saint-amand-sur-fion au moyen Âge, un domaine ancien de saint-etienne de châlons
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SAINT-AMAND-SUR-FION AU MOYEN ÂGE, UN DOMAINE
ANCIEN DE SAINT-ÉTIENNE DE CHÂLONS
Le seul village marnais portant le nom de Saint-Amand est connu à juste titre pour son
église magnifique à laquelle le bel ensemble de ses maisons à pans de bois compose une toile
de fonds admirable. Cette église a été voulue par le chapitre de Saint-Étienne de Châlons, qui
au XIIIe siècle entreprit de reconstruire l’édifice sur un plan ambitieux. Mais cette
merveilleuse châsse gothique n’a pu être édifiée qu’en raison d’une certaine prospérité,
derrière laquelle on devine des liens profonds et anciens avec la cathédrale châlonnaise et
ses chanoines.
Figure 1 et 2 – L'église de Saint-Amand, vue latérale nord ; l’église de Saint-Amand, maquette du Dr
Mohen (Châlons-en-Champagne, musée Garinet)
aint-Amand-sur-Fion est posé sur la
vallée du Fion, rivière qui se jette dans
la Marne à La Chaussée-sur-Marne1.
En amont de Saint-Amand, la rivière reçoit
les eaux de la Lisse, en provenance du village
du même nom et en aval de Saint-Amand, le
Ru se jette dans la rivière. La situation de
Saint-Amand lui est succursale d’Ablancourt
1 Saint-Amand-sur-Fion, cant. et arr. Vitry-le-
François. Le village s’appelait simplement Saint-
Amand jusqu’à la Révolution où il devint Montfion. Il
fut chef-lieu de canton de 1790 à 1801 (Auguste
LONGNON, Dictionnaire Topographique du département
de la Marne, p. 233-234). Le nom actuel de Saint-
Amand-sur-Fion, que l’on trouve dans le dictionnaire
des postes de 1876, lui fut définitivement donné par un
arrêté du 27 mars 1961.
et Lisse-en-Champagne de Saint-Lumier2.
Ces liens de dépendances entre églises
semblent trahir une certaine continuité de
l’habitat le long de la vallée. Cette façon dont
les villages se prolongent par une
dépendance et la proximité de villages
allongés présente quelques analogies avec la
haute vallée de la Vesle de la source jusqu’à
Melette, que rythmaient les trois églises de
Courtisols et celle de Melette.
Saint-Amand est anciennement un lieu
de passage. Il est peu distant de la Marne,
voie qui était utilisée pour le commerce
(notamment pour le transport à Châlons des
matériaux de construction comme le bois et
2 Louis GRIGNON, « Le diocèse de Châlons en
1405 », Mémoires de la SACSAM, année 1891,
Châlons-sur-Marne, 1892
S
7
la pierre de Savonnières)3. Mais il existait
surtout une voie romaine reliant Châlons à
Changy, ancien chef-lieu du pagus
Camsiacensis fusionné ultérieurement avec le
Perthois. Cette voie partant de Châlons, par
le lieu-dit Voitrel, suivait la Marne, puis à
partir de La Chaussée empruntait la rive
nord du Fion où la voie était appelé chemin
des Etrelles, nom provenant du latin strata4.
Changy ayant perdu ses anciennes
attributions, Vitry-en-Perthois, ancien siège
d’un oppidum gaulois, l’a remplacé, à la fois
comme siège d’un doyenné du diocèse de
Châlons et comme prévôté des comtes de
Champagne. Incendié en 1143 par le roi
Louis VII, en guerre contre le comte
Thibaud le Grand, Vitry-en-Perthois s’est
ensuite relevé et a connu un essor
topographique notable ; c’est une petite
ville5.
Figure 3 – Portail de l’église de Saint-Amand
3 Guy VENOT, Michel CHOSSENOT, « La Marne,
rivière vivante », Études marnaises, t. CXXVII (2012),
p. 211-139, aux p. 223-225. 4 Marcel MAILLOT, « La Commanderie de l’Ordre
des Chevaliers ou Hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem à Saint-Amand-sur-Fion (Marne) »,
Mémoires de la SACSAM, t. CXV (2000), p. 67-83, à la
p. 76. Je remercie Mme Christiane Wolf qui m’avait
parlé en détail de cette voie et d’autres. 5 Arnaud BAUDIN, Le développement topographique de
Vitry-en-Perthois, mémoire de maîtrise, Université de
Nancy 2, 1998. Jackie LUSSE, « Vivre en ville ou au
village dans un bourg castral médiéval ? Quelques
exemples de l'est marnais », in Charles VUILLIEZ
(éd.), Vivre au village en Champagne à travers les siècles,
Actes du colloque de Reims 10-11 juin 1999, Reims, 2000,
p. 137-173, aux p. 139-145.
Saint-Amand avait pour seigneur
principal l’Église de Châlons, possessionnée
en ce lieu au moins depuis la fin du XIe
siècle et qui poursuivit certaines acquisitions
à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle. À
l’origine le patrimoine des chanoines ne
faisait qu’un avec celui de l’évêque, ma is il
fut progressivement distingué au cours du
XIe et au XIIe siècle. Les chanoines ont
choisi Saint-Amand pour édifier une église
imitant la cathédrale.
L’église de Saint-Amand conserve une
nef du XIIe siècle, un porche-galerie réalisé
au XIIIe siècle et un chœur réalisé après
1240, dont la voûte atteint 16 mètres6.
L’abside de Saint-Amand a depuis
longtemps été rapprochée de celle de la
cathédrale telle qu’elle était jusqu’à l’ajout
des chapelles rayonnantes au XIVe siècle.
Mais comment expliquer une église de cette
importance et d’une telle qualité dans un
village, même prospère ?
