l’implantation des colons agricoles en corée entre 1905 et 1919 : l’histoire d’un échec (the...

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JAPON PLURIEL 9 Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre au Japon Actes du neuvième colloque de la Société française des études japonaises Paris, Inalco 16-18 décembre 2010 Sous la direction de Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel, avec l’aide éditoriale du conseil de la SFEJ Jap Plur 9 reprisDef2.indd 3 17/01/14 17:05

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Japon pluriel 9Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre au JaponActes du neuvième colloque de la Société française des études japonaises

Paris, Inalco 16-18 décembre 2010

Sous la direction de Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel, avec l’aide éditoriale du conseil de la SFEJ

Jap Plur 9 reprisDef2.indd 3 17/01/14 17:05

chez le même éditeur

Japon pluriel (1995)

Japon pluriel 2 (1998)

Japon pluriel 3 (1999)

Japon pluriel 4 (2001)

Japon pluriel 5 (2004)

Japon pluriel 6 (2006)

Japon pluriel 7 (2007)

Japon pluriel 8 (2011)

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation du Japon, de la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation japonaises

agissant sous l’égide de la Fondation de France, de l’institut national des langues et civilisations orientales,

du centre d’études japonaises, de l’université Paris-diderot – Paris 7,

du centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale.

© editions Philippe Picquier, 2013 mas de Vert BP 20150 13631 Arles cedex

En couverture : Yamanote © claude estèbe, 2010

Mise en page : isabelle marin (les Netscripteurs)

Conception graphique : Picquier & Protière

iSBN : 978-2-8097-0968-1

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diScOurS de SOi et diScOurS de l’Autre : ideNtitéS ArtiStiQueS dANS le JAPON mOderNe

la critique de la peinture de lettré par Fenellosa en 1882 : orientalisme latent ou stratégie assumée ?

par Arthur mitteau ................................................................... 283

discours de soi et discours de l’autre dans la polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie

par laïli dor ............................................................................ 293

le Mingei, bien de consommation : une nouvelle approche de la question de « tradition »

par damien Kunik ................................................................... 303

le JAPON et lA cOrée dANS l’hiStOire

la description des dirigeants japonais de la fin du xvie siècle dans les récits d’un captif coréen : le Kanyangnok de Kang hangi

par Guillaume carré ................................................................ 313

l’implantation des colons agricoles en corée entre 1905 et 1919 : l’histoire d’un échec

par Alexandre roy .................................................................. 323

les coréens « japonophiles » : traîtres à la nation ?par Samuel Guex ..................................................................... 333

hiStOriciSer l’hiStOire

le Japon et la Grande Guerre en europe (1914-1919). la perception d’un intellectuel japonais, mizuno hironori

par Frédéric danesin ............................................................... 343

les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale vues à travers les Sociétés franco-japonaises

par ichikawa Yoshinori ........................................................... 353

la question de l’histoire immédiate dans le Japon des années 1950. Autour de L’Histoire de Shôwa et d’uehara Senroku

par tristan Brunet .................................................................... 363

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AleXANdre rOYCEJ-INALCO

l’imPlANtAtiON deS cOlONS AGricOleS eN cOrée eNtre 1905 et 1919 :

l’hiStOire d’uN échec

Shokumin est le terme utilisé au Japon depuis l’ère meiji pour traduire l’expression occidentale de « colon ». il est composé de deux caractères signifiant l’implantation d’un végétal (shoku) et la population (min). S’inspirant de l’étymologie latine de « colon » (du verbe colere, signifiant « cultiver la terre »), cette combinai-son de caractères permet une ambiguïté sémantique entre « peuple cultivateur » et « peuple transplanté », mêlant inextricablement agriculture et migration au sein de la question coloniale. la pre-mière colonie japonaise, taiwan, à partir de 1895, répondait à cette définition de la colonie agricole : le colonat y développa exclusive-ment la culture du riz et du sucre pour alimenter la métropole (les cultivateurs étaient indigènes, mais la production et le commerce furent rapidement contrôlés par le capital japonais). dans ce contexte, la colonisation de la corée en 1905 constituait un défi : la métropole serait-elle en mesure de développer une telle politique sur un espace six fois plus étendu et peuplé ? malgré la différence d’échelle, cela a bien été envisagé.

