scamozzi en français: histoire d'un échec, dans: traduire l'architecture. texte et...

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DEUXIÈME PARTIE

La traduction comme pratique créative

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L’Architectus de Scamozzi

Grand érudit, propriétaire d’une belle biblio-thèque, savant antiquaire ayant passé deux ans à Rome à étudier l’architecture antique à laquelle il avait consacré son premier ouvrage – Discorsi sopra l’Antichità di Roma (Venise, 1583) – Scamozzi fut toujours attiré par la spéculation. Son traité – Idea dell’architectura universale – qu’il avait écrit durant les quinze dernières années de sa vie et qu’il publia à ses propres frais à Venise en 1615, un an avant sa mort, est un volume de plus de huit cents pages, rédigé dans un italien sophistiqué, muni de plus de quatre-vingts illustrations. Au moment de sa parution, il passa presque inaperçu, en partie à cause du fait qu’il existait déjà à Venise « le » livre d’architecture, celui d’Andrea Palladio, paru en première édition en 1570. De manière générale, l’ombre de Palladio, dont il acheva nombre de projets, obscurcit la gloire de Scamozzi.

Mais surtout, le livre de Scamozzi était (et est toujours) difficile à lire. C’est, en effet, l’un des traités d’architecture les plus hermétiques, complexes et, par conséquent, peu compris et peu lu. Nourri des écrits grecs et romains (des philo-sophes, historiens, géographes, etc.), mais aussi des idées de ses contemporains, tels Giordano Bruno et Giulio Camillo qu’il avait sans doute rencontrés, Scamozzi traitait l’architecte en philosophe : son architectus, héritier de celui de Vitruve, était censé gérer l’univers – à la fois naturel et culturel – de la meilleure manière possible.

Pour cela il devait d’abord, en s’appuyant sur un vaste ensemble de sciences, atteindre l’unification intellectuelle de cet univers, pour ensuite pouvoir l’améliorer. Il était, en conséquence, responsable de la cohérence du monde « artificiel », créé par l’homme à partir du monde « naturel »1. Plus encore, grâce aux formes architecturales idéales, l’homme, affirmait Scamozzi, pouvait restaurer ses liens avec la perfection originelle perdue.

Mais dans le monde occidental du xviie siècle, fortement marqué par une spécialisation profes-sionnelle croissante, le livre de Scamozzi parut « trop » et inutilement spéculatif. À mi-chemin entre un ouvrage philosophique et un manuel de métier, il semblait, dans sa partie théorique, encombrant pour les architectes. On critiquait également sa structure narrative particulière, non linéaire, et notamment ses nombreuses répétitions, que l’on reprochait aussi à Vitruve. Ainsi, à la différence du livre de Palladio, l’Idea ne fut jamais traduite en entier dans aucune langue2. Rééditée à trois reprises durant le xviie siècle à Venise, elle fut, dans son pays d’origine, quasiment oubliée au xviiie siècle et ne fut éditée, au xixe, qu’avec des coupures et des « redressements », notamment dans l’ordre de ses parties, présentées d’une manière qui paraissait plus logique3.

De Scamozzi à d’Aviler

Si en Italie le livre de Scamozzi était quasiment oublié, il le fut moins dans le reste de l’Europe, et

Scamozzi en français : histoire d’un échec

Olga Medvedkova, CNRS

La traduction comme pratique créative

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tout particulièrement en France. Son nom figurait, en effet, dans les titres, et parmi les noms les plus cités des traités français du xviie siècle, de Fréart de Chambray4 à François Blondel5. Augustin-Charles d’Aviler6 (1653-1701) traduisit une partie du livre VI consacré aux ordres de l’Idea et le publia en 1685, alors qu’il travaillait dans l’agence de Jules Hardouin-Mansart (1684-1689). L’ouvrage parut chez Jean-Baptiste Coignard, en 1685, avec la dédicace « à Messire Jules Hardouin Mansart, conseiller du Roy, chevalier de l’ordre de Nostre-Dame de Mont-Carmel, & de saint Lazare de Hierusalem ; Premier Architecte et Intendant des Bastimens de Sa Majesté7 ». Dans sa dédicace d’Aviler écrivait :

« Il est avantageux pour la gloire d’un des premiers architectes d’Italie, que ses ouvrages paroissent en nostre langue sous un nom aussi illustre que le vostre ; & rien ne peut achever d’établir sa reputation, que l’estime que vous témoignez pour ses écrits, par la protection que vous voulez bien leur accorder […] dans un temps où les sciences & les arts sont arrivez à leur plus haute période ; qu’ils sont aujourd’huy les délices du plus grand des monarques, & l’occupation du plus éclairé surintendant des bastimens qui fut jamais. C’est pourquoi nous devons espérer que la postérité établira des règles certaines sur les rares inventions que vous produisez tous les jours, & que l’illustre nom de Mansart ne sera pas moins respecté que ceux d’Hermogene, d’Apollodore, de Ctesiphon & de Vitruve. »

Selon ce témoignage précieux de d’Aviler, Mansart appréciait les écrits de Scamozzi. Néanmoins, dans la France du xviie  siècle, l’autorité de l’Italien allait vers son déclin : bientôt, c’étaient les « inventions » de Mansart qui devaient constituer la règle. Dans son « Épître », d’Aviler citait, comme correspondants à celui de Mansart, les trois architectes d’origine grecque qui, avec Vitruve, étaient tous des auteurs de traités. D’Aviler faisait-il allusion au traité d’architecture que Mansart lui-même préparerait ? La traduction d’une partie de l’Idea participait-elle de cette même entreprise ?

