petrequin p., 1988.- l'architecture lacustre du néolithique moyen ii au nord-ouest des alpes :...

24
Pierre Pétrequin L'architecture lacustre du Néolithique moyen II au Nord-Ouest des Alpes : les contraintes du milieu, de l'organisation sociale et des modes de faire-valoir agricoles In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1988, tome 85, N. 10-12. pp. 367-389. Résumé l'espérance de vie des maisons serait réglée par la durée moyenne de mise en culture des parcelles cultivées les plus proches. Pour présenter les méthodes et les résultats d'une démarche visant à reconstituer l'élévation de maisons du Néolithique moyen II (4000 à 3500 av. J.-C, années solaires), au nord-ouest des Alpes, on s'appuiera sur une documentation récente : les résultats des recherches de l'URA 12 (CRA/CNRS) sur les premiers plateaux du Jura français, dans le cadre d'un programme d'études élaboré en 1982 (« Dynamique des premières sociétés agricoles du Jura méridional »). L'essentiel des fouilles a porté sur des sites d'habitat littoral, qui se répartissent autour du Grand Lac de Clairvaux (commune de Clairvaux-les-Lacs, Jura, France) et à l'extrémité occidentale du lac de Chalain (commune de Fontenu, Jura). La conservation en milieu humide (tourbières basses) ou sous le niveau de l'eau (zones peu profondes de la beine lacustre) permet d'y retrouver les poteaux des constructions, une partie des superstructures effondrées et les macro-restes végétaux, soit une documentation de tout premier ordre pour aborder les questions de restitution de l'élévation des constructions néolithiques. Citer ce document / Cite this document : Pétrequin Pierre. L'architecture lacustre du Néolithique moyen II au Nord-Ouest des Alpes : les contraintes du milieu, de l'organisation sociale et des modes de faire-valoir agricoles. In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1988, tome 85, N. 10-12. pp. 367-389. doi : 10.3406/bspf.1988.9865 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bspf_0249-7638_1988_hos_85_10_9865

Upload: univ-fcomte

Post on 13-Mar-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Pierre Pétrequin

L'architecture lacustre du Néolithique moyen II au Nord-Ouestdes Alpes : les contraintes du milieu, de l'organisation sociale etdes modes de faire-valoir agricolesIn: Bulletin de la Société préhistorique française. 1988, tome 85, N. 10-12. pp. 367-389.

Résumél'espérance de vie des maisons serait réglée par la durée moyenne de mise en culture des parcelles cultivées les plus proches.Pour présenter les méthodes et les résultats d'une démarche visant à reconstituer l'élévation de maisons du Néolithique moyen II(4000 à 3500 av. J.-C, années solaires), au nord-ouest des Alpes, on s'appuiera sur une documentation récente : les résultatsdes recherches de l'URA 12 (CRA/CNRS) sur les premiers plateaux du Jura français, dans le cadre d'un programme d'étudesélaboré en 1982 (« Dynamique des premières sociétés agricoles du Jura méridional »). L'essentiel des fouilles a porté sur dessites d'habitat littoral, qui se répartissent autour du Grand Lac de Clairvaux (commune de Clairvaux-les-Lacs, Jura, France) et àl'extrémité occidentale du lac de Chalain (commune de Fontenu, Jura). La conservation en milieu humide (tourbières basses) ousous le niveau de l'eau (zones peu profondes de la beine lacustre) permet d'y retrouver les poteaux des constructions, une partiedes superstructures effondrées et les macro-restes végétaux, soit une documentation de tout premier ordre pour aborder lesquestions de restitution de l'élévation des constructions néolithiques.

Citer ce document / Cite this document :

Pétrequin Pierre. L'architecture lacustre du Néolithique moyen II au Nord-Ouest des Alpes : les contraintes du milieu, del'organisation sociale et des modes de faire-valoir agricoles. In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1988, tome 85, N.10-12. pp. 367-389.

doi : 10.3406/bspf.1988.9865

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bspf_0249-7638_1988_hos_85_10_9865

367

L architecture lacustre du Néolithique

moyen II au Nord-Ouest des Alpes :

les contraintes au milieu, de 1 organisation

sociale et des modes de faire-valoir agricoles

par Pierre Pétrequin

RESUME

On tentera de reconstituer l'élévation de maisons sur pilotis, attribuées à la fin du Néolithique moyen (vers 3500 av. J.-C, années solaires), sur la base :

— des fouilles de l'URA 12 (CRA, CNRS) dans les habitats lacustres de Clairvaux-les-Lacs et de Chalain (Jura, France) ;

— des datations dendrochronologiques et des déterminations des restes végétaux au Laboratoire de Chrono-Écologie de Besançon ;

— des comparaisons avec les habitats d'ambiance humide ou amphibie du nord-ouest des Alpes ;

— d'une démarche ethno-archéologique visant à utiliser des exemples actuels comparés aux ruines de villages anciens ;

— d'un travail sur maquette ; L'aboutissement de cette recherche conduit à sup

poser des constructions rectangulaires, d'un modèle ubiquiste, aux fondations adaptables à des environnements très différents. Ces constructions, entièrement en bois, seraient utilisées aussi bien pour couvrir l'espace domestique que pour abriter le petit bétail ou stocker les céréales. L'organisation de ces petits bâtiments, à l'intérieur des hameaux et des villages, serait fonction de l'importance numérique de la communauté d'une part, et des choix dans la gestion du milieu d'autre part. Ainsi l'architecture du Néolithique moyen II au nord-ouest des Alpes serait l'aboutissement de l'évolution des modes de faire- valoir agricoles, au moment où l'agriculture itinérante a pris le pas sur une sédentarité relative :

l'espérance de vie des maisons serait réglée par la durée moyenne de mise en culture des parcelles cultivées les plus proches.

Pour présenter les méthodes et les résultats d'une démarche visant à reconstituer l'élévation de maisons du Néolithique moyen II (4000 à 3500 av. J.-C, années solaires), au nord-ouest des Alpes, on s'appuiera sur une documentation récente : les résultats des recherches de l'URA 12 (CRA/CNRS) sur les premiers plateaux du Jura français, dans le cadre d'un programme d'études élaboré en 1982 (« Dynamique des premières sociétés agricoles du Jura méridional »). L'essentiel des fouilles a porté sur des sites d'habitat littoral, qui se répartissent autour du Grand Lac de Clairvaux (commune de Clairvaux-les-Lacs, Jura, France) et à l'extrémité occidentale du lac de Chalain (commune de Fontenu, Jura). La conservation en milieu humide (tourbières basses) ou sous le niveau de l'eau (zones peu profondes de la beine lacustre) permet d'y retrouver les poteaux des constructions, une partie des superstructures effondrées et les macro-restes végétaux, soit une documentation de tout premier ordre pour aborder les questions de restitution de l'élévation des constructions néolithiques.

/ - METHODOLOGIE DES APPROCHES ARCHITECTURALES

Au plan méthodologique, nos approches ne s'inscrivent plus dans les seules traditions de la recherche lacustre au nord-ouest des Alpes (W.U. Guyan, 1965 ; O. Paret, 1958 ; E. Vogt, 1954), lorsque l'on

368

cherchait à expliquer les vestiges par eux-mêmes, site par site, en se coupant volontairement des comparaisons, des hypothèses conscientes et des modèles clairement exprimés. Pour étudier l'architecture néolithique en milieu humide, nous suggérons maintenant des raisonnements clairs qui permettent de multiplier les hypothèses interprétatives, c'est-à-dire des comparaisons permanentes, à double sens, entre les apports de la fouille (plans de poteaux, vestiges d'architecture effondrée, etc.), la détermination des macro-restes végétaux (1), les approches dendro- chronologiques (2) et l'utilisation systématique des exemples actuels que livre l'ethno-archéologie (A.- M. et P. Pétrequin, 1984) ou des modèles théoriques construits à partir de ces exemples actuels. Cette problématique nouvelle a permis de sortir de l'impasse méthodologique, où O. Paret (1958) et ses disciples avaient conduit la recherche sur l'habitat lacustre en Suisse et en France (P. Pétrequin, 1986). A la classique construction pyramidale (base vers le bas) des raisonnements archéologiques (A. Gallay, 1986), nous avons préféré des constructions théoriques où des concepts ethno-archéologiques prennent le relais, lorsque les hypothèses archéologiques classiques ne peuvent plus guère être validées. L'essentiel de ces concepts nouveaux pour le domaine de l'habitat lacustre sont issus de cinq missions ethno- archéologiques en République Populaire du Bénin (fig. 1) et en Irian Jaya (partie occidentale et indonésienne de la Nouvelle-Guinée) : il ne s'agissait plus de faire de l'ethnologie comparée (entre des ruines de villages anciens d'une part et des villages modernes encore habités d'autre part), mais de comprendre les modes actuels d'adaptation de l'architecture et de fossilisation des vestiges, plus généralement de définir des tendances qui peuvent régir les rapports homme/lacs. Tout au long du présent travail, on retrouvera ces références à notre approche ethno-archéologique des habitats d'ambiance humide ou amphibie.

