expositions universelles et sciences de l'homme à paris au xixe siècle

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Christiane Demeulenaere-Douyère Centre Alexandre Koyré, Paris Paris, MNHN, 13 février 2014

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"Expositions universelles et sciences de l'Homme à Paris au XIXe siècle" présentation de Christiane Demeulenaere (Conservateur général honoraire aux Archives nationales) lors de la séance du séminaire "Muséum, objet d'histoire" du jeudi 13 février 2014

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Christiane Demeulenaere-DouyèreCentre Alexandre Koyré, Paris

Paris, MNHN, 13 février 2014

« Exposition : sujet de délire du XIXe

siècle » (G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues) Les expositions ont profondément marqué la seconde moitié du 

XIXe siècle. On peut parler d’un phénomène « expositionnaire » d’une ampleur internationale (Europe, Amérique du Nord et du Sud et même Australie) qui s’est prolongé jusqu’à la fin des années 1930 et, sous une forme différente, jusqu’à nos jours. Les expositions ont laissé une empreinte profonde dans notre imaginaire en s’associant à des images de spectaculaire et d’extravagance. Pourtant, elles n’ont pas été que cela. 

En terme d’influence, elles attirent un très grand nombre de visiteurs venus  des quatre coins de l’Univers. C’est le « grand public », sans distinction de niveau d’études ou de culture. Les expositions sont de véritables phénomènes de mass‐media à l’échelle mondiale.

Un peu d’histoire…

Les expositions internationales, spécialisées ou universelles, sont les héritières des expositions nationales des produits de l’industrie, apparues à la fin du XVIIIe siècle en France et en Angleterre. Ces expositions étaient alors consacrées aux seuls produits de l’industrie nationale. A Paris, la première a lieu en 1798, à l’initiative du ministre François de Neufchateau, dans la Cour carrée du Louvre, pour répondre à la demande des entrepreneurs et particulièrement des inventeurs, qui souhaitaient trouver une alternative au système des brevets d’invention (créés en 1791) très onéreux pour eux. Ces expositions offraient un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation entre les producteurs. 

Ces expositions nationales se poursuivent jusqu’en 1849 sur un rythme à peu près régulier.

Exposition des produits de l’industrie nationale, Cour du Louvre, 1801

Ces expositions deviennent internationales  à Londres en 1851 (Crystal Palace de Joseph Paxton) et « universelles » pour la première fois à Paris, en 1855, quand leur programme s’élargit en accueillant non seulement les produits de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, comme c’était le cas auparavant, mais aussi en s’ouvrant aux productions de l’esprit, et particulièrement aux beaux‐arts.

Londres, 1851 : le Crystal Palace de Joseph Paxton

L’Exposition universelle de 1855, à Paris

Des fêtes du commerce et de l’industrie…

La vocation première des expositions est d’être des fêtes du commerce et de l’industrie. La célébration du progrès technique et matériel y est l’objectif affiché, avec pour philosophie que la prospérité partagée est gage de concorde et d’harmonie entre les peuples. 

Ainsi, les photographies, très nombreuses, qui nous en sont parvenues, nous montrent des spectacles d’accumulations de marchandises étonnantes… et d’enchevêtrements de machines, présentées en mouvement (c’est une des caractéristiques des expositions universelles).

Foires commerciales…

Vitrines de la technique…

Mise en scène de l’innovation technique

EU 1867, ParisLe Palais de la photographie de Pierre Petit

D’autres rôles… Les expositions jouent notamment un rôle géo‐politique très 

important. Elles sont des lieux de rencontres, mais aussi de confrontation pacifique entre les nations, de mise en compétition politique et économique entre sphères d’influences. 

Elles reflètent l’état des relations internationales et leurs fluctuations au gré du temps. 

Pour le pays organisateur, elles permettent de compter ses alliances ; parfois même de légitimer une dynastie. 

Enfin, elles offrent à certains pays l’occasion d’affirmer des revendications identitaires et politiques. Même de prendre leurs distances vis‐à‐vis d’un suzerain en perte de vitesse, comme le font, par exemple, la Tunisie et l’Egypte  à l’EU 1867.