La « guerre à l’érudition »

La parution de cette traduction partielle dans la maison d’édition de Jean-Baptiste Coignard semblait poursuivre la logique de la modernisation et de la « francisation » de l’architecture aussi bien antique qu’italienne. Elle s’inscrit, de fait, dans le projet vigoureusement annoncé par la publi-cation, chez ce même éditeur, tout de suite après la traduction de Vitruve par Claude Perrault (1673) et de son Abrégé (1674)8. Dans cet abrégé, le savoir architectural ancien avait été rendu digeste, vidé de l’« histoire » et de la « fable », ainsi que réorganisé « logiquement ». La traduction de Scamozzi par d’Aviler semblait poursuivre le même plan. Dans sa préface, d’Aviler faisait l’éloge de Scamozzi, tout en expliquant les raisons pour lesquelles il fallait néanmoins l’abréger :

« Le respect qu’on doit aux autheurs de grande réputation, semble ne devoir pas permettre qu’on touche à leurs ouvrages, soit pour en retrancher quelque chose, soit pour y faire le moindre changement, lorsqu’on entreprend de les remettre au jour. Il n’y a personne qui ne soit persuadé que le nom de Scamozzi si célèbre entre ceux de sa profession, par son propre mérite & par la qualité d’architecte de la plus fameuse république du monde ne doive inspirer cette vénération à ceux qui aiment l’architecture en faisant considérer tout ce qu’il a écrit, comme n’ayant rien qui ne parte d’un jugement solide & d’une expérience consommée dans l’art qu’il a exercé pendant tant d’années, en tant de lieux differens & avec tant de succès. Le grand nombre de curieuses recherches, & la dépense qu’il a fallu faire pour le grand cours d’architecture, dont on ne donne icy qu’un extrait en abrégé, ont fait passer jusqu’à présent cet Ouvrage pour l’effet de la capacité d’un des premiers ouvriers & l’un des plus sçavans hommes de son temps ; car quoyqu’on prétende que ce qu’il y a d’érudition dans son livre n’est point de luy, & que cette érudition est affectée, il faut considérer que c’estoit la manière d’écrire de son temps, & particulièrement des Italiens, qui font autant consister le brillant de leurs ouvrages dans ces citations, que dans l’excellence & dans la nouveauté de leurs pensées9. »

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Scamozzi en français : histoire d’un échec 135

Cette « affectation » de l’érudition – que d’Aviler rendait suspecte en jetant le doute sur l’authorship de Scamozzi – ou, plus exactement, la place accordée par lui à la spéculation, posait bel et bien problème au traducteur français. De toute façon, poursuivait d’Aviler, les « ouvriers » n’avaient pas la patience de lire un livre aussi long. C’est pourquoi il décida de n’en traduire que le livre VI, et encore seulement en partie10 :

« On sçait que tout ce qu’on a retranché est fort beau, mais aussi qu’il est fort peu convenable au sujet, telles que sont quantité d’histoires & de fables, tout ce qui regarde la géographie ancienne, & les raisonnemens de physique & de morale qui sont de pures spéculatives, & pour entretenir toutes autres gens que ceux de sa profession. »

Face à l’Idea, d’Aviler était aussi prudent que Perrault face à Vitruve : mais en plus de la quantité d’« histoires » et de « fables », il reprochait à Scamozzi de traiter, de manière immodérée et inutile, de la géographie, de la physique et de la morale des anciens. En revanche, quand Scamozzi traitait de son « métier », tout était bon à garder :

« Mais lorsqu’il a fallu expliquer ce qui estoit purement d’Architecture, on a suivi l’auteur mot à mot, comme dans la description du chapiteau Ionique, dans les manières de diminuer les colonnes, & dans plusieurs autres choses l’on ne peut assez s’étendre pour les expliquer clairement, la matière estant d’elle-mesme obscure & embarrassée. »

Les Français, qui étaient en train de mettre en place leur propre architecture à l’antique, étaient avides de tout ce qui touchait aux colonnes. Dans ce domaine, Scamozzi non seulement ne devait pas être « réduit », mais il n’était, pour ainsi dire, pas assez explicite. Or, cette curiosité ne concernait que le côté technique des ordres : leur raison d’être, le pourquoi de leur emploi dans les bâtiments anciens et modernes était éliminé de la traduction, car cette question relevait de l’« histoire » et de la « fable » et non pas de l’« architecture ».

Les planches originales

Comme son titre le mentionne, l’édition de d’Aviler fut réalisée à partir des planches originales. D’Aviler en parlait en ces termes : « Parce qu’on s’est servi dans cette édition des planches originales, elles sont telles que Scamozzi les avoit fait graver, à la réserve de quelques chiffres qui ont été changez, parce qu’ils n’avoient pas rapport avec les quottes du discours. »

Puisque, pour tracer ses ordres, Scamozzi s’était servi de la méthode « géométrique », c’est-à-dire du système des modules, il n’était pas nécessaire (mis à part quelques corrections de coquilles) de « traduire » ses mesures. Les planches étaient donc conservées telles quelles, y compris les inscriptions italiennes qui y figuraient : et comment aurait-il pu en être autrement puisqu’il s’agissait de bois gravés ? Sans trop compter sur les connaissances des « ouvriers » en langue italienne, d’Aviler y joignit néanmoins une « Traduction des mots italiens qui sont gravez sur les Planches originales des cinq Ordres d’Architecture de Vincent Scamozzi ». Chaque planche était précédée en plus d’une expli-cation textuelle : « La planche qui suit représente […], etc. »

Ces « bois originaux » étaient donc importants ; et pourtant du point de vue esthétique d’Aviler ne semblait pas les apprécier beaucoup. Pis, elles desservaient leur auteur :

« Or ce qu’il y a de plus remarquable dans l’Architecture de Scamozzi, c’est qu’elle est fondée sur les raisons les plus vraysemblables de la nature, sur la doctrine de Vitruve, & sur les exemples des plus excellens édifices de l’Antiquité : sa manière de profiler est geometrique, mais elle est si contrainte par les figures dont il se sert pour décrire ses moulures, que la grâce du dessein n’y a presque point de part ; ce qui a donné à cet auteur la réputation d’avoir une manière sèche […]. »

Pourquoi alors ne pas les améliorer, comme il le fit pour le texte ? Pourquoi les conserver toutes, même celles qui n’avaient pas de rapport direct avec les ordres11 ? Publier une traduction en l’illustrant des planches originales était donc une stratégie délibérée : cela permettait à d’Aviler d’établir sa légitimité, de souligner sa filiation, et, en même temps, de marquer sa distance : l’art de Scamozzi

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était celui de son temps et de son pays. L’architecte français n’était en aucun cas censé le copier, mais seulement en garder la mémoire.