// - LE VILLA GE DE CLAIRVA UX-STA TION II

Le village de Clairvaux-Station II est daté des environs de 3500 av. J.-C. (années solaires, calendrier dendrochronologique) (G. Lambert et C. La- vier, à paraître). Il est attribué à l'extrême fin du Néolithique moyen II, au Cortaillod type Port-Conty (P. Pétrequin, à paraître). Il comporte deux types de

constructions rectangulaires en bois, regroupées en deux zones distinctes (fig. 2) :

— parallèlement au rivage, sur une rive inondable, une rangée de maisons d'habitation avec foyers ;

— sur un îlot plus au large dans le lac, un groupement de petites constructions sans foyer, probablement des greniers.

Deux passerelles en bois relient la « zone d'habitation » à la « zone de stockage ». Du côté de la terre ferme, l'accès au village est contrôlé par une palissade. La disposition générale de ce hameau n'est pas sans rappeler les petites enceintes du Néolithique Moyen Bourguignon régional (P. Pétrequin, 1982). Par la dendrochronologie, on a pu suivre l'évolution du village, depuis sa création et son extension (fig. 2, nos 1 à 3) pendant une vingtaine d'années, son abandon pendant une trentaine d'années et sa reconstruction vers 3449 av. J.-C. (fig. 3, n" 4), selon un plan légèrement différent du précédent.

Les longues maisons d'habitation (mais peut-être s'agit-il, en réalité, de deux unités architecturales courtes et se faisant face) (fig. 3) atteignent une longueur de 13 mètres pour une largeur moyenne de 4 mètres. Il s'agit de constructions rectangulaires classiques à cette époque, fondées sur trois rangées longitudinales de pieux ; au niveau des parois, les pieux sont disposés en couple (3). Dans les constructions courtes, interprétées en « greniers » (fig. 4), l'agencement des pieux est tout à fait identique. Sous cette identité apparente de conception du plan, on a pu reconnaître que :

— une partie de la palissade en tilleul (l'ossature) avait été construite à partir d'un stock de bois commun à tout le village ;

— chaque maison et des compléments de la palissade avaient été bâtis à partir de stocks de bois spécifiques à chaque unité architecturale. Au-delà du choix général de bois ď œuvre susceptibles d'être aisément refendus (chêne et frêne en particulier), on rencontre de plus des maisons qui utilisent plutôt le chêne, ou plutôt le frêne pour les pieux-maîtres.

Dans le détail, on retiendra que : — l'essentiel des poteaux provient de troncs refen

dus, choisis dans les diamètres de 12 à 28 cm (4) (fig. 5, en bas). Ces troncs ont poussé en forêt primaire où la compétition est forte, d'où des fûts réguliers et rectilignes (K. Lundstrom-Baudais, 1986) ;

— le diamètre équivalent des pieux refendus

(1) Études réalisées par K. Lundstrom-Baudais, Laboratoire de Chronq-Écologie, Faculté des Sciences, Besançon.

(2) Études de G.-N. Lambert et C. Lavier, Laboratoire de Chrono-Écologie, Faculté des Sciences, Besançon.

(3) Au détail près de quelques poteaux arrachés lors des fouilles anciennes.

(4) Soit des arbres qu'il est aisé d'abattre à la hache de pierre en 3 à 10 minutes.

Fig. 1 - Des modèles ethnographiques actuels pour l'architecture en milieu humide ou amphibie : les villages de pêcheurs du lac Nokoué (République Populaire du Bénin, Afrique occidentale). En haut, Awansouri-Toji, 1982. En bas, Ganvié, 1982. On notera les constructions à cinq rangées longitudinales de pieux doublés.

370

MAISONS

GREN/ERS ? ÉTABLES?

J à 2 = environ JO ans a l'aubier près

"m 2 a 3 =environ 10 ans

3 à 4.= environ 30 ans hiatus dans ('habitat

DATE LA PLUS RECENTE 3449 av. J. C.

Fig. 2 - Clairvaux-les-Lacs (Jura), stations II. Évolution chronologique de l'organisation du hameau. Néolithique moyen II, Cortaillod type Port-Conty.

371

D о

о о о

о о о

^ О о и

D

О

D

О и О о

о С>

0-

I I i i о

I i

.а.

о

-oD

О Fraxinus О trou tJe pott Зи

Fig. 3 - Clairvaux, stations II, maison d'habitation n" 12. Plan des pieux. L'échelle des pieux est doublée par rapport à l'échelle du plan.

(L + 1 cm) varie de 7,5 à 14,5 cm (fig. 5, en haut) et 2

certains poteaux de parois semblent un peu plus forts que les poteaux axiaux qui supportent la poutre faîtière ;

— le grand axe de la section des poteaux (fig. 4) n'est pas disposé de façon aléatoire par rapport au plan général du bâtiment.

ь

\

Ci

Q C>

-V-

o

О

О

Quercus

<?■ D

3m

Q Ulmc О pieu avec ecorce

Fig. 4 - Clairvaux, stations II, « grenier » n° 1. Plan des pieux. L'échelle des pieux est doublée par rapport à l'échelle du plan.

/// - LES FONDATIONS DU BATIMENT

Études du milieu et données architecturales, fondées sur les modèles ethno-archéologiques du Bénin, confirment que les maisons ont été implantées en zone inondable (plages saisonnièrement émergées) ou en eau peu profonde (A. -M. et P. Pétrequin, 1984). Bien que les couches archéologiques soient très érodées à Clairvaux-Station II, l'impression de flou du plan des pieux (fig. 4) est tout à fait

caractéristique de maisons à plancher rehaussé sur pilotis ; ce qui compte, ce n'est pas la position du poteau au niveau du sol, mais plutôt au niveau du plancher, de la paroi et des sablières hautes et basses. Cette première hypothèse est en bon accord avec la présence de passerelles en bois qui relient les maisons d'habitation et les greniers, et permettent de franchir une zone basse ennoyée (fig. 2).

A Clairvaux-Station II, le substrat est une craie gorgée d'eau, thixotrope et soumise à des glissements en direction de la pleine eau, dès qu'il y a abaissement du plan inférieur d'étiage. Dans ce milieu

372

o

п п

tí« □

Fig. 6 - Fontenu (Jura), lac de Chalain, station 5. L'extrémité des pieux- maîtres de la construction n'a pas été taillée en pointe avant l'enfoncement ; les biseaux et chanfreins taillés à la hache correspondent aux encoches d'abattage des arbres. Ceci est une bonne indication de l'état du sol sous les maisons : une craie lacustre peu consolidée et thixotrope.

о о о

compact qu'il n'était pas nécessaire d'appointer les poteaux : à Chalain, certains pieux ne présentent à leur partie inférieure qu'un biseau court, simple ou double, conséquence directe de la technique d'abat

tage des arbres.

О IV - PIEUX A ENCOCHES ET PIEUX APPARIÉS

,21.

■28'

3m

Fig. 5 - Clairvaux, stations II, « grenier » n° 1. En haut, plan des pieux avec indication de diamètre équivalent (L + 1 cm) des pieux

2 refendus ; la surface du carré est proportionnelle à la section du pieu. Au centre, histogramme des diamètres de troncs coupés et refendus pour obtenir les pieux-maîtres verticaux de la construction (cercle : tronc circulaire ; croix : tronc refendu). En bas, diamètre des troncs refendus pour obtenir les pieux.

plastique, voire fluide dès que l'on atteint la nappe phréatique permanente, les pieux ont été enfoncés sur une profondeur de 1,5 à 3 mètres, jusqu'à refus (technique du pieu flottant). Si l'on compare ce mode de fondation en milieu thixotrope avec celui de la station 5 de Chalain (fig. 6), on se rendra compte que, parfois, le sol sous les maisons était si peu

Une des caractéristiques des sites les mieux conservés du lac de Clairvaux (La Motte-aux-Ma- gnins, station III, station IV) est de livrer des extrémités de poteaux encoches. Il s'agit soit de fourches naturelles aménagées à la hache (fig. 8, à gauche), soit d'encoches profondes limitées par deux tenons étroits et symétriques (fig. 8, à droite) ; les fourches naturelles correspondent le plus souvent à des poteaux circulaires, tandis que les encoches se situent à l'extrémité de pieux refendus. Les derniers doutes, quant à la fonction de ces encoches en bout, ont pu être levés après la découverte, à Clairvaux, La Motte-aux-Magnins, d'un poteau à encoche in situ (fig. 7) ; la position de l'encoche au-dessus du sol naturel contemporain implique qu'elle supportait une sablière basse de plancher (fig. 7, à droite), tandis qu'on connaît aussi de longs poteaux à encoche ou à fourche naturelle, sur lesquels reposaient des sablières hautes (fig. 8, à gauche).

