pour une anthropologie spirituelle Être mÉdecin aujourd'hui
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POUR UNE ANTHROPOLOGIE SPIRITUELLE
ÊTRE MÉDECIN AUJOURD’HUI
Michel Fromaget à Lourdes
La tâche qui m ‘est confiée aujourd’hui est, autant que la contrainte
de l’heure le permettra, de vous initier à l’anthropologie spirituelle, qui est
une conception particulière de l’homme et de la vie humaine. Cette
conception a pour particularité fondamentale de comprendre l’homme
comme un être susceptible de se décliner dans trois dimensions : celle du
corps, celle de l’âme et celle de l’esprit. Ceci en opposition frontale avec
l’anthropologie occidentale moderne qui n’authentifie dans l’homme que
deux composantes ontologiques – c’est-à-dire nécessaires à la définition de
son être – et deux seulement. A savoir les composantes physique et
psychique, celle du corps et celle de l’âme.
Voici deux années, ici même à Lourdes, en fin du premier Congrès-
Pèlerinage des Médecins francophones, et en vue de préparer le congrès
qui nous réunit aujourd’hui, Mgr Michel Guyard, Président du Comité
Episcopal de la Santé, effectuant un dernier bilan des attentes des
participants notait en particulier l’existence de trois souhaits très nets :
- celui d’une réflexion anthropologique et spirituelle,
- celui d’une réflexion éclairant votre activité professionnelle
quotidienne,
- celui d’une réflexion évitant, je cite : « le déploiement de
considérations générales sur les quelles tout le monde est d’accord ».
Au regard de cette triple demande, le Président de l’Association
Médicale Internationale de Lourdes, le Docteur Patrick Theillier, auquel
revenait la lourde tâche de préparer cette rencontre, fit le choix que l’on
vous parle aujourd’hui du paradigme anthropologique, tout à la fois si
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ancien et si nouveau, mais aussi tant méconnu et si mal compris, qui prend
soin de distinguer en l’homme son corps et son âme, mais aussi son esprit.
A la vérité, aucun choix ne pouvait être plus judicieux, ni mieux éclairé et
nous pouvons déjà en remercier vivement le Docteur Theillier. Car, non
seulement la connaissance du paradigme ternaire est indispensable à toute
réflexion sérieuse sur la condition spirituelle de l’homme, mais il se trouve
aussi que ce paradigme, depuis la Renaissance au moins, est l’antithèse
absolue d’une conception qui serait communément admise. Preuve en est,
par exemple, que l’Université la rejette de manière catégorique et que
l’Eglise actuelle ne lui ouvre ses portes que depuis peu de temps, et non
sans précaution. Parce que l’anthropologie tripartite voit la naissance, la
vie, la souffrance et la mort d’une manière radicalement autre, il est enfin
bien certain qu’aucun médecin ne peut la faire réellement sienne sans que
son rapport aux malades et à la maladie ne soit singulièrement renouvelé.
De cela aussi le présent exposé aimerait donner un premier aperçu.
L’anthropologie tripartite, ou ternaire, est un paradigme. Or, celui-ci,
pour être clairement présenté requiert un vocabulaire particulier, il a en
outre une histoire. C’est à ces différents aspects que sera consacrée la
première partie de cette présentation. La deuxième explorera
l’anthropologie spirituelle considérée dans sa structure et sa dynamique,
puis dans sa phénoménologie ainsi que dans sa dimension phylogénique.
La troisième partie, enfin, bien qu’un tel propos dépasse déjà les limites du
sujet initial de cet exposé, sera consacrée à camper quelques grands traits
d’une médecine de la personne ancrée dans une compréhension spirituelle,
et donc ternaire, de l’homme.
I – Le vocabulaire et l’histoire de l’anthropologie ternaire
La compréhension qui considère l’homme comme tissé de trois brins
de laine : le corps, l’âme, l’esprit est extrêmement ancienne. Elle eut
autrefois une dimension d’universalité. A Rome, au début de notre ère,
chaque écolier la savait, ce qui est rapporté par Sénèque lui-même. Et
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l’histoire montre que cette conception n’est, ni ne fut jamais, la propriété
d’aucune époque, d’aucune civilisation, d’aucune religion, d’aucune
philosophie. Nous en retrouvons l’empreinte particulièrement nette aussi
bien en Occident qu’en Orient. Aussi bien dans le judaïsme, le
christianisme et l’islam, que dans le platonisme, le stoïcisme et le néo-
platonisme. Aussi bien dans l’hindouisme et le taoisme que dans le
bouddhisme. Cependant, m’adressant aujourd’hui à un auditoire chrétien, je
limiterai mon apport historique à quelques notations démontrant sans
ombre que le paradigme ternaire est à la clé de l’anthropologie du
christianisme ancien. Je dirais même qu’il en est la clé. Mais avant d’en
venir à ce point, et à défaut de graves contre-sens, il convient que nous
fassions, dès à présent, un peu de vocabulaire. Puis-je vous demander
d’être ici particulièrement attentifs ?
Dans l’exposé qui suit, je continuerai d’employer les mots « âme »
et « esprit » dans un sens particulier, qui n’est autre que leur sens natif,
originel. Or, attention : ce sens est quasiment à l’inverse du sens courant
actuel. Aujourd’hui, en effet, le mot « âme » appartient principalement au
vocabulaire religieux, où il désigne la part spirituelle et immortelle de l’être
humain. Tel n’est pas le cas dans l’anthropologie que je vais vous
présenter. Là, comme ses équivalents latin et grec – anima et psyche – il
désigne tout simplement le système psychique, ce système dont l’existence
est évidente chez tout être animé. En ce sens, l’animal, c’est-à-dire l’être
doté d’une anima, a une âme. Les mots eux-mêmes le disent : c’est une
évidence !
L’esprit ? Depuis Descartes au moins, on entend par esprit « l’âme en
tant qu’elle pense ». Nous, nous lui conférons un tout autre sens qui est
celui fondamental, hérité de la Bible, où il signifie l’ouverture à Dieu et à la
Sagesse divine, où il signifie l’intuition de l’Incréé et des vérités ultimes. A
noter que dans la Bible les mots « esprit » et « cœur » sont
fondamentalement équivalents, le « cœur » biblique n’étant ni le cœur
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physique, ni le siège des sentiments, mais au plus profond de la personne
le lieu où Dieu se manifeste à elle. L’esprit, non pas comme organe de
pensée, comme organe intellectuel, mais comme organe de foi et de
contemplation, comme lieu intérieur de la rencontre avec Dieu. Voilà le
sens que nous retiendrons, mais j’y reviendrai.
J’ai déjà invoqué ce « dualisme » de l’anthropologie occidentale
moderne par la faute duquel cette dernière ne connaît que l’âme et le
corps, que le mental et les organes. Mais ce « dualisme » n’impose en rien
que cette anthropologie, à la manière par exemple de celle de Platon, des
cathares ou de Descartes, croit que le corps et l’âme puissent avoir chacun
une vie distincte de celle de l’autre. Non, ce dualisme exclut seulement,
mais formellement et absolument, qu’il soit nécessaire d’en appeler à une
troisième composante, voire à d’autres encore, en vue de définir le
composé humain.
Quant aux mots : « tripartition », « trichotomie» , « ternaire »,
gardons-nous encore de leur conférer ici ce sens grossier où ils
désigneraient une combinaison de trois entités dont chacune pourrait
mener une existence séparée de celle des deux autres. Non, rassurez-
vous, l’emploi de ces concepts n’exige en rien de fractionner l’uni-totalité
que constitue la personne humaine. De la même manière, apprécier une
pomme tout à la fois sous les angles de sa couleur, de sa forme et de sa
grosseur ne revient en rien à la couper en trois morceaux. Vous me
l’accorderez : c’est encore une évidence.