Ainsi, contrairement au texte dans lequel le lecteur, à moins d’être muni de l’édition originale de Scamozzi, ne pouvait pas repérer les change-ments ou les coupures produits par d’Aviler, les planches, même s’il les désapprouvait, restaient fidèles à l’auteur de l’Idea (sa signature figurait fièrement en bas de chacune d’elles). D’Aviler se protégeait-il par ce moyen des attaques des éventuels critiques, mécontents de la « mutilation » de l’ouvrage originel ? En tout cas, puisque la version française de l’Idea était surtout destinée aux « ouvriers » et puisque ces derniers regardaient les planches davantage qu’ils ne lisaient les textes, l’ouvrage de d’Aviler qui en conservait les originaux devait donc lui sembler être parfaitement fidèle à sa source :

« Enfin comme on n’a point fait de doute en mettant cet ouvrage au jour, que plusieurs personnes ne trouvent qu’il y a de la témérité d’avoir pour ainsi dire mutilé le livre d’un auteur si considérable, & qu’on doit présumer n’avoir rien mis que de très utile ; que ce qu’on en a retranché, doit interrompre le cours de son discours & le sens de ses pensées, & que cela ne doit estre permis qu’à des maistres consommez dans l’art, qui par leur expérience sont devenus les arbitres des autres. On déclare que ce livre est plustost fait pour les ouvriers qui regardent plus les figures que les discours, que pour ceux qui ne s’attachent qu’à la theorie […]. »

Il y restait donc quelques contradictions : tout en « redressant », abrégeant et modernisant le discours de Scamozzi, d’Aviler gardait « pour les ouvriers » les planches qui, elles, étaient, aux dires de lui-même, archaïques et italiennes. Qui étaient donc ces ouvriers, capables malgré tout de saisir la valeur intrinsèque des planches de Scamozzi ? Était-ce vraiment aux « ouvriers » que d’Aviler destinait son ouvrage ?

En tout cas, l’excellente prose de d’Aviler, ce futur auteur du Dictionnaire des termes d’architecture, ne gardait aucun italianisme. La merveilleuse cohérence stylistique du texte français s’accom-pagnait des planches « originales » italiennes et le tout prenait l’allure d’une édition « bilingue ». Les

planches, notamment celles des cheminées, conser-vaient d’ailleurs « en douce » quelques éléments de « fable » et d’« histoire », à travers les personnages et les sujets allégoriques qui y figuraient. L’ensemble résultant de ce mariage n’était pas entièrement étranger à l’esprit scamozzien ; il en conservait au moins une vision de la liberté et des licences architecturales :

« La plupart des architectes qui ont introduit toutes ces licences, ont cru que leur qualité d’archi-tecte dont ils ne méritent seulement pas le nom, leur donne le droit d’inventer ainsi que les Anciens. Mais comme ces Anciens ont établi leurs règles sur la nature & sur la raison, il ne restoit plus à ces nouveaux inventeurs que de recourir à leur génie stérile & capricieux pour se distinguer des autres : mais aussi pour récompense de leur témérité & présomption, bien loin d’acquérir de la réputation, & de la mériter par leurs ouvrages comme les archi-tectes anciens, dont on honore encore la mémoire, ils perdent le peu de nom qu’ils avoient acquis lorsque leur esprit estoit soumis aux règles de la bonne architecture, & qu’ils ne faisoient rien sans exemple & sans autorité12. »

À la suite de Scamozzi, d’Aviler insistait sur l’autorité des Anciens : leurs règles étaient fondées sur les lois de la nature et de la raison. Or, les choses « inutiles » que d’Aviler éliminait de son texte traitaient justement de ces lois ! Est-ce pour cela que d’Aviler terminait sa « Préface » en souhaitant voir paraître un jour une traduction complète du livre de Scamozzi ?

La traduction complète

« Que ce petit traité comme imparfait pourra exciter à la traduction entière des ouvrages de Scamozzi ceux qui sont plus capables de s’en acquitter ; ce qui pourra contribuer à leur propre réputation & à la satisfaction du public », écrivait d’Aviler. Néanmoins dans le contexte français, son abrégé du sixième livre de l’Idea allait, pour ainsi dire, remplacer l’original : ce dernier ne fut jamais jugé digne d’être traduit intégralement. Ainsi, Quatremère de Quincy pouvait écrire dans son Encyclopédie méthodique d’architecture :

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« Si Scamozzi, comme il y a lieu de le croire, par l’importance qu’il mit à cette œuvre, fonda sur son exécution un de ses premiers titres à la renommée, il lui est arrivé, comme à beaucoup d’autres, d’être aveuglé par la vanité, sur la nature propre de son mérite. La postérité n’a point du tout ratifié l’opinion qu’il s’étoit faite du succès d’une entreprise, qui étoit beaucoup au-dessus de ses forces. Il est extrêmement difficile de soutenir la lecture de cet ouvrage, mélange très confus d’une multitude de notions, de faits, d’observa-tions, de détails prolixes, qu’il eût été nécessaire de soumettre à un ordre tout autrement méthodique. D’Aviler nous semble en avoir très bien jugé, et il a rendu à Scamozzi un vrai service, dans l’abréviation qu’il a faite de la partie de son ouvrage qu’on peut regarder comme classique ; je veux parler de son sixième livre, qui traite des ordres, et dont il jugea encore nécessaire de supprimer beaucoup de choses superflues […]. D’Aviler a donc rendu un service à l’architecture, par l’extrait qu’il fit du traité des ordres de Scamozzi, et en séparant cette partie vraiment classique, de ce volumineux amas de notions, dont personne ne soutiendroit aujourd’hui la lecture13. »

Extraite de l’ensemble des humanités, l’archi-tecture devenait son propre point de repère et exigeait un esprit méthodique. Mais malgré cela Quatremère, lui-même savant antiquaire, gardait pour Scamozzi une certaine fascination ; il admirait ses reconstructions de bâtiments antiques disparus, fondées sur les textes des auteurs classiques :

« Ainsi se plut-il encore à restituer par le dessin la maison de Pline à Laurentum, et en calquant le plan de cette restitution, sur les détails descriptifs de l’écrivain, il donna peut-être le premier exemple de cette manière de traduction, qui parvient à faire revivre des monumens perdus, on peut le dire, soit pour l’érudit, qui dans les mots ne sait souvent pas voir les choses étrangères à ses études, soit pour l’artiste, que des études d’un tout autre genre n’auront point initié à l’intelligence des textes anciens14. »

Le processus de la reconstruction s’apparentait donc à la traduction.

