penser la technique : enquête sur les rapports entre marx et simondon

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PENSER LA TECHNIQUE : ENQUÊTE SUR LES RAPPORTS ENTRE MARX ET SIMONDON M1 Philosophie Emeline J. Schrub, sous la direction de Mme Anne Sauvagnargues. Master 1 - 2015-2016 Université Paris Nanterre 1

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PENSER LA TECHNIQUE :

ENQUÊTE SUR LES RAPPORTS

ENTRE MARX ET SIMONDON

M1 Philosophie

Emeline J. Schrub, sous la direction de Mme Anne Sauvagnargues.

Master 1 - 2015-2016

Université Paris Nanterre

1

TABLE DES MATIERES :

Introduction...........................................................................................................3

Chapitre 1 : Technique et matérialisme historique...............................................10

Partie 1 : La technique au cœur de la pensée de Marx.........................................10

Partie 2 : Simondon : pour une philosophie de la technique................................21

Chapitre 2 : L'aliénation, cristallisation d'une divergence...................................27

Partie 1 : De l'origine et des fondements du problème........................................27

Partie 2 : La machine et la connaissance technique.............................................48

Chapitre 3 : La politique dans la métaphysique...................................................62

Partie 1 : Pensées du temps et ontologies sociales...............................................62

Partie 2 : Révolution et empowerment : sortir des rapports de force...................70

Partie 3 : Simondon ou la fin de Marx ? De l'écologie........................................81

Conclusion...........................................................................................................91

Bibliographie.......................................................................................................95

Bibliographie d'articles numérisés.......................................................................96

2

INTRODUCTION

La problématique de ce travail est la suivante : dans quelle mesure la prise en compte du

statut de la technique chez Marx et Simondon nous permet-elle de mieux définir le statut de la

technique aujourd'hui ? Simondon propose-t-il une mise à jour du marxisme, ou propose-t-il au

contraire de sortir définitivement du marxisme au profit d'un nouveau système d'appréhension du

réel plus adéquat pour penser nos sociétés contemporaines ? Une telle enquête sur les rapports entre

Marx et Simondon interroge la résistance du marxisme à la pensée technique simondonienne. Elle

nous permet aussi d'essayer de mettre en exergue la dimension sociale et politique de la pensée

simondonienne, même si Simondon ne fut pas militant, ni engagé dans une lutte sociale. En effet,

Simondon entend aussi produire les conditions philosophiques d'une nouvelle société, et la

production de cette société nouvelle passe par le changement du rapport que les êtres humains

entretiennent avec les techniques. Ce changement de rapport est déterminé théoriquement (par une

production de connaissance) et non pratiquement, par une transformation sociale (à l'exception de

l'investissement de Simondon dans l'éducation technique). Ainsi, nous allons essayer de montrer

que Simondon et Marx se rejoignent dans la mesure où tous deux postulent l'existence d'un lien

entre le changement social et la modification de notre rapport à la technique ; mais que, toutefois,

ils divergent dans la façon dont ils pensent ce lien. Tandis que Simondon pense un changement dans

les rapports sociaux par le changement de nos rapports à la technique, Marx quant à lui pense le

changement du rapport de ses contemporains à la technique par le changement social et par les

luttes sociales concernant le statut du travail et des rapports de production.

La mise en rapport de Marx et Simondon se justifie donc par le fait que tous deux accordent

une importance décisive aux techniques dans la production des sociétés. Elle prend également

racines dans le fait que tous deux cherchent à produire une société nouvelle, et que la production de

3

cette société nouvelle passe par l'émancipation d'un groupe social : chez Marx, il s'agit de

l'émancipation du prolétariat. Chez Simondon, il s'agit paradoxalement des objets techniques. En

effet, chez Marx les opprimés sont constitués en une classe sociale, le prolétariat, définie comme

classe par opposition à la classe dominante bourgeoise. Et l'émancipation du prolétariat passe par la

lutte politique, entendue comme l'engagement dans un processus révolutionnaire, à l'issue duquel

les rapports de production permettraient d'abolir ce rapport de classe. De sorte que l'émancipation

sociale marxienne reste anthropocentrée : l'émancipation ne concerne que les humains.

A l'inverse, Simondon entend susciter la « prise de conscience des modes d'existence des

objets techniques »1, que la pensée philosophique effectue, et qui « se trouve avoir à remplir dans

cette œuvre un devoir analogue à celui qu'elle a joué pour l'abolition de l'esclavage et l'affirmation

de la valeur de la personne humaine »2. La prise de conscience renvoie au fait que les modes

d'existence des objets techniques sont encore inconnus, lorsqu'il publie son travail. C'est donc la

prise de conscience, c'est-à-dire l'acquisition d'une connaissance sur les modes d'existence des

objets techniques, qui possède une dimension émancipatrice chez Simondon. Or cette émancipation

comporte une double dimension : il s'agit à la fois d'émanciper les objets techniques en les libérant

de la relation aliénante que les humains entretiennent avec eux, relation qui correspond à une

relation d'usage asservissante ; et, par cette première émancipation, d'émanciper les humains eux-

mêmes par l'intégration des techniques dans la culture.

De sorte que leurs démarches diffèrent : tandis que Marx s'adresse aux opprimés, c'est-à-dire

aux prolétaires, Simondon, à l'inverse, s'adresse aux oppresseurs, c'est-à-dire à tous les humains, en

tant qu'ils traitent les objets techniques comme des esclaves. Deuxièmement, tandis que Marx pense

l'émancipation ou la libération au sein de rapports de classe déjà socialisés, il s'agit pour Simondon

d'instituer un nouveau type de socialisation, qui ne se limite plus aux rapports de classes entre

individus humains, mais vise à intégrer les objets techniques dans un rapport de socialisation3.

Le rapport de socialisation que Simondon cherche à instituer entre les objets techniques et

les humains transforme le rapport des humains aux objets techniques, de sorte que les objets

techniques sont alors traités comme des populations. Ce rapport paradoxal aux objet technique nous

invite à les considérer selon une relation d'analogie entre les techniques et le vivant : l'objet

technique possède, écrit Simondon, une « historicité essentielle, […] il est mobile, détachable du

1 Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, réed. 2012, p. 10. Dorénavant MEOT, suivi du numéro de la page.

2 MEOT, p. 10.3 Simondon, Sur la technique,Paris, PUF, 2014, p. 253 ; 413. Dorénavant ST, suivi du numéro de la page.

4

groupe qui l'a produit, des circonstances sociales qui ont amené son apparition. Il est comme une

population. »4. L'historicité essentielle de l'objet correspond à ce que l'objet est engagé dans une

histoire évolutive : l'objet est historique car il naît avec l'acte de son invention, et qu'il continue à se

concrétiser, c'est-à-dire à évoluer. Ainsi, la prise en compte de l'historicité de l'objet technique est

soutenue par une approche génétique de l'objet technique. En effet, chez Simondon, un objet

technique est ce « dont il y a une genèse ». Cette genèse commence avec l'acte d'invention, et elle se

poursuit possiblement indéfiniment. L'objet qui fait preuve de technicité, est un objet qui fait preuve

d'une concrétisation toujours contemporaine d'un processus de genèse de l'objet, genèse qui l'inscrit

dans une lignée technique, et donc dans un « stade défini d'évolution »5, c'est-à-dire au stade de

résonance interne que l'objet a atteint. Or la technicité peut être saisie à chacun des différents modes

d'existence de l'objet technique : l'élément, l'individu et l'ensemble.

L'élément, l'individu et l'ensemble sont les modes d'existence de l'objet : l'élément possède

une cohérence interne (l'objet n'est pas auto-destructeur, ni à court, ni à long terme) qui ne nécessite

pas de milieu associé. Les éléments se suffisent à eux-mêmes de telle sorte qu'ils peuvent

fonctionner au sein d'objets techniques appartenant à des lignées différentes. Un boulon est un

élément technique.

L'individu est l'objet qui a besoin d'un milieu associé pour fonctionner, c'est-à-dire que son

fonctionnement dépend d'un dispositif qui n'est pas l'objet lui-même. Un audiomètre est un individu

technique : il s'individue dans un milieu, pour notre cas, un laboratoire d'audiométrie. Car

Simondon a également montré qu'il fallait, pour penser la technique, transformer notre conception

de l'individu, que l'on ne peut comprendre que dans son processus d'individuation.

L'ensemble technique est ce qui se passe de milieu associé, notamment en tant qu'il constitue

lui-même un milieu. Un laboratoire d'audiométrie est un ensemble technique. Le laboratoire en tant

qu'ensemble technique est un exemple développé par Simondon dans le MEOT, p. 79. Il y définit un

laboratoire d'audiométrie comme un ensemble, parce qu'il crée un milieu, c'est-à-dire un ensemble

de conditions et d'aléatoire délimité, au sein duquel des individus techniques peuvent notamment

fonctionner (un audiomètre, par exemple). Donc l'individu n'est jamais autonome : il s'insère dans

un ensemble technique associé au monde social selon une historicité et une systématicité propres.

C'est cette conception des objets techniques comme s'inscrivant dans des genèses et dans des

lignées évolutives qui les historicise, qui permet à Simondon de penser les objets techniques comme

des populations, c'est-à-dire comme des groupements évoluant dans le monde selon des dynamiques

4 ST, p. 55.5 MEOT, p. 23.

5

qui leurs sont propres.

Ainsi, nous pouvons essayer de mettre en lumière le fait que Marx et Simondon se

rejoignent dans la mesure où tous les deux cherchent à mettre fin à des rapports d'aliénation.

L'aliénation du prolétariat au sein de rapports de production capitalistes chez Marx, et l'aliénation

des techniques et, par ces techniques, des humains eux-mêmes, chez Simondon. Car c'est aussi

parce qu'il y a « dans la réalité technique une réalité humaine » que Simondon propose d'intégrer les

objets techniques à la culture. En effet, l'enjeu principal de Simondon est un enjeu double : s'il y a

de l'humain présent dans les techniques, et que l'humain présent dans les techniques consiste dans la

tentative heureuse de créer une médiation entre les humains et le monde, alors la non-connaissance

de la nature des techniques, par extension, nous rend étranger à notre propre rapport au monde.

C'est la raison pour laquelle un rapport aux techniques aliéné est aussi un rapport aux techniques

aliénant. Considérons par exemple l'asservissement des machines, que Simondon dénonce : cet

asservissement est justifié par une intention libératrice de l'être humain. Mais pour Simondon, cela

revient à un simple transfert d'esclavage6, qui n'est donc aucunement libérateur. Nous essaierons de

montrer que c'est ce double enjeu qui est à l'origine de toutes les divergences qui existent entre

Marx et Simondon, dans la mesure où Marx pense les techniques en tant que ce sont des moyens de

production de la vie humaine, et qu'il les pense donc uniquement d'après une relation d'usage, c'est-

à-dire une relation inessentielle – au risque de manquer un aspect de la réalité, en manquant un

aspect de la relation des êtres humains au monde.

Pour sortir de ce régime d'aliénation des techniques et des humains, Simondon propose de

passer par l'éducation et la culture ; une idée que Jean-Yves Château expose dans sa présentation de

ST7. Il y écrit que l'« action envisagée possède une dimension culturelle d'ampleur : faire changer la

conscience culturelle de la technicité et de la sacralité ». Dans cette citation, la culture est autant un

aspect qu'un enjeu de la libération de la technique : si l'origine de l'aliénation est dans un manque de

connaissance des humains vis-à-vis des machines et de l'essence de la technique en général,

l'émergence d'une culture technique permettrait de combler cette lacune. Il en résulterait l'institution

d'un rapport adéquat entre l'humain et la technique et donc entre l'humain et le monde. C'est la

raison pour laquelle nous citons à nouveau l'introduction du MEOT, où Simondon écrit : « La prise

de conscience des modes d'existence des objets techniques doit être effectuée par la pensée

6 MEOT, p. 177.7 ST, p. 18-19.

6

philosophique, qui se trouve avoir à remplir dans cette œuvre un devoir analogue à celui qu'elle a

joué pour l'abolition de l'esclavage et l'affirmation de la valeur de la personne humaine »8. C'est en

effet la constitution par l'enseignement des techniques et leur histoire, et la réinsertion de la

technique dans la culture (œuvrant à la prise de conscience dont parle Simondon) qui contribuent à

la libération des techniques et des humains qui l'asservissent. Deuxièmement, la teneur de ce

nouveau « devoir » philosophique met en lumière l'enjeu sinon moral du moins axiologique de son

travail, et met en lumière une certaine forme d'urgence, comme le montre l'analogie entre les objets

techniques et la libération de l'esclavage. Dimension morale et sentiment d'urgence que Simondon

partage avec Marx.

Ainsi, il existe chez Marx comme chez Simondon une ambition émancipatrice de tous les

humains d'une condition d'existence qui les aliène – c'est en ce sens que l'on peut qualifier leur

projet d'humaniste, c'est-à-dire d'émancipateur. Et cette émancipation est pensée au travers de la

tentative d'une théorisation nouvelle de la société. De sorte que leurs moyens sont différents mais

leurs ambitions, ici, convergent. Toutefois, les moyens par lesquels ils pensent la réalisation de leur

projet nous permettent de mettre en évidence une différence qui sera creusée tout au long de ce

travail. En effet, là où Simondon s'emploie à penser la technique comme une catégorie plurielle, où

les objets techniques ont des modes d'existences différents, et qu'il essaie de les penser dans leur

dimension technique propre, Marx au contraire subsume la technique sous la seule catégorie des

moyens de production. C'est à dire qu'il pense les techniques depuis un point de vue qui n'est pas

techniques, mais qui est économique et social. Au sein de cette catégorie des moyens de production,

Marx maintient une seule dichotomie, celle qui oppose la machine a l'outil. Il ne distingue alors la

machine des outils que dans la mesure où, en tant que modes de production, machinisme industriel

et artisanat correspondent à des configuration sociales du travail différentes, qui ont produit des

modèles économiques, sociaux et politiques différents.

C'est précisément de cette approche des techniques comme moyens de production que

Simondon tente de se distinguer. En effet, pour Simondon, penser les techniques d'abord comme des

moyens de production revient à appréhender les techniques selon la seule relation de leur utilité, et

cette utilité est une relation inessentielle, inadéquate, et non-technique. Ceci, parce que le lien qui

existe entre l'objet technique et son utilité n'est pas analytique. Nous voulons dire par là que, par

exemple, la réponse à un besoin ou l'utilité « saisir un aliment » n'implique pas « fourchette » ; ni

8 MEOT, p. 10.

7

que l'utilité « éclairage » n'implique pas plus « bougie » qu'elle n'implique « néon ». L'utilité est

inessentielle pour appréhender la technique. De sorte que, d'après Simondon, Marx, quels que soient

les mérites de son approche, pense néanmoins la technique sous un rapport qui l'aliène, et qui par

conséquent, aliène les autres humains. Autrement dit, même si Marx reconnaît l'importance de la

technique, il en conserve une conception anthropomorphique qui lui interdit de réintégrer la

technique dans la culture comme le propose Simondon ; de sorte que, d'un point de vue

simondonien, le marxisme ne permet pas de sortir les individus d'une relation aliénante à la

technique et, par conséquent, au monde.

Nous proposons ainsi le parcours suivant : le premier chapitre cherchera à identifier les

bases sur lesquelles il est pertinent de mettre la technique et la relation à la technique au cœur du

marxisme, et à partir de cette identification, à chercher à penser le matérialisme historique dans sa

complexité, en tant qu'il se fonde sur une base économique dynamique sur laquelle se construit un

édifice notamment politique, idéologique et social qui entre dans un jeu complexe de déterminations

rétroactives. Nous essaierons ensuite d'enrichir cette première conception de concepts simondoniens

tels que sa théorie de la fabrication des images, par laquelle nous proposerons une nouvelle façon de

concevoir l'articulation entre le matérialisme historique et la liberté des individus bien qu'ils restent

socialement déterminés. Cette mise en rapport de Marx et de Simondon dans le matérialisme

historique reposera alors sur une idée qu'ils partagent, à savoir que les individus sont produits, et

qu'ils sont produits notamment par leurs conditions matérielles d'existence.

Ensuite, le deuxième chapitre essaiera de montrer que Marx et Simondon convergent en tant

qu'ils pensent l'aliénation comme un réseau d'aliénation, et dans l'idée que la technique y joue un

rôle prépondérant ; mais qu'ils divergent toutefois en ce qu'ils ne lui attribuent pas le même rôle.