J’ai d’autre part employé le mot de « paradigme ». Les
représentations « corps et âme » et « corps, âme, esprit » de l’humain sont,
en effet, des « paradigmes anthropologiques ». Le fait de le savoir apporte
deux choses. Car le propre d’un paradigme est d’être une représentation
mentale qui se donne hypocritement à la conscience sous le jour d’une
image impartiale et vraie, qui plus est neutre et inerte, dans le sens où elle
n’agirait pas sur son objet. Or ceci est faux. L’épistémologie et la
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philosophie des sciences l’expliquent : un paradigme n’est jamais qu’un
système fait de présupposés. Système viable, fiable et parfaitement
utilisable par la culture qui l’adopte, mais qui n’en est pour autant nullement
démontré. Ce système n’a valeur que de simple postulat, à la manière de
celui d'Euclide qui, comme chacun sait, préside à la manière dont nous
percevons la géométrie dans l’espace. Et tel est bien le cas de tous les
grands paradigmes cosmologiques. Celui, dit « géocentrique », de
Ptolémée, par exemple. Certes, je vois le soleil se lever chaque matin et se
coucher chaque soir, mais cela ne prouve en rien que la conception
géocentrique soit juste et vraie. Elle est d’ailleurs fausse. De la même
manière, je peux ne découvrir, ni expérimenter, en moi on bien chez les
autres, ceci toujours et à chaque fois, que des données physiques et
psychologiques, que du psychosomatique, ou du somatopsychique. Mais
cela, au grand jamais, ne prouve en rien que le paradigme « corps et âme »
soit juste et vrai. Il est d’ailleurs faux. Bien sûr, cette vérité ne fait guère la
une des journaux, mais nous aurons bientôt l’occasion de comprendre
pourquoi.
Les paradigmes anthropologiques ont ceci de particulier, que n’ont
pas les paradigmes cosmologiques et que j’annonçais plus haut : ils ne
sont pas inertes, je veux dire qu’ils ne sont pas sans agir sur l’objet qu’ils
représentent. Cette action est même capitale, puisque les faits montrent,
qu’à la longue, tout paradigme anthropologique véritable façonne l’homme
tel qu’il le conçoit. Ceci avait été bien aperçu par les anciennes civilisations
d’Orient qui, pour nous en prévenir, nous ont laissé d’admirables axiomes :
« L’homme est la création de sa pensée », ou encore : « Ce que les
hommes pensent, ils le deviennent ». J’aime à formuler cette vérité comme
suit :
« Un paradigme anthropologique ne décrit pas l’homme tel qu’il est
fait, il fait l’homme tel qu’il le décrit ».
Ce qui signifie que, si nous avons construit notre personnalité et notre
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humanité autour du seul paradigme dualiste, alors nous n’avons engendré
que des enfants « corps et âme » et, sans même le vouloir, ni le savoir,
nous incitons tous ceux qui nous entourent à continuer de se verrouiller
dans leur seule personne « corps et âme ». Voilà, n’est-ce pas, qui nous
met face à nos responsabilités !
Mais assez de remarques conceptuelles. Il convient, afin de clore
cette première partie, de dire quelques mots d’histoire. Henri de Lubac,
dans son maître ouvrage Théologie dans l’histoire (1991, tome I) a brossé
un tableau remarquable des péripéties historiques de l’anthropologie
tripartite. A cette occasion, il s’étonne notamment de l’hostilité ouverte que
lui voue l’Eglise romaine depuis la fin du Moyen-Age et le Concile de
Trente. Cependant, quelles que soient les justifications politico-historiques
de cette aversion, la pérennité de cette dernière explique ce fait
positivement incroyable – à mes yeux du moins - savoir que l’anthropologie
des catéchismes catholiques, celle notamment du dernier catéchisme de
1992, s’exprime en des termes foncièrement dualistes, alors que celle de
l’Evangile, celle du Nouveau- Testament et des Pères apostoliques est
explicitement tripartite. Mais, aujourd’hui, où il m’appartient de vous
sensibiliser à l’anthropologie spirituelle, je tiens à souligner fortement ce
fait : le paradigme « corps, âme, esprit », que je vais m‘attacher à vous
exposer le plus simplement possible, ne doit certainement pas être
considéré par les chrétiens comme hérétique. Je le répète, il est à la clé de
l’anthropologie du christianisme originel. La connaissance et la certitude de
ceci est véritablement fondamentale. Le cadre de cet exposé ne permet
pas, bien loin de là, d’illustrer ce fait capital autant que je pourrais le faire,
mais les quelques citations qui suivent suffiront, je l’espère, à vous
convaincre.
Comme vous le savez, le Christ est juif et il s’exprime à l’aide de
catégories hébraïques. Or, Claude Tresmontant entre autres théologiens,
l’explique remarquablement, le mot « chair » en hébreu désigne non pas
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seulement le corps, ni même le corps lesté de ses seuls instincts, toutes
entités qui ne sont que de pures abstractions. Il désigne, bien plus
concrètement, la totalité de la personne bio-psychique. Il signifie le couple
« âme-corps » entendu dans l’unité vivante qu’il constitue. Ainsi, quand le
Christ « se fait chair », comme le dit saint Jean (Jn 1,14), le Verbe ne se fait
pas seulement « corps », mais aussi « âme », c’est-à-dire qu’il assume
aussi la psyché humaine riche de toutes ses facultés : affectivité, pulsions,
sensibilité, mémoire, intelligence, raison, etc., psyché sans laquelle il n’est
pas d’homme vivant. C’est pourquoi, c’est donc très simple à comprendre,
tous les versets mettant en regard la chair et l’esprit ne sont nullement à
porter au crédit d’une conception dualiste, comme on a voulu nous le faire
croire, mais bien tripartite. Puis-je préciser, d’ailleurs, que ce n’est qu’à
cette condition que ces versets dévoilent leur sens véritable ? Et vous le
savez : ces versets sont nombreux et porteurs de significations
essentielles. A titre d’illustration, voici deux de ces versets. C’est le Christ
lui-même qui parle. Il dit : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né
de l’Esprit est esprit » (Jn 3,6). Ou encore : « L’esprit vivifie, la chair ne sert
de rien » (Jn 6,13).
Vous l’avez compris, ce qui caractérise l’anthropologie ternaire n’est
pas, bien sûr, la distinction du corps et de l’âme, mais celle de l’âme et de
l’esprit. Or, d’après saint Paul, c’est Dieu Lui-même qui opère cette
distinction dans la pensée de l’homme qui L’écoute. C’est là ce dont
témoigne sa lettre aux Hébreux où il dit de la Parole divine qu’elle est « un
glaive qui sépare l’âme de l’esprit » (He 4,12)1.
Et c’est donc sans nul étonnement que nous voyons l’être le plus
spirituel que la terre ait jamais porté, la Vierge Marie, distinguer
parfaitement l’âme et l’esprit. Ainsi dans les premiers vers du Magnificat, où
1 (Aquestes notes són comentaris afegits per JC). La Carta als Hebreus és d'autor anònim. La crítica
textual la distancia de l'autoria de Sant Pau. Aquesta cita sí que la podem contemplar amb tota la seva força. No
es tractaria d'una duplicitat hebraica sinó més aviat d'una descripció antropològica, amb el sentit que la Paraula
de Déu, el subjecte, és capaç de discernir entre allò que un home és incapaç de distingir.
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elle s’écrie de manière si admirable et si juste : « Mon âme exalte le
Seigneur. Exulte mon esprit en Dieu mon sauveur ! » (Lc 1,46-47)2.
Paul, quant à lui, souligne, chaque fois que faire se peut, la
démarcation qui sépare les hommes « charnels » ou « psychiques » - c’est-
à-dire les hommes tissés « de corps et d’âme » seuls – des hommes
« spirituels », des hommes achevés, des hommes faits « de corps, d’âme
et d’esprit ». Et c’est bien ainsi que nous devons concevoir la stature des
chrétiens de Thessalonique aux quels Paul envoya la lettre magistrale qui
se termine par ces mots :
« Que le Dieu de paix, lui-même, vous sanctifie, et que tout vôtre être
– esprit, âme corps – soit gardé irréprochable pour la venue de notre
Seigneur Jésus- Christ » ( 1Th 5,23).