Une histoire riche entre Paris et les Expositions universelles

1855 : 1ère exposition dite « universelle ».

1867 : exposition universelle.

1878 : exposition universelle.

1889 : exposition universelle. Commémoration du Centenaire de la Révolution française.

1900 : exposition universelle. Le bilan d’un Siècle.

1931 : exposition coloniale internationale

1937 : exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne.

Transformer l’espace urbain L’exposition est éphémère par nature, elle est destinée seulement à 

durer les six mois de son ouverture au public. Mais, plus on avance dans le temps, plus elle laisse des monuments pérennes qui marquent le paysage de la ville sur le long terme, au point de devenir emblématiques : à Paris, c’est le cas de la Tour Eiffel (exposition universelle de 1889), mais aussi du Grand et du Petit‐Palais et du pont Alexandre III (exposition universelle de 1900), du Palais du Trocadéro/Palais de Chaillot (expositions de 1878 et de 1937). On pourrait encore citer, plus près dans le temps de nous, l’Atomium à Bruxelles, ou la Biosphère à Montréal…

Un afflux considérable de visiteurs

1855 : 5, 1 M.

1867 : de 11 à 15 M selon estimations.

1878 : 16 M.

1889 : 32, 2 M.

1900 : 50, 8 M.

1931 : 8 M.

1937 : 31 M.

Elles entraînent la création d’infrastructures importantes comme les gares (Gare des Invalides construite pour l’EU 1867 et celle d’Orsay pour celle de 1900), les grands hôtels (le Grand Hôtel du Louvre ouvert par les frères Pereire pour l’EU 1855), et même des infrastructures moins spectaculaires mais tout aussi durables, comme les transports urbains (en 1900, la construction du métropolitain parisien, avec la première ligne, Porte Maillot‐Porte de Vincennes, a pour but de conduire le public à l’Exposition. Rapprochement avec la construction du métro de Montréal (1967) ou l’extension du métro de Lisbonne (1998)).

Emergence des sciences de l’Homme: Quatrefages, Broca...

Mieux faire connaître du grand public des disciplines comme les sciences de l’Homme

Au moment où les expositions battent leur plein, des disciplines nouvelles font leur apparition. L’archéologie, l’anthropologie, la paléontologie, l’ethnographie deviennent des disciplines scientifiques consacrées : en 1855, création au Muséum d’histoire naturelle de la chaire d’anthropologie et d’ethnographie pour Jean Louis Armand de Quatrefages de Bréau (1810‐1892) ; en 1859, fondation, par le médecin Paul Broca (1824‐1880), de la Société d’anthropologie de Paris ; en 1872, création de la Revue d’anthropologie ; 1876 : création de l’Ecole d’anthropologie de Paris. En 1879, création du Musée d’ethnographie du Trocadéro.

Ces nouvelles disciplines sont de « bonnes clientes » pour les EU car elles fournissent l’occasion de proposer aux visiteurs des attractions à la fois ludiques et dépaysantes. 

Je parlerai ici plus particulièrement de l’archéologie et de l’ethnographie. 

L’archéologie Après le fiasco financier de 1855, à partir de 1867, les expositions 

organisées en France ont l’obligation de faire des bénéfices et donc d’attirer un maximum de visiteurs payants. Pour les faire venir, elles jouent sur plusieurs registres : elles utilisent l’engouement du grand public pour l’orientalisme, et plus généralement son goût pour l’ailleurs et l’exotique entretenu par de nombreux journaux illustrés comme Le Magasin pittoresque, Le Tour du Monde, La Nature ou L’Illustration, qui connaissent un très grand succès populaire.

Autre piste : la découverte des civilisations disparues, grâce à une science naissante qui connaît une grande vogue, l’archéologie. Sans doute autant qu’en matière de techniques, les expositions universelles ont contribué à la diffusion et à la vulgarisation de l’archéologie. Elles mettent à la portée du grand public les découvertes archéologiques les plus récentes sous une forme accessible et souvent amusante.

