pour une anthropologie spirituelle Être mÉdecin aujourd'hui

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63 POUR UNE ANTHROPOLOGIE SPIRITUELLE ÊTRE MÉDECIN AUJOURD’HUI Michel Fromaget à Lourdes La tâche qui m ‘est confiée aujourd’hui est, autant que la contrainte de l’heure le permettra, de vous initier à l’anthropologie spirituelle, qui est une conception particulière de l’homme et de la vie humaine. Cette conception a pour particularité fondamentale de comprendre l’homme comme un être susceptible de se décliner dans trois dimensions : celle du corps, celle de l’âme et celle de l’esprit. Ceci en opposition frontale avec l’anthropologie occidentale moderne qui n’authentifie dans l’homme que deux composantes ontologiques c’est-à-dire nécessaires à la définition de son être et deux seulement. A savoir les composantes physique et psychique, celle du corps et celle de l’âme. Voici deux années, ici même à Lourdes, en fin du premier Congrès- Pèlerinage des Médecins francophones, et en vue de préparer le congrès qui nous réunit aujourd’hui, Mgr Michel Guyard, Président du Comité Episcopal de la Santé, effectuant un dernier bilan des attentes des participants notait en particulier l’existence de trois souhaits très nets : - celui d’une réflexion anthropologique et spirituelle, - celui d’une réflexion éclairant votre activité professionnelle quotidienne, - celui d’une réflexion évitant, je cite : « le déploiement de considérations générales sur les quelles tout le monde est d’accord ». Au regard de cette triple demande, le Président de l’Association Médicale Internationale de Lourdes, le Docteur Patrick Theillier, auquel revenait la lourde tâche de préparer cette rencontre, fit le choix que l’on vous parle aujourd’hui du paradigme anthropologique, tout à la fois si

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63

POUR UNE ANTHROPOLOGIE SPIRITUELLE

ÊTRE MÉDECIN AUJOURD’HUI

Michel Fromaget à Lourdes

La tâche qui m ‘est confiée aujourd’hui est, autant que la contrainte

de l’heure le permettra, de vous initier à l’anthropologie spirituelle, qui est

une conception particulière de l’homme et de la vie humaine. Cette

conception a pour particularité fondamentale de comprendre l’homme

comme un être susceptible de se décliner dans trois dimensions : celle du

corps, celle de l’âme et celle de l’esprit. Ceci en opposition frontale avec

l’anthropologie occidentale moderne qui n’authentifie dans l’homme que

deux composantes ontologiques – c’est-à-dire nécessaires à la définition de

son être – et deux seulement. A savoir les composantes physique et

psychique, celle du corps et celle de l’âme.

Voici deux années, ici même à Lourdes, en fin du premier Congrès-

Pèlerinage des Médecins francophones, et en vue de préparer le congrès

qui nous réunit aujourd’hui, Mgr Michel Guyard, Président du Comité

Episcopal de la Santé, effectuant un dernier bilan des attentes des

participants notait en particulier l’existence de trois souhaits très nets :

- celui d’une réflexion anthropologique et spirituelle,

- celui d’une réflexion éclairant votre activité professionnelle

quotidienne,

- celui d’une réflexion évitant, je cite : « le déploiement de

considérations générales sur les quelles tout le monde est d’accord ».

Au regard de cette triple demande, le Président de l’Association

Médicale Internationale de Lourdes, le Docteur Patrick Theillier, auquel

revenait la lourde tâche de préparer cette rencontre, fit le choix que l’on

vous parle aujourd’hui du paradigme anthropologique, tout à la fois si

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ancien et si nouveau, mais aussi tant méconnu et si mal compris, qui prend

soin de distinguer en l’homme son corps et son âme, mais aussi son esprit.

A la vérité, aucun choix ne pouvait être plus judicieux, ni mieux éclairé et

nous pouvons déjà en remercier vivement le Docteur Theillier. Car, non

seulement la connaissance du paradigme ternaire est indispensable à toute

réflexion sérieuse sur la condition spirituelle de l’homme, mais il se trouve

aussi que ce paradigme, depuis la Renaissance au moins, est l’antithèse

absolue d’une conception qui serait communément admise. Preuve en est,

par exemple, que l’Université la rejette de manière catégorique et que

l’Eglise actuelle ne lui ouvre ses portes que depuis peu de temps, et non

sans précaution. Parce que l’anthropologie tripartite voit la naissance, la

vie, la souffrance et la mort d’une manière radicalement autre, il est enfin

bien certain qu’aucun médecin ne peut la faire réellement sienne sans que

son rapport aux malades et à la maladie ne soit singulièrement renouvelé.

De cela aussi le présent exposé aimerait donner un premier aperçu.

L’anthropologie tripartite, ou ternaire, est un paradigme. Or, celui-ci,

pour être clairement présenté requiert un vocabulaire particulier, il a en

outre une histoire. C’est à ces différents aspects que sera consacrée la

première partie de cette présentation. La deuxième explorera

l’anthropologie spirituelle considérée dans sa structure et sa dynamique,

puis dans sa phénoménologie ainsi que dans sa dimension phylogénique.

La troisième partie, enfin, bien qu’un tel propos dépasse déjà les limites du

sujet initial de cet exposé, sera consacrée à camper quelques grands traits

d’une médecine de la personne ancrée dans une compréhension spirituelle,

et donc ternaire, de l’homme.

I – Le vocabulaire et l’histoire de l’anthropologie ternaire

La compréhension qui considère l’homme comme tissé de trois brins

de laine : le corps, l’âme, l’esprit est extrêmement ancienne. Elle eut

autrefois une dimension d’universalité. A Rome, au début de notre ère,

chaque écolier la savait, ce qui est rapporté par Sénèque lui-même. Et

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l’histoire montre que cette conception n’est, ni ne fut jamais, la propriété

d’aucune époque, d’aucune civilisation, d’aucune religion, d’aucune

philosophie. Nous en retrouvons l’empreinte particulièrement nette aussi

bien en Occident qu’en Orient. Aussi bien dans le judaïsme, le

christianisme et l’islam, que dans le platonisme, le stoïcisme et le néo-

platonisme. Aussi bien dans l’hindouisme et le taoisme que dans le

bouddhisme. Cependant, m’adressant aujourd’hui à un auditoire chrétien, je

limiterai mon apport historique à quelques notations démontrant sans

ombre que le paradigme ternaire est à la clé de l’anthropologie du

christianisme ancien. Je dirais même qu’il en est la clé. Mais avant d’en

venir à ce point, et à défaut de graves contre-sens, il convient que nous

fassions, dès à présent, un peu de vocabulaire. Puis-je vous demander

d’être ici particulièrement attentifs ?

Dans l’exposé qui suit, je continuerai d’employer les mots « âme »

et « esprit » dans un sens particulier, qui n’est autre que leur sens natif,

originel. Or, attention : ce sens est quasiment à l’inverse du sens courant

actuel. Aujourd’hui, en effet, le mot « âme » appartient principalement au

vocabulaire religieux, où il désigne la part spirituelle et immortelle de l’être

humain. Tel n’est pas le cas dans l’anthropologie que je vais vous

présenter. Là, comme ses équivalents latin et grec – anima et psyche – il

désigne tout simplement le système psychique, ce système dont l’existence

est évidente chez tout être animé. En ce sens, l’animal, c’est-à-dire l’être

doté d’une anima, a une âme. Les mots eux-mêmes le disent : c’est une

évidence !

L’esprit ? Depuis Descartes au moins, on entend par esprit « l’âme en

tant qu’elle pense ». Nous, nous lui conférons un tout autre sens qui est

celui fondamental, hérité de la Bible, où il signifie l’ouverture à Dieu et à la

Sagesse divine, où il signifie l’intuition de l’Incréé et des vérités ultimes. A

noter que dans la Bible les mots « esprit » et « cœur » sont

fondamentalement équivalents, le « cœur » biblique n’étant ni le cœur

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physique, ni le siège des sentiments, mais au plus profond de la personne

le lieu où Dieu se manifeste à elle. L’esprit, non pas comme organe de

pensée, comme organe intellectuel, mais comme organe de foi et de

contemplation, comme lieu intérieur de la rencontre avec Dieu. Voilà le

sens que nous retiendrons, mais j’y reviendrai.