Si donc la conception de l’homme, qui est bien celle de Jésus et de la
Vierge Marie - elle qu’une théologie très sûre considère comme épiphanie
de l’Esprit Saint -, celle de saint Jean et de saint Paul, si cette conception
est si expressément ternaire, comment celle des premiers Pères de
l’Eglise, celles des Pères apostoliques, aurait-elle pu être différente ? Mais
bien sûr, elle ne l’est pas, et en rien. En témoigneront suffisamment pour
nous aujourd’hui, du moins je veux le croire, les deux paroles qui suivent.
La première est de saint Justin martyr, mort à Rome en 185, qui
faisait remarquer ceci qui est fondamental : « Le corps est donc le lieu de
l’âme, comme l’âme elle-même est le lieu de l’esprit » (Fragments, 10).
La seconde parole est de saint Irénée de Lyon, auteur du premier
grand traité de théologie et d’anthropologie chrétienne, ouvrage célèbre
2 Tot i que el començament de l'Himne del Magníficat, de fet, el que realitza és acudir a un recurs propi
de l'escriptor hebreu, és a dir, la duplicació, per la qual es repeteix el mateix concepte, amb d'altres paraules,
perquè quedi més ben fixada la idea que es vol transmetre, tant en l'oient com també en el relator. De fet, si
intercanviéssim els subjectes, veuríem com el predicat i l'objecte indirecte és el mateix en les dues exclamacions.
Fet que ens porta a creure que, efectivament, es tracta del mateix significat en dues formulacions diferents.
De totes maneres, és veritat que, en el text original, el terme 'ànima' correspon al grec 'psikhé' i el terme
'esperit' a 'pneuma', tal i com pertoca. Per tant, podríem apuntar aquí que es tracta d'una descripció de l'ésser
enter de la Verge Maria, que dóna gràcies a Déu en el seu àmbit tripartit: 'la meva ànima – el meu esperit – la
petitesa', aquesta última, per què no, reflecteixi el cos, el continent de les dimensions més altes de l'ésser humà
però que, en definitiva, no el poden ni tancar, ni limitar, ni empresonar sinó que sobreixen a la seva realitat.
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intitulé Contre les hérésies où il constate précisément des hérétiques : « Ils
ne comprennent pas que trois dimensions constituent l’homme achevé, à
savoir : le corps, l’âme et l’esprit « (C.H., V,6,1).
Etes-vous sensibilisés maintenant au fait que l’anthropologie ternaire,
ou tripartite, est authentiquement chrétienne ? C’est mon souhait le plus
cher. « Soit ! me direz-vous, mais il reste que cette conception appartient
au passé et qu’elle est aujourd’hui dépassée! » A cela je répondrais :
« Certainement pas ! » Certes, il est exact que l’anthropologie ternaire
appartient au passé en ce que l’homme occidental s’est construit au fil des
siècles en refoulant dans les caves de son inconscient, non seulement ses
pulsions sexuelles, mais aussi ses intuitions et ses aspirations spirituelles,
je dirais en un mot : son esprit.
Toutefois, pour avoir été implacablement refoulé et n’exister plus que
de manière « virtuelle », l’esprit en l’homme n’en existe pas mois et il
continue d’appeler. Aujourd’hui plus fort que jamais ! Et c’est là pourquoi
l’anthropologie spirituelle n’est actuellement en rien dépassée. Non ! jamais
dans l’histoire, à moins de laisser celle-ci courir à sa fin prochaine, il n’est
apparu aussi nécessaire de s’enraciner en profondeur dans cette
anthropologie qui, au lieu d’aliéner et mutiler l’homme, le restitue à la
totalité de son être. C’est bien ce que fait le paradigme ternaire, voilà
pourquoi je le sais d’une brûlante actualité.
Or, à ce sujet, voici un fait qui, aujourd’hui en particulier, ne peut nous
laisser indifférent : le milieu médical est présentement l’un de ceux où
s’exprime de la façon la plus nette la volonté d’en référer à une
compréhension tridimensionnelle de l’être humain. Ceci est spécialement
vrai de la médecine palliative, domaine dans lequel Cicely Saunders, la
célèbre fondatrice de l’Hospice Saint Christopher’s de Londres, oeuvra
inlassablement pour que la souffrance des personnes en fin de vie soit
entendue et traitée sur tous les plans où elle s’exprime, à savoir : physique,
psychologique et spirituel. Cicely Saunders, à qui l’on doit l’introduction des
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soins palliatifs en Europe, est, je le rappelle, l’initiatrice de la notion de
« souffrance totale », souffrance tridimensionnelle, comme nous venons de
le comprendre. Et sa leçon fut bien entendue en France où l’actuelle
Société d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP) assigne
officiellement à ces derniers la tâche de soulager, je cite le Préambule des
statuts de cette société : « les douleurs physiques, ainsi que la souffrance
psychologique, sociale et spirituelle ».
Mais ce n’est pas seulement la médecine de fin de vie qui se réclame
de l’anthropologie ternaire afin de mieux comprendre et soulager la
souffrance humaine. C’est aussi, par exemple, la médecine générale
héritière de la « médecine de la personne » du médecin genevoix Paul
Tournier, c’est la psychiatrie inspirée par les travaux du neurologue
viennois Victor Emile Frankl, ou encore la cardiologie, comme en témoigne
la pratique du grand cardiologue brésilien, directeur de l’Institut du Cœur
de Sao Polo, le docteur Roque Marcos Savioli. Oui ! la conception tripartite
de l’être humain, loin de n’être plus qu’une lune morte, est à même
d’éclairer la médecine la plus moderne de la lumière la plus vive dès lors
que celle-ci se propose d’œuvrer dans l’optique du bien total des malades.
Mais assez de préalables, c’est l’anthropologie ternaire elle-même
qu’il nous faut maintenant découvrir.
II – L’anthropologie « corps, âme, esprit » telle qu’en elle-même
La façon la plus simple d’introduire cette conception est de rappeler,
dès l’abord, quelques traits essentiels de chacune des trois composantes
qu’elle authentifie en les considérant séparément les unes des autres.
Du corps donc, et en premier lieu, puisqu’ici-bas tout passe par lui.
Le corps, par ses cinq sens, est tout d’abord ouverture. Ouverture sur le
monde physique, sur le monde terrestre, ce monde inséparablement fait de
matière, de temps et d’espace. Mais le corps est non seulement sensation,
il est aussi action. Il permet d’agir sur le monde sensible, sur le monde des
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objets. Au vrai, il est mon « interface » avec le monde extérieur : par lui, ce
dernier s’imprime dans mon âme et par lui encore mon âme s’exprime dans
le monde. A noter que, dans l’ordre de réalité physique, notre corps est
pondéral, matériel. Mais cette particularité ne lui est peut-être pas
essentielle. Peut-être sa fonction primordiale est-elle d’être avant tout une
composante formelle, un « profil », une « figure », permettant d’identifier
celui qu’il présente et représente. Quoiqu’il en soit, le corps peut
parfaitement être compris en tant qu’appareil adaptatif né de la
différenciation de l’âme au contact de la réalité extérieure. De manière plus
crue, je dirais comme « une sécrétion de l’âme au contact du monde
sensible». Bernanos aurait aimé cette formule.
De l’âme, de l’anima en latin, de la psyche en grec, j’ai déjà dit
beaucoup. Mais précisons : le psychisme, le mental, contrairement au
corps, ouvre sur le monde psychologique, le monde des sujets, des
significations. Il donne non pas directement sur le monde sensible mais, à
travers lui, sur le monde intelligible. Ce dernier, en effet, n’est autre que ce
premier, mais « lu de l’intérieur » grâce à « l’intelligence ». Bien sûr, comme
le corps, l’âme est aussi action. Elle agit par le langage, parlé ou non.