la colonisation agricole était même alors la seule perspective de politique économique pour tôkyô. le premier plan allant en ce sens fut le « plan Nagamori ». Présenté au gouvernement coréen en juin 1904, il recommandait l’implantation massive de cultiva-teurs japonais sur les terres coréennes non cultivées. Pour tôkyô, c’était ouvrir un exutoire à la pression démographique croissante en métropole et éviter la crise agraire que celle-ci risquait d’entraî-ner, tout en laissant espérer un meilleur contrôle du territoire colo-nial 1. c’est donc tout naturellement qu’entre la victoire contre la

1 Komura Jutarô (ministre des Affaires étrangères) obtint du gouvernement l’officialisation de cette orientation pour l’implantation stratégique en septembre 1908 ; inoue (1968 : 294), GraGert (1994 : 55-65).

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russie en 1905 et la fondation du Gouvernement général (sôtoku-fu) en 1910, la grande création économique du pouvoir colonial fut la compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient (Tôyô takushoku kabushiki gaisha, dite « tôtaku »), chargée du développement de la colonisation agricole. A la naissance de cette dernière, en décembre 1908, était évoqué l’objectif d’une colonisa-tion massive par 350 000 à 500 000 cultivateurs implantés en 1920

(duus 1995 : 307, 368-373)… Qu’en a-t-il été ? Pour répondre, il nous faut d’abord connaître la trame migra-

toire japonaise, condition et fruit de la colonisation, et le sys-tème agraire coréen sur lequel la colonisation s’est greffée, avant de pouvoir faire état des activités de la tôtaku puis des colons « indépendants ».

Graph. 1 : l’émigration japonaise (1900-1920) ; Source : duus (1995 : 290).

lA cOrée : deStiNAtiON-PhAre de l’émiGrAtiON JAPONAiSe

la première vague d’émigration massive du Japon moderne eut lieu dans les années 1890, au sein d’une décennie de matu-rité politique (constitution adoptée en 1889 et Parlement ouvert en 1890), économique (première crise capitaliste de l’archipel en 1890) et militaire (victoire contre la chine). l’excédent démo-graphique jusque là absorbé par le travail industriel des villes fut repoussé vers l’étranger, les désœuvrés s’embarquant pour

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le Pacifique Nord glaner quelque argent dans les plantations sucrières d’hawaii, les mines de colombie-Britannique ou le chemin de fer californien. ce flux fut bloqué par les premières lois anti-japonaises décrétées sur place à partir de 1899, tandis qu’au même moment, l’acquisition des colonies ouvrait un nou-veau canal d’émigration. durant la décennie 1900, l’émigration s’accrut et bascula vers l’Asie et surtout les colonies : en 1910, il y avait autant de Japonais à taiwan que sur l’ensemble Pacifique Nord et la corée s’imposait déjà comme la première destination (voir graph. 1). cette dynamique continua jusqu’en 1920 : la corée restait seule en tête (350 000 Japonais en 1920), malgré la crois-sance en chine et sur le Pacifique Nord (139 000 Japonais en 1910, 458 000 en 1920). Avec un accroissement du nombre des migrants et leur concentration en corée, tous les éléments semblaient réunis pour réaliser les plans de colonisation agricole évoqués.

le SYStÈme AGrAire PréeXiStANt

en 1910, la population coréenne vivait à 80 % de l’agriculture (kanBe 1910 : 137), la question agraire y était donc particuliè-rement capitale et le système agraire coréen répondait encore au schéma d’un régime « féodal » asiatique : les sujets travaillant la terre et la royauté et ses agents s’arrogeant en moyenne la moi-tié de la production. le plus grand propriétaire terrien était le roi lui-même : d’après les autorités japonaises, il possédait en 1910 quelque 100 000 ha, soit 3 % de la surface cultivée officiellement. en dehors de cela et des terres dépendant des différentes institu-tions royales, edwin Gragert estime que les trois quarts des terres relevaient de « la propriété privée », et étaient donc non soumis directement aux autorités centrales. le fermage occupait environ 30 % des terres, un chiffre important dans la mesure où la plupart des cultures non fermières étaient vivrières : c’est le fermage qui alimentait les marchés (GraGert 1994 : 49, 52). Au-dessus des fermiers, les « propriétaires absents » vivant en ville, générale-ment à Séoul : en 1900, sur les villages étudiés par e. Gragert, deux tiers des propriétaires étaient dans ce cas (GraGert 1994 : 101). Si la propriété privée et le droit de vendre ses terres étaient reconnus depuis le début du xve siècle, les registres fonciers étaient peu actualisés et ne localisaient pas précisément les par-celles (GraGert 1994 : 30). d’autre part, la situation fiscale et le type d’exploitation pouvaient être très différents par endroits, formant un véritable dédale (pour un aperçu de cette diversité, kanBe 1910 : 46-50).

