voyage réel, voyage spirituel dans la passion de jacques et marien

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RSCr 11(1/2014) 43-60 JOËLLE SOLER VOYAGE RÉEL ET VOYAGE SPIRITUEL DANS LA PREMIÈRE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE DE LANGUE LATINE La Passion de Marien, Jacques et leurs compagnons Le genre du récit de voyage, entendu comme compte rendu, produit par le voyageur lui-même, d’une expérience «viatique» présentée comme réel- lement accomplie 1 , semble naître et se développer, dans l’Antiquité, avec le pèlerinage chrétien 2 . Si le voyage est un thème littéraire fréquent, dans l’épopée, la poésie lyrique ou le roman grecs et latins, il demeure un motif, traité différemment selon les genres qui l’accueillent, isolé tel un fragment, ou filé dans des fictions dont il constitue la trame, ou bien encore utilisé comme garantie de sérieux par les géographes 3 . Mais aucun écrivain de l’Antiquité n’eut l’idée de narrer ses propres pérégrinations dans une œuvre dont elles auraient fourni la matière exclusive, mis à part, peut-être, Arrien 4 , dans le Périple du Pont-Euxin, ou Rutilius Namatianus 5 , dans son De reditu suo. Le premier de ces textes rappelle le caractère éminemment technique et administratif d’une telle entreprise, réservée aux magistrats et aux hauts fonctionnaires chargés d’arpenter l’empire romain, même si Arrien, homme de lettres autant qu’homme d’Etat, réussit à rendre poétique son compte ren- du en l’enrichissant de références littéraires propres à charmer Hadrien. Le second de ces textes est tardif, composé en vers au début du V e siècle par un ancien Préfet de Rome d’origine gauloise, et il n’est pas impossible qu’il soit une forme de «réponse» aux pèlerinages, de la part d’un «païen» attaché à la conservation de la coutume ancestrale 6 . 1 Sur l’histoire du genre à l’époque moderne, voir l’article de R. Le Huenen, Qu’est-ce qu’un récit de voyage?, in M.-C. Gomez-Géraud (ed.), Les modèles du récit de voyage (Litté- rales n° 7), Université de Paris, Paris 1990, pp. 11-27. Pour une perspective plus large, voir F. Wolfzettel, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au XVIII e siècle, PUF, Paris 1996. Comme l’écrivait R. Barthes (Essais critiques, Paris 1964), «Il est admis qu’un voyage se raconte librement, au jour le jour, en toute subjec- tivité, à la manière d’un journal intime, dont le tissu est sans cesse rompu par la pression des jours, des sensations, des idées». 2 J. Soler, Écritures du voyage. Héritages et inventions dans la littérature latine tardive, Études Augustiniennes, Paris 2005. 3 J. Soler, «Itinera facta, itinera ficta». Quelques pistes pour une histoire du récit de voyage dans la littérature latine classique et tardive, dans P. Guisard - C. Laizé (eds.) Expé- riences et représentations de l’espace, Ellipses, Paris 2012, pp. 520-534. 4 J. Soler, Écritures du voyage, pp. 54-66. 5 J. Soler, Le poème de Rutilius Namatianus et la tradition du récit de voyage antique: à propos du “genre” du «De reditu suo», in «Vita Latina» 174 (2006), pp. 104-113. 6 J. Soler, Religion et récit de voyage. Le «Peristephanon» de Prudence et le «De reditu suo» de Rutilius Namatianus, in «Revue des Études Augustiniennes» 51 (2005), pp. 297-326. 03a Soler.indd 43 11/07/14 16:11

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RSCr 11(1/2014) 43-60

Joëlle Soler

VOYAGE RÉEL ET VOYAGE SPIRITUEL DANS LA PREMIÈRE LITTÉRATURE CHRÉTIENNE DE LANGUE LATINELa Passion de Marien, Jacques et leurs compagnons

Le genre du récit de voyage, entendu comme compte rendu, produit par le voyageur lui-même, d’une expérience «viatique» présentée comme réel-lement accomplie1, semble naître et se développer, dans l’Antiquité, avec le pèlerinage chrétien2. Si le voyage est un thème littéraire fréquent, dans l’épopée, la poésie lyrique ou le roman grecs et latins, il demeure un motif, traité différemment selon les genres qui l’accueillent, isolé tel un fragment, ou filé dans des fictions dont il constitue la trame, ou bien encore utilisé comme garantie de sérieux par les géographes3. Mais aucun écrivain de l’Antiquité n’eut l’idée de narrer ses propres pérégrinations dans une œuvre dont elles auraient fourni la matière exclusive, mis à part, peut-être, Arrien4, dans le Périple du Pont-Euxin, ou Rutilius Namatianus5, dans son De reditu suo. Le premier de ces textes rappelle le caractère éminemment technique et administratif d’une telle entreprise, réservée aux magistrats et aux hauts fonctionnaires chargés d’arpenter l’empire romain, même si Arrien, homme de lettres autant qu’homme d’Etat, réussit à rendre poétique son compte ren-du en l’enrichissant de références littéraires propres à charmer Hadrien. Le second de ces textes est tardif, composé en vers au début du ve siècle par un ancien Préfet de Rome d’origine gauloise, et il n’est pas impossible qu’il soit une forme de «réponse» aux pèlerinages, de la part d’un «païen» attaché à la conservation de la coutume ancestrale6.

1 Sur l’histoire du genre à l’époque moderne, voir l’article de R. Le Huenen, Qu’est-ce qu’un récit de voyage?, in M.-C. Gomez-Géraud (ed.), Les modèles du récit de voyage (Litté-rales n° 7), Université de Paris, Paris 1990, pp. 11-27. Pour une perspective plus large, voir F. Wolfzettel, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au xviiie siècle, puf, Paris 1996. Comme l’écrivait R. Barthes (Essais critiques, Paris 1964), «Il est admis qu’un voyage se raconte librement, au jour le jour, en toute subjec-tivité, à la manière d’un journal intime, dont le tissu est sans cesse rompu par la pression des jours, des sensations, des idées».

2 J. Soler, Écritures du voyage. Héritages et inventions dans la littérature latine tardive, Études Augustiniennes, Paris 2005.

3 J. Soler, «Itinera facta, itinera ficta». Quelques pistes pour une histoire du récit de voyage dans la littérature latine classique et tardive, dans P. Guisard - C. Laizé (eds.) Expé-riences et représentations de l’espace, Ellipses, Paris 2012, pp. 520-534.

4 J. Soler, Écritures du voyage, pp. 54-66.5 J. Soler, Le poème de Rutilius Namatianus et la tradition du récit de voyage antique: à

propos du “genre” du «De reditu suo», in «Vita Latina» 174 (2006), pp. 104-113.6 J. Soler, Religion et récit de voyage. Le «Peristephanon» de Prudence et le «De reditu

suo» de Rutilius Namatianus, in «Revue des Études Augustiniennes» 51 (2005), pp. 297-326.

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Les chrétiens, en revanche, après les crises du iiie siècle et la fin des persécutions, partent, au cours du ive siècle, en pèlerinage7, pour découvrir la Terre sainte, ou pour se recueillir sur les tombeaux des martyrs, ou encore pour rencontrer des moines au désert, et composent avec ferveur, comme Egérie8, des comptes rendus de leurs expériences: les voyages individuels, dans cette perspective religieuse, deviennent dignes d’être décrits, diffusés. Leur lecture est utile aux futurs pèlerins comme à ceux qui veulent mieux connaître les lieux bibliques et approfondir leur savoir scripturaire.

Mais avant cet essor du pèlerinage, avant l’ère constantinienne, la lit-térature chrétienne a-t-elle fait une place au récit de voyage? D’évidence, la réponse est positive, si l’on songe aux voyages de Paul, décrits dans les Actes des Apôtres9, ou aux multiples déplacements missionnaires évoqués dans les Actes Apocryphes10. Mais si l’on se penche sur la littérature chrétienne de

7 Parmi une abondante bibliographie, mentionnons les ouvrages de synthèse de E.D. Hunt, Holy Land Pilgrimage in the Later Roman Empire AD 312-460, Clarendon Press, Oxford 1982, et de P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Histoire et géographie, des origines à la conquête arabe, Cerf, Paris 1985. Ce dernier insiste sur le fait qu’avant le ive siècle, le pèleri-nage n’est pas prisé par les chrétiens: le iiie siècle est une époque de persécution et d’insécurité, où se décèle une méfiance des communautés primitives pour la sacralisation des lieux, ressentie comme un héritage du judaïsme, voire du paganisme. Le vrai croyant n’adore pas sur telle ou telle montagne, mais en esprit et en vérité (Jn 4,21-24).