L’âme est un système tout à la fois composé par les facultés psychiques
elles-mêmes : perception, émotion, sentiments, intelligence, mémoire … et
par les contenus psychiques produits par ces mêmes facultés : idées,
pensées, souvenirs, sentiments… Si pour voir des corps, il faut un corps,
pour voir, entendre et comprendre une âme, il faut soi-même en avoir une.
Celle-ci doit en outre être au moins aussi déliée que celle qu’elle désire
pénétrer.
Nous retrouvons ici l’antique adage néoplatonicien, si capital en
anthropologie fondamentale : « Seul le semblable voit le semblable ». Je
ferai enfin remarquer que si, ici-bas du moins, l’âme et le corps forment une
totalité indubitablement indivisible, ils n’en sont pas moins parfaitement
irréductibles l’un à l’autre. Le monde des pensées, des idées, des
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sentiments n’est pas celui des os et des cartilages, des viscères et des
muqueuses. C’est une évidence. Blaise Pascal disait que ce sont là choses
appartenant à des « ordres de réalité » différents.
Et nous voici devant l’esprit qui, lui aussi, appartient à un ordre de
réalité, à « un monde » particulier. Il s’agit bien sûr du monde spirituel sur
lequel il ouvre. Or là encore, la contrainte demeure : pour apercevoir ce
monde, pour « voir » l’esprit, il faut soi-même, si peu que ce soit, avoir
développé son esprit. Vraie contrainte, n’est-ce pas ? Reste à faire
apercevoir ce qu’est l’esprit. Tâche bien difficile dont Maître Eckhart, l’un
des plus grands spirituels de tous les temps, donnait la mesure en affirmant
que : « Nul ne comprend ce que l’on dit de l’esprit qui ne le connaît déjà ».
Ceci vient de ce que l’esprit humain ne s’actualise et grandit que par
participation et ouverture à l’Esprit Saint et par suite à l’Incréé, à l’Infini.
C’est pourquoi il ne peut se définir, c’est-à-dire se finir avec des mots, ni
même être regardé en face. L’intelligence discursive ne peut, en quelque
sorte, s’en approcher que de manière périphérique. Ce que faisait, par
exemple, saint Justin Martyr en notant que l’âme est la maison de l’esprit,
comme le corps est celle de l’âme. Cette notation demeure d’une extrême
importance car elle introduit très simplement à plusieurs vérités
fondamentales. Voyons cela.
La première est que l’âme occupe une situation comme intermédiaire
entre le corps et l’esprit, le matériel et le spirituel, ce qui lui permet de se
tourner de manière immédiate tant vers l’un que vers l’autre. On remarque
ensuite que ces trois dimensions forment un tout hiérarchiquement
ordonné : d’abord la première demeure, celle du corps, puis celle de l’âme,
puis l’esprit. Et la phrase même de Justin le donne à penser : ces trois là
forment un tout que l’on ne peut séparer. En effet, puisque, comme nous le
savons, l’âme en notre monde est inséparable du corps, autant doit l’être
l’esprit de l’âme. Ce qui ne les empêche d’être aussi distincts l’un de l’autre
que les deux premiers. En fait, la parole de Justin suggère que le rapport
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de l’esprit à l’âme est, pour une part au moins, très semblable à celui de
l’âme au corps. Ce qui est clairement confirmé par toute la théologie
mystique. Autant l’âme n’est pas une partie du corps et les idées ne font
par partie du cerveau, autant l’esprit ne fait pas partie de l’âme et n’en est
pas l’une de ses facultés. Nous avons affaire là à des ordres de réalité
différents. A leur sujet, Pascal affirmait joliment, il est vrai avec un
vocabulaire différent, mais le sens est le même, que la différence séparant
l’esprit de l’âme est « infiniment plus infinie » que celle séparant l’âme du
corps.
Le mot « esprit » en lui-même, il est vrai, compte tenu de son
imprécision et de son abstraction, n’aide en rien à définir la dimension de
l’être qu’il désigne. C’est pourquoi beaucoup de théologiens ou de
mystiques lui préfèrent le mot « cœur ».Et ceci tout en restant parfaitement
fidèles à la tradition biblique puisque dans la Bible, nous l’avons dit, les
mots « cœur » et « esprit »sont équivalents, comme en témoigne par
exemple le Livre d’Ezéchiel (cf. notamment Ez. 11,19 et 36,26). Cependant,
si le terme d’esprit pèche comme par abstraction, celui de cœur pèche par
« chosification ». Les connotations du premier sont trop intellectuelles, celle
du second trop sentimentales. C’est pourquoi saint Bruno et saint François
de Sales préfèrent l’expression de « cœur profond », ou encore différents
auteurs emploient celle de « cœur-esprit ». L’avantage de ces expressions
est de désigner, avec le plus de clarté qu’il se peut, ce centre de l’être, ce
lieu intérieur et secret, où il lui est donné de communier avec son Créateur
et de communiquer avec le monde spirituel. Evoquant ainsi l’esprit nous ne
pouvons manquer d’observer qu’il joue pour l’âme un rôle symétrique et
semblable à celui du corps. En effet si, comme nous l’avons vu, le corps
peut se comprendre comme « interface » de l’âme avec le monde terrestre,
l’esprit peut aussi être considéré pertinemment comme son « interface »
avec le monde céleste. Et nous pourrions même reprendre exactement la
même présentation que pour le corps en disant de l’esprit humain qu’il peut
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être compris comme « appareil adaptatif né de la différenciation de l’âme
humaine au contact de l’Esprit Saint ».
Voilà, si nous devions, de ces premières remarques, extraire
une première formule caractéristique, je dirais les choses ainsi :
« Après le corps et l’âme, l’esprit (le cœur profond) est la troisième et
ultime dimension ontologique de l’homme. Son rapport à l’âme est
semblable à celui de l’âme au corps. Alors que le corps adapte l’âme au
monde matériel, l’esprit, lui, de manière symétrique adapte l’âme au monde
spirituel.» Et j’ajouterai, faisant ainsi référence à ce qui suit : « Et son mode
de manifestation est l’amour ».
Toutefois, avant de considérer l’amour et la phénoménologie de
l’esprit, je voudrais insister sur ce point que nous avons seulement
entr’aperçu. A la manière de l’âme et du corps, l’esprit est ouverture et
perception. Il ouvre sur le monde, non plus physique, non plus psychique,
mais spirituel. Ce monde n'est plus celui des apparences, mais celui des
essences. Celui qui l’aperçoit connaît plus clairement la raison ultime des
choses, leur origine et leur fin. Cet ordre de réalité n’est accessible, ni par
la sensation, ni par l’intellection ordinaire, mais par la foi et la
contemplation. Il n’est autre que cet ordre atemporel, éternel, et donc
« non-local », dont parlent toutes les grandes religions. Pour nous
chrétiens, il est le « Royaume des cieux », le « Royaume de Dieu » . Mais
je dois à ce sujet souligner d’un trait d’or cet enseignement unanime de la
grande tradition mystique : ce monde ne doit certainement pas être compris
comme un « au-delà », comme un « autre monde » que celui dont l’âme et
le corps donnent une première intelligence. Car si le monde physique est
simultanément matériel et formel, si le monde psychique est seulement
formel, le monde spirituel, lui, n’aurait ni matière, ni forme propres. Il serait,
en fait, le même monde que le nôtre, mais perçu et vécu à une autre
profondeur. Certes, la Vierge Marie dira à la jeune Bernadette qu’elle ne la
rendrait pas heureuse « en ce monde, mais dans l’autre ». Mais où
77
l’Immaculée commença-t-elle à faire rayonner la petite voyante d’une joie si
surnaturelle que la foule en resta frappée d’une stupeur inexprimable ? Où,
si ce n’est « en ce monde », dans celui de la grotte Massabielle ?