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Pour clarifier la situation, tirer de la taxe foncière un revenu amélioré et permettre un véritable marché foncier débarrassé des conflits de titre de propriété (indispensable à la colonisa-tion agricole), le colonat dirigea une grande enquête cadastrale entre 1910 et 1918. Au terme de cette enquête, les terres cultivées étaient près de deux fois plus étendues que celles reconnues en 1909 (+ 89 %)… une croissance double de la croissance démo-graphique (+ 46 %) qui semble bien indiquer que le phénomène des « terres cachées » à l’administration était effectivement très important 2 (ce que suggère GraGert 1994 : 22). le revenu de la taxe foncière s’en trouva multiplié d’autant, une excellente chose pour le Gouvernement général. l’implantation de colons japo-nais ne semble pas avoir particulièrement souffert de conflits de propriété : les terre colonisées ont pu être achetées, ce qui doit sans doute beaucoup au fait que le système agraire coréen inté-grait déjà un marché foncier. Structurellement, l’existence d’une importante classe de grands propriétaires s’appuyant sur de nom-breux fermiers pouvait constituer un obstacle à l’implantation « concurrente » de colons agricoles (GraGert 1994 : 53), mais dans les faits, ces derniers ont souvent acheté leurs terres à ces grands propriétaires coréens (ce que Gragert vérifie lui-même). cela explique la faiblesse des conflits fonciers avec les petits pos-sédants – peu concernés – comme avec les grands – puisque ceux-ci vendaient leurs terres à bon prix aux colons.

Si la trame migratoire japonaise posait des conditions favo-rables à la colonisation agricole, le régime agraire coréen n’op-posait pas de difficultés particulières à la réalisation des plans de colonisation.

lA cOmPAGNie d’eXPlOitAtiON et de déVelOPPemeNt de l’OrieNt

entre la victoire militaire contre la russie tsariste (1905) et l’établissement du Gouvernement général de corée en 1910, la politique coloniale s’est développée à travers une grande compa-gnie japonaise créée à cet effet : la compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient (Tôyô takushoku kabushiki gaisha),

2 Si l’on réduit la croissance « naturelle » de la surface cultivée à celle de la démographie, on constate que 970 000 ha, soit près de la moitié (42 %) de la surface reconnue officiellement en 1909, pourraient avoir été des terres dissimulées au fisc de l’ancien régime. ce chiffre est près de dix fois plus élevé qu’une enquête japonaise le supposait en 1908 (les évaluant à 140 000 ha). Nous n’avons pas connaissance de l’historiographie coréenne sur cette question, mais il est certain que croiser les historiographies permettrait de préciser notre propos.

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dite « tôtaku ». la compagnie fut créée le 27 décembre 1907, son siège social basé à Séoul et tous ses dirigeants étaient japonais. le capital, levé en bourse, s’élevait à dix millions de yen. il était à plus du tiers entre les mains de l’etat japonais 3, auquel s’ajoutaient 6 % détenus par quelques grands courtiers de la région d’Ôsaka (plus de mille actions chacun). une foule de petits porteurs (94 % des 7 016 actionnaires) ne détenait que 23 % du tout et le gros tiers restant du capital (36 %) était possédé par une couche intermé-diaire d’actionnaires ayant acquis jusqu’à quelques centaines d’ac-tions chacun (kurose 1982 : 65, 68-69). Quoique de droit privé la compagnie était le fruit d’une initiative gouvernementale, répon-dait à une mission politique, était pourvue d’un capital d’abord étatique, et était dirigée par des hommes proches du pouvoir poli-tique de tôkyô. l’article un de ses statuts était clair : la mission de la compagnie était de « gérer les activités de la colonisation agricole en corée 4 ». Si son nom inscrivait un horizon géogra-phique ouvert à l’ensemble de « l’Orient » (tôyô), dans les faits le champ d’action de la société était d’abord limité à la péninsule et son siège installé à Séoul.