« De cette manière de traduction »

À côté du livre VI consacré aux ordres, le livre III de l’Idea attira au xviie siècle, en France, l’attention des architectes et de leurs commanditaires. Ce livre traitait, entre autres, d’un domaine qu’à la suite de Palladio, Scamozzi développa particuliè-rement : les villas. Rien d’étonnant donc de voir ce livre traduit – une fois de plus partiellement – en français. À dire vrai, ce n’était pas tant la traduction de Scamozzi, que celle de Pline. Il s’agissait en effet des lettres de Pline le Jeune traitant de ses deux maisons de campagnes, dont parlait Quatremère, et que Scamozzi avait glissées à un endroit straté-gique : elles introduisaient les chapitres consacrés à la construction des villas. En France, ce morceau de l’Idea fut traduit et publié une première fois en 1699, dans l’ouvrage intitulé : Les Plans et les Descriptions de deux des plus belles maisons de campagne de Pline le Consul, avec les remarques sur tous les bâtimens, et une dissertation touchant l’architecture antique & l’architecture gothique15. L’auteur de cet ouvrage était Jean-François Félibien (1658-1733)16, second fils d’André Félibien et de Marguerite Le Maire, qui succéda à son père dans toutes ses charges, y compris dans celle d’histo-riographe du roi. Déjà en 1687, ce dernier avait publié un important Recueil historique de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes qui couvrait la période des origines de l’architecture à l’archi-tecture gothique française17. En 1702 allait paraître sa description de la nouvelle église de l’Hôtel royal des Invalides ; en 1703, une nouvelle description de Versailles (qui réutilisait ce que son père avait écrit sur le sujet) et, en 1706, une nouvelle description complète de l’église des Invalides. Ces ouvrages démontraient ses connaissances profondes dans le domaine de la théorie et des publications archi-tecturales, le champ que privilégiait également son père. Toujours est-il que l’œuvre du fils reste beaucoup moins étudiée que celle du père. Autant les écrits d’André Félibien sont reconnus comme faisant partie des textes classiques de la théorie architecturale française, autant les travaux du fils sont peu utilisés par les historiens de l’architecture. Ils nous paraissent pourtant fondamentaux pour la compréhension de l’art français autour de 1700 et, tout particulièrement, pour la compréhension de l’attitude que les théoriciens et architectes français

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adoptèrent face à l’héritage classique et à l’huma-nisme italien. L’épisode scamozzien est tout à fait parlant dans ce contexte, d’autant plus que c’est dans ce même contexte que Félibien fils plaça sa réflexion sur l’art gothique :

« La connoissance qu’il a de l’architecture le porta à donner au public l’an 1699 les plans & les descriptions des deux plus belles maisons de campagne de Pline le jeune, c’est-à-dire qu’il traduisit en françois les deux lettres où Pline les décrit, & qu’il y joignit tous les éclaircissemens nécessaires ; sçavoir les plans de ces deux maisons, & des remarques sur le texte des lettres. Il y ajouta une Dissertation touchant l’architecture antique & la Gothique, où il fait connoître les différentes manières de bâtir, dont les hommes se sont servis en divers temps, selon les connoissances qu’ils ont eues des sciences & des arts18. »

Dans l’« Avertissement » de son ouvrage, Félibien fils mentionnait les plans de ces mêmes villas décrites par Pline qui circulaient en France depuis un bon moment : ils avaient été publiés par Le Peletier, ministre d’État :

« C’est par ses ordres qu’on entreprit de le faire & avec le secours de ses lumières […]. Ces plans étant achevés satisfirent dès lors beaucoup de personnes, & je puis dire même des seigneurs de la première distinction, auxquels Monseigneur Le Peletier en fit présent depuis qu’on les eut fait graver & qu’on les eut mis dans son livre. Ils y sont avec les lettres latines où Pline lui-même a décrit ses deux maisons, & suivant lesquelles ces plans ont été dressés19. »

La première traduction française de la description des villas de Pline le Jeune fut en effet réalisée par Claude Le Peletier (1631-1711), descendant de Pierre Pithou dont il hérita une partie des livres et des manuscrits. Ce fut par ailleurs le successeur de Colbert (jusqu’en 1689)20 qui s’occupa des embel-lissements de Paris. En 1697, il se retira de la cour dans ses terres de Villeneuve où il mourut en 1711. Sa traduction de Pline s’inscrit dans le contexte de sa retraite et de la construction de sa propre « villa ». Les plans des villas de Pline parurent dans son Comes rusticus (« compagnon rustique »), qu’il publia à la suite du Comes juridicus et du Comes theologus (Paris, 1692)21. « On juge bien, écrivait

Félibien à ce propos, que de semblables plans ne pouvoient pas s’exécuter sans traduire les descrip-tions qui en sont tout le fondement ; comme nous croyons impossible de bien traduire ces mêmes descriptions sans aussi faire des plans qui doivent être la véritable preuve de la traduction22. »

Le mécanisme de la traduction architecturale était ainsi parfaitement défini : pour traduire l’architecture il fallait passer par le dessin et, inver-sement, pour dessiner l’architecture disparue, il fallait passer par la traduction. Par ailleurs, puisque la traduction architecturale était l’une des formes de la traduction « technique », le topos du genre apparaissait sous forme de plaidoyer pour un style sans élégance, privé d’ornement : « La traduction quoyque d’un style peu poli, à cause qu’on s’est plus attaché à ce qui regarde l’architecture & l’antiquité, qu’à ce qui dépend de la délicatesse de la langue, eut le bonheur de plaire à différentes personnes par cette même raison […] ».

Et pourtant, en accompagnant sa traduction de Pline de celle du chapitre où Scamozzi l’inter-prétait, Félibien ne put s’empêcher d’arranger, tout comme d’Aviler l’avait fait avant lui, le style scamozzien, privé selon lui de toute « politesse » :

« Après tout ce que nous avons dit du Laurentin, nous pourrions laisser à voir dans les écrits de Scamozzi une autre description, & des desseins particuliers qu’il a faits de la même maison de campagne de Pline le Consul : mais comme il n’y a gueres que les architectes qui connoissent le livre de cet auteur moderne d’architecture : je ne doute point qu’on ne soit bien aise de trouver ici, sans chercher ailleurs une copie, & en même temps une traduction de tout le chapitre où il a donné cette description & ces desseins. Son discours est diffus & rempli d’éruditions peu exactes : & son style, ainsi que sa diction italienne, n’a pas beaucoup de politesse ni de pureté. Il fait cependant de très bonnes observations touchant les maisons de campagne en général23. »

Ce fut sans doute cette attitude critique héritée de d’Aviler vis-à-vis de l’érudition jugée inutile et du style de Scamozzi qui autorisa Félibien à traduire son texte de manière très approximative. Sa publication bilingue permettait à chacun d’en juger24. Les imprécisions délibérées de Félibien en