J’ai déjà invoqué ce « dualisme » de l’anthropologie occidentale

moderne par la faute duquel cette dernière ne connaît que l’âme et le

corps, que le mental et les organes. Mais ce « dualisme » n’impose en rien

que cette anthropologie, à la manière par exemple de celle de Platon, des

cathares ou de Descartes, croit que le corps et l’âme puissent avoir chacun

une vie distincte de celle de l’autre. Non, ce dualisme exclut seulement,

mais formellement et absolument, qu’il soit nécessaire d’en appeler à une

troisième composante, voire à d’autres encore, en vue de définir le

composé humain.

Quant aux mots : « tripartition », « trichotomie» , « ternaire »,

gardons-nous encore de leur conférer ici ce sens grossier où ils

désigneraient une combinaison de trois entités dont chacune pourrait

mener une existence séparée de celle des deux autres. Non, rassurez-

vous, l’emploi de ces concepts n’exige en rien de fractionner l’uni-totalité

que constitue la personne humaine. De la même manière, apprécier une

pomme tout à la fois sous les angles de sa couleur, de sa forme et de sa

grosseur ne revient en rien à la couper en trois morceaux. Vous me

l’accorderez : c’est encore une évidence.

J’ai d’autre part employé le mot de « paradigme ». Les

représentations « corps et âme » et « corps, âme, esprit » de l’humain sont,

en effet, des « paradigmes anthropologiques ». Le fait de le savoir apporte

deux choses. Car le propre d’un paradigme est d’être une représentation

mentale qui se donne hypocritement à la conscience sous le jour d’une

image impartiale et vraie, qui plus est neutre et inerte, dans le sens où elle

n’agirait pas sur son objet. Or ceci est faux. L’épistémologie et la

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philosophie des sciences l’expliquent : un paradigme n’est jamais qu’un

système fait de présupposés. Système viable, fiable et parfaitement

utilisable par la culture qui l’adopte, mais qui n’en est pour autant nullement

démontré. Ce système n’a valeur que de simple postulat, à la manière de

celui d'Euclide qui, comme chacun sait, préside à la manière dont nous

percevons la géométrie dans l’espace. Et tel est bien le cas de tous les

grands paradigmes cosmologiques. Celui, dit « géocentrique », de

Ptolémée, par exemple. Certes, je vois le soleil se lever chaque matin et se

coucher chaque soir, mais cela ne prouve en rien que la conception

géocentrique soit juste et vraie. Elle est d’ailleurs fausse. De la même

manière, je peux ne découvrir, ni expérimenter, en moi on bien chez les

autres, ceci toujours et à chaque fois, que des données physiques et

psychologiques, que du psychosomatique, ou du somatopsychique. Mais

cela, au grand jamais, ne prouve en rien que le paradigme « corps et âme »

soit juste et vrai. Il est d’ailleurs faux. Bien sûr, cette vérité ne fait guère la

une des journaux, mais nous aurons bientôt l’occasion de comprendre

pourquoi.

Les paradigmes anthropologiques ont ceci de particulier, que n’ont

pas les paradigmes cosmologiques et que j’annonçais plus haut : ils ne

sont pas inertes, je veux dire qu’ils ne sont pas sans agir sur l’objet qu’ils

représentent. Cette action est même capitale, puisque les faits montrent,

qu’à la longue, tout paradigme anthropologique véritable façonne l’homme

tel qu’il le conçoit. Ceci avait été bien aperçu par les anciennes civilisations

d’Orient qui, pour nous en prévenir, nous ont laissé d’admirables axiomes :

« L’homme est la création de sa pensée », ou encore : « Ce que les

hommes pensent, ils le deviennent ». J’aime à formuler cette vérité comme

suit :

« Un paradigme anthropologique ne décrit pas l’homme tel qu’il est

fait, il fait l’homme tel qu’il le décrit ».

Ce qui signifie que, si nous avons construit notre personnalité et notre

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humanité autour du seul paradigme dualiste, alors nous n’avons engendré

que des enfants « corps et âme » et, sans même le vouloir, ni le savoir,

nous incitons tous ceux qui nous entourent à continuer de se verrouiller

dans leur seule personne « corps et âme ». Voilà, n’est-ce pas, qui nous

met face à nos responsabilités !

Mais assez de remarques conceptuelles. Il convient, afin de clore

cette première partie, de dire quelques mots d’histoire. Henri de Lubac,

dans son maître ouvrage Théologie dans l’histoire (1991, tome I) a brossé

un tableau remarquable des péripéties historiques de l’anthropologie

tripartite. A cette occasion, il s’étonne notamment de l’hostilité ouverte que

lui voue l’Eglise romaine depuis la fin du Moyen-Age et le Concile de

Trente. Cependant, quelles que soient les justifications politico-historiques

de cette aversion, la pérennité de cette dernière explique ce fait

positivement incroyable – à mes yeux du moins - savoir que l’anthropologie

des catéchismes catholiques, celle notamment du dernier catéchisme de

1992, s’exprime en des termes foncièrement dualistes, alors que celle de

l’Evangile, celle du Nouveau- Testament et des Pères apostoliques est

explicitement tripartite. Mais, aujourd’hui, où il m’appartient de vous

sensibiliser à l’anthropologie spirituelle, je tiens à souligner fortement ce

fait : le paradigme « corps, âme, esprit », que je vais m‘attacher à vous

exposer le plus simplement possible, ne doit certainement pas être

considéré par les chrétiens comme hérétique. Je le répète, il est à la clé de

l’anthropologie du christianisme originel. La connaissance et la certitude de

ceci est véritablement fondamentale. Le cadre de cet exposé ne permet

pas, bien loin de là, d’illustrer ce fait capital autant que je pourrais le faire,

mais les quelques citations qui suivent suffiront, je l’espère, à vous

convaincre.

Comme vous le savez, le Christ est juif et il s’exprime à l’aide de

catégories hébraïques. Or, Claude Tresmontant entre autres théologiens,

l’explique remarquablement, le mot « chair » en hébreu désigne non pas

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seulement le corps, ni même le corps lesté de ses seuls instincts, toutes

entités qui ne sont que de pures abstractions. Il désigne, bien plus

concrètement, la totalité de la personne bio-psychique. Il signifie le couple

« âme-corps » entendu dans l’unité vivante qu’il constitue. Ainsi, quand le

Christ « se fait chair », comme le dit saint Jean (Jn 1,14), le Verbe ne se fait

pas seulement « corps », mais aussi « âme », c’est-à-dire qu’il assume

aussi la psyché humaine riche de toutes ses facultés : affectivité, pulsions,

sensibilité, mémoire, intelligence, raison, etc., psyché sans laquelle il n’est

pas d’homme vivant. C’est pourquoi, c’est donc très simple à comprendre,

tous les versets mettant en regard la chair et l’esprit ne sont nullement à

porter au crédit d’une conception dualiste, comme on a voulu nous le faire

croire, mais bien tripartite. Puis-je préciser, d’ailleurs, que ce n’est qu’à

cette condition que ces versets dévoilent leur sens véritable ? Et vous le

savez : ces versets sont nombreux et porteurs de significations

essentielles. A titre d’illustration, voici deux de ces versets. C’est le Christ

lui-même qui parle. Il dit : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né

de l’Esprit est esprit » (Jn 3,6). Ou encore : « L’esprit vivifie, la chair ne sert

de rien » (Jn 6,13).

Vous l’avez compris, ce qui caractérise l’anthropologie ternaire n’est

pas, bien sûr, la distinction du corps et de l’âme, mais celle de l’âme et de

l’esprit. Or, d’après saint Paul, c’est Dieu Lui-même qui opère cette

distinction dans la pensée de l’homme qui L’écoute. C’est là ce dont

témoigne sa lettre aux Hébreux où il dit de la Parole divine qu’elle est « un

glaive qui sépare l’âme de l’esprit » (He 4,12)1.