Comment dire plus simplement que « l’autre monde » évoqué par la
Vierge et le nôtre sont ainsi un et même ?
Voilà, je n’en dirai aujourd’hui pas plus sur le paradigme ternaire
considéré dans sa structure et ses composants. C’est de sa dynamique, de
son mouvement dont il faut maintenant nous entretenir.
Considéré sous cet angle, le paradigme ternaire donne le premier
enseignement capital que voici. Alors que l’anthropologie dualiste ne
connaît de l’homme qu’une naissance, une vie et une mort, lui en connaît
deux naissances, deux vies et deux morts. Ceci est véritablement
fondamental, et aussi très simple et très concret. En effet, à l’issue de la
première naissance, au sortir du ventre de sa mère le petit de l’homme
possède, déjà actuels, déjà en acte, un corps et un psychisme. Certes,
ceux-ci auront encore à grandir, mais ils existent déjà sous forme
manifestée. Or, tel n’est pas le cas de l’esprit qui, à la naissance, je veux
dire suite à la première, existe certes, mais seulement en puissance, c’est-
à-dire seulement comme possibilité, et non pas en actes, non pas sous
forme manifestée. En ce sens, l’existence de l’esprit à la naissance n’est
pas actuelle, mais seulement virtuelle. A ce stade nous pourrions comparer
l’esprit à un « germe », à un germe non encore fécondé mais qui le sera
plus tard, sous réserve de son accord, par la grâce de l’Esprit Saint. Nous
le voyons : sous l’angle ontologique, sous l’angle de l’être, le petit
d’homme naît donc inachevé, inaccompli. Pour s’accomplir, il a encore à
actualiser son esprit, c’est-à-dire à l’identifier et le mettre en œuvre dans
toutes ses dimensions : perception, compréhension, action. Bref, il lui reste
à mettre au monde son être total « corps, âme, esprit ». Autrement dit, il lui
reste à naître une nouvelle fois. Cette nouvelle naissance, cette metanoïa,
n’est autre que celle enseignée par Jésus à Nicodème au chapitre trois de
78
l’évangile de Jean. Elle produit dans l’être un bouleversement si profond
que les spirituels en parlent comme d’une métamorphose. Et il est vrai que,
dans l’ordre de l’invisible et de l’essentiel, elle est tout à fait comparable aux
métamorphoses biologiques que l’on peut observer dans l’ordre du visible
et des apparences. L’évocation de ces métamorphoses est très
intéressante car elle aide grandement à concevoir de manière juste
l’articulation des deux vies de l’homme, l’articulation de sa vie naturelle et
de sa vie spirituelle, celle de sa vie relative et de sa vie absolue. Ce rapport
est en effet extrêmement semblable à celui qui met en regard la vie de la
larve et celle de l’imago, la vie de la chenille et celle du papillon.
Toutefois, cette similitude associant les métamorphose biologique et
spirituelle demande à être bien comprise. Elle est, en effet, imparfaite. Car
ces deux sortes de métamorphose différent l’une de l’autre par deux traits
décisifs. L’un est relatif à la liberté, l’autre à la mort. Je veux dire
simplement ceci.
La première naissance et la vie biologique, le corps et l’âme naturels,
faits d’hérédité et d’histoire, d’inné et d’acquis, voilà autant de réalités
totalement imposées à l’homme. Il faut le redire, nous n’avons jamais
demandé à venir. La deuxième naissance et la vie spirituelle, notre esprit et
notre achèvement, voilà par contre autant d’éventualités qui ne nous sont
nullement imposées, mais seulement proposées. Face à elles, nous
sommes absolument et magnifiquement libres. Or, bien sûr, ceci n’est pas
le cas de la larve, dont la métamorphose est l’effet de sécrétions
hormonales auxquelles elle ne peut rien.
Il y a enfin que si le papillon ou la libellule, la grenouille ou la
salamandre, est bien un être total et achevé, force est de constater que la
métamorphose dont il est issu ne le dispense en rien de mourir, je veux dire
de disparaître (du moins en apparence) de l’ordre ultime auquel il a eu
accès. Or, pour l’homme, comme l’affirme la tradition spirituelle, il en va
différemment. Car la vie spirituelle, la vie totale, la vie absolue qui est
79
conférée par l’esprit, n’est autre que la vie éternelle.
Et c’est là précisément pourquoi l’anthropologie spirituelle affirme
que l’homme peut connaître deux morts. L’une, la première, est imposée :
elle est celle que nous connaîtrons tous le jour où nous devrons quitter le
monde sensible. La seconde, libre, en ce qu’elle ne nous est pas imposée,
est celle à laquelle nous nous condamnons, si nous refusons sans retour la
seule vie qui précisément permet de l’éviter. Cette seconde mort n’est pas,
comme la première, une mort relative, elle est une mort absolue. Elle ne
détruit pas seulement une partie de l’être, elle détruit le tout. Elle est un
anéantissement total et définitif. C’est là un point que je ne peux développer
ici, mais retenons que cette dernière acception est celle qui confère aux
expressions de châtiment éternel et de feu éternel de l’Ecriture leur sens le
plus probable, le plus cohérent et le plus conforme à l’amour.
Tel est donc le mouvement de l’anthropologie ternaire et ce
mouvement est exactement le même pour tous quelles que soient nos
insuffisances ou nos excellences physiques ou psychologiques . Il est celui
d’une tension vers un point oméga, vers un achèvement toujours situé au
devant de nous. Il est celui de la mise au monde de notre être essentiel et
seul réel, il est celui de notre transfiguration en Christ car, pour nous
chrétiens, vous le savez, le Christ est tout à la fois la réalité et l’admirable
figure de Celui que nous avons à être. Celui que saint Paul était déjà, pour
une part, devenu, lui qui put écrire : « Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis,
mais Christ qui vit en moi » (Gal 2,20). Ce mouvement est celui d’une
participation toujours plus grande à la nature divine. Il n’est autre que celui
de cette déification, dont les Pères anciens aimaient à croire qu’elle suffisait
à rendre compte de l’Incarnation et dont ils disaient avec splendeur :
« Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». C’est-à-dire : « Dieu s’est
fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».
Mais après avoir évoqué ces profonds mystères et sans d’ailleurs les
quitter, revenons plus précisément aux questions directes que pose
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l’esprit. Je me plais à penser qu’il y a parmi vous quelques esprits forts et
positifs pour s’exclamer : « Tout cela est bien beau, mais n’est fait que de
mots ! Et cet esprit, cette merveille dont on parle, je ne l’ai, moi, dans les
faits, jamais rencontré ! » A cela, je répondrai de deux façons. En premier
lieu, je rappellerai ce propre des paradigmes anthropologiques qui est de
façonner le réel sur le modèle même de ce qu’ils en comprennent.
Propriété qu’introduit déjà clairement l’adage : « Seul le semblable voit le
semblable ». Si donc, dans ma vie, je ne vois pas l’esprit, le plus sage est
certainement de n’en pas déduire que l’esprit n’existe pas, mais bien plutôt
d’en conclure que je suis pas capable de l’apercevoir. Ce qui d’ailleurs, est
tout à fait normal. Car, ainsi que Jean Piaget et Henri Wallon l’ont si bien
démontré, pas plus l’enfant ne sait spontanément différencier le rêve et la
réalité, l’intérieur et l’extérieur, le psychique et le physique, l’âme et le
corps, pas plus l’adulte ne sait spontanément discerner le spirituel et le
psychique, l’esprit et l’âme. Cela, chacun doit l’apprendre. L’enseigner
constitue, en théorie du moins, l’objet fondamental de tout enseignement
religieux.
Mais j’aimerais maintenant répondre d’une autre manière à
l’exclamation précédente. Cette fois par le biais d’une question : « Etes-
vous si sûr de n’avoir jamais rencontré l’esprit ? » Et vous me permettrez
d’ajouter : « Cela serait très étonnant ! ». Hélas ! il n’est guère pensable
d’introduire ici un enseignement sur la phénoménologie de l’esprit.