Les exemples ethnographiques, tant au Bénin qu'en Irian Jaya, ne manquent pas pour tenter

373

Fig. 7 - Clairvaux, La Motte-aux-Magnins, CS 101, pieu n" 3, Néolithique final. A gauche, le pieu à encoche en bout, in situ. A droite, le pieu après extraction.

d'expliquer la fonction des poteaux à encoche à l'extrémité supérieure (fig. 9) ; ils montrent également que, sur les pieux refendus, l'axe de l'encoche est transversal à l'axe longitudinal de la section du pieu. L'orientation des encoches (et par conséquent du grand axe de refente des poteaux) est donc en rapport étroit avec l'orientation générale des axes de sablières hautes et basses et de la poutre faîtière (5). A partir du plan d'un « grenier » de Clairvaux- Stations II, on peut donc proposer une restitution de l'axe des sablières basses et hautes (fig. 10 et 11) ; le doute porte alors sur la hauteur exacte des pieux porteurs et sur les proportions de la maison (6), plutôt que sur le principe de construction lui-même.

Selon cette proposition, la ligne centrale de pieux supporterait la poutre faîtière ; sur les deux rangées latérales de pieux appariés (7) s'appuieraient les

(5) Mais comme les pieux refendus ont tendance à vriller sur eux-mêmes, les observations archéologiques au niveau du sol ancien (et non pas au niveau du plancher, de la paroi ou de la faîtière) ne sont pas toujours évidentes.

(6) Hauteur du plancher au-dessus du sol, hauteur des parois, estimation de la pente de la toiture.

(7) Que l'étude dendrochronologique (G.-N. Lambert et C. Lavier, à paraître) a démontré être contemporains, lorsque l'état de conservation de l'aubier permettait de le dire.

Fig. 8 - Clairvaux, La Motte-aux-Magnins, Néolithique final. A gauche, poteau de sablière haute, couché sur le sol. A droite, encoche en bout aménagée sur une fourche naturelle.

374

Fig. 9 - Exemples ethnographiques de sablières basses reposant sur des poteaux encoches en bout. En haut, Hetin-Sota I (Lac Nokoué, R.P. du Bénin), 1976. En bas, Daraï (Kp. Paniaï, Irian Jaya, Indonésie), 1985.

Fig. 10 - Clairvaux, stations II. Maquette au l/10e des fondations d'un « grenier » sur pilotis.

sablières basses de plancher et les sablières hautes de paroi. Cette hypothèse s'est trouvée confirmée, à Chalain/station 5, par l'étude architecturale d'une autre longue maison (fig. 2). Dans ce dernier cas, l'extraction systématique des pieux a permis de connaître la profondeur d'enfoncement des poteaux- maîtres de la construction : les pieux qui supporteraient le plancher sont enfoncés moins profondément que les pieux qui soutiendraient la charpente (fig. 12, en bas), la profondeur d'enfoncement des poteaux de faîtière étant beaucoup plus variable.

V - SABLIERES CROISEES, STRUCTURE CROISÉE

PLANCHER A

On en vient donc, après étude des symétries des pieux et restitution de l'orientation des sablières

(fig. 11), à reconnaître une orientation croisée des sablières, des sablières de plancher transversales au grand axe de la construction et les sablières hautes (parois et faîtière) longitudinales au grand axe (fig. 13). C'est en fait une structure architecturale classique dans les exemples actuels de construction sur pilotis, tant en Asie du Sud-Est, qu'en Afrique et en Amérique du Sud. Cette structure croisée assure une meilleure stabilité à la maison, en particulier pour lutter contre les effets-vent latéraux.

Que savons-nous du plancher lui-même ? A Clair- vaux ont été retrouvés, pour le Néolithique moyen et le début du Néolithique final, des fragments de planchers effondrés, à structure croisée : des perches espacées sont recouvertes d'une couche de perches ou de bois refendus en nappe continue (8). D'après les exemples ethnographiques, les matériaux utilisés à Clairvaux et l'espacement des poteaux qui supportent les sablières de plancher, nous proposons de restituer un plancher à structure croisée, comportant

(8) Aucune trace de ligature n'a pu être retrouvée jusqu'à présent.

FataJe č>

375

-80cm

3-û V

О

■с

о

О -О"

® chêne о i Згп

entrait

© Fig. 11 - Clairvaux, stations II. « Grenier » n° 2. A partir du plan des pieux, proposition de reconstitution de l'orientation des sablières basses (plan

cher) et des sablières hautes (sommet des parois et poutre faîtière). Application du modèle archéologique de Thayngen-Weier. L'échelle des pieux est doublée par rapport à l'échelle du plan.

trois niveaux de perches : des perches de gros diamètre, espacées et reposant dans les encoches de pieux, des perches transversales plus faibles et plus nombreuses, réduisant le maillage (fig. 13), des perches de petit diamètre assurant le recouvrement total. Dans les exemples actuels, les planchers à deux nappes ou trois nappes superposées sont les plus fréquents, pour assurer une meilleure répartition des charges (fig. 14).

RES TI TUT ION DES AXES DE SABLIÈRES]

Fig. 12 - Chalain, station 5. Maison d'habitation en partie détruite par l'érosion. A partir du plan de pieux et de la profondeur d'enfoncement des poteaux, proposition de reconstitution de l'orientation des sablières et de l'élévation du plancher et de la poutre faîtière. L'échelle des pieux est doublée par rapport à l'échelle du plan.

toiture, pour rompre avec ces modèles occidentaux qui voient la toiture comme l'aboutissement du montage d'une maison (9) ; en fait, dans les constructions simples en bois, au moins en milieu tropical où elles sont particulièrement nombreuses aujourd'hui, la pose de la charpente et de la toiture se fait immédiatement après la mise en place des pieux- maîtres et des sablières, parfois même avant la pose du plancher (10).

Notre information purement archéologique est très réduite pour ce qui est de la charpente. Par l'étude

VI - LA CHARPENTE ET LA COUVERTURE

C'est à ce stade de la présentation que nous faisons intervenir la construction de la charpente et de la

(9) Ce qui est logique, bien sûr, mais pour des constructions dont les murs sont en matériaux durs (pisé, pierre, etc.).

(10) Pour protéger gros œuvre et plancher de la pluie et éviter sa détérioration rapide, surtout dans les cas où la construction d'une maison peut être interrompue par manque de matériaux ou nécessité de pêche (Lac Nokoué, République Populaire du Bénin, A. -M. et P. Pétrequin, 1984), par nécessité de travailler aux champs ou de chasser (Irian Jaya, Indonésie).

376

Fig. 13 - Clairvaux, stations IL Maquette au l/10e des sablières et du plancher d'un « grenier » sur pilotis. Divisions du jalon : 10 cm.

des macro-restes végétaux (K. Lundstrom-Baudais, 1986), on a pu déterminer l'utilisation de perches, mais il n'est pas possible, a priori, de décider s'il s'agit d'éléments de planchers, de parois ou de charpente ; les ligatures à l'écorce de noisetier toron- née sont également attestées en bon nombre (P. Pétrequin, à paraître), mais se pose de même le problème de leur position dans l'architecture.

Pour l'instant, seules les comparaisons ethnographiques peuvent être de quelque utilité, car il existe des tendances nettes dans la majorité des constructions simples en bois, avec un toit à deux pans. Le principe reste toujours l'utilisation de perches brêlées (fig. 15, en bas) reposant sur la poutre faîtière et sur les sablières hautes de parois. De plus, l'utilisation de tirants horizontaux reliant entre elles les sablières hautes de paroi est un élément très classique de ce mode de construction : les tirants transversaux à l'axe longitudinal de la maison assurent une bonne cohésion à l'édifice, contrebalancent l'effet-vent, et permettent l'aménagement aisé d'un grenier ou de claies de stockage dans la charpente. Mais au point de vue strictement archéologique, ces propositions ethnographiques ne sont encore qu'hypothèses.

Les éléments de la couverture elle-même, à Clair- vaux, peuvent être déterminés soit sous forme de

chaume (K. Lundstrom-Baudais, 1986), soit de bottes de roseaux, soit d'écorces déroulées (Clair- vaux, station IV, couche d'incendie inférieure). Là encore les exemples ethnographiques sont de quelque utilité théorique. Au Bénin (A. -M. et P. Pétrequin, 1986) où l'agriculture intervient peu, la couverture est faite en palmes pour le modèle architectural au sud du lac Nokoué, en herbes « san-san » pour le modèle plus septentrional ; comme la croissance de ces plantes est peu marquée par les rythmes saisonniers, la variabilité des matériaux, dans un même village, reste très faible. Une approche semblable peut être faite sur les maisons d'Irian Jaya (Indonésie) où les matériaux de couverture sont semblables dans une même région écologique (feuilles de Panda- nus dans l'Eipomek, bottes d'herbes dans la Baliem). Mais une certaine variabilité intervient dans les régions d'Irian Jaya où les rythmes saisonniers sont un peu plus marqués (coexistence de couvertures en palmes, en feuilles de Pandanus et en écorces en pays Wano = sous-groupe Dani du Nord), ou lorsque le village se situe géographiquement en limite de plusieurs cultures matérielles différentes (11). La Roumanie offre d'excellents exemples, en zone tempérée à saisons très marquées, de toitures en chaume de seigle, chaume de maïs, bottes de roseaux, fougères, selon les choix individuels, les niches écologiques exploitées et la saison de construction.