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disent long sur la réception française de l’Idea et, de manière générale, sur celle de l’humanisme italien. En parfait « traduttore – traditore », Félibien vidait le texte de Scamozzi de son fondement aussi bien philologique que philosophique :

« Il a paru inutile de faire icy des remarques sur les mots & sur les particularitez difficiles de la description du Laurentin faite par Scamozzi, d’autant qu’une semblable description a peu d’autorité auprès de celle que Pline luy-même a donné : ainsi je me suis contenté dans la traduction de celle de Scamozzi, de mettre en latin & de caractère italique quelques mots que nous avons expliquez dans les notes sur la description de Pline ; & nous rassemblerons ces mêmes mots dans une table particulière à la fin de ce volume, pour donner plus de facilité de trouver cette explication25. »

Scamozzi, dans ce chapitre, reprenait les arguments des auteurs romains de res rustica, qui traitaient des villas des patriciens, gens de villes, édifiées non pas pour surveiller les travaux agricoles, non pas pour le profit, mais pour le perfection-nement de leur personne au contact de la nature. Ce perfectionnement fut articulé par Scamozzi en termes aristotéliciens : une villa devenait sous sa plume (nous citons ici ce texte d’après l’édition bilingue de Félibien) une sorte de fabrique destinée à la meilleure fusion de l’âme avec le corps : « tutto cio facevano per delicie, e piacere dell’animo & per ricever sanita del corpo. » Félibien traduisait cette formule par : « ces grands ouvrages que les Romains ont fait construire à plaisir pour s’y récréer l’esprit, & pour jouir d’une meilleure santé26. » L’opposition « âme-corps » disparaissait dans la traduction, remplacée par « esprit-santé » qui ne renvoyait à aucun système philosophique. Cette élimination fut opérée par Félibien de manière tout à fait systé-matique. Par exemple, Scamozzi expliquait de la manière suivante la nécessité de construire les villas à proximité des villes : « … che ispediti delle facende vi si possi andare senza nota, ne rincrescimento ; cosi per il mutar dell’aria, la quale conferisce alla illarita dell’animo, come per la sanita del corpo. » Félibien traduisait ce passage ainsi : « qu’on puisse aller sans peine & sans chagrin après avoir fini ses affaires, & cela pour changer d’air, ce qui réjouit l’esprit, & donne de la santé au corps27. »

En arrangeant les « maladresses » du style vénitien de Scamozzi, Félibien le privait non pas tant de son « érudition », jugée, comme on l’a vu, superflue, que de son fondement philosophique.

« La casa di villa secondo il parer nostro diletta, e conferisce molto più per stanza, che non fa quella della città : forse per che si veggono i colli, & i monti, e le valli, e le campagne adornate di piante, e fronzuti alberi, e fiori, e frutti prodotti della natura, con tanta varietà », écrivait encore Scamozzi28. C’est la variété toute aristotélicienne de la production naturelle qui réjouissait le citadin à la campagne. Dans la traduction de Félibien rendue, certes, stylisti-quement plus « polie », cet aspect disparaissait entièrement : « Il me paroit aussi que la maison de campagne est un séjour plus agréable que celuy des maisons de ville : peut-être parce qu’on y voit des collines, des montagnes, des vallées & des champs plantez d’arbres, & enrichis d’une grande variété de fleurs & de fruits que la nature y produit29. »

La traduction de Félibien banalisait Scamozzi, lui faisant perdre l’originalité de sa philosophie architecturale. Mais plus encore que son texte, les dessins des villas de Pline que Félibien y joignait s’éloignaient de l’esprit scamozzien : tout en accusant Scamozzi d’avoir modernisé Pline, Félibien illustrait sa traduction de dessins qui ne ressemblaient à rien d’antique, mais qui se confor-maient de près aux plans des châteaux et des jardins français de l’époque.

Dans sa Dissertation touchant l’architecture antique & l’architecture gothique, Félibien fils, en digne neveu de dom Michel Félibien, auteur de la description de Saint-Denis, développait les idées qui, en sourdine, transparaissaient déjà dans sa « manière de traduction ». L’architecture antique et l’architecture gothique, affirmait-il, prove-naient l’une comme l’autre des causes naturelles : la première imitait les montagnes et les grottes et la seconde la forêt. Vis-à-vis de l’antique, l’archi-tecture gothique ne pêchait en fait que par l’excès d’ornement déréglé dans sa période tardive. Ce que les modernes devaient apprendre auprès des anciens c’était donc uniquement le système de l’ornement, clair et ordonné comme un langage :

« Ainsi il ne suffit pas qu’un édifice soit construit solidement, il faut que sa solidité paroisse à la veue d’une manière conforme à la nature même

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de l’édifice. Il ne suffit non plus qu’un bâtiment soit orné d’ouvrages très exquis, il faut que ces ornemens s’y trouvent employez comme par nécessité, & tels que le caractère, l’usage & la dignité de ce même bâtiment semblent les exiger. C’est sur ces principes de solidité & de beauté véritables & apparentes, que l’architecture antique est fondée. De là vient que les colonnes anciennes ont été taillées à l’imitation des troncs d’arbres & non pas de ces branches flexibles auxquelles on compare les colonnes des ouvrages gothiques […]30. »

Ainsi pour Félibien, la question de l’architecture antique, le pourquoi de son imitation, se résumait à son « bon » ornement et non pas, comme pour Scamozzi, à sa « juste » structure, reproduisant celle du cosmos. La colonne, selon Félibien, imitait les arbres et non pas l’homme qui, selon Vitruve, y projetait les proportions idéales de son propre corps.

Laissons maintenant Félibien qui, dans sa version bien francisée et « policée », fit encore populariser ce morceau de Scamozzi à travers l’Europe, grâce aux éditions de Londres (1707), Amsterdam (1736) et Venise (1755), ainsi qu’au recueil des ouvrages des Félibien père et fils, paru à Trévoux en 1725, qui reprenait sa traduction de Scamozzi31 ; et déplaçons-nous vers les Pays-Bas.