Et c’est donc sans nul étonnement que nous voyons l’être le plus

spirituel que la terre ait jamais porté, la Vierge Marie, distinguer

parfaitement l’âme et l’esprit. Ainsi dans les premiers vers du Magnificat, où

1 (Aquestes notes són comentaris afegits per JC). La Carta als Hebreus és d'autor anònim. La crítica

textual la distancia de l'autoria de Sant Pau. Aquesta cita sí que la podem contemplar amb tota la seva força. No

es tractaria d'una duplicitat hebraica sinó més aviat d'una descripció antropològica, amb el sentit que la Paraula

de Déu, el subjecte, és capaç de discernir entre allò que un home és incapaç de distingir.

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elle s’écrie de manière si admirable et si juste : « Mon âme exalte le

Seigneur. Exulte mon esprit en Dieu mon sauveur ! » (Lc 1,46-47)2.

Paul, quant à lui, souligne, chaque fois que faire se peut, la

démarcation qui sépare les hommes « charnels » ou « psychiques » - c’est-

à-dire les hommes tissés « de corps et d’âme » seuls – des hommes

« spirituels », des hommes achevés, des hommes faits « de corps, d’âme

et d’esprit ». Et c’est bien ainsi que nous devons concevoir la stature des

chrétiens de Thessalonique aux quels Paul envoya la lettre magistrale qui

se termine par ces mots :

« Que le Dieu de paix, lui-même, vous sanctifie, et que tout vôtre être

– esprit, âme corps – soit gardé irréprochable pour la venue de notre

Seigneur Jésus- Christ » ( 1Th 5,23).

Si donc la conception de l’homme, qui est bien celle de Jésus et de la

Vierge Marie - elle qu’une théologie très sûre considère comme épiphanie

de l’Esprit Saint -, celle de saint Jean et de saint Paul, si cette conception

est si expressément ternaire, comment celle des premiers Pères de

l’Eglise, celles des Pères apostoliques, aurait-elle pu être différente ? Mais

bien sûr, elle ne l’est pas, et en rien. En témoigneront suffisamment pour

nous aujourd’hui, du moins je veux le croire, les deux paroles qui suivent.

La première est de saint Justin martyr, mort à Rome en 185, qui

faisait remarquer ceci qui est fondamental : « Le corps est donc le lieu de

l’âme, comme l’âme elle-même est le lieu de l’esprit » (Fragments, 10).

La seconde parole est de saint Irénée de Lyon, auteur du premier

grand traité de théologie et d’anthropologie chrétienne, ouvrage célèbre

2 Tot i que el començament de l'Himne del Magníficat, de fet, el que realitza és acudir a un recurs propi

de l'escriptor hebreu, és a dir, la duplicació, per la qual es repeteix el mateix concepte, amb d'altres paraules,

perquè quedi més ben fixada la idea que es vol transmetre, tant en l'oient com també en el relator. De fet, si

intercanviéssim els subjectes, veuríem com el predicat i l'objecte indirecte és el mateix en les dues exclamacions.

Fet que ens porta a creure que, efectivament, es tracta del mateix significat en dues formulacions diferents.

De totes maneres, és veritat que, en el text original, el terme 'ànima' correspon al grec 'psikhé' i el terme

'esperit' a 'pneuma', tal i com pertoca. Per tant, podríem apuntar aquí que es tracta d'una descripció de l'ésser

enter de la Verge Maria, que dóna gràcies a Déu en el seu àmbit tripartit: 'la meva ànima – el meu esperit – la

petitesa', aquesta última, per què no, reflecteixi el cos, el continent de les dimensions més altes de l'ésser humà

però que, en definitiva, no el poden ni tancar, ni limitar, ni empresonar sinó que sobreixen a la seva realitat.

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intitulé Contre les hérésies où il constate précisément des hérétiques : « Ils

ne comprennent pas que trois dimensions constituent l’homme achevé, à

savoir : le corps, l’âme et l’esprit « (C.H., V,6,1).

Etes-vous sensibilisés maintenant au fait que l’anthropologie ternaire,

ou tripartite, est authentiquement chrétienne ? C’est mon souhait le plus

cher. « Soit ! me direz-vous, mais il reste que cette conception appartient

au passé et qu’elle est aujourd’hui dépassée! » A cela je répondrais :

« Certainement pas ! » Certes, il est exact que l’anthropologie ternaire

appartient au passé en ce que l’homme occidental s’est construit au fil des

siècles en refoulant dans les caves de son inconscient, non seulement ses

pulsions sexuelles, mais aussi ses intuitions et ses aspirations spirituelles,

je dirais en un mot : son esprit.

Toutefois, pour avoir été implacablement refoulé et n’exister plus que

de manière « virtuelle », l’esprit en l’homme n’en existe pas mois et il

continue d’appeler. Aujourd’hui plus fort que jamais ! Et c’est là pourquoi

l’anthropologie spirituelle n’est actuellement en rien dépassée. Non ! jamais

dans l’histoire, à moins de laisser celle-ci courir à sa fin prochaine, il n’est

apparu aussi nécessaire de s’enraciner en profondeur dans cette

anthropologie qui, au lieu d’aliéner et mutiler l’homme, le restitue à la

totalité de son être. C’est bien ce que fait le paradigme ternaire, voilà

pourquoi je le sais d’une brûlante actualité.

Or, à ce sujet, voici un fait qui, aujourd’hui en particulier, ne peut nous

laisser indifférent : le milieu médical est présentement l’un de ceux où

s’exprime de la façon la plus nette la volonté d’en référer à une

compréhension tridimensionnelle de l’être humain. Ceci est spécialement

vrai de la médecine palliative, domaine dans lequel Cicely Saunders, la

célèbre fondatrice de l’Hospice Saint Christopher’s de Londres, oeuvra

inlassablement pour que la souffrance des personnes en fin de vie soit

entendue et traitée sur tous les plans où elle s’exprime, à savoir : physique,

psychologique et spirituel. Cicely Saunders, à qui l’on doit l’introduction des

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soins palliatifs en Europe, est, je le rappelle, l’initiatrice de la notion de

« souffrance totale », souffrance tridimensionnelle, comme nous venons de

le comprendre. Et sa leçon fut bien entendue en France où l’actuelle

Société d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP) assigne

officiellement à ces derniers la tâche de soulager, je cite le Préambule des

statuts de cette société : « les douleurs physiques, ainsi que la souffrance

psychologique, sociale et spirituelle ».

Mais ce n’est pas seulement la médecine de fin de vie qui se réclame

de l’anthropologie ternaire afin de mieux comprendre et soulager la

souffrance humaine. C’est aussi, par exemple, la médecine générale

héritière de la « médecine de la personne » du médecin genevoix Paul

Tournier, c’est la psychiatrie inspirée par les travaux du neurologue

viennois Victor Emile Frankl, ou encore la cardiologie, comme en témoigne

la pratique du grand cardiologue brésilien, directeur de l’Institut du Cœur

de Sao Polo, le docteur Roque Marcos Savioli. Oui ! la conception tripartite

de l’être humain, loin de n’être plus qu’une lune morte, est à même

d’éclairer la médecine la plus moderne de la lumière la plus vive dès lors

que celle-ci se propose d’œuvrer dans l’optique du bien total des malades.

Mais assez de préalables, c’est l’anthropologie ternaire elle-même

qu’il nous faut maintenant découvrir.

II – L’anthropologie « corps, âme, esprit » telle qu’en elle-même

La façon la plus simple d’introduire cette conception est de rappeler,

dès l’abord, quelques traits essentiels de chacune des trois composantes

qu’elle authentifie en les considérant séparément les unes des autres.

Du corps donc, et en premier lieu, puisqu’ici-bas tout passe par lui.

