Éric dufour

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E ´ ric Dufour LA PHYSIOLOGIE DE LA MUSIQUE DE NIETZSCHE «Musik: sie gehört in die Zeit», posthume 1880, KSA 9, 6[39] On peut distinguer trois pe ´riodes dans le discours de Nietzsche sur la musi- que. Dans  La naissance de la trage ´die , Nietzsche soutient une me´taphysique de la musique proche des conceptions de ´fendues par Schopenhauer et le Wagner du  Beethoven  -  il e ´crit d’ailleurs beaucoup plus tard: « Dans mon jeune temps, j’ai commence ´ par une hypothe `se me ´taphysique sur le sens de la musique.» (Pos- thume 1885-1886, KSA 12, 2[113]). La rupture avec Wagner coı ¨ncide avec l’adoption des the `ses de son adversaire Hanslick, c’est-a `-dire d’une esthe ´tique musicale formaliste, expose ´e dans  Humain trop humain  et analogue a ` celle qu’on trouve dans l’ouvrage majeur du critique musical,  Du beau dans la musique 1 . Nietzsche n’en reste toutefois pas la`. Car, a ` partir des anne ´es 1886, il ne cesse de parler de «physiologie de l’art» et surtout de « physiologie de la musique 2 ». Cependant, on ne trouve cette physiologie que dans des bre ` ves remarques et des de ´ veloppements ponctuels, sans qu’elle n’ait jamais trouve ´ son expression  ve ´ritable et de ´finitive que Nietzsche, dans Le cas Wagner , ne fait encore qu’annon- cer (WA, KSA 6, p. 26-27). Le premier proble `me est donc d’en e ´tablir la configuration a ` partir des remar- ques et des esquisses que nous laisse le philosophe. Le second consiste a` faire apparaı ˆtre sa double fonction - car son inte ´re ˆt ne se trouve pas seulement dans son rapport a ` la musique et dans le type de discours qu’elle permet d’instaurer sur cet objet, mais aussi dans son rapport a ` la philosophie et plus pre ´cise ´ment a ` la philosophie de Nietzsche. 1 Nous avons de ´crit ces deux pe ´riodes dans: Dufour, E ´ ric: Me ´taphysique de la musique dans Le monde comme volonte ´ et comme repre ´sentation de Schopenhauer et dans La naissance de la trage ´die de Nietzsche. In: Les e´tudes philosophiques 4 (1997), p. 471-492; ders.: L’anne ´e 1871 de Nietzsche: La naissance de la trage ´die et Manfred Meditation. In: Les Cahiers de L’Herne: Nietzsche. Sous la direction de M. Cre ´pon, Paris 2000, p. 245-259; ders.: L’esthe ´tique forma- liste de Nietzsche dans Humain trop humain. In: Nietzsche-Studien 28 (1999), p. 215-233. 2  Voir posthume 1886-1887, KSA 12, 6[26], 7[7]; posthume 1888, KSA 13, 16[71], 16[86], 17[9], 18[17].

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La Physiologie de La Musique de Nietzsche

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  • Eric Dufour

    LA PHYSIOLOGIE DE LA MUSIQUE DE NIETZSCHE

    Musik: sie gehrt in die Zeit ,posthume 1880, KSA 9, 6[39]

    On peut distinguer trois periodes dans le discours de Nietzsche sur la musi-que. Dans La naissance de la tragedie, Nietzsche soutient une metaphysique de lamusique proche des conceptions defendues par Schopenhauer et le Wagner duBeethoven - il ecrit dailleurs beaucoup plus tard: Dans mon jeune temps, jaicommence par une hypothe`se metaphysique sur le sens de la musique. (Pos-thume 1885-1886, KSA 12, 2[113]). La rupture avec Wagner concide avecladoption des the`ses de son adversaire Hanslick, cest-a`-dire dune esthetiquemusicale formaliste, exposee dans Humain trop humain et analogue a` celle quontrouve dans louvrage majeur du critique musical, Du beau dans la musique1.

    Nietzsche nen reste toutefois pas la`. Car, a` partir des annees 1886, il ne cessede parler de physiologie de lart et surtout de physiologie de la musique2 .Cependant, on ne trouve cette physiologie que dans des bre`ves remarques etdes developpements ponctuels, sans quelle nait jamais trouve son expressionveritable et definitive que Nietzsche, dans Le cas Wagner, ne fait encore quannon-cer (WA, KSA 6, p. 26-27).

    Le premier proble`me est donc den etablir la configuration a` partir des remar-ques et des esquisses que nous laisse le philosophe. Le second consiste a` faireapparatre sa double fonction - car son interet ne se trouve pas seulement dansson rapport a` la musique et dans le type de discours quelle permet dinstaurersur cet objet, mais aussi dans son rapport a` la philosophie et plus precisementa` la philosophie de Nietzsche.

    1 Nous avons decrit ces deux periodes dans: Dufour, Eric: Metaphysique de la musique dans Lemonde comme volonte et comme representation de Schopenhauer et dans La naissance de latragedie de Nietzsche. In: Les etudes philosophiques 4 (1997), p. 471-492; ders.: Lannee 1871de Nietzsche: La naissance de la tragedie et Manfred Meditation. In: Les Cahiers de LHerne:Nietzsche. Sous la direction de M. Crepon, Paris 2000, p. 245-259; ders.: Lesthetique forma-liste de Nietzsche dans Humain trop humain. In: Nietzsche-Studien 28 (1999), p. 215-233.

    2 Voir posthume 1886-1887, KSA 12, 6[26], 7[7]; posthume 1888, KSA 13, 16[71], 16[86],17[9], 18[17].

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 223

    I

    Les considerations physiologiques sur la musique ne sont pas nouvelles,meme si Nietzsche leur confe`re, dans ses textes, une configuration inedite. Ellespredominent dans lAllemagne du xixe - on les trouve autant chez des auteursque Nietzsche, pour dautres raisons, conteste, comme Hugo Riemann, que chezdes auteurs quil ignore comple`tement, comme Hermann Cohen. Ainsi le rap-port entre musique et digestion, cher a` Nietzsche (voir par exemple posthume1886-1887, KSA 12, 7[7]), apparat-il bien avant lui. Marcel Beaufils ecrit a`propos de la musique en Allemagne au xviiie sie`cle: Et lon sait quapre`s lalouange du Seigneur, lutilite du chant etait, a` Saint-Thomas, de favoriser ladigestion.3 Cet auteur souligne aussi que les considerations physiologiques sontliees au fait que les theoriciens du xviiie, Kant y compris, assimilent lemotionmusicale a` quelque chose de visceral et de physique4.

    Cest pourquoi le rythme est un element fondamental - peut-etre memelelement essentiel - de telles considerations. Des auteurs aussi differents queMattheson ou Cohen soulignent limportance du rythme dans la musique etrattachent le rythme musical au rythme biologique. Riemann derive le rythmede lidee de mesure propre au phenome`ne physiologique du pouls5 , donnantnaissance a` une polemique, puisque certains, sous pretexte que le rythme dupouls noffre pas de division en temps forts et temps faibles, chercheront lori-gine de la mesure dans le rythme respiratoire6. Hermann Cohen soutient luiaussi que le rythme trouve son origine dans la respiration, meme si on ne peutly reduire7: car, contrairement a` Kant chez qui les considerations physiologiquestrouvent leur origine dans le fait que la musique occupe une place inferieuredans la hierarchie des arts et nest au fond quun art de la sensation8, ce nestpas seulement le corps, cest, dans le rythme musical, lame qui respire9. Lamusique, pour le neokantien Cohen - et contrairement a` Kant -, a donc unedimension spirituelle.

    Quant a` Nietzsche, on sait quil nie lexistence dune ame, dun esprit oudune conscience, cest-a`-dire une faculte de pensee qui serait irreductible au

    3 Beaufils, Marcel: Comment lAllemagne est devenue musicienne. Paris 1983, p. 43.4 Ibid., p. 207, 210. 373-374.5 Dumesnil, Rene: Le rythme musical. Gene`ve 1979, p. 207.6 Ibid.7 Holzhey, Helmut: Dieu et lame. Les rapports entre la critique de la metaphysique et la philoso-

    phie de la religion chez Hermann Cohen. Trad. fr. E. Dufour et J. Servois. In: Revue de meta-physique et de morale 3 (1998), p. 344.

    8 Voir Kant, Immanuel: Critique de la faculte de la juger, 53: jugee selon la raison, elle [lamusique] posse`de moins de valeur que nimporte quel autre des beaux-arts . La musique estplutot jouissance que culture et nest quun pur agrement comme par exemple le vin desCanaries ( 7).

    9 Holzhey: Dieu et lame, loc. cit., p. 344.

  • Eric Dufour224

    corps. Mais il nen maintient pas moins lirreductibilite des phenome`nes de lapensee (et de la vie) au discours quantitatif quen donne la science, garantissantpar la` meme la specificite dun discours philosophique qui se voit desormaisbaptise, par opposition a` la tradition, physiologie . Ainsi le discours sur lamusique est-il irreductible a` lacoustique, comme en temoigne par exemple cetexte qui insiste sur la specificite des qualia sonores:

    Mettons que lon nestime la valeur dune musique que dapre`s la quantite delementssusceptibles detre comptes, calcules, reduits en formules, - pareille estimation scientifique de la musique, combien absurde ne serait-elle pas ! Quen aurait-onretenu, compris, reconnu ! Rien, strictement rien de ce qui en fait essentiellement dela musique (FW 373).