Scamozzi aux Pays-Bas, ou Rome ailleurs qu’à Rome

C’est en effet dans ce pays que paradoxalement se poursuit l’histoire de la traduction de l’Idea en langue française. Tout au long du xviie et au début du xviiie siècle, on y détenait, en effet, une sorte de monopole sur Scamozzi. Comme en témoigne l’inventaire après décès de l’architecte vénitien (août 1616, Biblioteca Bertolini, Vicence32) qui mentionne certains acquéreurs de ses biens, ce fut un Flamand, Justus Sadeler, qui acquit de sa succession les 670 exemplaires non vendus du traité à un prix préférentiel33.

Justus Sadeler était membre d’une grande famille de graveurs et marchands d’estampes cosmopolites qui vécut à Venise au début du xviie siècle et qui participa à la fabrication des illustrations pour

l’ouvrage de Scamozzi. Il fut aussi sans doute son créditeur, ce qui lui permit de racheter à peu près la moitié du tirage de la première impression de l’Idea, qui n’avait pas dépassé mille exemplaires (ce qui expliquerait, ne serait-ce qu’en partie, l’impact limité de l’ouvrage en Italie)34.

Un peu plus tard, en 1655, l’éditeur amstello-damois Dancker Danckerts acheta aux héritiers de Scamozzi certains de ses bois gravés. Partiellement utilisés pour l’édition hollandaise du livre III parue en 1658, ils passèrent ensuite à Frederick de Widt et, plus tard, à Pieter Van der Aa (1659-1733)35.

Les traductions (ou adaptations) en langue hollandaise du livre VI parurent à partir de 1640 et des livres III et VI ensemble, à partir de 1658. Bien que ces traductions fussent rééditées durant tout le xviie siècle, ce furent, de plus en plus, les éditions latines et, à partir du début du xviiie siècle, françaises, qui les remplacèrent, imposées aux éditeurs hollandais par la concurrence du marché européen36.

Ainsi, quand Pieter Van der Aa37 décida d’uti-liser les planches gravées de Scamozzi et de rééditer – toujours en partie – son livre, il le fit non pas en néerlandais, mais en français. Son édition parut à Leyde en 1713 et fut rééditée en 1736 : pour le livre IV, il utilisa la traduction de d’Aviler. La traduction des parties extraites de ce livre par d’Aviler, ainsi que l’abrégé français de tous les autres livres de l’Idea, fut réalisée par Samuel Du Ry ou Samuel Dury de Champdoré (1651-1729), architecte, ingénieur et écrivain franco-néerlandais. Dans sa « Préface », il écrivait :

« Nous n’avons pas entrepris de traduire tous les écrits de Scamozzi, pour les mêmes raisons que Mr. d’Aviler allègue dans sa Préface mais on a suivi son plan, & l’on ne s’est arrêté qu’à ceux qui appartiennent à l’architecture, & qui sont néces-saires & utiles aux architectes, ouvriers & autres qui s’appliquent à la connoissance de l’architecture, à l’ordonnance des édifices, & à la distribution des pièces qui les composent. Voilà à quoi nous nous sommes principalement attachés, & sur quoi nous avons tâché d’exprimer les idées de l’auteur d’une manière aussi claire & aussi nette qu’il a été possible38. »

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Bien que cette adaptation du texte scamozzien ait également été réductrice, elle rendait compte de l’ensemble de l’Idea, y compris de ses parties théoriques. Quatremère parlait ainsi de cette édition :

« Un ingénieur hollandais, Samuel du Ry, suivant l’exemple de d’Aviler, se plut encore à recueillir, d’une manière fort abrégée, quelques notions de ses autres livres, qui sont d’une appli-cation pratique à la construction, mais surtout les dessins, accompagnés de descriptions, d’un fort grand nombre de palais et d’édifices ou construits ou projetés par Scamozzi, et que cet architecte avoit insérés dans son ouvrage, comme exemples propres à justifier sa théorie39. »

Ce fut, en effet, par ces illustrations que l’édition de Du Ry se distingua surtout de celle de d’Aviler. Certes, tout comme d’Aviler, Du Ry fondait sa légitimité sur l’utilisation des planches originales qui, publiées dans l’ordre de la première édition, transmettaient la structure même de l’Idea. L’abrégé du livre II fut, de ce point de vue, particulièrement important car il comportait deux gravures issues de l’ouvrage de Scamozzi sur lesquelles se fondait tout le « bâtiment » de son livre : les maisons ordonnées à la manière « des Anciens Grecs » et « des Anciens Romains ». Ces deux reconstructions précédaient les représentations des œuvres de Scamozzi lui-même, qu’ouvrait celle du palais du cardinal Cornaro à Venise ; suivaient les six autres palais urbains de Scamozzi. Le sens du livre III consacré aux bâtiments privés urbains était ainsi préservé : à travers ces images Scamozzi faisait descendre son architecture de l’héritage des bâtisseurs grecs et romains. De même, la gravure représentant « la Maison de Campagne de Pline le Jeune » introduisait toute une collection de maisons de plaisance, construites ou projetées par Scamozzi. Les illustrations des livres IV et V réunis ensemble, consacrés aux « autres bâtiments », étaient essen-tiellement composées des œuvres de Scamozzi. Le livre VI traduit par d’Aviler conservait la préface rédigée par ce dernier et les mêmes planches qui, bien sûr40, n’étaient pas celles d’origine (acquises, comme on s’en souvient, par d’Aviler), mais qui les imitaient, en les inversant néanmoins et en introduisant nombre de changements dans les

inscriptions italiennes. L’éditeur hollandais repro-duisait par ailleurs jusqu’au dictionnaire de d’Aviler en y ajoutant deux planches montrant les diffé-rentes parties des ordres dont les noms figuraient dans le dictionnaire.

De manière générale, l’édition hollandaise tenait davantage de l’édition princeps. Sur ce fond, l’adjonction d’une vingtaine de gravures de très haute qualité montrant les édifices antiques de Rome dont Scamozzi parlait dans son ouvrage, fut tout à fait surprenante. Ces gravures provenaient du troisième volume du Thesaurus antiquitatum Romanarum de Johan Georg Graevius41, publié par le même éditeur Van der Aa en 1696. C’était une compilation consacrée à la Rome antique qui s’appuyait sur les éditions du xvie siècle de Giovanni Bartolommeo Marliani42 et d’Alessandro Donati43 (ce dernier comprenait, dès 1648, les gravures publiées à l’origine par Giovanni Maggi)44.