Le corps, par ses cinq sens, est tout d’abord ouverture. Ouverture sur le

monde physique, sur le monde terrestre, ce monde inséparablement fait de

matière, de temps et d’espace. Mais le corps est non seulement sensation,

il est aussi action. Il permet d’agir sur le monde sensible, sur le monde des

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objets. Au vrai, il est mon « interface » avec le monde extérieur : par lui, ce

dernier s’imprime dans mon âme et par lui encore mon âme s’exprime dans

le monde. A noter que, dans l’ordre de réalité physique, notre corps est

pondéral, matériel. Mais cette particularité ne lui est peut-être pas

essentielle. Peut-être sa fonction primordiale est-elle d’être avant tout une

composante formelle, un « profil », une « figure », permettant d’identifier

celui qu’il présente et représente. Quoiqu’il en soit, le corps peut

parfaitement être compris en tant qu’appareil adaptatif né de la

différenciation de l’âme au contact de la réalité extérieure. De manière plus

crue, je dirais comme « une sécrétion de l’âme au contact du monde

sensible». Bernanos aurait aimé cette formule.

De l’âme, de l’anima en latin, de la psyche en grec, j’ai déjà dit

beaucoup. Mais précisons : le psychisme, le mental, contrairement au

corps, ouvre sur le monde psychologique, le monde des sujets, des

significations. Il donne non pas directement sur le monde sensible mais, à

travers lui, sur le monde intelligible. Ce dernier, en effet, n’est autre que ce

premier, mais « lu de l’intérieur » grâce à « l’intelligence ». Bien sûr, comme

le corps, l’âme est aussi action. Elle agit par le langage, parlé ou non.

L’âme est un système tout à la fois composé par les facultés psychiques

elles-mêmes : perception, émotion, sentiments, intelligence, mémoire … et

par les contenus psychiques produits par ces mêmes facultés : idées,

pensées, souvenirs, sentiments… Si pour voir des corps, il faut un corps,

pour voir, entendre et comprendre une âme, il faut soi-même en avoir une.

Celle-ci doit en outre être au moins aussi déliée que celle qu’elle désire

pénétrer.

Nous retrouvons ici l’antique adage néoplatonicien, si capital en

anthropologie fondamentale : « Seul le semblable voit le semblable ». Je

ferai enfin remarquer que si, ici-bas du moins, l’âme et le corps forment une

totalité indubitablement indivisible, ils n’en sont pas moins parfaitement

irréductibles l’un à l’autre. Le monde des pensées, des idées, des

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sentiments n’est pas celui des os et des cartilages, des viscères et des

muqueuses. C’est une évidence. Blaise Pascal disait que ce sont là choses

appartenant à des « ordres de réalité » différents.

Et nous voici devant l’esprit qui, lui aussi, appartient à un ordre de

réalité, à « un monde » particulier. Il s’agit bien sûr du monde spirituel sur

lequel il ouvre. Or là encore, la contrainte demeure : pour apercevoir ce

monde, pour « voir » l’esprit, il faut soi-même, si peu que ce soit, avoir

développé son esprit. Vraie contrainte, n’est-ce pas ? Reste à faire

apercevoir ce qu’est l’esprit. Tâche bien difficile dont Maître Eckhart, l’un

des plus grands spirituels de tous les temps, donnait la mesure en affirmant

que : « Nul ne comprend ce que l’on dit de l’esprit qui ne le connaît déjà ».

Ceci vient de ce que l’esprit humain ne s’actualise et grandit que par

participation et ouverture à l’Esprit Saint et par suite à l’Incréé, à l’Infini.

C’est pourquoi il ne peut se définir, c’est-à-dire se finir avec des mots, ni

même être regardé en face. L’intelligence discursive ne peut, en quelque

sorte, s’en approcher que de manière périphérique. Ce que faisait, par

exemple, saint Justin Martyr en notant que l’âme est la maison de l’esprit,

comme le corps est celle de l’âme. Cette notation demeure d’une extrême

importance car elle introduit très simplement à plusieurs vérités

fondamentales. Voyons cela.

La première est que l’âme occupe une situation comme intermédiaire

entre le corps et l’esprit, le matériel et le spirituel, ce qui lui permet de se

tourner de manière immédiate tant vers l’un que vers l’autre. On remarque

ensuite que ces trois dimensions forment un tout hiérarchiquement

ordonné : d’abord la première demeure, celle du corps, puis celle de l’âme,

puis l’esprit. Et la phrase même de Justin le donne à penser : ces trois là

forment un tout que l’on ne peut séparer. En effet, puisque, comme nous le

savons, l’âme en notre monde est inséparable du corps, autant doit l’être

l’esprit de l’âme. Ce qui ne les empêche d’être aussi distincts l’un de l’autre

que les deux premiers. En fait, la parole de Justin suggère que le rapport

75

de l’esprit à l’âme est, pour une part au moins, très semblable à celui de

l’âme au corps. Ce qui est clairement confirmé par toute la théologie

mystique. Autant l’âme n’est pas une partie du corps et les idées ne font

par partie du cerveau, autant l’esprit ne fait pas partie de l’âme et n’en est

pas l’une de ses facultés. Nous avons affaire là à des ordres de réalité

différents. A leur sujet, Pascal affirmait joliment, il est vrai avec un

vocabulaire différent, mais le sens est le même, que la différence séparant

l’esprit de l’âme est « infiniment plus infinie » que celle séparant l’âme du

corps.

Le mot « esprit » en lui-même, il est vrai, compte tenu de son

imprécision et de son abstraction, n’aide en rien à définir la dimension de

l’être qu’il désigne. C’est pourquoi beaucoup de théologiens ou de

mystiques lui préfèrent le mot « cœur ».Et ceci tout en restant parfaitement

fidèles à la tradition biblique puisque dans la Bible, nous l’avons dit, les

mots « cœur » et « esprit »sont équivalents, comme en témoigne par

exemple le Livre d’Ezéchiel (cf. notamment Ez. 11,19 et 36,26). Cependant,

si le terme d’esprit pèche comme par abstraction, celui de cœur pèche par

« chosification ». Les connotations du premier sont trop intellectuelles, celle

du second trop sentimentales. C’est pourquoi saint Bruno et saint François

de Sales préfèrent l’expression de « cœur profond », ou encore différents

auteurs emploient celle de « cœur-esprit ». L’avantage de ces expressions

est de désigner, avec le plus de clarté qu’il se peut, ce centre de l’être, ce

lieu intérieur et secret, où il lui est donné de communier avec son Créateur

et de communiquer avec le monde spirituel. Evoquant ainsi l’esprit nous ne

pouvons manquer d’observer qu’il joue pour l’âme un rôle symétrique et

semblable à celui du corps. En effet si, comme nous l’avons vu, le corps

peut se comprendre comme « interface » de l’âme avec le monde terrestre,

l’esprit peut aussi être considéré pertinemment comme son « interface »

avec le monde céleste. Et nous pourrions même reprendre exactement la

même présentation que pour le corps en disant de l’esprit humain qu’il peut

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être compris comme « appareil adaptatif né de la différenciation de l’âme

humaine au contact de l’Esprit Saint ».

Voilà, si nous devions, de ces premières remarques, extraire

une première formule caractéristique, je dirais les choses ainsi :

« Après le corps et l’âme, l’esprit (le cœur profond) est la troisième et

ultime dimension ontologique de l’homme. Son rapport à l’âme est

semblable à celui de l’âme au corps. Alors que le corps adapte l’âme au

monde matériel, l’esprit, lui, de manière symétrique adapte l’âme au monde

spirituel.» Et j’ajouterai, faisant ainsi référence à ce qui suit : « Et son mode

de manifestation est l’amour ».

Toutefois, avant de considérer l’amour et la phénoménologie de

l’esprit, je voudrais insister sur ce point que nous avons seulement

entr’aperçu. A la manière de l’âme et du corps, l’esprit est ouverture et

perception. Il ouvre sur le monde, non plus physique, non plus psychique,

mais spirituel. Ce monde n'est plus celui des apparences, mais celui des

essences. Celui qui l’aperçoit connaît plus clairement la raison ultime des

choses, leur origine et leur fin. Cet ordre de réalité n’est accessible, ni par

la sensation, ni par l’intellection ordinaire, mais par la foi et la

contemplation. Il n’est autre que cet ordre atemporel, éternel, et donc

« non-local », dont parlent toutes les grandes religions. Pour nous

chrétiens, il est le « Royaume des cieux », le « Royaume de Dieu » . Mais

je dois à ce sujet souligner d’un trait d’or cet enseignement unanime de la

grande tradition mystique : ce monde ne doit certainement pas être compris

comme un « au-delà », comme un « autre monde » que celui dont l’âme et

le corps donnent une première intelligence. Car si le monde physique est

simultanément matériel et formel, si le monde psychique est seulement

formel, le monde spirituel, lui, n’aurait ni matière, ni forme propres. Il serait,

en fait, le même monde que le nôtre, mais perçu et vécu à une autre

profondeur. Certes, la Vierge Marie dira à la jeune Bernadette qu’elle ne la

rendrait pas heureuse « en ce monde, mais dans l’autre ». Mais où

77

l’Immaculée commença-t-elle à faire rayonner la petite voyante d’une joie si

surnaturelle que la foule en resta frappée d’une stupeur inexprimable ? Où,

si ce n’est « en ce monde », dans celui de la grotte Massabielle ?