L'étude ce cette divergence cherchera à montrer qu'elle cristallise des différences métaphysiques,

ontologiques et politiques. Nous essaierons en effet de montrer que chez Marx, le rapport privilégié

est le rapport dialectique, tandis que chez Simondon, le rapport aux techniques est un rapport

analectique, et que par conséquent, là où Marx accorde une importance cruciale à la négativité dans

l'histoire et dans le progrès, Simondon essaie au contraire de penser la transductivité, c'est-à-dire

une structuration par la positivité d'une prise de forme qui s'effectue horizontalement de proche en

proche. Nous essaierons aussi de montrer que Marx et Simondon divergent en ce que l'un conçoit

encore le rapport des humains à la nature sur le mode de l'appropriation, tandis que Simondon pense

le rapport des humains à la nature sur le mode de la communication Nous chercherons donc à

8

montrer les implications des divergences qui existent entre Marx et Simondon après les avoir

identifiées.

Enfin, le troisième chapitre essaiera de montrer que la façon dont on pense la technique et

celle d'après laquelle on pense le changement social sont liées, et qu'elles sont liées en ce qu'elles

engagent une structuration actuelle ou psychosociale de l'espace-temps, qui permet ou non, par

exemple, de penser l'engagement dans un processus révolutionnaire. Par là, nous ferons valoir la

dimension politique du projet simondonien, et ouvrirons sur trois problèmes majeurs, le premier

étant la mise en place d'une écologie, le deuxième, celui de la nécessité de sortir d'une conception

de la société structurée par les rapports de force sociaux qui passent par travail, et le troisième,

l'ouverture vers une critique possible de Simondon, où l'on considérerait l'écologie comme un état

de rapport au monde qui rende non-nécessaire le pan religieux de son édifice théorique.

9

CHAPITRE 1 : TECHNIQUE ET MATERIALISME HISTORIQUE

1. La technique au cœur de la pensée de Marx.

Nous cherchons à montrer que la place de la technique dans la théorie matérialiste de

l'histoire est une place prépondérante, en tant que l'économie inclut les techniques, dans la mesure

où l'économie correspond à la production par les individus de leur vie matérielle, or cette

production passe la médiation des techniques. De sorte qu'en effet, si l'élément déterminant de la

structure sociale, politique et culturelle consiste en l'économie, considérée seulement à partir de

l'interaction des relations de travail entre les individus pris dans un mode de production qui les

spécifie en classe, alors la détermination de la réalité technique, dans l'historicité concrète des

rapports sociaux, est bien déjà pensée comme un enjeu social et politique. Car l'économie n'est pas

seulement la science de la production de valeur marchande dans une société, c'est aussi un nouveau

principe pour la philosophie politique : principe matérialiste qui place l'émancipation comme une

urgence à régler sur le plan politique, avec des moyens qui sont ceux de la lutte sociale de ou la

révolution. Ce qui est neuf, c'est que l'émancipation passe par l'économie : par la compréhension et

la transformation des rapports de production sociaux, et donc techniques. Le champ économique est

traversé par des enjeux de domination, qui accompagnent et provoquent les changements sociaux

historiques, de telle sorte que l'analyse de la libération humaine passe par l'analyse historique des

rapports techniques de production. Le passage de l'artisanat à l'industrie accompagne la montée du

capitalisme et transforme les précédents rapports de domination féodaux par l'apparition de

nouvelles classes sociales : la bourgeoisie, qui détient les capitaux et les moyens de production ; le

prolétariat, qui ne possède rien d'autre que sa force de travail.

C'est donc au travers de son intérêt pour la lutte économique, politique et sociale que Marx

considère les techniques : son angle est d'abord celui des rapports de production sociaux du travail.

L'argumentation de Marx repose donc sur la prémisse d'après laquelle tout est le produit de la

production de la vie matérielle et de ses méthodes. C'est notamment ce que Marx et Engels exposent

dans l'Idéologie Allemande, où ils écrivent que : « Les hommes sont les producteurs de leurs

représentations, de leurs idées, etc. : c'est-à-dire les hommes tels qu'ils sont conditionnées par le

10

mode de production de leur vie matérielle, par leur commerce matériel et son développement

ultérieur dans la structure sociale et politique. »9. Ici, Marx et Engels soulignent que ce ne sont pas

uniquement les éléments matériels de la vie humaine qui sont déterminés par l'économie, mais bien

aussi leurs vies psychiques (les représentations), et leurs institutions politiques. Les représentations

et institutions sont alors produites par la matérialité ; cela implique que l'on repense la vie

transcendantale à partir de la vie matérielle, et non plus abstraitement, à partir des idées. Le

matérialisme se distingue donc de l'idéalisme dans la mesure où, selon le matérialisme, les idées

sont produites et matériellement conditionnées.

La détermination des institutions politiques par l'économie permet de justifier le passage par

la lutte politique dans le processus révolutionnaire marxien, dans la mesure où chaque élément est

rétroactif. C'est en effet ce que la deuxième partie de la citation permet de saisir : ce que Marx et

Engels écrivent, c'est que les humains produisent leurs représentations en tant qu'ils sont certes

produits par leurs conditions économiques, mais aussi en tant qu'ils sont déjà produits par des

représentations elles-mêmes déjà produites par l'économie. Ainsi, le passage par la lutte politique

est justifié par le fait que la politique participe aussi de la production des individus.

C'est donc bien l''économie qui constitue le déterminant principal des structures des

sociétés : ce sont bien les hommes en tant que produits qui produisent leurs représentations ;

autrement dit les structures économiques sont premières, et les représentations arrivent comme au

deuxième degré, à partir des individus humains qui résultent déjà des rapports de production

donnés. Toutefois, les structures politiques, bien qu'elles acquièrent une force causale propre,

restent l'expression des rapports économiques, en définitive. De sorte que Marx tente bien d'inverser

le processus dont il a produit la description, et de faire que, le temps d'une révolution, le

changement social advienne par la philosophie et la politique. Cela signifie par conséquent que

l'économie et la détermination par l'infrastructure matérielle sont d'une importance capitale, mais

que cette dernière malgré tout n'est pas la seule à être causalement active au sein du processus de

production des sociétés : en effet, le fait que Marx ait ne serait-ce que tenté d'inverser le processus

permet de penser qu'un tel renversement fût possible, c'est-à-dire, qu'un changement politique pusse

transformer l'économie. Or ceci invite à penser qu'il faille privilégier l'interaction des différents

facteurs sociaux, économiques et politiques, plus qu'une détermination aveugle de l'économie vers

le reste de la société.

9 Marx et Engels, L'idéologie Allemande, Paris, Nathan, 2015, p. 44.

11

Cela nous permet de préciser que, chez Marx, l'économie se place donc comme un

déterminant ultime du champ politique et social, mais qu'il est ultime parmi un réseau plus vaste

d'éléments rétroactifs que nous allons examiner tout de suite. C'est précisément cela qui sort la

théorie de la détermination matérielle d'un régime de détermination aveugle de la société, puisque

tout interagit avec tout le reste. L'économie est un rapport de production qui génère de la structure ;

cette structure se manifeste dans la génération d'institutions politiques, et dans les représentations

culturelles ; ces structures politiques et idéologiques à leur tour influencent l'économie : c'est un

réseau rétroactif. Ce propos est notamment exposé par Engels dans une lettre à J. Bloch de 1890,

« Selon la conception matérialiste de l'histoire, l'élément en définitive déterminant dans l'histoire est

la production et la reproduction de la vie. Marx et moi n'avons rien affirmé d'autre. Alors, si

quelqu'un transforme cela afin de dire que l'économie est le seul élément déterminant, il transforme

notre proposition en une proposition qui ne signifie rien, est abstraite, est absurde ». Donc, il n'y a

pas de déterminisme aveugle de l'économie, mais bien un matérialisme qui met en jeu d'autres

conditions empiriques que les seules conditions économiques. Les formations politiques, juridiques,

sociales, idéologiques, ou encore historiques interagissent ensemble, et interagissent aussi avec la

base économique dans un réseau complexe qui produit de la variation : il ne faut pas considérer

l'économie comme la cause complète de tout l'édifice social. Engels ré-insiste sur ce point quatre

ans plus tard, dans une lettre à Borgius : « Ce n'est pas que l'économie est la cause et seule active,

alors que le reste n'a qu'un effet passif. Il y a plutôt une interaction sur la base d'une nécessité

économique qui, en définitive, s'affirme toujours ». L'économie n'est pas cause unique, mais elle

s'affirme toujours. Cela signifie que l'économie est une cause nécessaire de tout l'édifice social et

politique, mais qu'elle n'en est pas la cause complète, unique. C'est aussi pourquoi il est nécessaire

que la lutte politique de la révolution prolétarienne aboutisse à un changement dans les rapports

techniques et sociaux de production.

Il s'agit donc bien de comprendre que, si Marx et Engels écrivent que « premier acte

historique c'est […] la production des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie

matérielle elle-même »10, l'économie reste prise dans un réseau rétroactif de détermination

réciproque entre toutes les structures qu'elle produit : politique, juridique, idéologique, sociale. Car,

en tant que ces structures sont l'expression de rapports économiques, elles en sont, par là-même,

distinctes, parce qu'elles sont des abstractions, qui acquièrent ensuite un pouvoir de structuration

10 Marx et Engels, L'idéologie Allemande, Paris, Nathan, 2015, p. 50.

12

propre. Toutefois, cette citation nous permet de comprendre la raison pour laquelle l'économie, en

définitive, s'affirme toujours : l'économie est généalogiquement première. Elle est

généalogiquement première en tant que premier acte historique : ici, Marx renvoie à sa définition de

des humains en tant que, contrairement aux animaux, ils produisent les moyens de leur subsistance.

L'engagement des humains dans un processus historique est par conséquent dû à des conditions très

concrètes de survie. Philosophiquement, la proposition renverse donc l'idée d'après laquelle l'esprit

ou la raison engagent les humains dans l'histoire. Deuxièmement, en tant que l'économie naît des

besoins vitaux humains, et que ces besoins sont constamment renouvelés, c'est ce renouvellement

constant qui permet d'expliquer que la base économique, en définitive, s'affirme toujours. Le

renouvellement de ces besoins fait de l'économie une constante. Si les structures politiques ou

idéologiques par exemple sont le produit d'un réseau de déterminations, les besoins des humains (se

nourrir, s'abriter) restent les mêmes. Seuls les moyens de les satisfaire varient (par exemple en

fonction conditions naturelles telles que la géologie, le climat, les ressources en eau disponibles etc.

conditionnent un certain type de réponse (technique) à ces besoins), et ce sont ces moyens qui font

la particularité des différentes structures générées par l'économie.

Il convient d'examiner plus avant ce que signifient les conditions économiques chez Marx et

Engels. Cet examen cherche à identifier les implications du matérialisme historique vis-à-vis de la

définition de l'être humain ; il cherche aussi à identifier le rapport qu'entretien l'économie avec la

production et avec la distribution.

Dans la lettre à Borgius que nous avons citée, Engels aborde la question de la méthode de la

production de la vie matérielle, qu'il enrichit de la dimension des échanges de cette production en

tant qu'elle procède d'une organisation collective. En effet, il écrit que : « la base déterminante de

l'histoire de la société consiste en les méthodes par lesquelles les êtres humains d'une société donnée

produisent leurs moyens de subsistance et échangent ces produits entre eux – dès lors qu'il y a

division du travail. Par conséquent, toute la technique de production et de transport est ici

incluse. ». Engels parle ici bien de la base de l'histoire, et il en parle sous l'angle de la méthode. Non

plus le seul besoin de produire la vie matérielle, la base de l'histoire est ici abordée à partir des

méthodes de production et de transport par lesquelles les humains répondent à cette nécessité qui est

la leur de produire leur vie matérielle. Par conséquent, la base économique possède un plan vital,

celui de la nécessité d'assurer sa survie, mais elle possède bien aussi un plan proprement technique,

et c'est ce dernier plan qui engagent les humains dans une histoire unique et inédite. Une telle

13

proposition fonde donc le matérialisme historique. Ce matérialisme historique possède néanmoins

trois principes : le premier, c'est que l'histoire des humains est l'histoire des individus concrets, et

qu'elle doit par conséquent prendre en compte leurs déterminations physiques et individuelles en

tant que structurellement effectives. Cela signifie que Marx prend pour point de départ non pas un

individu idéal, conscient et spirituel, mais il part d'un individu physique, qui naît, se développe, se

nourrit, dort, agit, travaille, et que tout cela contribue à le structurer, à le produire en tant

qu'individu. L'individu en question est empirique, historique, donné. En cela consiste le

matérialisme de Marx ; partir des individus concrets existants, non d'une fiction de sujet. Autrement

dit, l'individualité est produite. Le sujet lui-même peut être considéré comme une figure historique.

Le deuxième, c'est que l'humanité n'est pas distinguée des animaux par la conscience

(argument idéaliste), mais par une capacité, celle de produire sa condition matérielle, c'est-à-dire

son existence, et la réalisation technique de la production de son existence. La distinction entre les

humains et l'animal n'est alors plus vraiment celle de la possession d'une âme ou d'un esprit qui

s'engage dans l'histoire. Ce qui distingue les humains des animaux, c'est un type de relation à la vie

matérielle, un type de production.

Le troisième, c'est que de tels moyens, et les usages qui les accompagnent, génèrent des

pratiques (des usages) et structurent par conséquent les individus : « la nature des individus dépend

donc des conditions matérielles de leur production »11. Marx rompt ici avec toute préconception

anthropologique de l'humain : les individus sociaux sont le résultat des conditions concrètes,

matérielles de production de leur existence. C'est extrêmement important : cela signifie que Marx ne

part pas d'une définition essentialiste des individus, et qu'il soutient que ces derniers sont produits

par des modes de production qui comprennent bien entendu la technique. Et le fait que les humains

se distinguent par le fait qu'ils produisent leurs conditions demeure un critère de distinction, bien

plus qu'une définition de l'être humain. Ce que nous voulons dire, c'est que la chronologie est

renversée : ce n'est pas l'individu qui détermine la technique mais la technique qui détermine

l'individu, en participant à la détermination des structures qui le produisent en tant qu'individu. C'est

en ce sens que la proposition échappe à l'essentialisme. Ce qu'il faut également souligner, c'est

qu'Engels parle bien de l'histoire des sociétés en tant qu'elles sont plurielles, actuelles et engagées

dans un processus historique, et non de la société en tant que concept monolithique et abstrait. Ce

sont donc les échanges (et donc la division du travail qu'ils impliquent) qui engagent les sociétés

dans un processus historique en produisant des individus historiques : « ce que sont les individus

11 https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000c.htm#sdfootnote6anc Marx et Engles, L'idéologie Allemande. L'édition numérique ne précise pas la pagination.

14

dépend des conditions matérielles de leur production »12. Les individus sont les produits des

conditions de production de leur vie.

Une telle conception de la société impliquerait alors deux éléments : le premier, c'est qu'elle

confère une place importante au facteur démographique, en tant que production et reproduction. Le

second, c'est qu'elle présuppose une unité naturelle et sociale de rapports entre individus, et que

Marx situe cette unité naturelle dans la structure de la famille, qu'il conçoit naturellement à la

manière des familles occidentales. En effet, Marx et Engels mentionnent l'importance de

l'accroissement démographique dans l'Idéologie Allemande, en tant que la démographie et

l'accroissement de la population sont des éléments déterminants dans la structuration de la

production et de la reproduction biologique et sociale des êtres humains. Ils écrivent : « Cette

production n'apparaît qu'avec l'accroissement de la population. A son tour, cela présuppose

l'interaction des individus entre eux. La forme de cette interaction est à nouveau déterminée par la

production. »13. Toute société est ainsi déterminée par ses rapports de production, aussi bien

quantitativement (la capacité à produire des ressources suffisantes pour tout le monde) que

qualitativement : le processus de production en tant qu'activité déterminée, c'est-à-dire en tant que

processus technique, produit des rapports sociaux.