8 Egérie, Journal de voyage (Itinerarium), édition, introduction, traduction et notes de P. Maraval («Sources Chrétiennes», 296), Cerf, Paris 1997. Cfr. aussi le recueil traduit en français par P. Maraval, Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche Orient (ive-viie siècle), Cerf, Paris 1996.

9 Pour ne citer que quelques références, voir M.-F. Baslez, Les voyages de saint Paul, in «L’histoire», sept. 1980, pp. 38-47; B.M. Rapske, Acts, travel and shipwreck, in D. Gill - C. Gempf (eds.), The Book of Acts in its Graeco-Roman Setting, t. ii, Eerdmans-Paternoster, Grand Rapids-Carlisle 1994, pp. 1-47; L. Alexander, Narrative Maps: Reflections on the Toponimy of Acts, in M. Daniel - C.R. David - J.A. Clines - P.R. Davies (eds.), The Bible in Human Society. Essays in Honour of J. Rogerson, in «Journal for the Study of the Old Testament», Supplement Series 200 (1995), pp. 17-57; “In Journeyings Often”: Voyaging in the Acts of the Apostles and in Greek Romance, in C.M. Tuckett (ed.), Luke’s Literary Achievement, Sheffield Academic Press, Sheffield 1995, pp. 17-49; A. Denaux, Old Testament Models for the Lukan Travel Nar-rative, in C.M. Tuckett (ed.), The Scriptures in the Gospel, BEThL, 131 (1997), pp. 271-305; D. Marguerat, La première histoire du christianisme, Cerf, Paris 1999, pp. 40-41 et 335-368 («Voyages et voyageurs»); D.P. Moessner, Lord of the Banquet. The literary and Theological Significance of the Lukan Travel Narrative, Trinity Press, Harrisburg 1998; J.J. Navone, The Journey Theme in Luke-Acts, in «Bible Today» 58 (1972), pp. 616-619; sur les «passages en nous» décrivant à la première personne du pluriel les périples et aventures maritimes de Paul (Ac 16,10-17; 20,5-21, 18; 27,1-28, 16): S.E. Porter, The “we” passages, in The Book of Acts in its Graeco-Roman Setting, pp. 545-574.

10 J. Perkins, Social Geography in the Apocryphal «Acts of the Apostles», in M. Paschalis - S. Frangoulidis (eds.), Space in the Ancient Novel, Barkhuis Publishing-University Library Grönigen, Gröningen 2002, pp. 118-131; D.R. MacDonald, Christianizing Homer: the Odys-sey, Plato, and the Acts of Andrew, New York 1994; G. Huxley, Geography in the «Acts of Thomas», in «Greek, Roman and Byzantine Studies» 24 (1983), pp. 71-80; J.-D. Kaestli, Les scènes d’attribution des champs de mission et de départ de l’apôtre dans les Actes apocryphes, in F. Bovon et alii, Les Actes apocryphes des apôtres, Publications de la Faculté de Théologie de l’Université de Genève 4, Genève 1981, pp. 249-264.

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langue latine, puisque tel est l’objet de notre contribution, que trouvons-nous? Le voyage est essentiellement traité sur le mode métaphorique, con-formément aux images vétéro et néo-testamentaires qui font usage de la no-tion: le chrétien est un voyageur, en route vers sa patrie spirituelle11; comme le Christ, il n’a pas où reposer sa tête12; il est en marche pour suivre son Seigneur, qui est «la Voie, la Vérité et la Vie»13. La Voie est le terme employé pour désigner la chrétienté elle-même14. Celui qui se convertit adopte un gen-re de vie nouveau, une règle de vie chrétienne, différente de la loi mosaïque, qui est comme la voie indiquée par Dieu pour revenir à lui15.

Il est cependant un texte où se mêlent représentation d’un voyage réel et métaphore du voyage spirituel: la Passion de Marien, Jacques et leurs compagnons16. Cette Passion raconte l’arrestation, le jugement et le supplice de ces martyrs en Numidie, lors de la deuxième phase de la persécution de Valérien, en 259: les faits se passent après la mort de Cyprien (14 septembre 258), qui est évoquée dans le texte, mais sous le principat de Valérien, cap-turé par les Perses en 259-26017. Le récit est composé par un témoin oculaire, un proche de Jacques, qui a été épargné et auquel les martyrs ont confié la tâche de «proclamer leur gloire» (i, 2) afin d’armer les chrétiens «à l’exemple de leur foi» (i, 3). La marque de la Passion de Perpétue et Félicité, ainsi que l’influence des écrits de Cyprien sur ce récit, sont remarquables, comme nous le verrons au cours de cette étude: les savants s’accordent donc à penser18 qu’il est l’œuvre d’un rhéteur africain, qui connaît aussi bien la Bible que les «classiques», Virgile ou Apulée, et qu’il n’y a aucune raison de mettre

11 Les saints personnages de la Bible sont ainsi «étrangers et voyageurs sur terre» parce qu’ils recherchent la patrie promise par Dieu (He 11,13). Dans la Première Epitre de Pierre, les chrétiens sont exhortés comme «étrangers et voyageurs» à s’abstenir des désirs charnels (1Pt 2,11; Cfr. aussi 1Cor 7,31).

12 Mt 8,20.13 Jn 14,6; 1 Jn 2,6. Cfr. S. Deleani, «Christum sequi». Étude d’un thème dans l’œuvre de

saint Cyprien, Études Augustiniennes, Paris 1979; H. Crouzel, L’“imitation” et la “suite” de Dieu et du Christ dans les premiers siècles chrétiens ainsi que leurs sources gréco-romaines et hébraïques, in «Jahrbuch für Antike und Christentum» 21 (1978), pp. 7-41.

14 Ac 9,2 («les adeptes de la Voie»); 19,9 (calomnie contre la Voie); 19,23; 22,4 (tumulte et persécution).

15 J. Dupont, Études sur les Actes des Apôtres, Cerf, Paris 1967, pp. 474-475: «en se convertissant, on se met en mouvement pour revenir à Dieu; et l’on ne peut revenir à lui qu’en suivant la voie qu’il a lui-même tracée. Cette voie s’identifie concrètement avec le style de vie qui caractérise la communauté chrétienne». Cfr. W. Michaelis, art. «oJdov~», dans Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, v, W. Kohlhammer, Stuttgart 1954, pp. 42-101.

16 Nous utiliserons l’édition critique de P. Franchi De’ Cavalieri, «Passio SS. Mariani et Iacobi», in Studi e Testi 3, Tipografia Vaticana, Roma 1900, pp. 47-61, et la traduction française, modifiée le cas échéant, de P. Maraval, Actes et passions des martyrs chrétiens des premiers siècles, introduction, traduction et notes de P. Maraval, Cerf, Paris 2010, pp. 211-227.

17 On commémore ce martyre le 6 mai: Augustin prononce le sermo 284 à Carthage le 6 mai 397 pour le dies natalis des martyrs; le finale du sermo 256, donné le 5 mai 418, annonce pour le lendemain le même anniversaire.

18 A la suite de P. Franchi De’ Cavalieri, op. cit., et de H. Musurillo, The Acts of the Chri- stian Martyrs, Clarendon Press, Oxford 1972 (introduction à la Passion de Marien et Jacques, pp. xxxiii-xxxiv): il convient de dater la forme finale du récit autour de 300.

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en doute son authenticité: le rédacteur est un témoin des événements, com-me il l’affirme dans le prologue; son compte rendu est proche de la date du martyre, il remonte sans doute au dernier tiers du iiie siècle ou au tout début du ive siècle.

L’originalité de ce texte réside dans le fait qu’il fait la part belle au thème du voyage, en le croisant avec la théologie et la représentation du martyre, et qu’il harmonise assez adroitement, dans ce creuset, références littéraires chrétiennes et païennes. L’écriture du voyage se fait à un double niveau, littéral et figuré, au point que voyage réel et voyage métaphorique ne font qu’un.

1. Voyage des martyrs vers le Royaume, voyage réel en Numidie

Dès l’ouverture, le rédacteur introduit l’image de la marche en avant des protagonistes, de leur progression commune sur les voies de Dieu: comme tous les martyrs, «ils se hâtent vers le Royaume des cieux qui leur est pro-mis» (i, 1: festinantes ad promissa regna caelorum). Cette entrée en matière est programmatique: elle annonce l’image que le récit va développer à loisir: le martyre de Marien et Jacques est un voyage vers le Royaume, puisque le martyre les rapproche des souffrances du Christ. En imitant ainsi sa passion, ils le suivent sur son chemin de gloire. Ils désirent donc ce voyage, d’où l’emploi du verbe festinare, comme ils désirent l’avènement du Royaume des cieux.