Si un certain dynamisme économique et
la richesse du propriétaire peuvent être
invoqués pour expliquer un chantier aussi
ambitieux, il n’en demeure pas moins qu’on
reste étonné par la hardiesse de l’édifice. Il
serait tentant de supposer que l’église ait été
le cadre d’un pèlerinage pouvant justifier un
tel luxe architectural7. Toutefois, nous ne
6 Pierre HÉLIOT, « Saint-Amand-sur-Fion et les
absides vitrées des XIIe et XIIIe siècles », Annales de
l’Est, 1965. Dictionnaire des églises de France (article de
Léon Pressouyre et Jean-Pierre Ravaux), t. V B,
Tours, 1969, p. 113-114. Claudine LAUTIER,
« L’église de Saint-Amand-sur-Fion », in Congrès
Archéologique de France, 135e session, 1977,
Champagne, Paris, 1980, p. 742-761. Alain VILLES,
La cathédrale Saint-Etienne de Châlons-en-Champagne et sa
place dans l’architecture médiévale, Langres, 2007, p. 250-
255 (pour le chœur gothique), p. 393 et 400 (pour la
nef romane). 7 La proposition a été formulée par D. KIMPEL et R.
SUCKALE, L’architecture gothique en France : 1130-1270,
Paris, 1990, p. 535. Alain VILLES, « Visites de trois
églises paroissiales dotées d’une galerie-porche »,
Bulletin des Amis de la Cathédrale de Châlons-en-
Champagne, n° 3 (2011), p. 40-50.
8
possédons aucun indice sérieux en ce sens8.
Il serait envisageable que les Hospitaliers de
Saint-Jean de Jérusalem, implantés à Saint-
Amand en 1189, aient été appelés pour
desservir une structure d’accueil. Toutefois,
leur commanderie semble avoir été un centre
pour la gestion des biens reçus dans le
diocèse de Châlons et non une structure
hospitalière. En effet, l’activité hospitalière
n’y est attestée qu’au XIVe siècle9. Par
ailleurs, l’existence d’une maison-Dieu ou
maladrerie, s’il atteste d’une certaine activité,
ne peut suffire pour supposer l’existence
d’un pèlerinage particulier10.
Pour mieux comprendre l’attachement
du chapitre de Saint-Étienne à son village de
Saint-Amand, il n’est pas inutile de se poser
à nouveau la question de l’origine de la
localité et des motivations qui ont poussé les
chanoines à commanditer une église aussi
magistrale.
Saint-Amand, bien de l’Église de
Châlons
Les premières mentions
La première mention explicite de Saint-
Amand, est un acte de Philippe, évêque de
Châlons, de 1100, notifiant qu’il avait obtenu
de son frère Hugues – à l’époque comte de
Vitry – la liberté des terres du chapitre à
Saint-Amand, Villote, Plichancourt et
8 Que la source ait pu être associée au culte de saint
Amand ne prouve rien de l’ancienneté de ce culte ni
d’éventuelles pratiques dévotionnelles. 9 L’enquête pontificale de 1373 mentionne pro hospicio
una serviente (Archives du Vatican, Castel S. Angelo,
AA, Arm. C, 269 ; je dois la référence et le texte de
l’enquête à M. Jean-Marc Roger). Jean-Baptiste
RENAULT, « La Commanderie des Hospitaliers de
Saint-Amand-sur-Fion : Réseaux et Temporal aux
XIIe et XIIIe siècles », Mémoires de la Société des Sciences
et Arts de Vitry-le-François, t. XLIII (2005-2009), p. 81-
125. 10 On peut citer les hôpitaux ou maison-Dieu de
Possesse dès 1165 (Arch. Marne, 53 H 81 n° 4 et 5),
de Hans, fondée avant 1250. J. LUSSE, « Vivre au
village… », aux p. 153 et 165.
Ablancourt11. Cela signifie que Saint-Étienne
était possessionné à Saint-Amand avant
1100. Peu après, Hugues, devenu comte de
Champagne (comes Campanie), donna aux
chanoines pour le repos de l’âme de ses
parents et de son frère évêque, ce qu’il avait
à Saint-Amand. Cette donation est connue
par une confirmation donnée par le légat
pontifical Richard d’Albano, d’avril 110412.
L’acte fut réalisé à l’occasion d’un concile
tenu à Troyes, où assistaient de nombreux
évêques, parmi lesquels Hugues, évêque de
Châlons13.
Au printemps 1107, le pape Pascal II
vint à Châlons pour rencontrer des envoyés
de l’empereur. Suite à cette visite, les
chanoines de Saint-Étienne lui demandèrent
une confirmation générale de leurs biens.
C’est le responsable du chapitre, le doyen
Garin qui obtint alors un privilège, donné à
Troyes le 25 mai 110714. Parmi la liste des
11 Cet acte n’est connu que par des copies :
[HILLET], Mémoire concernant les évêques et la ville de
Châlons, B.M. Châlons-en-Champagne, ms. 250, t. I,
p. 388-389 ; Paris, BnF, lat. 5211, p. 73 (copie
partielle de 1693 qui se serait établie sur un cartulaire
perdu car il ne peut s’agit du cartulaire de Garin, il
s’agit sans doute du « cartulaire de 1300 » mentionné
par Pierre Camille Lemoine). Marie-Josèphe GUT-
BONDIL, Les actes des évêques de Châlons des origines à
1201, étude diplomatique et catalogue, thèse de l’École des
Chartes, 1955 [consultable, Arch. Marne, J 1569],
n° 24. L’acte ne figure pas dans les liasses de Saint-
Amand dans l’inventaire de Pierre-Camille Lemoine,
selon Fradet il était dans la layette de « Pongny », mais
cette localisation est antérieur au classement de
Lemoine. 12 Arch. Marne, G 655, n° 2 (Artem 4901).