Par exemple, dans les sociétés « tribales », c'est-à-dire celles qui vivent de la chasse et de la

cueillette, la population, peu nombreuse, génère une division binaire voire tertiaire du travail : il y a

ceux qui chassent, ceux qui cueillent, et ceux qui construisent les habitats si ces tribus sont

sédentaires. Puis l'agriculture et l'accroissement démographique se développent réciproquement : les

communautés croissent, et avec elles, la complexité de la division sociale du travail, et les systèmes

d'administration. Ainsi, l'accroissement démographique détermine une certaine structure des

rapports de production tout autant qu'il est l'effet de ces rapports de production. Cet exemple est

celui de Marx et Engels, qui dans l'Idéologie Allemande, écrivent que : « L'opposition de la ville et

de la campagne commence avec le passage de la barbarie à la civilisation, de l'institution tribale à

l’État, de la localité à la nation, et il persiste à travers toute l'histoire de la civilisation jusqu'à nos

jours. Avec la ville naît la nécessité de l'administration, de la police, des impôts, etc., bref, du

12 Marx, L'Idéologie Allemande, in Philosophie, Paris, Folio Essais, 1994, réed. 2012, p. 306, dorénavant Philosophie, suivi du numéro de la page. Voir aussi Introduction générale à la critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 458 : « La faim est la faim, mais la faim qui s'apaise avec de la viande cuite, que l'on mange avec un couteau et une fourchette, est autre qu'une faim qui avale la chair crue à l'aide des mains, des ongles et des dents. Ce n'est pas seulement l'objet de la consommation, c'est aussi le mode de la consommation que la production produit, objectivement et subjectivement » […] « La production ne crée donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussiun sujet pour l'objet. »

13 Idéologie Allemande, in Philosophie, p. 306-7.

15

régime communal et, partant, de la politique tout court. C'est là qu'apparaît, pour la première fois, la

division de la population en deux grandes classes, qui repose directement sur la division du travail

et sur les instruments de production. »14. Ainsi, la politique en tant que système d'institutions

exprimant une situation économique déterminée ne naît qu'à partir du moment où cela est

démographiquement requis, c'est-à-dire une fois que le groupe humain est trop vaste pour une

institution tribale, de sorte qu'il faille institutionnaliser pour coordonner les relations entre les

groupes sociaux créés par la division sociale du travail. L'argument n'est pas seulement

démographique (quantitatif), il est aussi qualitatif (division du travail). Cela ne signifie pas qu'il n'y

a pas de politique au stade « tribal », mais cela signifie qu'elle ne s'était pas matérialisée en des

rapports institutionnalisés par des textes de lois par exemple. Ce sont donc la production de la vie

matérielle comme résultat et la production de la vie matérielle comme ensemble de méthodes qui

constituent la base économique qui produit les individus et leurs structures sociales selon un mode

rétroactif.

Deuxièmement, lorsque Marx et Engels identifient la cellule sociale originaire, la première

cellule de division du travail, de rapport économique de production de la vie, ils identifient cette

cellule à celle de la reproduction biologique des êtres humains : l'activité sexuelle en tant qu'activité

reproductrice. Toutefois, l'approche qu'ils ont de cette activité sexuelle est déjà une approche

socialement constituée. En effet, dans l'Idéologie allemande, l'étalon de société primitive

sélectionné par Marx et Engels n'est autre qu'un étalon occidental d'une famille patriarcale15, et sa

théorie saute ensuite directement de la famille à l’État, sans transition ni explicitation d'un processus

qui rendrait compte de la façon dont cette structure conditionne ensuite les rapports politiques de la

société, ni de quelles manières et sous quels aspects ce conditionnement s'effectue. Cela constitue

un problème dans la mesure où la famille est un point de départ déjà socialisé, et qu'elle est

envisagée par Marx uniquement selon un modèle judéo-chrétien, c'est-à-dire hétérosexuel,

monogame et patriarcal. Le problème résidant dans la position de cette cellule famille comme

n'étant pas socialement constituée, mais comme étant naturelle. Et sur cette unité naturelle, la

division du travail greffe déjà en embryon de structure de domination (homme cisgenre actif

(pénétrant) et femme cisgenre passive (pénétrée)), qui se retrouve ensuite dans les structures de

domination de la société. Or le jugement que Marx émet sur cette putative division du travail

sexuel, c'est-à-dire sur le fait qu'il soit déjà un rapport de domination, est une projection socialement

constituée. En effet, il faut que l'activité et la passivité soient pensés dans un rapport hiérarchique

14 Idéologie Allemande, in Philosophe, p. 353.15 Marx et Engels, Idéologie Allemande, Paris, Nathan, 2015, p. 40 ; 55.

16

pour que la division du travail sexuel selon les catégories d'activité et de passivité prenne un sens

hiérarchique.

Ce que nous voulons dire, au-delà la mise en évidence de la dimension problématique de la

sélection par Marx d'une cellule familiale occidentale comme unité économique naturelle et

originaire, c'est que Marx pense un liaison nécessaire entre la division du travail et le rapport

hiérarchique et social de domination. C'est-à-dire que toute division du travail implique pour lui

nécessairement un rapport de domination. Nous l'avons vu avec la division du travail sexuel, et

Marx le propose de nouveau avec la division du travail matériel et du travail intellectuel, lorsqu'il

traite de l'opposition entre la ville et la campagne16. Or pour qu'il y ait rapport de domination de

l'intellectuel sur le matériel, il faut aussi un régime de représentations qui rende légitime la position

d'une telle hiérarchie : pour ce qui concerne Marx, il s'agit par exemple du pouvoir religieux. C'est

un point très important, dans la mesure où Simondon reprendra cette idée pour s'opposer à la

hiérarchie qui existe entre le manuel et l'intellectuel, en tant qu'il l'estime fausse et sans fondement,

simple croyance alimentée par des dispositifs de pouvoirs. Par exemple, le système Napoléonien du

Lycée est d'après lui une fabrique de « candidats aux Grandes Écoles de l'Empire »17. Le Lycée

Général (par opposition au Lycée Technologique) fabrique des intellectuels, et ce sont ces

intellectuels qui occupent ensuite les postes de pouvoir. Simondon prend également position contre

« l'image de la bête à concours [, qui doit] disparaître de notre civilisation »18, dans la mesure où,

bien qu'à terme, la connaissance symbolique (c'est-à-dire de la culture mineure acquise) est

extrêmement riche et précise, cette acquisition est faite au détriment de la réalité technique de la

société dans laquelle ces savants évoluent, alors qu'ils sont aussi ceux qui essaient de penser le

monde, ou qui occupent des postes de pouvoirs : un universitaire peut être influent, peut se lancer

dans la politique, peut, dans la mesure où nous vivons dans une société technocratique, prétendre

détenir une vérité. Ainsi, là où Marx semble toujours associer la division du travail avec

l'émergence d'une hiérarchisation entre les différents groupes produits par cette division, Simondon

accuse moins la division du travail que les structures de pouvoir qui produisent leur hiérarchisation,

et propose pour contrer ce phénomène que l'éducation produise des individus polyvalents, avant

qu'ils ne se spécialisent, plutôt que d'entamer d'emblée un processus de spécialisation. Il y a par

conséquent ici un premier élément de distinction entre Marx et Simondon.

16 Idéologie Allemande, in Philosophie, p. 352-3.17 'Éducation et société', in ST, p. 250.18 'Condition de vie des étudiants', in ST, p. 245.

17

Considérons à présent le rôle de la démographie dans le processus de division du travail, et

de la constitution de classes d'individus qu'elle produit, et la raison pour laquelle cette division du

travail complexifie la base économique, et la production de représentations au sein des sociétés – ce

qui permet, comme nous l'avons dit, qu'il n'y ait pas de déterminisme économique aveugle et

catégorique. Nous nous appuierons pour cela sur les définitions d'outil et d'instrument proposées par

Simondon dans le MEOT.

La division sociale du travail implique la manipulation d'outils différents entre les différents

groupes qui composent la société. Or cette manipulation correspond bien à la façon dont la vie

matérielle est produite, et cette façon produit un type de rapport au monde. Simondon définit un

outil comme « un objet technique qui permet de prolonger et d'armer le corps pour accomplir un

geste »19. De sorte que l'outil conditionne la relation entre l'être et son environnement, en les mettant

en communication par l'exécution d'un geste déterminé. Ainsi, il constitue un rapport du corps de

l'outillé, à l'outil, à l'environnement : un bûcheron par exemple, entre en rapport avec son

environnement par sa hache, qui prolonge son corps. Lorsque le bûcheron entame la coupe d'un

arbre, il entre donc en rapport avec cet arbre sous un rapport de confrontation entre la force du

bûcheron et la résistance de l'arbre qu'il abat. Or l'exécution répétée de ce geste produit le corps du

bûcheron d'une certaine façon. Le corps du forgeron qui a produit le fer de sa hache est aussi

différemment produit, tout comme le corps de celui qui a conçut la forge. Mais la production

différente de ces corps implique aussi une différence dans la façon dont l'esprit est constitué. Cela

nous paraît d'autant plus pertinent si les outils en jeu sont des instruments, dans la mesure où

Simondon définit les instruments comme les « objet[s] technique[s] qui permet[tent] de prolonger et

d'adapter le corps pour obtenir une meilleure perception : l'instrument est outil de perception »20.

Une boussole, par exemple, est un instrument, car elle est un objet technique qui permet à l'être

humain d'affiner sa perception de sa situation géographique, de sa direction, et qu'elle met en jeu

tout un savoir géographique. Cependant, ces fonctions actives et perceptives ne sont pas

mutuellement exclusives : mais l'une domine toujours proportionnellement l'autre. Tout outil

participe à la formation de la perception de l'être humain qui l'emploie, tout instrument permet

d'effectuer une certaine action. En effet, la hache du bûcheron affine par exemple la perception qu'il

a de l'essence qu'il est en train d'abattre. De sa maturité, de la qualité du bois pendant qu'il le coupe.

Le marteau et l'enclume du forgeron affinent aussi sa perception, dans la mesure où ce dispositif

fournit au forgeron une perception de l'état du fer qu'il est en train de forger. L'emploi d'un outil

19 MEOT, p. 161.20 MEOT, p. 161.

18

structure donc les corps des individus, mais en structurant aussi leur perception, les outils

participent aussi directement à la production des esprits des individus (nous ne maintenons ce

dualisme que pour des raisons explicatives). De sorte que l'emploi répété d'outils différents produit

des individus différents en tant que ces outils structure leurs perceptions et leurs espaces-temps de

façon différente : le bûcheron n'a pas le même rapport au temps que celui qui travaille au verger ; le

bûcheron n'a pas non plus le même rapport à l'espace que le forgeron dans sa forge. La production

et la reproduction de la vie, c'est-à-dire l'économie, dans la division sociale du travail, se dédouble

en dynamiques d'ensemble et en dynamiques locales, en macrocosme et en microcosme. C'est ce

dédoublement qui permet d'expliquer que la base économique n'est pas le déterminant aveugle de

toute la société, ce dédoublement constitue aussi une hypothèse explicative quant au fait qu'à partir

d'une même base économique, deux sociétés peuvent varier l'une par rapport à l'autre21. La

technique occupe donc bien une place essentielle au sein du marxisme et du matérialisme

historique.

Nous avons donc identifié la place de la technique dans le matérialisme historique : elle y

occupe une place cruciale. Elle y occupe une place cruciale parmi un réseau de détermination

rétroactif de tout ce qui compose la société, dans la mesure où elle constitue le deuxième aspect de

ce qui compose la base économique. En effet, dans la base économique, il y a la production

matérielle de la vie comme résultat, c'est-à-dire ce qui est produit par les humains, et il y a la façon

dont ces produits sont produits : ce sont les techniques, en tant qu'elles regroupent toute forme de

processus de production qui permette d'aboutir à la production de la vie humaine. Cela comprend

donc les techniques de production, ainsi que les techniques de transport, c'est-à-dire tout dispositif

d'acheminement et de distribution des ressources produites. Ces techniques, en tant qu'elles

constituent la base économique des sociétés, sont déterminantes. Elles sont aussi déterminantes en

tant que ces techniques et méthodes produisent simultanément la vie, mais aussi des structures, qui

s'expriment et se cristallisent dans des rapports politiques, juridiques, géographiques, idéologiques

et coutumiers, dans la mesure où ces techniques produisent des usages et des représentations. La

remise en question du traitement marxien de la famille en tant que cellule sociale originaire nous a

permis d'identifier une première distinction entre Marx et Simondon. Cette distinction concerne la

21 Comme l'indique Emmanuel Renault citant le Capital : « une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales, sous l'influence d'innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports sociaux, d'influences historiques extérieures, etc.), peut présenter des variation et des nuancesinfinies que seule une analyse de ces conditions pourra élucider (K, OII1401) » (E. Renault, Vocabulaire de Marx, Paris, Ellipses, 2015, p. 11.)

19

façon dont l'un et l'autre mettent en rapport la division du travail et la hiérarchisation des groupes

sociaux produits par cette division : là où Marx semble faire un lien systématique entre division du

travail et rapport hiérarchique, Simondon au contraire pense que les deux ne sont pas

nécessairement liés. Nous avons ensuite étudié la place du facteur démographique dans l'économie

et la société. Cet examen nous a permis de montrer que la démographie joue un rôle important dans

l'émergence de système politiques institutionnels. Enfin, nous avons essayer d'expliquer, au travers

de la définition fournie par Simondon des outils et des instruments, comment les techniques

produisent les individus et produisent des représentations : autrement dit, comment les techniques

peuvent avoir un impact sur les structures politiques, sociales, ou idéologiques qui structurent les

sociétés. Cela passe par la structuration des corps et de la perception. Ainsi, nous aboutissons à

l'idée que le matérialisme historique correspond à un système dynamique et complexe de

déterminations réciproques. Ainsi, en tant que les techniques produisent un certain type de lien

social, et contribuent aussi à produire des représentations, nous pouvons dire qu'elles produisent de

la culture. Or dans cette dimension de production culturelle cruciale attribuée aux techniques, Marx

et Simondon se rejoignent.

20

2. Simondon : pour une philosophie de la technique.

Nous avons donc montré que les techniques font partie des rouages les plus décisifs de la

pensée marxienne. Cependant, il s'agit à présent pour nous d'essayer de montrer que Marx ne

prétend pas être un philosophe de la technique, tout en maintenant que l'on peut mettre en avant un

rapport solide entre Marx et Simondon. En effet, Marx affirme dans les Grundrisse qu'il se tient à

un niveau très général de la pensée technique. Alors qu'il s'apprête à examiner le rôle des machines

dans la production capitaliste, il écrit néanmoins : « Il n'est pas question ici de produire un

développement détaillé sur les machines, mais bien de les considérer dans leur aspect général. Leur

aspect général, c'est à dire dans la mesure où les moyens de production, en tant qu'ils sont matériels,

perdent leur forme directe et deviennent du capital constant, et se présentent à l'ouvrier comme du

capital matériel. Dans la machine, le savoir apparaît étranger, extérieur à l'ouvrier »22. Marx

explicite ici quel est l'angle par lequel il considère les machines, et c'est angle n'est pas un angle

technique mais un angle social. C'est uniquement ainsi qu'il conçoit la machine : comme moyen de

production inscrit dans un rapport de classe, induisant et matérialisant des rapports sociaux. C'est

donc dans sa relation à l'ouvrier et au capitaliste que Marx considère la machine : la machine en tant

que capital ,et en tant que productrice de capital. Marx adopte donc un angle déterminé pour penser

les techniques, et cet angle n'est pas technique, c'est un angle qui est entièrement économique et

social, celui des machines en tant que moyens de production : c'est la raison pour laquelle Marx ne

prétend pas être un spécialiste de la technique, bien qu'il confère aux techniques un rôle

déterminant. Sur ce point, lui et Simondon divergent.

En effet, Simondon à l'inverse se présente comme un philosophe qui essaie de penser la

technique à partir d'un point de vue proprement technique, et de développer par là une véritable

philosophie de la technique. Considérer les techniques d'un point de vue technique, cela veut dire

que l'on cesse de les considérer à partir du simple résultat qu'elles permettent de produire, et que

l'on substitue à cette approche celle qui consiste à aborder les techniques d'après leurs schèmes de

fonctionnements, c'est-à-dire d'après le dispositif inventé pour permettre la réalisation d'une

opération. Cette approche change la façon dont en pense la relation des techniques aux êtres

humains. En effet, selon cette approche les objets techniques sont liés aux humains non plus selon

22 Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 695

21

un rapport de production, mais selon un rapport d'invention. Le rapport entre les humains et les

techniques est un rapport d'invention en tant que les schèmes de fonctionnement sont inventés par

des humains. Or, chez Simondon, l'invention technique ne correspond pas seulement au moment de

la découverte de ce schème de fonctionnement. En effet, le geste d'invention est perpétué par

quiconque fabrique un objet qui inclut ce schème de fonctionnement, par quiconque utilise un objet

qui inclut ce schème de fonctionnement, ou qui trouve une nouvelle façon de l'insérer dans un

dispositif technique. Une telle approche fonctionnaliste permet à Simondon d'identifier un rapport

d'analogie entre les techniques et la nature, en tant que les techniques et les espèces naturelles sont

engagées dans des lignées évolutives : c'est le processus de concrétisation, analogue aux phylums

biologiques, donc nous avons déjà parlé. La concrétisation correspond à l'évolution de l'être

technique en tant qu'il est capable d'une certaine historicité, qu'il évolue « par convergence et par

adaptation à soi ; il s'unifie intérieurement selon un principe de résonance interne »23 : il s'agit de

créer un objet autonome, c'est-à-dire qu'il possède son régime de causalité propre.