    Le premier sens du terme de physiologie , chez Nietzsche, est lie a` la the`seselon laquelle cest le corps qui pense (FW 59): il faut partir du corps (Leib)et de la physiologie (posthume 1885, KSA 11, 40[21]).

    Ce nest pas dabord la melodie et lharmonie, intrinse`quement liees, quiorganisent le temps. Ainsi peut-on prendre nimporte quel air, en conservertoutes les hauteurs, mais donner a` toutes les notes une duree absolument egale:on naura pas encore dorganisation du temps, mais simplement la repetition dumeme - cest-a`-dire un instant indefiniment renouvele. Quon fasse par contreabstraction de toutes les hauteurs et quon conserve par contre toutes les dureesdes notes dun air: malgre la pauvrete dune telle musique, on trouvera deja` la`une organisation du temps qui joue a` la fois sur lidentite, cest-a`-dire la regulariteet la symetrie dans la repartition des durees, mais aussi sur la difference, lavariation des durees, cest-a`-dire sur la complexite, la richesse et le caracte`reinedit qui fait que lorganisation rythmique echappe a` une simple pulsation repe-tee dune manie`re invariable. Partant, cest bien le rythme qui constitue lelementessentiel de lorganisation musicale du temps.

    Il ne faut pas croire que les textes qui, chez Nietzsche, semblent accorder unprimat a` la melodie refutent notre affirmation dune preseance du rythme danstoute physiologie de la musique (et donc aussi dans celle de Nietzsche)10. Lamusique, ecrit Nietzsche, doit pouvoir etre sifflee (lettre a` H. Kselitz, 17 no-vembre 1880, KSB 6, n8 64, p. 47) - et cest bien la melodie quon siffle. Maisla melodie conquiert moins son unite et sa regularite par la hauteur des notesquelle contient que par son articulation rythmique, ainsi que nous lavons mon-tre plus haut. La consistance de la melodie tient donc a` son rythme.

    10 Voir par exemple posthume 1880, KSA 9, 8[54], 8[65]; posthume 1888, KSA 13, 14[62]. Il fautfaire attention au fait que Nietzsche, lorsquil souligne le caracte`re essentiel de la melodie, pense,non pas au proble`me du rapport hierarchique entre les dimensions melodique, harmonique etrythmique, mais a` lopposition entre melodie et phrase (on le verra par la suite).

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 225

    Le rythme devient, apre`s la rupture avec Wagner, lelement sur lequel necesse de revenir et dinsister Nietzsche - dune manie`re directe, mais aussi dunemanie`re indirecte, lorsque le philosophe lie la musique a` la danse (posthume1886-1887, KSA 12, 7[7]), a` la marche (posthume 1887, KSA 12, 9[70]) ouencore a` la respiration (FW 368); Une musique sur laquelle on ne peut pasrespirer en mesure est malsaine , posthume 1888, KSA 13, 15[111]; dans lamusique de Wagner, respiration irregulie`re, perturbation de la circulation san-guine , posthume 1888, KSA 13, 16[75])11. Par la`, la musique est bien rattacheeau corps: car, jusqua` un certain point, tout rythme parle encore a` nos muscles (GD, Streifzge eines Unzeitgemssen 10).

    La musique provient du corps et nest rien dautre que le symptome de letatdu corps qui la cree, cest-a`-dire de la sante ou de la maladie de ce corps - delautre cote, une pie`ce musicale ne plat que si cette dimension physiologiquepropre a` lorganisation rythmique posse`de une affinite avec la constitution phy-siologique de celui qui ecoute cette musique ou en lit la partition. Il y a uneanalogie entre le rythme propre a` la vie et celui de la musique. Mieux: un musi-cien nexprime jamais dans sa musique que le rythme dont est capable soncorps12. Tel est le second sens du mot physiologie . En liant les deux sens dumot physiologie chez Nietzsche, il apparat que la musique est lexpressiondune force ou faiblesse est dordre non seulement physique, mais aussi psychi-que et psychologique. La physiologie de la musique est donc axiologique13. Inter-pretant la musique comme lexpression des instincts du musicien, elle distin-gue la musique du sud (Bizet) et la musique du nord (Wagner) et faitlapologie de la premie`re au detriment de la seconde. Elle oppose donc dans lamusique les expressions de la vie ascendante et de laffirmation a` celles de lavie declinante et de la negation.

    Mais quels sont alors les rythmes propres a` ces deux types de vie ?

    Nietzsche distingue deux types de rythme, le rythme du temps (Zeit-Rhythmik)et le rythme de laffect (Affekt-Rhythmik) (lettre a` C. Fuchs, fin aout 1888, KSB8, n8 1097, p. 403-405).

    11 Dou` la difference avec la metaphysique de la musique defendue par La naissance de la tragedie,dans laquelle lelement principal de la musique est la melodie.

    12 Lorsque Nietzsche ecrit que la musique ne reve`le pas lessence du monde et sa volonte comme la pretendu Schopenhauer []: la musique ne reve`le que Messieurs les musiciens ! (posthume 1885-1886, KSA 12, 2[29]), il prend donc explicitement le contrepied de la the`sesoutenue par La naissance de la tragedie.

    13 On voit tout ce qui separe la physiologie de la musique de Nietzsche de ce quon entendcommunement par une telle expression. Voir p. ex. Helmholtz, Hermann von: Theorie physiolo-gique de la musique. Traduit de lallemand par M. G. Gueroult. Paris 1868. Selon Helmholtz, laphysiologie de la musique est une theorie seulement descriptive qui etablit dune manie`re scienti-fique le rapport des lois de la musique avec les activites physiologiques de la sensation (p. 3).

  • Eric Dufour226

    Pour comprendre cette distinction, rappelons les griefs nietzscheens a` len-contre du rythme wagnerien. Nietzsche y souligne la volonte affichee chez Wa-gner de briser la dimension mathematique du rythme (lettre a` C. Fuchs, juillet1877, KSB 5, n8 640, p. 261). Il y a, dans les uvres de Wagner, une ambiguterythmique systematique dont temoignent non seulement le changement constantdu tempo (posthume 1871, KSA 7, 9[49]), lentremelement de mesure a` deuxtemps avec des mesures a` trois temps, lexce`s dans lutilisation du triolet, maisaussi le fait quon y trouve des periodes qui ne contiennent pas le meme nombrede mesures (KSB 5, n8 640, p. 261; voir aussi MA II, VM 134). Wagner hait lasymetrie mathematique, qui equivaut pour lui a` la mort a` cause de la disconti-nuite quelle implique, et cherche au contraire, par des artifices censes etablirune continuite, a` mettre de la vie dans la musique (KSB 5, n8 640, p. 260-263).

    Pourquoi Wagner veut-il detruire toute regularite et toute symetrie ? Il veutsubordonner le decoupage rythmique au discours, et donc a` laffect que provo-que en nous chaque syllabe - affect qui se manifeste dans la diction, cest-a`-diredans la duree et lintensite que nous accordons a` une syllabe. Wagner soppose a`toute subordination du rythme du discours, avec ses inflexions et ses accentstoniques, a` une organisation rythmique dordre musical preexistante.

    Il faut souligner le paradoxe de cette distinction nietzscheenne entre deuxtypes de rythme14. Car, dans la musique grecque, le rythme musical est subor-donne au discours. Nest-il pas alors subordonne aux inflexions propres a` lalangue grecque parlee ? Cest tardivement, dans ce quon appelle la musique classique , que le rythme se trouve libere de tout assujettissement au discourspour trouver son autonomie dans une mathematisation du temps liee dune parta` la subdivision dune unite (la ronde) en unites plus petites et dautre part a`lapparition de la mesure.

    On pourrait donc penser, lorsquon observe lhistoire de la musique, quenotre rythme est aujourdhui mathematique, et que cest au contraire le rythmedes Grecs et des Latins qui, etant subordonne au discours parle, est subordonnea` laffect que produisent les mots en nous.

    Ce qui est remarquable, cest que cette the`se a bien ete soutenue par Nietzs-che, au moment ou`, tre`s proche de Wagner - et non pas seulement de lhomme,mais aussi des idees que le musicien defend dans ses livres et particulie`rementdans le Beethoven de 1870 -, il ecrit La naissance de la tragedie. Ce texte oppose eneffet notre rythme apollinien, cest-a`-dire mathematique, dans lequel les durees

    Dans la musique, [] les sensations auditives sont precisement ce qui forme la matie`re delart. [] Cette theorie des sensations de loue tombe dans le domaine de [] lacoustiquephysiologique. (p. 4)

    14 Rappelons que lexpression rythme de la quantite , a` propos du rythme grec, nest absolumentpas propre a` Nietzsche: voir Georgiades, Theodor: Musique et rythme chez les Grecs. In: Poesie20 (1981), p. 72.

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 227

    sont toutes decoupees et quantifiees, donc nettement individualisees, a` unrythme dionysiaque dans lequel ce decoupage mathematique des durees nexistepas. Un tel rythme dionysiaque se trouve tout autant dans la tragedie grecqueque dans son renouveau, cest-a`-dire le drame musical wagnerien (Tristan etIsolde). En subordonnant le rythme au discours parle, la tragedie grecque pre-sente une organisation rythmique qui est beaucoup plus fluide et souple quenotre decoupage mathematique. Voila` ce qua tente de retrouve Wagner en lut-tant contre la tyrannie de la barre de mesure, en refusant lusage du metronomeet enfin en creant une continuite et une indetermination rythmiques grace auxprocedes mentionnes plus haut.