L’association du texte et des gravures de Scamozzi avec les vues des ruines antiques romaines fut tout sauf banale. Du Ry en parlait en ces termes : « On a aussi enrichi cette partie de plusieurs desseins des plus beaux bâtimens de Rome & des plus renommés qui sont cités dans ce livre, afin que le lecteur puisse voir commodément les choses dont il est parlé ; ce qui n’est point dans l’original italien, non plus que dans le François de Mr. d’Aviler imprimé à Paris45. »

Depuis le début du xvie siècle, de nombreux ouvrages, consacrés par les auteurs romains à leur ville, présentaient la Rome moderne comme héritière de la Rome antique. Sur les mêmes sites, la modernité poussait à travers les ruines, les ruines transparaissaient à travers les chantiers modernes. Mais dans l’édition hollandaise de Scamozzi de 1713, les images de la Rome ancienne se mélan-geaient (ou servaient de fondement symbolique) non pas à la modernité romaine (qui était définiti-vement « ruinée ») mais à la modernité vénitienne. Le propos changeait de sens : cette fois-ci, la Rome antique était reconstruite non pas à Rome, mais à Venise. Rome comme lieu physique était abandonnée, ce qui rendait possible de recons-truire Rome ailleurs qu’à Rome, à Venise d’abord et plus au nord ensuite. Pour le lecteur hollandais, le passage par Venise semblait essentiel : à travers la compilation publiée par Van der Aa, Scamozzi

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1. Nous utilisons ce terme dans l’esprit de H. Simon, The Science of the Artificial, Cambridge (Mass), MIT Press, 1969 (trad. fr. et postface de J.-L. Le Moigne, Les Sciences de l’artificiel (1974), Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2004).

2. Jusqu’à présent, il n’a jamais été entièrement traduit en français. La traduction anglaise des livres III et VI a été récemment entreprise et publiée à Amsterdam (Architectura & Natura Press) en 2003 et 2008.

3. Voir par exemple : V. Scamozzi, L’Idea dell’Archi-tettura universale…, Milan, tip. Borroni e Scotti, 1838.

4. Parallèle de l’architecture antique et de la moderne : avec un recueil des dix principaux autheurs qui ont

écrit des cinq ordres ; sçavoir, Palladio et Scamozzi, Serlio et Vignola, D. Barbaro et Cataneo, L. B. Alberti et Vignola, Bullant et de Lorme comparez entre eux… [par R. Fréart, sieur de Chambray et Charles Errard], Paris, de l’imprimerie d’Edme Martin, 1650.

5. F. Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’Academie royale d’architecture. Où sont expliquez les termes, l’origine & les principes d’architecture, & les pra-tiques des cinq ordres suivant la doctrine de Vitruve & de ses principaux sectateurs, & suivant celle des trois plus habiles architectes qui ayent écrit entre les modernes, qui sont Vignole, Palladio & Scamozzi, Paris, Pierre Auboin & François Clouzier, 1675-1683.

apparaissait comme l’un des principaux artisans du transfert de l’héritage romain antique vers l’Europe du Nord moderne, cette « autre Europe », républi-caine et protestante. La théologie protestante de l’abandon physique des lieux saints, la critique des pèlerinages à Jérusalem et à Rome, en offrait en effet le programme complet.

La préface signée par Du Ry débutait par une digression qui en disait long sur la nature même de l’entreprise de ce transfert :

« Quoi qu’il semble que le reproche, qu’on fait aux traducteurs de relever le mérite de leurs auteurs & de leurs originaux, afin de faire valoir le soin qu’ils ont pris de les publier en d’autres langues, devroit naturellement les obliger de passer sous silence tout ce qu’ils en pourroient dire de plus avantageux. Cependant il faut avouer qu’ils ne sont jamais mieux fondés à mépriser ces reproches & à parler hardiment en faveur de leurs auteurs, que lorsqu’ils ont pour cela toutes les raisons imagi-nables, & qu’ils sont assurés de se voir soutenus par les suffrages des personnes les plus judicieuses & les plus savantes. Sur ce pied là nous pourrions avec raison espérer que le public nous rendroit justice, en cas que nous voulussions employer une longue préface à faire l’éloge de Vincent Scamozzi, dans l’assurance où nous sommes que peut-être il n’y eût jamais de traducteur plus en droit de parler en faveur de son auteur que nous le sommes à l’égard du nôtre46. »

Et Du Ry de justifier son propre éloge par ceux, préalables, de François Blondel et de d’Aviler.

Toute traduction est, en soi, une justification. Pour naturaliser un « étranger », pour l’introduire dans un nouveau cadre national et culturel, en le faisant parler une nouvelle langue, il faut l’en croire digne. Dans le domaine de l’architecture, il faut, qui plus est, le croire digne de devenir modèle, de servir d’original, d’être copié. Une fois tel archi-tecte « traduit » en texte et en image, il devient objet d’imitation : il faut donc, avant de le traduire, prévoir son impact et cela non seulement sur les esprits, mais encore et surtout sur les mœurs et usages du pays d’accueil. Car construire « comme à l’étranger » veut dire se soumettre aux façons de vivre « étrangères ». Au nom de quoi le ferait-on ? La raison doit être solide ! La justification fournie par l’édition hollandaise de Scamozzi répondait parfaitement à cette exigence : elle insistait, en images, sur le fait que le livre de Scamozzi véhiculait non pas l’héritage national (italien, vénitien), mais l’héritage classique, hors du temps et de toutes différences nationales, relevant, comme le latin cicéronien, d’un fondement commun des Européens. Quant au texte, il s’appuyait sur l’exemple fourni par les Français, les plus modernes des Héritiers, qui surent créer, dans le domaine de l’architecture, une véritable machine d’adaptation et de naturalisation.

Notes

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6. T. Verdier, Augustin-Charles d’Aviler, architecte du roi en Languedoc 1653-1701, Montpellier, Nouvelles presses du Languedoc, 2003.

7. Les cinq ordres d’architecture, de Vincent Scamozzi, vicentin, architecte de la république de Venise : tirez du sixième livre de son Idée générale d’architecture, avec les planches originales, par Augustin-Charles d’Aviler, architecte, Paris, J.-B. Coignard, 1685, épitre, [non pag.].

8. Voir O. Medvedkova, « Un Abrégé moderne ou Vitruve selon la méthode », dans J.-Ph. Garric, V. Nègre et A. Thomine (éd.), Les Avatars de la litté-rature technique, actes du colloque international, CNAM-INHA, Paris, Picard, 2008, p. 43-53.