Le voyage fait donc sa première apparition par le biais d’une métaphore, en lien avec le martyre, forme prépondérante de la sequela Christi, pour ces chrétiens des premiers siècles. Cette image du martyre comme voie où l’on marche dans les pas du Christ et qui mène à Dieu est aussi présente chez Tertullien, à propos du verset de Mt 10,38: «Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi»19. Crucem suam tollere et sequi dominum: marcher dans les pas du Christ, selon Tertullien, c’est s’engager dans le martyre20. L’introduction de l’image de la voie parcourue, du che-minement, dans le champ sémantique du martyre est ancienne: on la trouve également chez Clément de Rome, à propos de Pierre21, chez Irénée de Lyon, à propos du martyre d’Etienne et des martyrs en général22, chez Origène, où le Christ fait route avec les martyrs vers le Paradis23. Ces métaphores sont si familières aux chrétiens des iie et iiie siècles qu’une traduction latine de la Bible, utilisée par Cyprien, interprète l’expression vétéro-testamentaire Via Domini, qui renvoie en fait aux commandements de Dieu, comme la «voie du martyre montrée par le Seigneur»24.

19 Cfr. aussi Mt 16,24 = Mc 8,34; Lc 9,23. 20 Tertullien, anim., 55, 5; idol., 12, 2; patient., 8, 3; fug., 7, 2. 21 Clem., Cor., v, 4.22 Adu. Haer., iii, 12, 10 («Sources Chrétiennes» 211, p. 224); iii, 18, 5 (p. 358).23 Exh. Mart., 13; 36.24 Psalm 118,1-2; Pr 14,25. Cfr. S. Deleani, «Christum sequi», p. 80, n. 365.

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L’image est aussi d’usage dans différents récits de persécution: dans la Passion des martyrs de Lyon, Blandine demeure la dernière, comme une mère «qui a envoyé ses enfants avant elle auprès du roi» et qui, «parcourant elle aussi tous les combats de ses enfants, se hâtait vers eux»25. Dans la Pas-sion de Montan et Lucius26, passion africaine proche par bien des aspects de la Passion de Marien et Jacques27, le martyre est un chemin menant au Ciel, «chemin sans tache», sur lequel «se hâte» la victime, pour «aller du baptême de l’eau à la couronne du martyre28». Montan et Lucius se réjouissent de «cheminer avec le Christ, qui est la lumière de leurs pas29». Dans la Passion de Perpétue, les amis de Félicité craignent de mourir avant leur «compagne de voyage», la «laissant seule sur la voie de la même espérance»30.

Mais on déchiffre surtout déjà, à cette occasion, dans la Passion de Ma-rien, le sceau de Cyprien31: l’évêque de Carthage, dont le souvenir hante le texte, développa en effet tout particulièrement cette image du cheminement sur les voies du Seigneur, à propos du martyre, qui occupe une place cru-ciale dans cette perspective32, mais aussi plus généralement afin de nourrir une «spiritualité chrétienne élargie»33, qui ne repose pas exclusivement sur le sacrifice du martyre: «Suivons-le tous..., c’est lui qui nous ramène au Pa-radis, lui qui nous conduit au Royaume des cieux»34; «Il nous enseigne que seuls parviennent à son Royaume ceux qui l’ont suivi sur la route qui est la sienne»35. Pour Cyprien, c’est aussi dans l’ascèse, en pratiquant l’aumône, par l’humilité et la patience, bref grâce au «martyre» quotidien de l’existence chrétienne, que l’on parvient à cette sequela Christi36.

Cela étant, alors que le prologue, s’inspirant de cette tradition chrétienne, rend présent à l’esprit le sens figuré de l’expression du cheminement, le lec-

25 Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl. v, 1, 55.26 Edition de F. Dolbeau, La «Passion des saints Lucius et Montan», in «Revue des Études

Augustiniennes» 29 (1983), pp. 39-82.27 Les deux passions manifestent la même volonté d’imiter la Passion de Perpétue et

Félicité. Elles accordent un grand rôle aux rêves, où les martyrs se voient déjà au paradis en compagnie de Cyprien. V. Lomanto, Rapporto fra la Passio Perpetuae e Passiones africane, in Forma Futuri, Studi in onore del cardinale Michele Pellegrino, La Bottega d’Erasmo, Torino 1975, pp. 566-586; J. Amat, Songes et visions. L’au-delà dans la littérature latine tardive, Etudes augustiniennes, Paris 1985, pp. 117-158.

28 Passio Montani ii,1: «ab aquae baptismo ad martyrii coronam immaculato itinere festi- nare».

29 Ibi, v,2: «Laetati sumus fidentes nos cum Christo ambulare qui est lucerna pedibus nostris».

30 Passion de Perpétue xv,3: «Contristabantur ne tam bonam sociam quasi comitem solam in uia eiusdem spei relinquerent».

31 Il apparaît en effet dans le rêve de Marien (vi,10).32 S. Deleani, «Christum sequi», p. 82, cite Epist. vi,4; x,4,4; x,5,2 (Ad Dominum prope-

rare); xii,2,1. Cfr. aussi pp. 84-89.33 Ibi, p. 89.34 Demetr. 26 («Corpus Christianorum» 3A), pp. 51, l. 518-521: «Hunc sequamur omnes...,

hic ad paradisum reduces facit, hic ad caelorum regna perducit».35 Epist., 6,2: «docens ad suum regnum non nisi eos qui se per suam uiam secuti sint

peruenire».36 S. Deleani, «Christum sequi», pp. 89-103.

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teur de la Passion de Marien et Jacques se fait surprendre par l’incipit du récit proprement dit: il est en effet plongé in medias res, découvrant des person-nages qui accomplissent un voyage bien réel: «Nous étions en chemin vers la Numidie, ensemble comme toujours auparavant, ayant pris, avec notre escorte de compagnons et d’égaux, une route qui nous conduisait au service très dési-ré de la foi et de la religion, alors qu’elle les conduisait déjà au ciel»37.

De la métaphore du voyage, on passe à un récit de voyage qui se déroule dans l’espace de l’empire romain, en Numidie, et qui nous entraîne, à rebours des références chrétiennes du prologue, plutôt du côté des fictions d’Apulée: quelques détails concrets, quelques localisations géographiques vont émailler le récit, pour nous permettre d’imaginer le parcours de ce groupe de chrétiens itinérants38. Rien ne dit qu’ils soient d’origine numide39; ils viennent même plutôt d’ailleurs40, manifestement, et arrivent à Muguas, un «faubourg de Cirta», ville qui recevra plus tard le nom de Constantine41. Dans le lieu de leur séjour42, ils rencontrent par hasard deux évêques, Agapius et Secundinus, rappelés d’exil pour subir le martyre. Deux jours après leur départ surgissent dans la maison de campagne où ils demeurent43 un groupe de centurions qui arrêtent Jacques et Marien. Ces derniers sont alors transférés dans la prison de Cirta (iv, 6: «et pertrahebamur a Muguis in Cirtensem coloniam»), où ils vont être torturés. Ils sont enfin conduits à Lambèse, capitale de la province de Numidie, pour y être jugés par le gouverneur: «Envoyés au gouverneur, ils se hâtaient avec ardeur dans ce difficile et périlleux voyage. Une fois présentés au gouverneur, la prison de Lambèse les reçut de nouveau: telles sont les seules hôtelleries des justes»44.

37 ii,1: «Nam pergebamus in Numidiam simul ut semper antea, socio parique comitatu in-gressi uiam, quae nos ad exoptatum fidei ac religionis obsequium, illos iam ducebat ad caelum»

38 S. Guédon, Le voyage dans l’Afrique romaine, Ausonius Editions, Bordeaux 2010, pp. 37-38.

39 Y. Duval, Lambèse chrétienne. La gloire et l’oubli. De la Numidie romaine à l’Ifrîqiya, Études Augustiniennes, Paris 1995, pp. 40-45: aucun de ces martyrs n’appartenait à la commu-nauté chrétienne de Lambèse; seuls les impératifs judiciaires (le ius gladii du gouverneur) les ont conduits dans la capitale provinciale. Ils sont arrêtés alors qu’ils voyagent en Numidie et font halte dans les faubourgs de Cirta. De cette prison, après avoir été interrogés et torturés, ils sont transférés à Lambèse pour être jugés et sont décapités sur place (et non dans la vallée du Rummel, malgré une inscription tardive qui place là leur supplice).