    Mais cest precisement sur ce point que le jugement de Nietzsche se modifie.Autrement dit: ce qui change, ce nest pas le jugement purement descriptif deNietzsche sur la specificite de la musique wagnerienne et plus largement de lamusique daujourdhui , cest-a`-dire celle de lAllemagne du xixe, mais lin-terpretation quil en donne. De meme que, en ce qui concerne la structuremelodique et harmonique de la musique wagnerienne, il decrit dune manie`retre`s precise et absolument invariable les procedes techniques par lesquels Wagnerinstaure une indetermination tonale, mais linterpre`te dune manie`re differentevoire meme opposee dans La naissance de la tragedie et dans tous les textes quilecrit a` partir de Humain trop humain - ce qui est la preuve dune evolutionincontestable -, Nietzsche, en ce qui concerne le rythme, modifie son jugementsur la valeur des deux types de rythmes quil avait deja` distingues, du point devue simplement descriptif, avant La naissance de la tragedie, dans les cours dephilologie donnes a` Bale en 1870 (voir GA XVIII, p. 281-320).

    De`s les annees 1870, Nietzsche affirmait que tout le developpement mo-derne de la metrique, depuis G. Hermann jusqua` Westphal ou Schmidt, est uneerreur (lettre a` E. Rohde, 27 novembre 1870, KSB 3, n8 110, p. 159) - affirma-tion qui reapparat telle quelle dans la lettre a` C. Fuchs davril 1886: tout ledeveloppement de la metrique de Bentley a` Westphal est lhistoire dune erreurfondamentale. (KSB 7, n8 688, p. 178) Tous ces theoriciens manquent de senshistorique, car ils assimilent le rythme tel quil existe aujourdhui au rythme grec.Ainsi pensent-ils que le rythme grec etait fonde sur laccentuation, sur lintona-tion et donc sur le primat de la syllabe et de son sens.

    Alors que La naissance de la tragedie, dans la lignee du discours wagnerien,majorait les elements qui permettent de rattacher le drame musical de lavenir a` la tragedie grecque, il sagit desormais au contraire de faire valoir les elementsqui permettent de les opposer.

    La musique de Wagner na donc plus rien a` voir avec la musique grecque.Certes, Wagner lutte contre une organisation et un decoupage mathematiquesdu rythme qui nexistaient pas encore, tels quels, chez les Grecs, mais il neretrouve pas pour autant lesprit des Grecs dont le rythme etait, dit Nietzsche

  • Eric Dufour228

    dune manie`re paradoxale, mathematique. Si Nietzsche emet une telle assertion,cest simplement parce que, si le rythme grec est bien oriente sur le rythme dudiscours verbal, il nest pas pour autant soumis aux affects suscites par la sono-rite que les mots evoquent chez lauditeur et donc a` lintensite:

    la musique grecque est la musique la plus ideale en ce quelle na pas degards pourlintonation du mot (Wortbetonung) [] Elle ne connat absolument pas laccentuationmusicale: son effet repose sur le rythme temporel et sur la melodie, pas sur le rythmedes intensites (Strken). Le rythme etait seulement ressenti, il ne sexprimait pas parlintonation (Betonung). (posthume 1871, KSA 7, 9[111])

    Dans la musique grecque, laccent tonique (Wortaccent) est soumis aux quanti-tes temporelles (Zeitquantitten) (lettre a` C. Fuchs, avril 1886, KSB 7, n8 688,p. 178)15. Il sagit simplement, lorsquon chante un vers, de decouper (diviser)la duree des syllabes non pas en fonction delles-memes et de ce que leur sono-rite suscite en nous, mais en rapport au tout que constitue le vers, de sorte quela duree quon accorde a` une syllabe depend de celles qui prece`dent et de cellesqui suivent. Il sagit donc bien dune organisation pure de la duree, dune organi-sation quantitative du temps. Nietzsche, a` propos des FrancXais qui, selon lui etsur ce point, ont plus daffinite avec les Grecs que les Allemands, parle du faitde sentir le nombre des syllabes comme temps (KSB 7, n8 688, p. 179).

    Aussi ne faut-il pas se concentrer sur le mot, mais sur le vers. Car, sil y abien, quand on prononce un mot, un temps fort (Ictus), ce temps fort est perdudans le vers auquel la valeur du mot est soumise. La partie est donc subordonneeau tout et cest donc la place du mot dans le vers, cest-a`-dire la prestructurationrythmique propre a` lhexame`tre et le couple arsis et thesis qui determinent laduree de chacune des syllabes du mot (posthume 1870-1871, KSA 7, 4[7]).Cette subordination de chacun des moments au tout implique donc une regula-rite qui se manifeste, dans la musique grecque, par le fait quon y bat la mesure- ce qui seul permet de reperer les unites temporelles qui posse`dent la dureela plus longue. Cet element est par ailleurs lie au fait que le rythme grec est nede la danse (KSB 8, n8 1097, p. 404).

    La soumission du rythme a` lelement mathematique ou quantitatif a pourresultat que, si le rythme grec est bien subordonne au langage, a` la poesie, ilpermet dobtenir, par le simple fait quil sy agit simplement de gerer et dorgani-ser dune manie`re stable et symetrique la duree, la matrise des affects et doncdu pathos. Cest pourquoi Nietzsche le lie a` lethos (KSB 8, n8 1097, p. 405). Cette

    15 Autrement dit: la duree quon accorde a` la syllabe est une propriete objective du mot et nedepend absolument pas de ce que le sujet qui enonce ce mot veut exprimer (voir Georgiades:Musique et rythme chez les Grecs, loc. cit., p. 79). La duree de la syllabe est un trait objectifdu mot, elle caracterise le mot en tant que support materiel, corps, objet. Ces syllabes longuesou bre`ves ne sont daucune manie`re en rapport avec la volonte dexprimer du sujet, aussinapparaissent-elles pas comme la consequence de la signification du mot. (ibid.)

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 229

    matrise des affects se manifeste dans le fait que la poesie grecque respectait sirigoureusement la duree dune syllabe quelle a disparu de la vie quotidiennequi, elle, faisait des accommodements et ne respectait pas rigoureusement lesdurees de chaque syllabe (KSB 7, n8 688, p. 178).

    Pour mieux comprendre cette idee, il faut lopposer a` lorganisation rythmi-que quon trouve dans la musique du xixe et plus precisement dans la musiquewagnerienne. Si le rythme wagnerien nest pas mathematique, cest parce quilnest pas subordonne a` une pure organisation du temps quil faut decouper enquantites distinctes, en menageant des points dappui qui sont reguliers: il sagitau contraire de subordonner la duree pure a` laffect, a` leffet que produit le moten nous - donc au pathos16. Aussi le decoupage des durees de chaque syllabeest-il fonde sur lintensite, sur le crescendo et le diminuendo (ibid.).

    Wagner porte son attention sur linstant au detriment du tout. Par oppositionau rythme grec qui fonctionne par division, le rythme wagnerien se forme parcomposition sans parvenir a` construire une unite dans laquelle les differentsmoments sintegreraient (voir par exemple Le cas Wagner, KSA 6, p. 27, ou`Nietzsche souligne que cette Zusammensetzung exclut toute unite veritable). Ledrame wagnerien privilegie la phrase sur la melodie et donc la partie sur le tout.Cest la raison pour laquelle il ny a plus a` proprement parler de melodie chezWagner17:

    La partie devient matre du tout, la phrase de la melodie, linstant devient matre dutemps (meme du tempo), le pathos de lethos (caracte`re, style, ou quon lappelle autre-ment), en fin de compte lesprit du sens . (KSB 7, n8 688, p. 177)

    Nietzsche, a` propos de la musique wagnerienne, parle de lexce`s de vie dansles plus petites choses (WA, KSA 6, p. 47) ou encore de lexce`s de la maturitedu sentiment rythmique (MA II, VM 134). Cet exce`s consiste a` modeler ou a`ciseler chaque moment particulier (chaque phrase), a` indiquer les nuances et lecaracte`re, en sorte que ce moment acquiert une precision qui, dans linterpreta-tion, exclut toute ambigute (KSB 8, n8 1096, p. 401). Il faut mettre cette ideeen rapport avec quelque chose qui preoccupe fortement Nietzsche et Wagner,dans la mesure ou` tous deux ont ete des interpre`tes des musiciens qui les ont

    16 Partant, le rythme depend, non pas du mot, de la phrase et des proprietes quils posse`dent,mais du sujet qui parle.

    17 Tubeuf, Andre: Interpre`tes wagneriens. In: Richard Wagner, Obliques, numero special dirigepar Y. Caroutch, 1979, p. 38: Il [le chant wagnerien] nest pas melodique, on le sait du reste.Wagner qui hassait la musique italienne, facile a` loreille des foules faciles [], dune hainedideologue, ne se cachait pas denvier a` Bellini le don melodique qui lui descendait [] du cielmeme. La cantile`ne chez lui, cest bien en vain quon la chercherait, - sauf peut-etre, pourreprendre limmortel persiflage de Nietzsche, avec un cure-dent ! ce sont bribes, cellules motivi-ques. Un ressassement infini les anoblira peut-etre comme conducteurs, leitmotive []. De`sRienzi, [] Wagner mettrait bout a` bout dans ses ouvertures tout ce quil avait de melodie pournourrir six heures de musique, sans reussir a` les faire chanter.

  • Eric Dufour230

    precedes. Tous deux sont tre`s sensibles aux proble`mes dinterpretation des musi-ciens anterieurs qui sont lies, non seulement a` la difficulte de savoir si ceux-cicomprenaient les signes qui nous servent encore aujourdhui a` ecrire la musiquede la meme manie`re que nous, mais aussi aux insuffisances de la notation destempi, des nuances, etc. - voir, par exemple, sur linsuffisance de la notationchez Beethoven, posthume 1876-1877, KSA 8, 23[138]. Ce nest pas par hasardsi, historiquement, cest avec Wagner que la notation musicale atteint un pointde precision quelle navait jamais connu avant.