9. Ibid., ici et plus loin : Préface, [non pag.].

10. Remarquons que le privilège du roi fut reçu par Coignard, un an avant la parution du livre (1684), pour « imprimer, vendre & débiter l’Idée de l’Architecture universelle de Vincent Scamozzi, architecte Vénitien, avec les planches originales ».

11. « On a mesme laissé les planches de quelques man-teaux de cheminées & de corniches pour les chambres, qui s’estant trouvées avec les autres, n’ont pas dû estre supprimées, quoyque ces desseins ne soient pas de la manière dont on les fait à présent ; mais cela sert à faire connoistre la différence qui est entre le goust de l’architecture de ce temps-là & celuy du nostre. »

12. Les Cinq Ordres d’architecture, op. cit., p. 143.

13. A. Ch. Quatremère de Quincy, Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières : Architecture, vol. 3, Paris, veuve Agasse, 1825, p. 354.

14. Ibid., p. 355.

15. Paris, chez Florentin & Pierre de l’Aulne, 1699.

16. Mercure de France, août 1733, p. 1, 848.

17. 1re édition, Paris, chez la veuve de Sébastien Marbre-Cramoisy, 1687 ; 2e édition, Paris, Mariette, 1696.

18. Bibliothèque générale des auteurs français, livre pre-mier contenant la Bibliothèque chartraine ou le traité des auteurs et des hommes illustres de l’ancien Diocèse de Chartres, par Dom Jean Liron, Paris, chez Jean-Michel Garnier, 1718, p. 328-329.

19. Avertissement, [non pag.].

20. G. Mazel, Claude Le Peletier (1631-1711) : le suc-cesseur de Colbert, Paris, Marquise, 2003.

21. Biographie Universelle (Michaud), t. XXXII, p. 388-389.22. J.-F. Félibien, Les Plans et les descriptions de deux des plus belles maisons de campagne de Pline le Consul, op. cit., p. 112.23. J.-F. Félibien, Les Plans et les descriptions de deux des plus belles maisons de campagne de Pline le Consul, op. cit., p. 136.24. « La description et les desseins que Scamozzi a donnez du Laurentin dans son traité d’architecture intitulé l’Idea dell’ Architettura Universale », livre troisième, ibid., p. 39.25. Ibid., p. 55.26. Ibid., p. 40.27. Ibid., p. 42.28. Idem.29. Idem.30. Ibid., p. 111.31. D. Wiebenson et C. Baines (éd.), The Mark J. Millard Architectural Collection, vol. 1 : French Books, Washington, New York, National Gallery of Art, George Braziller, 1998, p. 185-188.32. Ph. Sénéchal, « Justus Sadeler: Print Publisher and Art Dealer in Early Seicento Venice », Print Quarterly, VII, n° 1, 1990, p. 22-35 ; L. Puppi, « Sulle relazioni culturale di Vincenzo Scamozzi », Ateneo Veneto, VII, 1969, p. 49-66.33. K. Ottenheym, « L’idea della architectura uni-versale in Ollanda », dans Franco Barbieri et Guido Beltramini, Vincenzo Scamozzi, 1548-1616, Venise, Marsilio, 2003.34. RIBA, t. IV, p. 1749.35. Voir l’article de Philippe Sénéchal, op. cit. ; P. G. Hoftijzer, « The Leyde Bookseller Pieter van der Aa (1659-1733) and the International Book Trade », in C. Berkvens-Stevelinck et alii, Le magazin de l’univers: the Dutch Republic as the Centre of the Europeen Book Trade, Leyde, E. J. Brill, 1992.36. RIBA, t. VI, n° 2919, p. 1756.37. Œuvres d’architecture de Vincent Scamozzi Vicentin, architecte de la République de Venise, conte-nues dans son « Idée de l’architecture universelle » ; dont les règles des cinq ordres, que le sixième livre contient, ont été traduites en françois par M. Augustin-Charles d’Aviler, architecte du Roi très chretien ; & le reste traduit nouvellement par M. Samuel Du Ry, ingénieur ordinaire

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de leurs hautes puissances les seigneurs États Généraux des Provinces Unies. Avec les planches originales, le tout revu et exactement corrigé sur l’original italien. On y a joint aussi plusieurs nouveaux desseins des plus beaux édifices de Rome, dont l’auteur parle dans son ouvrage, Leyde, P. Van der Aa , 1713 (réédition : La Haye, 1736. Pierre de Hondt, qui réédite cet ouvrage, reprend exac-tement la même dédicace à Nicolas Witsen).

38. Œuvres d’architecture de Vincent Scamozzi Vicentin, op. cit., Préface, [non pag.].

39. A. Ch. Quatremère de Quincy, Encyclopédie méthodique, op. cit, p. 354.

40. « C’est de ces planches originales, qu’il n’est pas dif-ficile de reconnoître pour telles, étant datées & signées au derrière de la propre main de l’auteur, c’est, dis-je, de ces planches qu’on s’est servi dans tout cet ouvrage, à la réserve pourtant de celles qu’on trouvera dans les Cinq Ordres de M. d’Aviler, & qu’on a pris soin de faire graver sur les planches originales avec toute la beauté & l’exactitude requise, & en ayant toujours égard aux fautes qui se trouvoient dans ces dernières. » Œuvres

d’architecture de Vincent Scamozzi Vicentin, op. cit., Préface, [non pag.].41. Thesaurus antiquitatum romanarum in quo conti-nentur lectissimi quique scriptores qui superiori aut nostro saeculo Romanae reipublicae… explicarunt et illustrarunt congestus a Joanne Georgio Graevio…, Pieter Van der Aa, 1694-1699, vol. 3, 1696 (réédité en 1704-1725). Voir RIBA, t. IV, p. 1756. 42. J.-B. Marliani, Antiqvae Romae topographia…, Rome, Antonium Bladum de Asula, 1534 ; Vrbis Romae topographia…, Rome, in ædibus Valerij, Dorici, & Aloisij fratris, Academiæ romanæ impressorum, mense setembris, 1544 etc.43. A. Donati (1584-1640), Roma vetus ac recens utriusque aedificiis ad eruditam cognitionem expositis, Rome, ex officina Philippi Rubej, 1662 (1665 etc).44. G. Maggi (1566-1618), RIBA, t. III, n° 906.45. Œuvres d’architecture de Vincent Scamozzi Vicentin, op. cit., Préface, [non pag.].46. Ibid.

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