Néanmoins, je crois que je peux aller rapidement à l’essentiel en soulignant
avec force les deux vérités que voici. Qui a connu l’amour pur, l’amour fou,
l’amour tel qu’il se donne d’ordinaire aux adolescents, cet amour qui
métamorphose le monde et nimbe jusqu’à la moindre chose d’un éclat
étincelant et captivant, qui a connu cet amour a connu l’esprit. Plus
simplement encore, qui a connu l’amour maternel dans le déploiement de
toute sa tendresse, dans son abnégation sans limite et son espérance
infinie, a connu l’esprit. Et qui a connu l’émerveillement devant la beauté,
81
celle d’une jonquille ou d’un flocon de neige, celle d’un chant ou d’un
poème, celle d’un tableau ou d’une cathédrale, a aussi connu l’esprit. Car
l’amour et la beauté sont précisément en ce monde l’indice des lieux et des
heures où affleure l’esprit. Et, je veux le croire, il n’en est aucun parmi nous
qui n’ait éprouvé, ne serait- ce qu’en de trop brefs instants la joie
engendrée par la beauté ou par l’amour.
Néanmoins, il convient de ne pas s’y tromper : de tels instants ne
sont jamais que ceux de premiers et seuls effleurements. De les avoir
connus n’équivaut certes pas à être né à soi-même. En vérité, le don de
ces instants est seulement d’avoir permis d’entrevoir et de vivre la merveille
que nous sommes et avons à être. Mais il reste à la mettre au monde, ceci
en s’abandonnant toujours plus complètement à elle, et chaque jour que
Dieu fait. Car telle est la nouvelle naissance.
A propos de cette naissance, une question se pose parfois avec
insistance : l’actualisation de l’esprit, qui demande l’expérience de l’amour
et inaugure l’achèvement de l’être, a-t-elle pour préalable la santé de l’âme
et du corps ? Cette question intéresse en particulier tous ceux ayant la
responsabilité de personnes profondément handicapées, notamment sur le
plan mental. Nous pourrions encore la formuler ainsi : la chenille, pour se
métamorphoser en papillon, doit-elle disposer de tous ses organes et jouir
de toutes ses facultés ? La réponse est, bien heureusement, négative et il y
a à cela de multiples raisons. La première est que, pour être inséparables,
les différentes composantes ontologiques n’en sont pas moins
indépendantes : le corps peut être malade et l’âme en parfaite santé, et
réciproquement. Or, il en va de même pour l’esprit : sa santé ne dépend
essentiellement, ni de celle de l’âme, ni de celle du corps. La seconde est
que pour qu’un insecte ne se métamorphose pas, ou mal, il faut que les
organes ou les fonctions utiles à sa transformation soient altérés. Ceci est
une évidence. Or cette éventualité ne concerne pas l’être humain, chez
lequel le « dispositif » nécessaire à son avènement, à savoir « l’esprit
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virtuel », ou encore « la possibilité de l’esprit », ou encore « le germe en
attente de fécondation » dont nous parlions plus haut, est toujours présent
et indemne. Ce fait est véritablement capital puisqu’il préside à la définition
de l’humain : sans lui, en effet, l’homme ne différerait pas ontologiquement
de l’animal, il ne saurait être dit « créé à l’image de Dieu » et il n’aurait pas
la possibilité d’accéder à sa « ressemblance ». V.E.Frankl , neuropsychiatre
de renommée mondiale, qui a eu de multiples occasions de vérifier
expérimentalement le caractère inamissible et inaltérable du cœur profond
de l’homme (de l’esprit humain) en a fait la clé de voûte de toute sa
pratique médicale. La troisième raison est que la seconde naissance n’est
autre que l’éveil à l’amour, amour donné par un autre et reçu d’un autre,
mais qui pour être effectif n’a nul besoin de l’intégrité de toutes les facultés
mentales et notamment pas des facultés intellectuelles. Et si le handicap
était si contraignant que l’amour venant de l’entourage ne puisse être
suffisamment reçu ni ressenti, encore ne faut-il pas oublier que, si le cœur-
esprit de l’homme ne s’éveille qu’au contact de l’Esprit de Dieu, ce contact
n’exige nulle médiation humaine, nulle présence d’autrui. De cela, me
semble-t-il, nombre d’expériences d’émerveillement et de ravissement
témoignent éloquemment. Je rappellerai enfin cette vérité bien connue des
directeurs spirituels. Savoir que les difficultés et les handicaps affectant la
vie du corps, ou celle de l’âme, se révèlent souvent d’excellents ferments
de la vie spirituelle. Parce qu’en retranchant la personne de la vie
mondaine normale, ils la protègent ainsi fréquemment d’influences
néfastes, voire fatales pour l’esprit. Parce qu’enfin ils referment l’éventail
des possibilités de s’investir dans des activités dénuées de tout profit
spirituel. Tel est donc sur cette question l’enseignement fondamental de
l’anthropologie spirituelle : quelque grave que soit le handicap touchant les
apparences de l’être, il ne l’affecte pas dans son essence. Il y a là le motif
d’un puissant réconfort.
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Mais revenons à la seconde naissance considérée en elle-même.
Comment donc
en soi-même, ou bien en autrui, identifier la « merveille » qu’elle met au
monde sans risque d’erreur ? Saint Paul nous l’apprend qui écrit dans sa
lettre au Galates ( Ga 5,22) :
« Mais le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, bonté, fidélité,
serviabilité, humilité, tempérance ».
Bien sûr, cette énumération, pour être bien comprise, demande de
nombreux commentaires, mais il est bon déjà de savoir qu’elle constitue
l’une des plus précieuses clés du discernement spirituel.
Reste, afin de clore cette brève mais déjà trop longue introduction à
l’anthropologie spirituelle, à dire quelques mots du regard qu’elle porte, non
plus sur la composition et la vie de l’individu humain, mais sur la condition
et l’histoire de l’espèce humaine. Je me limiterai à quelques brèves
notations propres à l’anthropologie chrétienne, notations qui, j’en suis sûr,
ne peuvent laisser le médecin indifférent.
Ainsi que le note Pascal : « Nous ne sommes pas en l’état de notre
création ». Le monde non plus. Tout a changé. Le seul invariant, le seul
éternel, est Dieu. Or Dieu est Amour. C’est pourquoi, dans le principe (ou à
l’origine, si on est plus à l’aise avec un raisonnement « chronologique »
qu’avec un raisonnement seulement « logique ») Dieu créa l’homme libre,
totalement libre. C’est-à-dire libre d’accepter la vie en plénitude, la vie
absolue, la vie éternelle, mais aussi parfaitement libre de la refuser et de se
condamner ainsi à mourir au dernier jour. Afin que la création soit un acte
d’amour véritable, autrement dit : pour qu’elle laisse à l’homme une liberté
totale, il fallait nécessairement que Dieu créé l’homme et le monde en état
d’inachèvement, condition sine qua non pour que l’homme soit
effectivement libre de s’accomplir et d’œuvrer à la création du monde à sa
guise. Ainsi donc, dès l’origine, la donation était excellente, mais non
parfaite. Or, on sait le choix que la vanité suggéra à Adam, choix qui
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entraîna la dénaturation de l’espèce humaine, ainsi que le naufrage de la
création entière, laquelle sombra alors dans la douloureuse condition que
nous connaissons aujourd’hui. Condition opaque et de finitude où l’homme,
prisonnier de la matière, du temps et de l’espace, est condamné à mener
une vie marquée par la souffrance, la maladie et la mort. Or, redisons-le, le
monde « en l’état de sa création », ainsi que le désignait Pascal, le monde
tel que créé par Dieu à l’origine, ce monde ignorait absolument tout cela.
