un spéculateur avaitessayé de sonder ce coin désolé, en imaginantque la nature y avait caché des richesses.

— Qu’avez-vous ? lui dit Véronique enapercevant sur cette mâle figure une expressionde profonde tristesse.

— Madame, je dois la vie à cette fosse, ou,pour parler avec plus de justesse, le temps deme repentir et de racheter mes fautes aux yeuxdes hommes...

Cette façon d’expliquer la vie eut pour effetde clouer madame Graslin devant la fosse où ellearrêta son cheval.

— Je me cachais là, madame. Le terrain estsi sonore que, l’oreille appliquée contre la terre,je pouvais entendre à plus d’une lieue leschevaux de la gendarmerie ou le pas des soldats,

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qui a quelque chose de particulier. Je me sauvaispar le Gabou dans un endroit où j’avais uncheval, et je mettais toujours entre moi et ceuxqui étaient à ma poursuite des cinq ou sixlieues. Catherine m’apportait à manger làpendant la nuit ; si elle ne me trouvait point, j’ytrouvais toujours du pain et du vin dans un troucouvert d’une pierre.

Ce souvenir de sa vie errante et criminelle,qui pouvait nuire à Farrabesche, trouva la plusindulgente pitié chez madame Graslin ; mais elles’avança vivement vers le Gabou, où la suivit legarde. Pendant qu’elle mesurait cette ouverture,à travers laquelle on apercevait la longue valléesi riante d’un côté, si ruinée de l’autre, et dansle fond, à plus d’une lieue, les collines étagéesdu revers de Montégnac, Farrabesche dit :— Dans quelques jours il y aura là de fameusescascades !

— Et l’année prochaine, à pareil jour, jamaisil ne passera plus par là une goutte d’eau. Jesuis chez moi de l’un et l’autre côté, je feraibâtir une muraille assez solide, assez haute pourarrêter les eaux. Au lieu d’une vallée qui nerapporte rien, j’aurai un lac de vingt, trente,quarante ou cinquante pieds de profondeur, surune étendue d’une lieue, un immense réservoirqui fournira l’eau des irrigations avec laquelle jefertiliserai toute la plaine de Montégnac.

— Monsieur le curé avait raison, madame,quand il nous disait, lorsque nous achevionsvotre chemin : « Vous travaillez pour votremère ! » Que Dieu répande ses bénédictions surune pareille entreprise.

— Taisez-vous là-dessus, Farrabesche, ditmadame Graslin, la pensée en est à monsieurBonnet.

Revenue à la maison de Farrabesche,Véronique y prit Maurice et retournapromptement au château. Quand sa mère etAline aperçurent Véronique, elles furentfrappées du changement de sa physionomie,l’espoir de faire le bien de ce pays lui avaitrendu l’apparence du bonheur. Madame Graslinécrivit à Grossetête de demander à monsieur de

Grandville la liberté complète du pauvre forçatlibéré, sur la conduite duquel elle donna desrenseignements qui furent confirmés par uncertificat du maire de Montégnac et par unelettre de monsieur Bonnet. Elle joignit à cettedépêche des renseignements sur CatherineCurieux, en priant Grossetête d’intéresser leProcureur-général à la bonne action qu’elleméditait, et de faire écrire à la Préfecture dePolice de Paris pour retrouver cette fille. Laseule circonstance de l’envoi des fonds au bagneoù Farrabesche avait subi sa peine devait fournirdes indices suffisants. Véronique tenait à savoirpourquoi Catherine avait manqué à venir auprèsde son enfant et de Farrabesche. Puis elle fitpart à son vieil ami de ses découvertes autorrent du Gabou, et insista sur le choix del’homme habile qu’elle lui avait déjà demandé.

Le lendemain était un dimanche, et lepremier où, depuis son installation à Montégnac,Véronique se trouvait en état d’aller entendre lamesse à l’église, elle y vint et prit possession dubanc qu’elle y possédait à la chapelle de laVierge. En voyant combien cette pauvre égliseétait dénuée, elle se promit de consacrer chaqueannée une somme aux besoins de la fabrique età l’ornement des autels. Elle entendit la paroledouce, onctueuse, angélique du curé, dont leprône, quoique dit en termes simples et à laportée de ces intelligences, fut vraiment sublime.Le sublime vient du cœur, l’esprit ne le trouvepas, et la religion est une source intarissable dece sublime sans faux brillants ; car lecatholicisme, qui pénètre et change les cœurs,est tout cœur. Monsieur Bonnet trouva dansl’épître un texte à développer qui signifiait que,tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses,favorise les siens et encourage les bons. Il fitcomprendre les grandes choses qui résulteraientpour la paroisse de la présence d’un richecharitable, en expliquant que les devoirs dupauvre étaient aussi étendus envers le richebienfaisant que ceux du riche l’étaient envers lepauvre, leur aide devait être mutuelle.

Farrabesche avait parlé à quelques-uns deceux qui le voyaient avec plaisir, par suite de

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cette charité chrétienne que monsieur Bonnetavait mise en pratique dans la paroisse, de labienveillance dont il était l’objet. La conduite demadame Graslin envers lui venait d’être le sujetdes conversations de toute la commune,rassemblée sur la place de l’église avant lamesse, suivant l’usage des campagnes. Rienn’était plus propre à concilier à cette femmel’amitié de ces esprits, éminemment susceptibles.Aussi, quand Véronique sortit de l’église,trouva-t-elle presque toute la paroisse rangée endeux haies. Chacun, à son passage, la saluarespectueusement dans un profond silence. Ellefut touchée de cet accueil sans savoir quel enétait le vrai motif, elle aperçut Farrabesche undes derniers et lui dit : — Vous êtes un adroitchasseur, n’oubliez pas de nous apporter dugibier.

Quelques jours après, Véronique alla sepromener avec le curé dans la partie de la forêtqui avoisinait le château, et voulut descendreavec lui les vallées étagées qu’elle avait aperçuesde la maison de Farrabesche. Elle acquit alors lacertitude de la disposition des hauts affluents duGabou. Par suite de cet examen, le curéremarqua que les eaux qui arrosaient quelquesparties du haut Montégnac venaient des montsde la Corrèze. Ces chaînes se mariaient en cetendroit à la montagne par cette côte aride,parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curémanifestait une joie d’enfant au retour de cettepromenade : il voyait avec la naïveté d’un poètela prospérité de son cher village. Le poète n’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avantle temps ? Monsieur Bonnet fauchait ses foins,en montrant du haut de la terrasse la plaineencore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils vinrentchargés de gibier. Le garde apportait pourFrancis Graslin une tasse en coco sculpté, vraichef-d’œuvre qui représentait une bataille.Madame Graslin se promenait en ce moment sursa terrasse, elle était du côté qui avait vue surles Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc,prit la tasse et regarda longtemps cet ouvragede fée. Quelques larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle àFarrabesche après un long moment de silence.

— Que faire, madame, répondit-il, quand onse trouve là sans avoir la pensée de s’enfuir quisoutient la vie de presque tous les condamnés.

— C’est une horrible vie, dit-elle avec unaccent plaintif en invitant et du geste et duregard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt decuriosité compatissante le tremblement convulsifet tous les signes d’émotion qu’il vit chezmadame Graslin. En ce moment, la Sauviat semontra dans une allée, et paraissait vouloirvenir ; mais Véronique tira son mouchoir, fitavec un signe négatif, et dit avec une vivacitéqu’elle n’avait jamais montrée à la vieilleAuvergnate : — Laissez-moi, ma mère !

— Madame, reprit Farrabesche, pendant dixans, j’ai porté, dit-il en montrant sa jambe, unechaîne attachée par un gros anneau de fer, etqui me liait à un autre homme. Durant montemps, j’ai été forcé de vivre avec troiscondamnés. J’ai couché sur un lit de camp enbois. Il a fallu travailler extraordinairementpour me procurer un petit matelas, appeléserpentin. Chaque salle contient huit centshommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’onnomme des tolards, reçoit vingt-quatre hommestous attachés deux à deux. Chaque soir etchaque matin, on passe la chaîne de chaquecouple dans une grande chaîne appelée le filetde ramas. Ce filet maintient tous les couples parles pieds, et borde le tolard. Après deux ans, jen’étais pas encore habitué au bruit de cetteferraille, qui vous répète à tous moments : — Tues au bagne ! Si l’on s’endort pendant unmoment, quelque mauvais compagnon se remueou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il ya un apprentissage à faire, rien que pour savoirdormir. Enfin, je n’ai connu le sommeil qu’enarrivant au bout de mes forces par une fatigueexcessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moinseu les nuits pour oublier. Là, c’est quelquechose, madame, que l’oubli ! Dans les pluspetites choses, un homme, une fois là, doit

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apprendre à satisfaire ses besoins de la manièrefixée par le plus impitoyable règlement. Jugez,madame, quel effet cette vie produisait sur ungarçon comme moi qui avais vécu dans les bois,à la façon des chevreuils et des oiseaux ! Si jen’avais pas durant six mois mangé mon painentre les quatre murs d’une prison, malgré lesbelles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peuxle dire, a été le père de mon âme, ah ! je meserais jeté dans la mer en voyant mescompagnons. Au grand air, j’allais encore ; mais,une fois dans la salle, soit pour dormir, soitpour manger, car on y mange dans des baquets,et chaque baquet est préparé pour trois couples,je ne vivais plus, les atroces visages et lelangage de mes compagnons m’ont toujours étéinsupportables. Heureusement, dès cinq heuresen été, dès sept heures et demie en hiver, nousallions, malgré le vent, le froid, le chaud ou lapluie, à la fatigue, c’est-à-dire au travail. Laplus grande partie de cette vie se passe en pleinair, et l’air semble bien bon quand on sort d’unesalle où grouillent huit cents condamnés. Cetair, songez-y bien, est l’air de la mer. On jouitdes brises, on s’entend avec le soleil, ons’intéresse aux nuages qui passent, on espère labeauté du jour. Moi je m’intéressais à montravail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmesroulaient sur les joues de Véronique.

— Oh ! madame, je ne vous ai dit que lesroses de cette existence, s’écria-t-il en prenantpour lui l’expression du visage de madameGraslin. Les terribles précautions adoptées parle gouvernement, l’inquisition constante exercéepar les argousins, la visite des fers, soir etmatin, les aliments grossiers, les vêtementshideux qui vous humilient à tout instant, lagêne pendant le sommeil, le bruit horrible dequatre cents doubles chaînes dans une sallesonore, la perspective d’être fusillés etmitraillés, s’il plaisait à six mauvais sujets de serévolter, ces conditions terribles ne sont rien :voilà les roses, comme je vous le disais. Unhomme, un bourgeois qui aurait le malheurd’aller là doit y mourir de chagrin en peu de

temps. Ne faut-il pas vivre avec un autre ?N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie decinq hommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil, d’entendre leursdiscours. Cette société, madame, a ses loissecrètes ; dispensez-vous d’y obéir, vous êtesassassiné ; mais obéissez-y, vous devenezassassin ! Il faut être ou victime ou bourreau !Après tout, mourir d’un seul coup, ils vousguériraient de cette vie ; mais. ils se connaissentà faire le mal, et il est impossible de tenir à lahaine de ces hommes, ils ont tout pouvoir surun condamné qui leur déplaît, et peuvent fairede sa vie un supplice de tous les instants, pireque la mort. L’homme qui se repent et veut sebien conduire, est l’ennemi commun ; avanttout, on le soupçonne de délation. La délationest punie de mort, sur un simple soupçon.Chaque salle a son tribunal où l’on juge lescrimes commis envers la société. Ne pas obéiraux usages est criminel, et un homme dans cecas est susceptible de jugement : ainsi chacundoit coopérer à toutes les évasions ; chaquecondamné a son heure pour s’évader, heure àlaquelle le bagne tout entier lui doit aide,protection. Révéler ce qu’un condamné tentedans l’intérêt de son évasion est un crime. Je nevous parlerai pas des horribles mœurs du bagne,à la lettre, on ne s’y appartient pas.L’administration, pour neutraliser les tentativesde révolte ou d’évasion, accouple toujours desintérêts contraires et rend ainsi le supplice de lachaîne insupportable, elle met ensemble des gensqui ne peuvent pas se souffrir ou qui se défientl’un de l’autre.

— Comment avez-vous fait ! demandamadame Graslin.

— Ah ! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu dubonheur : je ne suis pas tombé au sort pour tuerun homme condamné, je n’ai jamais voté lamort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni,je n’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bonménage avec les trois compagnons que l’on m’asuccessivement donnés, ils m’ont tous troiscraint et aimé. Mais aussi, madame, étais-jecélèbre au bagne avant d’y arriver. Un

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chauffeur ! car je passais pour être un de cesbrigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabescheaprès une pause et à voix basse, mais je n’aijamais voulu ni me prêter à chauffer, ni recevoird’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout.J’aidais les camarades, j’espionnais, je mebattais, je me mettais en sentinelle perdue ou àl’arrière-garde ; mais je n’ai jamais versé le sangd’un homme qu’à mon corps défendant ! Ah !j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à monavocat : aussi les juges savaient-ils bien que jen’étais pas un assassin ! Mais je suis tout demême un grand criminel, rien de ce que j’ai faitn’est permis. Deux de mes camarades avaientdéjà parlé de moi comme d’un homme capabledes plus grandes choses. Au bagne, voyez-vous,madame, il n’y a rien qui vaille cette réputation,pas même l’argent. Pour être tranquille danscette république de misère, un assassinat est unpasse-port. Je n’ai rien fait pour détruire cetteopinion. J’étais triste, résigné ; on pouvait setromper à ma figure, et l’on s’y est trompé.Mon attitude sombre, mon silence, ont été prispour des signes de férocité. Tout le monde,forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ontrespecté. J’ai présidé ma salle. On n’a jamaistourmenté mon sommeil et je n’ai jamais étésoupçonné de délation. Je me suis conduithonnêtement d’après leurs règles : je n’ai jamaisrefusé un service, je n’ai jamais témoigné lemoindre dégoût, enfin j’ai hurlé avec les loupsen dehors et je priais Dieu en dedans. Mondernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans qui avait volé et déserté par suite deson vol ; je l’ai eu quatre ans, nous avons étéamis ; et partout où je serai, je suis sûr de luiquand il sortira. Ce pauvre diable nomméGuépin n’était pas un scélérat, mais un étourdi,ses dix ans le guériront. Oh ! si mes camaradesavaient découvert que je me soumettais parreligion à mes peines ; que, mon temps fait, jecomptais vivre dans un coin, sans faire savoir oùje serais, avec l’intention d’oublier cetteépouvantable population, et de ne jamais metrouver sur le chemin de l’un d’eux, ilsm’auraient peut-être fait devenir fou.

— Mais alors, pour un pauvre et tendrejeune homme entraîné par une passion, et quigracié de la peine de mort...

— Oh ! madame, il n’y a pas de grâce entièrepour les assassins ! On commence par commuerla peine en vingt ans de travaux. Mais surtoutpour un jeune homme propre, c’est à fairefrémir ! on ne peut pas vous dire la vie qui lesattend, il vaut mieux cent fois mourir. Oui,mourir sur l’échafaud est alors un bonheur.

— Je n’osais le penser, dit madame Graslin.

Véronique était devenue blanche d’uneblancheur de cierge. Pour cacher son visage, elles’appuya le front sur la balustrade, et y restapendant quelques instants. Farrabesche ne savaitplus s’il devait partir ou rester. Madame Graslinse leva, regarda Farrabesche d’un air presquemajestueux, et lui dit, à son grand étonnement :— Merci, mon ami ! d’une voix qui lui remua lecœur. — Mais où avez-vous puisé le courage devivre et de souffrir ? lui demanda-t-elle aprèsune pause.

— Ah ! madame, monsieur Bonnet avait misun trésor dans mon âme ! Aussi l’aimé-je plusque je n’ai aimé personne au monde.

— Plus que Catherine ? dit madame Graslinen souriant avec une sorte d’amertume.

— Ah ! madame, presque autant.

— Comment s’y est-il donc pris ?

— Madame, la parole et la voix de cethomme m’ont dompté. Il fut amené parCatherine à l’endroit que je vous ai montrél’autre jour dans les communaux, et il est venuseul à moi : il était, me dit-il, le nouveau curéde Montégnac, j’étais son paroissien, ilm’aimait, il me savait seulement égaré, et nonencore perdu ; il ne voulait pas me trahir, maisme sauver ; il m’a dit enfin de ces choses quivous agitent jusqu’au fond de l’âme ! Et cethomme-là, voyez-vous, madame, il vouscommande de faire le bien avec la force de ceuxqui vous font faire le mal. Il m’annonça, pauvrecher homme, que Catherine était mère, j’allais

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livrer deux créatures à la honte et à l’abandon ?« — Eh ! bien, lui ai-je dit, elles seront commemoi, je n’ai pas d’avenir. » Il me répondit quej’avais deux avenirs mauvais : celui de l’autremonde et celui d’ici-bas, si je persistais à ne pasréformer ma vie. Ici-bas, je mourrais surl’échafaud. Si j’étais pris, ma défense seraitimpossible devant la justice. Au contraire, si jeprofitais de l’indulgence du nouveaugouvernement pour les affaires suscitées par laconscription ; si je me livrais, il se faisait fort deme sauver la vie : il me trouverait un bonavocat qui me tirerait d’affaire moyennant dixans de travaux. Puis monsieur Bonnet me parlade l’autre vie. Catherine pleurait comme uneMadeleine. Tenez, madame, dit Farrabesche enmontrant sa main droite, elle avait la figure surcette main, et je trouvai ma main toutemouillée. Elle m’a supplié de vivre ! Monsieur lecuré me promit de me ménager une existencedouce et heureuse ainsi qu’à mon enfant, icimême, en me garantissant de tout affront.Enfin, il me catéchisa comme un petit garçon.Après trois visites nocturnes, il me rendit souplecomme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi,madame ?

Ici Farrabesche et madame Graslin seregardèrent en ne s’expliquant pas à eux-mêmesleur mutuelle curiosité.

— Hé ! bien, reprit le pauvre forçat libéré,quand il partit la première fois, que Catherinem’eut laissé pour le reconduire, je restai seul :Je sentis alors dans mon âme comme unefraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avaispas éprouvés depuis mon enfance. Celaressemblait au bonheur que m’avait donné cettepauvre Catherine. L’amour de ce cher hommequi venait me chercher, le soin qu’il avait demoi-même, de mon avenir, de mon âme, toutcela me remua, me changea. Il se fit une lumièreen moi. Tant qu’il me parlait, je lui résistais.Que voulez-vous ? Il était prêtre, et nous autresbandits, nous ne mangions pas de leur pain.Mais quand je n’entendis plus le bruit de sonpas ni celui de Catherine, oh ! je fus, comme ilme le dit deux jours après, éclairé par la grâce,

Dieu me donna dès ce moment la force de toutsupporter : la prison, le jugement, le ferrement,et le départ, et la vie du bagne. Je comptai sursa parole comme sur l’Évangile, je regardai messouffrances comme une dette à payer. Quand jesouffrais trop, je voyais, au bout de dix ans,cette maison dans les bois, mon petit Benjaminet Catherine. Il a tenu parole, ce bon monsieurBonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherinen’était ni à la porte du bagne, ni dans lescommunaux. Elle doit être morte de chagrin.Voilà pourquoi je suis toujours triste.Maintenant, grâce à vous, j’aurai des travauxutiles à faire, et je m’y emploierai corps et âme,avec mon garçon, pour qui je vis...

— Vous me faites comprendre commentmonsieur le curé a pu changer cette commune...

— Oh ! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

— Oui, oui, je le sais, répondit brièvementVéronique en faisant à Farrabesche un signed’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique restapendant une partie de la journée à se promenerle long de cette terrasse, malgré une pluie finequi dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quandson visage se contractait ainsi, ni sa mère, niAline n’osaient l’interrompre. Elle ne vit pas aucrépuscule sa mère causant avec monsieurBonnet, qui eut l’idée d’interrompre cet accès detristesse horrible, en l’envoyant chercher par sonfils. Le petit Francis alla prendre par la main samère qui se laissa emmener. Quand elle vitmonsieur Bonnet, elle fit un geste de surprise oùil y avait un peu d’effroi. Le curé la ramena surla terrasse, et lui dit : — Eh ! bien, madame, dequoi causiez-vous donc avec Farrabesche ?

Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pasrépondre, elle interrogea monsieur Bonnet.

— Cet homme est votre première victoire !

— Oui, répondit-il. Sa conquête devait medonner tout Montégnac, et je ne me suis pastrompé.

Véronique serra la main de monsieur Bonnet,

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et lui dit d’une voix pleine de larmes : — Je suisdès aujourd’hui votre pénitente, monsieur lecuré. J’irai demain vous faire une confessiongénérale.

Ce dernier mot révélait chez cette femme ungrand effort intérieur, une terrible victoireremportée sur elle-même, le curé la ramena,sans lui rien dire, au château, et lui tintcompagnie jusqu’au moment du dîner, en luiparlant des immenses améliorations deMontégnac.

— L’agriculture est une question de temps,dit-il, et le peu que j’en sais m’a faitcomprendre quel gain il y a dans un hiver mis àprofit. Voici les pluies qui commencent, bientôtnos montagnes seront couvertes de neige, vosopérations deviendront impossibles, ainsi pressezmonsieur Grossetête.

Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit desfrais et força madame Graslin de se mêler à laconversation, à se distraire, la laissa presqueremise des émotions de cette journée.Néanmoins, la Sauviat trouva sa fille siviolemment agitée qu’elle passa la nuit auprèsd’elle.

Le surlendemain, un exprès, envoyé deLimoges par monsieur Grossetête à madameGraslin, lui remit les lettres suivantes.

A MADAME GRASLIN.

« Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile devous trouver des chevaux, j’espère que vous êtescontente des trois que je vous ai envoyés. Sivous voulez des chevaux de labour ou deschevaux de trait, il faudra se pourvoir ailleurs.Dans tous les cas, il vaut mieux faire voslabours et vos transports avec des bœufs. Tousles pays où les travaux agricoles se font avec deschevaux perdent un capital quand le cheval esthors de service ; tandis qu’au lieu de constituerune perte, les bœufs donnent un profit auxcultivateurs qui s’en servent.

» J’approuve en tout point votre entreprise,mon enfant : vous y emploierez cette dévoranteactivité de votre âme qui se tournait contre vous

et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avezdemandé de trouver outre les chevaux, cethomme capable de vous seconder et qui surtoutpuisse vous comprendre, est une de ces raretésque nous n’élevons pas en province ou que nousn’y gardons point. L’éducation de ce haut bétailest une spéculation à trop longue date et tropchanceuse pour que nous la fassions, D’ailleursces gens d’intelligence supérieure nous effraient,et nous les appelons des originaux. Enfin lespersonnes appartenant à la catégorie scientifiqued’où vous voulez tirer votre coopérateur sontordinairement si sages et si rangées que je n’aipas voulu vous écrire combien je regardais cettetrouvaille impossible. Vous me demandiez unpoète ou si vous voulez un fou ; mais nos fousvont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein àde jeunes employés du Cadastre, à desentrepreneurs de terrassement, à desconducteurs qui ont travaillé à des canaux, etpersonne n’a trouvé d’avantages à ce que vousproposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dansles bras l’homme que vous souhaitez, un jeunehomme que j’ai cru obliger ; car vous verrez parsa lettre que la bienfaisance ne doit pas se faireau hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en cemonde, est une bonne action. On ne sait jamaissi ce qui nous a paru bien, n’est pas plus tardun mal. Exercer la bienfaisance, je le saisaujourd’hui, c’est se faire le Destin !...

En lisant cette phrase, madame Graslin laissatomber les lettres, et demeura pensive pendantquelques instants : — Mon Dieu ! dit-elle, quandcesseras-tu de me frapper par toutes les mains !Puis, elle reprit les papiers et continua.

» Gérard me semble avoir une tête froide etle cœur ardent, voilà bien l’homme qui vous estnécessaire. Paris est en ce moment travaillé dedoctrines nouvelles, je serais enchanté que cegarçon ne donnât pas dans les piéges quetendent des esprits ambitieux aux instincts de lagénéreuse jeunesse française. Si je n’approuvepas entièrement la vie assez hébétée de laprovince, je ne saurais non plus approuver cettevie passionnée de Paris, cette ardeur derénovation qui pousse la jeunesse dans des voies

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nouvelles. Vous seule connaissez mes opinions :selon moi, le monde moral tourne sur lui-mêmecomme le monde matériel. Mon pauvre protégédemande des choses impossibles. Aucun pouvoirne tiendrait devant des ambitions si violentes, siimpérieuses, absolues. Je suis l’ami du terre àterre, de la lenteur en politique, et j’aime peules déménagements sociaux auxquels tous cesgrands esprits nous soumettent. Je vous confiemes principes de vieillard monarchique etencroûté parce que vous êtes discrète ! ici, je metais au milieu de braves gens qui, plus ilss’enfoncent, plus ils croient au progrès ; mais jesouffre en voyant les maux irréparables déjàfaits à notre cher pays.