Comment dire plus simplement que « l’autre monde » évoqué par la

Vierge et le nôtre sont ainsi un et même ?

Voilà, je n’en dirai aujourd’hui pas plus sur le paradigme ternaire

considéré dans sa structure et ses composants. C’est de sa dynamique, de

son mouvement dont il faut maintenant nous entretenir.

Considéré sous cet angle, le paradigme ternaire donne le premier

enseignement capital que voici. Alors que l’anthropologie dualiste ne

connaît de l’homme qu’une naissance, une vie et une mort, lui en connaît

deux naissances, deux vies et deux morts. Ceci est véritablement

fondamental, et aussi très simple et très concret. En effet, à l’issue de la

première naissance, au sortir du ventre de sa mère le petit de l’homme

possède, déjà actuels, déjà en acte, un corps et un psychisme. Certes,

ceux-ci auront encore à grandir, mais ils existent déjà sous forme

manifestée. Or, tel n’est pas le cas de l’esprit qui, à la naissance, je veux

dire suite à la première, existe certes, mais seulement en puissance, c’est-

à-dire seulement comme possibilité, et non pas en actes, non pas sous

forme manifestée. En ce sens, l’existence de l’esprit à la naissance n’est

pas actuelle, mais seulement virtuelle. A ce stade nous pourrions comparer

l’esprit à un « germe », à un germe non encore fécondé mais qui le sera

plus tard, sous réserve de son accord, par la grâce de l’Esprit Saint. Nous

le voyons : sous l’angle ontologique, sous l’angle de l’être, le petit

d’homme naît donc inachevé, inaccompli. Pour s’accomplir, il a encore à

actualiser son esprit, c’est-à-dire à l’identifier et le mettre en œuvre dans

toutes ses dimensions : perception, compréhension, action. Bref, il lui reste

à mettre au monde son être total « corps, âme, esprit ». Autrement dit, il lui

reste à naître une nouvelle fois. Cette nouvelle naissance, cette metanoïa,

n’est autre que celle enseignée par Jésus à Nicodème au chapitre trois de

78

l’évangile de Jean. Elle produit dans l’être un bouleversement si profond

que les spirituels en parlent comme d’une métamorphose. Et il est vrai que,

dans l’ordre de l’invisible et de l’essentiel, elle est tout à fait comparable aux

métamorphoses biologiques que l’on peut observer dans l’ordre du visible

et des apparences. L’évocation de ces métamorphoses est très

intéressante car elle aide grandement à concevoir de manière juste

l’articulation des deux vies de l’homme, l’articulation de sa vie naturelle et

de sa vie spirituelle, celle de sa vie relative et de sa vie absolue. Ce rapport

est en effet extrêmement semblable à celui qui met en regard la vie de la

larve et celle de l’imago, la vie de la chenille et celle du papillon.

Toutefois, cette similitude associant les métamorphose biologique et

spirituelle demande à être bien comprise. Elle est, en effet, imparfaite. Car

ces deux sortes de métamorphose différent l’une de l’autre par deux traits

décisifs. L’un est relatif à la liberté, l’autre à la mort. Je veux dire

simplement ceci.

La première naissance et la vie biologique, le corps et l’âme naturels,

faits d’hérédité et d’histoire, d’inné et d’acquis, voilà autant de réalités

totalement imposées à l’homme. Il faut le redire, nous n’avons jamais

demandé à venir. La deuxième naissance et la vie spirituelle, notre esprit et

notre achèvement, voilà par contre autant d’éventualités qui ne nous sont

nullement imposées, mais seulement proposées. Face à elles, nous

sommes absolument et magnifiquement libres. Or, bien sûr, ceci n’est pas

le cas de la larve, dont la métamorphose est l’effet de sécrétions

hormonales auxquelles elle ne peut rien.

Il y a enfin que si le papillon ou la libellule, la grenouille ou la

salamandre, est bien un être total et achevé, force est de constater que la

métamorphose dont il est issu ne le dispense en rien de mourir, je veux dire

de disparaître (du moins en apparence) de l’ordre ultime auquel il a eu

accès. Or, pour l’homme, comme l’affirme la tradition spirituelle, il en va

différemment. Car la vie spirituelle, la vie totale, la vie absolue qui est

79

conférée par l’esprit, n’est autre que la vie éternelle.

Et c’est là précisément pourquoi l’anthropologie spirituelle affirme

que l’homme peut connaître deux morts. L’une, la première, est imposée :

elle est celle que nous connaîtrons tous le jour où nous devrons quitter le

monde sensible. La seconde, libre, en ce qu’elle ne nous est pas imposée,

est celle à laquelle nous nous condamnons, si nous refusons sans retour la

seule vie qui précisément permet de l’éviter. Cette seconde mort n’est pas,

comme la première, une mort relative, elle est une mort absolue. Elle ne

détruit pas seulement une partie de l’être, elle détruit le tout. Elle est un

anéantissement total et définitif. C’est là un point que je ne peux développer

ici, mais retenons que cette dernière acception est celle qui confère aux

expressions de châtiment éternel et de feu éternel de l’Ecriture leur sens le

plus probable, le plus cohérent et le plus conforme à l’amour.

Tel est donc le mouvement de l’anthropologie ternaire et ce

mouvement est exactement le même pour tous quelles que soient nos

insuffisances ou nos excellences physiques ou psychologiques . Il est celui

d’une tension vers un point oméga, vers un achèvement toujours situé au

devant de nous. Il est celui de la mise au monde de notre être essentiel et

seul réel, il est celui de notre transfiguration en Christ car, pour nous

chrétiens, vous le savez, le Christ est tout à la fois la réalité et l’admirable

figure de Celui que nous avons à être. Celui que saint Paul était déjà, pour

une part, devenu, lui qui put écrire : « Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis,

mais Christ qui vit en moi » (Gal 2,20). Ce mouvement est celui d’une

participation toujours plus grande à la nature divine. Il n’est autre que celui

de cette déification, dont les Pères anciens aimaient à croire qu’elle suffisait

à rendre compte de l’Incarnation et dont ils disaient avec splendeur :

« Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». C’est-à-dire : « Dieu s’est

fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».

Mais après avoir évoqué ces profonds mystères et sans d’ailleurs les

quitter, revenons plus précisément aux questions directes que pose

80

l’esprit. Je me plais à penser qu’il y a parmi vous quelques esprits forts et

positifs pour s’exclamer : « Tout cela est bien beau, mais n’est fait que de

mots ! Et cet esprit, cette merveille dont on parle, je ne l’ai, moi, dans les

faits, jamais rencontré ! » A cela, je répondrai de deux façons. En premier

lieu, je rappellerai ce propre des paradigmes anthropologiques qui est de

façonner le réel sur le modèle même de ce qu’ils en comprennent.

Propriété qu’introduit déjà clairement l’adage : « Seul le semblable voit le

semblable ». Si donc, dans ma vie, je ne vois pas l’esprit, le plus sage est

certainement de n’en pas déduire que l’esprit n’existe pas, mais bien plutôt

d’en conclure que je suis pas capable de l’apercevoir. Ce qui d’ailleurs, est

tout à fait normal. Car, ainsi que Jean Piaget et Henri Wallon l’ont si bien

démontré, pas plus l’enfant ne sait spontanément différencier le rêve et la

réalité, l’intérieur et l’extérieur, le psychique et le physique, l’âme et le

corps, pas plus l’adulte ne sait spontanément discerner le spirituel et le

psychique, l’esprit et l’âme. Cela, chacun doit l’apprendre. L’enseigner

constitue, en théorie du moins, l’objet fondamental de tout enseignement

religieux.