    Lart wagnerien oblige a` changer constamment de point de vue. Wagner restemyope pour le tout, pour la grande forme, donc pour un point de vue a` partirduquel on apprehenderait, sans en changer, la totalite des moments (KSB 8,n8 1096, p. 401). Il nous contraint a` adopter le point de vue du moment danslequel on est pour en changer aussitot dans un mouvement imprevisible etsurtout sans fin (WA, KSA 6, p. 27). Nietzsche raconte a` Peter Gast que ce quifascinait Wagner dans les derniers quatuors de Beethoven, cest precisement quela rupture avec les lois de la musique tonale a pour consequence que ces qua-tuors nont pas vraiment dunite et que, en verite, Beethoven aurait bien pusarreter a` telle mesure ou a` telle autre sans quon ait aucune impressiondinache`vement (lettre a` H. Kselitz, 2 avril 1883, KSB 6, n8 397, p. 353).

    Ce privile`ge de linstant sur le tout ne vaut pas seulement pour la dimensionrythmique de la musique wagnerienne, mais aussi pour la dimension melodiqueet harmonique. Nous avons developpe ailleurs le fait que la melodie continue reste imprevisible du point de vue harmonique, parce que Wagner brouille lestonalites avec des notes de passage, ne cesse dutiliser le chromatisme et demoduler sans sinstaller dans une tonalite - autant de moyens pour creer uneindetermination tonale et donc une imprevisibilite systematique. Cest la raisonpour laquelle la musique wagnerienne, dans ses dimensions melodique, harmoni-que et rythmique, part a` laventure ( Pour cette musique, la pire de toutes lesmauvaises musiques possibles, avec cette agitation et ce chaos partant a` laven-ture mesure apre`s mesure , posthume 1888, KSA 13, 15[22]).

    Bref, la surdetermination du detail, la precision et lunivocite du momentengendre, a` cause de la myopie pour le tout et de labsence de toute unite desdifferents moments, une indetermination totale. Car, comme on le sait, une notena de sens que contextuellement: la note ne prend de sens que dans une phrase,la phrase au sein dune melodie, et cest donc le souvenir de ce qui prece`de etlanticipation de ce qui suit qui nous permet didentifier le moment present.Mais cest precisement labsence dun tel contexte permettant dapprehenderchaque moment qui fait que la musique wagnerienne est toujours ambigue, equi-voque, et quelle passe son temps a` dire quelque chose et a` se dedire en memetemps.

    On sait que la pratique musicale wagnerienne est liee a` un assujettissementde la musique au discours et donc au langage:

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 231

    La melodie toute faite, celle qui emprunte son essence a` la danse, et qui representepour notre oreille moderne lunique facXon de percevoir lessence de la melodie, nepeut et ne pourra jamais se plier aux accents du vers poetique. Cet accent apparattantot dans tel element du vers, tantot dans tel autre, et il ne reapparat jamais aumeme endroit.18

    Cest en soumettant le developpement melodique, harmonique et rythmiqueaux inflexions du discours que Wagner rompt avec les lois du langage musicalet instaure une indetermination constante. Ce qui justifie, chez Wagner, la trans-gression de la legalite musicale, cest que la musique nest quun moyen dex-pression du texte. Cest dailleurs la raison pour laquelle Nietzsche soutient queWagner necrit pas en musicien - puisque ce qui importe est pour lui le sensextra-musical de la musique, laffect, cest-a`-dire leffet que produisent les motssur notre sensibilite:

    De fait, Wagner a repete toute sa vie une unique proposition : que sa musique nesignifie pas seulement de la musique ! Mais plus ! Mais beaucoup plus ! [] Ainsine parle aucun musicien. (WA 10, KSA 6, p. 35)19

    Ainsi Wagner envisage-t-il lui-meme son propre art musical comme uneforme de prose et remarque que, dans ses uvres, lelement rythmique propre-ment musical se dissout:

    Partout ou` lexpression du texte poetique me guidait avec tant dautorite que monsentiment ne pouvait admettre dautre source pour la melodie, celle-ci se trouvait bienpreservee de toute relation forcee avec le vers, mais elle perdait dun autre cote pres-que tout caracte`re rythmique20.

    Nietzsche ne critique pas seulement le rythme wagnerien, mais aussi le pro-longement auquel il a donne naissance, a` savoir les theories rythmiques deRiemann ( le premier qui a fait valoir le concept central de ponctuation pourla musique elle aussi ) (WA, KSA 6, p. 38). Riemann est linitiateur dun mouve-ment qui a essaye de penser le rythme musical a` laide de concepts tires dunautre domaine, a` savoir du langage. Il sagit de partir de concepts qui sont lies

    18 Wagner, Richard: Opera et drame. In: uvres en prose. Traduit de lallemand par J.-G.Prodhomme, reedition de ledition Delagrave. Var 1910. Ed. Daujourdhui, coll. Les introuva-bles. Tome V, p. 98. Au passage: la subordination de la melodie a` la danse (et non pas au verspoetique) constitue justement lexigence de Nietzsche.

    19 Voir aussi posthume 1888, KSA 13, 14[49] ( le re`gne de labstrait cela signifie ). Cette ideeest a` mettre en rapport avec, dans la musique vocale, le primat de la musique sur le texte: de`sque nous comprenons le texte, notre sensation de la musique est devenue superficielle: nous lalions alors avec des concepts, nous la comparons avec des sentiments et nous nous mouvonsdans une comprehension symbolique , posthume 1880, KSA 9, 3 [118].) Contre la manie`redont proce`de Wagner, Nietzsche affirme quil faut dabord ecrire la musique et ensuite seule-ment le texte (lettre a` H. Kselitz, 10 janvier 1883, KSB 6, n8 368, p. 317).

    20 Wagner, Richard: Une communication a` mes amis. Traduit de lallemand par Jean Launay. Paris1976, p. 141. Voir sur ce point Dahlhaus, Carl: Les drames musicaux de Richard Wagner. Traduitde lallemand par M. Renier. Lie`ge 1994, p. 25-26, 109-113.

  • Eric Dufour232

    a` la theorie de la ponctuation du discours (Interpunktionslehre) pour essayer depenser le rythme musical. Cest ainsi quon a introduit des termes tires de larhetorique, comme ceux de phrase et de phrase (Phrasierung), dans la theo-rie musicale (KSB 8, n8 1096, p. 401)21. Ce mouvement aboutit a` une justifica-tion theorique de cette entreprise wagnerienne qui abandonne le tout pour lemoment et qui soumet le rythme musical, purement temporel, au discours et a`laffect que les mots produisent en nous.

    II

    Voila` les elements a` partir desquels nous pouvons comprendre ce que Nietzs-che appelle physiologie de la musique . Car si Nietzsche ne cesse de condam-ner la musique wagnerienne quil traite de decadente , il ne sagit ni dunjugement esthetique ( je nai plus desthetique , posthume 1886-1887, KSA12, 7 [7]), ni dun jugement metaphysique analogue a` celui quon trouve dansLa naissance de la tragedie, mais dun jugement physiologique. La chose est claire.De la meme manie`re que la valorisation de la musique wagnerienne et des prede-cesseurs que Wagner lui-meme se reconnat, quon trouve dans louvrage de1871, ne trouvait pas son origine dans des raisons purement esthetiques, maisdans une hypothe`se metaphysique qui permettait dapprecier la musique, ladevalorisation de la musique wagnerienne quon trouve a` partir de Humain trophumain ne seffectue pas a` partir dune esthetique, mais a` partir dune physiologie.

    Ce qui implique quelque chose de remarquable. Cest que, pour Nietzsche, ilny a pas desthetique. Une veritable esthetique pourrait produire un jugementde gout dune manie`re autonome. Or, la conviction intime de Nietzsche est quetout jugement de gout nest jamais fonde en lui-meme et sur lui-meme, mais surautre chose que lui. Autrement dit: le domaine esthetique nest absolument pasindependant.

    On sait que Nietzsche, dans Humain trop humain, soutient une esthetique forma-liste identique a` celle quon trouve dans louvrage de Hanslick, Du beau dans la musi-que. La question est de savoir si une telle conception peut etre appelee une estheti-que. Car la conception formaliste, affirmant que la musique nest pas un langagesignifiant, mais rien dautre quune organisation melodique, harmonique et rythmi-que des sons, trouve son ache`vement dans un jugement de fait qui doit se conten-ter de decrire les caracteristiques techniques dune uvre musicale, mais sans ja-mais pouvoir porter un jugement de valeur sur une pie`ce ou un musicien.

    21 Rappelons que ces termes etaient deja` utilises auparavant et remontent au debut du xixe sie`cle- en temoigne p. ex. lanalyse que fait Robert Schumann de la Symphonie fantastique de Berlioz:Schumann, Robert: Sur les musiciens. Trad. fr. de H. de Curzon. Paris 1979, p. 120.

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 233

    Il y a quelque chose dimportant et de constant dans le discours de Nietzschesur lart et plus precisement sur la musique - le seul art dont il parle veritable-ment, analysant musiciens et uvres musicales. Cette idee est explicitementenoncee dans la lettre a` C. Fuchs du 29 juillet 1877 (KSB 5, n8 640, p. 262).Cest quon ne saurait se contenter de parler des sentiments que suscite en nousune uvre dart. Le discours du spectateur sur lui-meme et sur ses etats dameoccasionnes par luvre dart napprend absolument rien. Il faut sinteresser a`luvre elle-meme et decrire les differents procedes utilises par un artiste afinde faire surgir la specificite de son uvre - le seul discours esthetique legitimeconsiste donc a` decrire les moyens employes par lartiste. Cest dailleurs untel travail descriptif que, dans cette lettre, Nietzsche recommande a` son amimusicologue de faire.