H. MEINERT, Papst u rkunden in Frankre ic h .
Champag n e und Lo t h rin g en , t .1, p . 182-183, n° 8.
Stephan WEISS, Die Urkunden der päps t l i c h en
Leg at en von Leo IX bis Co e l e s t in III. ( 1049-1198) ,
Cologne-Weimar-Vienne, 1995, p . 45, n° 7/4.3. 13 Jacques CHOUX, Recherches sur le diocèse de Toul au
temps de la Réforme Grégorienne. L’épiscopat de Pibon ,
Nancy, 1952, p. 4. 14 Original : Arch. Marne G 404/1 ; édité par J. von
PFLUGK-HARTTUNG, Acta pontif icum romanorum
inedita, t. I., p. 92-93, n° 101. L’acte fut ajouté dans le
cartulaire, Arch. Marne G 462, f°43v (édition Paul
PELICIER, « Cartulaire du chapitre de Saint-Étienne
de Châlons », in Mémoires de la SACSAM, 1895, p.
141-196, aux p. 192-194), recueil rédigé par le chantre
9
localités, Saint-Amand figure en tout premier
puis réapparaît dans une liste des églises15.
Figure 4 - Pascal II confirme la donation par le
comte de Champagne Hugues de ce qu’il avait à
Saint-Amand (Auxerre, 27 avril 1107).
Cependant il semblerait que cette
grande bulle solennelle ne suffisait pas aux
chanoines puisqu’ils demandèrent une
confirmation spéciale de la donation du
comte Hugues relative à Saint-Amand. Le
Garin entre 1079 et 1092 (Jean-Pierre RAVAUX,
Histoire topographique de Châlons-sur-Marne (IVe-XIVe
siècles), in Mémoires de la SACSAM, t. XCV, 1980, p.
64-65), l’ajout semble d’une autre main. Jean-Baptiste
RENAULT, « La bulle de Pascal II du 25 mai 1107
pour Saint-Étienne de Châlons », in Bulletin des Amis
de la Cathédrale de Châlons-en-Champagne, n° 1,
novembre 2009, p. 10-17. Sur la chronologie du
voyage de Pascal II, voir Beate SCHILLING, « Zur
Reise Paschalis’ II. Nach Norditalien und Frankreich
1106/1107 (mit Itineraranhang und Karte) (avec
résumé français) », in Francia, 28/1 (2001), p. 115-158. 15 L. GRIGNON, « Le diocèse de Châlons en 1405 »,
p. 78, pensait que les églises de la première liste
avaient été données par Roger II (1043-1065), mais la
mention de la générosité de cet évêque ne concerne
que la prévôté (emploi du relatif quam) : preposituram
ecclesię quam secundus Rogerius episcopus dedit vobis.
doyen Garin suivit alors la cour pontificale
de Troyes à Auxerre afin d’y recevoir un
second document, le 27 mai 1107, par lequel
le pape confirmait à nouveau la donation du
comte Hugues16. La demande de cet acte –
bien que moins solennel que le précédent, il
ne s’agit pas tout-à-fait d’une lettre ni d’un
véritable privilège – montre que le chapitre
avait une attention particulière pour Saint-
Amand. Le doyen Garin – ou peut-être un
envoyé – était sans doute muni de titres, en
particulier de la donation du comte Hugues.
Les deux actes pontificaux et l’acte du légat
Richard d’Albano de 1104, furent ensuite
recopiés – semble-t-il d’une autre main – à la
fin du cartulaire du chapitre qu’avait réalisé
quelques années auparavant Garin alors qu’il
était chantre. La charte de l’évêque Philippe
de 1100, en revanche, avait été négligée.
La demande de ces confirmations et
leur réception au cartulaire indique que
Saint-Amand occupait déjà une place
privilégiée parmi les biens de la cathédrale de
Châlons. L’assise des chanoines à Saint-
Amand cependant ne devait pas tout aux
bienfaits du comte puisqu’ils possédaient
sans doute déjà l’autel. En outre, un indice
permettrait de supposer que l’Église de
Châlons était possessionnée en ce lieu de
façon plus ancienne.
Des témoignages plus anciens ? Parmi les localités données à l’Église de
Châlons par l’évêque Loup II, donation
connue par un diplôme de Charles le Chauve
du 17 avril 850, se trouve un lieu nommé
Liffion17. Il est tentant de rapprocher ce
16 Original : Arch. Marne, G 655, n° 3 (Artem 4906).
JL 6148. J. von PFLUGK-HARTTUNG, op. cit., t. 1,
p. 93-94, n° 102. H. MEINERT, Papsturkunden in
Frankreich. Champagne und Lothringen , p. 22. L’acte a été
copié au cartulaire de Saint-Étienne à la suite du
privilège du 25 mai (f° 46, PELICIER, op. cit., p. 194-
195). 17 PELICIER, op. cit., p. 146-147. Arch. Marne, G
462, f° 5-6. Charles le Chauve, à la requête de
10
toponyme de l’hydronyme Fion. Il s’agirait
alors de l’ancien nom d’un village qui
s’appelait de la même façon que la rivière
(situation que l’on retrouve à Lisse, Suippes
ou Coole). Les autres localités évoquées dans
le diplôme sont également connues par la
suite comme d’importants domaines de
Saint-Étienne : Thibie (Thetbiacus), Ablan-
court (Ambloniscurt), Aulnay-l’Aître (Alni-
dum). Notre-Dame-en-Vaux de Châlons y
figure (capella sanctę Marię non longe a muro
civitatis structa cum suis pertinentiis).
Les chanoines de Saint-Étienne ont
considéré Charles le Chauve comme un
bienfaiteur notable, une sorte de fondateur.