Dieu, en effet, n’a pas créé la souffrance, ni la mort (Sg 1,13). A l’occasion
de sa magnifique méditation sur la symétrie des « deux Jardins » - celui du
Paradis et celui de l’Agonie -, ainsi que tout au long de son œuvre
puissante, Maurice Zundel réaffirme sans cesse cette vérité capitale : de
tout cela, du monde tel que nous le connaissons, Dieu est totalement
innocent. Non seulement innocent, mais aussi première et plus
bouleversante victime, victime qui souffre dans chaque homme qui souffre,
victime qui pleure dans chaque enfant qui pleure.
Or, au temps originel, parce que créé inachevé, seulement
« psychique », pour reprendre le mot de Paul, l’homme, afin de s’accomplir,
avait à naître à son esprit. Mais, en ces temps fortunés, aucun tropisme,
aucune force ne s’opposait à cette bienheureuse naissance. De sorte que
l’homme n’avait pas à connaître les souffrances et angoisses dont la
prévarication allait faire, de la nouvelle naissance, l’inévitable et tragique
corollaire. Les conditions étaient alors infiniment différentes. Le Christ le dit
lui-même dans l’évangile de Matthieu : « Au commencement, il n’en était
pas ainsi » (Mt 19,8). L’homme, au vrai, n’avait pas à se métamorphoser. Il
n’avait pas à se transformer, puisqu’il ne s’était pas déformé, pas à se
relever, puisqu’il n’était pas tombé, pas à se retourner, puisqu’il ne s’était
pas détourné, pas à être sauvé, puisqu’il n’était pas perdu.
Cependant, aujourd’hui, perdus, nous le sommes. Mais vous aurez
maintes fois l’occasion de le constater : de commencer à vivre à la lumière
de l’anthropologie spirituelle contribue déjà à nous libérer de celui que nous
85
croyons être nous-même. Ce faisant, cette expérience contribue déjà à
notre salut et, par la grâce des paradigmes, à celui de tous ceux qui nous
entourent.
Parvenu à ce point du présent exposé, je crois avoir atteint l’essentiel
de son objectif qui était de donner un premier aperçu sur les
« fondamentaux » de l’anthropologie ternaire. Je crois avoir seulement
oublié de vous dire que Maurice Zundel est certainement le théologien
actuel dont l’anthropologie est la plus foncièrement ternaire. Mais savez-
vous aussi que sa première grande intuition spirituelle, intuition
véritablement fondatrice, lui échut à l’âge de 14 ans, le 8 décembre 1911,
jour de l’Immaculée Conception, alors qu’il était en prière au pied d’une
statue de Notre Dame de Lourdes ?
Voilà, nous pourrions sans doute en rester là. J’imagine cependant
que beaucoup parmi vous aimeraient avoir une idée plus précise de la
médecine souhaitée par l’anthropologie spirituelle. Examiner cet aspect
conduit déjà quelque peu hors des limites du propos initial. C’est pourquoi
je vous demande par avance de bien vouloir pardonner l’extrême brièveté
de l’esquisse qui suit.
III – La médecine et la dimension de l’esprit
Une authentique médecine spirituelle, je veux dire une médecine qui
a le souci de l’homme dans sa totalité, se caractérise notamment par la
manière dont elle considère la santé, la souffrance, le malade et la
médecine elle-même. Concernant chacun de ces quatre « regards », je ne
pourrai faire mieux qu’ouvrir devant vous quelques grandes pistes de
réflexion.
Le regard sur la santé.
La Lettre apostolique écrite par Jean-Paul II, pour la huitième
«Journée Mondiale du malade», explicite ce regard de manière
remarquable. En effet, aux yeux de l’anthropologie spirituelle, il n’est de
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santé que de l’être achevé, de santé que mesurée à l’aune de
l’accomplissement de l’être total. Aux yeux d’une telle anthropologie, santé
et sainteté sont synonymes et la santé est bien loin de se résumer au seul
« silence des organes ». Or, dans la cette Lettre apostolique du Saint Père,
lettre qui en appelle, je reprends ses termes : « à une vision de la santé
fondée sur une anthropologie qui respecte la personne dans son
intégralité », dans cette lettre qui rejette catégoriquement tout « notion de
santé réduite à une pure vitalité exubérante satisfaite de son efficacité
physique (j’ajouterais « et psychique »), dans cette lettre nous lisons cette
affirmation capitale : « la santé est un bien avant–dernier dans la hiérarchie
des valeurs, qui doit être considéré et cultivé dans l’optique du bien total et
donc également spirituel de la personne ». Comment mieux dire? Et s’il
demeure que les traitements prescrits par un médecin « dualiste» et ceux
prescrits par un « spirituel » seront, le plus souvent, exactement les
mêmes, il n’en est pas moins vrai que le second, par son attitude
thérapeutique, par ses attentes et par ses questions, par son écoute et par
son silence sera attentif à susciter chez son patient un courage et une
confiance, un élan et une espérance, une paix et une libération dont le
premier, par la faute de son propre paradigme anthropologique, est bien
incapable d’avoir la moindre notion.
Le regard sur la souffrance.
La question de la souffrance est infiniment plus délicate. Bien des
nuances doivent être apportées. Afin de simplifier, je dirais que l’option pour
une compréhension spirituelle de l’homme peut conduire le chrétien à
concevoir la souffrance de deux manières très sensiblement différentes. La
première, ancrée dans une exégèse particulière de la lettre de Paul aux
Colossiens (1,24) et soucieuse de faire face aux incroyants, qui ne peuvent
vivre la souffrance autrement que comme absurde, affirme que la
souffrance a en elle-même un sens, un sens mystérieux qu’il convient de
découvrir. Cette manière est celle de l’Eglise romaine. Celle de Jean-Paul II
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notamment, qui qualifie ce sens de salvifique. Certes, cette compréhension
ne nie pas que la souffrance soit une conséquence ni une expression du
mal, mais elle lui accorde l’aptitude particulière et salutaire de pouvoir, par
elle-même, contribuer au salut de la personne totale. Comment cela ? Tout
d’abord, bien sûr, parce qu’elle permet de faire le tri entre l’essentiel et
l’accessoire et incite ainsi à un retournement vers les profondeurs de l’être.
Mais, plus encore, parce qu’elle permettrait de se configurer au Christ
souffrant et d’œuvrer, de la sorte, tant au bien de l’Eglise qu’à la
Rédemption du monde. Ainsi comprise, la souffrance acquiert
naturellement un très haut prix. Celui-ci est bien mis en valeur dans la
Lettre apostolique Salvifici doloris écrite par de Jean-Paul II en 1984. Cette
lettre, en effet, dit de la souffrance qu’elle « semble appartenir à la
transcendance de l’homme » (I.,3), ou encore qu’elle « porte en elle la
grandeur d’un mystère spécifique » (I.,4). Et elle va même jusqu’à affirmer
que « dans le programme messianique du Christ (…), la souffrance est
présente dans le monde pour libérer l’amour » (VII,30). Ce qui
indéniablement la justifie. Mais ne va pas, du moins je le crois, sans
soulever des questions d’une gravité extrême.
Telle est donc la première manière, dont j’ai la faiblesse de penser
qu’elle comporte souvent plus de risques que d’avantages. A tout le moins,
elle ne me paraît pouvoir être salutaire que pour des âmes particulièrement
fortes et effectivement appelées à suivre un tel chemin. Car le témoignage
des mystiques en fait foi : la configuration aux souffrances du Christ exige
une force d’âme et un courage hors du commun. Il est, d’autre part,
indéniable que toute souffrance n’est pas à même de configurer au Christ.
Permettez-moi, enfin, en vue de clore ce bref aperçu sur la valeur possible
de la souffrance, de citer ces paroles dont je ne me souviens jamais sans
une grande émotion. Ces mots, vous les connaissez sans doute. Ce sont
ceux dits par le cardinal Veuillot alors qu’il se mourrait d’un cancer
extrêmement douloureux : « Nous savons faire de belles phrases sur la
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souffrance. Moi-même j’en ai parlé avec chaleur. Mais dites aux prêtres de
n’en rien dire : nous ignorons ce qu’elle est. J’en ai pleuré !».