» J’ai donc répondu à ce jeune homme,qu’une tâche digne de lui l’attendait. Il viendravous voir ; et quoique sa lettre, que je joins à lamienne, vous permette de le juger, vousl’étudierez encore, n’est-ce pas ? Vous autresfemmes, vous devinez beaucoup de choses àl’aspect des gens. D’ailleurs, tous les hommes,même les plus indifférents dont vous vous servezdoivent vous plaire. S’il ne vous convient pas,vous pourrez le refuser, mais s’il vous convenait,chère enfant, guérissez-le de son ambition maldéguisée, faites-lui épouser la vie heureuse ettranquille des champs où la bienfaisance estperpétuelle, où les qualités des âmes grandes etfortes peuvent s’exercer continuellement, où l’ondécouvre chaque jour dans les productionsnaturelles des raisons d’admiration et dans lesvrais progrès, dans les réelles améliorations, uneoccupation digne de l’homme. Je n’ignore pointque les grandes idées engendrent de grandesactions, mais comme ces sortes d’idées sont fortrares, je trouve, qu’à l’ordinaire, les chosesvalent mieux que les idées. Celui qui fertilise uncoin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit,qui applique une herbe à un terrain ingrat estbien au-dessus de ceux qui cherchent desformules pour l’Humanité. En quoi la science deNewton a-t-elle changé le sort de l’habitant descampagnes ? Oh ! chère, je vous aimais ; maisaujourd’hui, moi qui comprends bien ce quevous allez tenter, je vous adore. Personne à

Limoges ne vous oublie, l’on y admire votregrande résolution d’améliorer Montégnac.Sachez-nous un peu gré d’avoir l’espritd’admirer ce qui est beau, sans oublier que lepremier de vos admirateurs est aussi votrepremier ami,

» F. GROSSETÊTE. »

GÉRARD A GROSSETETE.

« Je viens, monsieur, vous faire de tristesconfidences ; mais vous avez été pour moicomme un père, quand vous pouviez n’êtrequ’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vousqui m’avez fait tout ce que je suis, que je puisles dire. Je suis atteint d’une cruelle maladie,maladie morale d’ailleurs : j’ai dans l’âme dessentiments et dans l’esprit des dispositions quime rendent complètement impropre à ce quel’État ou la Société veulent de moi. Ceci vousparaîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandisque c’est tout simplement un acte d’accusation.Quand j’avais douze ans, vous, mon généreuxparrain, vous avez deviné chez le fils d’un simpleouvrier une certaine aptitude aux sciencesexactes et un précoce désir de parvenir ; vousavez donc favorisé mon essor vers les régionssupérieures, alors que ma destinée primitiveétait de rester charpentier comme mon pauvrepère, qui n’a pas assez vécu pour jouir de monélévation. Assurément, monsieur, vous avez bienfait, et il ne se passe pas de jour que je ne vousbénisse ; aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort.Mais que j’aie raison ou que je me trompe, jesouffre ; et n’est-ce pas vous mettre bien hautque de vous adresser mes plaintes ? n’est-ce pasvous prendre, comme Dieu, pour un jugesuprême ? Dans tous les cas, je me confie àvotre indulgence.

» Entre seize et dix-huit ans, je me suisadonné à l’étude des sciences exactes de manièreà me rendre malade, vous le savez. Mon avenirdépendait de mon admission à l’ÉcolePolytechnique. Dans ce temps, mes travaux ontdémesurément cultivé mon cerveau, j’ai faillimourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plusfort que la nature de mes organes ne le

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permettait peut-être. Je voulais passer desexamens si satisfaisants, que ma place à l’Écolefût certaine et assez avancée pour me donner ledroit à la remise de la pension que je voulaisvous éviter de payer : j’ai triomphé ! Je frémisaujourd’hui quand je pense à l’effroyableconscription de cerveaux livrés chaque année àl’État par l’ambition des familles qui, plaçant desi cruelles études au temps où l’adulte achèveses diverses croissances, doit produire desmalheurs inconnus, en tuant à la lueur deslampes certaines facultés précieuses qui plustard se développeraient grandes et fortes. Leslois de la Nature sont impitoyables, elles necèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs de laSociété. Dans l’ordre moral comme dans l’ordrenaturel, tout abus se paie. Les fruits demandésavant le temps en serre chaude à un arbre,viennent aux dépens de l’arbre même ou de laqualité de ses produits. La Quintinie tuait desorangers pour donner à Louis XIV un bouquetde fleurs, chaque matin, en toute saison. Il enest de même pour les intelligences. La forcedemandée à des cerveaux adultes est unescompte de leur avenir. Ce qui manqueessentiellement à notre époque est l’espritlégislatif. L’Europe n’a point encore eu de vraislégislateurs depuis Jésus-Christ, qui, n’ayantpoint donné son Code politique, a laissé sonœuvre incomplète. Ainsi, avant d’établir lesÉcoles Spéciales et leur mode de recrutement, ya-t-il eu de ces grands penseurs qui tiennentdans leur tête l’immensité des relations totalesd’une Institution avec les forces humaines, quien balancent les avantages et les inconvénients,qui étudient dans le passé les lois de l’avenir ?S’est-on enquis du sort des hommesexceptionnels qui, par un hasard fatal, savaientles sciences humaines avant le temps ? En a-t-oncalculé la rareté ? En a-t-on examiné la fin ? A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pusoutenir la perpétuelle étreinte de la pensée ?Combien, comme Pascal, sont mortsprématurément, usés par la science ? A-t-onrecherché l’âge auquel ceux qui ont véculongtemps avaient commencé leurs études ?Savait-on, sait-on, au moment où j’écris, les

dispositions intérieures des cerveaux qui peuventsupporter l’assaut prématuré des connaissanceshumaines ? Soupçonne-t-on que cette questiontient à la physiologie de l’homme avant tout ?Eh ! bien, je crois, moi, maintenant, que la règlegénérale est de rester longtemps dans l’étatvégétatif de l’adolescence. L’exception queconstitue la force des organes dans l’adolescencea, la plupart du temps, pour résultatl’abréviation de la vie. Ainsi, l’homme de géniequi résiste à un précoce exercice de ses facultésdoit être une exception dans l’exception. Si jesuis d’accord avec les faits sociaux etl’observation médicale, le mode suivi en Francepour le recrutement des Écoles spéciales estdonc une mutilation dans le genre de celle de laQuintinie, exercée sur les plus beaux sujets dechaque génération. Mais je poursuis, et jejoindrai mes doutes à chaque ordre de faits.Arrivé à l’École, j’ai travaillé de nouveau et avecbien plus d’ardeur, afin d’en sortir aussitriomphalement que j’y étais entré. De dix-neufà vingt et un ans, j’ai donc étendu chez moitoutes les aptitudes, nourri mes facultés par unexercice constant. Ces deux années ont biencouronné les trois premières, pendant lesquellesje m’étais seulement préparé à bien faire. Aussi,quel ne fut pas mon orgueil d’avoir conquis ledroit de choisir celle des carrières qui meplairait le plus, du Génie militaire ou maritime,de l’Artillerie ou de l’État-major, des Mines oudes Ponts-et-chaussées. Par votre conseil, j’aichoisi les Ponts-et-chaussées. Mais, là où j’aitriomphé, combien de jeunes gens succombent !Savez-vous que, d’année en année, l’Étataugmente ses exigences scientifiques à l’égard del’École, les études y deviennent plus fortes, plusâpres, de période en période ? Les travauxpréparatoires auxquels je me suis livré n’étaientrien comparés aux ardentes études de l’École,qui ont pour objet de mettre la totalité dessciences physiques, mathématiques,astronomiques, chimiques, avec leursnomenclatures, dans la tête de jeunes gens dedix-neuf à vingt et un ans. L’État, qui enFrance semble, en bien des choses, vouloir sesubstituer au pouvoir paternel, est sans

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entrailles ni paternité ; il fait ses expériences inanima vili. Jamais il n’a demandé l’horriblestatistique des souffrances qu’il a causées ; il nes’est pas enquis depuis trente-six ans du nombrede fièvres cérébrales qui se déclarent, ni desdésespoirs qui éclatent au milieu de cettejeunesse, ni des destructions morales qui ladéciment. Je vous signale ce côté douloureux dela question, car il est un des contingentsantérieurs du résultat définitif : pour quelquestêtes faibles, le résultat est proche au lieu d’êtreretardé. Vous savez aussi que les sujets chezlesquels la conception est lente, ou qui sontmomentanément annulés par l’excès du travail,peuvent rester trois ans au lieu de deux àl’École, et que ceux-là sont l’objet d’unesuspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, ily a chance pour des jeunes gens, qui plus tardpeuvent se montrer supérieurs, de sortir del’École sans être employés, faute de présenteraux examens définitifs la somme de sciencedemandée. On les appelle des fruits secs, etNapoléon en faisait des sous-lieutenants !Aujourd’hui le fruit sec constitue en capital uneperte énorme pour les familles, et un tempsperdu pour l’individu. Mais enfin, moi j’aitriomphé ! A vingt et un ans, je possédais lessciences mathématiques au point où les ontamenées tant d’hommes de génie, et j’étaisimpatient de me distinguer en les continuant. Cedésir est si naturel, que presque tous les Élèves,en sortant, ont les yeux fixés sur ce soleil moralnommé la Gloire ! Notre première pensée à tousa été d’être des Newton, des Laplace ou desVauban. Tels sont les efforts que la Francedemande aux jeunes gens qui sortent de cettecélèbre École !

» Voyons maintenant les destinées de ceshommes triés avec tant de soin dans toute lagénération ? A vingt et un ans on rêve toute lavie, on s’attend à des merveilles. J’entrai àl’École des Ponts-et-chaussées, j’étais Élève-ingénieur. J’étudiai la science des constructions,et avec quelle ardeur ! vous devez vous ensouvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, je n’étais encore qu’Ingénieur-

Aspirant, l’État me donnait cent cinquantefrancs par mois. Le moindre teneur de livresgagne cette somme à dix-huit ans, dans Paris,en ne donnant, par jour, que quatre heures deson temps. Par un bonheur inouï, peut-être àcause de la distinction que mes études m’avaientvalue, je fus nommé à vingt-cinq ans, en 1828,ingénieur ordinaire. On m’envoya, vous savezoù, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinqcents francs d’appointements. La questiond’argent n’est rien. Certes, mon sort est plusbrillant que ne devait l’être celui du fils d’uncharpentier ; mais quel est le garçon épicier qui,jeté dans une boutique à seize ans, ne setrouverait à vingt-six sur le chemin d’unefortune indépendante ? J’appris alors à quoitendaient ces terribles déploiementsd’intelligence, ces efforts gigantesques demandéspar l’État. L’État m’a fait compter et mesurerdes pavés ou des tas de cailloux sur les routes.J’ai eu à entretenir, réparer et quelquefoisconstruire des cassis, des pontceaux, à fairerégler des accotements, à curer ou bien à ouvrirdes fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre àdes demandes d’alignement ou de plantation etd’abattage d’arbres. Telles sont, en effet, lesprincipales et souvent les uniques occupationsdes ingénieurs ordinaires, en y joignant detemps en temps quelques opérations denivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs,avec son expérience seule, fait toujoursbeaucoup mieux que nous, malgré toute notrescience. Nous sommes près de quatre centsingénieurs ordinaires ou élèves-ingénieurs, etcomme il n’y a que cent et quelques ingénieursen chef, tous les ingénieurs ordinaires nepeuvent pas atteindre à ce grade supérieur ;d’ailleurs, au-dessus de l’ingénieur en chef iln’existe pas de classe absorbante ; il ne faut pascompter comme moyen d’absorption douze ouquinze places d’inspecteurs généraux oudivisionnaires, places à peu près aussi inutilesdans notre corps que celles des colonels le sontdans l’artillerie, où la batterie est l’unité.L’ingénieur ordinaire, de même que le capitained’artillerie, sait toute la science ; il ne devrait y

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avoir au-dessus qu’un chef d’administrationpour relier les quatre-vingt-six ingénieurs àl’État ; car un seul ingénieur, aidé par deuxaspirants, suffit à un Département. Lahiérarchie, en de pareils corps, a pour effet desubordonner les capacités actives à d’anciennescapacités éteintes qui, tout en croyant mieuxfaire, altèrent ou dénaturent ordinairement lesconceptions qui leur sont soumises, peut-êtredans le seul but de ne pas voir mettre leurexistence en question ; car telle me semble êtrel’unique influence qu’exerce sur les travauxpublics, en France, le Conseil général des Ponts-et-chaussées. Supposons néanmoins qu’entretrente et quarante ans, je sois ingénieur depremière classe et ingénieur en chef avant l’âgede cinquante ans ? Hélas ! je vois mon avenir, ilest écrit à mes yeux. Mon ingénieur en chef asoixante ans, il est sorti avec honneur, commemoi, de cette fameuse École ; il a blanchi dansdeux départements à faire ce que je fais, il y estdevenu l’homme le plus ordinaire qu’il soitpossible d’imaginer, il est retombé de toute lahauteur à laquelle il s’était élevé ; bien plus, iln’est pas au niveau de la science, la science amarché, il est resté stationnaire ; bien mieux, ila oublié ce qu’il savait ! L’homme qui seproduisait à vingt-deux ans avec tous lessymptômes de la supériorité, n’en a plusaujourd’hui que l’apparence. D’abord,spécialement tourné vers les sciences exactes etles mathématiques par son éducation, il anégligé tout ce qui n’était passa partie. Aussi nesauriez-vous imaginer jusqu’où va sa nullitédans les autres branches des connaissanceshumaines. Le calcul lui a desséché le cœur et lecerveau. Je n’ose confier qu’à vous le secret desa nullité, abritée par le renom de l’ÉcolePolytechnique. Cette étiquette impose, et sur lafoi du préjugé, personne n’ose mettre en doutesa capacité. A vous seul je dirai que l’extinctionde ses talents l’a conduit à faire dépenser dansune seule affaire un million au lieu de deux centmille francs au Département. J’ai vouluprotester, éclairer le préfet ; mais un ingénieurde mes amis m’a cité l’un de nos camaradesdevenu la bête noire de l’Administration pour

un fait de ce genre. — « Serais-tu bien aise,quand tu seras ingénieur en chef, de voir teserreurs relevées par ton subordonné ? me dit-il.Ton ingénieur en chef va devenir inspecteurdivisionnaire. Dès qu’un des nôtres commet unelourde faute, l’Administration, qui ne doitjamais avoir tort, le retire du service actif en lefaisant inspecteur. » Voilà comment larécompense due au talent est dévolue à lanullité. La France entière a vu le désastre, aucœur de Paris, du premier pont suspendu quevoulut élever un ingénieur, membre del’Académie des sciences, triste chute qui futcausée par des fautes que ni le constructeur ducanal de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui abâti le Pont-Royal, n’eussent faites, et quel’Administration consola en appelant cetingénieur au Conseil général. Les ÉcolesSpéciales seraient-elles donc de grandesfabriques d’incapacités ? Ce sujet exige delongues observations. Si j’avais raison, ilvoudrait une réforme au moins dans le mode deprocéder, car je n’ose mettre en doute l’utilitédes Écoles. Seulement, en regardant le passé,voyons-nous que la France ait jamais manquéjadis des grands talents nécessaires à l’État, etqu’aujourd’hui l’État voudrait faire éclore à sonusage par le procédé de Monge ? Vauban est-ilsorti d’une École autre que cette grande Écoleappelée la Vocation ? Quel fut le précepteur deRiquet ? Quand les génies surgissent ainsi dumilieu social, poussés par la vocation, ils sontpresque toujours complets, l’homme alors n’estpas seulement spécial, il a le don d’universalité.Je ne crois pas qu’un ingénieur sorti de l’Écolepuisse jamais bâtir un de ces miraclesd’architecture que savait élever Léonard deVinci, à la fois mécanicien, architecte, peintre,un des inventeurs de l’hydraulique, uninfatigable constructeur de canaux. Façonnés,dès le jeune âge, à la simplicité absolue desthéorèmes, les sujets sortis de l’École perdent lesens de l’élégance et de l’ornement ; une colonneleur semble inutile, ils reviennent au point oùl’art commence, en s’en tenant à l’utile. Maisceci n’est rien en comparaison de la maladie quime mine ! Je sens s’accomplir en moi la plus

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terrible métamorphose ; je sens dépérir mesforces et mes facultés, qui, démesurémenttendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par leprosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature demes efforts, me destinais à de grandes choses, jeme vois face à face avec les plus petites, àvérifier des mètres de cailloux, visiter deschemins, arrêter des états d’approvisionnement.Je n’ai pas à m’occuper deux heures par jour. Jevois mes collègues se marier, tomber dans unesituation contraire à l’esprit de la sociétémoderne. Mon ambition est-elle doncdémesurée ? je voudrais être utile à mon pays.Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’adit de devenir un des représentants de toutes lessciences, et je me croise les bras au fond d’uneprovince ? Il ne me permet pas de sortir de lalocalité dans laquelle je suis parqué pour exercermes facultés en essayant des projets utiles. Unedéfaveur occulte et réelle est la récompenseassurée à celui de nous qui, cédant à sesinspirations, dépasse ce que son service spécialexige de lui. Dans ce cas, la faveur que doitespérer un homme supérieur est l’oubli de sontalent, de son outrecuidance, et l’enterrement deson projet dans les cartons de la direction.Quelle sera la récompense de Vicat, celui d’entrenous qui a fait faire le seul progrès réel à lascience pratique des constructions ? Le conseilgénéral des Ponts-et-chaussées, composé enpartie de gens usés par de longs et quelquefoishonorables services, mais qui n’ont plus de forceque pour la négation, et qui rayent ce qu’ils necomprennent plus, est l’étouffoir dont on se sertpour anéantir les projets des esprits audacieux.Ce Conseil semble avoir été créé pour paralyserles bras de cette belle jeunesse qui ne demandequ’à travailler, qui veut servir la France ! Il sepasse à Paris des monstruosités : l’avenir d’uneprovince dépend du visa de ces centralisateursqui, par des intrigues que je n’ai pas le loisir devous détailler, arrêtent l’exécution des meilleursplans ; les meilleurs sont en effet ceux quioffrent le plus de prise à l’avidité descompagnies ou des spéculateurs, qui choquentou renversent le plus d’abus, et l’Abus estconstamment plus fort en France que

l’Amélioration.

» Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrai s’éteindre mon ambition, monnoble désir d’employer les facultés que mon paysm’a demandé de déployer, et qui se rouillerontdans le coin obscur où je vis. En calculant leschances les plus heureuses, l’avenir me sembleêtre peu de chose. J’ai profité d’un congé pourvenir à Paris, je veux changer de carrière,chercher l’occasion d’employer mon énergie, mesconnaissances et mon activité. Je donnerai madémission, j’irai dans les pays où les hommesspéciaux de ma classe manquent et peuventaccomplir de grandes choses. Si rien de tout celan’est possible, je me jetterai dans une desdoctrines nouvelles qui paraissent devoir fairedes changements importants à l’ordre socialactuel, en dirigeant mieux les travailleurs. Quesommes-nous, sinon des travailleurs sansouvrage, des outils dans un magasin ? Noussommes organisés comme s’il s’agissait deremuer le globe, et nous n’avons rien à faire. Jesens en moi quelque chose de grand quis’amoindrit, qui va périr, et je vous le dis avecune franchise mathématique. Avant de changerde condition, je voudrais avoir votre avis, je meregarde comme votre enfant et ne ferai jamaisde démarches importantes sans vous lessoumettre, car votre expérience égale votrebonté. Je sais bien que l’État, après avoirobtenu ses hommes spéciaux, ne peut pasinventer exprès pour eux des monuments àélever, il n’a pas trois cents ponts à construirepar année ; et il ne peut pas plus faire bâtir desmonuments à ses ingénieurs qu’il ne déclare deguerre pour donner lieu de gagner des batailleset de faire surgir de grands capitaines ; maisalors, comme jamais l’homme de génie n’amanqué de se présenter quand les circonstancesle réclamaient, qu’aussitôt qu’il y a beaucoupd’or à dépenser et de grandes choses à produire,il s’élance de la foule un de ces hommes uniques,et qu’en ce genre surtout un Vauban suffit, rienne démontre mieux l’inutilité de l’Institution.Enfin, quand on a stimulé par tant depréparations un homme de choix, comment ne

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pas comprendre qu’il fera mille efforts avant dese laisser annuler. Est-ce de la bonne politique ?N’est-ce pas allumer d’ardentes ambitions ?Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveauxde savoir calculer tout, excepté leur destinée ?Enfin, dans ces six cents jeunes gens, il existedes exceptions, des hommes forts qui résistent àleur démonétisation, et j’en connais ; mais sil’on pouvait raconter leurs luttes avec leshommes et les choses, quand, armés de projetsutiles, de conceptions qui doivent engendrer lavie et les richesses chez des provinces inertes, ilsrencontrent des obstacles là où pour eux l’Étata cru leur faire trouver aide et protection, onregarderait l’homme puissant, l’homme à talent,l’homme dont la nature est un miracle, commeplus malheureux cent fois et plus à plaindre quel’homme dont la nature abâtardie se prête àl’amoindrissement de ses facultés. Aussi aimé-jemieux diriger une entreprise commerciale ouindustrielle, vivre de peu de chose en cherchantà résoudre un des nombreux problèmes quimanquent à l’industrie, à la société, que derester dans le poste où je suis. Vous me direzque rien ne m’empêche d’occuper, dans marésidence, mes forces intellectuelles, de chercherdans le silence de cette vie médiocre la solutionde quelque problème utile à l’humanité. Eh !monsieur, ne connaissez-vous pas l’influence dela province et l’action relâchante d’une vieprécisément assez occupée pour user le temps endes travaux presque futiles et pas asseznéanmoins pour exercer les riches moyens quenotre éducation a créés. Ne me croyez pas, moncher protecteur, dévoré par l’envie de fairefortune, ni par quelque désir insensé de gloire.Je suis trop calculateur pour ignorer le néant dela gloire. L’activité nécessaire à cette vie ne mefait pas souhaiter de me marier, car en voyantma destination actuelle, je n’estime pas assezl’existence pour faire ce triste présent à un autremoi-même. Quoique je regarde l’argent commeun des plus puissants moyens qui soient donnésà l’homme social pour agir, ce n’est, après tout,qu’un moyen. Je mets donc mon seul plaisirdans la certitude d’être utile à mon pays. Maplus grande jouissance serait d’agir dans le

milieu convenable à mes facultés. Si, dans lecercle de votre contrée, de vos connaissances, sidans l’espace où vous rayonnez, vous entendiezparler d’une entreprise qui exigeât quelques-unesdes capacités que vous me savez, j’attendraipendant six mois une réponse de vous. Ce que jevous écris là, monsieur et ami, d’autres lepensent. J’ai vu beaucoup de mes camarades oud’anciens élèves, pris comme moi dans letraquenard d’une spécialité, des ingénieurs-géographes, des capitaines-professeurs, descapitaines du génie militaire qui se voientcapitaines pour le reste de leurs jours et quiregrettent amèrement de ne pas avoir passé dansl’armée active. Enfin, à plusieurs reprises, nousnous sommes, entre nous, avoué la longuemystification de laquelle nous étions victimes etqui se reconnaît lorsqu’il n’est plus temps de s’ysoustraire, quand l’animal est fait à la machinequ’il tourne, quand le malade est accoutumé àsa maladie. En examinant bien ces tristesrésultats, je me suis posé les questions suivanteset je vous les communique, à vous homme desens et capable de les mûrement méditer, ensachant qu’elles sont le fruit de méditationsépurées au feu des souffrances. Quel but sepropose l’État ? Veut-il obtenir des capacités ?Les moyens employés vont directement contre lafin, il a bien certainement créé les plus honnêtesmédiocrités qu’un gouvernement ennemi de lasupériorité pourrait souhaiter. Veut-il donnerune carrière à des intelligences choisies ? Il leura préparé la condition la plus médiocre : il n’estpas un des hommes sortis des Écoles qui neregrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoirdonné dans le piége que cachent les promessesde l’État. Veut-il obtenir des hommes de génie ?Quel immense talent ont produit les Écolesdepuis 1790 ? Sans Napoléon, Cachin, l’hommede génie à qui l’on doit Cherbourg, eût-ilexisté ? Le despotisme impérial l’a distingué, lerégime constitutionnel l’aurait étouffé.L’Académie des sciences compte-t-elle beaucoupd’hommes sortis des Écoles spéciales ? Peut-êtrey en a-t-il deux ou trois ! L’homme de génie serévélera toujours en dehors des Écoles spéciales.Dans les sciences dont s’occupent ces Écoles, le

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génie n’obéit qu’à ses propres lois, il ne sedéveloppe que par des circonstances surlesquelles l’homme ne peut rien : ni l’État, ni lascience de l’homme, l’Anthropologie, ne lesconnaissent. Riquet, Perronet, Léonard de Vinci,Cachin, Palladio, Brunelleschi, Michel-Ange,Bramante, Vauban, Vicat tiennent leur génie decauses inobservées et préparatoires auxquellesnous donnons le nom de hasard, le grand motdes sots. Jamais, avec ou sans Écoles, cesouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles.Maintenant est-ce que, par cette organisation,l’État gagne des travaux d’utilité publiquemieux faits ou à meilleur marché ? D’abord, lesentreprises particulières se passent très-bien desingénieurs ; puis, les travaux de notregouvernement sont les plus dispendieux etcoûtent de plus l’immense état-major des Ponts-et-chaussées. Enfin, dans les autres pays, enAllemagne, en Angleterre, en Italie où cesinstitutions n’existent pas, les travaux analoguessont au moins aussi bien faits et moins coûteuxqu’en France. Ces trois pays se font remarquerpar des inventions neuves et utiles en ce genre.Je sais qu’il est de mode, en parlant de nosÉcoles, de dire que l’Europe nous les envie ;mais depuis quinze ans, l’Europe qui nousobserve n’en a point créé de semblables.L’Angleterre, cette habile calculatrice, a demeilleures Écoles dans sa population ouvrièred’où surgissent des hommes pratiques quigrandissent en un moment quand ils s’élèvent dela Pratique à la Théorie. Sthéphenson et Mac-Adam ne sont pas sortis de nos fameuses Écoles.Mais à quoi bon ? Quand de jeunes et habilesingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, au débutde leur carrière, résolu le problème de l’entretiendes routes en France qui demande des centainesde millions par quart de siècle, et qui sont dansun pitoyable état, ils ont eu beau publier desavants ouvrages, des mémoires ; tout s’estengouffré dans la Direction Générale, dans cecentre parisien où tout entre et d’où rien nesort, où les vieillards jalousent les jeunes gens,où les places élevées servent à retirer le vieilingénieur qui se fourvoie. Voilà comment, avecun corps savant répandu sur toute la France, qui

compose un des rouages de l’administration, quidevrait manier le pays et l’éclairer sur lesgrandes questions de son ressort, il arrivera quenous discuterons encore sur les chemins de ferquand les autres pays auront fini les leurs. Or sijamais la France avait dû démontrer l’excellencede l’institution des Écoles Spéciales, n’était-cepas dans cette magnifique phase de travauxpublics, destinée à changer la face des États, àdoubler la vie humaine en modifiant les lois del’espace et du temps. La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pasd’Écoles Polytechniques, auront chez elles desréseaux de chemins de fer, quand nos ingénieursen seront encore à tracer les nôtres, quand dehideux intérêts cachés derrière des projets enarrêteront l’exécution. On ne pose pas unepierre en France sans que dix paperassiersparisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports.Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit deses Écoles Spéciales ; quant à l’individu, safortune est médiocre, sa vie est une cruelledéception. Certes, les moyens que l’Élève adéployés entre seize et vingt-six ans, prouventque, livré à sa seule destinée, il l’eût faite plusgrande et plus riche que celle à laquelle legouvernement l’a condamné. Commerçant,savant, militaire, cet homme d’élite eut agi dansun vaste milieu, si ses précieuses facultés et sonardeur n’avaient pas été sottement etprématurément énervées. Où donc est leProgrès ? L’État et l’Homme perdentassurément au système actuel. Une expérienced’un demi-siècle ne réclame-t-elle pas deschangements dans la mise en œuvre del’Institution ? Quel sacerdoce constituel’obligation de trier en France, parmi toute unegénération, les hommes destinés à être la partiesavante de la nation ? Quelles études nedevraient pas avoir faites ces grands-prêtres duSort ? Les connaissances mathématiques ne leursont peut-être pas aussi nécessaires que lesconnaissances physiologiques. Ne vous semble-t-il pas qu’il faille un peu de cette seconde vuequi est la sorcellerie des grands Hommes ? LesExaminateurs sont d’anciens professeurs, deshommes honorables, vieillis dans le travail, dont

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la mission se borne à chercher les meilleuresmémoires : ils ne peuvent rien faire que ce qu’onleur demande. Certes, leurs fonctions devraientêtre les plus grandes de l’État, et veulent deshommes extraordinaires. Ne pensez pas,monsieur et ami, que mon blâme s’arrêteuniquement à l’École de laquelle je sors, il nefrappe pas seulement sur l’Institution en elle-même, mais encore et surtout sur le modeemployé pour l’alimenter. Ce mode est celuidu Concours, invention moderne, essentiellementmauvaise, et mauvaise non-seulement dans laScience, mais encore partout où elle s’emploie,dans les Arts, dans toute élection d’hommes, deprojets ou de choses. S’il est malheureux pournos célèbres Écoles de n’avoir pas plus produitde gens supérieurs, que toute autre réunion dejeunes gens en eût donnés, il est encore plushonteux que les premiers grands prix del’Institut n’aient fourni ni un grand peintre, niun grand musicien, ni un grand architecte, ni ungrand sculpteur ; de même que, depuis vingtans, l’Élection n’a pas, dans sa marée demédiocrités, amené au pouvoir un seul grandhomme d’État. Mon observation porte sur uneerreur qui vicie, en France, et l’éducation et lapolitique. Cette cruelle erreur repose sur leprincipe suivant que les organisateurs ontméconnu :

» Rien, ni dans l’expérience, ni dans lanature des choses ne peut donner la certitudeque les qualités intel lectuel les de l’adulte serontcel les de l’homme fait.