40 On peut remarquer que d’autres martyrs africains sont présentés, dans les Actes de Gal-lonius et de ses compagnons, comme voyageant en Afrique, en étant originaires de bourgades diverses (23-24). Il s’agit peut-être de petits groupes de ruraux évangélisant les campagnes africaines, dont on observe la conversion massive au cours du iiie siècle. Gallonius sera traîné par le gouverneur de cité en cité, au cours de sa tournée, afin de révéler où il a caché les saintes Écritures, pour qu’elles soient brûlées. Cfr. S. Lancel, Actes de Gallonius. Texte critique, tra-duction et notes, in «Revue des Études Augustiniennes» 52 (2006), pp. 243-259.

41 ii,2: «et ueneramus ad locum qui appellatur Muguas, qui est Cirtensis coloniae subur-bana uicinitas».

42 iii,4: «nostrum intrare dignarentur hospitium».43 iv,3: «sed centurionum uiolenta manus et improba multitudo sic ad uillam quae nos

habebat, quasi ad famosam sedem fidei, conuolarat». 44 ix,4-5: «et iam transmissi ad praesidem, negotiosum ac difficile iter cum uoluntate pro-

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Comme l’a bien analysé P. Mattei45, l’action se divise en trois actes bien équilibrés, qui se déroulent dans trois lieux distincts: la villa où sont hébergés les futurs martyrs à Muguas, dans les faubourgs de Cirta; la prison de Cir-ta; Lambèse. Loin d’être un ignorant, comme certains l’ont parfois cru46, le rédacteur maîtrise l’art de la composition.

2. La marque d’Apulée

Les étapes et déplacements des personnages, bien que brièvement évo-qués, le sont en des termes expressifs, qui rappellent le style fleuri et la copia uerborum de l’africain Apulée47. L’association de la Numidie et du voyage évoque la personnalité de l’orateur et du romancier, qui se déclarait demi-numide et demi-gétule48, et désirait au plus haut point, dans son jeune âge, «prendre la route» (peregrinationis cupiens49, uiae cupidus50). Plus particu-lièrement, la structure même de la première partie de la Passion ressemble à celle des Métamorphoses: dans les deux cas, à un prologue marqué par l’art rhétorique, où l’auteur annonce son programme et ses intentions, succède abruptement une formule à la première personne qui place sous les yeux du lecteur le ou les personnages en marche: au début des Métamorphoses, le narrateur dit qu’il gagnait la Thessalie pour affaires («Thessaliam ex negotio petebam»)51; au début de la Passion, le rédacteur dit qu’ils étaient en chemin pour la Numidie («pergebamus in Numidiam»). La destination est vague, elle se résume au nom d’une province ou d’une région de l’empire; les motifs du voyage ne sont pas non plus très précis: il s’agit d’accomplir son devoir, trai-ter une affaire, réaliser une mission religieuse, sur lesquelles nous n’obtien-drons pas d’information supplémentaire.

perabant. Tunc eos praesidi admotos iterum Lambesitanus carcer accepit; haec enim sola apud gentiles hospitia iustorum».

45 Marien, Jacques et leurs compagnons, dans A. Mandouze (ed.), Histoire des saints et de la sainteté, ii, Leroux, Paris 1987, pp. 217-221.

46 P. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, ii, Leroux, Paris 1901-1905, p. 163.

47 J. Amat, La langue des Passions africaines du iiie siècle, in H. Petersmann - R. Ket-temann (eds.), Latin vulgaire – Latin tardif, Actes du ve colloque international sur le latin vulgaire et tardif, 5-8 septembre 1997, Universitätsverlag C. Winter, Heidelberg 1999, pp. 301-307: l’auteur note que l’ensemble de la Passion «onstitue une prose poétique, baroque, héritière de celle d’Apulée» (p. 305). Elle cite comme exemples de ce style «surchargé», qui cultive les effets sonores et les jeux sémantiques, des expressions comme cruenti et caecati, infensis et infestantibus (Passion ii,4, à propos de la rage du gouverneur à exterminer les chrétiens), ou l’adjectif perlucidus, servant à décrire la fontaine paradisiaque aux eaux pures (Passio vi,13), fréquent chez Apulée (Met. v,1).

48 Apologie, xxiv,1.49 Ibi, lxxiii,7.50 Ibi, lxxii,5.51 On trouve le même type de récit de voyage à la première personne dans l’Apologie,

lorsque Apulée narre son arrivée à Oea, où il rencontrera celle qui sera sa femme, alors qu’il est en route vers Alexandrie: «ego aduenio pergens Alexandream» (lxxii,1).

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De même, à la fin de la Passion, l’expression negotiosum ac difficile iter (ix,4), employée à propos du dernier voyage des martyrs de Cirta à Lambèse, est de couleur apuléenne: dans les Métamorphoses, l’errance à laquelle Lu-cius52, transformé en âne, est condamné, tout comme la quête qui est imposée à la curieuse Psyché53, dans le célèbre conte enchâssé au sein du roman, sont des parcours d’épreuves et de souffrances, qui finissent par conduire le jeune homme, comme la jeune fille, au plus près des dieux. Isis aura pitié des ae-rumnae de Lucius et exercera sur lui sa grâce, en échange d’un engagement total de la part du héros dans sa «milice sainte»; Eros obtiendra la grâce de Psyché et, pour elle, une place, à ses côtés, dans l’Olympe. Empruntant leur iter difficile et negotiosum, les martyrs sont, eux, en route vers le Royaume de Dieu. Dans ce dernier exemple, le sens propre et le sens figuré de l’expres-sion sont totalement confondus, la métaphore est, pour ainsi dire, implicite: apparemment, il ne s’agit que du parcours des martyrs de Cirta à Lambèse: «envoyés au gouverneur, ils se hâtaient avec ardeur dans ce difficile et péril-leux voyage» (ix,4: «et iam transmissi ad praesidem, negotiosum ac difficile iter cum uoluntate properabant»); mais les termes cum uoluntate propera-bant font écho aux mots du prologue, qui présentait Jacques et Marien «se hâtant» vers le Royaume des cieux.

C’est cette confusion entre les deux niveaux d’expression qui fait l’o-riginalité de cette Passion et qui la rapproche, de manière significative, des Métamorphoses d’Apulée, au-delà de leur style fleuri, et en dépit de la diver-gence de leurs projets religieux.

Si l’on reprend le texte de la Passion à ses débuts, on ne peut que con-stater cette oscillation entre sens propre et sens figuré du parcours de Marien et Jacques: le chemin qui conduit les protagonistes en Numidie conduit déjà, comme on l’a vu, les martyrs au ciel (ii,1). La suite immédiate du passage développe la métaphore à propos de la violence qui sévit à Muguas contre les chrétiens:

«Dans cette ville surtout, les assauts de la persécution se gonflaient alors comme la mer agitée du monde en raison de l’aveugle fureur des païens et des officiers de l’armée [...]. Conduits au moment voulu dans cette région où la tempête de la per-sécution faisait fureur avec le plus de violence, Jacques et Marien, les bienheureux martyrs, comprenaient que le Christ avait guidé leurs pas vers l’endroit même de leur couronne. Car la fureur du gouverneur, un homme aveuglé par sa cruauté, recherchait tous les amis de Dieu, en employant des troupes de soldats aux dispositions violem-ment hostiles»54.

52 Met. iv,2-5; vi,25,3-4; viii,15,5; viii,22,1; viii,23,1; ix,9,1-2; ix,10,5.53 Met. v,26; 27; 28; vi,1: «Psyche uariis iactabatur discursibus, dies noctesque mariti

uestigationibus inquieta». 54 Passio Mariani ii,2-3: «in qua tunc maxime ciuitate gentilium caeco furore et officiis

militaribus persecutionis impetus quasi fluctus saeculi tumescebant [...]; unde Marianus et Ia-cobus beatissimi martyres [...] in ea regione, in qua persecutionis tempestas turbulentius fure-ret, hora iam maturante deducti, intellegebant sua Christo gubernante ad ipsum coronae locum directa uestigia. Namque omnes dilectos Dei cruenti et caecati praesidis furor per militares manus infensis et infestantibus animis requirebat».

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Dans ce voyage qui les mène au martyre, Marien et Jacques affrontent la tempête de la persécution. Les images, très nombreuses ici, sont emphatiques et contribuent à héroïser les protagonistes: on songe bien sûr à l’Enéide, où, comme dans ce passage, au périple géographique d’Enée, se superpose un périple qui se déroule dans l’espace symbolique et représente l’obéissance du héros au Fatum. La quête d’Enée à travers le bassin méditerranéen a pour but de trouver la terre que lui assignent les dieux. Nombreuses sont les ex-pressions à double sens, où la voie à suivre est à la fois une route réelle et une injonction divine55. Les tempêtes sont elles aussi l’image de la colère de puissants personnages, non des autorités païennes, comme dans la Passion, mais des dieux56.