Cependant, au-delà de cette divergence, nous cherchons à déterminer s'il convient de mettre

en communication les deux auteurs. Nous cherchons en effet à savoir si Simondon entretient des

liens avec le marxisme, et si la philosophie simondonienne permettrait d'enrichir conceptuellement

le marxisme. Or Simondon nous semble bien à même d'enrichir la théorie matérielle de l'histoire,

notamment par le traitement qu'il propose du concept de causalité circulaire, concept ancien, que

l'on trouve théorisé chez Kant, au paragraphe 61-5 de la Troisième Critique sous le terme de

« nexus finalis ». En effet, nous essayons de savoir dans quelle mesure le concept de causalité

circulaire permettrait d'articuler la société en tant que groupe d'individus, avec les conditions

matérielles de sa production. Autrement dit, d'essayer d'articuler une structure de détermination des

individus dans la société avec la possibilité de leur liberté. La théorie de l'image de Simondon nous

paraît être en mesure de réaliser cette articulation.

En effet, Simondon nous permet d'apporter un nouvel éclairage sur la façon dont le

matérialisme historique détermine la société au travers du concept de causalité circulaire. La

causalité circulaire est définie par Simondon dans Imagination et Invention, où l'auteur applique ce

concept à l'image afin d'expliquer comment cette dernière se constitue. La causalité circulaire

désigne alors le processus de construction et de stabilisation d'une image dans la société, par une

23 MEOT, p. 23.

22

série de retentissements successifs des causes matérielles de l'images à son expression

représentationnelle. Simondon écrit : « l'image, comme réalité intermédiaire entre l'abstrait et le

concret, entre le moi et le monde, n'est pas seulement mentale : elle se matérialise, devient

institution, produit, richesse, est diffusée aussi bien par les réseaux commerciaux que par les mass

media diffusant l'information. […] En un sens, les images expriment des faits sociaux et

économiques […] mais dès qu'elles sont matérialisées et objectivées, elles constituent aussi une

charge et introduisent une tension qui détermine partiellement le devenir social. »24 . Il nous semble

que nous pouvons nous appuyer sur cette citation pour donner à saisir une tension dans le

matérialisme historique. A savoir, que Engels aurait à la fois raison d'affirmer que les structures

économiques sont en définitive ce qui détermine la société, et qu'en même temps, elles s'affirment

aussi dans la société par répercussion dans l'image. Cette circularité de la détermination peut

provoquer une tension dans le matérialisme historique, dans la mesure où il devient difficile de

penser que le changement soit possible. Or la théorie matérielle de l'histoire (ou matérialisme

historique) est une théorie qui soutient le projet politique révolutionnaire marxien. La définition de

la causalité circulaire nous permet alors de sortir de ce paradoxe, dans la mesure où Simondon

précise que pour que l'image, la représentation qui exprime un fait économique acquiert une charge

de détermination, il faut que cette image soit stabilisée. C'est cette « stabilisation » de l'image qui la

constitue en « faisceau de tendances motrices », « système d'accueil » de signaux incidents25, et ce

sont ces tendances motrices qui font que l'image a le pouvoir de déterminer partiellement la société.

Ce qu'il est le plus important de relever, c'est que la stabilisation est un processus. C'est-à-dire que

la stabilisation s'inscrit dans le temps. Il se passe du temps entre le moment où les causes de

l'émergence d'une image existent, et le moment où l'image est stabilisée. Ce que cela signifie, c'est

qu'il y a entre l'image et les causes qui en sont à l'origine, une sorte de décalage. Autrement dit,

l'image peut n'être plus forcément en adéquation avec la structure qui a permis son émergence en

tant qu'image, représentation collective dans la société, mais aussi avec le réel dont elle est l'image.

La constitution d'une image qui se fait symptôme de faits sociaux économiques n'émergeant pas

simultanément par rapport à ce dont elle est l'image, ce temps de décalage crée une arythmie, un

décalage, et, par là, une puissance d'indétermination et de critique. L'examen du processus de

genèse d'une image nous permet donc à nouveau de montrer que le matérialisme historique possède

une certaine souplesse, et que des concepts tels que la liberté, la révolution ou changement sont des

concepts qui s'insèrent sans contradiction dans une théorie matérielle de l'histoire.

24 Simondon, ST, p. 13.25 Simondon, Imagination et invention, Paris, PUF, 2014, p. 3.

23

Quelle est la différence à présent entre l'image et l'idéologie ? Telle que nous l'avons définie,

l'image se distingue de l'idéologie premièrement, parce que l'image n'est pas seulement l'apanage

d'une classe dominante qui s'en servirait pour reproduire le statu quo qui les maintient dans leur

position de dominants. L'idéologie est étroitement connectée à un dispositif conservateur au sein

duquel l'image n'est pas nécessairement insérée. Cela qui permet deuxièmement à Simondon de se

détacher d'un jugement de valeur dépréciatif qui accompagne la notion d'idéologie. Autrement dit,

Simondon distingue l'image, d'un régime téléologique dans lequel elle pourrait s'inscrire (comme

celui de conserver un certain état de la société). La conséquence est double : cela évite de ne

considérer les images qu'à travers l'usage qui en est fait dans les sociétés de communication

contemporaines ; ce qui, en deuxième lieu, permet aussi de distinguer entre une image et une image

d'idéologie en tant que l'image d'idéologie repose elle-même, dans sa constitution, sur une zone déjà

indéterminée, une zone d'ignorance ou de vague. Simondon revient notamment sur la constitution

des images dans Sur la Technique26. Il écrit que « en certains cas, il se produit un phénomène de

causalité cumulative qui finit par faire exister comme attitude réelle et état social objectif le contenu

d'une image stéréotypée […] au bout de quelques cycles d'échanges récurrents allant de l'image au

réel et du réel à l'image par la perception, l'image primitive s'est réalisée et trouve dans l'état social

assez de justifications pour se stabiliser. ».

Simondon prend notamment l'exemple de l'esclavage antique, dont l'image est stabilisée

jusqu'à Sénèque par des phénomènes de causalité cumulative27. Cet exemple s'insère dans une

réflexion sur la causalité cumulative et la constitution des préjugés. En effet, Simondon réfléchit par

exemple sur la façon dont les préjugés concernant les minorités opprimées se constituent : les

stéréotypes que les blanc.he.s ont sur les noir.e.s, et la façon dont ils influent sur la propension des

blanc.he.s à donner aux noir.e.s (et, de manière générale, à tout.e non-blanc.he) des postes de

responsabilité, par exemple. Ici, les stéréotypes que Simondon traite sont des images qui sont aussi

des images d'idéologie : dans la mesure où ces stéréotypes permettent de maintenir une minorité

dans l'oppression par des images stéréotypées plus ou moins conscientes de leur qualité de

stéréotype, elles font partie de l'idéologie, en tant que l'idéologie peut être définie comme le système

de représentations et d'idées qui permettent à la classe dominante de la société de maintenir sa

position de pouvoir. Il l'applique aussi à tout produit qui se vend et à la façon dont se construisent

les publicités : une poudre à laver est cachée par son emballage, qui est lui-même garni d'images

26 Simondon, op. cit., p. 11.27 Simondon, op. cit., p. 11.

24

tape-à-l’œil fortes en couleurs, lettres capitales et marque du produit – il s'agit avant tout par ces

images de produire du moteur (une motivation, un motif) et de l'affectif qui favorisent l'achat.

Toutefois ce système repose bien sur un fond d'ignorance, qui nécessite ce détour par l'image : c'est

l'ignorance qui rend disponible aux images, puisqu'elle met les acheteurs en situation de crédulité.

En effet, à supposer que chacun connusse le fonctionnement et la composition adéquate d'une

poudre à laver, ces images ne seraient plus nécessaires, puisqu'il n'y aurait pas, entre le vendeur et

l'acheteur, à établir une relation qui reposât uniquement sur la confiance (confiance qui est instituée

dans la rencontre entre l'image créée par le producteur et sa réception par l'acheteur, qui, au sens

fort, s'y retrouve). De sorte que là où l'idéologie tend à la conservation d'un statu quo social de

domination d'une classe sur l'autre, l'image, quant à elle, en tant que simultanément « résultante » et

« germe »28, introduit autant de structure qu'elle génère d'indétermination.

Ainsi, penser conjointement le matérialisme historique en fonction du concept de causalité

cumulative permet de comprendre que les thèses de Marx impliquent d'office un certain

faillibilisme. Nous entendons par faillibilisme le principe philosophique d'après lequel les humains

peuvent se tromper sur leurs croyances, leurs attentes et leur compréhension du monde. Le

faillibilisme en matière de matérialisme historique signifie donc que ce dernier ne prétend pas à la

vérité absolue concernant l'évolution ou le futur qu'il pourrait sembler capable de prédire. Il y a

donc faillibilisme pour deux raisons. La première renvoie à la conclusion que nous avons dressée à

l'issue de la première partie du chapitre : le réseau de détermination du matérialisme historique est

trop complexe pour que l'on puisse prétendre détenir une vérité absolue à son sujet, c'est-à-dire pour

que l'on puisse prétendre pouvoir prédire avec précision quelle sera l'évolution des sociétés à partir

de leur seul état présent. La deuxième raison renvoie à la conclusion que nous venons de tirer, à

savoir que le passage par la théorie de l'image nous permet de comprendre que les images et les

structures produites par la base économique, par leur matérialisation en structure et en

représentations, introduisent en même temps de l'indétermination dans le système dont elles sont les

symptômes. Sowell fait à ce sujet remarquer que « la théorie de l'histoire de Marx n'a jamais

prétendu déterminer (économiquement ou autrement) ce que feraient les individus »29. D'autre part,

l'appel à la révolution prolétarienne de Marx ne se voulait pas un appel prophétique. Il tentait d'être

performatif. Nous voulons dire par là que Marx ne fait pas qu'énoncer la continuité des choses, il

n'annonce pas un futur qui s'apprête à se réaliser nécessairement : au contraire, son texte cherche

28 Simondon, op. cit., p. 11.29 Sowell, Karl Marx and the freedom of the individual, Ethics, Vol. 73, No. 2 (Jan., 1963), p. 119-125

25

aussi à produire ce qu'il énonce, c'est-à-dire qu'il cherchait aussi à créer chez les ouvriers le

sentiment d'une conscience de classe, à produire à son tour une image parmi la classe ouvrière, qui

soit l'image de leur condition d'humains asservis en tant que cette image les pousserait à

l'engagement dans un processus révolutionnaire.

Ce passage par l'image permet donc une mise en perspective de Marx ; cela dit, il la permet

notamment parce que la causalité cumulative, telle que Simondon la pense, est ici reliée à une

théorie de l'imagination, et par conséquent, à une psychologie. Et il faut le préciser, Marx se passe

d'une psychologie - bien qu'il s'engage dans une ontologie sociale. De la même manière, il pensera

la technique et la machine à partir de présupposés qu'il ne remettra que partiellement en question,

point qui sera développé au cours du deuxième chapitre, mais que le passage cité plus haut des

Grundrisse nous a permis d'entrevoir. Ainsi, rapprocher Marx et Simondon permet de saisir de

façon plus précise l'articulation des mouvements sociaux avec les individus qui composent la

société et les dynamiques économiques, techniques et politiques dans lesquels ils sont pris, ce qui

nous permet d'analyser plus précisément les procédés par lesquels sociétés et conditions matérielles

s'entre-déterminent interactivement. Nous cherchons à déterminer le rôle de la technique dans cette

interaction. De la même manière, cela nous permet aussi d'avoir une conception de l'interaction

causale qui existe entre l'humain et ses conditions qui soit elle-même temporalisée, historicisée,

prise dans le processus de son actualisation - or c'est essentiel, notamment puisque nous l'avons dit,

la dimension temporelle des processus est fondamentale à la fois chez Simondon (processus de

concrétisation, causalité cumulative et circulaire de production des images) mais aussi chez Marx

(rétroaction, production de l'individu ouvrier par des processus de répétition qui le transforment en

automate). Enfin, ce rapprochement permettra aussi d'introduire quelques pistes explicatives à

propos de l'aliénation chez Simondon qui, bien qu'il en ait une conception différente de celles de

Marx et de Feuerbach, ne les récuse pas pour autant complètement30.

30 Simondon, ST p. 55.

26

CHAPITRE 2 : L'ALIENATION, CRISTALLISATION

D'UNE DIVERGENCE.

1- De l'origine et des fondements du problème.

Chez Marx, l'aliénation, qui consiste en une « pratique du dessaisissement »31 que nous

allons chercher à interroger, introduit un rapport d'étrangeté à soi-même qui s'effectue à plusieurs

niveaux. En effet, elle est diffuse et ses facteurs sont multiples. Nous allons chercher à déterminer

ces différents niveaux pour mieux définir en quoi elle consiste.

Comme le montre E. Renault, l'aliénation peut prendre des formes idéologiques,

économiques ou politiques, ce qui va nous permettre de mieux distinguer ces champs. Idéologique,

l'aliénation consiste en ce que « l'homme […] ne sait [y] réaliser sont être qu'en en faisant un être

étranger et imaginaire »32, elle concerne donc les représentations par lesquelles les humains

cherchent à se réaliser. L'utilisation du terme étranger permet de faire un lien étymologique avec

l'aliénation, en tant que l'aliénation est le fait d'être rendu ou de se rendre étranger à soi-même. Le

terme imaginaire désigne quant à lui le fait que l'être humain aliéné est un être conceptuel, abstrait,

et abstrait de ses conditions actuelles d'existence : c'est un être fictif, et inatteignable. Par exemple,

les représentations religieuses concernant la vie éternelle qui préviennent les agitations sociales

dans les sociétés existantes. Car le pouvoir religieux détermine le plus souvent un dualisme strict,

qui sépare le spirituel du matériel, et valorise l'âme au détriment du corps. C'est ainsi que le pouvoir

religieux peut être aliénant : il omet, voire dévalorise l'aspect matériel de la vie en tant qu'elle est

produite.

A la différence de cette forme idéologique d'aliénation qui concerne les mentalités,

l'aliénation économique passe dans la division du travail, dans les rapports sociaux du travail au

sein desquels le producteur d'un objet – qui, en tant qu'il produit cet objet, y cristallise ses propres

gestes, et donc s'y objective – n'en est pas le propriétaire, qui est le capitaliste. Elle est donc due à

un rapport de propriété, mais elle est aussi due à ce que l'ouvrier vend sa force de travail, c'est-à-

31 Emmanuel Renault, Le vocabulaire de Marx, Paris, Ellipses, 2015, p. 7.

32 La question juive, in Philosophie, p. 87.

27

dire son corps, afin de produire du travail, travail dont le capitaliste s'approprie une partie33. Cette

appropriation passe par le versement au travailleur d'un salaire à l'heure qui surévalue le temps

nécessaire à la production d'une marchandise, mais étalonne la valeur du salaire de l'heure de travail

à partir de cette surévaluation. De sorte que si x est la valeur de la production d'une chaise (qui

implique entre autres le travail humain h mais aussi les matériaux qui la composent, les machines, le

conditionnement de l'usine), que cette valeur est associée à l'heure de travail en tant que temps

nécessaire à la production de la chaise, bien qu'il suffise en réalité d'une demie heure pour produire

une chaise, alors en une heure payée x, c'est 2x qui sont produits, où le pourcentage h de x est donc

du travail gratuit, extorqué : c'est là qu'est généré le profit par le capitaliste.