Au XVIIIe siècle, le chanoine Beschefer
croyait pouvoir reconnaître dans deux
statues du portail du bras nord de la
cathédrale les portraits de Charles le Chauve
et de la reine Ermengarde. Si l’identification
de ces statues détruites à la Révolution est
sujette à caution, le couple royal a bénéficié
d’un souvenir particulier à la cathédrale, dont
l’obituaire mentionne les anniversaires18.
Des biens fiscaux à Saint-
Amand ?
Un autre argument permet d’attester
l’existence de Saint-Amand dès l’époque
carolingienne : une probable dépendance des
biens royaux en l’occurrence de la villa
royale de Ponthion. Outre Ponthion, célèbre
pour son palais, les souverains carolingiens
possédaient d’autres biens dans le Perthois,
l’évêque Loup II, confirme la donation faite par ledit
évêque et ses prédécesseurs des propriétés
mentionnées dans le présent acte. 18 Jean-Pierre RAVAUX, « Les cathédrales de
Châlons-sur-Marne avant 1230 », in Mémoires de la
SACSAM, t. LXXXIV (1974), p. 31-70, aux p. 39-40.
La lecture de Beschefer a été suivie par Jules
GARINET (« Histoire de l’église cathédrale de
Châlons et de son chapitre », in Séance publique de la
SACSAM, 1840, p. 3-69, aux p. 22-28 et 59-60) et
l’abbé ESTRAYEZ-CABASSOLLE (Notice historique
et descriptive sur la cathédrale de Châlons-sur-Marne,
Châlons, 1842, p. 17-18).
administré par des fiscs. Le fisc carolingien
était un bien royal, plus précisément « un
patrimoine institutionnel, celui de la royauté,
dont le roi sacré était le dépositaire »19. Les
rois ont fait de multiples donations aux
institutions religieuses en prélevant sur leurs
biens fiscaux. Or par un témoignage
postérieur, on peut deviner qu’une abbaye
avait obtenu de ces biens avec sans doute
quelque-chose à Saint-Amand. En effet, au
XIIe siècle, l’abbaye Saint-Corneille de
Compiègne possédait encore des terres à
Saint-Amand et affirmait qu’elles dépen-
daient du domaine de Ponthion dont elle
avait reçu des biens d’un roi Charles20. Cela a
permis d’identifier le lieu-dit Aldonis Vadum,
mentionné dans un diplôme de Charles le
Simple, comme probablement situé au
territoire de Saint-Amand21. Des biens
19 Josiane BARBIER, « Du patrimoine fiscal au
patrimoine ecclésiastique. Les largesses royales aux
églises au nord de la Loire (milieu du VIIIe siècle – fin
du Xe siècle) », Mélanges de l’École f rançaise de Rome.
Moyen Âge, Temps modernes, t. 111-2 (1999), p. 577-605,
à la p. 578. 20 J. BARBIER, art. cit, p. 585. Jackie LUSSE, « Saint-
Corneille de Compiègne et le fisc de Ponthion, IXe-
XIIIe siècle », in Bulletin de la Société historique de
Compiègne, n° 39 (2005), p. 229-248, aux p. 234-237.
BM Châlons-en-Champagne, ms. 250, p. 442 et
E. MOREL, Cartulaire de Saint-Corneille de Compiègne,
Montdidier, 1904, p. 90, n° 45 ; J. LUSSE, art. cit .,
p. 238. Mathieu, cardinal-évêque d’Albano, en
présence des archevêques Raoul de Reims et Henri de
Sens, règle une querelle entre Saint-Corneille de
Compiègne et Saint-Étienne de Châlons : il stipule
que les chanoines paieront un besant de bon or
annuel, du poids de trois deniers et une obole de
monnaie de Châlons au ministérial de Compiègne à
Ponthion, le 4e dimanche de Carême, pour jouir d’une
terre à Saint-Amand, dépendant du fisc de Ponthion,
jadis donnée par le roi Charles. Contrairement à ce
qu’ils prétendaient, les chanoines de Saint-Corneille
n’avaient pas reçu la totalité du fisc de Ponthion. 21 Philippe LAUER, Recueil des actes de Charles III le
Simple, roi de France (893-923), Paris, 1940-1949, n° 91.
Le diplôme situe Aldonis vadum près d’un ruisseau
Renum ou Revum qui serait le Rû, petit cours d’eau qui
se jette dans le Fion ; identification due à Josiane
BARBIER, La fortune du prince. Dictionnaire du f isc et des
palais entre Loire, Meuse, Escaut et Manche (VIe-Xe siècles),
Turnhout, Brepols (Haut Moyen Âge, 18), à paraître
11
dépendants du fisc de Ponthion, notamment
dans la forêt de Trois-Fontaines (alors
appelée forêt de Luiz ou forêt de la Lieue),
avaient de fait été donnés à Saint-Corneille
en 917 par la reine Frérone, épouse de
Charles le Simple. Le frère de la reine,
Bovon, évêque de Chalons, en avait d’abord
conservé l’usufruit viager comme c’était
parfois l’usage. Cette donation aux effets
retardés permettait d’ailleurs au propriétaire
de faire surveiller des biens distants par une
personne plus proche géographiquement. Il
est probable que le fisc royal ait conservé des
droits ou biens à Saint-Amand. On sait que
la famille de Vermandois s’empara du
domaine de Ponthion et à la fin du XIe
siècle, ses héritiers, les comtes de
Champagne détiennent des droits à Saint-
Amand. Il se pourrait donc qu’ils en aient
hérité parmi d’autres biens dépendants du
fisc de Ponthion.
Une autre abbaye ancienne et
relativement lointaine a possédé des biens à
Saint-Amand. Il s’agit de Rebais, en Brie.