    Ce faisant, on peut montrer linteret de luvre dun musicien, on peut memeetablir la liste des moyens utilises par lartiste pour affecter son auditeur - onpeut donc en somme mettre en evidence sa singularite: mais on netablira jamaisson inferiorite ni sa superiorite par rapport aux autres, et on ne pourra jamaisexpliquer pourquoi elle me plat et produit en moi un sentiment du beau. Autre-ment dit, on ne peut passer du plan descriptif au plan axiologique, dun jugementde fait a` un jugement de valeur.

    Pourtant Nietzsche ne cesse, a` cote dun discours purement descriptif sur lamusique, demettre des jugements de valeur et de critiquer la musique wagne-rienne. Cependant, ces jugements de valeur qui conduisent Nietzsche, dans Lecas Wagner, a` eriger la musique de Bizet en antithe`se de la musique de Wagner- meme sil sagit, comme il lecrit a` C. Fuchs le 27 decembre 1888, dune antithe`se ironique (KSB 8, n8 1214, p. 554) -, sinscrivent a` linterieur nonpas dune esthetique musicale, mais dune physiologie de la musique. Mes ob-jections a` la musique de Wagner sont des objections physiologiques: a` quoi bonles travestir en formules esthetiques ? (FW 368); voir aussi posthume 1888,KSA 13, 16[80]: La refutation de W[agner] que donne ce livre [Le cas Wagner]nest pas seulement esthetique; elle est avant tout physiologique. Si la physiolo-gie de la musique emet des jugements de valeur sur la musique, cest parcequelle sinteresse a` leffet, a` laffect positif ou negatif que la musique produitsur lauditeur ( La musique de Wagner me rend malade ).

    Nietzsche est convaincu que les jugements esthetiques sont fondes sur desjugements physiologiques:

    De la gene`se du beau et du laid. Ce qui par instinct nous repugne esthetiquement, cestce quune longue experience a demontre a` lhomme comme nuisible, dangereux, sus-pect [] Sous ce rapport, le beau se situe a` linterieur de la categorie generale desvaleurs biologiques du nuisible, du bienfaisant et de ce qui intensifie la vie. [] lesentiment du beau, cest-a`-dire de laugmentation du sentiment de puissance [].(posthume 1887, KSA 12, 10[167])

  • Eric Dufour234

    Ou bien: Lesthetique est indissolublement liee a` des conditions biologi-ques (WA, KSA 6, p. 50). Ou encore:

    Ces deux formules [a` partir desquelles je comprends le phenome`ne Wagner] ne sontque la deduction logique de ce principe general qui fournit pour moi le fondementde toute esthetique: a` savoir que les valeurs esthetiques reposent sur des valeursbiologiques, que les sentiments de bien-etre esthetique sont des sentiments de bien-etre biologique. (posthume 1888, KSA 13, 16[75])

    Dire que cest le corps qui pense, cela signifie, pour Nietzsche, quon ne peutpas separer le sentiment du beau des sensations corporelles. Non seulement onne peut pas isoler differentes facultes, et separer par exemple la faculte de savoirdu sentiment esthetique, contrairement a` ce que pretend la tradition philosophi-que, en sorte que les sentiments esthetiques quon a sont lies au savoir quonposse`de22, mais le sentiment du beau est indissociablement lie au corps et donca` la vie toute entie`re: la jouissance esthetique nest rien dautre quune intensifica-tion des instincts vitaux. Nietzsche ecrit:

    Lart nous rappelle les etats du vigor animal: il est, dune part, un excedent et une effu-sion de corporeite epanouie dans le monde des images et des desirs; dautre part uneexcitation de la fonction animale et des desirs de la vie intensifiee - une excitation dusentiment de vivre, un stimulant de celui-ci. (posthume 1887, KSA 12, 9[102], p. 394)Ou encore: Tout art exerce une action tonique, augmente la force, enflamme leplaisir (cest-a`-dire le sentiment de force), stimule les plus delicats souvenirs delivresse, []. (posthume 1888, KSA 13, 14[119], p. 296)

    Ce qui plat, cest donc ce qui correspond a` la vie - ce qui est un symptome de la vie, ce dans quoi la force affirmative de la vie sexprime(Nietzsche parle d intensification de la vie). Dou` les affirmations dans les-quelles il est dit que lart doit presenter une surabondance de vie, quil est affirmation ou affirmatif , quil est un dire-oui a` la vie, etc.

    Il sagit toutefois dun point de vue normatif et axiologique qui permet dehierarchiser les uvres dart: lart doit ou devrait intensifier la vie. Car auxdeux types de vie distingues plus haut correspondent deux types dart. Le tactpsychologique consiste a` etre capable de remonter de luvre dart, de la pie`cemusicale, jusqua` lartiste, jusquau musicien, pour dechiffrer les forces vitales(ascendantes ou bien declinantes) qui sexpriment dans son uvre. Celle-ci est-elle lexpression dune plenitude et dune surabondance de vie ou bien lex-pression du manque, de la lassitude et du degout de la vie ?

    Cest a` partir dune telle conception physiologique, qui fait de lart et plusprecisement de la musique lexpression de la vie, que seffectue la critique de la

    22 Nous avons developpe ce point dans: Dufour: Lesthetique musicale formaliste de Nietzschedans Humain trop humain, loc. cit.

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 235

    musique wagnerienne, qualifiee de musique dans laquelle se manifeste la faiblesseet le renoncement. Dans le drame musical de Wagner, la vie se retourne contreelle-meme pour saneantir. Mais en quoi la musique wagnerienne est-elle lex-pression de la degenerescence et de la decadence ?

    Il y a un apparent paradoxe dans les jugements de valeur de Nietzsche surla musique. Soit Le cas Wagner. Ce livre est sous-titre Un livre pour musicien .Mais ce qui est etrange, cest que Nietzsche ne parle quasiment pas de musique.Lorsquil oppose Bizet a` Wagner, ce sont les livrets quil confronte, en sortequil sagit du coup de faire valoir, non pas Bizet, mais Halevy et Meilhac, lesdeux auteurs du livret de Carmen, contre Wagner librettiste (et non pas Wagnermusicien !). Ainsi Nietzsche oppose-t-il la force et le caracte`re affirmatif deCarmen, qui prefe`re mourir que de renoncer a` ce quelle veut, a` Brnnhilde quisimmole en prechant labnegation et le renoncement. La critique frole memelinsulte gratuite: les personnages de Wagner sont des nevroses (en francXaisdans le texte), Parsifal un effemine , etc.

    Cela pose, les accusations sont bien fondees sur une critique de la musiquewagnerienne. Mais Nietzsche, dans Le cas Wagner, se contente de lindiquer - etle developpement de la critique proprement musicale se trouve essentiellementdans les ecrits posthumes . Les personnages de Wagner sont physiologique-ment faibles, mais cette faiblesse nest rien dautre quun indice dune faiblesseproprement musicale:

    Wagner na mis en musique que des dossiers medicaux , que des [] types tre`smodernes de degenerescence []. Rien na ete mieux etudie par les medecins et lesphysiologistes actuels que le type hysterico-hypnotique de lherone wagnerienne: Wa-gner est ici connaisseur, [] sa musique est une analyse psychophysiologique detatsmaladifs. (posthume 1888, KSA 13, 15[99]).

    Voila` qui implique une correspondance veritable entre la musique et le texte.Car, meme si ce nest pas toujours le musicien qui ecrit le texte quil met enmusique, cest en tout cas bien lui qui le choisit et qui donc sy arrete en fonctionde linteret et du plaisir, determines par le type de vie qui lhabite, quil luiprocure. Texte et musique sont lindice dune certaine disposition du corps.Ce nest donc pas seulement le livret, mais aussi la musique qui reve`lent letatphysiologique du musicien. Comme nous allons le voir, cette faiblesse propre-ment musicale est liee aux caracteristiques musicales enoncees plus haut et a`linterpretation quen fait Nietzsche.

    Cependant, il faut souligner que cette physiologie de la musique, qui affirmeque la musique wagnerienne est lexpression musicale de la negation de la vie,ne presuppose pas que la musique posse`de un sens extra-musical. Nietzsche, deHumain trop humain jusquau Cas Wagner, soppose a` une telle the`se quil attribuea` Wagner. Il sagit simplement dune analogie entre la musique et la vie. Cetteanalogie est dautant moins etonnante que la musique nest rien dautre quun

  • Eric Dufour236

    produit de la vie - ou du moins de cet etre vivant quest lhomme. Aussi y a-t-il simplement, ainsi quon le comprend deja`, une identite de structure entre lamusique et la vie.

    Aussi faut-il rappeler les elements caracteristiques de la notion de vie quinous permettent de comprendre la critique de Wagner. Tout ce qui vit est mupar un rythme. Ou plutot: le propre de ce qui vit est dengendrer le rythme. Lavie est donc une organisation rythmique spontanee.