L’image des flots agités du monde, de la violence et de l’aveuglement, auxquels ces chrétiens sont exposés, provient aussi de Cyprien, dont l’ombre plane sur cette Passion. Dans l’Ad Donatum57, par exemple, il dépeint ses hésitations avant le baptême comme une période où il était «prostré dans les ténèbres d’une nuit sans clarté», «hésitant et indécis», «ballotté au hasard par la houle dans la mer du siècle agité»58. Cette dernière expression («in salo iactantis saeculi...fluctuarem»), elle-même empruntée à Sénèque59 et Apulée60, inspire probablement les fluctus saeculi de la Passio.

Mais le texte qui se rapproche le plus du passage, tant au niveau du thème que des images et des locutions est sans conteste un chapitre des Méta-morphoses d’Apulée, situé à la fin du roman, au moment où le prêtre d’Isis, Mithra, averti en songe par la déesse qu’il doit offrir des roses à manger à un âne pour que ce dernier retrouve sa forme humaine originaire, réinterprète, une fois le miracle accompli, le voyage périlleux de Lucius comme un par-cours symbolique, un chemin d’épreuves conduisant à une béatitude d’ordre religieux:

«Après tant d’épreuves essuyées et de toute sorte, secoué par les rudes assauts de la Fortune et les plus violentes tempêtes, te voilà enfin parvenu, Lucius, au port du Repos et à l’autel de la Miséricorde. [...] Malgré tout, l’aveuglement de la Fortune, en t’exposant aux plus torturantes alarmes, t’a conduit, dans sa malice imprévoyante, à cette religieuse félicité. Qu’elle aille donc maintenant, qu’elle donne libre cours à

55 Virgile, En. i,381-382: «Bis denis Phrygium conscendi nauibus aequor, / matre dea mons-trante uiam, data fata secutus»; iii, 114-115: «Ergo agite et diuom ducunt qua iussa sequamur: / placemus uentos et Gnosia regna petamus»; iv, 575-577: «(deus) festinare fugam tortosque incidere funis / ecce iterum stimulat. Sequimur te, sancte deorum, / quisquis es, imperioque iterum paremus ouantes»; v, 709: «Nate dea, quo fata trahunt retrahuntque sequamur». Cfr. P. Boyancé, La religion de Virgile, Paris 1963, p. 57, qui voit là l’influence du stoïcisme sur Virgile.

56 Virgile, En. i, 81-143.57 Cyprien, A Donat, éd., traduction et notes de J. Molager («Sources Chrétiennes» 291),

Cerf, Paris 1982.58 Ibi, iii: «Ego cum in tenebris atque in nocte caeca iacerem cumque in salo iactantis

saeculi nutabundus ac dubius uestigiis oberrantibus fluctuarem...».59 De tranq. animi, i, 10.60 J. Molanger remarque ici l’influence d’Apulée (Mét. iv,2,1: «in isto cogitationis salo

fluctuarem»).

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sa fureur et cherche ailleurs sur qui assouvir sa cruauté: car ceux dont la majesté de notre déesse a revendiqué la vie pour les garder à son service ne sont plus exposés aux rigueurs du sort»61.

La Passio, tout comme l’auteur sous le patronage duquel elle se place, Cyprien62, doivent beaucoup à Apulée. Ainsi, le caecus furor des païens, in-carné dans le caecati praesidis furor, qui fait arrêter les chrétiens, reprend la Fortunae caecitas, qui persécute Lucius en déchaînant contre lui son summus furor. Cette folie furieuse est comparée à une tempête dans les deux passages (Fortunae tempestatibus chez Apulée ; persecutionis tempestas dans la Pas-sio). Et les personnages atteignent malgré les épreuves une «bienheureuse fé-licité» (religiosa beatitudo de Lucius sauvé par Isis; beatissimi martyres dans la Passio). Si Mithra enjoint à la Fortune d’aller dans sa fureur «rechercher (quaerere) ailleurs de quoi assouvir sa cruauté (crudelitas)», le gouverneur de Numidie, lui, dans sa fureur et sa cruauté (cruentus), recherche (requirere) les amis de Dieu pour les tuer. Enfin, si Lucius est alors à l’abri d’un casus infestus, d’un sort «hostile», les chrétiens, en revanche, sont exposés à des soldats animés des dispositions les plus «hostiles» (infensus et infestans).

Mais au-delà de ces reprises d’expressions et d’images, c’est le sens général des deux passages qui est comparable. En effet, dans le livre xi des Métamorphoses, le voyage «réel» de Lucius est interprété en termes allégoriques comme expérience douloureuse du furor aveugle de Fortuna. Il n’empêche que ce voyage a bel et bien eu lieu dans le récit. Le parcours de Lucius chez Apulée peut ainsi être lu à deux niveaux, au sens premier, «his-torique», d’une aventure digne de l’Odyssée, et au sens second, symbolique, d’une épreuve initiatique. C’est exactement ce qui se passe dans la Passio: le cheminement «historique» des martyrs en Numidie, tout en étant bien réel, peut être aussi lu comme une expérience éprouvante de la folie et de l’aveuglement des païens persécuteurs. Enfin, dans l’un et l’autre récit, il y a l’idée d’un guide qui oriente les pas des personnages vers le salut: dans la Passio, c’est le Christ qui conduit les beatissimi martyres au lieu même de leur «couronne» («deducti, Christo gubernante»); dans les Métamorphoses, c’est la Fortune, dans sa «malice imprévoyante», qui conduit (producere) Lucius à la religiosa beatitudo.

Ainsi donc, tandis que Cyprien ne s’intéresse le plus souvent qu’à la métaphore du cheminement à la suite du Christ ou à celle du parcours diffi-cile au milieu des tempêtes du siècle63, la Passion, proche en cela du travail

61 Apulée, Met. xi,15, 1-2: «Multis et uariis exanclatis laboribus magnisque Fortunae tempestastibus et maximis actus procellis ad portum Quietis et aram Misericordiae tandem, Luci, uenisti. […] Sed utcumque Fortunae caecitas, dum te pessimis periculis discruciat, ad religiosam istam beatitudinem inprouida produxit malitia. Eat nunc et summo furore saeuiat et crudelitati suae materiem quaerat aliam: nam in eos, quorum sibi uitas in seruitium deae nostrae maiestas uindicauit, non habet locum casus infestus».

62 J. Molager (Cyprien, A Donat, pp. 32-34) a relevé cette influence sur l’ensemble de l’Ad Donatum.

63 A l’exception des deux lettres où Cyprien évoque les péripéties de l’exil de ceux qui

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stylistique et sémantique d’Apulée dans les Métamorphoses, décrit le voyage des martyrs à la fois comme un voyage géographique et un voyage spirituel, passant sans cesse de la métaphore au sens propre et du sens propre au sens figuré, avant, in fine, de confondre totalement les deux niveaux de lecture (ix,4), tout comme le fait Mithra chez Apulée. Cela a pour effet de revitali-ser l’image, devenue banale, du martyre comme voie vers le Royaume, en la connectant étroitement à la réalité concrète de son comparant, le voyage.

La Passion est donc proche des Métamorphoses non seulement par son style et ses reprises verbales mais aussi plus globalement par une manière commune de traiter le voyage à la fois comme thème du récit et figure sym-bolique suggérant les vicissitudes et les périls de la vie, au terme desquels, comme destination du parcours, se trouve une félicité religieuse promise par la divinité. Bien entendu, la théologie qui sous-tend ces récits diverge d’un texte à l’autre: chez Apulée, le protagoniste ne suit pas la divinité en s’unissant à ses souffrances et en mourant pour parvenir au lieu espéré; les souffrances qu’il endure en chemin ne sont pas causées par les dieux, qui ne peuvent vouloir le mal64, mais par Fortuna, qui est à la fois une figure romanesque et une entité abstraite65; or Fortuna n’exerce aucune providence: c’est sans le vouloir, par hasard, qu’elle conduit Lucius le long de cette route laborieuse, jusqu’à la délivrance et la miséricorde isiaques. Cette destination du voyage ne se situe pas, comme dans la Passion, dans l’au-delà, après la mort, mais ici-bas, dans une conversion au service de la déesse et une pro-tection contre les maux que l’homme peut subir de son vivant. En revanche, dans la Passion de Marien et Jacques, la route que suivent les hommes est une imitation des souffrances du Christ, qui les guide et oriente leurs pas, médiateur qu’il est vers le Père. L’union au Père, destination du voyage de la vie, est atteinte après la mort glorieuse entraînée par la confession du Nom.