la compagnie organisa une propagande régulière dans les campagnes de l’archipel pour promouvoir l’émigration en corée. les colons se voyaient avancer les « frais de déménagement » (ijû-hi), jusqu’à 200 yens par famille, pour s’installer sur des terres achetées au préalable par la tôtaku, qui les leur revendait. Pour la transaction, deux catégories de migrants étaient reconnues : l’une correspondait aux plus pauvres ne bénéficiant d’aucun apport, la seconde à ceux pouvant acheter jusqu’à la moitié des terres que la compagnie leur proposait. l’étendue des terres que pouvaient se procurer les colons était limitée à deux hectares pour la première catégorie et dix pour la seconde. les taux d’intérêt appliqués aux crédits pouvaient paraître intéressants (6 % pour la première caté-gorie, 7,5 % pour la seconde) comparés à l’usure traditionnelle, mais dans le contexte de familles menacées par la misère, avé-rée ou à venir, et migrant en milieu inconnu, cette charge res-tait répulsive. le graphique 2 montre comment l’ampleur de la colonisation agricole dirigée par la tôtaku est restée faible sur la

3 initialement le pouvoir japonais imposa au gouvernement coréen et la cour royale coréenne de prendre part à hauteur de 31 % du capital, cela non pas en payant en argent mais en donnant à la compagnie un équivalent en terres – qui sera de 11 000 ha. A la fondation du Gouvernement général en 1910, celui-ci hérita des parts du pouvoir coréen. la maison et la famille impériales possédaient, elles, 3 % du total.

4 dans cette phrase, le terme utilisé pour « colonisation agricole » était takushoku, qui évoque le développement de terres vierges. Pour le texte original, voir naikaku sôri daiJin (1908).

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période, stoppée dans sa croissance par les effets de la Première Guerre mondiale sur l’économie japonaise.

Graph. 2 : les familles de colons agricoles installés via la tôtaku (1909-1919). Sources : tôtaku (1918 : 94-95 ; 1919 : 11), et chôsen sôtoku-Fu (1910-1919).

la forte croissance des arrivées jusqu’en 1912 s’explique par la crise agraire sévissant alors au Japon : une hausse des dépenses des cultivateurs (impôts et coût de la vie) combinée à une baisse de leurs revenus (concurrence des riz importés et abondance des récoltes dont les profits restaient concentrés entre les mains des réseaux marchands et des grands propriétaires, sauf en 1911, année de très mauvaise récolte ; ôkaMa 1973 : 148-170 et Brenier 1912). la baisse des arrivées annuelles qui ont suivi (335 entre 1914-1917 contre 613 en 1912-1913) s’explique par l’embauche du surplus des forces de travail rurales par l’industrie, qui se développait à la faveur de la concentration des industries européennes sur leur mar-ché intérieur pour l’effort de guerre. la hausse apparente des arri-vées en 1917 et 1919 n’est, elle, due qu’au reflux de 1918 (année des « émeutes du riz » au Japon, suite au terrible renchérissement du coût de la vie) : les arrivées furent mêmes inférieures entre 1917 et 1919 à celles enregistrées entre 1914 et 1916 (784 contre 991). l’expansion terrienne de la compagnie a suivi la même dynamique : après une première phase de forte croissance (70 144 ha possédés en 1914), ce fut le coup d’arrêt presque total pendant la guerre 5.

5 il faudra six ans entre 1913 et 1919 pour acquérir une surface (13 000 ha) égale à ce que la compagnie acquérait en moyenne en un an entre 1908 et 1913 (chôsen sôtoku-Fu 1910-1919).