    Et cette idee ne sapplique pas seulement aux etres vivants. Certes la tendancede tout etre organique est de preferer leffort rythme a` leffort desordonne ,comme le souligne Rene Dumesnil qui ajoute: Il en resulte que, pour eviter lafatigue et obeir a` la loi du moindre effort, pour utiliser au maximum le travailmusculaire, nous avons tendance a` executer des mouvements egaux dans desdurees egales23 . Mais cette idee vaut aussi pour linorganique. Le meme auteurrappelle en effet que le rythme se produit partout ou` il y a conflit de forcesqui ne font pas equilibre24 . Tout ce qui existe lutte et par la` meme instaure unrythme. Tout devenir est donc lie au rythme. Nietzsche ecrit:

    Le rythme domine toute lexistence pretendue morte. Des vagues sont des alternancesdaccroissement et de diminutions dune manie`re dont, du reste, la quantite demeureconstante. Sa forme fondamentale est: alternance de concentration et dexpansion.Lenergie des sentiments se developpe dans une perpetuelle alternance de hauts et debas, les etats persistants sont un rythme qui revient regulie`rement, mais dont nous nedistinguons pas les pulsations. Cest ainsi que nous eprouvons les impressions lumi-neuses et sonores comme continues alors quelles sont rythmiques. [] Le dionysia-que est le fond disharmonieux qui aspire au rythme, []. (posthume 1875, KSA 8,9[1], p. 145)

    Aussi peut-on en conclure que vivre, exister ou encore devenir, cest instaurerun rapport dequilibre sur un fond de desequilibre, une organisation regulie`re etsymetrique, un ordre et une proportion dans le chaos. Cest tout autant le casdes vagues que celui de lorganisme.

    Nietzsche est suffisamment musicien pour ne pas identifier le rythme a` lamesure et a` la pulsation. Il nignore pas que le rythme est ce qui se passe entreles pulsations. Mais il souligne dans ses textes comment une telle organisationrythmique ne peut se produire sans cette pulsation, donc sans une structure quiassure regularite et symetrie et qui peut seule unifier les differents moments enun tout.

    Il faut approfondir ce point. La connaissance (et plus largement la vie) estlidentification, par lhomme (par le vivant), de ce qui lui fait face. Or une telle

    23 Dumesnil: Le rythme musical, loc. cit., p. 26-27.24 Ibid., p. 14.

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 237

    determination se produit par la reduction du different au semblable - the`merecurrent chez Nietzsche.

    Identifier le semblable avec le semblable - decouvrir quelque ressemblance entre unechose et une autre chose, cest la` le processus originel. La memoire vit de cette activiteet sexerce continuellement. La confusion est le phenome`ne primaire. (posthume1872-1873, KSA 7, 19[217])

    Partant, le processus de determination, qui est constitutif de toute vie,consiste a` tisser une continuite et une unite entre les differents moments dutemps - donc non seulement a` se souvenir, mais aussi a` gommer ce que leschoses presentent de different (leur singularite) pour les ramener a` de lidentique.Par la` meme, le vivant echappe a` linstant pour conquerir le temps, puisque ladetermination sexerce en fonction du passe (jidentifie ce qui mapparat dansla perception en fonction de ce que jai deja` vu) et permet lanticipation du futur(je sais deja` avant de le percevoir ce que je percevrai). La determination permetdonc dapporter une regularite et un ordre dans mes perceptions.

    Lhomme est une creature qui construit des formes. Lhomme croit a` l etre et auxchoses, parce quil est une creature qui construit des formes et des rythmes. Lesconfigurations et formes que nous voyons et dans lesquelles nous croyons possederles choses nexistent aucunement. Nous simplifions et lions toutes les sensations pardes figures que nous creons. [] Lhomme est une creature qui forme des images et desrythmes. Il introduit tout ce qui arrive dans ces rythmes, ce qui est une manie`re de sesaisir des impressions . (posthume 1883-1884, KSA 10, 24[14], p. 651)

    Par exemple, lorsque nous entendons une succession de bruits, nous selec-tionnons certains sons, nous en isolons certains, nous gommons les irregularites,afin de les ordonner dans un schema, dans une forme - en un mot: dans uneloi. Il faut donc commencer par determiner des points dappui pour pouvoirsaisir ce qui se passe entre ces points dappui.

    Ainsi le rythme est-il lintroduction dune determination proprement tempo-relle et, partant, lave`nement du temps comme tel. Cest pourquoi le rythmenest pas dans le temps, parce que, sil ny a pas de rythme, il ny a pas encorede temps, cest-a`-dire dunite des differents moments: il ny a que du chaos et delindetermination (voir: Nietzsche contra Wagner, Wagner als Gefahr qui opposerythme et chaos). Il ny a que des instants ou des moments qui se succe`dentdune manie`re discontinue sans quon puisse etablir un lien entre eux. Le rythmeest createur du temps, puisque le temps nexiste pas, pour lhomme, indepen-damment de sa propre activite. Le temps nest pas donne a` lhomme, mais celui-ci linstitue en creant un ordre rythmique, non pas au sein dune activiteconsciente, mais au moyen dun processus de constitution antepredicatif propreau corps pensant. Cette instauration du temps ne se contente pas de lier lesdifferents instants, mais elle les rapporte a` un tout, donc a` une unite dordresuperieure par rapport a` laquelle chacun deux prend un sens.

  • Eric Dufour238

    On comprend desormais en quel sens la musique wagnerienne soppose a` lavie. Il est apparu que lhomme est une creature qui introduit des formes et desrythmes dans le devenir afin de limmobiliser en choses et en etre , et que,plus largement, le propre de la vie, cest dintroduire de la regularite et de lunitedans ce qui, en soi, nen a pas. Partant, cest donc bien un refus de la tendancepropre a` la vie quexprime la musique wagnerienne. Par exemple, chez Wagner,

    la cessation des grandes periodes rythmiques, le fait quil ne reste que des phrasesdune mesure (Taktphrasen), produit a` vrai dire limpression de linfini, de la mer; maiscest la` un artifice, pas la loi normale [] Nous aspirons a` des periodes [] (pos-thume 1874, KSA 7, 32[42])

    La musique de Wagner refuse tout ordre et toute unite, elle se borne a` cons-truire des moments ou des phrases quon pourrait legitimement isoler de ce quiprece`de et de ce qui suit. Son apparente continuite ou unite est due au faitquelle se construit dans linstant, quelle entame a` chaque instant un processusde constitution qui ne trouve aucun repos, aucune forme ni determination, etse poursuit sans fin. Cest en ce sens que la melodie continue nest riendautre que le re`gne de linforme (MA I 113): elle laisse pressentir quelquechose, commence un processus de determination, mais la determination, a` peineesquissee, se dissout dans un devenir qui esquisse une nouvelle determination25.Sa continuite nest quapparente, car toute continuite exige une unite, cest-a`-dire une totalite par rapport a` laquelle chaque moment prend sens. Elle nest enfait rien dautre quune succession dinstants discontinus, car aucune loi, aucunere`gle logique ne peut nous expliquer pourquoi telle phrase donne naissance a`telle autre dans laquelle elle se poursuit. Cest pour cette raison que ce flux resteimprevisible.

    Cette musique est comme le retour intentionnel a` un etat qui prece`de leprocessus de constitution - cest-a`-dire quelle est un analogon de letat dinde-termination dans lequel lhomme souvre perceptivement sur un monde exte-rieur dans lequel il ne peut identifier ni determiner. Il sagit donc, dans la musi-que wagnerienne, dun effort volontaire pour exprimer dune manie`re musicalele chaos26.

    25 Voir WA, KSA 6, p. 24, ou` Nietzsche ecrit que la musique de Wagner est toujours grosse dunepensee a` venir, quelle laisse pressentir quelque chose de merveilleux et dineffable - elle esttelle la dialectique de Hegel, dans laquelle chaque moment de la verite apparat comme fauxde`s quon est passe dans le moment superieur. Cest donc une musique dialectique, qui passeson temps a` nier sans rien affirmer - donc sans rien construire (WA, KSA 6, p. 36). Voir aussiposthume 1883, KSA 12, 10[116].

    26 Voir Wagner: Opera et drame, tome IV, loc. cit., p. 185-187. Wagner y attribue a` Beethovenun procede dont son uvre constitue le prolongement. Avant Beethoven, le musicien neconserve dans sa musique que le resultat du processus de constitution qui aboutit a` une melodieachevee, toujours construite selon des formes preetablies. Cest avec Beethoven que surgit lavolonte dintroduire dans la musique le processus par lequel la melodie, sous les yeux du public,sengendre delle-meme, et selon des lois quelle invente au moment ou` elle nat. Il sagit donc

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 239

    III

    La physiologie de la musique est donc essentiellement liee a` la question durapport des parties et du tout, de lindetermination et de la determination, delinstant et du temps. Ce que Nietzsche reproche a` Wagner, cest, comme ille dit explicitement, son sens du temps (posthume 1888, KSA 13, 15[12],p. 412).

    Cest encore en ce sens que la musique est liee au the`me central de leternelretour. Leternel retour est en effet une pensee du temps. Si, independammentde la question de savoir si leternel retour posse`de une signification ontologique,on sinteresse a` sa signification ethique, on sapercXoit quil ne sagit de riendautre que dun tel effort par lequel lhomme se conquiert, a` chaque instant, ensortant de linstant pour donner un sens au temps concXu comme tout, cest-a`-dire tout autant a` son passe qua` son futur.

    Nietzsche parle, tout autant dans Ainsi parlait Zarathoustra que dans les textesposthumes qui en sont contemporains, non pas de leternel retour , mais dela pensee de leternel retour , ce qui nest pas la meme chose. Il ne sagit pasdaffirmer platement que tout ce qui arrive est necessite , destin , ce qui estmoins vouloir quun aneantissement du vouloir (Za III, Von alten und neuenTafeln), mais il faut creer une necessite a` partir du sens quon donne a` sa viedans linstant et lavenir ouvert par linstant present.