» En ce moment, je suis lié avec plusieurshommes distingués qui se sont occupés de toutesles maladies morales par lesquelles la France estdévorée. Ils ont reconnu, comme moi, quel’Instruction supérieure fabrique des capacitéstemporaires parce qu’elles sont sans emploi niavenir ; que les lumières répandues parl’Instruction inférieure sont sans profit pourl’État, parce qu’elles sont dénuées de croyanceet de sentiment. Tout notre systèmed’Instruction Publique exige un vasteremaniement auquel devra présider un hommed’un profond savoir, d’une volonté puissante et

doué de ce génie législatif qui ne s’est peut-êtrerencontré chez les modernes que dans la tête deJean-Jacques Rousseau. Peut-être le trop pleindes spécialités devrait-il être employé dansl’enseignement élémentaire, si nécessaire auxpeuples. Nous n’avons pas assez de patients, dedévoués instituteurs pour manier ces masses. Laquantité déplorable de délits et de crimes accuseune plaie sociale dont la source est dans cettedemi-instruction donnée au peuple, et qui tendà détruire les liens sociaux en le faisant réfléchirassez pour qu’il déserte les croyances religieusesfavorables au pouvoir et pas assez pour qu’ils’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoirqui est le dernier terme de la PhilosophieTranscendante. Il est impossible de faire étudierKant à toute une nation ; aussi la Croyance etl’Habitude valent-elles mieux pour les peuplesque l’Étude et le Raisonnement. Si j’avais àrecommencer la vie, peut-être entrerais-je dansun séminaire et voudrais-je être un simple curéde campagne, ou l’instituteur d’une Commune.Je suis trop avancé dans ma voie pour n’êtrequ’un simple instituteur primaire, et d’ailleurs,je puis agir sur un cercle plus étendu que ceuxd’une École ou d’une Cure. Les Saint-Simoniens,auxquels j’étais tenté de m’associer, veulentprendre une route dans laquelle je ne saurais lessuivre ; mais, en dépit de leurs erreurs, ils onttouché plusieurs points douloureux, fruits denotre législation, auxquels on ne remédiera quepar des palliatifs insuffisants et qui ne ferontqu’ajourner en France une grande crise moraleet politique. Adieu, cher monsieur, trouvez icil’assurance de mon respectueux et fidèleattachement qui, nonobstant ces observations,ne pourra jamais que s’accroître.

» GRÉGOIRE GÉRARD. »

Selon sa vieille habitude de banquier,Grossetête avait minuté la réponse suivante surle dos même de cette lettre en mettant au-dessus le mot sacramentel : Répondue.

« Il est d’autant plus inutile, mon cherGérard, de discuter les observations contenuesdans votre lettre, que, par un jeu du hasard (je

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me sers du mot des sots), j’ai une proposition àvous faire dont l’effet est de vous tirer de lasituation où vous vous trouvez si mal. MadameGraslin, propriétaire des forêts de Montégnac etd’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de lalongue chaîne de collines sur laquelle est saforêt, a le dessein de tirer parti de cet immensedomaine, d’exploiter ses bois et de cultiver sesplaines caillouteuses. Pour mettre ce projet àexécution, elle a besoin d’un homme de votrescience et de votre ardeur, qui ait à la fois votredévouement désintéressé et vos idées d’utilitépratique. Peu d’argent et beaucoup de travaux àfaire ! un résultat immense par de petitsmoyens ! un pays à changer en entier ! Fairejaillir l’abondance du milieu le plus dénué, n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous qui voulezconstruire un poème ? D’après le ton desincérité qui règne dans votre lettre, je n’hésitepas à vous dire de venir me voir à Limoges ;mais, mon ami, ne donnez pas votre démission,faites-vous seulement détacher de votre corps enexpliquant à votre Administration que vous allezétudier des questions de votre ressort, en dehorsdes travaux de l’État. Ainsi vous ne perdrez riende vos droits, et vous aurez le temps de juger sil’entreprise conçue par le curé de Montégnac, etqui sourit à madame Graslin, est exécutable. Jevous expliquerai de vive voix les avantages quevous pourrez trouver, le cas où ces vasteschangements seraient possibles. Compteztoujours sur l’amitié de votre tout dévoué,

» GROSSETÊTE. »

Madame Graslin ne répondit pas autre choseà Grossetête que ce peu de mots : « Merci, monami, j’attends votre protégé. » Elle montra lalettre de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en luidisant : — Encore un blessé qui cherche le grandhôpital.

Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux outrois tours de terrasse en silence, et la rendit endisant à madame Graslin : — C’est d’une belleâme et d’un homme supérieur ! Il dit que lesÉcoles inventées par le génie révolutionnairefabriquent des incapacités, moi je les appelle des

fabriques d’incrédules, car si monsieur Gérardn’est pas un athée, il est protestant...

— Nous le demanderons, dit-elle frappée decette réponse.

Quinze jours après, dans le mois dedécembre, malgré le froid, monsieur Grossetêtevint au château de Montégnac pour y présenterson protégé que Véronique et monsieur Bonnetattendaient impatiemment.

— Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit levieillard en prenant les deux mains deVéronique dans les siennes et les lui baisant aveccette galanterie de vieilles gens qui n’offensejamais les femmes, oui, bien vous aimer pouravoir quitté Limoges par un temps pareil ; maisje tenais à vous faire moi-même cadeau demonsieur Grégoire Gérard que voici. C’est unhomme selon votre cœur, monsieur Bonnet, ditl’ancien banquier en saluant affectueusement lecuré.

L’extérieur de Gérard était peu prévenant.De moyenne taille, épais de forme, le cou dansles épaules, selon l’expression vulgaire, il avaitles cheveux jaunes d’or, les yeux rouges del’albinos, des cils et des sourcils presque blancs.Quoique son teint, comme celui des gens decette espèce, fût d’une blancheur éclatante, desmarques de petite-vérole et des coutures très-apparentes lui ôtaient son éclat primitif ; l’étudelui avait sans doute altéré la vue, car il portaitdes conserves. Quand il se débarrassa d’un grosmanteau de gendarme, l’habillement qu’ilmontra ne rachetait point la disgrâce de sonextérieur. La manière dont ses vêtements étaientmis et boutonnés, sa cravate négligée, sachemise sans fraîcheur offraient les marques dece défaut de soin sur eux-mêmes que l’onreproche aux hommes de science, tous plus oumoins distraits.

Comme chez presque tous les penseurs, sacontenance et son attitude, le développement dubuste et la maigreur des jambes annonçaientune sorte d’affaissement corporel produit par leshabitudes de la méditation ; mais la puissancede cœur et l’ardeur d’intelligence, dont les

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preuves étaient écrites dans sa lettre, éclataientsur son front qu’on eût dit taillé dans du marbrede Carrare. La nature semblait s’être réservécette place pour y mettre les signes évidents dela grandeur, de la constance, de la bonté de cethomme. Le nez, comme chez tous les hommes derace gauloise, était d’une forme écrasée. Sabouche, ferme et droite, indiquait une discrétionabsolue, et le sens de l’économie ; mais tout lemasque fatigué par l’étude avait prématurémentvieilli.

— Nous avons déjà, monsieur, à vousremercier, dit madame Graslin à l’ingénieur, debien vouloir venir diriger des travaux dans unpays qui ne vous offrira d’autres agréments quela satisfaction de savoir qu’on peut y faire dubien.

— Madame, répondit-il, monsieur Grossetêtem’en a dit assez sur vous pendant que nouscheminions pour que déjà je fusse heureux devous être utile, et que la perspective de vivreauprès de vous et de monsieur Bonnet me parûtcharmante. A moins que l’on ne me chasse dupays, j’y compte finir mes jours.

— Nous tâcherons de ne pas vous fairechanger d’avis, dit en souriant madame Graslin.

— Voici, dit Grossetête à Véronique en laprenant à part, des papiers que le Procureur-général m’a remis ; il a été fort étonné que vousne vous soyez pas adressée à lui. Tout ce quevous avez demandé s’est fait avec promptitudeet dévouement. D’abord, votre protégé serarétabli dans tous ses droits de citoyen ; puis,d’ici à trois mois, Catherine Curieux vous seraenvoyée.

— Où est-elle ? demanda Véronique.

— A l’hôpital Saint-Louis, répondit levieillard. On attend sa guérison pour lui fairequitter Paris.

— Ah ! la pauvre fille est malade !

— Vous trouverez ici tous les renseignementsdésirables, dit Grossetête en remettant unpaquet à Véronique.

Elle revint vers ses hôtes pour les emmenerdans la magnifique salle à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite par Grossetête etGérard auxquels elle donna le bras. Elle servitelle-même le dîner sans y prendre part. Depuisson arrivée à Montégnac, elle s’était fait une loide prendre ses repas seule, et Aline, quiconnaissait le secret de cette réserve, le gardareligieusement jusqu’au jour où sa maîtresse futen danger de mort.

Le maire, le juge de paix et le médecin deMontégnac avaient été naturellement invités.

Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans,nommé Roubaud, désirait vivement connaître lafemme célèbre du Limousin. Le curé futd’autant plus heureux d’introduire ce jeunehomme au château, qu’il souhaitait composerune espèce de société à Véronique, afin de ladistraire et de donner des aliments à son esprit.Roubaud était un de ces jeunes médecinsabsolument instruits, comme il en sortactuellement de l’École de Médecine de Paris etqui, certes, aurait pu briller sur le vaste théâtrede la capitale ; mais, effrayé du jeu desambitions à Paris, se sentant d’ailleurs plus desavoir que d’intrigue, plus d’aptitude qued’avidité, son caractère doux l’avait ramené surle théâtre étroit de la province, où il espéraitêtre apprécié plus promptement qu’à Paris. ALimoges, Roubaud se heurta contre deshabitudes prises et des clientèles inébranlables ;il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet,qui, sur sa physionomie douce et prévenante, lejugea comme un de ceux qui devaient luiappartenir et coopérer à son œuvre. Petit etblond, Roubaud avait une mine assez fade ; maisses yeux gris trahissaient la profondeur duphysiologiste et la ténacité des gens studieux.Montégnac ne possédait qu’un ancien chirurgiende régiment, beaucoup plus occupé de sa caveque de ses malades, et trop vieux d’ailleurs pourcontinuer le dur métier d’un médecin decampagne. En ce moment il se mourait.Roubaud habitait Montégnac depuis dix-huitmois, et s’y faisait aimer. Mais ce jeune élèvedes Desplein et des successeurs de Cabanis ne

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croyait pas au catholicisme. Il restait en matièrede religion dans une indifférence mortelle etn’en voulait pas sortir. Aussi désespérait-il lecuré, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlaitjamais religion, ses occupations justifiaient sonabsence constante de l’église, et d’ailleursincapable de prosélytisme, il se conduisaitcomme se serait conduit le meilleur catholique ;mais il s’était interdit de songer à un problèmequ’il considérait comme hors de la portéehumaine. En entendant dire au médecin que lepanthéisme était la religion de tous les grandsesprits, le curé le croyait incliné vers les dogmesde Pythagore sur les transformations. Roubaud,qui voyait madame Graslin pour la premièrefois, éprouva la plus violente sensation à sonaspect ; la science lui fit deviner dans laphysionomie, dans l’attitude, dans lesdévastations du visage, des souffrances inouïes,et morales et physiques, un caractère d’une forcesurhumaine, les grandes facultés qui servent àsupporter les vicissitudes les plus opposées ; il yentrevit tout, même les espaces obscurs etcachés à dessein. Aussi aperçut-il le mal quidévorait le cœur de cette belle créature ; car, demême que la couleur d’un fruit y laissesoupçonner la présence d’un ver rongeur, demême certaines teintes dans le visagepermettent aux médecins de reconnaître unepensée vénéneuse. Dès ce moment, monsieurRoubaud s’attacha si vivement à madameGraslin, qu’il eut peur de l’aimer au delà de lasimple amitié permise. Le front, la démarche etsurtout les regards de Véronique avaient uneéloquence que les hommes comprennenttoujours, et qui disait aussi énergiquementqu’elle était morte à l’amour, que d’autresfemmes disent le contraire par une contraireéloquence ; le médecin lui voua tout à coup unculte chevaleresque. Il échangea rapidement unregard avec le curé. Monsieur Bonnet se ditalors en lui-même : — Voilà le coup de foudrequi le changera. Madame Graslin aura plusd’éloquence que moi.

Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxede cette salle à manger, et surpris de dîner avec

l’un des hommes les plus riches duDépartement, avait mis ses meilleurs habits,mais il s’y trouvait un peu gêné, et sa gênemorale s’en augmenta ; madame Graslin, dansson costume de deuil, lui parut d’ailleursextrêmement imposante ; il fut donc unpersonnage muet. Ancien fermier à Saint-Léonard, il avait acheté la seule maisonhabitable du bourg, et cultivait lui-même lesterres qui en dépendaient, Quoiqu’il sût lire etécrire, il ne pouvait remplir ses fonctionsqu’avec le secours de l’huissier de la justice depaix qui lui préparait sa besogne. Aussi désirait-il vivement la création d’une charge de notaire,pour se débarrasser sur cet officier ministérieldu fardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté ducanton de Montégnac y rendait une Étude à peuprès inutile, et les habitants étaient exploitéspar les notaires du chef-lieu d’arrondissement.

Le juge de paix, nommé Clousier, était unancien avocat de Limoges où les causes l’avaientfui, car il voulut mettre en pratique ce belaxiome, que l’avocat est le premier juge duclient et du procès. Il obtint vers 1809 cetteplace, dont les maigres appointements luipermirent de vivre. Il était alors arrivé à la plushonorable, mais à la plus complète misère.Après vingt-deux ans d’habitation dans cettepauvre Commune, le bonhomme, devenucampagnard, ressemblait, à sa redingote près,aux fermiers du pays. Sous cette forme quasigrossière, Clousier cachait un esprit clairvoyant,livré à de hautes méditations politiques, maistombé dans une entière insouciance due à saparfaite connaissance des hommes et de leursintérêts. Cet homme, qui pendant longtempstrompa la perspicacité de monsieur Bonnet, etqui, dans la sphère supérieure, eût rappeléLhospital, incapable d’aucune intrigue commetous les gens réellement profonds, avait fini parvivre à l’état contemplatif des anciens solitaires.Riche sans doute de toutes ses privations,aucune considération n’agissait sur son esprit, ilsavait les lois et jugeait impartialement. Sa vie,réduite au simple nécessaire, était pure etrégulière. Les paysans aimaient monsieur

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Clousier et l’estimaient à cause dudésintéressement paternel avec lequel ilaccordait leurs différends et leur donnait sesconseils dans leurs moindres affaires. Lebonhomme Clousier, comme disait toutMontégnac, avait depuis deux ans pour greffierun de ses neveux, jeune homme assez intelligent,et qui, plus tard, contribua beaucoup à laprospérité du canton. La physionomie de cevieillard se recommandait par un front large etvaste. Deux buissons de cheveux blanchis étalentébouriffés de chaque côté de son crâne chauve.Son teint coloré, son embonpoint majeur eussentfait croire, en dépit de sa sobriété, qu’il cultivaitautant Bacchus que Troplong et Toullier. Savoix presque éteinte indiquait l’oppression d’unasthme. Peut-être l’air sec du Haut-Montégnacavait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il ylogeait dans une maisonnette arrangée pour luipar un sabotier assez riche à qui elleappartenait. Clousier avait déjà vu Véronique àl’église, et il l’avait jugée sans avoir communiquéses idées à personne, pas même à monsieurBonnet, avec lequel il commençait à sefamiliariser. Pour la première fois de sa vie, lejuge de paix allait se trouver au milieu depersonnes en état de le comprendre.

Une fois placés autour d’une table richementservie, car Véronique avait envoyé tout sonmobilier de Limoges à Montégnac, ces sixpersonnages éprouvèrent un momentd’embarras. Le médecin, le maire et le juge depaix ne connaissaient ni Grossetête ni Gérard.Mais, pendant le premier service, la bonhomiedu vieux banquier fondit insensiblement lesglaces d’une première rencontre. Puis l’amabilitéde madame Graslin entraîna Gérard etencouragea monsieur Roubaud. Maniées par elle,ces âmes pleines de qualités exquisesreconnurent leur parenté. Chacun se sentitbientôt dans un milieu sympathique. Aussi,lorsque le dessert fut mis sur la table, quand lescristaux et les porcelaines à bords dorésétincelèrent, quand des vins choisis circulèrentservis par Aline, par Champion et par ledomestique de Grossetête, la conversation

devint-elle assez confidentielle pour que cesquatre hommes d’élite réunis par le hasard sedissent leur vraie pensée sur les matièresimportantes qu’on aime à discuter en setrouvant tous de bonne foi.

— Votre congé a coïncidé avec la Révolutionde Juillet, dit Grossetête à Gérard d’un air parlequel il lui demandait son opinion.

— Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Parisdurant les trois fameux jours, j’ai tout vu ; j’enai conclu de tristes choses.

— Et quoi ? dit monsieur Bonnet avecvivacité.

— Il n’y a plus de patriotisme que sous leschemises sales, répliqua Gérard. Là est la pertede la France. Juillet est la défaite volontaire dessupériorités de nom, de fortune et de talent. Lesmasses dévouées ont remporté la victoire sur desclasses riches, intelligentes, chez qui ledévouement est antipathique.

— A en juger par ce qui arrive depuis un an,reprit monsieur Clousier, le juge de paix, cechangement est une prime donnée au mal quinous dévore, à l’individualisme. D’ici à quinzeans, toute question généreuse se traduirapar : Qu’est-ce que cela me fait ? le grand cridu Libre-Arbitre descendu des hauteursreligieuses où l’ont introduit Luther, Calvin,Zwingle et Knox jusque dans l’Économiepolitique.Chacun pour soi, chacun chez soi, cesdeux terribles phrases formeront, avec le Qu’est-ce que cela me fait ? la sagesse trinitaire dubourgeois et du petit propriétaire. Cet égoïsmeest le résultat des vices de notre législationcivile, un peu trop précipitamment faite, et àlaquelle la Révolution de Juillet vient de donnerune terrible consécration.

Le juge de paix rentra dans son silencehabituel après cette sentence, dont les motifsdurent occuper les convives. Enhardi par cetteparole de Clousier, et par le regard que Gérardet Grossetête échangèrent, monsieur Bonnet osadavantage.

— Le bon roi Charles X, dit-il, vient

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d’échouer dans la plus prévoyante et la plussalutaire entreprise qu’un monarque ait jamaisformée pour le bonheur des peuples qui lui sontconfiés, et l’Église doit être fière de la partqu’elle a eue dans ses conseils. Mais le cœur etl’intelligence ont failli aux classes supérieures,comme ils lui avaient déjà failli dans la grandequestion de la loi sur le droit d’aînesse, l’éternelhonneur du seul homme d’État hardi qu’ait eula Restauration, le comte de Peyronnet.Reconstituer la Nation par la Famille, ôter à laPresse son action venimeuse en ne lui laissantque le droit d’être utile, faire rentrer laChambre Élective dans ses véritablesattributions, rendre à la Religion sa puissancesur le peuple, tels ont été les quatre pointscardinaux de la politique intérieure de la maisonde Bourbon. Eh ! bien, d’ici à vingt ans, laFrance entière aura reconnu la nécessité de cettegrande et saine politique. Le roi Charles X étaitd’ailleurs plus menacé dans la situation qu’il avoulu quitter que dans celle où son paternelpouvoir a péri. L’avenir de notre beau pays, oùtout sera périodiquement mis en question, oùl’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où laPresse, devenue souveraine, sera l’instrumentdes plus basses ambitions, prouvera la sagessede ce roi qui vient d’emporter avec lui les vraisprincipes du gouvernement, et l’Histoire luitiendra compte du courage avec lequel il arésisté à ses meilleurs amis, après avoir sondé laplaie, en avoir reconnu l’étendue et vu lanécessité des moyens curatifs qui n’ont pas étésoutenus par ceux pour lesquels il se mettait surla brèche.

— Hé ! bien, monsieur le curé, vous y allezfranchement et sans le moindre déguisement,s’écria Gérard ; mais je ne vous contredirai pas.Napoléon, dans sa campagne de Russie, était dequarante ans en avant sur l’esprit de son siècle,il n’a pas été compris. La Russie et l’Angleterrede 1830 expliquent la campagne de 1812.Charles X a éprouvé le même malheur : dansvingt-cinq ans, ses ordonnances deviendrontpeut-être des lois.

— La France, pays trop éloquent pour n’être

pas bavard, trop plein de vanité pour qu’on yreconnaisse les vrais talents, est, malgré lesublime bon sens de sa langue et de ses masses,le dernier de tous où le système des deuxassemblées délibérantes pouvait être admis,reprit le juge de paix. Au moins, lesinconvénients de notre caractère devaient-ils êtrecombattus par les admirables restrictions quel’expérience de Napoléon y avait opposées. Cesystème peut encore aller dans un pays dontl’action est circonscrite par la nature du sol,comme en Angleterre ; mais le droit d’aînesse,appliqué à la transmission de la terre, esttoujours nécessaire, et quand ce droit estsupprimé, le système représentatif devient unefolie. L’Angleterre doit son existence à la loiquasi féodale qui attribue les terres etl’habitation de la famille aux aînés. La Russieest assise sur le droit féodal pur. Aussi ces deuxnations sont-elles aujourd’hui dans une voie deprogrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister ànos invasions et recommencer la guerre contreNapoléon qu’en vertu de ce droit d’aînesse quiconserve agissantes les forces de la famille etmaintient les grandes productions nécessaires àl’État. La maison de Bourbon, en se sentantcouler au troisième rang en Europe par la fautede la France, a voulu se maintenir à sa place, etle pays l’a renversée au moment où elle sauvaitle pays. Je ne sais où nous fera descendre lesystème actuel.

— Vienne la guerre, la France sera sanschevaux comme Napoléon en 1813, qui, réduitaux seules ressources de la France, n’a puprofiter des deux victoires de Lutzen etBautzen, et s’est vu écraser à Leipsick, s’écriaGrossetête. Si la paix se maintient, le mal iracroissant : dans vingt-cinq ans d’ici, les racesbovine et chevaline auront diminué de moitié enFrance.

— Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard.Aussi l’œuvre que vous voulez tenter ici,madame, reprit-il en s’adressant à Véronique,est-elle un service rendu au pays.

— Oui, dit le juge de paix, parce que

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madame n’a qu’un fils. Le hasard de cettesuccession se perpétuera-t-il ? Pendant uncertain laps de temps, la grande et magnifiqueculture que vous établirez, espérons-le,n’appartenant qu’à un seul propriétaire,continuera de produire des bêtes à cornes et deschevaux. Mais malgré tout, un jour viendra oùforêts et prairies seront ou partagées ou venduespar lots. De partages en partages, les six millearpents de votre plaine auront mille ou douzecents propriétaires, et dès lors, plus de chevauxni de haut bétail.

— Oh ! dans ce temps-là... dit le maire.

— Entendez-vous le : Qu’est-ce que cela mefait ? signalé par monsieur Clousier, s’écriamonsieur Grossetête, le voilà pris sur le fait !Mais, monsieur, reprit le banquier d’un tongrave en s’adressant au maire stupéfait, cetemps est venu ! Sur un rayon de dix lieuesautour de Paris, la campagne, divisée à l’infini,peut à peine nourrir les vaches laitières. Lacommune d’Argenteuil compte trente-huit millehuit cent quatre-vingt-cinq parcelles de terraindont plusieurs ne donnent pas quinze centimesde revenu. Sans les puissants engrais de Paris,qui permettent d’obtenir des fourrages dequalités supérieures, je ne sais comment lesnourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encorecette nourriture violente et le séjour des vachesà l’étable les fait-elle mourir de maladiesinflammatoires. On use les vaches autour deParis comme on y use les chevaux dans les rues.Des cultures plus productives que celle del’herbe, les cultures maraîchères, le fruitage, lespépinières, la vigne y anéantissent les prairies.Encore quelques années, et le lait viendra enposte à Paris, comme y vient la marée. Ce quise passe autour de Paris a lieu de même auxenvirons de toutes les grandes villes. Le mal decette division excessive des propriétés s’étendautour de cent villes en France, et la dévoreraquelque jour tout entière. A peine, selonChaptal, comptait-on, en 1800, deux millionsd’hectares en vignobles ; une statistique exactevous en donnerait au moins dix aujourd’hui.Divisée à l’infini par le système de nos

successions, la Normandie perdra la moitié de saproduction chevaline et bovine ; mais elle aurale monopole du lait à Paris, car son climats’oppose heureusement à la culture de la vigne.Aussi sera-ce un phénomène curieux que celui del’élévation progressive du prix de la viande. En1850, dans vingt ans d’ici, Paris, qui payait laviande sept et onze sous la livre en 1814, lapaiera vingt sous, à moins qu’il ne survienne unhomme de génie qui sache exécuter la pensée deCharles X.

— Vous avez mis le doigt sur la grande plaiede la France, reprit le juge de paix. La cause dumal gît dans le Titre des Successions du Codecivil, qui ordonne le partage égal des biens. Làest le pilon dont le jeu perpétuel émiette leterritoire, individualise les fortunes en leur ôtantune stabilité nécessaire, et qui, décomposantsans recomposer jamais, finira par tuer laFrance. La Révolution française a émis un virusdestructif auquel les journées de Juillet viennentde communiquer une activité nouvelle. Ceprincipe morbifique est l’accession du paysan àla propriété. Si le Titre des Successions est leprincipe du mal, le paysan en est le moyen. Lepaysan ne rend rien de ce qu’il a conquis. Unefois que cet Ordre a pris un morceau de terredans sa gueule toujours béante, il le subdivisetant qu’il y a trois sillons. Encore alors nes’arrête-t-il pas ! Il partage les trois sillons dansleur longueur, comme monsieur vient de vous leprouver par l’exemple de la communed’Argenteuil. La valeur insensée que le paysanattache aux moindres parcelles, rend impossiblela recomposition de la Propriété. D’abord laProcédure et le Droit sont annulés par cettedivision, la propriété devient un non-sens. Maisce n’est rien que de voir expirer la puissance duFisc et de la Loi sur des parcelles qui rendentimpossibles ses dispositions les plus sages, il y ades maux encore plus grands. On a despropriétaires de quinze, de vingt-cinq centimesde revenu ! Monsieur, dit-il en indiquantGrossetête, vient de vous parler de ladiminution des races bovine et chevaline, lesystème légal y est pour beaucoup. Le paysan

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propriétaire n’a que des vaches, il en tire sanourriture, il vend les veaux, il vend même lebeurre, il ne s’avise pas d’élever des bœufs,encore moins des chevaux ; mais comme il nerécolte jamais assez de fourrage pour soutenirune année de sécheresse, il envoie sa vache aumarché quand il ne peut plus la nourrir. Si, parun hasard fatal, la récolte du foin manquaitpendant deux années de suite, vous verriez àParis, la troisième année, d’étrangeschangements dans le prix du bœuf, mais surtoutdans celui du veau.

— Comment pourra-t-on faire alors lesbanquets patriotiques ? dit en souriant lemédecin.

— Oh ! s’écria madame Graslin en regardantRoubaud, la politique ne peut donc se passernulle part du petit journal, même ici ?

— La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplitdans cette horrible tâche le rôle des pionniers enAmérique. Elle achète les grandes terres surlesquelles le paysan ne peut rien entreprendre,elle se les partage ; puis, après les avoirmâchées, divisées, la licitation ou la vente endétail les livre plus tard au paysan. Tout serésume par des chiffres aujourd’hui. Je n’en saispas de plus éloquents que ceux-ci : la France aquarante-neuf millions d’hectares qu’il seraitconvenable de réduire à quarante ; il faut endistraire les chemins, les routes, les dunes, lescanaux et les terrains infertiles, incultes oudésertés par les capitaux, comme la plaine deMontégnac. Or, sur quarante millions d’hectarespour trente-deux millions d’habitants, il setrouve cent vingt-cinq millions de parcelles surla cote générale des impositions foncières. J’ainégligé les fractions, Ainsi, nous sommes au delàde la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout nide la Misère, ni de la Discorde ! Ceux quimettent le territoire en miettes et amoindrissentla Production auront des organes pour crier quela vraie justice sociale consisterait à ne donner àchacun que l’usufruit de sa terre. Ils diront quela propriété perpétuelle est un vol ! Les saint-simoniens ont commencé.

— Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voicice que le banquier ajoute à ces courageusesconsidérations. La propriété, rendue accessibleau paysan et au petit bourgeois, cause à laFrance un tort immense que le gouvernement nesoupçonne même pas. On peut évaluer à troismillions de familles la masse des paysans,abstraction faite des indigents. Ces famillesvivent de salaires. Le salaire se paie en argentau lieu de se payer en denrées...

— Encore une faute immense de nos lois,s’écria Clousier en interrompant. La faculté depayer en denrées pouvait être ordonnée en1790 ; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi,ce serait risquer une révolution.

— Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent dupays. Or, reprit Grossetête, le paysan n’a pasd’autre passion, d’autre désir, d’autre vouloir,d’autre point de mire que de mourirpropriétaire. Ce désir, comme l’a fort bien établimonsieur Clousier, est né de la Révolution ; ilest le résultat de la vente des biens nationaux. Ilfaudrait n’avoir aucune idée de ce qui se passeau fond des campagnes, pour ne pas admettrecomme un fait constant, que ces trois millionsde familles enterrent annuellement cinquantefrancs, et soustraient ainsi cent cinquantemillions au mouvement de l’argent. La sciencede l’Économie politique a mis à l’état d’axiomequ’un écu de cinq francs, qui passe dans centmains pendant une journée, équivaut d’unemanière absolue à cinq cents francs. Or, il estcertain pour nous autres, vieux observateurs del’état des campagnes, que le paysan choisit saterre ; il la guette et l’attend, il ne place jamaisses capitaux. L’acquisition par les paysans doitdonc se calculer par périodes de sept années.Les paysans laissent donc par sept années, inerteet sans mouvement, une somme de onze centsmillions. Certes, la petite bourgeoisie en enterrebien autant, et se conduit de même à l’égard despropriétés auxquelles le paysan ne peut pasmordre. En quarante-deux ans, la France auradonc perdu, par chaque période de sept années,les intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-dire environ cent millions par sept ans, ou six

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cents millions en quarante-deux ans. Mais ellen’a pas perdu seulement six cents millions, elle amanqué à créer pour six cents millions deproductions industrielles ou agricoles quireprésentent une perte de douze cents millions ;car si le produit industriel n’était pas le doubleen valeur de son prix de revient en argent, lecommerce n’existerait pas. Le prolétariat perddonc six cents millions de salaires ! Ces six centmillions de perte sèche, mais qui, pour un sévèreéconomiste, représentent, par les bénéficesmanquants de la circulation, une perte d’environdouze cents millions, expliquent l’étatd’infériorité où se trouvent notre commerce,notre marine, et notre agriculture, à l’égard decelles de l’Angleterre. Malgré la différence quiexiste entre les deux territoires, et qui est deplus des deux tiers en notre faveur, l’Angleterrepourrait remonter la cavalerie de deux arméesfrançaises, et la viande y existe pour tout lemonde. Mais aussi, dans ce pays, commel’assiette de la propriété rend son acquisitionpresque impossible aux classes inférieures, toutécu devient commerçant et roule. Ainsi, outre laplaie du morcellement, celle de la diminutiondes races bovine, chevaline et ovine, le Titre desSuccessions nous vaut encore six cents millionsd’intérêts perdus par l’enfouissement descapitaux du paysan et du bourgeois, douze centsmillions de productions en moins, ou troismilliards de non-circulation par demi-siècle.

— L’effet moral est pire que l’effet matériel !s’écria le curé. Nous fabriquons des propriétairesmendiants chez le peuple, des demi-savants chezles petits bourgeois, et le : Chacun chez soi,chacun pour soi, qui avait fait son effet dans lesclasses élevées en juillet de cette année, aurabientôt gangrené les classes moyennes. Unprolétariat déshabitué de sentiments, sans autreDieu que l’Envie, sans autre fanatisme que ledésespoir de la Faim, sans foi ni croyance,s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays.L’étranger, grandi sous la loi monarchique, noustrouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avecla Légalité, sans propriétaires avec la Propriété,sans gouvernement avec l’Élection, sans force

avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avecl’Égalité. Espérons que, d’ici là, Dieu susciteraen France un homme providentiel, un de ces élusqui donnent aux nations un nouvel esprit, etque, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’enbas ou vienne d’en haut, il refera la Société.

— On commencera par l’envoyer en Courd’Assise ou en Police correctionnelle, réponditGérard. Le jugement de Socrate et celui deJésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831comme autrefois à Jérusalem et dans l’Attique.Aujourd’hui, comme autrefois, les Médiocritésjalouses laissent mourir de misère les penseurs,les grands médecins politiques qui ont étudié lesplaies de la France, et qui s’opposent à l’espritde leur siècle. S’ils résistent à la misère, nous lesridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. EnFrance, on se révolte dans l’Ordre Moral contrele grand homme d’avenir, comme on se révoltedans l’Ordre Politique contre le souverain.

— Autrefois les sophistes parlaient à un petitnombre d’hommes, aujourd’hui la pressepériodique leur permet d’égarer toute unenation, s’écria le juge de paix ; et la presse quiplaide pour le bon sens n’a pas d’écho !

Le maire regardait monsieur Clousier dans unprofond étonnement. Madame Graslin, heureusede rencontrer dans un simple juge de paix unhomme occupé de questions si graves, dit àmonsieur Roubaud, son voisin : — Connaissiez-vous monsieur Clousier ?

— Je ne le connais que d’aujourd’hui.Madame, vous faites des miracles, lui répondit-ilà l’oreille. Cependant voyez son front, quellebelle forme ! Ne ressemble-t-il pas au frontclassique ou traditionnel donné par lesstatuaires à Lycurgue et aux sages de la Grèce ?— Évidemment la Révolution de Juillet a unsens anti-politique, dit à haute voix et aprèsavoir embrassé les calculs exposés parGrossetête cet ancien étudiant qui peut-êtreaurait fait une barricade.

— Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avezcompris le Droit et la Finance, mais voici pourle Gouvernement. Le pouvoir royal, affaibli par

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le dogme de la souveraineté nationale en vertude laquelle vient de se faire l’élection du 9 août1830, essayera de combattre ce principe rival,qui laisserait au peuple le droit de se donnerune nouvelle dynastie chaque fois qu’il nedevinerait pas la pensée de son roi ; et nousaurons une lutte intérieure qui certes arrêterapendant longtemps encore les progrès de laFrance.

— Tous ces écueils ont été sagement évitéspar l’Angleterre, reprit Gérard ; j’y suis allé,j’admire cette ruche qui essaime sur l’univers etle civilise, chez qui la discussion est une comédiepolitique destinée à satisfaire le peuple et àcacher l’action du pouvoir, qui se meutlibrement dans sa haute sphère, et où l’électionn’est pas dans les mains de la stupidebourgeoisie comme elle l’est en France. Avec lemorcellement de la propriété, l’Angleterren’existerait plus déjà. La haute propriété, leslords y gouvernent le mécanisme social. Leurmarine, au nez de l’Europe, s’empare deportions entières du globe pour y satisfaire lesexigences de leur commerce et y jeter lesmalheureux et les mécontents. Au lien de fairela guerre aux capacités, de les annuler, de lesméconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche,les récompense, et se les assimile constamment.Chez les Anglais, tout est prompt dans ce quiconcerne l’action du gouvernement, dans lechoix des hommes et des choses, tandis que cheznous tout est lent ; et ils sont lents et noussommes impatients. Chez eux l’argent est hardiet affairé, chez nous il est effrayé etsoupçonneux. Ce qu’a dit monsieur Grossetêtedes pertes industrielles que le paysan cause à laFrance, a sa preuve dans un tableau que je vaisvous dessiner en deux mots. Le Capital anglais,par son continuel mouvement, a créé pour dixmilliards de valeurs industrielles et d’actionsportant rente, tandis que le Capital français,supérieur comme abondance, n’en a pas créé ladixième partie.

— C’est d’autant plus extraordinaire, ditRoubaud, qu’ils sont lymphatiques et que noussommes généralement sanguins ou nerveux.

— Voilà, monsieur, dit Clousier, une grandequestion à étudier. Rechercher les Institutionspropres à réprimer le tempérament d’un peuple.Certes, Cromwell fut un grand législateur. Luiseul a fait l’Angleterre actuelle, eninventant l’acte de navigation, qui a rendu lesAnglais les ennemis de toutes les autres nations,qui leur a inoculé un féroce orgueil, leur pointd’appui. Mais malgré leur citadelle de Malte, sila France et la Russie comprennent le rôle de lamer Noire et de la Méditerranée, un jour, laroute d’Asie par l’Égypte ou par l’Euphrate,régularisée au moyen des nouvelles découvertes,tuera l’Angleterre, comme jadis la découverte duCap de Bonne-Espérance a tué Venise.

— Et rien de Dieu ! s’écria le curé. MonsieurClousier, monsieur Roubaud, sont indifférentsen matière de religion. Et monsieur ? dit-il eninterrogeant Gérard.

— Protestant, répondit Grossetête.

— Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique enregardant le curé pendant qu’elle offrait sa mainà Clousier pour monter chez elle.

Les préventions que donnait contre luil’extérieur de monsieur Gérard s’étaientpromptement dissipées, et les trois notables deMontégnac se félicitèrent d’une semblableacquisition.

— Malheureusement, dit monsieur Bonnet, ilexiste entre la Russie et les pays catholiques quebaigne la Méditerranée, une caused’antagonisme dans le schisme de peud’importance qui sépare la religion grecque de lareligion latine, un grand malheur pour l’avenirde l’humanité.

— Chacun prêche pour son saint, dit ensouriant madame Graslin ; monsieur Grossetêtepense à des milliards perdus, monsieur Clousierau Droit bouleversé, le médecin voit dans laLégislation une question de tempéraments,monsieur le curé voit dans la Religion unobstacle à l’entente de la Russie et de laFrance...

— Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois

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dans l’enfouissement des capitaux du petitbourgeois et du paysan, l’ajournement del’exécution des chemins de fer en France.

— Que voudriez-vous donc ? dit-elle.

— Oh ! les admirables Conseillers-d’État qui,sous l’Empereur, méditaient les lois, et ceCorps-Législatif, élu par les capacités du paysaussi bien que par les propriétaires, et dont leseul rôle était de s’opposer à des lois mauvaisesou à des guerres de caprice. Aujourd’hui, tellequ’elle est constituée, la Chambre des Députésarrivera, vous le verrez, à gouverner, ce quiconstituera l’Anarchie légale.

— Mon Dieu ! s’écria le curé dans un accèsde patriotisme sacré, comment se fait-il que desesprits aussi éclairés que ceux-ci, dit-il enmontrant Clousier, Roubaud et Gérard, voientle mal, en indiquent le remède, et necommencent pas par se l’appliquer à eux-mêmes ? Vous tous, qui représentez les classesattaquées, vous reconnaissez la nécessité del’obéissance passive des masses dans l’État,comme à la guerre chez les soldats ; vous voulezl’unité du pouvoir, et vous désirez qu’il ne soitjamais mis en question. Ce que l’Angleterre aobtenu par le développement de l’orgueil et del’intérêt humain, qui sont une croyance, ne peuts’obtenir ici que par les sentiments dus aucatholicisme, et vous n’êtes pas catholiques !Moi, prêtre, je quitte mon rôle, je raisonne avecdes raisonneurs. Comment voulez-vous que lesmasses deviennent religieuses et obéissent, sielles voient l’irréligion et l’indiscipline au-dessusd’elles ? Les peuples unis par une foi quelconqueauront toujours bon marché des peuples sanscroyance. La loi de l’Intérêt général, quiengendre le Patriotisme, est immédiatementdétruite par la loi de l’Intérêt particulier, qu’elleautorise, et qui engendre l’Égoïsme. Il n’y a desolide et de durable que ce qui est naturel, et lachose naturelle en politique est la Famille. LaFamille doit être le point de départ de toutes lesInstitutions. Un effet universel démontre unecause universelle ; et ce que vous avez signalé detoutes parts vient du Principe social même, qui

est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitrepour base, et que le Libre Arbitre est le père del’Individualisme. Faire dépendre le bonheur dela sécurité, de l’intelligence, de la capacité detous, n’est pas aussi sage que de faire dépendrele bonheur de la sécurité, de l’intelligence desinstitutions et de la capacité d’un seul. Ontrouve plus facilement la sagesse chez un hommeque chez toute une nation. Les peuples ont uncœur et n’ont pas d’yeux, ils sentent et nevoient pas. Les gouvernements doivent voir et nejamais se déterminer par les sentiments. Il y adonc une évidente contradiction entre lespremiers mouvements des masses et l’action dupouvoir qui doit en déterminer la force etl’unité. Rencontrer un grand prince est un effetdu hasard, pour parler votre langage ; mais sefier à une assemblée quelconque, fût-ellecomposée d’honnêtes gens, est une folie. LaFrance est folle en ce moment ! Hélas ! vous enêtes convaincus aussi bien que moi. Si tous leshommes de bonne foi comme vous donnaientl’exemple autour d’eux, si toutes les mainsintelligentes relevaient les autels de la granderépublique des âmes, de la seule Église qui aitmis l’Humanité dans sa voie, nous pourrionsrevoir en France les miracles qu’y firent nospères.

— Que voulez-vous, monsieur le curé, ditGérard, s’il faut vous parler comme auconfessionnal, je regarde la Foi comme unmensonge qu’on se fait à soi-même, l’Espérancecomme un mensonge qu’on se fait sur l’avenir,et votre Charité, comme une ruse d’enfant quise tient sage pour avoir des confitures.

— On dort cependant bien, monsieur, ditmadame Graslin, quand l’Espérance nous berce.

Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler,et fut appuyée par un regard de Grossetête etdu curé.

— Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, siJésus-Christ n’a pas eu le temps de formuler ungouvernement d’après sa morale, comme l’ontfait Moïse et Confucius, les deux plus grandslégislateurs humains ; car les Juifs et les Chinois

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existent, les uns malgré leur dispersion sur laterre entière, et les autres malgré leur isolement,en corps de nation.

— Ah ! vous me donnez bien de l’ouvrage,s’écria naïvement le curé, mais je triompherai, jevous convertirai tous !... Vous êtes plus près quevous ne le croyez de la Foi. C’est derrière lemensonge que se tapit la vérité, avancez d’unpas et retournez-vous !

Sur ce cri du curé, la conversation changea.

Le lendemain, avant de partir, monsieurGrossetête promit à Véronique de s’associer àses plans, dès que leur réalisation serait jugéepossible ; madame Graslin et Gérardaccompagnèrent à cheval sa voiture, et ne lequittèrent qu’à la jonction de la route deMontégnac et de celle de Bordeaux à Lyon.L’ingénieur était si impatient de reconnaître leterrain et Véronique si furieuse de le luimontrer, qu’ils avaient tous deux projeté cettepartie la veille. Après avoir fait leurs adieux aubon vieillard, ils se lancèrent dans la vasteplaine et côtoyèrent le pied de la chaîne desmontagnes depuis la rampe qui menait auchâteau jusqu’au pic de la Roche-Vive.L’ingénieur reconnut alors l’existence du banccontinu signalé par Farrabesche, et qui formaitcomme une dernière assise de fondations sous lescollines. Ainsi, en dirigeant les eaux de manièreà ce qu’elles n’engorgeassent plus le canalindestructible que la Nature avait fait elle-même, et le débarrassant des terres qui l’avaientcomblé, l’irrigation serait facilitée par cettelongue gouttière, élevée d’environ dix pieds au-dessus de la plaine. La première opération et laseule décisive était d’évaluer la quantité d’eauqui s’écoulait par le Gabou, et de s’assurer si lesflancs de cette vallée ne la laisseraient paséchapper.

Véronique donna un cheval à Farrabesche,qui devait accompagner l’ingénieur et lui fairepart de ses moindres observations. Aprèsquelques jours d’études, Gérard trouva la basedes deux chaînes parallèles assez solide, quoiquede composition différente, pour retenir les eaux.

Pendant le mois de janvier de l’année suivante,qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau quipassait par le Gabou. Cette quantité, jointe àl’eau de trois sources qui pouvaient êtreconduites dans le torrent, produisait une massesuffisante à l’arrosement d’un territoire trois foisplus considérable que la plaine de Montégnac.Le barrage du Gabou, les travaux et lesouvrages nécessaires pour diriger les eaux parles trois vallons dans la plaine, ne devaient pascoûter plus de soixante mille francs, carl’ingénieur découvrit sur les communaux unemasse calcaire qui fournirait de la chaux à bonmarché, la forêt était proche, la pierre et le boisne coûtaient rien et n’exigeaient point detransports. En attendant la saison pendantlaquelle le Gabou serait à sec, seul tempspropice à ces travaux, les approvisionnementsnécessaires et les préparatifs pouvaient se fairede manière à ce que cette importanteconstruction s’élevât rapidement. Mais lapréparation de la plaine coûterait au moins,selon Gérard, deux cent mille francs, sans ycomprendre ni l’ensemencement ni lesplantations. La plaine devait être divisée encompartiments carrés de deux cent cinquantearpents chacun, où le terrain devait être non pasdéfriché, mais débarrassé de ses plus groscailloux. Des terrassiers auraient à creuser ungrand nombre de fossés et à les empierrer, afinde ne pas laisser se perdre l’eau, et la fairecourir ou monter à volonté. Cette entreprisevoulait les bras actifs et dévoués de travailleursconsciencieux. Le hasard donnait un terrain sansobstacles, une plaine unie ; les eaux, quioffraient dix pieds de chute, pouvaient êtredistribuées à souhait ; rien n’empêchaitd’obtenir les plus beaux résultats agricoles enoffrant aux yeux ces magnifiques tapis deverdure, l’orgueil et la fortune de la Lombardie.Gérard fit venir du pays où il avait exercé sesfonctions un vieux conducteur expérimenté,nommé Fresquin.

Madame Graslin écrivit donc à Grossetête delui négocier un emprunt de deux cent cinquantemille francs, garanti par ses inscriptions de

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rentes, qui, abandonnées pendant six ans,suffiraient, d’après le calcul de Gérard, à payerles intérêts et le capital. Cet emprunt fut concludans le courant du mois de mars. Les projets deGérard, aidé par Fresquin son conducteur,furent alors entièrement terminés, ainsi que lesnivellements, les sondages, les observations et lesdevis. La nouvelle de cette vaste entreprise,répandue dans toute la contrée, avait stimulé lapopulation pauvre. L’infatigable Farrabesche,Colorat, Clousier, le maire de Montégnac,Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient au paysou à madame Graslin choisirent des travailleursou signalèrent les indigents qui méritaient d’êtreoccupés. Gérard acheta pour son compte et pourcelui de monsieur Grossetête un millierd’arpents de l’autre côté de la route deMontégnac. Fresquin, le conducteur, prit aussicinq cents arpents, et fit venir à Montégnac safemme et ses enfants.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1833,monsieur Grossetête vint voir les terrainsachetés par Gérard, mais son voyage àMontégnac fut principalement déterminé parl’arrivée de Catherine Curieux que madameGraslin attendait, et venue de Paris par ladiligence à Limoges. Il trouva madame Graslinprête à partir pour l’église. Monsieur Bonnetdevait dire une messe pour appeler lesbénédictions du ciel sur les travaux qui allaients’ouvrir. Tous les travailleurs, les femmes, lesenfants y assistaient.

— Voici votre protégée, dit le vieillard enprésentant à Véronique une femme d’environtrente ans, souffrante et faible.