Rebais est une des abbayes fondées en Brie
au VIIe siècle avec Faremoutiers, Jouarre et
Reuil-en-Brie. Rebais a été fondée par saint
Ouen. Tout ce que l’on sait, c’est qu’au XIIIe
siècle les vignes de Saint-Amand
appartenaient encore à Rebais. Dans la
région, Rebais avait aussi un petit prieuré à
Gaincourt, sur la commune actuelle
d’Étrepy. Hélas presque toutes les chartes de
Rebais sont perdues et on ne peut savoir
comment l’abbaye avait obtenu les vignes de
Saint-Amand ou le domaine de Gaincourt. Il
se pourrait que comme l’abbaye de
Compiègne, Rebais ait tenu ces biens d’une
largesse royale.
2014 ou 2015, que je remercie de m’avoir donné
accès à l’extrait de cette publication à paraître.
Figure 5 - Saint-Amand-sur-Fion,
chapiteau du chœur.
Enfin, on peut se demander si la villa
Liffion donnée à Saint-Étienne par l’évêque
Loup II en 850 ne provenait pas de biens
royaux. Les principaux démembrements du
fisc de Ponthion ont eu lieu sous Charles le
Simple et après sa mort pendant le veuvage
de la reine Frérone. Cependant Charles le
Chauve avait déjà fait déjà offert des terres
fiscales à des établissements religieux dans la
région22.
Plusieurs indices permettent donc de
supposer d’attester l’ancienneté de Saint-
Amand, probablement habité au moins
depuis le IXe siècle.
Quel saint Amand ?
Si le village a pris le nom de son saint
patron, abandonnant peut-être le nom de la
rivière, cela invite à s’interroger sur l’identité
de celui-ci et sur la raison de la présence de
son culte à cet endroit. On compte au moins
dix saints nommés Amandus, parmi lesquels
cinq évêques et deux ermites. Le saint
géographiquement le plus proche serait
l’ermite Amand de Chaumont-Porcien,
22 J. LUSSE, « Saint-Corneille… », p. 133.
12
vénéré avec Berthaud (Ve ou VIe siècle), fêté
le 16 juin. Cependant le plus vénéré dans la
France du nord est de loin l’évangélisateur
du Brabant et de la Flandre, saint Amand,
évêque de Maëstricht, fêté le 6 février23. Le
vocable de saint Amand est peu fréquent
dans la région24. Dans l’ancien diocèse de
Châlons, on peut citer les églises de Joches à
Coizard-Joches et de Poissons25. La présence
du vocable à saint Amand peut s’expliquer
par l’appartenance de Châlons à la province
ecclésiastique de Reims. Dans cet espace
s’est diffusé le culte des saints des différents
diocèses. Mais on peut aussi le trouver bien
au-delà, comme dans le diocèse de Troyes, à
Donnement dans l’Aube.
Pourrait-il s’agir de saint Amans, évêque
de Rodez, saint fêté le 4 novembre ? À peu
de distance du diocèse de Châlons, ce saint
fit l’objet d’un culte à Verdun. On notera la
différence entre Amandus qui a donné
23 Saint Amand d’Elnone est né près de Nantes à la
fin du VIe siècle, se fait moine à Saint-Martin de
Tours, va à Rome, puis évangélise le Brabant et la
Flandre. Il fonde le monastère d’Elnone (aujourd’hui
Saint-Amand-les-Eaux), il est demandé comme
évêque de Maëstricht. Puis il finit abandonner son
siège pour revenir en son monastère d’Elnone. Il
mourut le 6 février 679 ou 684. Vies des saints et des
bienheureux par les bénédictins, février, p. 138-144. 24 René GANDILHON, « Saints et saintes des églises
de la Marne. 5e série », in Mémoires de la SACSAM, t.
LXXXII (1967), p. 144. René Gandilhon ne cite
qu’une statue de Saint-Amand du XVIIe siècle à
l’église de Joches. (GANDILHON, op. cit.). Dans le
département de la Marne il y avait un autre Saint-
Amand disparu, près de Saint-Martin d’Ablois. (Dom
Jacques HOURLIER, « La toponymie religieuse dans
le nord de la Champagne », in Mém. de la SACSAM, t.
XCV (1980), p. 100). 25 Poissons (Haute-Marne), village partagé en deux
par la rivière, séparant la paroisse Saint-Amand, du
diocèse de Châlons et la paroisse Saint-Aignan, du
diocèse de Toul. (Louis GRIGNON, « Le diocèse de
Châlons en 1405 », Mémoires de la SACSAM, année
1891, II, Châlons-sur-Marne, 1892, p. 176). Poissons
était à la présentation de l’abbé de Saint-Urbain (A.
LONGNON, Pouillés, p. 167). À Joches (comm. de
Coizard-Joches, cant. Montmort, arr. Sézanne),
l’église est dédiée à saint Amand (annexe de
Courjeonnet depuis 1710 selon L. GRIGNON, op.
cit., p. 229-230) ; mais on ne peut en établir
l’ancienneté.
Amand et Amantius (de Rodez) qui a donné
de multiples variantes aussi donné des
variantes : Amans, Amance, Amant,
Chamant, Chamas. Saint-Vanne de Verdun,
depuis le VIIe siècle, possédait le monastère
de Saint-Amans-de-Rodez avant que ce
dernier ne passe au XIe siècle à Saint-Victor
de Marseille. Cela explique que le culte à
l’évêque du Rouergue se soit répandu dans le
diocèse de Verdun. Saint-Vanne de Verdun
possédait des biens dans le diocèse de
Châlons, notamment des dépendances à
Chaudefontaine, Vanault-les-Dames,
Auzécourt et à Cheminon. Ces dépendances
ont parfois été les vecteurs de la circulation
d’un culte, comme cela est connu pour
l’adoption précoce du culte de saint Nicolas
à Cheminon26. Si l’église de Rarécourt, en
Argonne, dans la Meuse, est dédiée à saint
Amant de Rodez cela s’explique par le fait
qu’il s’agissait d’une dépendance de l’abbaye
Saint-Vanne de Verdun depuis le Xe siècle27.