A l'évidence, la reconstruction nécessairement rapide de certaines maisons ou hameaux détruits complètement par incendie impose de choisir les matériaux disponibles à cette époque-là de l'année ; dans le cas de Clairvaux, où les incendies sont loin d'être exceptionnels, la variabilité des couvertures pourrait être également expliquée par cet état d'urgence, déjà remarqué à propos du choix des bois du gros œuvre de la maison (12).

VII - LES PAROIS ET LA VARIABILITE DES TYPES DE FONDATION

La même incertitude plane sur les matériaux et le mode de construction des parois. Les exemples ethnographiques montrent qu'en milieu tropical les constructions sur pilotis, lorsqu'elles possèdent des parois (13), utilisent toujours des matériaux légers : planches verticales ou horizontales (fig. 16, en haut),

(11) Problème des relations entre choix technique et choix culturel.

(12) Choix d'espèces riveraines, même de médiocre qualité et donc peu durables, pour reconstruire certaines maisons incendiées de Clairvaux-Station III (P. Pétrequin, 1986).

(13) Et ce n'est pas toujours le cas au Brésil ou dans les zones basses de l'Irian Jaya, où la paroi est plus indispensable pour des questions d'intimité et de limitation de l'espace privé que pour des raisons climatiques.

Fig. 14 - Exemples ethnographiques du montage d'un plancher rehaussé. Lac Nokoué (R.P. du Bénin). En haut, So-Tchanhoué, 1982. En bas, Ganvié, 1982.

Fig. 15 - Exemples ethnographiques de toitures légères pour maisons sur pilotis. Village de Ye-yi, pays Wano (Kp. Paniaï, Irian Jaya, Indonésie, 1985). En haut, couverture en palmes. En bas, couverture en écorces déroulées.

379

clayonnages à fibres tressées, bottes de roseaux ou d'herbes ; lorsqu'on veut lutter contre le vent ou (et) le froid, on cherche à faire chevaucher les planches, ou à les calfater avec des bourrages de mousse ; quant aux parois en bottes de roseaux ou en paille, elles sont rarement enduites intérieurement d'une très mince couche d'argile ou de bouse de vache mélangée à de la cendre (fig. 16, en bas).

Tous ces matériaux (planches, roseaux, chaume, écorces, mousses) sont connus dans les habitats lacustres de Clairvaux, mais en position secondaire, c'est-à-dire déposés sur le sol du village après effondrement des constructions. On ne peut donc pas s'assurer directement de leur position d'origine et de leur utilisation. Au-delà des exemples ethnographiques, une démarche indirecte consiste à chercher, dans les villages de tourbière contemporains du Néolithique moyen, quelles ont été les solutions retenues pour les parois. Un rapide inventaire, en particulier dans les sites d'Allemagne du Sud et de Haute-Souabe (P. Pétrequin, 1983 A) montre des parois en planches verticales juxtaposées, en planches à recouvrement partiel, en planches avec bourrage de mousse et d'argile, en clayonnage à léger revêtement d'argile. Les comparaisons ethnographiques fournissaient très exactement le même répertoire de solutions architecturales pour les parois de maisons sur pilotis. C'est donc dans ce répertoire-là que nous pouvons chercher, avec quelque vraisemblance, les types de parois utilisées ; mais les déterminations de macro-restes végétaux et les observations fines à la fouille sont encore trop rares pour faire un choix définitif, avec des critères sûrs.

Quoi qu'il en soit, les parois lourdes revêtues d'argile peuvent être exclues des choix techniques pour les parois de ces maisons sur pilotis en terrain peu stabilisé ou en pleine eau, à moins que les fondations de la maison n'aient fait l'objet d'aménagements particuliers pour empêcher l'enfoncement de la construction sous son propre poids. C'est ce qui est apparu à Clairvaux, La Motte-aux-Magnins (P. Pétrequin, 1983 B) où les placages d'argile de paroi apparaissent avec la fin du Néolithique final, lorsque les sédiments lacustres sont stabilisés localement par d'épais dépôts végétaux d'origine anthropi- que, et que les fondations des maisons reposent sur des châssis ou des cadres horizontaux ; la même observation peut être faite sur le lac de Constance (station de Hornstaad/Am Hôrnle, fouilles H. Schli- chtherlé), où aux parois revêtues d'argile correspondent des poteaux à semelles de fondation.

VIII - LE POIDS DE LA MAISON

En travaillant sur maquette, on a pu faire l'estimation des dimensions approximatives et du nombre des

pieux, poutres, rondins et perches nécessaires pour bâtir le gros œuvre d'un « grenier » de Clairvaux- Stations IL Le poids des éléments de construction a été établi en calculant le volume approximatif, pièce par pièce, et en lui affectant une densité moyenne de 0,7 à l'état sec. On a imaginé que le plancher n'était rehaussé que d'environ 50 cm seulement, pour compenser la déclivité de la beine lacustre.

Les pieux

Pieux de faitière

Pieux de paroi

Pieux de plancher

Section type

refendu

refendu

refendu

Section sions

10 x 12 cm

10 x 12 cm

10 x 12 cm

Longueur

5,70 m (3,20 m hors sol) 3,30 mm (1 ,50 m hors sol) 1,50 mm (0,5 m

Nombre

5

10

11

Poids par

individu

65 kg

39 kg

20 kg hors sol) Poids total des pieux : environ 935 kg.

L'abattage de 6 arbres de 25 cm de diamètre devait suffire pour se procurer ces matériaux de construction (fig. 17, en haut à gauche).

Le plancher

Là encore, les constantes ethnographiques ont été déterminantes pour une proposition de montage du plancher sur la base de trois assises orthogonales, mais cette technique est également connue à Thayn- gen-Weier (W.U. Guyan, 1965).

Entrait de plancher 1° assise

2° assise (maillage transversal)

Plancher

Section type

circulaire circulaire

circulaire

Section sions

10/18 cm 8/10 cm

3/6 cm

Longueur

4,40 m 8m

5m

Nombre

150

Poids par

individu

47 kg

4,4 kg Poids approximatif du plancher : 587 kg (1° et 2° assises), 660 kg

(recouvrement) .

On doit même pouvoir réduire la section des rondins et des perches (1° et 2° assises), puisque les pièces utilisées ici sont presque deux fois plus importantes que celles utilisées au Bénin (A. -M. et P. Pétrequin, 1984, 1° assise, moyenne entre 4 et 7 cm, 2° assise, moyenne entre 4 et 6 cm, pour des portées égales à celles de la maison de Clairvaux).

1|ш|ЩЩ

:. . ;iùJ? U^ïi-'w Fig. 16 - Exemples ethnographiques de parois légères pour maisons sur pilotis. En haut, planches refendues verticales, village de Daraï, pays Dubele (Kp. Paniaï, Irian Jaya, Indonésie), 1985. En bas, paroi en bottes de paille liées et revêtues d'un mélange de bouse de vache et de cendres. Village de So-Tchanhoué (Lac Nokoué, R.P. du Bénin), 1982.

381

О 10 20 cm

6

12 15 36

Lu О: 'Lu ^j 03

[

PIEUX

Lu Lu 0. et

Lu

Choix

erche

• 180 MAQUETTE

N. МО/ЕЛ/ -f-F/MAL

ihène:tilUo[-fri.

'anche

15 NEO. MOyEN

Produits secondaires filass

NEO. FINAL

filasse et (itiéres — ESPERANCE DE VIE DU PLANCHER

Fig. 17 - Clairvaux, stations II. Estimation du nombre d'arbres abattus pour la construction d'un grenier sur pilotis. En haut, le nombre des arbres abattus pour pieux, sablières et charpente, reste à peu près stable du Néolithique moyen II jusqu'à la fin du Néolithique. En bas, le nombre des arbres abattus pour la construction du plancher décroit avec l'évolution du couvert végétal, des choix d'essence (du noisetier au sapin), des techniques (de la perche à la planche de refend), tandis que l'espérance de vie des planchers tend à s'accroître.

La charpente

On a proposé la technique la plus simple, avec des sablières et une poutre faîtière fixées sur les encoches terminales des pieux, comme l'étaient les entraits de plancher ; le maillage du support (pannes et voliges) peut ensuite intervenir soit dans l'ordre classique, soit en ordre inverse (fixation des voliges, puis des pannes, comme c'est le cas en Irian Jaya, dans la région delà Meervlakte) .

Sablière haute de paroi Poutre faîtière Pannes Voliges

Section type

circulaire circulaire circulaire circulaire

Section Dimensions

8/10 cm 10/12 m 8 cm

3/5 cm

Longueur

8,70 m 8,80 m 3,50 m

4 m

Nombre

1 12 32

Poids par

individu

31kg 70 kg 12 kg 3,5 kg

Poids total de la charpente : environ 388 kg.

A ce stade, on estime avoir utilisé — mais avec des sécurités très grandes — près de 1 500 m de liens

végétaux pour brêler plancher, parois et charpente et consolider l'ensemble par quelques tirants de charpente. L'ensemble a acquis une bonne rigidité.