— Vous êtes Catherine Curieux ? lui ditmadame Graslin.

— Oui, madame.

Véronique regarda Catherine pendant unmoment. Assez grande, bien faite et blanche,cette fille avait des traits d’une excessivedouceur et que ne démentait pas la belle nuancegrise de ses yeux. Le tour du visage, la coupe dufront offraient une noblesse à la fois auguste etsimple qui se rencontre parfois dans la

campagne chez les très-jeunes filles, espèce defleur de beauté que les travaux des champs, lessoins continus du ménage, le hâle, le manque desoins enlèvent avec une effrayante rapidité. Sonattitude annonçait cette aisance dans lesmouvements qui caractérise les filles de lacampagne, et à laquelle les habitudesinvolontairement prises à Paris avaient encoredonné de la grâce. Restée dans la Corrèze,certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, sescouleurs autrefois vives seraient devenuesfortes ; mais Paris, en la pâlissant, lui avaitconservé sa beauté ; la maladie, les fatigues, leschagrins l’avaient douée des dons mystérieux dela mélancolie, de cette pensée intime quimanque aux pauvres campagnards habitués àune vie presque animale. Sa toilette, pleine de cegoût parisien que toutes les femmes, même lesmoins coquettes, contractent si promptement, ladistinguait encore des paysannes. Dansl’ignorance où elle était de son sort, et incapablede juger madame Graslin, elle se montrait assezhonteuse.

— Aimez-vous toujours Farrabesche ? luidemanda Véronique, que Grossetête avait laisséeseule un instant.

— Oui, madame, répondit-elle en rougissant.

— Pourquoi, si vous lui avez envoyé millefrancs pendant le temps qu’a duré sa peine,n’êtes-vous pas venue le retrouver à sa sortie ?Y a-t-il chez vous une répugnance pour lui ?parlez-moi comme à votre mère. Aviez-vous peurqu’il ne se fût tout à fait vicié, qu’il ne voulûtplus de vous ?

— Non, madame ; mais je ne savais ni lire niécrire, je servais une vieille dame très-exigeante,elle est tombée malade, on la veillait, j’ai dû lagarder. Tout en calculant que le moment de lalibération de Jacques approchait, je ne pouvaisquitter Paris qu’après la mort de cette dame,qui ne m’a rien laissé, malgré mon dévouementà ses intérêts et à sa personne. Avant de revenir,j’ai voulu me guérir d’une maladie causée parles veilles et par le mal que je me suis donné.Après avoir mangé mes économies, j’ai dû me

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résoudre à entrer à l’hôpital Saint-Louis, d’où jesors guérie.

— Bien, mon enfant, dit madame Graslinémue de cette explication si simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonnévos parents brusquement, pourquoi vous avezlaissé votre enfant, pourquoi vous n’avez pasdonné de vos nouvelles, ou fait écrire...

Pour toute réponse, Catherine pleura.

— Madame, dit-elle rassurée par unserrement de main de Véronique, je ne sais sij’ai eu tort, mais il a été au-dessus de mes forcesde rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi,mais des autres, j’ai eu peur des bavardages, descaquets. Tant que Jacques courait ici desdangers, je lui étais nécessaire, mais lui parti, jeme suis sentie sans force : être fille avec unenfant, et pas de mari ! La plus mauvaisecréature aurait valu mieux que moi. Je ne saispas ce que je serais devenue si j’avais entendudire le moindre mot sur Benjamin ou sur sonpère. Je me serais fait périr moi-même, je seraisdevenue folle. Mon père ou ma mère, dans unmoment de colère, pouvaient me faire unreproche. Je suis trop vive pour supporter unequerelle ou une injure, moi qui suis douce ! J’aiété bien punie puisque je n’ai pu voir monenfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sanspenser à lui ! J’ai voulu être oubliée, et, je l’aiété. Personne n’a pensé à moi. On m’a cruemorte, et cependant j’ai bien des fois voulu toutquitter pour venir passer un jour ici, voir monpetit.

— Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le !

Catherine aperçut Benjamin et fut prisecomme d’un frisson de fièvre.

— Benjamin, dit madame Graslin, viensembrasser ta mère.

— Ma mère ? s’écria Benjamin surpris. Ilsauta au cou de Catherine, qui le serra sur elleavec une force sauvage. Mais l’enfant luiéchappa et se sauva en criant : — Je vais lequérir.

Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherinequi défaillait, aperçut alors monsieur Bonnet, etne put s’empêcher de rougir en recevant de sonconfesseur un regard perçant qui lisait dans soncœur.

— J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle entremblant, que vous ferez promptement lemariage de Catherine et de Farrabesche. Nereconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, monenfant ? il vous dira que Farrabesche, depuis sonretour, s’est conduit en honnête homme, il al’estime de tout le pays, et s’il est au monde unendroit où vous puissiez vivre heureux etconsidérés, c’est à Montégnac. Vous y ferez,Dieu aidant, votre fortune, car vous serez mesfermiers. Farrabesche est redevenu citoyen.

— Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.

En ce moment, Farrabesche arriva traîné parson fils ; il resta pâle et sans parole en présencede Catherine et de madame Graslin. Il devinaitcombien la bienfaisance de l’une avait été activeet tout ce que l’autre avait dû souffrir pourn’être pas venue. Véronique emmena le curé,qui, de son côté, voulait l’emmener. Dès qu’ils setrouvèrent assez loin pour n’être pas entendus,monsieur Bonnet regarda fixement sa pénitenteet la vit rougissant, elle baissa les yeux commeune coupable.

— Vous dégradez le bien, lui dit-ilsévèrement.

— Et comment ? répondit-elle en relevant latête.

— Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, estune passion aussi supérieure à l’amour, quel’humanité, madame, est supérieure à lacréature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par laseule force et avec la naïveté de la vertu. Vousretombez de toute la grandeur de l’humanité auculte d’une seule créature ! Votre bienfaisanceenvers Farrabesche et Catherine comporte dessouvenirs et des arrière-pensées qui en ôtent lemérite aux yeux de Dieu. Arrachez vous-mêmede votre cœur les restes du javelot qu’y a plantél’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos

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actions de leur valeur. Arriverez-vous donc enfinà cette sainte ignorance du bien que vous faites,et qui est la grâce suprême des actionshumaines ?

Madame Graslin s’était retournée afind’essuyer ses yeux, dont les larmes disaient aucuré que sa parole attaquait quelque endroitsaignant du cœur où son doigt fouillait une plaiemal fermée. Farrabesche, Catherine et Benjaminvinrent pour remercier leur bienfaitrice ; maiselle leur fit signe de s’éloigner, et de la laisseravec monsieur Bonnet.

— Voyez comme je les chagrine, lui dit-elleen les lui montrant attristés, et le curé, dontl’âme était tendre, leur fit alors signe de revenir.— Soyez, leur dit-elle, complétement heureux ;voici l’ordonnance qui vous rend tous vos droitsde citoyen et vous exempte des formalités quivous humiliaient, ajouta-t-elle en tendant àFarrabesche un papier qu’elle gardait à sa main.

Farrabesche baisa respectueusement la mainde Véronique et la regarda d’un œil à la foistendre et soumis, calme et dévoué que rien nedevait altérer, comme celui du chien fidèle pourson maître.

— Si Jacques a souffert, madame, ditCatherine, dont les beaux yeux souriaient,j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheurqu’il a eu de peine ; car, quoi qu’il ait fait, iln’est pas méchant.

Madame Graslin détourna la tête, elleparaissait brisée par l’aspect de cette famillealors heureuse, et monsieur Bonnet la quittapour aller à l’église, où elle se traîna sur le brasde monsieur Grossetête.

Après le déjeuner, tous allèrent assister àl’ouverture des travaux, que vinrent voir aussitous les vieux de Montégnac. De la rampe surlaquelle montait l’avenue du château, monsieurGrossetête et monsieur Bonnet, entre lesquelsétait Véronique, purent apercevoir la dispositiondes quatre premiers chemins que l’on ouvrit, etqui servirent de dépôt aux pierres ramassées.Cinq terrassiers rejetaient les bonnes terres au

bord des champs, en déblayant un espace dedix-huit pieds, la largeur de chaque chemin. Dechaque côté, quatre hommes, occupés à creuserle fossé, en mettaient aussi la bonne terre sur lechamp en forme de berge. Derrière eux, àmesure que cette berge avançait, deux hommesy pratiquaient des trous et y plantaient desarbres. Dans chaque pièce, trente indigentsvalides, vingt femmes et quarante filles ouenfants, en tout quatre-vingt-dix personnes,ramassaient les pierres que des ouvriersmétraient le long des berges afin de constater laquantité produite par chaque groupe. Ainsi tousles travaux marchaient de front et allaientrapidement, avec des ouvriers choisis et pleinsd’ardeur. Grossetête promit à madame Graslinde lui envoyer des arbres et d’en demander pourelle à ses amis. Évidemment, les pépinières duchâteau ne suffiraient pas à de si nombreusesplantations. Vers la fin de la journée qui devaitse terminer par un grand dîner au château,Farrabesche pria madame Graslin de luiaccorder un moment d’audience.

— Madame, lui dit-il en se présentant avecCatherine, vous avez eu la bonté de mepromettre la ferme du château. En m’accordantune pareille faveur, votre intention est de medonner une occasion de fortune ; mais Catherinea sur notre avenir des idées que je viens voussoumettre. Si je fais fortune, il y aura desjaloux, un mot est bientôt dit, je puis avoir desdésagréments, je les craindrais, et d’ailleursCatherine serait toujours inquiète ; enfin levoisinage du monde ne nous convient pas. Jeviens donc vous demander simplement de nousdonner à ferme les terres situées au débouché duGabou sur les communaux, avec une petitepartie de bois au revers de la Roche-Vive. Vousaurez là, vers juillet, beaucoup d’ouvriers, il seradonc alors facile de bâtir une ferme dans unesituation favorable, sur une éminence. Nous yserons heureux. Je ferai venir Guépin. Monpauvre libéré travaillera comme un cheval, je lemarierai peut-être. Mon garçon n’est pas unfainéant, personne ne viendra nous regarderdans le blanc des yeux, nous coloniserons ce coin

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de terre, et je mettrai mon ambition à vous yfaire une fameuse ferme. D’ailleurs, j’ai à vousproposer pour fermier de votre grande ferme uncousin de Catherine qui a de la fortune, et quisera plus capable que moi de conduire unemachine aussi considérable que cette ferme-là.S’il plaît à Dieu que votre entreprise réussisse,vous aurez dans cinq ans d’ici entre cinq à sixmille bêtes à cornes ou chevaux sur la plainequ’on défriche, et il faudra certes une forte têtepour s’y reconnaître.

Madame Graslin accorda la demande deFarrabesche en rendant justice au bon sens quila lui dictait.

Depuis l’ouverture des travaux de la plaine,la vie de madame Graslin prit la régularitéd’une vie de campagne. Le matin, elle allaitentendre la messe, elle prenait soin de son fils,qu’elle idolâtrait, et venait voir ses travailleurs.Après son dîner, elle recevait ses amis deMontégnac dans son petit salon, situé aupremier étage du pavillon de l’horloge. Elleapprit à Roubaud, à Clousier et au curé lewhist, que savait Gérard. Après la partie, versneuf heures, chacun rentrait chez soi. Cette viedouce eut pour seuls événements le succès dechaque partie de la grande entreprise. Au moisde juin, le torrent du Gabou étant à sec,monsieur Gérard s’installa dans la maison dugarde. Farrabesche avait déjà fait bâtir sa fermedu Gabou. Cinquante maçons, revenus de Paris,réunirent les deux montagnes par une muraillede vingt pieds d’épaisseur, fondée à douze piedsde profondeur sur un massif en béton. Lamuraille, d’environ soixante pieds d’élévation,allait en diminuant, elle n’avait plus que dixpieds à son couronnement. Gérard y adossa, ducôté de la vallée, un talus en béton, de douzepieds à sa base. Du côté des communaux, untalus semblable recouvert de quelques pieds deterre végétale appuya ce formidable ouvrage,que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieurménagea, en cas de pluies trop abondantes, undéversoir à une hauteur convenable. Lamaçonnerie fut poussée dans chaque montagnejusqu’au tuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau

ne trouvât aucune issue par les côtés. Cebarrage fut terminé vers le milieu du moisd’août. En même temps, Gérard prépara troiscanaux dans les trois principaux vallons, etaucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre deses devis. Ainsi la ferme du château put êtreachevée. Les travaux d’irrigation dans la plaineconduits par Fresquin correspondaient au canaltracé par la nature au bas de la chaîne desmontagnes du côté de la plaine, et d’oùpartirent les rigoles d’arrosement. Des vannesfurent adaptées aux fossés que l’abondance descailloux avait permis d’empierrer, afin de tenirdans la plaine les eaux à des niveauxconvenables.

Tous les dimanches après la messe,Véronique, l’ingénieur, le curé, le médecin, lemaire descendaient par le parc et allaient y voirle mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834fut très-pluvieux. L’eau des trois sources quiavaient été dirigées vers le torrent et l’eau despluies convertirent la vallée du Gabou en troisétangs, étagés avec prévoyance afin de créer uneréserve pour les grandes sécheresses. Auxendroits où la vallée s’élargissait, Gérard avaitprofité de quelques monticules pour en faire desîles qui furent plantées en arbres variés. Cettevaste opération changea complétement lepaysage ; mais il fallait cinq ou six années pourqu’il eût sa vraie physionomie. « — Le paysétait tout nu, disait Farrabesche, et Madamevient de l’habiller. »

Depuis ces grands changements, Véroniquefut appelée madame dans toute la contrée.Quand les pluies cessèrent, au mois de juin1834, on essaya les irrigations dans la partie deprairies ensemencées, dont la jeune verdure ainsinourrie offrit les qualités supérieuresdes marcitide l’Italie et des prairies suisses. Lesystème d’arrosement, modelé sur celui desfermes de la Lombardie, mouillait également leterrain, dont la surface était unie comme untapis. Le nitre des neiges, en dissolution dansces eaux, contribua sans doute beaucoup à laqualité de l’herbe. L’ingénieur espéra trouverdans les produits quelque analogie avec ceux de

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la Suisse, pour qui cette substance est, commeon le sait, une source intarissable de richesses.Les plantations sur les bords des chemins,suffisamment humectées par l’eau qu’on laissadans les fossés, firent de rapides progrès. Aussi,en 1838, cinq ans après l’entreprise de madameGraslin à Montégnac, la plaine inculte, jugéeinfertile par vingt générations, était-elle verte,productive et entièrement plantée. Gérard yavait bâti cinq fermes de mille arpents chacune,sans compter le grand établissement du château.La ferme de Gérard, celle de Grossetête et cellede Fresquin, qui recevaient le trop-plein deseaux des domaines de madame Graslin, furentélevées sur le même plan et régies par les mêmesméthodes. Gérard se construisit un charmantpavillon dans sa propriété. Quand tout futterminé, les habitants de Montégnac, sur laproposition du maire enchanté de donner sadémission, nommèrent Gérard maire de lacommune.

En 1840, le départ du premier troupeau debœufs envoyés par Montégnac sur les marchésde Paris, fut l’objet d’une fête champêtre. Lesfermes de la plaine élevaient de gros bétail etdes chevaux, car on avait généralement trouvé,par le nettoyage du terrain, sept pouces de terrevégétale que la dépouille annuelle des arbres, lesengrais apportés par le pacage des bestiaux, etsurtout l’eau de neige contenue dans le bassindu Gabou, devaient enrichir constamment. Cetteannée, madame Graslin jugea nécessaire dedonner un précepteur à son fils, qui avait onzeans ; elle ne voulait pas s’en séparer, et voulaitnéanmoins en faire un homme instruit. MonsieurBonnet écrivit au séminaire. Madame Graslin,de son côté, dit quelques mots de son désir et deses embarras à monseigneur Dutheil, nommérécemment archevêque. Ce fut une grande etsérieuse affaire que le choix d’un homme quidevait vivre pendant au moins neuf ans auchâteau. Gérard s’était déjà offert à montrer lesmathématiques à son ami Francis ; mais il étaitimpossible de remplacer un précepteur, et cechoix à faire épouvantait d’autant plus madameGraslin, qu’elle sentait chanceler sa santé. Plus

les prospérités de son cher Montégnaccroissaient, plus elle redoublait les austéritéssecrètes de sa vie. Monseigneur Dutheil, avecqui elle correspondait toujours, lui trouval’homme qu’elle souhaitait. Il envoya de sondiocèse un jeune professeur de vingt-cinq ans,nommé Ruffin, un esprit qui avait pour vocationl’enseignement particulier ; ses connaissancesétaient vastes ; il avait une âme d’une excessivesensibilité qui n’excluait pas la sévériténécessaire à qui veut conduire un enfant ; chezlui, la piété ne nuisait en rien à la science ; enfinil était patient et d’un extérieur agréable.« C’est un vrai cadeau que je vous fais, machère fille, écrivit le prélat ; ce jeune homme estdigne de faire l’éducation d’un prince ; aussicompté-je que vous saurez lui assurer un sort,car il sera le père spirituel de votre fils. »

Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amisde madame Graslin, que son arrivée ne dérangearien aux différentes intimités qui se groupaientautour de cette idole dont les heures et lesmoments étaient pris par chacun avec une sortede jalousie.

L’année 1843 vit la prospérité de Montégnacs’accroître au delà de toutes les espérances. Laferme du Gabou rivalisait avec les fermes de laplaine, et celle du château donnait l’exemple detoutes les améliorations. Les cinq autres fermes,dont le loyer progressif devait atteindre lasomme de trente mille francs pour chacune à ladouzième année du bail, donnaient alors en toutsoixante mille francs de revenu. Les fermiers, quicommençaient à recueillir le fruit de leurssacrifices et de ceux de madame Graslin,pouvaient alors amender les prairies de laplaine, où venaient des herbes de premièrequalité qui ne craignaient jamais la sécheresse.La ferme du Gabou paya joyeusement unpremier fermage de quatre mille francs. Pendantcette année, un homme de Montégnac établitune diligence allant du chef-lieud’arrondissement à Limoges. et qui partait tousles jours et de Limoges, et du chef-lieu. Leneveu de monsieur Clousier vendit son greffe etobtint la création d’une étude de notaire en sa

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faveur. L’administration nomma Fresquinpercepteur du canton. Le nouveau notaire sebâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac,planta des mûriers dans les terrains qui endépendaient, et fut l’adjoint de Gérard.L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçutun projet de nature à rendre colossale la fortunede madame Graslin, qui rentra cette année dansla possession des rentes engagées pour solder sonemprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, eny jetant les eaux surabondantes du Gabou. Cecanal, qui devait aller gagner la Vienne,permettrait d’exploiter les vingt mille arpentsde l’immense forêt de Montégnac,admirablement entretenue par Colorat, et qui,faute de moyens de transport, ne donnait aucunrevenu. On pouvait couper mille arpents parannée en aménageant à vingt ans, et dirigerainsi sur Limoges de précieux bois deconstruction. Tel était le projet de Graslin, quijadis avait peu écouté les plans du curérelativement à la plaine, et s’était beaucoupplus préoccupé de la canalisation de la petiterivière.

CHAPITRE V

VÉRONIQUE AU TOMBEAU

Au commencement de l’année suivante,malgré la contenance de madame Graslin, sesamis aperçurent en elle les symptômes avant-coureurs d’une mort prochaine. A toutes lesobservations de Roubaud, aux questions les plusingénieuses des plus clairvoyants, Véroniquefaisait la même réponse : « Elle se portait àmerveille. » Mais au printemps, elle alla visiterses forêts, ses fermes, ses belles prairies enmanifestant une joie enfantine qui dénotait enelle de tristes prévisions.

En se voyant forcé d’élever un petit mur enbéton depuis le barrage du Gabou jusqu’au parcde Montégnac, le long et au bas de la collinedite de la Corrèze, Gérard avait eu l’idéed’enfermer la forêt de Montégnac et de la réunirau parc. Madame Graslin affecta trente millefrancs par an à cet ouvrage, qui exigeait au

moins sept années, mais qui soustrairait cettebelle forêt aux droits qu’exerce l’Administrationsur les bois non clos des particuliers. Les troisétangs de la vallée du Gabou devaient alors setrouver dans le parc. Chacun de ces étangs,orgueilleusement appelés des lacs, avait son île.Cette année, Gérard avait préparé, d’accordavec Grossetête. une surprise à madame Graslinpour le jour de sa naissance. Il avait bâti dansla plus grande de ces îles, la seconde, une petitechartreuse assez rustique au dehors et d’uneparfaite élégance au dedans. L’ancien banquiertrempa dans cette conspiration, à laquellecoopérèrent Farrabesche, Fresquin, le neveu deClousier et la plupart des riches de Montégnac.Grossetête envoya un joli mobilier pour lachartreuse. Le clocher, copié sur celui de Vévay,faisait un charmant effet dans le paysage. Sixcanots, deux pour chaque étang, avaient étéconstruits, peints et gréés en secret pendantl’hiver par Farrabesche et Guépin, aidés ducharpentier de Montégnac. A la mi-mai donc,après le déjeuner que madame Graslin offrait àses amis, elle fut emmenée par eux à travers leparc, supérieurement dessiné par Gérard quidepuis cinq ans le soignait en architecte et ennaturaliste, vers la jolie prairie de la vallée duGabou, où, sur la rive du premier lac, flottaientles deux canots. Cette prairie, arrosée parquelques ruisseaux clairs, avait été prise au basdu bel amphithéâtre où commence la vallée duGabou. Les bois défrichés avec art et de manièreà produire les plus élégantes masses ou desdécoupures charmantes à l’œil, embrassaientcette prairie en y donnant un air de solitudedoux à l’âme. Gérard avait scrupuleusementrebâti sur une éminence ce chalet de la vallée deSion qui se trouve sur la route de Brigg et quetous les voyageurs admirent. On devait y logerles vaches et la laiterie du château. De lagalerie, on apercevait le paysage créé parl’ingénieur, et que ses lacs rendaient digne desplus jolis sites de la Suisse. Le jour étaitsuperbe. Au ciel bleu, pas un nuage ; à terre,mille accidents gracieux comme il s’en formedans ce beau mois de mai. Les arbres plantésdepuis dix ans sur les bords : saules pleureurs,

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saules marceau, des aulnes, des frênes, desblancs de Hollande, des peupliers d’Italie et deVirginie, des épines blanches et roses, desacacias, des bouleaux, tous sujets d’élite,disposés tous comme le voulait et le terrain etleur physionomie, retenaient dans leursfeuillages quelques vapeurs nées sur les eaux etqui ressemblaient à de légères fumées. La napped’eau, claire comme un miroir et calme commele ciel, réfléchissait les hautes masses vertes dela forêt, dont les cimes nettement dessinées dansla limpide atmosphère, contrastaient avec lesbocages d’en bas, enveloppés de leurs jolisvoiles. Les lacs, séparés par de fortes chaussées,montraient trois miroirs à reflets différents, dontles eaux s’écoulaient de l’un dans l’autre par demélodieuses cascades. Ces chaussées formaientdes chemins pour aller d’un bord à l’autre sansavoir à tourner la vallée. On apercevait duchalet, par une échappée, le steppe ingrat descommunaux crayeux et infertiles qui, vu dudernier balcon, ressemblait à la pleine mer, etqui contrastait avec la fraîche nature du lac etde ses bords. Quand Véronique vit la joie de sesamis qui lui tendaient la main pour la fairemonter dans la plus grande des embarcations,elle eut des larmes dans les yeux, et laissa nageren silence jusqu’au moment où elle aborda lapremière chaussée. En y montant pours’embarquer sur la seconde flotte, elle aperçutalors la Chartreuse et Grossetête assis sur unbanc avec toute sa famille.

— Ils veulent donc me faire regretter la vie ?dit-elle au curé.

— Nous voulons vous empêcher de mourir,répondit Clousier.

— On ne rend pas la vie aux morts, répliqua-t-elle.

Monsieur Bonnet jeta sur sa pénitente unregard sévère qui la fit rentrer en elle-même.

— Laissez-moi seulement prendre soin devotre santé, lui demanda Roubaud d’une voixdouce et suppliante, je suis certain de conserverà ce canton sa gloire vivante, et à tous nos amisle lien de leur vie commune.

Véronique baissa la tête et Gérard nagealentement vers l’île, au milieu de ce lac, le pluslarge des trois et où le bruit des eaux dupremier, alors trop plein, retentissait au loin endonnant une voix à ce délicieux paysage.

— Vous avez bien raison de me faire fairemes adieux à cette ravissante création, dit-elleen voyant la beauté des arbres tous si feuillusqu’ils cachaient les deux rives.

La seule désapprobation que ses amis sepermirent fut un morne silence, et Véronique,sur un nouveau regard de monsieur Bonnet,sauta légèrement à terre en prenant un air gaiqu’elle ne quitta plus. Redevenue châtelaine, ellefut charmante, et la famille Grossetête reconnuten elle la belle madame Graslin des anciensjours. « — Assurément, elle pouvait vivreencore ! » lui dit sa mère à l’oreille. Dans cebeau jour de fête, au milieu de cette sublimecréation opérée avec les seules ressources de lanature, rien ne semblait devoir blesserVéronique, et cependant elle y reçut son coup degrâce. On devait revenir sur les neuf heures parles prairies, dont les chemins, tous aussi beauxque des routes anglaises ou italiennes, faisaientl’orgueil de l’ingénieur. L’abondance du caillou,mis de côté par masses lors du nettoyage de laplaine, permettait de si bien les entretenir, quedepuis cinq ans, elles s’étaient en quelque sortemacadamisées. Les voitures stationnaient audébouché du dernier vallon du côté de la plaine,presque au bas de la Roche-Vive. Les attelages,tous composés de chevaux élevés à Montégnac,étaient les premiers élèves susceptibles d’êtrevendus, le directeur du haras en avait faitdresser une dizaine pour les écuries du château,et leur essai faisait partie du programme de lafête. A la calèche de madame Graslin, unprésent de Grossetête, piaffaient les quatre plusbeaux chevaux harnachés avec simplicité. Aprèsle dîner, la joyeuse compagnie alla prendre lecafé dans un petit kiosque en bois, copié surl’un de ceux du Bosphore et situé à la pointe del’île d’où la vue plongeait sur le dernier étang.La maison de Colorat, car le garde, incapable deremplir des fonctions aussi difficiles que celles

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de garde-général de Montégnac, avait eu lasuccession de Farrabesche, et l’ancienne maisonrestaurée formait une des fabriques de cepaysage, terminé par le grand barrage du Gabouqui arrêtait délicieusement les regards sur unemasse de végétation riche et vigoureuse.