Mais j’aimerais maintenant répondre d’une autre manière à

l’exclamation précédente. Cette fois par le biais d’une question : « Etes-

vous si sûr de n’avoir jamais rencontré l’esprit ? » Et vous me permettrez

d’ajouter : « Cela serait très étonnant ! ». Hélas ! il n’est guère pensable

d’introduire ici un enseignement sur la phénoménologie de l’esprit.

Néanmoins, je crois que je peux aller rapidement à l’essentiel en soulignant

avec force les deux vérités que voici. Qui a connu l’amour pur, l’amour fou,

l’amour tel qu’il se donne d’ordinaire aux adolescents, cet amour qui

métamorphose le monde et nimbe jusqu’à la moindre chose d’un éclat

étincelant et captivant, qui a connu cet amour a connu l’esprit. Plus

simplement encore, qui a connu l’amour maternel dans le déploiement de

toute sa tendresse, dans son abnégation sans limite et son espérance

infinie, a connu l’esprit. Et qui a connu l’émerveillement devant la beauté,

81

celle d’une jonquille ou d’un flocon de neige, celle d’un chant ou d’un

poème, celle d’un tableau ou d’une cathédrale, a aussi connu l’esprit. Car

l’amour et la beauté sont précisément en ce monde l’indice des lieux et des

heures où affleure l’esprit. Et, je veux le croire, il n’en est aucun parmi nous

qui n’ait éprouvé, ne serait- ce qu’en de trop brefs instants la joie

engendrée par la beauté ou par l’amour.

Néanmoins, il convient de ne pas s’y tromper : de tels instants ne

sont jamais que ceux de premiers et seuls effleurements. De les avoir

connus n’équivaut certes pas à être né à soi-même. En vérité, le don de

ces instants est seulement d’avoir permis d’entrevoir et de vivre la merveille

que nous sommes et avons à être. Mais il reste à la mettre au monde, ceci

en s’abandonnant toujours plus complètement à elle, et chaque jour que

Dieu fait. Car telle est la nouvelle naissance.

A propos de cette naissance, une question se pose parfois avec

insistance : l’actualisation de l’esprit, qui demande l’expérience de l’amour

et inaugure l’achèvement de l’être, a-t-elle pour préalable la santé de l’âme

et du corps ? Cette question intéresse en particulier tous ceux ayant la

responsabilité de personnes profondément handicapées, notamment sur le

plan mental. Nous pourrions encore la formuler ainsi : la chenille, pour se

métamorphoser en papillon, doit-elle disposer de tous ses organes et jouir

de toutes ses facultés ? La réponse est, bien heureusement, négative et il y

a à cela de multiples raisons. La première est que, pour être inséparables,

les différentes composantes ontologiques n’en sont pas moins

indépendantes : le corps peut être malade et l’âme en parfaite santé, et

réciproquement. Or, il en va de même pour l’esprit : sa santé ne dépend

essentiellement, ni de celle de l’âme, ni de celle du corps. La seconde est

que pour qu’un insecte ne se métamorphose pas, ou mal, il faut que les

organes ou les fonctions utiles à sa transformation soient altérés. Ceci est

une évidence. Or cette éventualité ne concerne pas l’être humain, chez

lequel le « dispositif » nécessaire à son avènement, à savoir « l’esprit

82

virtuel », ou encore « la possibilité de l’esprit », ou encore « le germe en

attente de fécondation » dont nous parlions plus haut, est toujours présent

et indemne. Ce fait est véritablement capital puisqu’il préside à la définition

de l’humain : sans lui, en effet, l’homme ne différerait pas ontologiquement

de l’animal, il ne saurait être dit « créé à l’image de Dieu » et il n’aurait pas

la possibilité d’accéder à sa « ressemblance ». V.E.Frankl , neuropsychiatre

de renommée mondiale, qui a eu de multiples occasions de vérifier

expérimentalement le caractère inamissible et inaltérable du cœur profond

de l’homme (de l’esprit humain) en a fait la clé de voûte de toute sa

pratique médicale. La troisième raison est que la seconde naissance n’est

autre que l’éveil à l’amour, amour donné par un autre et reçu d’un autre,

mais qui pour être effectif n’a nul besoin de l’intégrité de toutes les facultés

mentales et notamment pas des facultés intellectuelles. Et si le handicap

était si contraignant que l’amour venant de l’entourage ne puisse être

suffisamment reçu ni ressenti, encore ne faut-il pas oublier que, si le cœur-

esprit de l’homme ne s’éveille qu’au contact de l’Esprit de Dieu, ce contact

n’exige nulle médiation humaine, nulle présence d’autrui. De cela, me

semble-t-il, nombre d’expériences d’émerveillement et de ravissement

témoignent éloquemment. Je rappellerai enfin cette vérité bien connue des

directeurs spirituels. Savoir que les difficultés et les handicaps affectant la

vie du corps, ou celle de l’âme, se révèlent souvent d’excellents ferments

de la vie spirituelle. Parce qu’en retranchant la personne de la vie

mondaine normale, ils la protègent ainsi fréquemment d’influences

néfastes, voire fatales pour l’esprit. Parce qu’enfin ils referment l’éventail

des possibilités de s’investir dans des activités dénuées de tout profit

spirituel. Tel est donc sur cette question l’enseignement fondamental de

l’anthropologie spirituelle : quelque grave que soit le handicap touchant les

apparences de l’être, il ne l’affecte pas dans son essence. Il y a là le motif

d’un puissant réconfort.

83

Mais revenons à la seconde naissance considérée en elle-même.

Comment donc

en soi-même, ou bien en autrui, identifier la « merveille » qu’elle met au

monde sans risque d’erreur ? Saint Paul nous l’apprend qui écrit dans sa

lettre au Galates ( Ga 5,22) :

« Mais le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, bonté, fidélité,

serviabilité, humilité, tempérance ».

Bien sûr, cette énumération, pour être bien comprise, demande de

nombreux commentaires, mais il est bon déjà de savoir qu’elle constitue

l’une des plus précieuses clés du discernement spirituel.

Reste, afin de clore cette brève mais déjà trop longue introduction à

l’anthropologie spirituelle, à dire quelques mots du regard qu’elle porte, non

plus sur la composition et la vie de l’individu humain, mais sur la condition

et l’histoire de l’espèce humaine. Je me limiterai à quelques brèves

notations propres à l’anthropologie chrétienne, notations qui, j’en suis sûr,

ne peuvent laisser le médecin indifférent.

Ainsi que le note Pascal : « Nous ne sommes pas en l’état de notre

création ». Le monde non plus. Tout a changé. Le seul invariant, le seul

éternel, est Dieu. Or Dieu est Amour. C’est pourquoi, dans le principe (ou à

l’origine, si on est plus à l’aise avec un raisonnement « chronologique »

qu’avec un raisonnement seulement « logique ») Dieu créa l’homme libre,

totalement libre. C’est-à-dire libre d’accepter la vie en plénitude, la vie

absolue, la vie éternelle, mais aussi parfaitement libre de la refuser et de se

condamner ainsi à mourir au dernier jour. Afin que la création soit un acte

d’amour véritable, autrement dit : pour qu’elle laisse à l’homme une liberté

totale, il fallait nécessairement que Dieu créé l’homme et le monde en état

d’inachèvement, condition sine qua non pour que l’homme soit

effectivement libre de s’accomplir et d’œuvrer à la création du monde à sa

guise. Ainsi donc, dès l’origine, la donation était excellente, mais non

parfaite. Or, on sait le choix que la vanité suggéra à Adam, choix qui

84

entraîna la dénaturation de l’espèce humaine, ainsi que le naufrage de la

création entière, laquelle sombra alors dans la douloureuse condition que

nous connaissons aujourd’hui. Condition opaque et de finitude où l’homme,

prisonnier de la matière, du temps et de l’espace, est condamné à mener

une vie marquée par la souffrance, la maladie et la mort. Or, redisons-le, le

monde « en l’état de sa création », ainsi que le désignait Pascal, le monde

tel que créé par Dieu à l’origine, ce monde ignorait absolument tout cela.