Les parois

Sur maquette toujours, les parois ont été réalisées en bottes de roseaux, mais les indices archéologiques sont minces pour étayer cette technique d'Afrique occidentale et de Roumanie (milieu non agricole). Les parois en verges de noisetier ou en planches sont plus fréquentes en milieu forestier ; leur pose, entre deux couples de perches horizontales parallèles, est rapide (fig. 16, en haut) et les fissures aisées à colmater.

Le poids total de planches de refent, épaisses de 3 cm, s'élèverait à environ 850 kg (soit 411 kg pour les murs goutteraux et 420 kg pour les pignons), soit un poids à peu près double de celui de parois en bottes de roseaux. On peut estimer que le poids serait à peu près le même pour des parois en treillage de noisetier, revêtu d'argile.

La couverture

Sur maquette, on a recouvert la toiture avec des bottes de roseaux de 1,50 m de longueur et 15 cm de diamètre, soit 54 bottes disposées sur 8 rangs. D'où un poids total à sec de 1 290 kg, très approximativement. Une telle couverture ne demanderait que l'exploitation d'une surface d'environ 150 m sur 15 m en roselière dense. A poids égal, on doit aussi envisager une couverture en chaume, qui ne demande pas une pente de toiture très accentuée (et par conséquent pas d'accroissement du poids de la charpente et de la surface à couvrir). Au contraire, une toiture en écorce serait nettement plus légère.

Le poids total d'un « grenier » de Clairvaux- Stations II (et toujours calculé par excès) serait de l'ordre de 4 700 kg, en matériaux secs. On peut s'étonner de trouver défenseur d'une construction sur pilotis en ambiance humide, avec une telle charge de matériaux. C'était d'ailleurs un argument de O. Paret (1958) pour nier purement et simplement la possibilité technique de construction de semblables édifices.

Si l'on répartit la charge totale sur les 26 pilotis, la charge par pieu est de l'ordre de 190 kg. Avec des matériaux humides, la charge s'élèverait jusqu'à 220 kg par pieu. Bien sûr, les exemples ethnographiques sont là pour prouver qu'en dépit de l'effet-vent, les pieux peuvent supporter de telles charges, mais nous manquons d'exemples précis avec des bois

382

européens, plantés dans les sédiments plastiques d'une beine lacustre (14). Il pourrait donc y avoir une très grande sécurité dans un grenier dont les pieux ne porteraient, dans les plus mauvaises conditions possibles, que 220 à 280 kg (poids de la neige), soit un peu plus de la moitié de la charge possible vérifiée expérimentalement. Il faut savoir aussi que si l'on charge une telle construction avec 10 adultes de 65 kg, cela ne fera jamais qu'une charge supplémentaire de 26 kg par pieu ; de même, trois mètres cubes de céréales conduiraient à une charge supplémentaire de 90 kg par pieu.

En fait, raisonner en termes de résistance de l'édifice et des pieux eux-mêmes ne semble pas le vrai problème. La question principale est celle de l'enfoncement de la maison dans les sédiments amphibies, sous son propre poids. Ceci explique toute l'importance que les Néolithiques ont accordé à la question des fondations, depuis le pieu flottant jusqu'aux semelles de fondation (W.U. Guyan, 1965 ; P. Pétrequin, 1983 B). De même, l'autre cause de fragilisation de la construction serait la hauteur au- dessus du sol, le risque d'inclinaison des pilotis et le basculement de la maison tendant à croître avec l'allongement du bras de levier de l'effet-vent (la hauteur des pilotis), lorsque les assemblages ne sont pas mortaises.

La progression des connaissances dans ce domaine du technique passe maintenant par l'expérimentation, car la variabilité des conditions locales de sédimentation, de granulométrie et de stratigraphie est notoirement trop élevée pour permettre une approche théorique de la résistance des matériaux et des modes de fondation.

IX - VARIATIONS DU MILIEU, ÉVOLUTION DES TECHNIQUES

Les comparaisons ethnographiques et les commentaires d'une expérimentation sur maquette ont montré que les différentes possibilités d'assemblage du gros œuvre étaient peu nombreuses. Ceci est vrai, bien sûr, uniquement pour des choix techniques précis : ici la hache, moins favorable à un travail de charpente et de menuiserie que l'herminette, mais outil conforme à la tradition du Néolithique

(14) Nous citerons simplement une de nos expérimentations à Clairvaux : un ponton de 1 000 kg a été rehaussé de 1 m sur quatre piquets circulaires en chêne (diamètre 10 cm), enfoncés sur 1 m de profondeur dans des fumiers et des craies ; ce ponton a été chargé jusqu'à 700 kg sans que les pieux fléchissent, soit une charge de 425 kg par pieu.

moyen jurassien et à une exploitation forestière à jachères longues ; au Néolithique final, avec le développement de l'herminette, se multiplieront les récipients en bois, les assemblages mortaises et les fondations complexes (P. Pétrequin, J. Chastel et al., 1988).

Dans la réalisation de la maquette, les perches ont été retenues comme matériaux de recouvrement du plancher, en comparaison avec certains habitats de tourbière (W.U. Guyan, 1965). Mais les observations de fouille à Clairvaux montrent qu'au Néolithique moyen (La Motte-aux-Magnins, niveau V), les rondins refendus étaient également très nombreux et utilisés, en particulier, comme assises de foyer ; on peut très bien envisager (fig. 17, au centre) un plancher construit avec ces matériaux de refend, où le chêne et le tilleul sont bien représentés. A ce titre, il faut rappeler la très grande longueur de liens végétaux que suppose la moindre construction à encoches et brêlage, pour ne pas parler d'une toiture en chaume ; le tilleul , le chêne et le noisetier sont de bons pourvoyeurs d'écorces et de filasses, pour les liens carbonisés attestés en grand nombre dans les couches d'incendie. Au Néolithique moyen, on aurait donc un choix technique, lié au milieu, la chênaie mixte de la fin de l'Atlantique récent : en refendant les bois, on obtiendrait les matériaux du gros œuvre de l'architecture (15), mais aussi d'architectures secondaires (la palissade de la station II et les recouvrements de plancher) ; par la même occasion, on se procurerait la filasse pour les cordages (une toiture en chaume, pour couvrir un seul « grenier » type Clairvaux-Stations II, suppose près de 500 m de liens).

Avec la fin de l'Atlantique, le sapin devient plus fréquent, tandis que régresse la Chênaie mixte. C'est avec cette évolution climatique et avec le Néolithique final qu'est mise en œuvre la refente du sapin, utilisé maintenant en larges planches (K. Lundstrom-Bau- dais, 1986) ; cette modification des techniques appliquées au sapin, profite aussi au chêne et au frêne qui sont également débités en planches de refend ; la filasse de chêne est toujours disponible et maintenant les branchettes de sapin pourraient être utilisées comme litière dans les maisons. L'évolution des techniques, ici liée à une évolution du climat et du couvert végétal, permettrait d'allonger notablement l'espérance de vie des planchers. Les planchers en perches, en particulier autour des foyers, sont un des points majeurs de fragilité de la maison sur pilotis, comme le montre le modèle du Bénin (A. -M. et P. Pétrequin, 1984) ; de plus, un montage en planches larges recouvertes de litière est sensible-

(15) Et la refente des arbres permet d'obtenir des poteaux beaucoup plus longs et plus résistants que les troncs circulaires utilisés sans façonnage.

383

ment plus rapide à réaliser qu'une couverture de plancher en perches ou en rondins refendus, pour un moindre nombre d'arbres abattus. Évolution du couvert végétal et évolution des techniques vont ici de pair, pour une amélioration de l'architecture (fig. 17).

X - UNE MAISON UBIQUISTE ET VITE CONSTRUITE

II est tout à fait remarquable que certains modèles ethnographiques puissent s'appliquer aussi aisément pour proposer une hypothèse de reconstitution d'une maison Néolithique moyen II de Clairvaux. Du point de vue des adversaires déclarés d'un certain comparatisme passé de mode, la solution pourrait être claire : il y aurait, en fait, bien d'autres hypothèses possibles pour reconstituer différemment l'élévation de cette maison. A notre sens, cela ne paraît pas sûr du tout. En fait, nous avons essayé, pendant près de cinq ans, des dizaines d'exemples ethnographiques, et ceux qui pouvaient s'appliquer au cas de Clairvaux sont toujours des constructions simples et efficaces, basées sur l'encoche en bout et le brêlage ; seules ces techniques-là se plaquent bien sur les réalités archéologiques de Clairvaux, ce qui pourrait être l'effet d'une tendance générale, en accord avec l'adaptation au milieu, les modes de sédentarité, les niveaux techniques et l'organisation sociale.

La maison de Clairvaux-Stations II est une construction rapide à réaliser. Les exemples de travail continu à Ye-Yi (pays Wano, Kp Paniaï, Irian Jaya, Indonésie) (16) montrent que deux personnes peuvent construire une maison de 7 x 4 m, selon ce principe architectural, en une semaine en moyenne, si toutefois tous les matériaux ont été préparés à l'avance et stockés sur place. Un autre exemple, à Faoui (pays Iau, Kp Paniaï, Irian Jaya, Indonésie), permet de plaider en faveur d'un temps de construction de Tordre de deux mois, à deux personnes, pour une maison de 10 x 5 m ; dans ce deuxième exemple, le temps de travail inclut la collecte, la préparation et le transport de tous les matériaux (16).