Alors que la première manière est plus développée dans l’Eglise
occidentale, la seconde l’est bien plus chez les orthodoxes. Ces derniers,
en effet, promeuvent la configuration au Christ bien plus comme une
participation à sa gloire, que comme une participation à ses souffrances. Et
cette option va jusqu’à s’inscrire dans l’histoire, jusque dans les faits eux-
mêmes, puisque, comme on sait, l’Eglise orthodoxe ne connaît pas de
saints stigmatisés mais se trouve honorée par une foule innombrable de
saints lumineux.
Dans cette seconde acception, l’intelligibilité de la souffrance ne vient
pas d’un sens qu’elle aurait en elle-même, ni notamment d’une fin qu’elle
permettrait d’atteindre, mais de la connaissance de ses causes. La
souffrance est ici saisie de manière élective comme effet de la chute
originelle, comme conséquence de l’inconséquence de l’homme, comme
manifestation de la volonté perverse du Malin. En ce sens, elle apparaît
comme un mal, un mal d’où aucun bien ne peut sortir. Un mal absolu contre
lequel il convient de se battre toujours et partout. Et ceci d’autant que nous
sommes dépositaires d’une responsabilité véritablement sans mesure
puisque, comme Maurice Zundel l’explique de manière inoubliable, et nous
l’avons déjà dit, dans tout homme qui souffre et qui pleure, c’est le Christ,
c’est Dieu lui-même, qui souffre et qui pleure. Cette conception de la
souffrance peut à certains égards rejoindre la précédente. Elle a cependant
sur elle des avantages considérables, dont le premier est certainement
d’éviter absolument toute idée de compromission de Dieu avec la
souffrance et la mort, ce qui, pour tout malade et tout agonisant, ne peut
être qu’un véritable soulagement. Vient ensuite qu’elle réduit à néant l’un
des arguments les plus puissants de l’athéisme, lequel a beau jeu de
suspecter un Dieu qui tirerait profit de la souffrance humaine. A quoi
s’ajoute, enfin, que cette conception sait aussi parfaitement l’homme
89
capable d’un bon usage de la souffrance et qu’il y a dans cette aptitude
l’une des aides les plus puissantes à accepter l’inacceptable. Dois-je le
redire ? Cette seconde manière me paraît bien préférable,
Le regard sur le malade.
Ce regard est, si je puis m’exprimer ainsi, un regard « en
perspective ». Il est, tout à la fois, conscient de la condition actuelle et
existentielle du malade, mais aussi de sa condition essentielle et spirituelle.
Il voit, tout à la fois, l’homme qui est là, mais aussi celui qui, depuis les
profondeurs de l’être, appelle et demande à naître. Dans la chenille, il voit
le papillon. Il voit l’alpha et l’oméga. Conscient de cette aspiration à être,
conscient de cette aspiration inamissible qui habite le cœur de tout homme,
même de l’homme le plus souffrant et le plus démuni, il sait aussi les forces
implacables que lui oppose la nature héritée de la chute. Loin de réduire la
vie humaine à la simple recherche du plaisir tant aimé par le corps, ou à la
seule quête du bonheur tant prisé par l’âme, il la sait avant tout habitée par
le désir d’être et la volonté de sens qui le manifeste et qui, tous deux,
viennent de l’esprit.. Il sait la vie de l’homme entravée, certes par le
refoulement sexuel, mais aussi par le refoulement spirituel. Ainsi ce regard,
que seule confère la découverte de l’esprit, que seule permet l’ouverture du
cœur profond, ce regard tout à la fois empli de compassion pour celui qui
est, et d’amour pour celui qui vient, toujours incite le médecin à privilégier à
l’égard de la personne malade les gestes et les attitudes thérapeutiques les
plus aptes à aider cette dernière à parvenir jusqu’à ce « point intérieur »
d’où elle pourra apercevoir et ressentir que l’être souffrant et abîmé qu’elle
croyait être, et auquel elle inclinait probablement à se réduire, n’est pas tant
elle-même que la surface d’elle-même. Que cet être n’est pas tant son moi
essentiel et seul véritablement réel, que la seule enveloppe
psychocorporelle permettant à ce dernier de se manifester ici-bas, mais
avec qui il ne faut surtout pas le confondre. Erreur fatale, qui est justement
celle que l’anthropologie dualiste exige absolument de nous-mêmes.
90
Chacun imaginera sans peine les vertus de cette démarche thérapeutique,
évidemment inaccessible à la médecine dualiste, qui consiste à faire
découvrir à la personne souffrante que son « Je » est bien ailleurs que
dans sa souffrance ou dans son handicap et qu’elle a, tout à la fois, non
seulement la possibilité de « Le » découvrir, mais aussi celle de « Le »
construire. Et on se souviendra que la grâce d’une telle découverte peut
bénéficier aux plus démunis puisque pour la faire il suffit, en définitive,
d’être aimé.
Le regard sur la médecine.
Certainement, à des médecins désireux de se familiariser avec les
lois régissant le fonctionnement des inconscients pulsionnel et spirituel, je
ne saurais conseiller meilleure lecture que celle des écrits du troisième et
dernier des grands psychiatres viennois du XXe siècle : Victor Emile Frankl
(mort en 1997). Or Frankl eut aussi des vues très profondes relatives à ce
que doit être, et à ce que ne doit pas être, une médecine consciente des
trois dimensions de l’humain. Certes, nous savons que la déontologie d’une
telle médecine demande au médecin, par son attitude, par sa manière de
susciter et d’écouter des récits de vie qui ne soient pas seulement centrés
sur les symptômes immédiats, lui demande d’aider son patient à devenir
conscient de la responsabilité, qui lui incombe, de se mettre en totalité au
monde et de devenir ainsi le véritable acteur de sa vie. C’est bien là l’une
des manières les plus effectives qu’a la médecine de spiritualiser l’homme,
d’élever le monde et de collaborer ainsi directement à la création divine.
Mais il y a à adopter cette déontologie, à bien des égards si
enthousiasmante, un risque très grave vis à vis duquel Frankl met
sérieusement en garde. Pour parler bref, je dirai que ce risque n’est autre
que celui de la confusion des genres. Dans notre monde, en effet, l’esprit,
l’âme, le corps forment certes une unité, mais ils n’en sont pas moins
profondément distincts. De là vient qu’un prêtre, qu’un accompagnateur
spirituel, ou un pasteur, qui ne se soucierait pas de la santé mentale ou de
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la santé physique des fidèles est aussi redoutable qu’un médecin qui, parce
qu’il ignore tout de l’esprit, agirait au détriment de la personne totale, et
donc de la personne réelle de son malade. Mais de là vient aussi que les
fonctions médicale et sacerdotale sont radicalement différentes et qu’elles
doivent le rester. Sur ce point la pensée de Frankl est extrêmement ferme.
Les objectifs poursuivis par ces fonctions appartiennent, en effet, à des
ordres de réalité radicalement différents. Sous peine d’exercice illégale de
la médecine, un prêtre n’a, en aucun cas, à se substituer au médecin. Et, à
moins de naïveté ou de malhonnêteté, un médecin, quand bien même
ferait-il le plus grand cas de l’esprit, n’a certainement pas, du moins dans le
cadre de sa profession, à agir en tant que guide ou accompagnateur
spirituel.
Vous me permettrez, afin de résumer cette question, délicate
d’emprunter le vocabulaire que Frankl lui-même utilisait à cette fin. Il disait
que l’action du prêtre (ou de l’accompagnateur) doit tendre au bien de
l’esprit per intentionem, et n’engendrer celui de l’âme et du corps que per
effectum. Autrement dit, le premier est recherché en tant que fin, le second
que comme conséquence. A l’inverse, la pratique d’un médecin conscient
de l’esprit recherchera la santé de l’âme et du corps per intentionem, tout
en œuvrant au bien de l’esprit, mais de surcroît.