Dieu, en effet, n’a pas créé la souffrance, ni la mort (Sg 1,13). A l’occasion

de sa magnifique méditation sur la symétrie des « deux Jardins » - celui du

Paradis et celui de l’Agonie -, ainsi que tout au long de son œuvre

puissante, Maurice Zundel réaffirme sans cesse cette vérité capitale : de

tout cela, du monde tel que nous le connaissons, Dieu est totalement

innocent. Non seulement innocent, mais aussi première et plus

bouleversante victime, victime qui souffre dans chaque homme qui souffre,

victime qui pleure dans chaque enfant qui pleure.

Or, au temps originel, parce que créé inachevé, seulement

« psychique », pour reprendre le mot de Paul, l’homme, afin de s’accomplir,

avait à naître à son esprit. Mais, en ces temps fortunés, aucun tropisme,

aucune force ne s’opposait à cette bienheureuse naissance. De sorte que

l’homme n’avait pas à connaître les souffrances et angoisses dont la

prévarication allait faire, de la nouvelle naissance, l’inévitable et tragique

corollaire. Les conditions étaient alors infiniment différentes. Le Christ le dit

lui-même dans l’évangile de Matthieu : « Au commencement, il n’en était

pas ainsi » (Mt 19,8). L’homme, au vrai, n’avait pas à se métamorphoser. Il

n’avait pas à se transformer, puisqu’il ne s’était pas déformé, pas à se

relever, puisqu’il n’était pas tombé, pas à se retourner, puisqu’il ne s’était

pas détourné, pas à être sauvé, puisqu’il n’était pas perdu.

Cependant, aujourd’hui, perdus, nous le sommes. Mais vous aurez

maintes fois l’occasion de le constater : de commencer à vivre à la lumière

de l’anthropologie spirituelle contribue déjà à nous libérer de celui que nous

85

croyons être nous-même. Ce faisant, cette expérience contribue déjà à

notre salut et, par la grâce des paradigmes, à celui de tous ceux qui nous

entourent.

Parvenu à ce point du présent exposé, je crois avoir atteint l’essentiel

de son objectif qui était de donner un premier aperçu sur les

« fondamentaux » de l’anthropologie ternaire. Je crois avoir seulement

oublié de vous dire que Maurice Zundel est certainement le théologien

actuel dont l’anthropologie est la plus foncièrement ternaire. Mais savez-

vous aussi que sa première grande intuition spirituelle, intuition

véritablement fondatrice, lui échut à l’âge de 14 ans, le 8 décembre 1911,

jour de l’Immaculée Conception, alors qu’il était en prière au pied d’une

statue de Notre Dame de Lourdes ?

Voilà, nous pourrions sans doute en rester là. J’imagine cependant

que beaucoup parmi vous aimeraient avoir une idée plus précise de la

médecine souhaitée par l’anthropologie spirituelle. Examiner cet aspect

conduit déjà quelque peu hors des limites du propos initial. C’est pourquoi

je vous demande par avance de bien vouloir pardonner l’extrême brièveté

de l’esquisse qui suit.

III – La médecine et la dimension de l’esprit

Une authentique médecine spirituelle, je veux dire une médecine qui

a le souci de l’homme dans sa totalité, se caractérise notamment par la

manière dont elle considère la santé, la souffrance, le malade et la

médecine elle-même. Concernant chacun de ces quatre « regards », je ne

pourrai faire mieux qu’ouvrir devant vous quelques grandes pistes de

réflexion.

Le regard sur la santé.

La Lettre apostolique écrite par Jean-Paul II, pour la huitième

«Journée Mondiale du malade», explicite ce regard de manière

remarquable. En effet, aux yeux de l’anthropologie spirituelle, il n’est de

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santé que de l’être achevé, de santé que mesurée à l’aune de

l’accomplissement de l’être total. Aux yeux d’une telle anthropologie, santé

et sainteté sont synonymes et la santé est bien loin de se résumer au seul

« silence des organes ». Or, dans la cette Lettre apostolique du Saint Père,

lettre qui en appelle, je reprends ses termes : « à une vision de la santé

fondée sur une anthropologie qui respecte la personne dans son

intégralité », dans cette lettre qui rejette catégoriquement tout « notion de

santé réduite à une pure vitalité exubérante satisfaite de son efficacité

physique (j’ajouterais « et psychique »), dans cette lettre nous lisons cette

affirmation capitale : « la santé est un bien avant–dernier dans la hiérarchie

des valeurs, qui doit être considéré et cultivé dans l’optique du bien total et

donc également spirituel de la personne ». Comment mieux dire? Et s’il

demeure que les traitements prescrits par un médecin « dualiste» et ceux

prescrits par un « spirituel » seront, le plus souvent, exactement les

mêmes, il n’en est pas moins vrai que le second, par son attitude

thérapeutique, par ses attentes et par ses questions, par son écoute et par

son silence sera attentif à susciter chez son patient un courage et une

confiance, un élan et une espérance, une paix et une libération dont le

premier, par la faute de son propre paradigme anthropologique, est bien

incapable d’avoir la moindre notion.

Le regard sur la souffrance.

La question de la souffrance est infiniment plus délicate. Bien des

nuances doivent être apportées. Afin de simplifier, je dirais que l’option pour

une compréhension spirituelle de l’homme peut conduire le chrétien à

concevoir la souffrance de deux manières très sensiblement différentes. La

première, ancrée dans une exégèse particulière de la lettre de Paul aux

Colossiens (1,24) et soucieuse de faire face aux incroyants, qui ne peuvent

vivre la souffrance autrement que comme absurde, affirme que la

souffrance a en elle-même un sens, un sens mystérieux qu’il convient de

découvrir. Cette manière est celle de l’Eglise romaine. Celle de Jean-Paul II

87

notamment, qui qualifie ce sens de salvifique. Certes, cette compréhension

ne nie pas que la souffrance soit une conséquence ni une expression du

mal, mais elle lui accorde l’aptitude particulière et salutaire de pouvoir, par

elle-même, contribuer au salut de la personne totale. Comment cela ? Tout

d’abord, bien sûr, parce qu’elle permet de faire le tri entre l’essentiel et

l’accessoire et incite ainsi à un retournement vers les profondeurs de l’être.

Mais, plus encore, parce qu’elle permettrait de se configurer au Christ

souffrant et d’œuvrer, de la sorte, tant au bien de l’Eglise qu’à la

Rédemption du monde. Ainsi comprise, la souffrance acquiert

naturellement un très haut prix. Celui-ci est bien mis en valeur dans la

Lettre apostolique Salvifici doloris écrite par de Jean-Paul II en 1984. Cette

lettre, en effet, dit de la souffrance qu’elle « semble appartenir à la

transcendance de l’homme » (I.,3), ou encore qu’elle « porte en elle la

grandeur d’un mystère spécifique » (I.,4). Et elle va même jusqu’à affirmer

que « dans le programme messianique du Christ (…), la souffrance est

présente dans le monde pour libérer l’amour » (VII,30). Ce qui

indéniablement la justifie. Mais ne va pas, du moins je le crois, sans

soulever des questions d’une gravité extrême.

Telle est donc la première manière, dont j’ai la faiblesse de penser

qu’elle comporte souvent plus de risques que d’avantages. A tout le moins,

elle ne me paraît pouvoir être salutaire que pour des âmes particulièrement

fortes et effectivement appelées à suivre un tel chemin. Car le témoignage

des mystiques en fait foi : la configuration aux souffrances du Christ exige

une force d’âme et un courage hors du commun. Il est, d’autre part,

indéniable que toute souffrance n’est pas à même de configurer au Christ.

Permettez-moi, enfin, en vue de clore ce bref aperçu sur la valeur possible

de la souffrance, de citer ces paroles dont je ne me souviens jamais sans

une grande émotion. Ces mots, vous les connaissez sans doute. Ce sont

ceux dits par le cardinal Veuillot alors qu’il se mourrait d’un cancer

extrêmement douloureux : « Nous savons faire de belles phrases sur la

88

souffrance. Moi-même j’en ai parlé avec chaleur. Mais dites aux prêtres de

n’en rien dire : nous ignorons ce qu’elle est. J’en ai pleuré !».