À cet égard, l’exposition universelle de Paris, en 1867, est particulièrement exemplaire. Elle marque le « triomphe » de l’archéologie avec, notamment : 

Le trésor de Pietroasa

Le temple d’Athord’Auguste Mariette

Le temple de Xochicalcode Léon Méhédin

Le teocalli du Mexique (EU 1889)

Des architectures bigarrées Les expositions transforment les villes occidentales en véritables kaléidoscopes des architectures du monde. Elles « subvertissent » la ville dont elles abolissent les repères  spatio‐temporels habituels, et créent des « illusions d’optique urbaines ». 

Elles apprennent aussi au public à se familiariser avec d’autres formes d’architecture. Sans doute, avant l’EU 1867, les Parisiens n’avaient‐ils jamais eu l’occasion de voir un temple aztèque, une mosquée ou une maison de thé japonaise ; ils les découvrent sur le Champ de Mars.

La régence de Tunis (EU 1867)

La Chine (EU 1867)

Le café algérien (EU 1878)

Il en est de même pour les peuples

Les expositions universelles sont des lieux de rencontre et de confrontation de visiteurs, venus en nombre des quatre coins de l’univers. Avec leurs différences culturelles. Les costumes et les cultures s’y côtoient…

Diapo suivante : Louis Béroud, Le dôme central à l’Exposition de 1889, Paris, musée 

Carnavalet

Un sculpteur ethnographe Charles Cordier (1827‐1905)

Les explorateurs

Les expositions sont aussi très recherchées par les explorateurs à cause du public international qu’elles attirent. Ils viennent y présenter leurs collectes ethnographiques, et, dans bien des cas, les objets rapportés figurent d’abord à l’Exposition avant de rejoindre les collections des musées.

Désiré Charnay (1828-1915)

Il est bien connu pour ses voyages au Mexique et les photographies qu’il en a rapportées. En 1877,  il obtient une mission officielle pour l’Australie. Son itinéraire le conduit à passer plus de deux mois à Java où il découvre un nouveau champ de recherches anthropologiques et archéologiques. Avant de repartir pour l’Australie, il envoie à Paris plusieurs caisses de clichés et d’objets.

« Danseurs de la cour du prince Mankoe‐negoro à Soerakarta, Java », 1878  (Archives nationales)

Le Musée d’ethnographie du Trocadéro

En marge de l’EU 1878 et à l’occasion de l’Exposition, est organisé en janvier‐mars 1878, par le ministère de l’Instruction publique, dans le Palais de l’Industrie des Champs‐Elysées, un Muséum ethnographique des missions scientifiques temporaire . Il s’agit de présenter au public les collections péruviennes rapportées par Charles Wiener, ainsi que d’autres objets rapportés par d’autres voyageurs comme Crevaux, Cessac, Pinard. 

Le succès de cette exposition, allié à l’avantage pour la France qui est alors en pleine expansion coloniale d’encourager le public à s’intéresser aux contrées lointaines, incite le ministère à pérenniser le musée. 

Peu de temps après, en 1879, il est transformé en Musée d’ethnographie du Trocadéro, sous l’impulsion de Théodore Ernest Hamy, anthropologue du Muséum d’histoire naturelle. Hamy en sera le directeur jusqu’en 1906 et la cheville ouvrière. 

L’ouverture sur le monde colonial

A partir des années 1880, notamment après la conférence de Berlin, les expositions se voient assigner un autre rôle. Elles sont utilisées comme un instrument politique de propagande pour relayer l’action des gouvernements en faveur de la colonisation. Il s’agit de convaincre de futurs colons (qui sont assez réticents à s’expatrier) de s’embarquer pour l’outre‐mer. Dès lors, une très large place est faite aux territoires colonisés qui sont exposés sous un jour flatteur, qui n’est pas toujours en conformité avec la réalité. 

La place du monde colonial

Les villages ethniques Dès 1889, dans la Section des colonies, les colonies s’affichent dans toute leur 

diversité. Sur l’esplanade des Invalides, est édifié un Palais des colonies, flanqué des imposants pavillons de l’Indochine, de l’Annam et du Tonkin et de la pagode d’Angkor. Il est entouré de villages indigènes (pahouin, canaque, sénégalais, alfourou, cochinchinois…) pour la première fois reconstitués.