Mais l'espérance de vie d'une maison de type Clairvaux-Stations II est certainement courte. L'étude des rythmes d'habitat (P. Pétrequin, à paraître) et les approches dendrochronologiques (fig. 2) (G. Lambert et C. Lavier, à paraître), montrent une espérance de vie moyenne de l'ordre d'une dizaine d'années seulement ; ce résultat est également en

(16) Mission ethno-archéologique en Irian Jaya (A. -M. et P. Pétrequin, 1987, inédit).

bon accord avec l'ensemble des données dendrochronologiques sur le Néolithique moyen de Suisse occidentale, en milieu lacustre (P. Pétrequin, 1982).

On soulignera également les fonctions multiples que peuvent avoir ces petits bâtiments rectangulaires regroupés en hameaux : habitations bien sûr, mais aussi greniers et étables, à Clairvaux comme à Thayngen-Weier II (W.U. Guyan, 1982). De plus, les différents modes de fondations en milieu lacustre et palustre (P. Pétrequin, 1983 B) impliquent que le même mode de construction peut tout à fait être adapté à des milieux de terre ferme, à des pentes, à des terrasses ou à des fondations sur murettes ; une telle maison ubiquiste est en bon accord avec la variabilité des sites retenus pour l'habitat pendant le Néolithique moyen II, au moment de la plus grande extension des défrichements à but agricole.

XI - LE CONTEXTE SOCIO-ECONOMIQUE A CLAIRVAUX

Une démarche ethno-archéologique nous a autorisé à nous inscrire en faux contre les théories qui cherchaient une seule et unique forme de corrélation entre les rythmes de l'habitat en milieu humide et amphibie d'une part, et les fluctuations du niveau des lacs d'autre part (A. -M. et P. Pétrequin, à paraître). Il paraît bien, au contraire, que la dynamique de l'habitat littoral, dans le détail, réponde à des contraintes socio-économiques et historiques ; ce qui ne veut pas dire nier l'effet des variations du niveau des lacs.

A Clairvaux, les prospections systématiques et les études des terroirs potentiels ont montré que, pendant le Néolithique moyen, des habitats de courte durée (moins d'une génération) ont permis l'exploitation des sols les plus légers autour du lac. Les périodes de mise en culture (et d'occupation des villages) sont alors beaucoup plus courtes que les périodes de jachère-forêt. L'étude d'un diagramme pollinique, fait sur un lac voisin non habité (G. Lambert, P. Pétrequin et H. Richard, 1983) indique, pour cette époque, une agriculture itinérante avec un retour à la forêt primaire, puis un raccourcissement de la durée des jachères, correspondant à l'apparition de la courbe continue des céréales. Il y a ici une bonne conformité entre les rythmes de l'habitat lacustre et les modes d'exploitation agricole.

Des études plus récentes sur le lac de Clairvaux (P. Pétrequin, à paraître) ont détaillé cette agriculture itinérante sur les terrasses glacio-lacustres de Clairvaux ; elle serait le fait d'une très petite communauté (8 à 10 maisons = unités résidentielles), vivant

384

en ambiance de forêt primaire (98 % d'animaux chassés représentés dans la faune). Prospections et études de terroir tendent à indiquer l'itinérance irrégulière de cette communauté à l'intérieur d'un terroir agricole de 4 km seulement, pour un territoire annuel de chasse de l'ordre de 36 km. En fonction des zones défrichées, l'habitat oscillerait entre trois points forts du terroir agricole (au centre le lac de Clairvaux, au nord et au sud les rebords de la terrasse glacio-lacustre de l'Ain). La dendrochro- nologie, l'évolution des artefacts et les proportions de macro-restes végétaux, ont permis de proposer un ordre de succession des villages autour du lac de Clairvaux : au cours des cycles agricoles, il y aurait bien retour sur les rives du lac qui constitue un des trois points d'attraction du terroir), mais les cultivateurs décaleraient leur nouveau village par rapport aux ruines des villages antérieurs, pour défricher une forêt primaire, plutôt qu'une forêt secondaire qui demande un plus gros investissement en temps de travail.

Il n'est pas sans intérêt de remarquer, après les constatations archéologiques strictes, que les maisons modernes identiques à celles du Néolithique moyen de Clairvaux (par le plan et par les techniques) se retrouvent aussi bien chez les pêcheurs de la Mer de Sulu (Philippines), les pêcheurs-cultivateurs du lac Nokoué (Bénin) et du lac Maracaïbo (Venezuela), que chez les cultivateurs de tubercules du pays Wano (Irian Jaya) ou les chasseurs-cueilleurs exploitants de sagou de la zone Iau/Dubele (Irian Jaya). Il y a une tendance qui relie toutes ces comparaisons : l'absence de stockage important. La maison à plancher rehaussé sur pieux encoches est une construction rapide à réaliser et certaines maisons occupées saisonnièrement chez les Dubele sont abandonnées après quelques mois ; mais l'espérance de vie peut être plus longue, si l'on sélectionne davantage les matériaux, et les maisons sansan-ho du lac Nokoué (R.P. du Bénin) montreraient une sédentarité accrue des pêcheurs ouverts aujourd'hui à une économie de marché.

La maison néolithique des stations II de Clairvaux représenterait donc un modèle adapté à un faible investissement en temps de construction et à de modestes capacités de stockage alimentaire (produits agricoles, cueillette, chasse). Nous rejoignons, par un autre biais, les hypothèses sur une agriculture itinérante au Néolithique moyen, sur le Premier Plateau du Jura, et une gestion des protéines issues du gibier bien davantage que de l'élevage. Cette maison serait donc à l'image de la sédentarité temporaire (il n'y aurait pas lieu de construire plus durablement que l'épisode d'une dizaine d'années de récoltes), à l'échelle du stockage alimentaire (centré sur les semences et une alimentation qui n'est pas encore tournée, pour l'essentiel, vers les bouillies de céréales).

XII - CLAIRVAUX DANS LE CADRE REGIONAL AU NÉOLITHIQUE MOYEN

Le Jura, avec son étagement régulier des reliefs, permet de suivre, depuis la Bresse jusqu'à la Combe d'Ain, les différents modèles d'habitat pratiqués par une même entité culturelle, au Néolithique moyen. Nous avions déjà insisté (P. Pétrequin, 1982), sur l'opposition évidente entre :

— les villages de hauteur, ceints de remparts, et situés dans les zones basses du Jura et sur le Revermont, dans les secteurs colonisés dès le Néolithique ancien. C'est là que se trouvent petites et grandes enceintes, certaines abritant plusieurs centaines de personnes (Le Mont à Désandans, Doubs), d'autres de très petites communautés (La Roche Maldru à Mesnay, Jura).

— les hameaux de la Combe d'Ain, ouverts ou barrés par une simple palissade, appuyés sur un rivage, ou sur un rebord de terrasse. Nous venons de le voir : ces très petits villages ne peuvent abriter, au mieux, qu'une centaine de personnes.

Nous avions tenté d'expliquer cette situation en terme de pression démographique, de sédentarité accrue et de compétition pour les terres cultivables (application du modèle de E. Boserup, 1965 et T. Carlstein, 1982). A la lumière des acquis nouveaux sur le Néolithique moyen de la Combe d'Ain, il est intéressant de reprendre cette démarche.

En dessous de 400 m d'altitude, dans les zones colonisées depuis longtemps, le Néolithique franc- comtois connaît au moins deux conceptions de l'habitat :

* le petit village sans système de défense. On peut citer les exemples de Saint-Vit, Besançon Saint-Paul, Hérimoncourt Les Vieilles Vignes (Doubs), Saulnot (Haute-Saône), etc.. Vraisemblablement, ces hameaux ont connu une faible durée d'occupation et les traces archéologiques en sont fugaces. Les sites retenus pour implanter ces habitats sont des basses terrasses, des rebords de plateaux, des sommets de collines.

* les villages fortifiés, quel qu'en soit le modèle (éperon barré, escarpement encerclé, etc.), sont toujours situés sur des points dominants du paysage. Un rempart en pierre plus ou moins développé, permet d'en contrôler l'accès. Dans cette catégorie, on trouve aussi bien de très petites enceintes, de quelques ares à peine, que des enceintes de plusieurs hectares. Dans tous les cas, on a pu y reconnaître les vestiges d'habitats de longue durée. La longueur des remparts peut varier de 50 à 300 m, ce qui suppose un intense effort collectif de construction et une sédentarité prolongée ; tout comme le recul de la

385

forêt y favorise l'élevage du porc et du bœuf, au détriment de la chasse.

Au-dessus de 400 m d'altitude, dans la Combe d'Ain, on ne connaît que des hameaux de moins d'une centaine d'habitants, exploitant le milieu selon la technique de l'agriculture itinérante en forêt, avec un très important développement de la chasse.