Alors que la première manière est plus développée dans l’Eglise

occidentale, la seconde l’est bien plus chez les orthodoxes. Ces derniers,

en effet, promeuvent la configuration au Christ bien plus comme une

participation à sa gloire, que comme une participation à ses souffrances. Et

cette option va jusqu’à s’inscrire dans l’histoire, jusque dans les faits eux-

mêmes, puisque, comme on sait, l’Eglise orthodoxe ne connaît pas de

saints stigmatisés mais se trouve honorée par une foule innombrable de

saints lumineux.

Dans cette seconde acception, l’intelligibilité de la souffrance ne vient

pas d’un sens qu’elle aurait en elle-même, ni notamment d’une fin qu’elle

permettrait d’atteindre, mais de la connaissance de ses causes. La

souffrance est ici saisie de manière élective comme effet de la chute

originelle, comme conséquence de l’inconséquence de l’homme, comme

manifestation de la volonté perverse du Malin. En ce sens, elle apparaît

comme un mal, un mal d’où aucun bien ne peut sortir. Un mal absolu contre

lequel il convient de se battre toujours et partout. Et ceci d’autant que nous

sommes dépositaires d’une responsabilité véritablement sans mesure

puisque, comme Maurice Zundel l’explique de manière inoubliable, et nous

l’avons déjà dit, dans tout homme qui souffre et qui pleure, c’est le Christ,

c’est Dieu lui-même, qui souffre et qui pleure. Cette conception de la

souffrance peut à certains égards rejoindre la précédente. Elle a cependant

sur elle des avantages considérables, dont le premier est certainement

d’éviter absolument toute idée de compromission de Dieu avec la

souffrance et la mort, ce qui, pour tout malade et tout agonisant, ne peut

être qu’un véritable soulagement. Vient ensuite qu’elle réduit à néant l’un

des arguments les plus puissants de l’athéisme, lequel a beau jeu de

suspecter un Dieu qui tirerait profit de la souffrance humaine. A quoi

s’ajoute, enfin, que cette conception sait aussi parfaitement l’homme

89

capable d’un bon usage de la souffrance et qu’il y a dans cette aptitude

l’une des aides les plus puissantes à accepter l’inacceptable. Dois-je le

redire ? Cette seconde manière me paraît bien préférable,

Le regard sur le malade.

Ce regard est, si je puis m’exprimer ainsi, un regard « en

perspective ». Il est, tout à la fois, conscient de la condition actuelle et

existentielle du malade, mais aussi de sa condition essentielle et spirituelle.

Il voit, tout à la fois, l’homme qui est là, mais aussi celui qui, depuis les

profondeurs de l’être, appelle et demande à naître. Dans la chenille, il voit

le papillon. Il voit l’alpha et l’oméga. Conscient de cette aspiration à être,

conscient de cette aspiration inamissible qui habite le cœur de tout homme,

même de l’homme le plus souffrant et le plus démuni, il sait aussi les forces

implacables que lui oppose la nature héritée de la chute. Loin de réduire la

vie humaine à la simple recherche du plaisir tant aimé par le corps, ou à la

seule quête du bonheur tant prisé par l’âme, il la sait avant tout habitée par

le désir d’être et la volonté de sens qui le manifeste et qui, tous deux,

viennent de l’esprit.. Il sait la vie de l’homme entravée, certes par le

refoulement sexuel, mais aussi par le refoulement spirituel. Ainsi ce regard,

que seule confère la découverte de l’esprit, que seule permet l’ouverture du

cœur profond, ce regard tout à la fois empli de compassion pour celui qui

est, et d’amour pour celui qui vient, toujours incite le médecin à privilégier à

l’égard de la personne malade les gestes et les attitudes thérapeutiques les

plus aptes à aider cette dernière à parvenir jusqu’à ce « point intérieur »

d’où elle pourra apercevoir et ressentir que l’être souffrant et abîmé qu’elle

croyait être, et auquel elle inclinait probablement à se réduire, n’est pas tant

elle-même que la surface d’elle-même. Que cet être n’est pas tant son moi

essentiel et seul véritablement réel, que la seule enveloppe

psychocorporelle permettant à ce dernier de se manifester ici-bas, mais

avec qui il ne faut surtout pas le confondre. Erreur fatale, qui est justement

celle que l’anthropologie dualiste exige absolument de nous-mêmes.

90

Chacun imaginera sans peine les vertus de cette démarche thérapeutique,

évidemment inaccessible à la médecine dualiste, qui consiste à faire

découvrir à la personne souffrante que son « Je » est bien ailleurs que

dans sa souffrance ou dans son handicap et qu’elle a, tout à la fois, non

seulement la possibilité de « Le » découvrir, mais aussi celle de « Le »

construire. Et on se souviendra que la grâce d’une telle découverte peut

bénéficier aux plus démunis puisque pour la faire il suffit, en définitive,

d’être aimé.

Le regard sur la médecine.

Certainement, à des médecins désireux de se familiariser avec les

lois régissant le fonctionnement des inconscients pulsionnel et spirituel, je

ne saurais conseiller meilleure lecture que celle des écrits du troisième et

dernier des grands psychiatres viennois du XXe siècle : Victor Emile Frankl

(mort en 1997). Or Frankl eut aussi des vues très profondes relatives à ce

que doit être, et à ce que ne doit pas être, une médecine consciente des

trois dimensions de l’humain. Certes, nous savons que la déontologie d’une

telle médecine demande au médecin, par son attitude, par sa manière de

susciter et d’écouter des récits de vie qui ne soient pas seulement centrés

sur les symptômes immédiats, lui demande d’aider son patient à devenir

conscient de la responsabilité, qui lui incombe, de se mettre en totalité au

monde et de devenir ainsi le véritable acteur de sa vie. C’est bien là l’une

des manières les plus effectives qu’a la médecine de spiritualiser l’homme,

d’élever le monde et de collaborer ainsi directement à la création divine.

Mais il y a à adopter cette déontologie, à bien des égards si

enthousiasmante, un risque très grave vis à vis duquel Frankl met

sérieusement en garde. Pour parler bref, je dirai que ce risque n’est autre

que celui de la confusion des genres. Dans notre monde, en effet, l’esprit,

l’âme, le corps forment certes une unité, mais ils n’en sont pas moins

profondément distincts. De là vient qu’un prêtre, qu’un accompagnateur

spirituel, ou un pasteur, qui ne se soucierait pas de la santé mentale ou de

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la santé physique des fidèles est aussi redoutable qu’un médecin qui, parce

qu’il ignore tout de l’esprit, agirait au détriment de la personne totale, et

donc de la personne réelle de son malade. Mais de là vient aussi que les

fonctions médicale et sacerdotale sont radicalement différentes et qu’elles

doivent le rester. Sur ce point la pensée de Frankl est extrêmement ferme.

Les objectifs poursuivis par ces fonctions appartiennent, en effet, à des

ordres de réalité radicalement différents. Sous peine d’exercice illégale de

la médecine, un prêtre n’a, en aucun cas, à se substituer au médecin. Et, à

moins de naïveté ou de malhonnêteté, un médecin, quand bien même

ferait-il le plus grand cas de l’esprit, n’a certainement pas, du moins dans le

cadre de sa profession, à agir en tant que guide ou accompagnateur

spirituel.

Vous me permettrez, afin de résumer cette question, délicate

d’emprunter le vocabulaire que Frankl lui-même utilisait à cette fin. Il disait

que l’action du prêtre (ou de l’accompagnateur) doit tendre au bien de

l’esprit per intentionem, et n’engendrer celui de l’âme et du corps que per

effectum. Autrement dit, le premier est recherché en tant que fin, le second

que comme conséquence. A l’inverse, la pratique d’un médecin conscient

de l’esprit recherchera la santé de l’âme et du corps per intentionem, tout

en œuvrant au bien de l’esprit, mais de surcroît.