Pour Joches ou Saint-Amand-sur-Fion, en
l’absence d’indices, l’identification avec saint
Amand d’Elnone semble devoir s’imposer.
Les livres liturgiques permettent de
savoir à quel saint on a affaire et à écarter le
doute. Ouvrons par exemple l’obituaire de la
cathédrale de Châlons28 : on y trouve le
binôme Vaast et Amand. De même, on les
retrouve dans certains bréviaires à l’usage de
Châlons29.
26 P. CORBET, art. cit., p. 14. 27 Information due à M. Jean-Pol Évrard,
http://www.rarecourt.info/index.php?option=com_
content&view=article&id=264:blank-
97378633&catid=9&Itemid=110 [consulté le
31/07/14]. 28 L’obituaire est le livre où l’on inscrit les dates des
décès des personnes honorés par une mémoire
particulière. 29 Bréviaire à l’usage de Châlons, Paris, BnF, lat.
1269 : Amand figure avec saint Vaast le 8 février,
dans le calendrier (F° 1v) = rien en novembre.
13
Une seigneurie importante
Les chanoines en quête d’acquisitions
(XIIe siècle)
On a très peu de renseignement sur le
culte de saint Amand, mais en revanche il est
possible de reconstituer l’histoire du
domaine de Saint-Amand, dans les mains
des chanoines de la cathédrale de Châlons
depuis sans doute l’époque carolingienne.
Au XIIe siècle, les chanoines
commencèrent à récupérer les droits d’autres
propriétaires. Ainsi une querelle avec
l’abbaye Saint-Corneille de Compiègne, qui
revendiquait des droits sur la terre de Saint-
Amand, comme dépendance de Ponthion,
fut réglée lors d’un synode, à Troyes, le 13
janvier 112830. Les chanoines châlonnais
obtenaient la jouissance d’une terre à Saint-
Amand en échange d’une forte redevance en
or. Entre 1122 et 1132, le chapitre reçoit
d’un certain Hervé et de sa femme ce qu’ils
ont dans la seigneurie de Saint-Amand
notamment un moulin, en contrepartie, le
couple se voit concéder une terre arable. Il
s’agit là du plus anciennement cité des
moulins de Saint-Amand. Ce n’est donc pas
vraiment une donation et on peut penser
que les chanoines ont cherché à acquérir ce
moulin, le premier cité dans un village qui en
comptera beaucoup.
Le comte Henri le Libéral (1152-1180),
concède au chapitre de Saint-Étienne le don
par Gui [II] de Possesse de ce qu’il avait à
Saint-Amand31. Cet acte est antérieur au
30 V. la n. 23. 31 Original constaté manquant en 2001 : Arch. Marne,
G 655 n° 1. John BENTON, Michel BUR, Recueil des
actes d’Henri le Libéral comte de Champagne (1152-1181),
Paris, 2009, t. 1, p. 29-30, n° 21. Cette pièce semble
avoir été mal datée et conséquemment mal placée lors
du classement du chartrier par Pierre-Camille Le
Moine (elle figure toujours en tête de la liasse dans
l’inventaire imprimé de la série G, qui l’attribue à
Henri le Libéral). Le Moine mentionne le sceau en
cire blanche et indique pour date « vers 1100 ». Il
semble donc avoir confondu Henri le Libéral avec
départ de Gui pour la croisade et donc
antérieur à 1163 où son frère Jean apparaît
comme seigneur de Possesse ; la donation
pourrait avoir été faite dans le cadre des
préparatifs de Gui II pour la croisade à
laquelle il serait parti en 115832. L’acte peut
donc être daté entre 1152 et 115833.
Cependant la parentèle de Gui II de
Possesse ne se défit pas de tous ses droits
puisque l’on trouve des membres de la
famille de Garlande, héritière des Possesse,
possessionnés à Saint-Amand au XIIIe
siècle34.
D’autres seigneurs voisins se défirent de
leurs droits au profit du chapitre. Le
maréchal Érard d’Aulnay avait été
excommunié à cause de ses méfaits. En
1185, sa veuve Helvide donna en réparation
au chapitre ce qu’elle avait à Saint-Amand à
l’exception d’une redevance en avoine et les
Étienne-Henri qui était aussi fils d’un comte Thibaud.
Cet acte est publié dans une note de bas de page par
Édouard de BARTHÉLEMY, Diocèse ancien de Châlons-
sur-Marne, Paris, 1861, t. I, p. 115, n. 1. Le fait que
Barthélemy ait donné dans la même note l’analyse de
la charte de Richard d’Albano de 1104, suivi
directement du texte de la charte d’Henri le Libéral a
été cause d’une erreur de Jean-Noël MATHIEU, « La
famille de Garlande à Possesse », Mémoires de la
SACSAM, t. CVIII (1993), p. 69-94, à la p. 70, qui
indique une donation de Gui de Possesse en 1104, et
que j’avais suivi (J.-B. RENAULT, « La
Commanderie des Hospitaliers », à la p.88). Il s’agit
en fait de Gui II de Possesse. 32 Jean-Noël MATHIEU, art. cit., p. 74-75. 33 Si la donation a précédé de peu le départ de Gui II,
elle serait de 1158 ou peu avant. Michel Bur a
proposé de tenir compte de la titulature d’Henri, « fils
du comte Thibaud », qui permettrait de supposer que
l’acte soit de peu postérieur à la mort de Thibaud, soit
1152. M. Bur propose « vers le 13 mars 1152 » car
Henri le Libéral a donné ce jour-là à Châlons un acte
pour l’abbaye de Toussaint (BENTON, BUR, op. cit .,
p. 28-29, n° 20. 34 Deux donations de la famille furent faites aux
Hospitaliers de Saint-Amand en 1165 et 1265, mais il
ne s’agissait pas de biens à Saint-Amand. Érard de
Garlande tenait Aulnay-le-Châtel avec ses
dépendances ainsi que 40 setiers d’avoines à Saint-
Amand, mais cela lui serait venu de sa mère, Auguste
LONGNON, Rôles des f ief s du comté de Champagne sous le
règne de Thibaud le Chansonnier (1249-1252), Paris :
Henri Menu, p. 279-280, n° 1247.