Enfin, la dernière forme de l'aliénation est la forme politique. Cette aliénation politique peut

être liée avec l'aliénation idéologique dans la mesure où le système capitaliste produit de l'aliénation

en produisant des maximes contradictoires prises dans des « rapports d'aliénation réciproques »34.,

qui correspondent à la l'opposition frontale entre deux régimes de représentation. Par exemple

lorsque la religion véhicule un idéal de pureté morale, mais que la structure politique et économique

se présente d'emblée comme la science des compromis, et donc de la compromission. L'aliénation

peut également prendre une forme politique dans la mesure où la lutte des classes entre les

bourgeois dominants et le prolétariat dominé est soutenue par le droit positif : Marx mentionne cette

idée au moins à trois reprises : d'abord, dans les Manuscrits de 1844 : « Sur quoi repose le capital,

c'est-à-dire la propriété privée des produits de travail d'autrui ? […] Comment devient-on

propriétaire de fonds productifs ? |...] Grâce au droit positif. » 35. Marx l'écrit ensuite dans le

Manifeste du parti communiste, « Le pouvoir politique au sens strict du terme est le pouvoir

organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre »36. Il l'écrit enfin dans l'Avant Propos de la CEP

(1859), en expliquant que les structures politiques en tant que constituantes de la société civile sont

elles aussi soumises à un processus de genèse, et qu'elle est donc précédée par et contemporaine de

rapports de force déterminés : «Les rapports juridiques, pas plus que les formes de l’État, ne

peuvent s'expliquer ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain ;

bien plutôt, ils prennent leurs racines dans les conditions matérielles de la vie. »37. L'aliénation

politique est donc étroitement liée à l'aliénation économique, dans la mesure où les rapports

économiques sont la cause d'une aliénation que la politique, en tant que système d'institution et de

33 Marx, Le Capital, Livre I section V à VIII, France, Champs, Flammarion, 1985 réed. 2014, p. 44 ; 61.34 Marx, Ebauche d'une critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 167.35 Marx, Manuscrits de 1844, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 71.36 Marx, Le manifeste du parti communiste, in Philosophie, p. 425.37 Marx, Avant-Propos à la critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 488.

28

droit positif, entérine. C'est la raison pour laquelle Axelos est en mesure d'écrire que « la politique

est l'expression aliénée de l'aliénation économique pour Marx »38. L'expression politique est aliénée

parce qu'elle est extérieure à elle-même, dans la mesure où elle est l'expression d'une réalité dont

elle ne se réclame pas. Elle est l'expression de rapports économiques, mais se revendique comme

étant une force de régulation sociale vers la réalisation d'une société libre. C'est aussi en cela qu'elle

est aliénante, dans la mesure où la politique est notamment constituée par des dispositifs

régulateurs, qui régulent et canalisent des rapports sociaux, mais c'est avant tout pour fixer un

rapport de classes existant, que pour le transformer. Par exemple, les lois qui régulent l'économie, la

finance ou le travail sont des lois qui, si l'on suit Marx et Axelos, sont des lois qui permettent de

garantir le maintien de la société dans la configuration des rapports de forces qui la constituent : les

lois qui protègent les salariés ont pu passer au moment où le peuple était fort, les lois qui protègent

les capitalistes et les bureaucrates ont pu passer lorsque celleux-ci dominaient la société, société qui

produit leur capital, capital qui leur confère leur pouvoir – cette boucle constitue tout le paradoxe

des sociétés capitalistes et bureaucratiques.

Ainsi, l'aliénation peut prendre trois formes distinctes, idéologiques, économiques et

politiques, mais ces trois formes se croisent et se connectent pour former des réseaux d'aliénations

dans lesquels les individus sont pris. Idéologie, économie et politique se portent et se soutiennent en

tant qu'elles sont toutes les trois liées à une même fin, à savoir la préservation d'un rapport de

domination donné d'une classe sur une autre.

Nous cherchons toutefois à montrer que, chez Marx, le rapport de propriété de l'aliénation

économique est en lien avec la production de l'ouvrier prolétaire. En effet, lorsque Marx traite du

mécanisme de l'aliénation économique et sociale qui passe par le travail, il fonde la relation

d'étrangeté, d'aliénation sur la privation d'une relation de propriété entre l'ouvrier et l'outil. Le

capitaliste possède les moyens de production. Il achète la matière « première », et possède tout le

dispositif de sa transformation, qu'il soit mécanique ou humain : c'est ce qu'implique la « définition

des économistes modernes, pour qui propriété signifie disposition d'une force de travail

étrangère »39. Et le capitaliste emploie cette force de travail étrangère (parmi laquelle se trouve, par

conséquent, l'ouvrier) uniquement à la production de capital, c'est-à-dire à quelque chose qui reste

étranger à l'ouvrier. Or cela repose sur une certaine présupposition de la propriété, comme lien

substantiel qui distingue les individus sociaux selon leur classe : la propriété des moyens des

38 Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit p. 88.39 Marx, L'idéologie Allemande, in Philosophie, p. 317.

29

production fait le capitaliste, ne pas en être le propriétaire fait l'ouvrier. La division technique du

travail inscrit l'être humain et sa force de travail comme une partie d'un tout dont le capitaliste est

propriétaire : l'ouvrier aussi est la propriété du capitaliste. De sorte que l'individu est produit et que

le capital produit le prolétaire de façon à assurer seulement sa force de travail, cela signifie que le

système capitaliste produit l'individu prolétaire non en tant qu'individu humain mais en tant que

moyen de production. De la même manière que le capitaliste prend soin de ses machines

uniquement en vue d'assurer qu'elles puissent continuer à produire, le capitaliste verse à son salarié

un salaire qui lui permet simplement d'entretenir ses facultés vitales, afin qu'il puisse continuer à

produire de la même façon.

De sorte qu'il existe un lien de production des individus par les moyens de production et le

rapport qu'ils entretiennent avec eux. C'est notamment ce qu'écrit Marx : « L'ouvrier produit le

capital, le capital le produit ; il se produit donc lui-même, et, en tant qu'ouvrier, en tant que

marchandise, l'homme est le produit du mouvement dans son ensemble. L'homme qui n'est plus

qu'un ouvrier n'aperçoit - en tant qu'ouvrier - ses qualités d'homme que dans la mesure où elles

existent pour le capital qui lui est étranger. »40. Dans ce passage, Marx indique que l'ouvrier et le

capital entretiennent un rapport de production réciproque et circulaire. Il précise ensuite que le

phénomène qu'il décrit n'est pas un phénomène local et ponctuel, mais bien un phénomène

systémique : le « mouvement dans son ensemble ». Cela rappelle que la production des individus

d'une société dépend bien d'une structure des rapports économiques et sociaux tels qu'ils produisent

une classe d'individus déterminée, comme la classe ouvrière, ou la classe des capitalistes. Ouvriers

et capitalistes ne sont pas des phénomènes isolés, ils font partie d'un système de production de la vie

matérielle, dont ils sont le symptôme tout autant que la condition. Enfin, la citation présente une

conséquence de ce rapport de production réciproque du capital et de l'ouvrier. Cette conséquence est

l'aliénation de l'ouvrier. En effet, l'humain est rendu étranger à lui-même dans ce rapport : il est

donc aliéné. Or, il est rendu étranger à lui-même parce que le capitaliste ne reconnaît pas l'humanité

de l'ouvrier, parce que cette humanité, vis-à-vis de la production du profit, est une donnée parasite.

C'est une donnée parasite parce que le capitaliste n'a pas besoin de cette humanité pour produire du

profit : il a seulement besoin de la force de travail d'un individu. Cela fait écho à ce que nous

disions plus haut, à savoir que l'individu n'est produit que comme un moyen de production. Le

salaire que l'ouvrier reçoit ne lui permet que d'assurer sa propre survie. Il ne lui permet pas

d'accéder à des activités par exemples culturelles telles que le théâtre et, après une journée de

40 Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 180.

30

travail, un ouvrier est quoi qu'il advienne trop fatigué pour avoir envie de faire l'effort de s'investir

dans ce genre d'activité. Enfin, l'ouvrier se voit aussi nier sa dignité d'être humain par le capital,

dans la mesure où le système capitaliste génère du profit par le sur-travail, c'est-à-dire le travail non

payé, c'est-à-dire un vol. La dignité humaine de l'ouvrier est donc d'office bafouée selon ces deux

aspects : produire l'ouvrier comme moyen de production plutôt que comme être humain, et lui voler

une partie du fruit de son travail en ne la lui payant pas.

Nous avons donc montré le lien entre la production de l'ouvrier avec les rapports de

production capitalistes. Nous allons à présent chercher à éclairer la façon dont ces rapports de

production aliénants sont aussi liés à une pensée de la technique marxienne qui gravite autour des

notions d'outil et de machine. Tout d'abord, nous devons préciser que Marx ne produit pas, à notre

connaissance, de définition claire de l'outil. Il est par conséquent seulement possible de proposer

une définition de l'outil comme un objet manipulable servant à réaliser une opération définie, et qui

est actionné par un être humain compétent. Une telle définition est inférée d'un passage des

Grundrisse, dans lequel Marx écrit que : « le travailleur animait [l'outil] grâce à ses propres

compétences et son activité ; sa manipulation de l'outil dépendait de sa dextérité. »41 Les outils

peuvent s'intégrer à des organismes. Cet organisme peut être humain, et il peut aussi être

mécanique, ce que Marx précise dans le Capital, alors qu'il essaye d'étudier la transformation du

mode de production de l'outil à la machine : « C'est seulement après que les outils eurent été

transformés d'outils de l'organisme humain en outils d'un appareil mécanique, la machine outil, que

la machine motrice acquit une forme autonome, totalement affranchie des limites de la force

humaine. »42 La dimension d'organisme est très importante, nous y reviendrons. Ainsi, la machine-

outil se caractérise par le fait qu'elle porte des outils similaires aux outils des humains, mais qu'elle

est capable d'exécuter davantage d'opérations que l'être humain, dans la mesure où un être humain

est limité par les capacités de son corps : « le nombre des instruments de travail avec lesquels il peut

agir simultanément est limité par le nombre de ses instruments de production naturels, ses organes

corporels proprement dits. »43. Ainsi, la différence entre l'outil et la machine-outil est une différence

de limitation. Cette différence de limitation provient d'une différence dans les organismes auxquels

les outils sont greffés. Par exemple, pour fabriquer des enveloppes, il faut entre autres un plioir et

un outil pour appliquer de la gomme. Lorsque ces opérations furent effectuées par des machines

(actionnement du plioir, application de la gomme), la production d'enveloppes n'est plus limitée par

41 Marx par McLellan, Grundrisse p. 13342 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 424.43 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 419.

31

l'organisme humain : la machine à fabriquer des enveloppes en produit alors 3000 enveloppes par

heures, car la machine porte plus d'outils, elle peut donc réaliser le travail d'un humain limité plus

rapidement44.

Nous devons pourtant constater que les définitions d'outil et de machine-outil ne semblent

pas directement liées avec l'exploitation capitaliste des ouvriers. Pourtant, c'est bien

l'industrialisation et la machine qui ont rendu possible le capitalisme tel que Marx le pense, au XIXe

siècle. Ceci, car ce n'est pas tant la machine-outil que l'industrie du machinisme qui a rendu possible

le régime d'exploitation du capitalisme. En effet, chez Marx la machine-outil n'est qu'une partie

d'une entité plus vaste, la machinerie. Ce machinisme se décompose en trois parties : la machine

motrice, le mécanisme de transmission, et la machine-outil ou machine de travail45. La machine

motrice est celle qui actionne tout le dispositif, c'est celle qui traite la source d'énergie. Le

mécanisme de transmission est ce qui transporte cette énergie en moyen d'actionner la machine

outil : par exemple, la machine motrice d'un moulin consiste dans le couple ailes-moulin. La

résistance des ailes génère une rotation, qui actionne le mécanisme de transmission, c'est-à-dire un

système de roues dentées qui produit une rotation qui vient actionner la machine-outil qu'est la

meule, qui vient transformer le blé en farine. Toutefois, pour Marx, le problème n'est pas tant le

machinisme lui-même que ses effets sur le travail dans la société. En effet, le machinisme permet

l'accroissement de la production, ce qui est potentiellement une bonne chose, dans la mesure

l'accroissement de la production correspond aussi à la possibilité de mieux répartir cette production,

à faire que certains individus ou groupes d'individus cessent de souffrir du manque, par exemple de

nourriture ou de confort. Du point de vue de son résultat, le machinisme n'est par conséquent pas

fondamentalement problématique. Au contraire, le machinisme industriel permet l'exploitation

capitaliste parce qu'il implique la division technique du travail. Cette division consiste dans une

division du processus de production d'un objet en étapes successives, où chacun, ou chaque

machine, exécute la même opération. Or cela entraîne deux choses : d'abord, la compétence des

ouvriers n'est plus requise. Contrairement à l'artisan, l'ouvrier n'a même pas besoin de connaître

l'objet qu'il contribue à fabriquer. Du point de vue social, cela signifie d'abord que son travail perd

en valeur autant qu'en qualité, et ensuite qu'il est réalisable par n'importe qui, y compris par les

travailleurs les moins compétents, ou les poins payés : par les hommes, par les femmes, et par les

enfants46 : le marché du travail s'élargit, la demande de travail est plus élevée que l'offre, alors l'offre

44 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 425.45 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 418.46 Marx, Capital, Paris, PUF, p. 443.

32

(les capitalistes) a le pouvoir. Deuxièmement, le machinisme remplace les êtres humains. Une

machine à fabriquer des enveloppes qui produit 3000 enveloppes par heure remplace le travail

humain qu'il fallait pour en produire autant avant elle. De sorte que la machinerie provoque

l'ouverture du marché du travail à tous, mais elle restreint la taille de ce même marché

simultanément.

Par conséquent, selon Marx, la machine est aliénante dans la mesure où elle est prise dans

des rapports de productions capitalistes basés sur l'exploitation, mais aussi parce que l'arrivée des

machines rend dispensable une partie des ouvriers. Enfin, le dernier aspect de cette aliénation, est à

nouveau celui dû à la division du travail. En effet, le travailleur qui accomplit incessamment une

tâche unique habitue son corps à un certain geste, toujours le même. L'individu humain est

littéralement produit comme un automate, car la tâche qui l'accomplit conditionne son corps à

l'exécution d'un geste unique. De sorte que le capitalisme produit les conditions matérielles de

l'individu prolétaire, mais il produit aussi jusqu'au corps même du prolétaire, en produisant un corps

automate. Ainsi, Marx note dans le Capital : « Le travailleur qui exécute toute sa vie une seule et

même opération simple transforme tout son corps en organe automatique et unilatéral de cette

opération »47. La division du travail et la répétition d'une opération inverse le rapport d'usage qui

existe entre les humains et machines et outils. Marx formule cette inversion le Capital : « Dans la

manufacture et dans l'artisanat, l'ouvrier se sert de l'outil, dans la fabrique il sert la machine. Dans le

premier cas, c'est de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans le second, il doit

suivre le mouvement du moyen de travail. »48. Il s'agit donc bien de l'inversion d'un rapport de

servitude et donc d'un rapport de domination entre l'humain et la machine. Or, la possibilité d'une

telle inversion repose sur une conception de l'outil comme organe du corps humain. Nous le voyions

par exemple dans la citation où Marx parlait de l'outil d'un organisme humain vers un organisme

mécanique. Car si l'outil est associé comme un organe à un organisme humain, dans la machinerie,

ce rapport aussi s'inverse : c'est l'humain qui est rattaché comme organe à un organisme mécanique.

Ainsi, tandis que dans l'artisanat, l'humain était l'organisme, et son outil l'accessoire, dans la

l'industrie, c'est la machinerie qui est devenir l'organisme, et l'être humain l'organe, l'accessoire :

« [l'industrie fait] de l'ouvrier l'accessoire conscient d'une machine affectée à une partie du

travail »49. C'est donc aussi structurellement au sein de la fabrique que le rapport entre les humains

et les machines s'inverse. La fabrique elle-même permet aussi cette inversion, dans la mesure où le

47 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 381.48 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 474.49 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 544.

33

fonctionnement des machines rend nécessaire le travail des ouvriers à la cadence des machines. Les

machines sont la structure de la production, et les ouvriers n'en sont que les parties.

Ainsi, chez Marx, la machine cristallise le rapport social de domination du capitaliste sur

l'ouvrier de façon à la fois directe, conceptuelle, et économique. Directe, dans la mesure où la

machinerie produit un corps prolétaire d'ouvrier automate. Conceptuelle, parce que la conception

marxienne de l'outil comme organe de l'humain implique ce retournement du rapport

d'asservissement de l'un à l'autre dans le passage de l'outil à l'industrie. Économique, parce que la

machine et l'industrie génèrent des rapports de production où la division du travail amplifie

l'asservissement des prolétaires et du sur-travail qu'ils produisent notamment en créant de nouvelles

conditions dans la division du travail : opération simple et répétée, élargissement du marché du

travail aux femmes et aux enfants.