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Avec 6 800 ha pour 3 458 familles de colons en 1919, la compa-gnie ne consacrait à ces derniers pas même un dixième (8,6 %) de ses terres, soit deux hectares par famille en moyenne (chôsen sôtoku-Fu 1921). en 1919, avec trois fois moins de terres que prévu 6 et dix fois moins de colons implantés que prévu, le bilan de la tôtaku était exécrable. cet échec était-il général ou bien fut-il compensé par l’œuvre des colons « indépendants » ?

leS cOlONS « iNdéPeNdANtS »

en 1910, dans son ouvrage De l’émigration agricole vers la Corée, Kanbe masao, professeur à l’université impériale de Kyôto, préconisait l’implantation de « petits migrants agricoles indépen-dants » (shô-dokuritsu nôgyô-imin). dans son idée, il fallait éviter que l’action japonaise ne se limitât aux seuls cas des grands pro-priétaires absents, situation dont il avait constaté le développement sur la péninsule. Pour lui, c’était là la clé de la réussite d’une poli-tique de développement : s’il fallait attendre que les coréens déve-loppassent eux-mêmes leurs terres, cela prendrait trop de temps, disait-il, et cela priverait la métropole d’un débouché pour son sur-plus de population ainsi que d’une source d’approvisionnement en denrées alimentaires et ralentirait en retour l’expansion des ventes de ses produits finis sur la péninsule. Or, les grandes propriétés japonaises, comme celles de la tôtaku, avaient tendance à recou-rir à la main-d’œuvre des fermiers coréens par facilité d’embauche et surtout par avidité : les coréens coûtaient moins cher que les Japonais. Sans doute est-ce cela qui amena Kanbe à dédaigner totalement la tôtaku dans son étude. en matière de colonisation, il prônait, à l’inverse du dirigisme total de la tôtaku, un diri-gisme politique limité à l’aide financière et la coordination des petits colons : à peine s’intéressait-il aux organisations départe-mentales métropolitaines chargées de promouvoir la colonisation agricole en corée. il ne les évoquait d’ailleurs que pour en railler le petit nombre : « deux ou trois » disait-il (kanBe 1910 : 150), une dizaine en réalité 7.

Sur la période d’expansion, entre 1909 et 1915, la propriété japonaise s’est développée à un rythme soutenu : de 52 436 ha (1909), à 130 800 ha en 1912, puis 205 538 ha en 1915 (dont 108 742 ha de rizières irriguées ; KaZaMa 1994 : 113). limité aux terres rizicoles et céréalières, ce chiffre tombe à 169 007 ha

6 78 000 ha contre 240 000 initialement prévus (duus 1995 : 381). 7 NôshôMu-shô nôMu-kyoku, 1910 : 102-135. Pour une analyse récente

de ces organisations (entreprises et syndicats), voir tanaka (2003).

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(en 1915), soit 5,3 % du total de cette catégorie sur la péninsule 8. l’essor de l’implantation des colons indépendants en comparaison de l’action de la tôtaku peut s’expliquer par une catégorie sociale concernée moins pauvre : les petits indépendants avaient de quoi éviter d’emprunter pour pouvoir s’installer. Bien qu’échappant à l’usure en grande partie, ils restaient de très petits propriétaires : si, entre 1909 et 1915, la surface cultivée par les colons a quadru-plé, le nombre des propriétaires a lui décuplé (la surface moyenne passant de 75 ha à 29 ha 9). les nouveaux arrivants se partageaient donc de très petits lopins, un morcellement de la propriété qui montre qu’il s’agissait là surtout de migrants pauvres, fuyant leur faillite annoncée en métropole et voulant sauver le peu qui leur restait en l’investissant en corée.

Graph. 3 : Soldes annuels de migration des colons agricoles (1909-1919)Sources : tôtaku (1918 : 94-95 ; 1919 : 11), et chôsen sôtoku-Fu (1910-1919).

Si, en 1915, l’étendue moyenne des trente-huit mille pro-priétés japonaises sur la péninsule était de 29 ha, 45 % d’entre elles ne recouvraient que moins d’un demi-hectare, alors que la classe des grands propriétaires ne représentait que 1 % (propriétés de plus de 100 ha). ce dernier groupe était devenu puissant au point d’être en 1918 plus nombreux que son homologue coréen (404 Japonais contre 328 coréens)… inversement, la proportion des très petites propriétés était quasi identique au sein des popu-

8 169 007 ha sur 3 170 610 ha (chôsen sôtoku-Fu 1915).9 de 692 à 6 969 selon KaZaMa (1994 : 113).