14
hommes du corps du lieu35. L’archevêque
Guillaume se porta fidéjusseur. La politique
d’acquisition du chapitre se poursuivit. En
1189, les chanoines achetaient à Ansel
Bridaine d’Épernay tout ce qu’il possédait en
franc-alleu à Saint-Amand pour le prix de 70
livres et 100 sous provinois36. Peu avant, on
trouvait un Adam Bridaine d’Épernay,
mentionné en 118337, et il apparaissait
comme témoin de la donation d’Helvide en
118538. Mais Adam Bridaine ne figure plus
dans la vente d’Ansel Bridaine, ratifiée par
les frères de ce dernier, Nicolas, Gautier et
Hugues ainsi que son épouse Havide et sa
sœur Isabelle. Adam était sans doute parent
avec Ansel, peut-être son père.
Figure 5 - Charte de Henri II, comte de
Champagne (1189) notifiant la vente d’Ansel
Bridaine
35 Arch. Marne, G 655 n° 5, Charte de Gui [III de
Joinville], évêque de Châlons (GUT, n° 340). Érard
d’Aulnay est cité comme maréchal en 1183 (Herardo de
Alneto, marescallum, Arch. Marne, G 655 n° 4). 36 Arch. Marne, G 655 n° 6, Charte de Henri II,
comte de Champagne. 37 Charte de Guillaume, archevêque de Reims, faisant
intervenir Marie, comtesse de Troyes, Arch. Marne,
G 655 n° 4 : Adam Brisdenam. 38 Signum Adę Bridaine de Sparnaco (G 655 n° 5).
La même année 1189, un certain
Gautier Corbez, croisé, céda son moulin de
Saint-Amand à l’Hôpital de Saint-Jean de
Jérusalem, ce qui permit aux Hospitaliers de
s’installer dans le village. Si cet acte ne fait
aucune mention du chapitre, il semble peu
probable que la donation et l’implantation
des Hospitaliers se soit réalisée sans son
accord. Les Hospitaliers reçurent d’ailleurs
des biens assez dispersés et finalement peu à
Saint-Amand même. Il semble en effet que
le chapitre soit parvenu à susciter de divers
seigneurs et chevaliers l’abandon de leurs
droits, parfois en échange de contreparties
importantes et à devenir le principal seigneur
et propriétaire ce qui laissait peu de place
aux Hospitaliers.
Obtenant les biens de plusieurs
seigneurs, les chanoines étaient soucieux de
leurs droits sur Saint-Amand. En 1183,
Marie, comtesse de Troyes, fille du roi de
France Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine, a
dû passer une nuit à Saint-Amand. Ensuite il
fallut rédiger un acte pour qu’elle
reconnaisse qu’il ne s’agissait pas là d’un
droit de gîte, droit qui était une prérogative
seigneuriale (Sanctus Amandus et Collevinier)39.
Le comte de Champagne n’était plus
seigneur direct de Saint-Amand depuis
qu’Hugues avait abandonné tout ce qu’il
avait dans cette localité en 1104 et les
chanoines ont eu à cœur de rappeler cette
indépendance à cette occasion particulière.
L’acte précise aussi que feu son mari, le
comte Henri, avait lui-même reconnu devant
feu le roi Louis VII, son beau-père, et
devant les chanoines n’avoir droit à aucun
gîte à Saint-Amand40. On remarque que
l’auteur de l’acte est une tierce personne,
39 Arch. Marne, G 655 n° 4, Charte émanant de
Guillaume aux Blanches Mains, frère de la comtesse
Marie, 1183. 40 On ne conserve pas en revanche d’acte relatif à
cette déclaration du comte.
15
l’archevêque de Reims Guillaume aux
Blanches Mains, beau-frère de Marie.
Figure 6 - Charte de Guillaume aux
Blanches Mains, archevêque de Reims (1183)
Une seconde phase d’acquisitions (1240-1280) : le contrôle des moulins et des vignes
Par la suite, il faut attendre cinq
décennies pour voir le chapitre à nouveau en
quête d’acquisitions à Saint-Amand.
L’activité de meunerie semble avoir été
importante à Saint-Amand puisque l’on
connaît cinq moulins et il est possible de
suivre plus ou moins leur trace jusqu’à
l’époque moderne41. Outre celui que le
chapitre possédait dès le début du XIIe
siècle, d’autres apparaissent dans ses mains
lors d’acquisitions de parts ou de baux de ces
moulins. En 1240, le chapitre acheta la
moitié d’un moulin pour le prix de 20
livres42. En 1255, le quart du Nuef Molin fut
acheté à Milet moyennant quatre livres et
trois sous provinois et tournois43. On est en
41 Il s’agit d’amont en aval du moulin Husson ou
moulin de la Chaize (LONGNON, Dic. Top., p. 192),
du moulin du Sous-Chantre ou moulin de l’Aître
(ibid., p. 186) près de l’église, le moulin de la Folie cité
dès 1261 (ibid., p. 186), rue du Pont-Mathieu, et le
moulin du Ruet (ibid., p. 191 ; connu dès 1262, Arch.