De là, madame Graslin crut voir son filsFrancis aux environs de la pépinière due àFarrabesche ; elle le chercha du regard, ne letrouva pas, et monsieur Ruffin le lui montrajouant en effet, le long des bords, avec lesenfants des petites-filles de Grossetête.Véronique craignit quelque accident. Sansécouter personne, elle descendit le kiosque,sauta dans une des chaloupes, se fit débarquersur la chaussée et courut chercher son fils. Cepetit incident fut cause du départ. Le vénérabletrisaïeul Grossetête proposa le premier d’aller sepromener dans le beau sentier qui longeait lesdeux derniers lacs en suivant les caprices de cesol montagneux. Madame Graslin aperçut deloin Francis dans les bras d’une femme en deuil.A en juger par la forme du chapeau, par lacoupe des vêtements, cette femme devait êtreune étrangère. Véronique effrayée appela sonfils, qui revint.

— Qui est cette femme ? demanda-t-elle auxenfants, et pourquoi Francis vous a-t-il quittés ?

— Cette dame l’a appelé par son nom, ditune petite fille.

En ce moment, la Sauviat et Gérard, quiavaient devancé toute la compagnie, arrivèrent.

— Qui est cette femme, mon cher enfant ?dit madame Graslin à Francis.

— Je ne la connais pas, dit l’enfant, mais iln’y a que toi et ma grand’mère quim’embrassiez ainsi. Elle a pleuré, dit-il à l’oreillede sa mère.

— Voulez-vous que je coure après elle ? ditGérard.

— Non, lui répondit madame Graslin avecune brusquerie qui n’était pas dans seshabitudes.

Par une délicatesse qui fut appréciée deVéronique, Gérard emmena les enfants, et allaau-devant de tout le monde en laissant laSauviat, madame Graslin et Francis seuls.

— Que t’a-t-elle dit ? demanda la Sauviat àson petit-fils.

— Je ne sais pas, elle ne me parlait pasfrançais.

— Tu n’as rien entendu ? dit Véronique.

— Ah ! elle a dit à plusieurs reprises, et voilàpourquoi j’ai pu le retenir : dear brother !

Véronique prit le bras de sa mère, et gardason fils à la main ; mais elle fit à peine quelquespas, ses forces l’abandonnèrent.

— Qu’a-t-elle ? qu’est-il arrivé ? demanda-t-on à la Sauviat.

— Oh ! ma fille est en danger, dit d’une voixgutturale et profonde la vieille Auvergnate.

Il fallut porter madame Graslin dans savoiture ; elle voulut qu’Aline y montât avecFrancis et désigna Gérard pour l’accompagner.

— Vous êtes allé, je crois, en Angleterre ? luidit-elle quand elle eut recouvré ses esprits, etvous savez l’anglais. Que signifient cesmots :dear brother ?

— Qui ne le sait ? s’écria Gérard. Ça veutdire : cher frère !

Véronique échangea avec Aline et avec laSauviat un regard qui les fit frémir ; mais ellescontinrent leurs émotions. Les cris de joie detous ceux qui assistaient au départ des voitures,les pompes du soleil couchant dans les prairies,la parfaite allure des chevaux, les rires de sesamis qui suivaient, le galop que faisaientprendre à leurs montures ceux quil’accompagnaient à cheval, rien ne tira madameGraslin de sa torpeur ; sa mère fit alors hâter lecocher, et leur voiture arriva la première auchâteau. Quand la compagnie y fut réunie, onapprit que Véronique s’était renfermée chez elleet ne voulait voir personne.

— Je crains, dit Gérard à ses amis, que

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madame Graslin n’ait reçu quelque coupmortel...

— Où ? comment ? lui demanda-t-on.

— Au cœur, répondit Gérard.

Le surlendemain, Roubaud partit pourParis ; il avait trouvé madame Graslin sigrièvement atteinte, que, pour l’arracher à lamort, il allait réclamer les lumières et le secoursdu meilleur médecin de Paris. Mais Véroniquen’avait reçu Roubaud que pour mettre un termeaux importunités de sa mère et d’Aline, qui lasuppliaient de se soigner : elle se sentit frappéeà mort. Elle refusa de voir monsieur Bonnet, enlui faisant répondre qu’il n’était pas tempsencore. Quoique tous ses amis, venus de Limogespour sa fête, voulussent rester près d’elle, elleles pria de l’excuser si elle ne remplissait pas lesdevoirs de l’hospitalité ; mais elle désirait resterdans la plus profonde solitude. Après le brusquedépart de Roubaud, les hôtes du château deMontégnac retournèrent alors à Limoges, moinsdésappointés que désespérés, car tous ceux queGrossetête avait amenés adoraient Véronique.On se perdit en conjectures sur l’événement quiavait pu causer ce mystérieux désastre.

Un soir, deux jours après le départ de lanombreuse famille des Grossetête, Alineintroduisit Catherine dans l’appartement demadame Graslin. La Farrabesche resta clouée àl’aspect du changement qui s’était si subitementopéré chez sa maîtresse, à qui elle voyait unvisage presque décomposé.

— Mon Dieu ! madame, s’écria-t-elle, quelmal a fait cette pauvre fille ! Si nous avions pule prévoir, Farrabesche et moi nous ne l’aurionsjamais reçue ; elle vient d’apprendre quemadame est malade, et m’envoie dire à madameSauviat qu’elle désire lui parler.

— Ici ! s’écria Véronique. Enfin où est-elle ?

— Mon mari l’a conduite au chalet.

— C’est bien, répondit madame Graslin,laissez-nous, et dites à Farrabesche de se retirer.Annoncez à cette dame que ma mère ira la voir,

et qu’elle attende.

Quand la nuit fut venue, Véronique, appuyéesur sa mère, chemina lentement à travers le parcjusqu’au chalet. La lune brillait de tout sonéclat, l’air était doux, et les deux femmes,visiblement émues, recevaient en quelque sortedes encouragements de la nature. La Sauviats’arrêtait de moments en moments, et faisaitreposer sa fille, dont les souffrances furent sipoignantes, que Véronique ne put atteindre quevers minuit au sentier qui descendait des boisdans la prairie en pente, où brillait le toitargenté du chalet. La lueur de la lune donnait àla surface des eaux calmes la couleur des perles.Les bruits menus de la nuit, si retentissantsdans le silence, formaient une harmonie suave.Véronique se posa sur le banc du chalet, aumilieu du beau spectacle de cette nuit étoilée.Le murmure de deux voix, et le bruit produitsur le sable par les pas de deux personnesencore éloignées, furent apportés par l’eau, qui,dans le silence, traduit les sons aussi fidèlementqu’elle reflète les objets dans le calme.Véronique reconnut à sa douceur exquisel’organe du curé, le frôlement de la soutane, etle cri d’une étoffe de soie qui devait être unerobe de femme.

— Entrons, dit-elle à sa mère.

La Sauviat et Véronique s’assirent sur unecrèche dans la salle basse destinée à être uneétable.

— Mon enfant, disait le curé, je ne vousblâme point, vous êtes excusable, mais vouspouvez être la cause d’un malheur irréparable,car elle est l’âme de ce pays.

— Oh ! monsieur, je m’en irai dès ce soir,répondit l’étrangère ; mais je puis vous le dire,quitter encore une fois mon pays, ce seramourir. Si j’étais restée une journée de plusdans cet horrible New-York et aux États-Unis,où il n’y a ni espérance, ni foi, ni charité, jeserais morte sans avoir été malade. L’air que jerespirais me faisait mal dans la poitrine, lesaliments ne m’y nourrissaient plus, je mouraisen paraissant pleine de vie et de santé. Ma

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

souffrance a cessé dès que j’ai eu le pied sur levaisseau : j’ai cru être en France. Oh ! monsieur,j’ai vu périr de chagrin ma mère et une de mesbelles-sœurs. Enfin, mon grand-père Tascheronet ma grand-mère sont morts, morts, mon chermonsieur Bonnet, malgré les prospérités inouïesde Tascheronville. Oui, mon père a fondé unvillage dans l’État de l’Ohio. Ce village estdevenu presque une ville, et le tiers des terresqui en dépendent sont cultivées par notrefamille, que Dieu a constamment protégée : noscultures ont réussi, nos produits sontmagnifiques, et nous sommes riches. Aussiavons-nous pu bâtir une église catholique, laville est catholique, nous n’y souffrons pointd’autres cultes, et nous espérons convertir parnotre exemple les mille sectes qui nousentourent. La vraie religion est en minorité dansce triste pays d’argent et d’intérêts où l’âme afroid. Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôtque de faire le moindre tort et causer la pluslégère peine à la mère de notre cher Francis.Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moipendant cette nuit au presbytère, et que jepuisse prier sur sa tombe, qui m’a seule attiréeici ; car à mesure que je me rapprochais del’endroit où il est, je me sentais toute autre.Non, je ne croyais pas être si heureuse ici !...

— Eh ! bien, dit le curé, partons, venez. Siquelque jour vous pouviez revenir sansinconvénients, je vous écrirai, Denise ; maispeut-être cette visite à votre pays vouspermettra-t-elle de demeurer là-bas sanssouffrir...

— Quitter ce pays, qui maintenant est sibeau ! Voyez donc ce que madame Graslin a faitdu Gabou ? dit-elle en montrant le lac éclairépar la lune. Enfin, tous ces domaines seront ànotre cher Francis !

— Vous ne partirez pas, Denise, dit madameGraslin en se montrant à la porte de l’étable.

La sœur de Jean-François Tascheron joignitles mains à l’aspect du spectre qui lui parlait.En ce moment, la pâle Véronique, éclairée par lalune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur

les ténèbres de la porte ouverte de l’étable. Sesyeux brillaient comme deux étoiles.

— Non, ma fille, vous ne quitterez pas lepays que vous êtes venue revoir de si loin, etvous y serez heureuse ; ou Dieu refuserait deseconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doutevous envoie !

Elle prit par la main Denise étonnée, etl’emmena par un sentier vers l’autre rive du lac,en laissant sa mère et le curé qui s’assirent surle banc.

— Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit laSauviat.

Quelques instants après, Véronique revintseule, et fut reconduite au château par sa mèreet par le curé. Sans doute elle avait conçuquelque projet qui voulait le mystère, carpersonne dans le pays ne vit Denise etn’entendit parler d’elle. En reprenant le lit,madame Graslin ne le quitta plus ; elle allachaque jour plus mal, et parut contrariée de nepouvoir se lever, en essayant à plusieursreprises, mais en vain, de se promener dans leparc. Cependant, quelques jours après cettescène, an commencement du mois de juin, ellefit dans la matinée un effort violent sur elle-même, se leva, voulut s’habiller et se parercomme pour un jour de fête ; elle pria Gérardde lui donner le bras, car ses amis venaient tousles jours savoir de ses nouvelles ; et quand Alinedit que sa maîtresse voulait se promener, tousaccoururent au château. Madame Graslin, quiavait réuni toutes ses forces, les épuisa pourfaire cette promenade. Elle accomplit son projetdans un paroxisme de volonté qui devait avoirune funeste réaction.

— Allons au chalet, et seuls, dit-elle àGérard d’une voix douce et en le regardant avecune sorte de coquetterie. Voici ma dernièreescapade, car j’ai rêvé cette nuit que lesmédecins arrivaient.

— Vous voulez voir vos bois ? dit Gérard.

— Pour la dernière fois, reprit-elle ; mais j’ai,lui dit-elle d’une voix insinuante, à vous y faire

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de singulières propositions.

Elle força Gérard à s’embarquer avec elle surle second lac, où elle se rendit à pied. Quandl’ingénieur, surpris de lui voir faire un pareiltrajet, fit mouvoir les rames, elle lui indiqua laChartreuse comme but du voyage.

— Mon ami, lui dit-elle après une longuepause pendant laquelle elle avait contemplé leciel, l’eau, les collines, les bords, j’ai la plusétrange demande à vous faire ; mais je vouscrois homme à m’obéir.

— En tout, sûr que vous ne pouvez rienvouloir que de bien, s’écria-t-il.

— Je veux vous marier, répondit-elle, et vousaccomplirez le vœu d’une mourante certaine defaire votre bonheur.

— Je suis trop laid, dit l’ingénieur.

— La personne est jolie, elle est jeune, elleveut vivre à Montégnac, et si vous l’épousez,vous contribuerez à me rendre doux mesderniers moments. Qu’il ne soit pas entre nousquestion de ses qualités, je vous la donne pourune créature d’élite ; et, comme en fait degrâces, de jeunesse, de beauté, la première vuesuffit, nous l’allons voir à la Chartreuse. Auretour, vous me direz un non ou un oui sérieux.

Après cette confidence, l’ingénieur accéléra lemouvement des rames, ce qui fit souriremadame Graslin. Denise, qui vivait cachée àtous les regards dans la Chartreuse, reconnutmadame Graslin et s’empressa d’ouvrir.Véronique et Gérard entrèrent. La pauvre fillene put s’empêcher de rougir en rencontrant leregard de l’ingénieur, qui fut agréablementsurpris par la beauté de Denise.

— La Curieux ne vous a laissé manquer derien ? lui demanda Véronique.

— Voyez, madame, dit-elle en lui montrant ledéjeuner.

— Voici monsieur Gérard de qui je vous aiparlé, reprit Véronique, il sera le tuteur de monfils, et, après ma mort, vous demeurerezensemble au château jusqu’à sa majorité.

— Oh ! madame, ne parlez pas ainsi.

— Mais regardez-moi, mon enfant, dit-elle àDenise, à qui elle vit aussitôt des larmes dansles yeux. — Elle vient de New-York, dit-elle àGérard.

Ce fut une manière de mettre le couple enrapport. Gérard fit des questions à Denise, etVéronique les laissa causer en allant regarder ledernier lac du Gabou. Vers six heures, Gérard etVéronique revenaient en bateau vers le chalet.

— Eh ! bien ? dit-elle en regardant son ami.

— Vous avez ma parole.

— Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devez pas ignorer la circonstancecruelle qui a fait quitter le pays à cette pauvreenfant, ramenée ici par la nostalgie.

— Une faute ?

— Oh ! non, dit Véronique, vous laprésenterais-je ? Elle est la sœur d’un ouvrierqui a péri sur l’échafaud...

— Ah ! Tascheron, reprit-il, l’assassin dupère Pingret...

— Oui, elle est la sœur d’un assassin, répétamadame Graslin avec une profonde ironie, vouspouvez reprendre votre parole.

Elle n’acheva pas, Gérard fut obligé de laporter sur le banc du chalet où elle resta sansconnaissance pendant quelques instants. Elletrouva Gérard à ses genoux qui lui dit quandelle rouvrit les yeux : — J’épouserai Denise !

Madame Graslin releva Gérard, lui prit latête, le baisa sur le front ; et, en le voyantétonné de ce remerciement, Véronique lui serrala main et lui dit : — Vous saurez bientôt lemot de cette énigme. Tâchons de regagner laterrasse où nous retrouverons nos amis ; il estbien tard, je suis bien faible, et néanmoins jeveux faire de loin mes adieux à cette chèreplaine !

Quoique la journée eût été d’uneinsupportable chaleur, les orages qui pendantcette année dévastèrent une partie de l’Europe

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

et de la France, mais qui respectèrent leLimousin, avaient eu lieu dans le bassin de laLoire, et l’air commençait à fraîchir. Le cielétait alors si pur que l’œil saisissait les moindresdétails à l’horizon. Quelle parole peut peindre ledélicieux concert que produisaient les bruitsétouffés du bourg animé par les travailleurs àleur retour des champs ? Cette scène, pour êtrebien rendue, exige à la fois un grand paysagisteet un peintre de la figure humaine. N’y a-t-ilpas en effet dans la lassitude de la nature etdans celle de l’homme une entente curieuse etdifficile à rendre ? La chaleur attiédie d’un jourcaniculaire et la raréfaction de l’air donnentalors au moindre bruit fait par les êtres toute sasignification. Les femmes assises à leurs portesen attendant leurs hommes qui souventramènent les enfants, babillent entre elles ettravaillent encore. Les toits laissent échapperdes fumées qui annoncent le dernier repas dujour, le plus gai pour les paysans : après, ilsdormiront. Le mouvement exprime alors lespensées heureuses et tranquilles de ceux qui ontachevé leur journée. On entend des chants dontle caractère est bien certainement différent deceux du matin. En ceci, les villageois imitent lesoiseaux, dont les gazouillements, le soir, neressemblent en rien à leurs cris vers l’aube. Lanature entière chante un hymne au repos,comme elle chante au lever du soleil un hymned’allégresse. Les moindres actions des êtresanimés semblent se teindre alors des douces etharmonieuses couleurs que le couchant jette surles campagnes et qui prêtent au sable deschemins un caractère placide. Si quelqu’un osaitnier l’influence de cette heure, la plus belle dujour, les fleurs le démentiraient en l’enivrant deleurs plus pénétrants parfums, qu’elles exhalentalors et mêlent aux cris les plus tendres desinsectes, aux amoureux murmures des oiseaux.Les traînes qui sillonnent la plaine au delà dubourg s’étaient voilées de vapeurs fines etlégères. Dans les grandes prairies que partage lechemin départemental, alors ombragé depeupliers, d’acacias et de vernis du Japon,également entre-mêlés, tous si bien venus qu’ilsdonnaient déjà de l’ombrage, on apercevait les

immenses et célèbres troupeaux de haut bétail,parsemés, groupés, les uns ruminant, les autrespaissant encore. Les hommes, les femmes, lesenfants achevaient les plus jolis travaux de lacampagne, ceux de la fenaison. L’air du soir,animé par la subite fraîcheur des orages,apportait les nourrissantes senteurs des herbescoupées et des bottes de foin faites. Lesmoindres accidents de ce beau panorama sevoyaient parfaitement : et ceux, qui craignantl’orage, achevaient en toute hâte des meulesautour desquelles les faneuses accouraient avecdes fourches chargées, et ceux qui remplissaientles charrettes au milieu des botteleurs, et ceuxqui, dans le lointain, fauchaient encore, et cellesqui retournaient les longues lignes d’herbesabattues comme des hachures sur les prés pourles faner, et celles qui se pressaient de les mettreen maquets. On entendait les rires de ceux quijouaient, mêlés aux cris des enfants qui sepoussaient sur les tas de foin. On distinguait lesjupes roses, ou rouges, ou bleues, les fichus, lesjambes nues, les bras des femmes parées toutesde ces chapeaux de paille commune à grandsbords, et les chemises des hommes, presque tousen pantalons blancs. Les derniers rayons dusoleil poudroyaient à travers les longues lignesdes peupliers plantés le long des rigoles quidivisent la plaine en prairies inégales, etcaressaient les groupes composés de chevaux, decharrettes, d’hommes, de femmes, d’enfants etde bestiaux. Les gardeurs de bœufs, les bergèrescommençaient à réunir leurs troupeaux en lesappelant au son de cornets rustiques. Cettescène était à la fois bruyante et silencieuse,singulière antithèse qui n’étonnera que les gensà qui les splendeurs de la campagne sontinconnues. Soit d’un côté du bourg, soit del’autre, des convois de vert fourrage sesuccédaient. Ce spectacle avait je ne sais quoid’engourdissant. Aussi Véronique allait-ellesilencieuse, entre Gérard et le curé. Quand unebrèche faite par une rue champêtre entre lesmaisons étagées au-dessous de cette terrasse, dupresbytère et de l’église, permettait au regard deplonger dans la grande rue de Montégnac,Gérard et monsieur Bonnet apercevaient les

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yeux des femmes, des hommes, des enfants,enfin tous les groupes tournés vers eux, etsuivant, plus particulièrement sans doute,madame Graslin. Combien de tendresses, dereconnaissances exprimées par les attitudes ! Dequelles bénédictions Véronique n’était-elle paschargée ! Avec quelle religieuse attention cestrois bienfaiteurs de tout un pays n’étaient-ilspas contemplés ! L’homme ajoutait donc unhymne de reconnaissance à tous les chants dusoir. Mais si madame Graslin marchait les yeuxattachés sur ces longues et magnifiques nappesvertes, sa création la plus chérie, le prêtre et lemaire ne cessaient de regarder les groupes d’enbas, il était impossible de se méprendre àl’expression : la douleur, la mélancolie, lesregrets mêlés d’espérances s’y peignaient.Personne à Montégnac n’ignorait que monsieurRoubaud était allé chercher des gens de scienceà Paris, et que la bienfaitrice de ce cantonatteignait au terme d’une maladie mortelle.Dans tous les marchés, à dix lieues à la ronde,les paysans demandaient à ceux de Montégnac :— « Comment va votre bourgeoise ? » Ainsi lagrande idée de la mort planait sur ce pays, aumilieu de ce tableau champêtre. De loin, dans laprairie, plus d’un faucheur en repassant sa faux,plus d’une jeune fille, le bras posé sur safourche, plus d’un fermier du haut de sa meule,en apercevant madame Graslin, restait pensif,examinant cette grande femme, la gloire de laCorrèze, et cherchant dans ce qu’il pouvait voirun indice de favorable augure, ou regardantpour l’admirer, poussé par un sentiment quil’emportait sur le travail. « — Elle se promène,elle va donc mieux ! » Ce mot si simple était surtoutes les lèvres. La mère de madame Graslin,assise sur le banc en fer creux que Véroniqueavait fait mettre au bout de sa terrasse, àl’angle d’où la vue plongeait sur le cimetière àtravers la balustrade, étudiait les mouvementsde sa fille ; elle la regardait marchant, etquelques larmes roulaient dans ses yeux. Initiéeaux efforts de ce courage surhumain, elle savaitque Véronique en ce moment souffrait déjà lesdouleurs d’une horrible agonie, et se tenait ainsidebout par une héroïque volonté. Ces larmes,

presque rouges, qui firent leur chemin sur cevisage septuagénaire, hâlé, ridé, dont leparchemin ne paraissait devoir plier sous aucuneémotion, excitèrent celles du jeune Graslin, quemonsieur Ruffin tenait entre ses jambes.

— Qu’as-tu, mon enfant ? lui dit vivementson précepteur.

— Ma grand’mère pleure, répondit-il.

Monsieur Ruffin, dont les yeux étaient arrêtéssur madame Graslin qui venait à eux, regarda lamère Sauviat, et reçut une vive atteinte àl’aspect de cette vieille tête de matrone romainepétrifiée par la douleur et humectée de larmes.

— Madame, pourquoi ne l’avez-vous pasempêchée de sortir ? dit le précepteur à cettevieille mère que sa douleur muette rendaitauguste et sacrée.

Pendant que Véronique venait d’un pasmajestueux par une démarche d’une admirableélégance, la Sauviat, poussée par le désespoir desurvivre à sa fille, laissa échapper le secret debien des choses qui excitaient la curiosité.

— Marcher, s’écria-t-elle, et porter unaffreux cilice de crin qui lui fait de continuellespiqûres sur la peau !

Cette parole glaça le jeune homme, quin’avait pu demeurer insensible à la grâce exquisedes mouvements de Véronique, et qui frémit enpensant à l’horrible et constant empire quel’âme avait dû conquérir sur le corps. LaParisienne la plus renommée pour l’aisance desa tournure, pour son maintien et sa démarche,eût été vaincue peut-être en ce moment parVéronique.

— Elle le porte depuis treize ans, elle l’a misaprès avoir achevé la nourriture du petit, dit lavieille en montrant le jeune Graslin. Elle a faitdes miracles ici ; mais si l’on connaissait sa vie,elle pourrait être canonisée. Depuis qu’elle estici, personne ne l’a vue mangeant, savez-vouspourquoi ? Aline lui apporte trois fois par jourun morceau de pain sec sur une grande terrinede cendre et des légumes cuits à l’eau, sans sel,

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

dans un plat de terre rouge, semblable à ceuxqui servent à donner la pâtée aux chiens ! Oui,voilà comment se nourrit celle qui a donné la vieà ce canton. Elle fait ses prières à genoux sur lebord de son cilice. Sans ces austérités, elle nesaurait avoir, dit-elle, l’air riant que vous luivoyez. Je vous dis cela, reprit la vieille à voixbasse, pour que vous le répétiez au médecin quemonsieur Roubaud est allé quérir à Paris. Enempêchant ma fille de continuer ses pénitences,peut-être la sauverait-on encore, quoique lamain de la Mort soit déjà sur sa tête. Voyez !Ah ! il faut que je sois bien forte pour avoirrésisté depuis quinze ans à toutes les choses !