Ces villages « nègres » fabriqués de toutes pièces, intéressent les visiteurs ; ils sont renouvelés d’exposition en exposition. Mais l’Exposition est le royaume de l’illusion, de la mise en scène. Le respect de la réalité compte peu au regard des bénéfices financiers ; la quête de pittoresque et de spectaculaire, conjuguée à l’esprit mercantile, conduit à des surenchères jusqu’à transgresser parfois les limites du respect de la dignité humaine (« villages nègres » et autres spectacles qui se multiplient).

Cependant il faut bien souligner que les « villages nègres » ne sont pas une exclusivité des expositions. A la fin du XIXe siècle, de véritables entrepreneurs de spectacles sillonnent l’Europe et les États‐Unis à la tête de troupes « exotiques ». On estime à 30 000 le nombre d’indigènes ainsi exhibés entre 1874 et 1934. A Paris, le jardin d’acclimatation du bois de Boulogne s’était fait une spécialité de ces spectacles ethniques.

Une « ethnologie du pauvre »

La Rue du Caire

Présentée à l’EU 1889, la Rue du Caire est la reconstitution, avec des matériaux authentiques, récupérés sur place, d’un vieux quartier historique du Caire. La rue, décorée de minarets, de vieilles portes et de moucharabiehs, est animée par des artisans qu’on peut voir au travail, par des petits ânes blancs venus spécialement du Caire pour promener les visiteurs, et, le soir, par des débits de boissons et des cabarets qui offrent des spectacles de musique orientale, de derviches tourneurs et de danseuses du ventre… 

Cette attraction connaîtra beaucoup d’avatars dans les expositions suivantes mais se prolongera longtemps.

Les espaces « exotiques » ont joué un rôle considérable dans la popularisation des architectures et des cultures des pays lointains, particulièrement d’Afrique du Nord et d’Orient.

La rue du Caire (EU 1889)

Les expositions sont le reflet des sociétés qui les organisent, de leurs rêves, de leurs fantasmes et de leurs préoccupations. Elles sont des tribunes efficaces pour rendre accessibles et même populariser des savoirs autrement réservés à des élites. Mais, pour impressionner les esprits des visiteurs, elles développent aussi des images simplistes, contrastées, sans nuances, qui fournissent une représentation du monde factice. 

Les documents iconographiquesrelatifs à l’exposition universelle de1867 (environ 1650 vues) sontdésormais consultables en ligne sur

http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr

rubrique « Documents en ligne ».

Orientation bibliographique

Nicolas Bancel et al. (dir.), Zoos humains de la Vénus Hottentote aux reality shows, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2002.

Christiane Demeulenaere-Douyère, « Avant les expositions coloniales. Les colonies dans les expositions industrielles et universelles [Paris] du XIXe siècle », Archives municipales de Marseille, Désirs d’ailleurs. Les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, Marseille, Éditions Alors Hors du Temps, 2006, p. 23-31.

Christiane Demeulenaere-Douyère, « Le Mexique s’expose à Paris : Xochicalco, Léon Méhédin et l’exposition universelle de 1867 », HISTOIRE(S) de l’Amérique latine, 3, 2009 (en ligne).

Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Exotiques expositions… Les expositions universelles et les cultures extra-européennes. France, 1855-1937, Paris, Somogy / Archives nationales, 2010.

Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention du sauvage, Paris, Musée du quai Branly-Actes Sud, 2011.

Anne-Laure Carré, Marie-Sophie Corcy, Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez (dir.), Les expositions universelles en France au XIXe siècle. Techniques. Publics. Patrimoines, Paris, CNRS Editions, Collection Alpha, 2012.

Ana Cardoso de Matos, Christiane Demeulenaere-Douyère et Maria Helena Souto(dir.), The World’s Exhibitions and the display of science, technology and culture: moving boundaries, Quaderns d’Historia de l’Enginyeria, Barcelone, 2012, vol. 13.

Christiane Demeulenaere-Douyère et Liliane Hilaire-Pérez (dir.), Les expositions universelles. Les identités au défi de la modernité, Rennes, PUR (sous presses).