Marne, G 657/5), vers Coulvagny. 42 Arch. Marne, G 657 n° 1 43 Arch. Marne G 657 n° 2.
droit de se demander si le chapitre n’a pas
profité de sa position pour créer de
nouvelles infrastructures car l’exploitation de
nouveaux moulins lui permettait
d’augmenter ses revenus. Cette politique a
pu s’exercer au contraire par un contrôle a
posteriori des moulins construits par des
particuliers et progressivement acquis par le
chapitre. À une certaine époque, les biens de
Saint-Amand ont pu être partiellement
répartis en fonction des prébendes puisque
l’un des moulins fut nommé « moulin du
sous-chantre ». Les biens étaient gérés par
un des chanoines, nommé prévôt de Saint-
Amand, mais localement un maire
représentait le chapitre. Le chapitre
possédait aussi un four et un pressoir.
Les vignes situées sur le coteau, au nord
du village, étaient la possession du prieuré de
Gaincourt, dépendance de l’abbaye de
Rebais (Seine-et-Marne)44. En 1280, le
chapitre acheta les vignes à Guy prieur de
Gaincourt, moyennant 50 sous tournois de
rente annuelle à prendre sur la mairie du
lieu45. Le chapitre contrôlait aussi le pressoir,
mais en 1402 il abandonna finalement le
pressoir et le droit de pressurer aux
habitants46. Le pressoir, comme le four et les
moulins relevait souvent du droit de ban du
seigneur.
À Saint-Amand, l’essentiel des droits
appartenaient aux chanoines, par exemple la
dîme. Les Hospitaliers ne voulaient pas
toujours la payer et ils furent condamnés en
137147.
La justice appartenait au chapitre
comme le montre des empiétements plus
44 Gaincourt, prieuré dédié à Saint-Pierre, devenu
simple ferme et aujourd’hui détruit, jadis sur la
paroisse de Jussecourt, dont l’abbé de Rebais avait la
présentation. D’après Longnon, Gaincourt est sur la
commune d’Étrepy, LONGNON, Dic. Top., p. 113. 45 Arch. Marne G 655 n° 7. Rebais, Seine-et-Marne,
ch.-l. cant., arr. Meaux 46 Arch. Marne, G 660, n° 2. 47 Arch. Marne, G 658, n° 1.
16
tardifs de sa juridiction par le prévôt de Vitry
en 1373 et par le commandeur des
Hospitaliers en 157548.
On a vu que les chanoines avaient
souvent cherché à récupérer les biens
d’autres propriétaires ecclésiastiques pour
arrondir leur domaine
de Saint-Amand. Un des
seuls propriétaires que le
chapitre n’eut pas à
déloger de Saint-Amand
était la commanderie des
Hospitaliers. Malgré
quelques escarmouches,
il semble que la coexis-
tence ait été pacifique,
peut-être car les Hospi-
taliers avaient peu de
biens à Saint-Amand : le
moulin de l’Hôpité et
une terre à Rivreuil.
Les Hospitaliers
s’étaient installés grâce à
la donation d’un certain
Gautier Corbez croisé,
qui leur donna son
moulin. L’acte, de 1189,
n’évoque pas l’accord du
chapitre. Mais il est probable que
l’implantation des Hospitaliers à Saint-
Amand ne se soit pas faite sans l’assentiment
du chapitre.
En 1250, en litige avec son chapitre,
l’évêque Pierre de Hans emprisonna des
paysans de Saint-Amand, Aulnay-l’Aître,
Jâlons et Champigneul49. En riposte les
chanoines firent cesser le jeu des orgues50.
48 Arch. Marne, G 655 n° 8 et 11. 49 Étienne HURAULT, La cathédrale de Châlons et son
clergé à la f in du XIIIe siècle, Châlons-sur-Marne : Martin
frères, 1907, p. 10. 50 Louis GRIGNON, Vieilles orgues, vieux organistes,
Châlons, 1879, p. 19-20. Sylvain MIKUS, « Les
anciennes orgues de la cathédrale de Châlons (XIIe –
XIXe siècles). Deuxième partie : l’orgue de Jacques
On retrouve par ailleurs une place
éminente pour Saint-Amand et Jâlons dans
la liturgie de la cathédrale. Selon un
règlement de 1247, les dimanches de carême,
avant nones, le spes mea était chanté par les
curés de trois parmi les principales
seigneuries du
chapitres : Thibie,
Saint-Amand, Jâlons
(2e, 3e et 4e dimanche
de carême)51.
Saint-Amand,
lieu de passage et
centre agricole et
viticole a une origine
ancienne : au moins
carolingienne. Le
chapitre cathédral de
Châlons était posses-
sionné en ce lieu au
moins depuis la fin
du XIe siècle. Les
chanoines ont pour-
suivi les acquisitions
au XIIe siècle, puis
après un temps de
pause, après 1240. Très
probablement un essor économique et une
prospérité agricole sont à l’origine de la
richesse du propriétaire qui a pu lancer le
chantier ambitieux d’une petite cathédrale
villageoise. On sait moins de choses de
l’aspect religieux et si l’église était le cadre de
dévotions particulières au saint évêque de
Maëstricht.
Jean-Baptiste RENAULT
Cochu (1750-1795) », Bulletin des Amis de la Cathédrale
de Châlons-en-Champagne, n° 4 (2012), p. 22-35. 51 Édouard de BARTHELEMY, Usuaire de l’église
cathédrale de Châlons-sur-Marne au XIIIe siècle publié pour la
première fois d’après les manuscrits originaux , Paris : Henri
Menu, 1878, p. 51-52.
Figure 7 - Chœur de l'église de Saint-Amand