Cette vieille femme prit la main de son petit-fils, la leva, se la passa sur le front, sur lesjoues, comme si cette main enfantine avait lepouvoir d’un baume réparateur ; puis elle y mitun baiser plein d’une affection dont le secretappartient aussi bien aux grand’mères qu’auxmères. Véronique était alors arrivée à quelquespas du banc en compagnie de Clousier, du curé,de Gérard. Éclairée par les lueurs douces ducouchant, elle resplendissait d’une horriblebeauté. Son front jaune sillonné de longues ridesamassées les unes au-dessus des autres, commedes nuages, révélaient une pensée fixe au milieude troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toutecouleur, entièrement blanche de la blancheurmate et olivâtre des plantes sans soleil, offraitalors des lignes maigres sans sécheresse, etportait les traces des grandes souffrancesphysiques produites par les douleurs morales.Elle combattait l’âme par le corps, etréciproquement. Elle était si complétementdétruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-mêmeque comme une vieille femme ressemble à sonportrait de jeune fille. L’expression ardente deses yeux annonçait l’empire despotique exercépar une volonté chrétienne sur le corps réduit àce que la religion veut qu’il soit. Chez cettefemme, l’âme entraînait la chair comme l’Achillede la poésie profane avait traîné Hector, elle laroulait victorieusement dans les cheminspierreux de la vie, elle l’avait fait tournerpendant quinze années autour de la Jérusalem

céleste où elle espérait entrer, non parsupercherie, mais au milieu d’acclamationstriomphales. Jamais aucun des solitaires quivécurent dans les secs et arides déserts africainsne fut plus maître de ses sens que ne l’étaitVéronique au milieu de ce magnifique château,dans ce pays opulent aux vues molles etvoluptueuses, sous le manteau protecteur decette immense forêt d’où la science, héritière dubâton de Moïse, avait fait jaillir l’abondance, laprospérité, le bonheur pour toute une contrée.Elle contemplait les résultats de douze ans depatience, œuvre qui eût fait l’orgueil d’unhomme supérieur, avec la douce modestie que lepinceau du Panormo a mise sur le sublimevisage de sa Chasteté chrétienne caressant lacéleste licorne. La religieuse châtelaine, dont lesilence était respecté par ses deux compagnonsen lui voyant les yeux arrêtés sur les immensesplaines autrefois arides et maintenant fécondes,allait les bras croisés, les yeux fixés à l’horizonsur la route.

Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de samère, qui la contemplait comme la mère duChrist a dû regarder son fils en croix, elle levala main, et montra l’embranchement du cheminde Montégnac sur la grande route.

— Voyez-vous, dit-elle en souriant, cettecalèche attelée de quatre chevaux de poste ?voilà monsieur Roubaud qui revient. Noussaurons bientôt combien il me reste d’heures àvivre.

— D’heures ! dit Gérard.

— Ne vous ai-je pas dit que je faisais madernière promenade ? répliqua-t-elle à Gérard.Ne suis-je pas venue pour contempler unedernière fois ce beau spectacle dans toute sasplendeur ? Elle montra tour à tour le bourg,dont en ce moment la population entière étaitgroupée sur la place de l’église, puis les bellesprairies illuminées par les derniers rayons dusoleil. — Ah ! reprit-elle, laissez-moi voir unebénédiction de Dieu dans l’étrange dispositionatmosphérique à laquelle nous avons dû laconservation de notre récolte. Autour de nous,

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les tempêtes, les pluies, la grêle, la foudre, ontfrappé sans relâche ni pitié. Le peuple penseainsi, pourquoi ne l’imiterais-je pas ? J’ai tantbesoin de trouver en ceci un bon augure pour cequi m’attend quand j’aurai fermé les yeux !L’enfant se leva, prit la main de sa mère et lamit sur ses cheveux. Véronique, attendrie par cemouvement plein d’éloquence, saisit son fils, etavec une force surnaturelle l’enleva, l’assit surson bras gauche comme s’il eût été encore à lamamelle, l’embrassa et lui dit : — Vois-tu cetteterre, mon fils ? continue, quand tu serashomme, les œuvres de ta mère.

— Il est un petit nombre d’êtres forts etprivilégiés auxquels il est permis de contemplerla mort face à face, d’avoir avec elle un longduel, et d’y déployer un courage, une habiletéqui frappent d’admiration ; vous nous offrez ceterrible spectacle, madame, dit le curé d’unevoix grave ; mais peut-être manquez-vous depitié pour nous, laissez-nous au moins espérerque vous vous trompez. Dieu permettra quevous acheviez tout ce que vous avez commencé.

— Je n’ai rien fait que par vous, mes amis,dit-elle. J’ai pu vous être utile, et je ne le suisplus. Tout est vert autour de nous, il n’y a plusrien ici de désolé que mon cœur. Vous le savez,mon cher curé, je ne puis trouver la paix et lepardon que là...

Elle étendit la main sur le cimetière. Ellen’en avait jamais autant dit depuis le jour deson arrivée où elle s’était trouvée mal à cetteplace. Le curé contempla sa pénitente, et lalongue habitude qu’il avait de la pénétrer lui fitcomprendre qu’il avait remporté dans cettesimple parole un nouveau triomphe. Véroniqueavait dû prendre horriblement sur elle-mêmepour rompre après ces douze années le silencepar un mot qui disait tant de choses. Aussi lecuré joignit-il les mains par un geste pleind’onction qui lui était familier, et regarda-t-ilavec une profonde émotion religieuse le groupeque formait cette famille dont tous les secretsavaient passé dans son cœur. Gérard, à qui lesmots de paix et de pardon devaient paraître

étranges, demeura stupéfait. Monsieur Ruffin,les yeux attachés sur Véronique, était commestupide. En ce moment la calèche, menéerapidement, fila d’arbre en arbre.

— Ils sont cinq ! dit le curé, qui put voir etcompter les voyageurs.

— Cinq ! reprit monsieur Gérard. Ensauront-ils plus à cinq qu’à deux ?

— Ah ! s’écria madame Graslin, qui s’appuyasur le bras du curé, le Procureur-général y est !Que vient-il faire ici ?

— Et papa Grossetête aussi, s’écria le jeuneGraslin.

— Madame, dit le curé, qui soutint madameGraslin en l’emmenant à quelques pas, ayez ducourage, et soyez digne de vous-même !

— Que veut-il ? répondit-elle en allants’accoter à la balustrade. Ma mère ? La vieilleSauviat accourut avec une vivacité quidémentait toutes ses années. — Je le reverrai,dit-elle.

— S’il vient avec monsieur Grossetête, dit lecuré, sans doute il n’a que de bonnes intentions.

— Ah ! monsieur, ma fille va mourir, s’écriala Sauviat en voyant l’impression que ces parolesproduisirent sur la physionomie de sa fille. Soncœur pourra-t-il supporter de si cruellesémotions ? Monsieur Grossetête avait jusqu’àprésent empêché cet homme de voir Véronique.

Madame Graslin avait le visage en feu.

— Vous le haïssez donc bien ? demandel’abbé Bonnet à sa pénitente.

— Elle a quitté Limoges pour ne pas mettretout Limoges dans ses secrets, dit la Sauviatépouvantée du rapide changement qui se faisaitdans les traits déjà décomposés de madameGraslin.

— Ne voyez-vous pas qu’il empoisonnera lesheures qui me restent, et pendant lesquelles jene dois penser qu’au ciel ; il me cloue à la terre,cria Véronique.

Le curé reprit le bras de madame Graslin et

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Honoré de Balzac – Le Curé de village

la contraignit à faire quelques pas avec lui ;quand ils furent seuls, il la contempla en luijetant un de ces regards angéliques par lesquelsil calmait les plus violents mouvements del’âme.

— S’il en est ainsi, lui dit-il, comme votreconfesseur, je vous ordonne de le recevoir, d’êtrebonne et affectueuse pour lui, de quitter cevêtement de colère, et de lui pardonner commeDieu vous pardonnera. Il y a donc encore unreste de passion dans cette âme que je croyaispurifiée. Brûlez ce dernier grain d’encens surl’autel de la pénitence, sinon tout seraitmensonge en vous.

— Il y avait encore cet effort à faire, il estfait, répondit-elle en s’essuyant les yeux. Ledémon habitait ce dernier pli de mon cœur, etDieu, sans doute, a mis au cœur de monsieur deGrandville la pensée qui l’envoie ici. Combien defois Dieu me frappera-t-il donc encore ? s’écria-t-elle.

Elle s’arrêta comme pour faire une prièrementale, elle revint vers la Sauviat, et lui dit àvoix basse : — Ma chère mère, soyez douce etbonne pour monsieur le Procureur-général.

La vieille Auvergnate laissa échapper unfrisson de fièvre.

— Il n’y a plus d’espoir, dit-elle en saisissantla main du curé.

En ce moment, la calèche annoncée par lefouet du postillon montait la rampe ; la grilleétait ouverte, la voiture entra dans la cour, etles voyageurs vinrent aussitôt sur la terrasse.C’était l’illustre archevêque Dutheil, venu poursacrer monseigneur Gabriel de Rastignac ; leProcureur-général, monsieur Grossetête, etmonsieur Roubaud qui donnait le bras à l’undes plus célèbres médecins de Paris, HoraceBianchon.

— Soyez les bien-venus, dit Véronique à seshôtes. Et vous particulièrement, reprit-elle entendant la main au Procureur-général, qui luidonna une main qu’elle serra.

L’étonnement de monsieur Grossetête, del’archevêque et de la Sauviat, fut si grand qu’ill’emporta sur la profonde discrétion acquise quidistingue les vieillards. Tous trois s’entre-regardèrent !...

— Je comptais sur l’intervention demonseigneur, répondit monsieur de Grandville,et sur celle de mon ami monsieur Grossetête,pour obtenir de vous un favorable accueil. C’eûtété pour toute ma vie un chagrin que de ne pasvous avoir revue.

— Je remercie celui qui vous a conduit ici,répondit-elle en regardant le comte deGrandville pour la première fois depuis quinzeans. Je vous en ai voulu beaucoup pendantlongtemps, mais j’ai reconnu l’injustice de messentiments à votre égard, et vous saurezpourquoi, si vous demeurez jusqu’après demainà Montégnac. — Monsieur, dit-elle en setournant vers Horace Bianchon et le saluant,confirmera sans doute mes appréhensions.— C’est Dieu qui vous envoie, monseigneur, dit-elle en s’inclinant devant l’archevêque. Vous nerefuserez pas à notre vieille amitié de m’assisterdans mes derniers moments. Par quelle faveurai-je autour de moi tous les êtres qui m’ontaimée et soutenue dans la vie !

Au mot aimée, elle se tourna par unegracieuse attention vers monsieur de Grandville,que cette marque d’affection toucha jusqu’auxlarmes. Le silence le plus profond régnait danscette assemblée. Les deux médecins sedemandaient par quel sortilége cette femme setenait debout en souffrant ce qu’elle devaitsouffrir. Les trois autres furent si effrayés deschangements que la maladie avait produits enelle, qu’ils ne se communiquaient leurs penséesque par les yeux.

— Permettez, dit-elle avec sa grâcehabituelle, que j’aille avec ces messieurs, l’affaireest urgente.

Elle salua tous ses hôtes, donna un bras àchaque médecin, se dirigea vers le château, enmarchant avec une peine et une lenteur quirévélaient une catastrophe prochaine.

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— Monsieur Bonnet, dit l’archevêque enregardant le curé, vous avez opéré des prodiges.

— Non pas moi, mais Dieu, monseigneur !répondit-il.

— On la disait mourante, s’écria monsieurGrossetête, mais elle est morte, il n’y a plusqu’un esprit...

— Une âme, dit monsieur Gérard.

— Elle est toujours la même, s’écria leProcureur-général.

— Elle est stoïque à la manière des anciensdu Portique, dit le précepteur.

Ils allèrent tous en silence le long de labalustrade, regardant le paysage où les feux dusoleil couchant jetaient des clartés du plus beaurouge.

— Pour moi qui ai vu ce pays il y a treizeans, dit l’archevêque en montrant les plainesfertiles, la vallée et la montagne de Montégnac,ce miracle est aussi extraordinaire que celuidont je viens d’être témoin ; car commentlaissez-vous madame Graslin debout ? elledevrait être couchée.

— Elle l’était, dit la Sauviat. Après dix jourspendant lesquels elle n’a pas quitté le lit, elle avoulu se lever pour voir une dernière fois lepays.

— Je comprends qu’elle ait désiré faire sesadieux à sa création, dit monsieur deGrandville, mais elle risquait d’expirer sur cetteterrasse.

— Monsieur Roubaud nous avaitrecommandé de ne pas la contrarier, dit laSauviat.

— Quel prodige ! s’écria l’archevêque dontles yeux ne se lassaient pas d’errer sur lepaysage. Elle a ensemencé le désert ! Mais noussavons, monsieur, ajouta-t-il en regardantGérard, que votre science et vos travaux y sontpour beaucoup.

— Nous n’avons été que ses ouvriers,répondit le maire, oui, nous ne sommes que des

mains, elle est la pensée !

La Sauviat quitta le groupe pour aller savoirla décision du médecin de Paris.

— Il nous faudra de l’héroïsme, dit leProcureur-général à l’archevêque et au curé,pour être témoins de cette mort.

— Oui, dit monsieur Grossetête ; mais ondoit faire de grandes choses pour une telle amie.

Après quelques tours et retours faits par cespersonnes toutes en proie aux plus gravespensées, ils virent venir à eux deux fermiers demadame Graslin qui se dirent envoyés par toutle bourg, en proie à une douloureuse impatiencede connaître la sentence prononcée par lemédecin de Paris.

— On consulte, et nous ne savons rienencore, mes amis, leur répondit l’archevêque.

Monsieur Roubaud accourut alors, et son pasprécipité fit hâter celui de chacun.

— Hé ! bien ? lui dit le maire.

— Elle n’a pas quarante-huit heures à vivre,répondit monsieur Roubaud. En mon absence, lemal est arrivé à tout son développement ;monsieur Bianchon ne comprend pas commentelle a pu marcher. Ces phénomènes si rares sonttoujours dus à une grande exaltation. Ainsi,messieurs, dit le médecin à l’archevêque et aucuré, elle vous appartient, la science est inutile,et mon illustre confrère pense que vous avez àpeine le temps nécessaire à vos cérémonies.

— Allons dire les prières de quarante heures,dit le curé à ses paroissiens en se retirant. SaGrandeur daignera sans doute conférer lesderniers sacrements ?

L’archevêque inclina la tête, il ne put riendire, ses yeux étaient pleins de larmes. Chacuns’assit, s’accouda, s’appuya sur la balustrade, etresta enseveli dans ses pensées. Les cloches del’église envoyèrent quelques volées tristes. Onentendit alors les pas de toute une populationqui se précipitait vers le porche. Les lueurs descierges allumés percèrent à travers les arbres dujardin de monsieur Bonnet, les chants

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détonnèrent. Il ne régna plus sur les campagnesque les rouges lueurs du crépuscule, tous leschants d’oiseaux avaient cessé. La rainette seulejetait sa note longue, claire et mélancolique.

— Allons faire mon devoir, dit l’archevêquequi marcha d’un pas lent et comme accablé.

La consultation avait eu lieu dans le grandsalon du château. Cette immense piècecommuniquait avec une chambre d’apparatmeublée en damas rouge, où le fastueux Graslinavait déployé la magnificence des financiers.Véronique n’y était pas entrée six fois enquatorze ans, les grands appartements luiétaient complétement inutiles, elle n’y avaitjamais reçu ; mais l’effort qu’elle venait de fairepour accomplir sa dernière obligation et pourdompter sa dernière révolte lui avait ôté sesforces, elle ne put monter chez elle. Quandl’illustre médecin eut pris la main à la malade ettâté le pouls, il regarda monsieur Roubaud enlui faisant un signe ; à eux deux, ils la prirent etla portèrent sur le lit de cette chambre. Alineouvrit brusquement les portes. Comme tous leslits de parade, ce lit n’avait pas de draps, lesdeux médecins déposèrent madame Graslin surle couvre-pied de damas rouge et l’y étendirent.Roubaud ouvrit les fenêtres, poussa lespersiennes et appela. Les domestiques, la vieilleSauviat accoururent. On alluma les bougiesjaunies des candélabres.

— Il est dit, s’écria la mourante en souriant,que ma mort sera ce qu’elle doit être pour uneâme chrétienne : une fête ! Pendant laconsultation, elle dit encore : — Monsieur leProcureur-général a fait son métier, je m’enallais, il m’a poussée... La vieille mère regardasa fille en se mettant un doigt sur les lèvres.— Ma mère, je parlerai, lui répondit Véronique.Voyez ! le doigt de Dieu est en tout ceci : je vaisexpirer dans une chambre rouge.

La Sauviat sortit épouvantée de ce mot :— Aline, dit-elle, elle parle, elle parle !

— Ah ! madame n’a plus son bon sens,s’écria la fidèle femme de chambre qui apportaitdes draps. Allez chercher monsieur le curé,

madame.

— Il faut déshabiller votre maîtresse, ditBianchon à la femme de chambre quand elleentra.

— Ce sera bien difficile, madame estenveloppée d’un cilice en crin.

— Comment ! au dix-neuvième siècle, s’écriale grand médecin, il se pratique encore desemblables horreurs !

— Madame Graslin ne m’a jamais permis delui palper l’estomac, dit monsieur Roubaud. Jen’ai rien pu savoir de sa maladie que par l’étatdu visage, par celui du pouls, et par desrenseignements que j’obtenais de sa mère et desa femme de chambre.

On avait mis Véronique sur un canapépendant qu’on lui arrangeait le lit de paradeplacé au fond de cette chambre. Les médecinscausaient à voix basse. La Sauviat et Alinefirent le lit. Le visage des deux Auvergnatesétait effrayant à voir, elles avaient le cœur percépar cette idée : Nous faisons son lit pour ladernière fois, elle va mourir là ! La consultationne fut pas longue. Avant tout, Bianchon exigeaqu’Aline et la Sauviat coupassent d’autorité,malgré la malade, le cilice de crin et lui missentune chemise. Les deux médecins allèrent dans lesalon pendant cette opération. Quand Alinepassa, tenant ce terrible instrument depénitence enveloppé d’une serviette, elle leurdit : — Le corps de madame n’est qu’une plaie !

Les deux docteurs rentrèrent.

— Votre volonté est plus forte que celle deNapoléon, madame, dit Bianchon après quelquesdemandes auxquelles Véronique répondit avecclarté, vous conservez votre esprit et vosfacultés dans la dernière période de la maladieoù l’empereur avait perdu sa rayonnanteintelligence. D’après ce que je sais de vous, jedois vous dire la vérité.

— Je vous la demande à mains jointes, dit-elle ; vous avez le pouvoir de mesurer ce qui mereste de forces, et j’ai besoin de toute ma vie

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pour quelques heures.

— Ne pensez donc maintenant qu’à votresalut, dit Bianchon.

— Si Dieu me fait la grâce de me laissermourir tout entière, répondit-elle avec unsourire céleste, croyez que cette faveur est utileà la gloire de son Église. Ma présence d’espritest nécessaire pour accomplir une pensée deDieu, tandis que Napoléon avait accompli toutesa destinée.

Les deux médecins se regardaient avecétonnement, en écoutant ces paroles prononcéesaussi aisément que si madame Graslin eût étédans son salon.

— Ah ! voilà le médecin qui va me guérir,dit-elle en voyant entrer l’archevêque.

Elle rassembla ses forces pour se mettre surson séant, pour saluer gracieusement monsieurBianchon, et le prier d’accepter autre chose quede l’argent pour la bonne nouvelle qu’il venaitde lui donner ; elle dit quelques mots à l’oreillede sa mère, qui emmena le médecin ; puis elleajourna l’archevêque jusqu’au moment où lecuré viendrait, et manifesta le désir de prendreun peu de repos. Aline veilla sa maîtresse. Aminuit, madame Graslin s’éveilla, demandal’archevêque et le curé, que sa femme dechambre lui montra priant pour elle. Elle fit unsigne pour renvoyer sa mère et la servante, et,sur un nouveau signe, les deux prêtres vinrent àson chevet.

— Monseigneur, et vous, monsieur le curé, jene vous apprendrai rien que vous ne sachiez.Vous le premier, monseigneur, vous avez jetévotre coup-d’œil dans ma conscience, vous yavez lu presque tout mon passé, et ce que vous yavez entrevu vous a suffi. Mon confesseur, cetange que le ciel a mis près de moi, sait quelquechose de plus : j’ai dû lui tout avouer. Vous dequi l’intelligence est éclairée par l’esprit del’Église, je veux vous consulter sur la manièredont, en vraie chrétienne, je dois quitter la vie.Vous, austères et saints esprits, croyez-vous quesi le ciel daigne pardonner au plus entier, au

plus profond repentir qui jamais ait agité uneâme coupable, pensez-vous que j’aie satisfait àtous mes devoirs ici-bas ?

— Oui, dit l’archevêque, oui ma fille.

— Non, mon père, non, dit-elle en sedressant et jetant des éclairs par les yeux. Il est,à quelques pas d’ici, une tombe où gît unmalheureux qui porte le poids d’un horriblecrime, il est dans cette somptueuse demeure unefemme que couronne une renommée debienfaisance et de vertu. Cette femme, on labénit ! Ce pauvre jeune homme, on le maudit !Le criminel est accablé de réprobation, et jejouis de l’estime générale ; je suis pour la plusgrande partie dans le forfait, il est pourbeaucoup dans le bien qui me vaut tant degloire et de reconnaissance ; fourbe que je suis,j’ai les mérites, et, martyr de sa discrétion, il estcouvert de honte ! Je mourrai dans quelquesheures, voyant tout un canton me pleurer, toutun département célébrer mes bienfaits, ma piété,mes vertus ; tandis qu’il est mort au milieu desinjures, à la vue de toute une populationaccourue en haine des meurtriers ! Vous, mesjuges, vous êtes indulgents ; mais j’entends enmoi-même une voix impérieuse qui ne me laisseaucun repos. Ah ! la main de Dieu, moins douceque la vôtre, m’a frappée de jour en jour,comme pour m’avertir que tout n’était pasexpié. Mes fautes ne seront rachetées que par unaveu public. Il est heureux, lui ! Criminel, il adonné sa vie avec ignominie à la face du ciel etde la terre. Et moi, je trompe encore le mondecomme j’ai trompé la justice humaine. Il n’estpas un hommage qui ne m’ait insultée, pas unéloge qui n’ait été brûlant pour mon cœur. Nevoyez-vous pas, dans l’arrivée ici du Procureur-général, un commandement du ciel d’accordavec la voix qui me crie : Avoue !

Les deux prêtres, le prince de l’Église commel’humble curé, ces deux grandes lumièrestenaient les yeux baissés et gardaient le silence.Les juges étaient trop émus par la grandeur etpar la résignation du coupable pour pouvoirprononcer un arrêt.

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— Mon enfant, dit l’archevêque en relevantsa belle tête macérée par les coutumes de sapieuse vie, vous allez au delà descommandements de l’Église. La gloire de l’Égliseest de faire concorder ses dogmes avec lesmœurs de chaque temps : elle est destinée àtraverser les siècles des siècles en compagnie del’Humanité. La confession secrète a, selon sesdécisions, remplacé la confession publique. Cettesubstitution a fait la loi nouvelle. Lessouffrances que vous avez endurées suffisent.Mourez en paix : Dieu vous a bien entendue.

— Mais le vœu de la criminelle n’est-il pasconforme aux lois de la première Église qui aenrichi le ciel d’autant de saints, de martyrs etde confesseurs qu’il y a d’étoiles au firmament,reprit-elle avec véhémence. Qui aécrit : Confessez-vous les uns aux autres ? n’est-ce pas les disciples immédiats de notreSauveur ? Laissez-moi confesser publiquementma honte, à genoux. Ce sera le redressement demes torts envers le monde, envers une familleproscrite et presque éteinte par ma faute. Lemonde doit apprendre que mes bienfaits ne sontpas une offrande, mais une dette. Si plus tard,après moi, quelque indice m’arrachait le voilementeur qui me couvre ?... Ah ! cette idéeavance pour moi l’heure suprême.

— Je vois en ceci des calculs, mon enfant, ditgravement l’archevêque. Il y a encore en vousdes passions bien fortes, celle que je croyaiséteinte est...

— Oh ! je vous le jure, monseigneur, dit-elleen interrompant le prélat et lui montrant desyeux fixes d’horreur, mon cœur est aussi purifiéque peut l’être celui d’une femme coupable etrepentante : il n’y a plus en tout moi que lapensée de Dieu.

— Laissons, monseigneur, son cours à lajustice céleste, dit le curé d’une voix attendrie.Voici quatre ans que je m’oppose à cette pensée,elle est la cause des seuls débats qui se soientélevés entre ma pénitente et moi. J’ai vujusqu’au fond de cette âme, la terre n’y a plusaucun droit. Si les pleurs, les gémissements, les

contritions de quinze années ont porté sur unefaute commune à deux êtres, ne croyez pas qu’ily ait eu la moindre volupté dans ces longs etterribles remords. Le souvenir n’a point mêlé sesflammes à celles de la plus ardente pénitence.Oui, tant de larmes ont éteint un si grand feu.Je garantis, dit-il en étendant sa main sur latête de madame Graslin et en laissant voir desyeux humides, je garantis la pureté de cette âmearchangélique. D’ailleurs, j’entrevois dans cedésir la pensée d’une réparation envers unefamille absente que Dieu semble avoirreprésentée ici par un de ces événements où saProvidence éclate.

Véronique prit au curé sa main tremblante etla baisa.

— Vous m’avez été bien souvent rude, cherpasteur, mais en ce moment je découvre où vousrenfermiez votre douceur apostolique ! Vous,dit-elle en regardant l’archevêque, vous, le chefsuprême de ce coin du royaume de Dieu, soyezen ce moment d’ignominie mon soutien. Jem’inclinerai la dernière des femmes, vous merelèverez pardonnée, et, peut-être, l’égale decelles qui n’ont point failli.

L’archevêque demeura silencieux, occupé sansdoute à peser toutes les considérations que sonœil d’aigle apercevait.