En quoi consiste alors la différence entre cette position et la position de Simondon (qui ne se

réclame absolument pas du marxisme, ni de la philosophie de Marx) ? Simondon ne semble pas

pouvoir, ici, se réclamer du marxisme dans la mesure où il se détache complètement du modèle

aristotélicien la technique comme organe de l'être humain, et ceci parce qu'Aristote a pensé la

technique uniquement à travers le concept de l'outil. Les raisons pour lesquelles il souhaite se

départir de ce mode d'appréhension de la technique peut notamment être mis en lumière par l'étude

d'un court passage d'Imagination et Invention. En effet, dans ce passage, Simondon réfute la

pertinence de la relation d'usage pour définir un objet technique. La relation d'usage est selon lui

inadéquate car elle correspond à une relation de détermination spatio-temporelle locale et transitoire

qui n'est pas celle de la technique, et qui place les objets techniques à la merci de dynamiques

inessentielles, comme par exemple le fait de transformer un objet technique en objet de

représentation sociale. Il écrit en effet p. 165 :

« La continuité du créé, avec sa double dimension d'universalité spatiale et d'éternité temporelle,

n'apparaît nettement que si l'on fait abstraction de la destination d'utilité des objets techniques ; une définition par

l'utilité, selon les catégories des besoins, est inadéquate et inessentielle, parce qu'elle attire l'attention sur ce par

quoi de tels objets sont des prothèses de l'organisme humain ; or, c'est précisément sous ce rapport que

l'universalité et l'intemporalité sont le plus directement entravées, dans la mesure où tout ce qui s'adapte à l'être

humain court le risque de devenir un moyen de manifestation et d'être recruté comme phanères (phanères, c'est à

dire zone visible, apparente – dans le cadre de Simondon, zone visible de l'objet technique qui est investie comme

phanère, c'est-à-dire zone de manifestation d'éléments non-techniques) supplémentaires. Un grand nombre d'objets

34

techniques sont habillés en objets de manifestation, ce qui leur ajoute des significations locales et transitoires qui

surchargent le contenu technique, le dissimulent, et parfois lui imposent une distorsion. »

Nous allons essayer de montrer que, dans ce texte, Simondon aborde la question de

l'universalité et de l'éternité virtuelle, qui sont dues à ce que Simondon envisage les objets

techniques d'après un rapport d'invention. Par là, il est notamment amené à réfuter une conception

prothétique de l'objet technique en tant qu'elle est basée sur une relation d'usage. Or cette relation

d'usage est inadéquate, parce que c'est une relation qui implique un rapport au temps de l'hic et

nunc, ici et maintenant, qui laisse l'objet en proie à des surdéterminations aliénantes.

Au début du texte, Simondon essaie de penser l'objet technique non en tant qu'objet d'usage,

mais en tant qu'objet créé. Or, selon cette approche, l'objet technique posséderait une universalité et

une éternité virtuelles : « il existe dans l'objet crée une universalité et une éternité virtuelles »50. Ces

universalité et éternité virtuelles correspondent à la capacité des objets techniques à être

« réincorporés » à d'autres créations ultérieures, « sous forme de schèmes ou d'éléments »51.

Autrement dit, cela renvoie à ce qu'un objet technique conserve son opérativité, c'est-à-dire sa

capacité à effectuer une opération d'après un schème de fonctionnement déterminé, d'un mode

d'existence à l'autre, et de continuer ainsi à évoluer dans un univers technique. La position de

Simondon implique, dès lors, que l'on reconnaisse l'existence d'un univers technique autonome et

que l'on pense l'individualité et l'individuation des objets techniques tels qu'ils sont des

individuations historiques, et en lesquels quelque chose se survit. Cela implique aussi de penser

l'indépendance de l'objet technique vis-à-vis de l'humain, dans la mesure où l'univers technique est

autonome ; entraînant par là le rejet de la subordination des objets techniques, et l'admission d'une

ontogénétique propre les concernant.

Or Simondon proposerait cette thèse qui privilégie un rapport d'invention aux objets

techniques, par rapport à un seul rapport d'usage, précisément pour s'opposer à une relation à l'objet

technique qui ne consisterait qu'en une simple relation d'usage. La relation d'usage passe par « la

catégorie des besoins », est celle qui considère un objet du point de vue du résultat qu'il permet

d'obtenir, et ce résultat est lui-même seulement perçu à partir du désir d'un être humain d'obtenir un

résultat déterminé. Autrement dit, la perspective de la relation d'usage est anthropocentriste, c'est-à-

dire qu'elle place l'humain au centre de la relation technique. C'est une relation qui instaure par

conséquent une relation de domination de l'individu à l'objet, et cette relation de domination est

50 Simondon, Imagination et Invention, Paris, PUF, 2014, p. 164.51 Simondon, op. cit., p. 165.

35

supportée par une conception de l'objet technique comme « prothèse de l'organisme humain », où la

prothèse correspond bien à une relation d'usage, dans la mesure où la prothèse obéit à son

organisme comme l'une de ses parties. Simondon refuse donc une conception prothétique de l'objet

technique comme outil, au nom de la relation de subordination qu'elle instaure entre de l'utilisateur

et son objet, ainsi que parce qu'au sein de cette relation, l'objet technique ne manifeste plus ses

éléments essentiels mais devient le support de relations exogènes, humaines. La relation d'usage, en

tant qu'elles fait intervenir les « catégories du besoin », correspond à un rapport au temps déterminé

spatio-temporellement comme un hic et nunc. Plutôt que de prolonger l'acte d'invention de l'objet,

l'objet technique dans la relation d'usage ne fait que réponde à un besoin de l'ici et du maintenant : il

occulte complètement les dimensions d'universalité et d'éternité propres à l'objet technique en tant

qu'objet crée.

Une telle relation entre l'objet technique et l'humain est alors, de ce fait, aliénante. Une

relation non-technique aux techniques facilite l'investissement de l'objet par des symboles sociaux.

Ces ajouts sont appelés par Simondon des surdéterminations. La surdétermination étant bien

l'addition d'éléments de sens qui n'entretiennent pas de lien nécessaire ou avec la technicité de

l'objet, ils peuvent prendre plusieurs formes, comme par exemple le fait de posséder tel objet

technique peut-être l'expression délibérée d'un positionnement social : par exemple, la possession

d'une montre Rolex, ou d'une voiture de luxe construite 'sur mesure'. Dans Sur la Technique52,

Simondon précise que ce sont les zones extérieures des objets techniques qui sont les plus

susceptibles d'en être le support, parce que ce sont les zones visibles, celles qui constituent une

interaction avec l'utilisateur. Si l'on considère par exemple la peinture d'une voiture : celle-ci fait

partie des déterminations techniques de l'objet, dans la mesure où la peinture constitue une couche

protectrice de la carrosserie, qui est faite dans un métal qui n'est pas inoxydable (et peut donc

rapidement se dégrader selon les intempéries). Toutefois, la couleur de la peinture apposée sur la

voiture constitue quant à elle un élément de surdétermination, dans la mesure où la couleur n'a rien

à voir avec l'apport technique de la peinture, de sorte que la couleur d'une voiture est inessentielle et

techniquement non signifiante, mais cette couleur en tant que possibilité (parmi d'autres couleurs)

met à disposition un sens possible, qui se trouve, en l'occurrence, investi et déterminé par des

facteurs psychosociaux. Nous voulons dire que la surdétermination de l'objet technique par des

hiéroglyphes sociaux est supportée par une ignorance de la dimension technique des objets, qui n'est

plus saisie par l'être humain utilisateur de l'objet, qui par conséquent fait intervenir dans le

52 ST, p. 30.

36

processus de l'achat d'un vêtement les éléments de sens qui sont à sa disposition, et qui sont les

éléments sociaux, les seuls avec lesquels il est en mesure d'établir une communication.

Dans le texte, Simondon traite de cette relation de surdétermination sociale de l'objet

techniques dans la seconde phrase. En effet, il écrit que « l'objet technique est habillé ». Or l'habit

est le paradigme de la manifestation dans l'objet technique de hiéroglyphes sociaux, qui occultent

leur être proprement technique. Le vêtement est d'abord perçu comme un objet social avant d'être

un objet technique : la couleur, la coupe, la marque et éventuellement son lieu de production sont

les informations qui déterminent l'acte d'achat, avant de considérer ses aspects proprement

techniques, comme par exemple, le tissu qui le compose et les mailles qui le constituent, ou même

les machines qui permettent de le produire industriellement. L'objet technique vêtement est vécu

comme un symbole social plutôt que comme objet technique. En outre, lorsque Simondon écrit que

l'objet technique est « habillé », ce verbe illustre ironiquement l'anthropocentrisme qu'il dénonce,

puisque habiller est un verbe qui désigne un état ou une action proprement humaine, et est en

l’occurrence appliqué aux techniques dans une projection anthropomorphique. Il parvient ainsi à

faire comprendre, par l'étrangeté de l'expression, qu'un tel anthropocentrisme est curieux et

inadapté.

C'est la raison pour laquelle Simondon emploie ensuite le terme, plus fort que dissimulation,

de « distorsion ». Cette distorsion est imposée du dehors par l'être humain, qui va jusqu'à aliéner

l'être proprement technique. Il y a une distorsion si l'on ose dire ontologique de l'être technique en

ce que le masque des surdéterminations humaines sociale, en tant qu'il est accompagné par une non-

connaissance de ce en quoi consiste la technicité, rend obscure l'essence des objets techniques. Il en

résulte un changement dans le rapport des humains aux objets techniques, et donc leurs

comportements face à eux, tels que ces comportements sont inadaptés, voire irrespectueux, en tant

qu'ils se sont pas pris pour ce qu'ils sont, mais pour leur sens social, et d'après une relation à eux qui

privilégie l'usage.

Pour conclure sur ce passage, il nous a permis de mettre en évidence que Simondon pense

(et soutient) que Marx a manqué un aspect de ce qu'est la technique, en la considérant avant tout

comme moyen de production, et donc d'après une relation d'usage. Marx en effet pense encore

l'objet technique et la machine tels que l'on penserait un outil, comme nous l'avons dit plus haut –

les machines n'ont d'existence que dans la mesure où elles répondent aux besoins des humains, ce

sont des outils qui surpassent la limitation de l'organisme humain. Nous pouvons alors considérer

que, dans cette mesure, le rapport de Marx aux machines techniques de son temps est un rapport

37

aliéné. Or ce rapport aliénant à l'objet technique et aux machines, dans cette configuration, se

reporte sur celui qui travaille à la machine. De sorte que l'aliénation a lieu deux fois, d'abord parce

que l'on considère l'ouvrier et la machine comme une seule et même chose, et ensuite parce que la

machine est plus puissante que l'ouvrier. Le rapport de force est donc renversé, et c'est l'ouvrier qui

est devenu prothèse de la machine avec, en surplomb, la classe dominante, possédant les usines et

l'ensemble des rouages de subordination qui assurent le fonctionnement de l'usine et de ses ouvriers.

Toutefois, malgré cette dissension fondamentale entre Marx et Simondon concernant leur

approche de la technique, les deux font le postulat d'après lequel il est nécessaire de penser un lien

adéquat entre l'humain et la technique, ceci afin de penser adéquatement la société. Simondon se

distingue de Marx parce que l'un de ses objectifs consiste à réintroduire la culture technique dans

les sociétés contemporaines, en prenant acte du divorce entre culture et civilisation, afin d'y mettre

un terme. C'est notamment dans l'essai 'Psychosociologie de la technicité' que Simondon soutient

que culture et civilisation sont les aspects respectivement symboliques et techniques de ce que

Simondon appelle la Culture, et qui consiste dans la réunion homogène des deux. Ces deux aspects

de culture et de civilisation n'ont pas toujours été dissociés. Cette dissociation intervient comme un

« déphasage », dont la cause résiderait dans une différence de rythme entre ces deux contenus,

techniques et symboliques. Il écrit :

« Dans les périodes où les techniques se modifient peu, il y a adéquation du contenu culturel et du

contenu technique d'une civilisation. Mais, lorsque les techniques se modifient, certains des phénomènes

humains constituant une culture se modifient moins vite et moins radicalement que les objets techniques : les

institutions juridiques, le langage, les coutumes, les rites religieux se modifient moins vite que les objets

techniques. »53

Ainsi, c'est bien à cause d'une différence de vitesse entre l'évolution des techniques et

l'évolution des « images et archétypes »54 de la culture que la Culture tout entière peut perdre en

homogénéité. Elle se déphase alors, parce que la branche symbolique de la Culture est une branche

qui ne se développe et n'évolue que sur un temps long. Simondon prend les exemples des

institutions juridiques, du langage, des coutumes et des rites religieux parce que ce sont bien des

aspects symboliques de la culture qui sont caractérisés par un but, celui de se conserver au plus long

terme possible. Il s'agit pour elles d'être solides, c'est la raison pour laquelle la culture se modifie

moins vite que les objets techniques. L'enjeu de la réconciliation de ce divorce entre technique et

53 ST, p. 35.54 ST, p. 35.

38

civilisation, est que Simondon fait de cette réunion une condition de réalisation d'un progrès dans la

société. En effet le déphasage entraîne les sociétés dans des états de crises, tandis que l'homogénéité

permet à la culture et à la civilisation d'entrer en rapport de causalité réciproque, de sorte que la

culture majeure est dynamique : elle est la condition et l'effet du progrès de la société, où le progrès

est la refonte des schèmes de cette société au profit de nouveaux schèmes, inventés, qui permettent

à la société une adaptation à elle-même.

Ici, Simondon et Marx peuvent se distinguer, dans la mesure où Simondon ne fait pas

directement de ce déphasage un problème lié à un dispositif de domination sociale : c'est d'abord un

problème vis-à-vis de la technique, puis vis-à-vis de la culture, puis vis-à-vis de la politique et de la

société. En effet, Simondon pense bien que la délimitation de ce qui correspond à la culture et de ce

qui correspond à la civilisation est historiquement déterminée. Par exemple, il compare la France

qui encense la culture du symbolique au détriment de la civilisation technique, à Cicéron et sa

culture latine, qui tiraient leurs schèmes mentaux de l'agriculture ou de la navigation 55. Cependant,

il n'en fait pas explicitement un enjeu de classe sociale, ce qui aurait pu constituer une explication

marxienne de ce déphasage de la culture et de la civilisation, et se concentre sur la seule différence

de vitesse. Or l'aspect institutionnel de ses exemples, des institutions juridiques ou des rites

religieux, dans la mesure où la culture mineure (Simondon emploie les termes de culture mineure

pour désigner la branche symbolique de la Culture, et culture majeure pour désigner la culture en

tant que réunion de la culture et de la civilisation56) est aussi soutenue par des structures de pouvoir

tels que le pouvoir politique ou le pouvoir religieux. Ces enjeux politiques et sociaux sont

davantage explicités dans l'introduction du MEOT, où Simondon écrit que « l'opposition dressée

entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement. »57, puis

que « cette extension de la culture, supprimant une des principales sources d'aliénation, et

rétablissant l'information régulatrice, possède une valeur politique et sociale : elle peut donner à

l'homme des moyens pour penser son existence et sa situation en fonction de la réalité qui

l'entoure. »58. L'extension de la culture supprimerait une source d'aliénation dans la mesure où

l'aliénation est due au déphasage de la culture majeure, où culture mineure et civilisation ne sont

plus homogènes, ne vont plus à la même vitesse. Parce qu'alors, un plan de la réalité prend le pas

sur l'autre dans une dichotomie aliénante, de sorte que le rapport au monde des humains n'est plus

un rapport total, c'est un rapport atrophié. L'enjeu est donc bien politique dans la mesure où il s'agit

55 ST, p. 37.56 ST, p. 35.57 MEOT, p. 9.58 MEOT, p. 16.

39

de penser la capacité des humains à penser leur propre rapport au monde.

Ainsi, Simondon a pour objectif la réintégration de la technique dans la culture mineure, afin

de crée une culture majeure contemporaine, qui correspondrait à une société en phase avec elle-

même, et à une société capable de progrès. L'enjeu de Simondon est alors indirectement social et

politique, indirectement car il opère un détour par une pensée de la culture. En cela, Simondon se

distingue de Marx, dans la mesure où ce dernier prend acte de la liaison essentielle qui existe entre

culture et civilisation seulement au travers du matérialisme historique et selon une approche socio-

politique. La détermination des sociétés par les conditions matérielles de production et les modes de

production revient en effet à proposer un lien de détermination de ce qui constitue la civilisation

vers la culture symbolique.