La première question est de savoir si ces différents types de villages peuvent bien être contemporains les uns des autres :

— l'enceinte fortifiée apparaît avec la civilisation de Rôssen et avec le Chasséen (Le Mont à Désan- dans, Château à Pretin). Le plus grand développement connu semble se faire pendant la phase ancienne du N.M.B. Pendant la phase récente du N.M.B., l'occupation des enceintes se raréfie, pour disparaître avec le début du Néolithique final (Hor- gen — S.O.M.).

— les petits villages semblent également se développer au Néolithique moyen, mais il n'y a aucun indice de leur raréfaction ou de leur disparition au N.M.B. récent, pas plus qu'au Néolithique final. Les premiers défrichements reconnus dans la tourbière de Villeneuve-ď Amont (Doubs) (H. Richard, 1983 ; P. Gresser et H. Richard, 1986) sont contemporains de l'extension de l'habitat à plus basse altitude et il ne manque pas d'indices de hameaux du Néolithique final dans la vallée de la Saône.

Il n'est donc pas possible d'opposer ces deux modèles d'habitat en termes de chronologie ou de colonisation pionnière en altitude. On en revient toujours à la seule opposition déjà notée :

— dans les zones basses anciennement colonisées, coexistence de petits villages ouverts et d'enceintes fortifiées.

— dans les zones hautes, petits villages et hameaux uniquement.

On doit également prendre en compte que, dans les secteurs où la prospection a été prolongée, les indices de petits villages sont plus nombreux que les traces d'enceintes fortifiées ; ceci est vrai au débouché occidental de la Trouée de Belfort.

Le modèle d'intensification en fonction de la pression démographique (qu'elle soit considérée comme une variable indépendante, comme le suppose E. Boserup, ou non) permettrait de répondre à une partie de la question : dans les zones basses, parce que la densité de population est forte, il y a intensification de l'agriculture, compétition pour les terres et regroupements de population dans les villages fortifiés. Ailleurs, où la densité de population est plus faible, l'agriculture itinérante ne favoriserait pas les concentrations de population (ou du moins ne les rendrait pas nécessaires).

La hiérarchie des habitats suppose ici une certaine densité du peuplement. A très faible densité de population, et milieu peu transformé (les forêts des plateaux du Jura), les hameaux suivent une agriculture itinérante et il n'y a pas d'indice, dans la Combe d'Ain, d'une quelconque croissance démographique, au-delà des apports de l'aire Cortaillod. A plus forte densité de population, dans les zones de basse altitude colonisées depuis longtemps, les cycles d'agriculture itinérante se poursuivent, mais certains villages tendent à se sédentariser, à intensifier les échanges et à élever des villages fortifiés, où la défense rentre en ligne de compte ; mais bien sûr le rempart y est aussi le symbole de la puissance du groupe, signe de prestige collectif de la communauté. Cette fonction (la défense) et ce concept (le prestige) vont croissant pendant le Rôssen et le Chasséen, se stabilisant à la phase ancienne du N.M.B. La hiérarchie des habitats se serait plaquée sur une agriculture itinérante ; lorsque la hiérarchie tend à disparaître, hameaux et cycles agricoles subsistent. On peut bien sûr faire intervenir la croissance démographique pour expliquer la hiérarchisation au profit d'enceintes/ places centrales ; il est également possible d'envisager, sans fluctuation de la démographie, un accroissement des places centrales, une concentration de la population, au détriment des petites communautés. L'abandon progressif des camps pourrait être la conséquence d'un rééquilibrage à la suite de baisses démographiques (crises économiques) ; l'abandon peut tout aussi bien découler d'une évolution des concepts et des rapports socio-économiques entre communautés et individus : on assisterait alors à un éclatement des places centrales en direction des campagnes environnantes et des hameaux. Et c'est à ce point que nous abandonnons le modèle strict de Boserup, qui a pourtant bien servi, au départ, pour monter l'interprétation.

XIII - L'HABITA T NEOLITHIQUE EN MILIEU HUMIDE AU NORD-OUEST DES ALPES

Choix culturels et dynamique agricole

Dans le milieu des tourbières et des bords de lacs au nord-ouest des Alpes, l'architecture néolithique montre deux traditions culturelles indépendantes à l'origine :

— l'architecture rubanée, associée aux lœss, aux sols légers et à un degré certain de sédentarité (A. Coudart, 1987) ; plusieurs cellules sociales semblent être regroupées à l'intérieur d'une même longue maison, avec, parfois, la mise en commun d'un

386

grenier à céréales. En dépit de mutations évidentes, cette tradition rubanée va perdurer jusqu'au Michels- berg et même au Pfyn (Néolithique moyen II), au nord de notre zone d'étude (maisons fusiformes de Pfyn-Breitenloo par exemple, fig. 19, en bas).

— l'architecture de la France de l'est et de la Suisse occidentale, où prédomine la petite maison, correspondant à une plus grande variabilité des modèles socio-économiques et à l'exploitation de milieux naturels très diversifiés, en agriculture itinérante (Clairvaux-Stations II, Egolzwil 5, fig. 18, au centre) .

Avec la nécessité d'adapter l'agriculture à des environnements bien différents de ce qu'étaient les zones lœssiques, l'architecture danubienne va tendre, au Néolithique moyen II, vers des modèles très proches de l'architecture des civilisations plus méridionales. C'est ainsi que dans le Pfyn de Suisse centrale, à la frontière culturelle des traditions sep

tentrionales et méridionales, il y a coexistence de différents types de maisons et de formes d'organisation villageoise, à la même époque (datations den- drochronologiques, W.G. Mook et al., 1972) :

— Thayngen-Weier est un hameau (fig. 18, en haut) qui regroupe des petites maisons rectangulaires (le même modèle architectural est utilisé pour les habitations, les greniers et les étables). Associé à une agriculture itinérante et une population réduite, le hameau du Weier montre des constructions nettement séparées et des formes lâches d'organisation du plan du village. L'évolution détaillée de Thayngen- Weier indique aussi qu'avec une population qui croît, la sédentarité du village augmente et la durée des jachères se raccourcit (W.U. Guy an, 1981).

— Pfyn-Breitenloo (fig. 19, en bas) regroupe de longues maisons fusiformes dans la droite ligne de la tradition danubienne ; l'aménagement de radiers pour soutenir les constructions en tourbière est un effort collectif ; l'utilisation du village peut couvrir plusieurs décennies.

— Niederwil est un gros village où les petites cellules architecturales rectangulaires sont regroupées en rangées strictes à l'intérieur d'un espace villageois enclos par de fortes palissades. La sédentarité ici est longue, puisque le village aurait été occupé pendant près d'un siècle, avec quatre grandes périodes de défrichement pour l'agriculture (H. T. Wa- terbolk et W. Van Zeist, 1978) (17).

De cette juxtaposition de trois villages de conceptions différentes, à quelques dizaines de kilomètres, on retiendra :

— le rapport direct entre concentration de l'habitat, longue durée du village et non-retour à la jachère-forêt ; avec une population qui croît, la

sédentarité augmente et la durée des jachères se raccourcit (Thayngen-Weier I à III).

— la compétition entre trois conceptions de l'architecture. Le modèle rubané adapté à une agriculture sédentaire (habitation, grenier et peut-être étable regroupés sous le même toit) (18), le modèle Néolithique moyen adapté à une agriculture itinérante (les trois éléments sont ici dissociés en trois petits bâtiments différents) et le modèle Néolithique moyen adapté à une intensification de l'agriculture et à une forte densité de population (les petits bâtiments sont regroupés en longues rangées séparées par des ruelles).

Il existerait donc, à la même période, une certaine forme de hiérarchie entre hameaux ouverts ou limités par une simple clôture, villages de taille moyenne et gros villages fortifiés, en relation avec une sédentarité croissante. Dans ces conditions, il est peu probable que puissent être compris les rythmes de l'habitat, sans connaissance précise de l'état du milieu, du nombre des cellules architecturales (et de leur fonction : habitat, grenier, étable) et de l'espérance de vie des villages. Une telle démarche n'est pour l'instant possible que dans les rares régions où de longues recherches ont permis de préciser un échantillon cohérent (Clairvaux et Thayngen par exemple) . Mais ces premiers résultats sont extrêmement prometteurs, et d'ores et déjà pourraient confirmer les rythmes différents observés dans le Cortaillod de Twann (BE, Suisse) (agriculture itinérante avec jachère-buisson) et le Néolithique final d'Yverdon (VD, Suisse) (agriculture sédentaire avec jachères courtes ou rotation des cultures), selon un axe chronologique.

A Gray, le 16 mai 1987

(17) Le problème, non résolu à Niederwil, est de savoir : a) si les quatre phases d'abattage en un siècle, reconnues par la

dendrochronologie, correspondent à un habitat permanent où l'on gérerait un stock de bois abattu pour les défrichements agricoles (hypothèse H. T. Waterbolk) sans hiatus dans l'occupation.

b) ou si les quatre phases d'abattage correspondent à quatre villages successifs construits sur le même site et selon le même plan général ; ces villages pourraient alors être séparés dans le temps par trois hiatus. On retrouverait alors le cas de Thayngen-Weier, avec la possibilité de quatre occupations courtes séparées par des périodes de jachère.