    Il ne sagit pas pour autant daffirmer la liberte contre la necessite, puisquele debat sepuise alors dans un combat sans fin (pour resumer: Descartes-Spi-noza) dans lequel tout le monde a tort. Il ne sagit pas non plus de faire de laliberte un postulat qui rele`verait dune connaissance proprement pratique, caron presuppose toujours que la question, telle que la posee la tradition philo-sophique, est bien posee. Or le proble`me de la liberte ne prend pas sens auniveau des intentions, mais au sein du faire ou du creer. A la liberte de la volontetelle que la concXoit traditionnellement la philosophie, cest-a`-dire la liberte de (frei wovon), Nietzsche oppose la liberte pour (frei wozu), laccomplissementdune action ou dune uvre par laquelle lhomme donne un sens, donc unere`gle (une loi) a` sa vie, et se conquiert en meme temps quil se depasse (Za I,Vom Wege des Schaffenden, KSA 4, p. 81). Une liberte vide qui ne se realiseraitou ne seffectuerait nulle part, telle quon la concXoit quand on pose le proble`mede la liberte en terme dintention libre, dautodetermination du sujet par lui-meme, est un non-sens pour Nietzsche. Le proble`me nest pas de savoir si

    - comme le montre les pages qui prece`dent dans lesquelles il apparat que lhistoire de loperaa` partir de Rossini nest autre chose [] que lhistoire de la melodie dopera (p. 102) - demontrer comment la destructuration de la melodie trouve son ache`vement dans lopera dramati-que wagnerien.

  • Eric Dufour240

    lhomme peut sautodeterminer, mais quil fasse quelque chose, quil accomplisseune uvre et saccomplisse ainsi, sans se demander sil le fait librement ou silest determine par autre chose que lui-meme dans laction liberatrice. Etre libreest faire, la liberte nest pas ailleurs que dans laction effective; la liberte est laloi a` laquelle lhomme sassujettit en creant quelque chose au-dessus de lui. Cenest pas dans une intention libre (monde intelligible) que se manifeste la liberte,cest dans laction effective (monde sensible): lintention nexiste pas ailleurs quedans les actes dans lesquels elle sincarne et se realise.

    Par un tel but qui nexiste que dans sa realisation (la creation), lhommeordonne le chaos en donnant un sens tout autant au monde qua` lui-meme. Ilne faut pas croire que, dans le cas contraire, le monde resterait desordonne, sansdetermination aucune, mais il serait eclate en une multiplicite de determinationschangeantes et mouvantes partant dans tous les sens (comme lest lhomme dela Wollust). Creer est donc ordonner le chaos constitutif de lexistence ( il fautencore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance a` une etoile vi-vante (Za, Vorrede 5)). Cest grace a` la creation que ma vie echappe a` lafragmentation en moments delies sans sens. Je confe`re ainsi a` mon existenceune necessite qui deborde le present, ordonnant mon futur autour dun but quidonne un sens a` ma vie et rache`te le passe qui ma mene jusque-la`. Ma vieechappe ainsi a` la fragmentation en moments decousus. Cest donc la creationqui, comme but, reunit ce qui est divers en lhomme, parce quelle rassemble cequi est en lui enigme et hasard (Za II, Von der Erlsung, KSA 4, p. 179).

    Ce faire, cette institution dune loi qui ordonne la vie de lhomme, cest biendonner un sens a` la terre, cest valoriser le monde sensible et affirmer la pleni-tude de linstant: la loi est en effet constitutive dun creer effectif, par lequellhomme se trouve et se depasse vers le surhomme. Nietzsche insiste egalementsur un point important: ce faire seffectue dans le present, mais il institue uneloi qui va orienter le futur quainsi je peux voir, et il rend necessaire le passe entant quil ma conduit jusque-la`. Passe, present et futur coexistent donc dans unmeme moment, celui de la creation. La creation et sa loi donnent une necessiteau temps, tout autant a` mon action future qua` mon action passee. Si lon doitprivilegier une des trois dimensions du temps, il semble (contre Heidegger) quece ne peut etre le present. Certes, cest dans le present que je vois ce qui arrivera;mais la creation est quelque chose qui me sort du present, me precipitant dansun avenir qui en retour donne un sens au present et au passe. Il sagit donc depenser le passe et le present a` partir du futur. De lamour du prochain ditque lavenir doit etre pour nous la cause de notre aujourdhui. Et De la redemp-tion est encore plus clair sur ce point:

    Le maintenant et le jadis sur terre - ah ! mes amis, voila` ce qui mest le plus intolera-ble, a` moi ! Et je ne pourrais vivre si je netais encore un voyant de ce qui necessaire-ment viendra. Un voyant, un voulant, un createur, un futur et un pont vers le futur

  • La Physiologie de la Musique de Nietzsche 241

    - et ah ! aussi en meme temps un estropie sur ce pont, voila` tout ce quest Zara-thoustra. (Za II, Von der Erlsung, KSA 4, p. 179)

    Nietzsche ajoute plus loin quil faut vouloir le passe, cest-a`-dire vouloir enarrie`re (Zurckwollen): cest en cela que consiste la redemption. On obtient donclequation suivante: je ne peux vouloir le passe quen creant dans le present eten voyant le futur, cest-a`-dire en donnant un but a` ma vie. Lassignation dunsens a` sa vie par et dans la creation fonde seule laffirmation (le grand oui a` lavie) et la necessite de ce qui (m)arrive (leternel retour). Ce a` quoi jaspire,cest a` mon uvre : voila` les derniers mots de Zarathoustra. Et si lhomme semetamorphose ainsi en surhomme, il nen est pas moins aussi un estropie quidoit sans cesse lutter contre ladversite, cest-a`-dire le temps (le devenir): ladiscontinuite du temps se manifeste dans le fait que je dois a` chaque instantactualiser a` nouveau un but qui nexiste que dans une realisation effective quinest jamais definitive.

    Leternel retour est donc bien une pensee qui confe`re un certain type denecessite au devenir, mais cette necessite nest pas de lordre dune rengaine .Nietzsche utilise dans Danciennes et de nouvelles tables le mot destin endeux sens: dune part negativement, au sens de la croyance des devins et desastrologues; dautre part positivement, au sens du but ou de la loi qui ordonnelexistence par et dans la creation. On voit tout ce qui separe la the`se nietz-scheenne de lacceptation stocienne ou de la necessite comprise chez Spinoza.Dans le vouloir en arrie`re , il ne sagit pas dune acceptation dun passe quonne peut pas changer (resignation et abnegation); il sagit dune re-creation dupasse a` laune du present et du futur: lauteur des Prefaces de 1886 et de Eccehomo ne proce`de-t-il pas ainsi, visitant son passe et le produisant a` nouveau, lerachetant a` partir de ce qui lui donne retroactivement un sens et une necessite ?

    On comprend aussi quil est vain de se demander ce qui revient dans leternelretour. Ce qui revient nest rien dautre que leffort constant de lhomme versun terme dont on a montre que la possession nen est jamais veritablementassuree; cest la joie dans leclair de sa realisation, mais aussi la douleur de saperte, en sorte que joie et douleur sont indissociables et le devenir lune delautre. Creer nest pas acquis une fois pour toutes, et ce qui me ferait definitive-ment sortir du temps, donc de la necessite davoir a` renouveler leffort de lacreation. Leternite est perdue aussitot quelle est atteinte. Et ce qui revient, cestprecisement cette eternite, en sorte que si le retour est eternel, cest dabord ausens ou` cest leternite qui est lobjet du retour. La creation, du fait de sa tempo-ralite, implique une tension du createur telle que celui-ci doit toujours renouvelerson effort pour etre a` la hauteur de sa tache et accomplir son uvre. La loi quiordonne la vie et le fait dechapper au chaos ne subsiste que grace a` la constanceet a` la vigilance de celui qui sy astreint et risque a` chaque moment de la perdre.Cest en ce sens que le createur, et lui seul, sele`ve a` la pensee la plus haute, et

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    que celle-ci consiste precisement dans ce retour eternel dun effort et duneconquete infinie de soi-meme, qui est en meme temps depassement de soi dansla creation.

    Letre du temps est donc constitue par leternel retour et non par les troisdimensions du temps. Toutes trois sont donnees, en meme temps, dans chaqueinstant du temps: ce qui est donc donne a` chaque instant, cest leternite. Cenest pas a` partir du present que je me souviens de mon passe et que janticipemon avenir: cest a` partir de chaque nouvel instant que je recree la totalite dutemps, passe, present et futur, totalite dans lequel je me deploie. Cest en ce sensque le temps est intrinse`quement eternel retour, retour du present, du passe etdu futur; donc de leternite.

    On sait toutefois que Nietzsche, dans des textes non publies de son vivant,tend a` faire de leternel retour une the`se ontologique et semble meme avoirtente de la fonder scientifiquement. Mais nest-ce pas la` une tentation queNietzsche aurait rapidement conjuree, dautant plus quelle napparat pas dansles textes publies ? Peut-etre que, tel Zarathoustra, Nietzsche ne peut pas ne pasetre en meme temps le bouffon de sa propre pensee.

    Dans les textes publies, toutes les expressions de leternel retour ne concer-nent absolument pas ce qui est, mais lhomme dans son rapport avec ce qui est,ou encore ce qui est en tant quil sinscrit dans la vie de lhomme. Il ne sagitpas des choses en general, mais de cette araignee-la`, de ce clair de lune entre lesarbres, de cet instant-ci et de moi-meme (FW 341). Leternel retour nest doncpas celui du monde, mais celui de ma vie en tant que laffirmation consiste a` luiimprimer le sceau de la necessite.