Nous avons vu que Simondon cesse de penser la technique comme une dimension séparée

de la réalité, ce qu'il partage avec Marx, puisque ce dernier pense que c'est la production de la vie

matérielle qui détermine les structures des sociétés. Cependant, Simondon nous a également montré

qu'il est impossible de saisir la technicité au plan de l'individu technique, le seul au fond que Marx

considère, dans la mesure où il considère la technique à partir de l'outil conçu comme organe de

l'être humain, puis d'un organisme mécanique. L'individu étant un objet qui requiert un milieu

associé pour son fonctionnement, concevoir les techniques comme organe d'un organisme revient à

considérer les techniques seulement à partir du plan de l'individu technique. Or, nous avons vu que

Simondon pense l'individuation d'un objet technique individuel (un outil comme une hache, une

machine comme un moulin, un ordinateur), comme mettant en œuvre trois dimensions intriquées :

les pièces élémentaires dont se compose l'individu technique, et l'ensemble technique dans lequel il

s'insère. Ainsi, on ne peut expliquer la technique en se situant seulement au plan de l'individu

technique, mais il faut prendre en compte un système technique composé d'éléments, d'individus, et

d'ensembles. L'approche de Simondon se distingue de celle de Marx, dans la mesure où l'approche

de Marx reste anthropocentriste, elle se concentre sur la technique à partir du point de vue des

humains qui s'en servent, c'est la relation d'usage qui prime. Celle de Simondon au contraire essaie

de penser la technicité dans son essence, indépendamment de la relation d'usage.

Nous avons donc identifié une différence dans la conception de la technique qu'ont

Simondon et Marx, où Marx pense la technique à partir de l'outil, et Simondon, lui sépare plusieurs

modes d'existence des objets techniques : l'élément, l'individu, et l'ensemble. Nous allons à présent

40

en venir à la différence principale entre Marx et Simondon, à savoir que les rapports entre élément,

individu et ensemble ne sont pas dialectiques. C'est-à-dire que, bien que ces niveaux se soient

succédé dans l'histoire, en tant que l'élément a précédé l'individu qui a précédé la machine du point

de vue uniquement chronologique (« Coordination temporelle », Simondon, MEOT, p. 17.), il n'y a

pas, entre ces trois niveaux, de progression dialectique : ils ne sont pas dialectiques, c'est-à-dire que

l'un ne progresse pas par rapport à l'autre par contradiction surmontée et que le passage d'un niveau

à l'autre n'a pas lieu au travers de la négativité. Autrement dit, la technique ne procède pas par

négativité dialectique. Simondon précise que le développement de l'objet technique ne peut être

continu : il procède par saut, par discontinuités non dialectiques. Il écrit à ce sujet : « il ne suffit

donc pas de dire que l'objet technique est ce dont il y a genèse spécifique procédant de l'abstrait au

concret ; il faut encore préciser que cette genèse s'accomplit par des perfectionnements essentiels,

discontinus, qui font que le schème interne de l'objet technique se modifie par bonds et non selon

une ligne continue »59. Donc, la dialectique n'est pas un bon outil pour saisir la réalité technique

selon Simondon, en cela consiste sa divergence fondamentale avec Marx.

Si le processus de production technique n'est pas dialectique, quel est-il ? Nous allons essayé

de montrer qu'il propose une nouveau type de rapport, le rapport analectique. Simondon propose

une conception de la genèse technique qui repose sur le concept de concrétisation. En effet, la

genèse technique est en réalité un processus de concrétisation de l'objet technique dans lui-même, et

ce « par convergence et par adaptation à soi ; il s'unifie intérieurement selon un principe de

cohérence interne »60. La concrétisation est alors le processus par lequel l'objet technique atteint un

niveau de cohérence interne, où la cohérence interne de l'objet technique constitue une unité de

communication entre ses parties : il n'est pas auto-destructif, et les éléments qui le constitue

communiquent entre eux, agissent les uns sur les autres. Ils agissent les uns sur les autres selon un

fonctionnement technique (et pas seulement social). Pour comprendre un tel fonctionnement, il faut

donc une analyse philosophique du technique en tant que technique, et non une critique politique

des rapports sociaux engendrés par les rapports de production. L'angle de prise en compte de la

technique est tout à fait différent, puisque c'est une analyse philosophique qui prend la technique

pour point de départ, dans les liens qu'elle peut entretenir avec elle-même (ce sont les trois

niveaux), et non d'après les liens qu'elle entretient avec les humains. Or cela signifie que Simondon

ne peut aborder la technique ni à partir de la catégorie de l'ouvrier, ni à partir du patron, fut-il ou

non le propriétaire de ses machines. C'est en ce sens que Simondon se distingue de Marx.

59 MEOT, p. 48.60 MEOT, p. 23.

41

En quoi consiste maintenant le processus de concrétisation d'un objet technique ? Nous

pouvons l'illustrer par l'exemple des technologies de freinages sur les vélocipèdes. En effet, un frein

à mâchoire tel que l'on en trouve sur certains modèles de VTT seraient auto-destructifs si les patins

qui serrent la jante de la roue fondaient sous la chaleur produite par le frottement entre la jante et les

patins. Des freins à disques, utilisés tant dans le cyclisme que dans l'automobile (les freins à disques

ont été inventés par Jaguar dans les années 1950) que dans l'aviation, seraient aussi auto-destructifs

s'ils ne permettaient pas d'évacuer la chaleur produite par le freinage, car cette dernière

endommagerait le disque. Enfin, si l'on considère un vélo de route, ce dernier est concret lorsque la

communication entre le vélo, l'humain et la route est établie de la manière la plus fluide possible : il

faut par exemple au vélo de route une structure la plus légère et fine possible pour limiter les

frottements et réduire le poids que le coureur cycliste a à déplacer. Un tel degré de concrétisation est

donc atteint au travers de plusieurs étapes différentes. Il a fallu l'automobile et la pratique de la

descente et du VTT en compétition pour que la technologie du frein à disque soit appliquée aux

cycles ; parmi les freins à disques, il y a la pression mécanique et la pression hydraulique, et la

pression hydraulique est une technologie apportée de l'automobile. De la même manière, les cadres

de vélos se sont développés à être de plus en plus légers, d'abord avec l'acier, puis l'aluminium dans

les années 1970, et à présent, l'aluminium marche avec les cadres en fibre de carbone ou en titane

(beaucoup plus chers) – il y a domination du marché par les derniers parmi les coureurs de route

professionnels ; ce n'est pas le cas dans le milieu VTTiste, car la fibre de carbone est légère, mais

elle est aussi plus fragile (mais moins rigide) que l'aluminium, moins fragile et plus rigide – or le

VTT doit être capable d'absorber un maximum de chocs violents. Le degré de concrétisation tel que

nous l'avons défini est donc aussi tributaire des technologies disponibles ou inventées, de sorte qu'il

ne suit pas un développement linéaire.

Ce que cela veut dire, c'est que l'on passe d'un modèle dialectique à un modèle analectique,

c'est-à-dire un modèle qui rassemble, « à la fois horizontal et vertical », et que Simondon mentionne

dans une note de bas de page du MEOT61. Ainsi, à la dialectique marxienne, Simondon oppose son

modèle analectique, qu'il s'agit maintenant de définir. Simondon se sert de ce terme pour définir la

relation entre les objets techniques, toutefois il est également pertinent pour penser l'objet technique

en lui-même, puisque, nous l'avons expliqué, l'objet technique, s'il forme une unité dans le sens où il

possède une cohérence interne, est aussi un composé technique. L'individu technique est un

61 MEOT, p. 22.

42

composé qui possède en lui-même et pour lui-même une certaine technicité, mais qui est aussi

composé par des éléments techniques qui ont aussi leur propre technicité, et il est également

susceptible d'être intégré dans un ensemble technique qui possédera, à son tour, sa propre technicité,

en tant qu'il constituera une unité possédant une cohérence interne. Cela permet donc de saisir que

la technique ne s'appréhende pas à partir d'une dialectique : elle mobilise au contraire une catégorie

nouvelle, celle de l'analectique. 'Analectique' prend ses racines notamment dans le terme grec

analegein, qui est le verbe à partir duquel on dérive l'adjectif verbal analekta, qui signifie les choses

choisies. En effet, analegein se découpe en préfixe ana-, qui est un préfixe de direction qui renvoie :

à la hauteur, au contre, au travers et à l'encore, et suffixe -legein, « rassembler »62. Le concept

d'analectique correspond donc à un modèle de rassemblement, qui est un modèle multidirectionnel,

et multidimensionnel qui ouvre le champ de ce qui est en mesure d'être sélectionné ; et l'objet

technique, dans sa genèse, n'est animé que par l'impératif d'après lequel ce qui est sélectionné pour

sa constitution doit venir supporter la cohérence interne de qui est généré par ce processus

analectique.

Cela permet deux résultats importants : d'abord, cela permet de comprendre pourquoi le

rapport chronologique est un rapport insuffisant pour penser la technique, dans la mesure où un

rapport chronologique à la technique et à son développement implique la conservation d'une forme

de linéarité, à laquelle l'analectique s'oppose. Mais surtout, le concept d'analectique permet de

penser le réseau, non plus à la Hegel, dans une interconnexion dialectique de tout avec tout, mais

dans sa double dimension chaotique et métastable, où la métastabilité est un état à la fois stable et

dynamique, c'est-à-dire qu'il possède simultanément structure, et capacité de se transformer,

d'évoluer. Cette métastabilité est notamment assurée par la technique et la machine. En effet selon

Simondon la machine « devient stabilisatrice du monde »63. Il faut pour comprendre cela convoquer

la définition que Simondon donne de l'information comme étant à mi chemin entre le hasard pur et

la régularité absolue64, ainsi que de saisir la métastabilité comme un point d'équilibre entre la

structure et l'indétermination, où l'indétermination fait partie de la structure et permet de l'engager

dans le devenir : dans le MEOT65, Simondon exprime cela et pose l'état métastable comme condition

du devenir. L'état métastable permet la production de compatibilité et l'ouverture de potentiels. Il

prend l'exemple du vivant qui, s'il est spontanément organisé, n'en reste pas moins « tendu et

62 http://www.dictionary.com/browse/analectic63 MEOT, p. 18.64 MEOT, p. 189.65 MEOT, p. 226.

43

capable de se modifier »66. C'est en effet cette organisation même qui l'engage dans un devenir. Il en

va de même pour l'information de la machine : l'information, en tant qu'elle tient ensemble dans la

matérialisation d'un objet forme et indétermination, est aussi la condition du devenir.

Le rapport analectique est donc privilégié par rapport au rapport dialectique de Marx, parce

que le rapport analectique consiste dans une pensée de la technique dont l'approche est à la fois

multidimensionnelle et multi-scalaire, par opposition à un régime dialectique linéaire et discontinu.

Discontinu, dans la mesure où la dialectique procède par crises. Linéaire, dans la mesure où la

dialectique marxienne possède une direction : celle de la réalisation de la société sans classes.

Toutefois, nous avons montré que Simondon soutient que le rapport chronologique de causalité

historique en tant que rapport linéaire est un rapport insuffisant. En effet, il est insuffisant parce que

les dynamiques dans lesquelles sont prises les objets techniques sont multidimensionnelles et multi-

scalaires Nous allons développer ces points afin d'étayer le concept d'analectique. D'abord, elles

sont multidimensionnelles en raison des différents degrés de concrétisation des objets existants, du

fait qu'un ensemble ou individu technique peut être constitué à la fois d'éléments anciens et

d'éléments nouveaux du point de vue du temps historique humain, de sorte qu'un phylum technique

« dépassé » (le fer remplaçant le bronze, ou l'acier le fer) ne perd pas pour autant toute pertinence

technique. Simondon développe ce point : « Il faut conserver le matériel passé parce qu'il représente

une possibilité de reprise, et non pas seulement pour constituer une archéologie […] Les techniques

ne sont jamais complètement et pour toujours au passé. Elles recèlent un pouvoir schématique

inaliénable et qui mérite d'être conservé. »67. Le pouvoir schématique auquel il réfère est pouvoir de

normativité des techniques, que Simondon évoque dans ST. Ce pouvoir schématique, à l'échelle des

ensembles, consiste notamment en l'introduction de stabilité dans le monde par les machines,

comme nous l'avons déjà indiqué. Le pouvoir schématique des techniques est celui d'un pouvoir de

structuration, en tant que la technique possède un pouvoir archétypal. Le schéma est l'archétype, il

est une forme : celle du schème de fonctionnement d'un objet technique, c'est-à-dire le processus

déterminé de mise en mouvement d'un objet dans une opération. Un tel schème est conservé d'objet

en objet, il conserve une pertinence technique quand bien même l'usage de cet objet par les humains

tomberait en désuétude. L'analectique est donc multidimensionnelle dans le sens où elle est non

linéaire, parce qu'il peut y avoir, dans l'invention d'un objet technique, la mise en communication de

temps du passé, du présent et de l'avenir.

Ensuite, les dynamiques dans lesquelles les objets sont pris sont aussi multi-scalaires, c'est-

66 MEOT, p. 227.67 ST, p. 454.

44

à-dire qu'elles s'effectuent à des échelles multiples. Dans l'analectique, cela renvoie au fait que

Simondon considère que la technique recouvre trois modes d'existence : élément, individu et

ensemble, modes d'existence qui s'insèrent dans un réseau auquel les objets techniques font partie,

et qui s'inscrivent dans des réseaux techniques différents. Par exemple une diode est un objet

technique pour lequel l'acheminement des diodes dans les usines de production qui intègrent des

diodes tant qu'élément croise des réseaux très différents, qui vont de la fabrication d'éclairages à

celui de l'intérieur des télévisions ou encore de tout autre objet qui dispose d'une diode pour signaler

par exemple la mise en veille des appareils. C'est pour cela que le concept d'analectique est si

important, puisque le vertical et l'horizontal entrent en communication, que chaque objet technique

est en tant que tel une force de convergence et d'intégration. Cette force fait de lui un objet d'une

densité temporelle qu'il convient de respecter, et cela se traduit par l'adoption d'une attitude de

société avec les objets techniques. Or Marx ne propose pas que l'on développe une telle attitude

envers les techniques, il se distingue en cela de Simondon. En effet, ce qui compte pour Marx, c'est

surtout que les moyens de production ne soient plus sous l'emprise des capitalistes, qui les

transforment en moyens de domination. Toutefois, Marx ne cherche qu'à obtenir l'annulation de ce

rapport ; il ne développe pas, à l'inverse de Simondon, de théorie de la participation entre les

humains et les machines. Marx persiste à penser le rapport avec la nature sur le mode de

l'appropriation. Une telle perspective anthropocentriste est, d'après Simondon, la raison pour

laquelle Marx a manqué une idée fondamentale selon lui, à savoir que c'est moins parce que les

rapports entre les humains sont aliénants et aliénés que les humains sont aliénés ; mais c'est au

contraire parce que le rapport entre les humains et les techniques est intrinsèquement inadéquat (en

tant qu'il privilégie la relation d'usage), que les humains sont aliénés. Nous revenons ici à la

séparation entre culture et civilisation : la coutume d'après laquelle nous considérons les objets

depuis le seul usage que nous en faisons nous fait manquer ce en quoi consiste, d'après Simondon,

notre civilisation.

Ainsi, Marx et Simondon ne localisent pas la même source de l'aliénation : nous venons de

l'écrire, l'aliénation marxienne provient d'un rapport interindividuel de production qui produit de

l'aliénation. Et Simondon, à l'inverse, localise l'origine de l'aliénation dans notre rapport inadéquat à

la technique. C'est fondamental, parce que cela oriente leurs pensées respectives dans des directions

différentes. Selon Axelos, chez Marx, « au cœur de tout le réseau d'aliénation il y a l'aliénation

45

humaine. »68. De sorte que l'aliénation est centralisée, polarisée autour de cette dimension humaine.