Avec ce que l'on sait des difficultés de travail du bois sec avec une hache polie (modèles ethnologiques d'Irian Jaya), l'hypothèse (a) est peu vraisemblable. Avec ce que l'on sait de l'espérance de vie des maisons en bois sur tourbière (une dizaine d'années en moyenne) l'hypothèse (b) serait plus convaincante.

On aurait donc, à Niederwil comme à Thayngen, de faibles durées moyennes d'occupation des villages, que ce soient des hameaux (Thayngen) ou des villages plus importants, assez semblables aux enceintes fortifiées (Niederwil).

(18) On manque encore de dosages systématiques des phosphates, sur plusieurs sites rubanés différents, pour décider si la partie arrière des maisons a servi, ou non, d'étable (W. H. Zimmermann, 1986).

10m

10m Fig. 18 - Formes d'architecture et organisation de l'espace villageois dans le Néolithique moyen II, au nord-ouest des Alpes. En haut, le village de Weier II à

Thayngen (SH, Suisse), d'après W.U. Guyan. Au centre, Egolzwil 5 (LU, Suisse), d'après R. Wyss. En bas, Egolzwil 4d (LU, Suisse, d'après E. Vogt).

388

Fig. 19 - Formes d'architecture et organisation de l'espace villageois dans le Néolithique moyen II, au nord-ouest des Alpes. En haut, le village de Niederwil (TG, Suisse). En bas, Pfyn-Breitenloo (TG, Suise), d'après H.T. Waterbolk et W. Van Zeist.

Bandi H. G. (1966) — Die Auswertung von Ausgrabungen im neolithischen Uferdorf Seeberg, Burgàschisee-Sud, Kt Bern, Palaeohistoria, vol. XII, pp. 17-32, 9 fig.

Billamboz A. (1985) — Erste archáodendrologische Untersu- chungen im Pfahlfeld von Hornstaad-Hôrnle I am westlichen Bodensee, Berichte zu Ufer-und Moorsiedlungen Sudwest- deutschlands, 2, Materialhefte zur Vor-und Fruhgeschichte in Baden-Wurttemberg, 7, pp. 125-147, 12 fig.

Bocquet A. et Ноиот A. (1982) — La vie au Néolithique, Charavines, un village au bord d'un lac il y a 5 000 ans, Histoire et Archéologie, Les Dossiers, n° 34, 96 p.

Boserup E. (1965) — The conditions of agricultural growth : the economics of agrarian change under population pressure, London, Allen and Unwin.

Carlstein T. (1982) — Time resources, society and ecology, vol. 1, Preindustrial societies, London, Allen and Unwin.

CoudartA. (1987) — Architecture et société néolithique : Uniformité et variabilité, fonction et style de l'architecture dans l'approche des communautés du Néolithique danubien, Thèse, Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), 2 vol.

Fùrger A.R. et al. (1980) — Die neolithischen Ufersiedlungen von Twann, vol. 7, Die Siedlungreste der Hor gêner Kultur, Staatli- cher Lehrmittelverlag, Bern, 2 vol.

Gallay A. (1986) — L'archéologie demain, Paris, Belfond Sciences.

Guy an W.U. (1965) — Die jungsteinzeitlichen Moordórfer im Weier bei Thayngcn, Zeitschrift fur Schweizerische Archàologie und Kunstgeschichte, Band 25, Heft 1, Birkhàuser Verlag, Basel.

Guyan W.U. (1981) — Zur Viehhaltung im Steinzeitdorf Thayn- gen-Weier II, Archéologie Suisse, 4, 3, pp. 112-119.

Honeisen M. (1982) — Zurich-Mozartstrasse : ein neuentdeckter pràhistorischer Siedlungsplatz, Archéologie Suisse, Bulletin de la Société Suisse de Préhistoire et d'Archéologie, tome 5, fasc. 2, pp. 60-65.

Lambert G. et Lavier С (à paraître) — Dendrochronologie des stations II et II bis, in Pétrequin P. (sous la direction de), Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), tome 2, Le Néolithique moyen, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris.

Lambert G., Pétrequin P. et Richard H. (1983) — Périodicité de l'habitat lacustre néolithique et rythmes agricoles, L'Anthropologie (Paris), tome 87, n° 3, pp. 393-411, 11 fig.

Lundstrom-Baudais K. (1986) — Étude paléoethnobotanique de la Station III de Clairvaux, in Pétrequin P. (sous la direction de), Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), tome 1, Problématique générale, l'exemple de la station III, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, pp. 311- 391.

Моок W.G., Munaut A.V. et Waterbolk H.T. (1972) — Determination of age and duration of stratified prehistoric bog settlement, Proceedings 8th Int. Conf. Radiocarbon Dating, Lower Hutt City, New-Scotland, pp. 27-39.

Paret O. (1958) — Le mythe des cités lacustres et les problèmes de la construction néolithique, Dunod, Paris.

Passard F. (1980) — L'habitat au Néolithique et au début de l'Age du Bronze en Franche-Comté, Gallia-Préhistoire, t. 23, fasc. 1, pp. 37-114, 62 fig.

Pétrequin A. -M. et P. (1984) — Habitat lacustre du Bénin, Une approche ethno-archéologique, Éditions Recherche sur les Civilisations, mémoire n° 39, ADPF, Paris.

Pétrequin A. -M. et P. (à paraître) — Rythmes de l'habitat lacustre au nord-ouest des Alpes : du climat aux évolutions socio-économiques, Actes du XI Convegno Archeologico Bena- cence, Symposium International sur les modèles d'habitat de l'Age du Bronze, 17-19 oct. 1986.

Pétrequin P. (1982) — Agriculture néolithique et sédentarisation : le lac de Clairvaux-les-Lacs dans son contexte culturel, Mémoires de la Société d'Émulation du Jura, 1981/82, Lons-le- Saunier, pp. 21-46, 13 fig.

Pétrequin P. (1983 A) L'habitat lacustre préhistorique, État actuel des connaissances sur les problèmes archéologiques, Archives des Sciences de Genève, vol. 36, fasc. 2, pp. 215-232.

Pétrequin P. (1983 B) Sablières basses et semelles de pieux dans l'architecture lacustre : l'exemple de Clairvaux-les-Lacs (Jura), Bulletin de la Société Préhistorique française, tome 80, fasc. 10- 12, pp. 361-374.

Pétrequin P. (1985) — Les habitats néolithiques et l'expansion agricole dans la Combe d'Ain (Jura), in Présentation des collections du Musée de Lons-le-Saunier, n° 1, Néolithique Chalain- Clairvaux, fouilles anciennes, Lons-le-Saunier, Musée d'Archéologie, pp. 23-29, 22 fig.

Pétrequin P. (sous la direction de) (1986) — Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), I, Problématique générale, l'exemple de la station III, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 406 p.

Pétrequin P. (sous la direction de) (à paraître) — Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), II, Le Néolithique moyen, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris.

Pétrequin P., Chastel J. et al. (1988) — Réinterprétation de la Civilisation Saône-Rhône (CSR), Une approche des tendances culturelles du Néolithique final, Gallia-Préhistoire, 30, pp. 1-89.

389

Schmidt R.R. (1930-1936-1937) — Jungsteinzeit-Siedlungen in Federseemoor, 3 volumes, Augsburg, Stuttgart.

Vogt E. (1954) — Pfahlbaustudien, in Das Pfahlbauproblem, Société Suisse de Préhistoire, Schaffhouse, pp. 119-219, 58 fig.

Vogt E. (1969) — Siedlungswesen, in Archaologie der Schweiz, Band II, Die Jtingere Steinzeit, Schweizerische Gesellschaft fur Ur-und Friihgeschichte, Basel, pp. 157-174.

Zimmermann H.W. (1986) — Zur funktionale Gliederung vôlker- wanderungzeitlicher Langháuser in Flogeln-Eekhôltjen, Kr. Cuxhaven, in Problème der Kûstenforschung im siidlichen Nordseegebiet, Band 16, Hidelsheim, Verlag Auguste Lax, pp. 55-86.

Waterbolk H.T. et Van Zeist W. (1978) — Niederwil, Eine Siedlung der Pfyner Kultur, Academia Helvetica, Haupt, Bern, Bd 1, Die Grabungen, Bd 2, Beilagen.

Winiger J. et Joos M. (1976) — Feldmeilen-Vorderfeld, Die Ausgrabungen 1970171, Société Suisse de Préhistoire, Anti- qua 6, 142 p.

Wyss R. (1976) — Das jungsteinzeitliche Jàger-Bauerndorf von Egolzwil 5 im Wauwilermoos, Archaeologische Forschungen, Schweizerischen Landesmuseum, Zurich.

Zùrn H. (1965) — Das Jungsteinzeitliche Dorf Ehrenstein (Kr. Ulm) , Teil 1 , Die Baugeschichte, Verôffentlichungen des Staat- lichen Amtes fur Denkmalpflege Stuttgart, A, 10/1, 2 vol.