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L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919 331

lations japonaise et coréenne (45 % et 47 % ; MiyaJiMa 1993 : 126-127). la propriété japonaise était donc constituée d’une élite particulièrement puissante et d’une masse de très petits colons nouvellement venus aussi peu dotés que la plus basse couche sociale des propriétaires coréens. Avec moins de 1,5 ha, le culti-vateur ne dégageait qu’un revenu strictement minimum, si bien qu’on peut penser que de très nombreux colons étaient eux-mêmes réduits à se faire fermiers d’un autre pour espérer ne pas être à la merci du premier incident venu. Or, la politique agricole de la colonie n’aida pas ces petits cultivateurs : entre 1909 et 1918, seuls l’entretien effectif d’un point de rétention d’eau sur quatre (1 527 sur 6 000) et celui d’un barrage traditionnel sur cinquante (410 sur 20 000) furent financés par les autorités (GovernMent-General oF chosen 1920 : 100). ce délaissement politique renfor-çait les grands propriétaires contre les petits.

Au plus fort de la venue des colons indépendants, en 1914, la moitié des terres japonaises en corée restaient encore entre les mains de propriétaires restés en métropole (GraGert 1994 : 126). malgré un premier essor relativement important, la coloni-sation par de petits propriétaires indépendants était sur le déclin : 7 157 familles en 1915, 6 752 en 1919 (soit 6 % de retour aussitôt après l’arrivée). inversement, la proportion des foyers aidés par la tôtaku crût significativement (une famille sur cinq en 1910-1913, une sur quatre en 1914-1918, puis une sur trois en 1919-1920), signe que la migration se limitait dès lors aux plus pauvres.

le résultat de l’implantation des colons agricoles japonais sur la péninsule coréenne était en 1919 très loin des prévisions initiales : on comptait 40 157 personnes, femmes et enfants compris (chôsen sôtoku-Fu 1919), c’est-à-dire dix fois moins que prévu dix à quinze ans plus tôt. le début d’élan des premières années, largement dû à la crise agraire en métropole, s’est rapi-dement essoufflé et effacé face au « boum » économique sus-cité par la guerre en europe. dans ce contexte, la tendance à l’emploi de fermiers coréens a ouvertement pris le dessus : la compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient elle-même, dont la mission première était pourtant l’implanta-tion de colons japonais, a largement confié ses terres aux fer-miers coréens, une rente plus profitable que le crédit fait aux colons. Avec les émeutes du riz de l’été 1918 en métropole, et le mouvement de libération nationale du 1er mars 1919 en corée, le pouvoir métropolitain dut se résoudre à engager une véritable politique en la matière. retenant l’échec des plans de colonisa-tion agricole, tôkyô centra sa réponse sur un objectif purement

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productif : le « Plan d’accroissement de la production rizicole » (sanmai zôshoku keikaku) sur quinze ans lancé à l’été 1919 devait augmenter la production annuelle coréenne de neuf mil-lions de koku 10, pour en exporter 55 % en métropole.

BiBliOGrAPhie

Brenier, henri. « la crise du riz au Japon ». Bulletin économique de l’In-dochine, vol. 15, 1912, p. 907-910.

chôsen sôtoku-Fu. Chôsen sôtokufu tôkei nenpô. Keijô, 1910-1921. duus, Peter. The Abacus and the Sword: the Japanese Penetration of

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MiyaJiMa, hiroshi. « chôsen ni-okeru shokuminchi jinushi-sei no tenkai ». in ôe Shinobu (dir.), Kindai nihon to shokuminchi, vol. 3, tôkyô, iwanami sho-ten, 1993, p. 103-132.

naikaku sôri daiJin, 14/01/1908. Tôyô takushoku gaisha sôsetsu no ken. (manuscrit. Archives nationales du Japon : dossier A04010165300).

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10 un koku, unité de mesure appliquée au riz, représente 180,3 litres.

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