Mais, au-delà de ces différences, il demeure que la structure narrative, fondée sur une lecture à double niveau du voyage, est tout à fait semblable. Faut-il en déduire que le rédacteur de la Passion cherche à «convertir», à christianiser, son modèle? On ne saurait l’affirmer avec certitude. Il est tou-tefois très probable qu’il a puisé une certaine forme d’inspiration chez son «compatriote» Apulée, parce que sa culture littéraire et rhétorique, et même sa sensibilité religieuse, lui paraissaient susceptibles de se prêter à un déve-loppement chrétien.

M. Bakhtin66 avait remarqué que les Métamorphoses opéraient la «fusion entre le cours d’une vie humaine et la route spatiale réelle, les pérégrinations»

ont confessé le Christ (epist. 57,4,3; epist. 58,4,1-2): l’évêque de Carthage, comme l’auteur de la Passion, qui s’est peut-être là aussi inspiré de lui, joue alors sur un double niveau de sens: après avoir évoqué les difficultés réelles de tels voyages, il les traite comme des parcours qui permettent à ces exilés de «suivre le Christ» en obéissant à ses commandements.

64 De Platone, 205-206.65 E. Norelli, Les avatars de Fortune dans les Actes apocryphes des Apôtres: une compa-

raison avec les «Métamorphoses» d’Apulée, in Y. Foehr-Janssens - E. Métry (eds.), La For-tune. Thèmes, représentations, discours, Droz, Genève 2003, pp. 31-58.

66 Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris 1978, p. 269.

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d’un homme, et qu’ainsi, elles «réalisaient la métaphore du “chemin de la vie”»67. Le fait que cette métaphore soit transposée en un récit de voyage présenté comme réellement accompli par le personnage le «déréalise» en fait quelque peu, si bien qu’à la lecture, on a l’impression que le héros traverse la vie quotidienne «comme s’il venait d’un autre monde», comme s’il restait à l’extérieur de la vie normale68, sans y participer pleinement.

Cette analyse, que l’on pourrait discuter à propos de l’Ane d’or, sem-ble convenir parfaitement à la Passion de Marien et Jacques: plus que dans les Métamorphoses69, le sens métaphorique du voyage est affirmé d’emblée, dans le prologue et au début du récit, comme nous l’avons vu. Par conséquent, d’un côté, la métaphore, galvaudée, est dynamisée, revivifiée, par le récit du voyage en Numidie, qui, en retour, est en partie «déréalisé» par la portée métaphorique qui lui est accordée.

Il en va de même d’un thème central de ces romans antiques, le thème de la rencontre en route, qui est, lui aussi, mis en œuvre par le rédacteur de la Passion. Dans la villa où ils séjournent à Muguas, les martyrs rencontrent par hasard les deux évêques Agapius et Segundinus, qui sont eux aussi en voya-ge, de retour d’exil pour être jugés. Le rédacteur s’empresse de doter ce tran-situs (iii,4) d’un sens spirituel: c’est par ce transitus que les évêques «s’ache-minent vers le combat de leur bienheureuse passion» («in eo transitu... quo ad beatae passionis suae praelium [...] pergebant»70). Leurs entretiens sont si enflammés et la grâce qui les anime si rayonnante qu’ils inspirent à d’autres la foi d’être martyrs. Lorsqu’ils quittent la villa, ils laissent Marien et Jacques prêts à «suivre les traces toutes fraîches de leur gloire» (iii,1: «ut recentissima gloriae suae uestigia dimitterent secuturis»). On constate ici encore comment un motif romanesque propre aux fictions viatiques est sollicité à la fois com-me péripétie traditionnelle du récit et comme figure de l’imitation du Christ et des autres martyrs, moyen d’accès au Royaume.

67 Sur l’image du chemin de la vie, voir S. Deleani, «Christum sequi», pp. 25-40. Cfr. M. Armisen-Marchetti, «Sapientiae Facies». Étude sur les images de Sénèque, Belles Lettres, Paris 1989, pp. 86-90 («chemin et voyage»).

68 Ibi, p. 268.69 Dans les Métamorphoses, le sens symbolique du parcours de Lucius est suggéré au

lecteur progressivement, à partir du conte enchâssé d’Eros et Psyché, qui a une valeur plus évidemment allégorique et qui, en même temps, reflète une partie des mésaventures de Lucius.

70 Peut-on voir ici un jeu de mots sur le sens chrétien de Pascha? Comme l’a analysé Ch. Mohrmann, Pascha, passio, transitus. Études sur le latin des chrétiens, i, Edizioni di storia e letteratura, Roma 1961, pp. 205-222, le mot pascha était tantôt interprété comme dérivant de passio, tantôt, comme chez Augustin (Tract. in Eu. Joh., 55,1), comme synonyme de transitus, passage du Christ de la mort à la vie, de ce monde au Père, ce qui renvoie à une traduction proche du mot hébreu et à une interprétation spirituelle de la traversée de la Mer rouge. Or, dans notre texte, sur le même modèle, le transitus des évêques entre l’exil et leur patrie, où ils retournent pour être condamnés à mort, est aussi un passage vers le Père, dans leur passion de martyrs.

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3. Le rêve d’un voyage au Paradis

Ce qui contribue, en outre, à métamorphoser le voyage réel en voyage spirituel provient de la place qui est faite, dans la Passion, au rêve du voyage au Paradis. De même que dans les Métamorphoses, l’insertion du conte d’E-ros et Psyché ouvre une fenêtre sur le sens allégorique possible des errances de Lucius, de même, dans la Passion, le rêve de Marien, après la séance de torture dans la prison de Cirta, ménage une échappée vers l’espace céleste, véritable destination des personnages.

Ce rêve opère la synthèse entre différents modèles. Celui de la Passion de Perpétue est prédominant, comme l’ont remarqué les critiques71, mais des emprunts scripturaires ainsi que des réminiscences païennes sont également perceptibles. Ainsi la première partie du rêve montre-t-elle un très haut tri-bunal, où siège, à la place du gouverneur, un «juge de très belle apparence72» (vi, 6). L’estrade élevée à laquelle on accède par plusieurs marches fait pen-ser à la vision de l’échelle dans la Passion de Perpétue (iv, 3). Cyprien ap-paraît ensuite à la droite du juge (vi, 10), pour accueillir Marien, tout comme il le fait dans la Passion de Montan et Lucius, conformément à l’idée selon laquelle les martyrs montent directement au ciel73.

Mais ce qui nous intéresse ici concerne surtout la deuxième partie du rêve: après le jugement, Cyprien et Marien accompagnent le juge jusqu’à sa résidence, praetorium (vi,11-13). Commence alors un voyage très agréable, décrit en ces termes: «Notre chemin passait à travers une contrée agréable-ment ornée de prés, revêtue du riant feuillage de forêts verdoyantes, om-bragée par des cyprès qui s’élevaient très haut et des pins qui touchaient le ciel, si bien qu’on pouvait croire que l’endroit était couronné sur tout son pourtour par des bois verdoyants. Au milieu, la cavité d’une fontaine cristal-line débordait d’eaux abondantes et pures»74.

Il s’agit bien sûr ici du tableau traditionnel d’un locus amoenus, lieu charmant, verdoyant, ombragé, doté d’une source d’eau vive qui apporte de la fraîcheur. Les poètes latins sont nombreux à avoir célébré ces lieux arcadi-ques idéalisés75. Si J. Amat reconnaît dans ce passage les traces des banquets

71 H. Musurillo, The Acts of the Christian Martyrs, cit., pp. xxxiii-xxxiv, avait remarqué la volonté délibérée, dans la Passio Mariani comme dans la Passio Montani d’imiter la Passion de Perpétue, grand modèle de ces Passions africaines. Cfr. aussi J. Amat, Songes et visions, qui parle de «respectueuses références».

72 Ce tribunal céleste rappelle Apoc. 14,1 et Mt 17,1. La voix qui ordonne ensuite à Marien de comparaître rappelle Apoc., 4,1.

73 Hermas, Vis. iii,1,9; Tert., Mart. ii,4; Hippolyte, Comm. Dan. ii,37,4; Cyprien, Epist. vi,2,1; xii,2,1; xxxi,3; Ad Fort., xiii; Eusèbe, Hist. Eccl. vi,42,5. L’Apocalypse de Jean (20,6) utilise déjà l’expression de «première résurrection», à propos des martyrs.