    Leternel retour est donc non seulement une ethique mais une pensee du temps.Donner un sens a` sa vie, cest precisement echapper a` la fragmentation des instantsdecousus, et donc rattacher les differents moments a` une loi qui les englobe touset par rapport a` laquelle ils prennent un sens.

    Et lon comprend le rapport avec le rythme. Sans rythme, il ny a pas detemps, mais rien dautre quun chaos. Si la musique appartient au temps , cestle rythme, comme on la vu plus haut, qui fait emerger le temps comme tel. Lamusique (le rythme) est donc en ce sens une illustration ou une figuration deleternel retour, puisquelle constitue le meilleur exemple de la manie`re dont onechappe au chaos pour organiser et creer un temps.

    Lexigence ethique quest leternel retour trouve son correlat esthetique dansce que Nietzsche nomme le grand style :

    Ce style a de commun avec la grande passion quil dedaigne de plaire; quil oublie depersuader; quil commande, quil veut . . . Matriser le chaos que lon est: contraindrele chaos a` devenir forme; devenir necessite dans la forme: devenir logique, simple,

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    non equivoque, mathematique, devenir loi -; cest la` la grande ambition.27 (posthume1888, KSA 13, 14[61], p. 246-247)

    On remarque comment, dans ce texte, non seulement les idees mais aussi lestermes sont les memes que ceux que Nietzsche emploie a` propos de leternelretour. Dans les deux cas, il sagit de la force par laquelle la volonte introduitun ordre et une regularite - une loi - dans le chaos, echappant par la` a` lincohe-rence (posthume 1884, KSA 11, 25[332]). Alors que luvre dart est commeun temoignage de notre penchant a` la simplification, a` la poursuite de la creationpar concentration sous une loi unique (posthume 1884, KSA 11, 25[409]), lamusique de Wagner se perd dans la preponderance du premier plan, de milledetails (posthume 1884, KSA 11, 25[184]) et refuse toute logique ainsi quetout style - car le style est fonde sur une unite musicale veritable, organique,des differents moments (WA, KSA 6, p. 28). Nous avons souligne plus haut quela musique de Wagner contraint en ce sens son auditeur a` changer systematique-ment de point de vue quand il lapprehende, sans pouvoir rester a` la memeplace (auf Einem Platz) (posthume 1887-1888, KSA 13, 11[321]).

    Bref, le grand style musical dans lequel se manifeste la grande sante , cestcelui qui organise le temps au lieu de se laisser happer par la seduction dundevenir indetermine et par un chaos sonore qui privilegie les timbres et lescouleurs sur lorganisation harmonique et melodique. Voila` un point que necesse de souligner Nietzsche. Le privile`ge de linstant est lie a` labandon detoute organisation tonale au profit de lemancipation des timbres: Cest en faitpratiquement Wagner qui a decouvert la magie quexerce encore une musiqueincoherente et, pour tout dire, elementaire. [] Lelementaire suffit - timbre,mouvement, coloration, bref, tout laspect de la musique lie a` la sensibilite. (WA, KSA 6, p. 30-31; voir aussi p. 43: la musique de Wagner cherche a` per-suader la sensibilite ). Il sagit donc dautonomiser le son pur, comme affectpur (sensibilite pure), du sens quil recXoit, par sa hauteur, dans son rapport auxautres sons au sein dun tout harmonique et melodique dans lequel on peutreperer les tonalites et les modulations: cest la couleur du son qui est decisive;ce qui sonne est indifferent. (WA, KSA 6, p. 24) En temoigne le fait que, chezWagner, une idee musicale, aussitot quelle est enoncee, nest jamais developpee:elle est repetee, confiee a` dautres instruments, etiree (par exemple enoncee dansune phrase du double de mesures), ou bien encore transposee par degres.

    27 Voir aussi posthume 1883, KSA 10, 7[9] qui lie logique et harmonique, et posthume 1885, KSA11, 35[3]: La plupart des evaluations esthetiques sont plus fondamentales que les evaluationsmorales, par exemple le plaisir pris a` ce qui est ordonne, a` ce qui est susceptible detre saisidans une vue densemble, a` ce qui est delimite, a` la repetition -, ce sont les sentiments debien-etre de tous les etres organiques eu egard aux dangers de leur situation []. Les sentimentsde satisfaction logiques, arithmetiques et geometriques constituent lassise des evaluations esthe-tiques []

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    Aussi luvre musicale ne se donne-t-elle plus a` comprendre, puisquil ny aplus dorganisation harmonique et rythmique quon puisse reperer. Liberant lespouvoirs expressifs du son, elle se donne uniquement a` sentir , elle exigequon lapprehende par la simple sensibilite quelle cherche a` affecter, jouantconstamment sur la rupture, la surprise et donc linattendu, tout autant du pointde vue de son organisation tonale que de celui des variations dynamiques.Elle compense cette perte intentionnelle de toute structuration tonale unitaireen faisant valoir le son dans sa singularite indicible et ineffable.

    Que la loi qui ordonne le chaos sonore soit constituee par les re`gles de laconscience tonale, dont les possibilites sont infinies, cest ce dont temoignentnon seulement les references de Nietzsche (Chopin, Bizet, Offenbach), lesfragments posthumes ( Tierces - octaves: melodie , posthume 1879, KSA 8,41[25]; Manque de tonalite , posthume 1888, KSA 13, 16[77], p. 512; il nya nulle part de vrai contrepoint chez Wagner , posthume 1888, KSA 13, 15[6],p. 406), mais aussi la dernie`re uvre musicale de Nietzsche, le lied Gebet an dasLeben (1882)28. Lorsque, par opposition a` la musique wagnerienne, Nietzscheaffirme que la musique de Bizet construit, organise, ache`ve (WA, KSA 6,p. 14), cest bien dun tel respect des lois tonales, qui seules fondent une uniteveritable, quil sagit.

    La physiologie de la musique rele`ve dune strategie pour combattre Wagner.Car, en lisant les manuscrits publies et non publies de Nietzsche, on sapercXoitque celui-ci parle moins de ses gouts que de ses degouts ( Face a` Wagner, aucunautre musicien ne compte , WA, KSA 6, p. 46). Wagner nest rien dautre quunemaladie et, souligne Nietzsche, - on ne refute pas une maladie par des argu-ments (WA, KSA 6, p. 40).

    La musique et plus largement lart ne sont pas les seuls domaines a` etregagnes par cette maladie: car elle est aussi presente dans le savoir et la philoso-phie, cest-a`-dire tout le domaine de la connaissance, mais aussi dans la morale.

    Ainsi comprend-on que cette physiologie de la musique sinscrit dans unestrategie plus large, qui permet a` Nietzsche de critiquer ou plutot - pour utiliserles termes nietzscheens - de soupcXonner tous les domaines de la culturehumaine, a` partir de sa propre position philosophique:

    - Art, connaissance, morale autant de MOYENS: au lieu de reconnatre en eux linten-tion visant a` lintensification de la vie, on les a fait correspondre a` un contraire de lavie, a` Dieu - pour ainsi dire en tant que revelations dun monde superieur dont le

    28 Voir notre analyse de ce lied que Nietzsche donne lui-meme comme illustration de la musiquedu sud quil oppose a` la musique de Wagner: Dufour, Eric: Les lieder de Nietzsche. In:Nietzsche-Studien 28 (1999), p. 234-254.

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    regard cXa` et la` transparat a` travers celles-ci . . . (posthume 1887, KSA 12, 10[194],p. 572-573)

    La physiologie de la musique est donc liee a` un choix philosophique. Eneffet, cest une interrogation philosophique sur les fondements du proble`meesthetique qui conduit Nietzsche a` soutenir, dune part que lesthetique ne pos-se`de aucune autonomie et ne peut donc etre fondee sur elle-meme, dautre partquil faut donc reconduire lesthetique musicale a` une physiologie de la musique.

    La position philosophique fondamentale de Nietzsche consiste a` interpreterla musique et toutes les activites culturelles humaines comme une manifestationde la volonte de puissance ou un symptome des instincts vitaux. Aussi nest-cepas seulement dans luvre dart, mais dans la connaissance et dans la moraleque sexpriment les forces (ou les faiblesses) du corps pensant.

    Cest cette position philosophique qui rend possible dinterpreter les caracte-ristiques proprement musicales de la musique wagnerienne comme lexpressionde la negation de la vie et de la decadence, en mettant laccent, a` linstar de toutesles considerations physiologiques des auteurs precedents ou contemporains deNietzsche, sur la dimension rythmique.

    Car, puisque la musique se deroule dans le temps et non dans lespace, ellea a` charge, essentiellement au moyen de lorganisation rythmique, dorganiser lechaos temporel pour faire emerger le temps comme tel. Cest en ce sens quelleconstitue une illustration de leternel retour, puisque celui-ci nest rien dautreque linstitution dune loi qui donne un sens a` la vie de lhomme et la faitechapper a` la dispersion ou a` leclatement en moments distincts et decousus.

    De plus, cette physiologie de la musique est largement liee a` ce quon appellecommunement un conservatisme musical , puisquil ny a pas pour Nietzschedunite veritable en dehors des re`gles de la musique classique et tonale. Wagnernest en effet pour lui que le symptome le plus evident dune maladie inherentea` la musique dite romantique, cest-a`-dire de la volonte de transgresser voiredabolir les re`gles qui ont prevalu dans la musique classique.