— Monseigneur, dit alors le curé, la religiona reçu de fortes atteintes. Ce retour aux anciensusages, nécessité par la grandeur de la faute etdu repentir, ne sera-t-il pas un triomphe dont ilnous sera tenu compte ?

— On dira que nous sommes des fanatiques !On dira que nous avons exigé cette cruellescène. Et il retomba dans ses méditations.

En ce moment, Horace Bianchon et Roubaudentrèrent après avoir frappé. Quand la portes’ouvrit, Véronique aperçut sa mère, son fils ettous les gens de sa maison en prières. Les curésde deux paroisses voisines étaient venus assistermonsieur Bonnet, et peut-être aussi saluer legrand prélat, que le clergé français portaitunaniment aux honneurs du cardinalat, en

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espérant que la lumière de son intelligence,vraiment gallicane, éclairerait le sacré collége.Horace Bianchon repartait pour Paris ; il venaitdire adieu à la mourante, et la remercier de samunificence. Il vint à pas lents, devinant, àl’attitude des deux prêtres, qu’il s’agissait de laplaie du cœur qui avait déterminé celle ducorps. Il prit la main de Véronique, la posa surle lit et lui tâta le pouls. Ce fut une scène que lesilence le plus profond, celui d’une nuit d’étédans la campagne rendit solennelle. Le grandsalon, dont la porte à deux battants restaitouverte, était illuminé pour éclairer la petiteassemblée des gens qui priaient, tous à genoux,moins les deux prêtres assis et lisant leurbréviaire. De chaque côté de ce magnifique lit deparade, étaient le prélat dans son costumeviolet, le curé, puis les deux hommes de laScience.

— Elle est agitée jusque dans la mort ! ditHorace Bianchon qui semblable à tous leshommes d’un immense talent, avait la parolesouvent aussi grande que l’étaient les chosesauxquelles il assistait.

L’archevêque se leva, comme poussé par unélan intérieur ; il appela monsieur Bonnet en sedirigeant vers la porte, ils traversèrent lachambre, le salon, et sortirent sur la terrasse, oùils se promenèrent pendant quelques instants.Au moment où ils revinrent après avoir discutéce cas de discipline ecclésiastique, Roubaudvenait à leur rencontre.

— Monsieur Bianchon m’envoie vous dire devous presser, madame Graslin se meurt dansune agitation étrangère aux douleurs excessivesde la maladie.

L’archevêque hâta le pas et dit en entrant àmadame Graslin, qui le regardait avec anxiété :— Vous serez satisfaite !

Bianchon tenait toujours le pouls de lamalade, il laissa échapper un mouvement desurprise, et jeta un coup d’œil sur Roubaud etsur les deux prêtres.

— Monseigneur, ce corps n’est plus de notre

domaine, votre parole a mis la vie là où il yavait la mort. Vous feriez croire à un miracle.

— Il y a longtemps que madame est toutâme ! dit Roubaud que Véronique remercia parun regard.

En ce moment un sourire où se peignait lebonheur que lui causait la pensée d’uneexpiation complète rendit à sa figure l’aird’innocence qu’elle eut à dix-huit ans. Toutes lesagitations inscrites en rides effrayantes, lescouleurs sombres, les marques livides, tous lesdétails qui rendaient cette tête si horriblementbelle naguère, quand elle exprimait seulement ladouleur, enfin les altérations de tout genredisparurent ; il semblait à tous que jusqu’alorsVéronique avait porté un masque, et que cemasque tombait. Pour la dernière foiss’accomplissait l’admirable phénomène parlequel le visage de cette créature en expliquaitla vie et les sentiments. Tout en elle se purifia,s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme unreflet des flamboyantes épées des anges gardiensqui l’entouraient. Elle fut ce qu’elle était quandLimoges l’appelait la bel le madame Graslin.L’amour de Dieu se montrait plus puissantencore que ne l’avait été l’amour coupable, l’unmit jadis en relief les forces de la vie, l’autreécartait toutes les défaillances de la mort. Onentendit un cri étouffé ; la Sauviat se montra,elle bondit jusqu’au lit, en disant : — « Jerevois donc enfin mon enfant ! » L’expression decette vieille femme en prononçant ces deuxmots mon enfant, rappela si vivement lapremière innocence des enfants, que lesspectateurs de cette belle mort détournèrenttous la tête pour cacher leur émotion. L’illustremédecin prit la main de madame Graslin, labaisa, puis il partit. Le bruit de sa voitureretentit au milieu du silence de la campagne, endisant qu’il n’y avait aucune espérance deconserver l’âme de ce pays. L’archevêque, lecuré, le médecin, tous ceux qui se sentirentfatigués allèrent prendre un peu de repos, quandmadame Graslin s’endormit elle-même pourquelques heures. Car elle s’éveilla dès l’aube endemandant qu’on ouvrît ses fenêtres, Elle

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voulait voir le lever de son dernier soleil.

A dix heures du matin, l’archevêque, revêtude ses habits pontificaux, vint dans la chambrede madame Graslin. Le prélat eut, ainsi quemonsieur Bonnet, une si grande confiance encette femme, qu’ils ne lui firent aucunerecommandation sur les limites entre lesquelleselle devait renfermer ses aveux. Véroniqueaperçut alors un clergé plus nombreux que ne lecomportait l’église de Montégnac, car celui descommunes voisines s’y était joint. Monseigneurallait être assisté par quatre curés. Lesmagnifiques ornements, offerts par madameGraslin à sa chère paroisse, donnaient un grandéclat à cette cérémonie. Huit enfants de chœur,dans leur costume rouge et blanc, se rangèrentsur deux files, à partir du lit jusque dans lesalon, tenant tous un de ces énormes flambeauxde bronze doré que Véronique avait fait venir deParis. La croix et la bannière de l’église étaienttenues de chaque côté de l’estrade par deuxsacristains en cheveux blancs. Grâce audévouement des gens, on avait placé près de laporte du salon l’autel en bois pris dans lasacristie, orné, préparé pour que monseigneurpût y dire la messe. Madame Graslin futtouchée de ces soins que l’Église accordeseulement aux personnes royales. Les deuxbattants de la porte qui donnait sur la salle àmanger étaient ouverts, elle put voir le rez-de-chaussée de son château rempli par une grandepartie de la population. Les amis de cettefemme avaient pourvu à tout, car le salon étaitexclusivement occupé par les gens de sa maison.En avant et groupés devant la porte de sachambre, se trouvaient les amis et les personnessur la discrétion desquelles on pouvait compter.Messieurs Grossetête, de Grandville, Roubaud,Gérard, Clousier, Ruffin, se placèrent aupremier rang. Tous devaient se lever et se tenirdebout pour empêcher ainsi la voix de lapénitente d’être écoutée par d’autres que pareux. Il y eut d’ailleurs une circonstance heureusepour la mourante : les pleurs de ses amisétouffèrent ses aveux. En tête de tous, deuxpersonnes offraient un horrible spectacle. La

première était Denise Tascheron ; ses vêtementsétrangers, d’une simplicité quakerienne, larendaient méconnaissable à ceux du village quila pouvaient apercevoir ; mais elle était, pourl’autre personne, une connaissance difficile àoublier, et son apparition fut un horrible traitde lumière. Le Procureur-général entrevit lavérité ; le rôle qu’il avait joué auprès demadame Graslin, il le devina dans toute sonétendue. Moins dominé que les autres par laquestion religieuse, en sa qualité d’enfant dudix-neuvième siècle, le magistrat eut au cœurune féroce épouvante, car il put alorscontempler le drame de la vie intérieure deVéronique à l’hôtel Graslin, pendant le procèsTascheron. Cette tragique époque reparut toutentière à son souvenir, éclairée par les deux yeuxde la vieille Sauviat, qui, allumés par la haine,tombaient sur lui comme deux jets de plombfondu ; cette vieille, debout à dix pas de lui, nelui pardonnait rien. Cet homme, qui représentaitla Justice humaine, éprouva des frissons. Pâle,atteint dans son cœur, il n’osa jeter les yeux surle lit où la femme qu’il avait tant aimée, lividesous la main de la Mort, tirait sa force, pourdompter l’agonie, de la grandeur même de safaute ; et le sec profil de Véronique, nettementdessiné en blanc sur le damas rouge, lui donnale vertige. A onze heures la messe commença.Quand l’épître eut été lue par le curé de Vizay,l’archevêque quitta sa dalmatique et se plaça auseuil de la porte.

— Chrétiens rassemblés ici pour assister à lacérémonie de l’Extrême-Onction que nous allonsconférer à la maîtresse de cette maison, dit-il,vous qui joignez vos prières à celles de l’Égliseafin d’intercéder pour elle auprès de Dieu etobtenir son salut éternel, apprenez qu’elle nes’est pas trouvée digne, à cette heure suprême,de recevoir le saint-viatique sans avoir fait, pourl’édification de son prochain, la confessionpublique de la plus grande de ses fautes. Nousavons résisté à son pieux désir, quoique cet actede contrition ait été pendant longtemps enusage dans les premiers jours du christianisme ;mais comme cette pauvre femme nous a dit qu’il

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s’agissait en ceci de la réhabilitation d’unmalheureux enfant de cette paroisse, nous lalaissons libre de suivre les inspirations de sonrepentir.

Après ces paroles dites avec une onctueusedignité pastorale, l’archevêque se retourna pourfaire place à Véronique. La mourante apparutsoutenue par sa vieille mère et par le curé, deuxgrandes et vénérables images : ne tenait-elle passon corps de la Maternité, son âme de sa mèrespirituelle, l’Église ? Elle se mit à genoux sur uncoussin, joignit les mains, et se recueillitpendant quelques instants pour puiser en elle-même à quelque source épanchée du ciel la forcede parler. En ce moment, le silence eut je nesais quoi d’effrayant. Nul n’osait regarder sonvoisin. Tous les yeux étaient baissés. Cependantle regard de Véronique, quand elle leva les yeux,rencontra celui du Procureur-général, etl’expression de ce visage devenu blanc la fitrougir.

— Je ne serais pas morte en paix, ditVéronique d’une voix altérée, si j’avais laissé demoi la fausse image que chacun de vous quim’écoutez a pu s’en faire. Vous voyez en moiune grande criminelle qui se recommande à vosprières, et qui cherche à se rendre digne depardon par l’aveu public de sa faute. Cette fautefut si grave, elle eut des suites si fatalesqu’aucune pénitence ne la rachètera peut-être.Mais plus j’aurai subi d’humiliations sur cetteterre, moins j’aurai sans doute à redouter decolère dans le royaume céleste où j’aspire. Monpère, qui avait tant de confiance en moi,recommanda, voici bientôt vingt ans, à messoins un enfant de cette paroisse, chez lequel ilavait reconnu l’envie de se bien conduire, uneaptitude à l’instruction et d’excellentes qualités.Cet enfant est le malheureux Jean-FrançoisTascheron, qui s’attacha dès lors à moi comme àsa bienfaitrice. Comment l’affection que je luiportais devint-elle coupable ? C’est ce que jecrois être dispensée d’expliquer. Peut-êtreverrait-on les sentiments les plus purs qui nousfont agir ici-bas détournés insensiblement deleur pente par des sacrifices inouïs, par des

raisons tirées de notre fragilité, par une foule decauses qui paraîtraient diminuer l’étendue dema faute. Que les plus nobles affections aientété mes complices, en suis-je moins coupable ?J’aime mieux avouer que, moi qui parl’éducation, par ma situation dans le monde,pouvais me croire supérieure à l’enfant que meconfiait mon père, et de qui je me trouvaisséparée par la délicatesse naturelle à notre sexe,j’ai fatalement écouté la voix du démon. Je mesuis bientôt trouvée beaucoup trop la mère de cejeune homme pour être insensible à sa muette etdélicate admiration. Lui seul, le premier,m’appréciait à ma valeur. Peut-être ai-je moi-même été séduite par d’horribles calculs : j’aisongé combien serait discret un enfant qui medevait tout, et que le hasard avait placé si loinde moi, quoique nous fussions égaux par notrenaissance. Enfin, j’ai trouvé dans ma renomméede bienfaisance et dans mes pieuses occupationsun manteau pour protéger ma conduite. Hélas !et ceci sans doute est l’une de mes plus grandesfautes, j’ai caché ma passion à l’ombre desautels. Les plus vertueuses actions, l’amour quej’ai pour ma mère, les actes d’une dévotionvéritable et sincère au milieu de tantd’égarements, j’ai tout fait servir au misérabletriomphe d’une passion insensée, et ce futautant de liens qui m’enchaînèrent. Ma pauvremère adorée, qui m’entend, a été, sans en riensavoir pendant longtemps, l’innocente complicedu mal. Quand elle a ouvert les yeux, il y avaittrop de faits dangereux accomplis pour qu’ellene cherchât pas dans son cœur de mère la forcede se taire. Chez elle, le silence est ainsi devenula plus haute des vertus. Son amour pour sa fillea triomphé de son amour pour Dieu. Ah ! je ladécharge solennellement du voile pesant qu’ellea porté. Elle achèvera ses derniers jours sansfaire mentir ni ses yeux ni son front. Que samaternité soit pure de blâme, que cette noble etsainte vieillesse, couronnée de vertus, brille detout son éclat, et soit dégagée de cet anneau parlequel elle touchait indirectement à tantd’infamie !...

Ici, les pleurs coupèrent pendant un moment

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la parole à Véronique ; Aline lui fit respirer dessels.

— Il n’y a pas jusqu’à la dévouée servantequi me rend ce dernier service qui n’ait étémeilleure pour moi que je ne le méritais, et quidu moins a feint d’ignorer ce qu’elle savait ;mais elle a été dans le secret des austérités parlesquelles j’ai brisé cette chair qui avait failli. Jedemande donc pardon au monde de l’avoirtrompé, entraînée par la terrible logique dumonde. Jean-François Tascheron n’est pas aussicoupable que la société a pu le croire. Ah ! voustous qui m’écoutez, je vous en supplie ! tenezcompte de sa jeunesse et d’une ivresse excitéeautant par les remords qui m’ont saisie que pard’involontaires séductions. Bien plus ! ce fut laprobité, mais une probité mal entendue, quicausa le plus grand de tous les malheurs. Nousne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperiescontinuelles. Il en appelait, l’infortuné, à mapropre grandeur, et voulait rendre le moinsblessant possible pour autrui ce fatal amour.J’ai donc été la cause de son crime. Poussé parla nécessité, le malheureux, coupable de trop dedévouement pour une idole, avait choisi danstous les actes répréhensibles celui dont lesdommages étaient réparables. Je n’ai rien suqu’au moment même. A l’exécution, la main deDieu a renversé tout cet échafaudage decombinaisons fausses. Je suis rentrée ayantentendu des cris qui retentissent encore à mesoreilles, ayant deviné des luttes sanglantes qu’iln’a pas été en mon pouvoir d’arrêter, moil’objet de cette folie. Tascheron était devenufou, je vous l’atteste.

Ici, Véronique regarda le Procureur-général,et l’on entendit un profond soupir sorti de lapoitrine de Denise.

— Il n’avait plus sa raison en voyant ce qu’ilcroyait être son bonheur détruit par descirconstances imprévues. Ce malheureux, égarépar son cœur, a marché fatalement d’un délitdans un crime, et d’un crime dans un doublemeurtre. Certes, il est parti de chez ma mèreinnocent, il y est revenu coupable. Moi seule au

monde savais qu’il n’y eut ni préméditation, niaucune des circonstances aggravantes qui lui ontvalu son arrêt de mort. Cent fois j’ai voulu melivrer pour le sauver, et cent fois un horriblehéroïsme, nécessaire et supérieur, a fait expirerla parole sur mes lèvres. Certes, ma présence àquelques pas a contribué peut-être à lui donnerl’odieux, l’infâme, l’ignoble courage desassassins. Seul, il aurait fui. J’avais formé cetteâme, élevé cet esprit, agrandi ce cœur, je leconnaissais, il était incapable de lâcheté ni debassesse. Rendez justice à ce bras innocent,rendez justice à celui que Dieu dans sa clémencelaisse dormir en paix dans le tombeau que vousavez arrosé de vos larmes, devinant sans doutela vérité ! Punissez, maudissez la coupable quevoici ! Épouvantée du crime, une fois commis,j’ai tout fait pour le cacher. J’avais été chargéepar mon père, moi privée d’enfant, d’enconduire un à Dieu, je l’ai conduit à l’échafaud ;ah ! versez sur moi tous les reproches, accablez-moi, voici l’heure !

En disant ces paroles, ses yeux étincelaientd’une fierté sauvage, l’archevêque deboutderrière elle, et qui la protégeait de sa crossepastorale, quitta son attitude impassible, il voilases yeux de sa main droite. Un cri sourd se fitentendre, comme si quelqu’un se mourait. Deuxpersonnes, Gérard et Roubaud, reçurent dansleurs bras et emportèrent Denise Tascheroncomplètement évanouie. Ce spectacle éteignit unpeu le feu des yeux de Véronique, elle futinquiète ; mais sa sérénité de martyre reparutbientôt.

— Vous le savez maintenant, reprit-elle, je nemérite ni louanges ni bénédictions pour maconduite ici. J’ai mené pour le ciel une viesecrète de pénitences aiguës que le cielappréciera ! Ma vie connue a été une immenseréparation des maux que j’ai causés : j’aimarqué mon repentir en traits ineffaçables surcette terre, il subsistera presque éternellement.Il est écrit dans les champs fertilisés, dans lebourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de lamontagne dans cette plaine, autrefois inculte etsauvage, maintenant verte et productive. Il ne se

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coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que lesgens de ce pays ne se disent à quels remords il adû son ombrage, reprit-elle. Cette âmerepentante et qui aurait animé une longue vieutile à ce pays, respirera donc longtemps parmivous. Ce que vous auriez dû à ses talents, à unefortune dignement acquise, est accompli parl’héritière de son repentir, par celle qui causa lecrime. Tout a été réparé de ce qui revient à lasociété, moi seule suis chargée de cette viearrêtée dans sa fleur, qui m’avait été confiée, etdont il va m’être demandé compte !...

Là, les larmes éteignirent le feu de ses yeux.Elle fit une pause.

— Il est enfin parmi vous un homme qui,pour avoir strictement accompli son devoir, aété pour moi l’objet d’une haine que je croyaisdevoir être éternelle, reprit-elle. Il a été lepremier instrument de mon supplice. J’étaistrop près du fait, j’avais encore les pieds tropavant dans le sang, pour ne pas haïr la Justice.Tant que ce grain de colère troublerait moncœur, j’ai compris qu’il y aurait un reste depassion condamnable ; je n’ai rien eu àpardonner, j’ai seulement purifié ce coin où leMauvais se cachait. Quelque pénible qu’ait étécette victoire, elle est complète.

Le Procureur-général laissa voir à Véroniqueun visage plein de larmes. La Justice humainesemblait avoir des remords. Quand la pénitentedétourna la tête pour pouvoir continuer, ellerencontra la figure baignée de larmes d’unvieillard, de Grossetête, qui lui tendait desmains suppliantes, comme pour dire : — Assez !En ce moment, cette femme sublime entendit untel concert de larmes, qu’émue par tant desympathies, et ne soutenant pas le baume de cepardon général, elle fut prise d’une faiblesse ; enla voyant atteinte dans les sources de sa force,sa vieille mère retrouva les bras de la jeunessepour l’emporter.

— Chrétiens, dit l’archevêque, vous avezentendu la confession de cette pénitente ; elleconfirme l’arrêt de la Justice humaine, et peuten calmer les scrupules ou les inquiétudes. Vous

devez avoir trouvé en ceci de nouveaux motifspour joindre vos prières à celles de l’Église, quioffre à Dieu le saint sacrifice de la messe, afind’implorer sa miséricorde en faveur d’un sigrand repentir.

L’office continua, Véronique le suivit d’un airqui peignait un tel contentement intérieur,qu’elle ne parut plus être la même femme à tousles yeux. Il y eut sur son visage une expressioncandide, digne de la jeune fille naïve et purequ’elle avait été dans la vieille maisonpaternelle. L’aube de l’éternité blanchissait déjàson front, et dorait son visage de teintescélestes. Elle entendait sans doute de mystiquesharmonies, et puisait la force de vivre dans sondésir de s’unir une dernière fois à Dieu ; le curéBonnet vint auprès du lit et lui donnal’absolution ; l’archevêque lui administra lessaintes huiles avec un sentiment paternel quimontrait à tous les assistants combien cettebrebis égarée, mais revenue, lui était chère. Leprélat ferma aux choses de la terre, par unesainte onction, ces yeux qui avaient causé tantde mal, et mit le cachet de l’Église sur ces lèvrestrop éloquentes. Les oreilles, par où lesmauvaises inspirations avaient pénétré, furent àjamais closes. Tous les sens, amortis par lapénitence, furent ainsi sanctifiés, et l’esprit dumal dut être sans pouvoir sur cette âme. Jamaisassistance ne comprit mieux la grandeur et laprofondeur d’un sacrement, que ceux quivoyaient les soins de l’Église justifiés par lesaveux de cette femme mourante. Ainsi préparée,Véronique reçut le corps de Jésus-Christ avecune expression d’espérance et de joie qui fonditles glaces de l’incrédulité contre laquelle le curés’était tant de fois heurté. Roubaud confondudevint catholique en un moment ! Ce spectaclefut touchant et terrible à la fois ; mais il futsolennel par la disposition des choses, à un telpoint que la peinture y aurait trouvé peut-êtrele sujet d’un de ses chefs-d’œuvre. Quand, aprèsce funèbre épisode, la mourante entenditcommencer l’évangile de saint Jean, elle fit signeà sa mère de lui ramener son fils, qui avait étéemmené par le précepteur. Quand elle vit

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Francis agenouillé sur l’estrade, la mèrepardonnée se crut le droit d’imposer ses mains àcette tête pour la bénir, et rendit le derniersoupir. La vieille Sauviat était là, debout,toujours à son poste, comme depuis vingtannées. Cette femme, héroïque à sa manière,ferma les yeux de sa fille qui avait tant souffert,et les baisa l’un après l’autre. Tous les prêtres,suivis du clergé, entourèrent alors le lit. Auxclartés flamboyantes des cierges, ils entonnèrentle terrible chant du De profundis, dont lesclameurs apprirent à toute la populationagenouillée devant le château, aux amis quipriaient dans les salles et à tous les serviteurs,que la mère de ce Canton venait de mourir.Cette hymne fut accompagnée de gémissementset de pleurs unanimes. La confession de cettegrande femme n’avait pas dépassé le seuil dusalon, et n’avait eu que des oreilles amies pourauditoire. Quand les paysans des environs, mêlésà ceux de Montégnac, vinrent un à un jeter àleur bienfaitrice, avec un rameau vert, un adieusuprême mêlé de prières et de larmes, ils virentun homme de la Justice, accablé de douleur, quitenait froide la main de la femme que, sans levouloir, il avait si cruellement, mais si justementfrappée.

Deux jours après, le Procureur-général,Grossetête, l’archevêque et le maire, tenant lescoins du drap noir, conduisaient le corps demadame Graslin à sa dernière demeure. Il futposé dans sa fosse au milieu d’un profondsilence. Il ne fut pas dit une parole, personne nese trouvait la force de parler, tous les yeuxétaient pleins de larmes. « — C’est unesainte ! » fut un mot dit par tous en s’en allantpar les chemins faits dans le Canton qu’elleavait enrichi, un mot dit à ses créationschampêtres comme pour les animer. Personne netrouva étrange que madame Graslin fûtensevelie auprès du corps de Jean-FrançoisTascheron ; elle ne l’avait pas demandé ; mais lavieille mère, par un reste de tendre pitié, avaitrecommandé au sacristain de mettre ensembleceux que la terre avait si violemment séparés, etqu’un même repentir réunissait.

Le testament de madame Graslin réalisa toutce qu’on en attendait ; elle fondait à Limogesdes bourses au collége et des lits à l’hospice,uniquement destinés aux ouvriers ; elle assignaitune somme considérable, trois cent mille francsen six ans, pour l’acquisition de la partie duvillage appelée les Tascherons, où elle ordonnaitde construire un hospice. Cet hospice, destinéaux vieillards indigents du canton, à sesmalades, aux femmes dénuées au moment deleurs couches et aux enfants trouvés, devaitporter le nom d’hospice des Tascherons ;Véronique le voulait desservi par des Sœurs-Grises, et fixait à quatre mille francs lestraitements du chirurgien et du médecin.Madame Graslin priait Roubaud d’être lepremier médecin de cet hospice, en le chargeantde choisir le chirurgien et de surveillerl’exécution, sous le rapport sanitaire,conjointement avec Gérard, qui seraitl’architecte. Elle donnait en outre à laCommune de Montégnac une étendue de prairiessuffisante à en payer les contributions. L’église,dotée d’un fonds de secours dont l’emploi étaitdéterminé pour certains cas exceptionnels,devait surveiller les jeunes gens, et rechercher lecas où un enfant de Montégnac manifesteraitdes dispositions pour les arts, pour les sciencesou pour l’industrie. La bienfaisance intelligentede la testatrice indiquait alors la somme àprendre sur ce fonds pour les encouragements.La nouvelle de cette mort, reçue en tous lieuxcomme une calamité, ne fut accompagnéed’aucun bruit injurieux pour la mémoire decette femme. Cette discrétion fut un hommagerendu à tant de vertus par cette populationcatholique et travailleuse qui recommence dansce coin de la France les miracles des LettresÉdifiantes.

Gérard, nommé tuteur de Francis Graslin, etobligé par le testament d’habiter le château, yvint ; mais il n’épousa que trois mois après lamort de Véronique, Denise Tascheron, en quiFrancis trouva comme une seconde mère.

Paris, janvier 1837 – mars 1845

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