74 vi,12-13: «Iter autem nobis erat per locum pratis amoenum et uirentium nemorum laeta fronde uestitum, opacum cupressis consurgentibus in excelsum et pinis pulsantibus caelum, ut putares eum locum per omnem circuitus ambitum lucis uirentibus coronatum. Sinus autem in medio perlucidi fontis uberantibus uenis et puris licoribus redundabat».

75 E.R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen-Age latin, Presses Universitaires de France, Paris 19912 (1947), pp. 301-326. Curtius cite Virgile, En. v,734; vi,638; vii,30; Horace, Art poétique, xvii; Servius, Ad Aen. v, 734; Isidore, Etym. xiv,8,33.

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champêtres évoqués par Horace ou Virgile76, en raison de la coupe bue par Cyprien, qui lui semble proche des coupes «couronnés» propres aux libations des rituels païens, nous le rapprocherions plus volontiers des vers d’Ovide qui, dans les Métamorphoses, iii, 155-161, dépeint en des termes compara-bles le bois où Diane vient se baigner, bois dense, où l’on trouve aussi des cyprès, et qui recèle en son sein une source limpide77. De cet épisode Apulée composa une retractatio dans la célèbre ekphrasis de l’atrium de Byrrhène (Mét., ii, 4), où le topos du locus amoenus reparaît, avec des effets délibérés pour impliquer le lecteur dans la description, grâce à des expressions tel-les que celle qui est également employée par le rédacteur de la Passio pour mieux faire pénétrer son lecteur dans ce Paradis: ut putares.

L’ekphrasis du palais d’Eros découvert par Psyché dans les Métamorpho-ses, alors que l’on ignore si la jeune fille rêve ou est éveillée, peut aussi être une source du texte78: on y trouve une fontaine limpide (v,1: perlucidus fons) qui ravit la belle princesse. Or, ces reprises verbales ne sont pas gratuites: elles font surgir dans l’esprit du lecteur un certain type de lieu littéraire, lieu agréable certes, mais surtout lieu divin, car, chez Ovide comme chez Apulée, il s’agit de dépeindre le cadre fréquenté par une divinité, Diane ou Eros. Or, le Paradis du rêve de Marien est bien cela aussi, ce que des termes comme nemus et lucus (bois sacrés) dénotent: le séjour du Juge suprême, auxquels ont accès les martyrs après la mort.

Contrairement aux «chemins difficiles et tortueux» que suit la malheu-reuse Perpétue (x, 3), dans l’une de ses visions, pour se rendre sur les lieux de sa lutte contre l’Egyptien, le chemin que Marien emprunte en rêve est plaisant; l’accent est mis sur l’ombre qui l’environne, par une série de répéti-tions (uirentium nemorum, lucis uirentibus79). L’Eden ressemble à un îlot de fraîcheur, contrastant très fortement avec le lieu où dort Marien, le cachot étouffant de Cirta80.

Les persécutions exigeaient d’élaborer une vision de ce qu’était la vie après la mort, pour soutenir les chrétiens prêts à mourir pour leur foi: comme on le voit dans l’Apocalypse de Pierre, dans l’Apocalypse de Paul ou dans le De laude martyrii (xxi) du Pseudo-Cyprien, texte avec lequel ce passage offre beaucoup de similitudes81, la première littérature chrétienne réinvente

76 Horace, Carm. ii,3,10-12; ii,11,13-15; Virgile, Georg. ii, 528; Aen. i,724. Cfr. J. Amat, Songes et visions, 1985, pp. 134-138. La suite du passage montre en effet Cyprien vidant une coupe d’eau pure. Elle rappelle aussi la scène du rêve de Perpétue où le jeune enfant Dinocrate se désaltère en buvant une coupe posée sur la margelle d’une piscine aux eaux abondantes (Passio Perpétue viii,3).

77 Ovide, Mét. iii, 155: «uallis...densa cupressu»; 161: fons perlucidus.78 Là encore, la copia uerborum de la Passio la place dans la lignée d’Apulée, notamment

à cause d’expressions telles que per omnem circuitus ambitum. 79 La traduction de P. Maraval est ici erronée, elle repose sur une mauvaise identification

de lucis: il s’agit de lucus, bois sacré, et non de lux, lucis, la lumière.80 Il est plus proche en cela du lieu vu en rêve par Montan: lui aussi emprunte une uia lon-

ga et parvient in campum immensum, où il retrouve Cyprien, avant de se rendre dans un locus candidus (Passion de Montan et Lucius xi).

81 Cfr. J.H. Bremmer, Contextualising Heaven in Third-Century North Africa, in R.S.

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ainsi une image de l’Eden, en s’inspirant à la fois de l’eschatologie juive et des «lieux divins» de la culture classique.

L’originalité de la Passion de Marien et Jacques est de représenter ce Paradis comme le cadre d’un voyage agréable effectué en rêve par l’un des martyrs, et de créer un jeu de miroir entre ce voyage espéré et le voyage réel82, pénible et laborieux, des protagonistes, lorsqu’ils tombent aux mains des persécuteurs.

Un autre rapport entre voyage réel et voyage rêvé est construit à nouve-au un peu plus tard par le récit, ce qui indique bien un calcul volontaire du rédacteur pour créer une telle analogie. Le songe de Marien rappelle en effet à Jacques un rêve qu’il a fait en route quelques jours auparavant, où il a vu un jeune homme d’une taille immense leur jeter à tous deux des ceintures de pourpre: «car les jours précédents, lorsque Marien, Jacques et moi-même faisions route ensemble dans la même voiture, vers le milieu du jour, dans une partie cahoteuse du chemin, Jacques tomba dans un sommeil profond et surprenant83». L’occasion du rêve est sans précédent dans la littérature latine, ce que ne manque pas de souligner plus bas le rédacteur: «Les cahots irrégu-liers du véhicule en marche ne furent pas un obstacle»84. Or, le jeune homme immense que Jacques voit en songe, et qui n’est autre que le Christ, s’adresse à eux en leur disant très justement: Sequimini me cito, «suivez-moi vite!» Le rédacteur suggère donc cette fois la continuité qui existe entre le voyage réel et le voyage des martyrs dans les pas du Christ, la sequela Christi.

Cette continuité entre rêve et réalité n’est pas proprement chrétienne: elle apparaît aussi dans la littérature classique, par exemple dans le célèbre songe de Scipion85, qui n’est pas sans influencer la Passion. Ainsi, Scipion, comme Jaques et Marien tombe-t-il dans un sommeil étonnamment profond lors d’un voyage en Numidie, où il va rencontrer l’ami et l’allié de son grand-père, le roi Massinissa. Le rêve qu’il fait lui montre également le sort des héros après la mort...

Mais, à la différence de Cicéron, l’auteur de la Passion travaille de ma-nière constante sur l’ambiguum, le double sens d’iter ou de uia. Le jeu de mots, théorisé par les rhéteurs et enseigné dans les écoles, est également pra-tiqué par les auteurs chrétiens rompus à ce type d’exercice. Ch. Mohrmann a étudié cet art chez Cyprien86, en montrant que ces figures pouvaient non

Boustan - A.Y. Reed (eds.), Heavenly Realms and Earthly Realities in Late Antique Religions, Cambridge University Press, Cambridge 2004, p. 159-173.

82 Un autre exemple de lien établi entre un voyage réel et un rêve qui permet de voyager vers le paradis se trouve dans la première vision d’Hermas (1,3).

83 vii,2: «nam superioribus diebus cum eiusdem carrucae uehiculo Marianus et Iacobus et cum his ego uiam communiter carperemus, ad medium fere diem inter illa itineris confragosa mirabili et alto sopore correptus...».

84 vii, 7: «non fuit impedimento uehiculi promouentis inquieta iactatio». 85 Cic., De Rep. iii; sur la divination par les rêves, voir Cic., De diuinatione i, 39-62; ii,

139-140.86 «Word-play in the Letters of St Cyprian», in Études sur le latin des chrétiens, i, Edizioni

di storia e letteratura, Roma 1961, pp. 289-298.

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seulement avoir un effet comique, et éveiller l’intérêt du public, mais surtout qu’elles apparaissaient chez l’évêque de Carthage pour exprimer son enthou-siasme religieux, ou, à l’inverse, son indignation. Telle semble être ici aussi la fonction de l’ambiguum: exprimer l’admiration fervente du rédacteur pour ces martyrs dont le voyage réel en Numidie se double d’un itinéraire spirituel sur les uestigia Christi.

En outre, selon S. Déléani87, l’ambiguum peut être un moyen pédagogi-que, ou même «psychagogique», pour appréhender des réalités spirituelles que l’on ne peut pas pénétrer avec la seule raison: «l’ambiguïté savamment suggérée d’un terme en dit plus qu’un développement aux contours nets». Dans le cas qui nous intéresse, c’est le lien très étroit entre réalité vécue et réalité spirituelle qui cherche à se donner à voir: il s’agit de faire de la se-quela Christi non une notion abstraite, mais quelque chose de concret, vécu dans le quotidien et la souffrance physique. En retour, la réalité concrète du voyage est lestée d’un arrière-plan spirituel. L’iter terrestre est comme dou-blé d’un iter céleste analogue à lui, ou contrastant par certains aspects avec lui, de telle sorte que le chrétien paraît voyager «sur la terre comme au ciel».

4. Conclusions et hypothèses d’interprétation

Ce travail d’écriture prouve, s’il en était encore besoin, que le rédacteur de la Passion de Marien et Jacques, loin d’être un illettré, est pétri de culture classique et scripturaire, et qu’il rend hommage à la fois à Cyprien, qui pa-raît être un relais dans sa relecture d’Apulée, et à la Passion de Perpétue et Félicité. Le soin tout particulier qu’il met à développer le double sens d’iter, croisant le voyage réel des martyrs en Numidie avec l’image, familière aux chrétiens de cette époque, du voyage spirituel dans les pas du Christ, est remarquable. Les saints vont passer de Cirta à Lambèse, mais aussi, dans leur passion, des tempêtes de ce siècle au paysage rêvé du Paradis, comme le suggère dans le texte le double sens de transitus, qui, peut-être, permet de concilier, dans le récit du martyre, les deux étymologies de pascha (passio et passage).

Or le texte majeur dans la littérature latine, composé de surcroît par un auteur d’origine africaine, comme l’est aussi le rédacteur de la Passion, et qui soit également centré sur cette oscillation entre voyage réel et itinérai-re spirituel, nous paraît être les Métamorphoses d’Apulée. Mais, tandis que le romancier cultive jusqu’au bout l’ambiguïté, sans imposer de dogme au lecteur, qui, dans le respect du «pacte fictionnel», «y croit sans y croire», le rédacteur chrétien, lui, s’il emploie des techniques rhétoriques propres à faire que son lecteur «suspende volontairement son incrédulité», cherche à le faire adhérer absolument au récit. Son récit n’est pas fictionnel, mais «figural», pour reprendre des catégories contemporaines: il ne veut pas que son lecteur s’interroge, se demande quel est le sens véritable du voyage de

87 S. Deleani, «Christum sequi», p. 125.

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ses personnages, à la différence d’Apulée, mais il entend imposer à l’esprit du lecteur le sens spirituel qui double le voyage réel. Cette Passion a une fonction évidemment religieuse, ce qui n’est pas le cas des Métamorphoses. Cela n’empêche pas que son auteur, bien que chrétien, ait puisé dans un ro-man païen, dont il admire vraisemblablement le style et le dénouement, de quoi nourrir son projet hagiographique.

Il est clair que, pour les chrétiens du iiie siècle, la foi dans un prompt re-tour du Christ et dans l’avènement prochain du Royaume de Dieu ne va plus de soi. La question est plutôt de percevoir les signes par lesquels l’Esprit-Saint continue à se manifester. La passion des martyrs est l’un de ces signes, et les récits qui en rendent compte doivent permettre de les rendre bien présents, comme évidents, aux yeux des lecteurs. L’art littéraire et les moyens de la rhétorique sont dès lors mis au service de cette entreprise religieuse. Dans la Passion de Marien et Jacques, l’Esprit se manifeste dans leur voyage même: c’est lui qui les place sur la route des persécuteurs, c’est lui qui leur envoie des rêves leur assurant qu’ils sont en route vers le Paradis. Plus globalement, c’est l’Esprit qui donne son véritable sens au voyage des martyrs, route d’épreu-ves pour suivre le Christ. Le style imagé, l’ekphrasis de rêve, les effets de symétrie entre péripéties romanesques et allégories, tout ce travail littéraire vise à rendre bien présente et sensible cette manifestation du Spiritus.

Par ailleurs, le fait de représenter les martyrs comme des voyageurs en Numidie, dont on ne connaît pas l’origine et dont la foi guide les pas (voya-gent pour «le service de la foi et de la religion», ii, 1: «ad ... fidei ac religionis obsequium»), suggère l’idée qu’ils sont apatrides, que leur seule identité est d’être chrétiens, sans attache à nulle cité. Ils ressemblent en cela à Gallonius et ses compagnons, autres martyrs africains «sans domicile fixe», qui refusent d’ailleurs de dire au gouverneur quelle est leur patrie, répétant qu’ils sont de Nazareth, qu’ils sont chrétiens. Le récit de voyage est alors comme une mise en intrigue, une dramatisation de ce nouvel état, détaché de l’appartenance civique ou ethnique. Or, cela a pour conséquence d’accroître la vulnérabilité des martyrs face au gouverneur: ils apparaissent dans le récit comme une «vie nue» qu’aucun droit humain, qu’aucune garantie civique ne protège d’un pou-voir souverain qui s’exerce dans leur mise à mort88. Leur état est fondamenta-lement un état de transition, qui abolit les limites, les frontières et les identités, transition entre la vie et la mort, l’humain et le divin.

88 Giorgio Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris 1997, pp. 91-96, sur la «vie sacrée»: Cette notion s’expliquerait moins par l’ambivalence supposée du sacré que par une double exclusion. Placée en dehors du droit humain et du droit divin, elle ouvre une sphère de l’action humaine qui n’est ni profane ni religieuse (p. 92). Pour Agamben il s’agit du premier espace proprement politique, où un pouvoir souverain désigne une «vie nue» que l’on peut tuer impunément, où l’objet du pouvoir est une vie exposée à la mort.

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ABSTRACT

L’articolo affronta le rappresentazioni del viaggio nella letteratura lati-na cristiana anteriore a Costantino. Se il viaggio, in Tertulliano o Cipriano, è essenzialmente trattato in modo metaforico, conformemente alle immagini vetero e neotestamentarie che fanno del cristiano un viaggiatore in cammino verso la sua patria celeste, lungo la Via aperta da Cristo, esso costituisce anche il tema del racconto della Passione di Mariano, Giacomo e compagni. Armonizzando riferimenti cristiani e pagani, il redattore del testo descrive il viaggio dei protagonisti ora come un viaggio reale, che si svolge nello spazio geografico della Numidia, ora come un viaggio spirituale di sequela Christi, per adattare il modello narrativo alla teologia del martirio. Questo doppio programma ricorda con grande precisione le Metamorfosi di Apuleio, uno dei modelli dell’autore, certamente africano, poiché anche nel celebre ro-manzo il senso letterale e il senso morale, oppure spirituale, dell’errare di Lucio si intersecano. Nella Passione, questa confusione ottiene l’effetto di rivitalizzare l’immagine, diventata banale, del martire come via verso il Re-gno; di contro, il viaggio in Numidia è come privato di realtà dall’interpre-tazione allegorica che esso subisce continuamente. Questo gioco letterario sull’ambiguum permette di aprire, sul piano antropologico, uno spazio di transizione e di instabilità tra esperienza psichica e spirituale del viaggio e di fare anche intendere al lettore qual è lo stato del martire cristiano.

This paper deals with the travel descriptions in Christian Latin litera-ture before the Constantinian period. On the one hand, in Tertullian’s or Cyprian’s works, derived from biblical texts, the topic of travel is commonly used as a metaphor refering to christian people walking towards their hea-venly homeland, on the way which has been opened by Jesus Christ ; but on the other hand, it can also be seen as the central pattern of a narrative, as in the Passio Mariani et Iacobi. As he alludes to Christian and pagan literature, the author of the Passio describes the characters’ travel as a real one, which takes place in the geographical space of Numidia, and as a spiritual one, a sequela Christi, in order to adapt this narrative topic to the theology of martyrdom. This double aim reminds us of Apuleius’ Metamorphoses, one of the author’s models – both of them were born in Africa – since in this famous novel too, the literal and figurative, or spiritual, senses of Lucius’ wande-rings are inextricably intertwined. In the Passio, this fusion gives a new life to the very stereotyped image of the martyr travelling to the heavenly kingdom ; in return, thanks to this allegorical writing, the geographical travel through Numidia doesn’t seem as real as it could be. By playing this literary game on the ambiguum, the reader is made to understand the transitional status of the Christian martyrs, between physical and spiritual experiences.

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