Ainsi, quand bien même l'argent joue le rôle de « la puissance aliénée de l'humanité » pour Marx69,

l'aliénation reste essentiellement humaine. Toutefois, cette aliénation est à la fois inévitable, mais

elle ne l'est que durant une phase déterminée de la progression de la réalisation de l'humanité dans

l'histoire. En effet, l'aliénation est inévitable dans la mesure où un telle humanité de se réalise pas

d'emblée dans l'histoire : elle ne se réalise qu'au terme du processus dialectique de l'histoire, de

sorte que le capitalisme et l'aliénation qui lui est consubstantielle sont une étape nécessaire de

l'accomplissement dans l'humanité dans l'histoire, conformément à la conception matérialiste de

l'histoire. Toutefois, l'aliénation en tant que telle a précédé le capitalisme, puisqu'elle est le donné

inévitable de l'humanité au travers de l'histoire : l'aliénation est un élément nécessaire du devenir de

l'humain dans l'histoire parce que c'est dans l'histoire que se construit et se réalise son humanité en

tant que nature, dans une dialectique avec la nature, qui permet à Axelos de dire que chez Marx, la

nature humaine est un retour à une essence qui n'a pas encore eu lieu : « L'homme, par conséquent,

réintègre son être, sa nature, et son essence ; il retourne à lui-même, et retrouve une place qu'il n'a

pourtant jamais encore occupée. »70. Autrement dit, la prémisse métaphysique est postérieure à

l'existence de ce de quoi elle est prémisse, à savoir la nature humaine. C'est un retour à quelque

chose qui est pourtant porté à l'existence de manière inédite. Ainsi, rien n'empêche que cette

prémisse, en tant que métaphysique, préexiste, toutefois il s'agit bien de comprendre que c'est un

retour à quelque chose qui n'est pas antérieur, qui ne précède pas l'humanité dans son existence

historique telle qu'elle fut actuellement : c'est une métaphysique au futur antérieur. Chez Simondon

la localisation de l'origine de l'aliénation est différente, mais on commence aussi toujours par de

l'aliénation. Toutefois, l'humain n'est pas essentiellement aliéné : il est historiquement placé dans un

régime d'aliénation. En effet, les êtres humains sont directement placés dans un rapport d'aliénation

dans la mesure où, dans l'histoire du développement technique des humains, ces derniers occupent

d'abord, au sein de l'édifice technique, la place des machines. En effet, historiquement, l'être humain

fut d'abord un porteur d'outil. Or c'est une place parmi les techniques que Simondon juge

inadéquate. En effet, selon lui les humains devraient plutôt occuper la place de coordinateur et de

mécanologue auprès des techniques. Ainsi, le rapport des humains aux techniques est d'emblée un

rapport aliénant pour les techniques et pour les humains, rapport que l'histoire et la coutume

entérinent, et dont Simondon critique qu'on en fasse l'éloge : l'être humain n'est pas un porteur

68 Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit p. 124.69 Ébauche d'une critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 192.70 Axelos, Alienation, praxis, and techne in the thought of Karl Marx, p. 225.

46

d'outils.

Ce qu'il nous faut alors saisir, c'est que bien que les deux aliénations, humaines et techniques

soient, d'une certaine manière, chronologiquement originaires, et que cette origine se trouve être

contemporaine de l'émergence de la technique, l'aliénation chez Marx est due à la position d'une à

une nature humaine qui, si elle est a priori, reste encore à réaliser - nous disons qu'il s'agit d'une

métaphysique au futur antérieur. L'aliénation de Simondon, en revanche, a moins à voir avec la

nature humaine qu'avec sa condition, de sorte qu'il ne s'agit pas, pour Simondon, de faire retour à

quoi que ce soit - ce qui serait un retour à la dialectique - mais au contraire de créer quelque chose,

d'établir par le troisième terme qu'est la technique une relation adéquate de l'humain au monde. Ce

qu'il faut comprendre, c'est que l'enjeu n'est pas de construire un pont qui permette de traverser le

fossé qui sépare le monde ou la nature de l'humain, mais de construire dans et sur ce fossé un

troisième milieu, métastable, qui fait que ce lieu n'est plus celui d'un simple pont, passage, mais

celui d'une plate-forme de communication à part entière.

47

2. La machine et la connaissance technique.

C'est dans les Grundrisse que Marx produit un développement sur la machine. Nous

cherchons à montrer que Marx se distingue de Simondon en ce qu'il pense la machine à partir de la

relation à elle qui est produite dans le travail, et qui est une relation de rapports de force, au sein de

laquelle l'ouvrier est remplacé par la machine : « la machine, qui est la base de la révolution

industrielle, remplace l'ouvrier manipulant son outil singulier, par un mécanisme qui opère en une

fois avec quantité de ces outils »71, et où ce remplacement transforme en même temps les humains

en machines : « La machine prend avantage de la faiblesse de l'homme pour réduire l'homme faible

à l'état de machine. »72. Cependant, d'après Marx la machine n'est pas aliénante en soi, et il propose

un traitement minimal de la connaissance technique. Ce traitement demeure minimal car Marx ne le

considère pas comme un enjeu. Au contraire, nous allons essayer de montrer que là où la

connaissance technique est première, et où le rapport de propriété n'est pas un enjeu, chez Marx, à

l'inverse, le rapport de propriété est un enjeu crucial, et la connaissance technique n'intervient alors

dans sa théorie que comme un aspect de l'aliénation.

Il existerait donc une communauté d'idée entre Marx et Simondon, dans leur étude non pas

de la machine en tant que telle, mais dans les rapports entretenus avec elle. Ce qui les rapproche,

c'est d'abord que Marx n'exclue pas l'idée que la machine ne soit pas aliénante en soi 73. Cela est

évident, dans la mesure où il a besoin d'elle pour penser l'aboutissement de son processus

révolutionnaire, en tant qu'il repose sur la capacité que les humains ont acquise de pouvoir subvenir

aux besoins matériels de chacun. C'est donc bien en tant que la machine est prise dans des rapports

économiques capitalistes qu'elle serait aliénante, et c'est donc par la fin de la lutte des classes, c'est-

à-dire par l'abolition des rapports de classe au profit de l'institution d'un rapport horizontal neuf, que

la machine cessera d'être aliénante. Et l'institution de ce rapport neuf passe aussi par des

changements de modes de production, donc d'un seuil technique. Un ouvrier dans une usine, après

la révolution prolétarienne, redéfinit ce que signifie être ouvrier par le changement du rapport qu'il

entretient avec le capitaliste qui l'essentialise et entérine une hiérarchie entre l'ouvrier et lui-même. :

71 Marx, Capital, Paris, PUF, 1993, p. 421.72 Ébauche d'une critique de l'économie politique, in Philosophie, p. 164. 73 McLellan, The Grundrisse – Karl Marx, EUA, Harper & Row Publishers, Inc., 1972, p. 136.

48

cela consiste en la suppression de rapports d'essentialisation réciproques du bourgeois et du

prolétaire, et une telle redéfinition passe par, autant qu'elle aboutit à un changement dans les modes

de production, et donc de rapports aux modes de production. Il s'agit pour Marx de changer les

rapports sociaux, et non de s'interroger sur la systématicité technique d'un rapport de production,

par exemple antique ou industriel. Cela affine le matérialisme historique dans la mesure où Marx

pense la dimension structurelle d'éléments contextuels et contingents. Marx en témoigne de façon

exemplaire lorsqu'il écrit :

« Mais si le capitale ne dévoile sa nature en tant que valeur d'usage adéquatement au sein du procès de

production dans la forme des machines et d'autres formes matérielles de capital fixe tels que, par exemple, les rails […],

cela ne signifie jamais que cette valeur d'usage (la machine en elle-même) est le capital, ou que la machine puisse être

considérée comme le synonyme du capital ; pas plus que l'or cesserait d'être utile en tant qu'or, n'eut-il plus été utilisé

comme monnaie. La machine ne perd pas sa valeur d'usage lorsqu'elle cesse d'être du capital. Partant du fait que la

machine est la forme la plus commode de la valeur d'usage du capital fixe, il n'en résulte pas que sa subordination aux

relations sociales du capitalisme soit la plus commode relation sociale de production pour l'utilisation de la

machine. »74.

Marx n'exclue donc pas que l'on puisse penser la machine autrement qu'au travers du filtre

d'appréhension généré par le capitalisme - c'est la solution qu'il propose qui le distingue en revanche

de Simondon, puisqu'elle passe par la critique politique de la propriété. Or, pour Simondon, la

propriété n'est pas un enjeu politique (il n'en réclame pas la suppression). Mais surtout, l'attention

exclusive portée au rapport social de propriété occulte selon lui la réalité du fonctionnement

technique. Donc, le critère de la propriété n'est pas adéquat pour sortir d'un rapport d'aliénation avec

la machine. En effet, au sein du système de Simondon ce n'est pas un rapport pertinent dans la

mesure où le rapport de propriété est extérieur aux attitudes sociales attendues envers les objets

techniques, et qui correspond à une relation « d'égalité, de réciprocité d'échanges »75. En effet

Simondon propose que l'on ait avec les objets techniques « un rapport social en quelque

manière »76, c'est-à-dire qu'il existe un lien de « continuité entre l'individu humain et l'individu

technique »77. Ce lien de continuité est un lien de genèse : il y a continuité entre l'individu humain et

74 (Marx d'après McLellan, The Grundrisse – Karl Marx, EUA, Harper & Row Publishers, Inc., 1972 p. 136 - l'idée est aussi développée p. 134.

75 MEOT, p. 127.76 MEOT, p. 126-7. « La condition première d'incorporation des objets techniques à la culture serait que l'homme ne

soit ni inférieur ni supérieur aux objets techniques, qu'il puisse les aborder et apprendre à les connaître en entretenant avec eux une relation d'égalité, de réciprocité d'échanges : une relation sociale en quelque manière. »

77 MEOT, p. 165.

49

l'individu technique lorsque l'être humain est capable de saisir l'objet technique comme « opération

de construction »78. Ainsi, individu humain et individu technique entrent ainsi dans un régime de

communication et d'échange basé sur la connaissance. Cette communication s'opère notamment par

la réintégration des techniques dans la culture majeure évoquée en première partie de chapitre : c'est

bien dans la culture majeure que . Or la propriété ne participe pas à l'institution de cette continuité

entre les humains et les techniques : « La relation de propriété par rapport à la machine comporte

tout autant d'aliénation que la relation de non-propriété, bien qu'elle corresponde à un état social très

différent. »79 C'est bien la connaissance technique qui permet d'assurer la continuité entre les

techniques et les humains, parce que c'est elle qui permet d'entretenir un rapport technique avec les

techniques ; car ce n'est pas parce que la machine est la propriété d'un capitaliste qu'elle est

aliénante, mais c'est parce que le rapport des humains aux machines est aliéné qu'elle est aliénante.

L'objet est étranger comme une langue étrangère, et cette non connaissance, selon Simondon,

favorise l'adoption de comportements asservissants, parce que la non connaissance limite les

comportements possibles envers les objets techniques. Cela revient à une limitation à la seule

relation d'usage. Simondon écrit : « On ne cherche pas à comprendre le langage de l'esclave, mais

seulement à obtenir de lui un service déterminé »80. Simondon impute donc à la connaissance

technique un rôle décisif concernant l'aliénation, tandis que Marx se concentre sur le rapport de

économique, juridique et politique de propriété.

Voyons à présent quelle est l'approche de Marx concernant la connaissance technique. Dans

les Grundrisse, Marx mentionne la connaissance qui est à l’œuvre dans la machine. Selon lui, cette

connaissance fut l'objet d'un transfert du savoir technique des humains (tels que les artisans) dans la

machine. Ainsi, l'opération de l'ouvrier est une opération abstraite, parce que l'ouvrier n'a plus

conscience du processus de construction auquel il participe dans la production d'objets, et il n'a pas

conscience non plus de ce à quoi il participe au sein même du système de machines dont il fait

partie. En effet, Marx écrit :

« La machine, qui possède les compétences et la force à la place de l'ouvrier, est elle même la

virtuose, elle possède son propre esprit dans les lois mécaniques qui sont efficientes en elle. […] L'activité de

l'ouvrier, limitée à une simple abstraction, est déterminée et régulée en tout points par les mouvements de la

machine, mais pas l'inverse. Le savoir qui met en marche les parties inanimées de la machine, dans leur

78 ST, p. 66.79 MEOT, p. 166. 80 ST, p. 66.

50

construction, pour former un automate qui fonctionne de façon appropriée, n'existe pas dans la conscience de

l'ouvrier, mais agit sur lui au travers de la machine comme une force aliène, comme le pouvoir de la machine

elle-même. »81

Même si Marx admet que la machine possède un régime de lois qui lui est propre, et qui fait

l'objet d'une connaissance, ce que Simondon accorderait volontiers, Marx insiste sur le fait que cette

connaissance n'existe pas dans la conscience de l'ouvrier, mais elle est bien matérialisée par cet

automate qui associe travailleurs et modes de production. Cette proposition permet de renforcer

l'idée selon laquelle la machine n'est pas aliénante en soi mais qu'elle se trouve être une force

d'aliénation indéniable dès lors qu'elle asservit les prolétaires qui n'en « possèdent » pas le

fonctionnement ni intellectuellement (connaissance), ni socialement (propriété). Parce qu'en

accusant le manque de connaissance, l'absence dans la conscience de l'ouvrier du savoir qui est mis

en action dans la machine en marche, l'on est en mesure de comprendre que ce qui manque entre

l'ouvrier et la machine n'est pas tant, par exemple, un changement dans la relation de propriété, mais

plutôt un lien établi par la connaissance entre l'ouvrier et sa machine, qui abolirait cette relation

d'étrangeté entre eux. C'est-à-dire que l'ouvrier n'a pas un rapport technique avec le mode de

production dans lequel il est intégré comme un simple exécutant, un rouage intégré au

fonctionnement de la machine. Car l'absence de connaissance transforme ce qu'il est possible de

penser comme une participation, un échange, en une expérience vécue de contrainte et

d'asservissement de l'ouvrier par la machine – le dispositif de fabrication d'un objet technique est,

sans connaissance de la machine, crée nécessairement une structure de rapport de force ; qui est

aussi, selon Marx, un rapport de classe, dans la mesure où la machine domine en tant que pouvoir

du connaissance objectivée (« pouvoir objectivé de la connaissance » 82), et que cette connaissance

est détenue par la classe dominante.

De sorte que si Marx pense bien le déplacement de l'être humain par rapport à la machine,

dans la mesure où selon lui leur place devient celle de surveillant et de régulateur (« watchman and

regulator »83), et non plus seulement celle de l'ouvrier qui, en définitive, exécute les opérations que

les machines ne sont pas encore capables d'exécuter. Le régulateur serait alors celui qui coordonne

les machines entre elles, et le surveillant serait celui qui veille à ce que les machines fonctionnent

toutes correctement. Cela signifie qu'il nous est possible de transformer les positions des humains

dans les procès de production, ce qui éloigne Marx et les marxismes d'une réhabilitation nostalgique

81 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973 p. 693.82 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973 p. 706.83 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973 p. 705.

51

de l'artisanat ou d'un productivisme chevronné. Ce passage présente l'absence de connaissance

comme un élément essentiellement responsable du caractère aliénant de la machine vis-à-vis de

l'ouvrier. C'est en cela que consiste la désappropriation de l'ouvrier par la machine. Elle est

aliénation car elle institue des relations inégalitaires entre ceux qui produisent toute la richesse sans

posséder leur moyens de production, et les propriétaires des moyens de production qui les

exploitent. Mais l'exploitation n'est pas seulement sociale. Elle est aussi technique, puisqu'elle

implique une relation d'exploitation mécanique entre ouvrier et moyen de production au lieu d'être

une relation sociale productive, et cela parce que l'ouvrier est considéré seulement comme un

travailleur et non comme un technicien. Lorsque Marx évoque l'unilatéralité des conditionnements –

qui vont de la machine à l'ouvrier sans que l'ouvrier n'ait de pouvoir de détermination sur la

machine qu'il ne comprend pas, il développe alors une critique des sociétés bureaucratiques et

technocratiques qui se développent dans les sociétés capitalistes qui lui sont contemporaines, et qui

lui succéderont. L'aliénation et l'asservissement ont donc bien lieu entre humains et non dans la

machine, qui n'en est l'agente que parce qu'elle en est le support.

En tant que ce texte passe par la connaissance pour expliquer l'aliénation, qu'il avance

qu'elle est nécessaire pour établir un lien entre l'humain et la machine qui soit adéquat et réciproque,

et en tant qu'il amorce une prise de position contre la technocratie, il converge avec Simondon, et

son appel à une véritable culture technique.

Examinons à présent les rapports entre l'approche marxienne des techniques, avec la

condition de l'ouvrier et de la lutte des classes. Premièrement, Marx et Simondon se distinguent

dans la mesure où Marx considère l'automate comme la forme la plus parfaite du machinisme, ce

qu'il écrit dans les Grundrisse : le système de machinerie automatique est « la forme la plus

complète et la plus adéquate, qui seule transforme la machinerie en système »84, et il définit

« l'automate » comme « un nombre d'organes mécaniques et intellectuels, de sorte que les ouvriers

eux-mêmes ne sont plus que les membres conscients de cet automate »85. Marx s'inscrit alors dans

une tradition aristotélicienne d'après laquelle l'automate correspond à une perfection. Or cette

perfection possède un aspect politique, déjà énoncé par Aristote, et que Marx rejoint. En effet c'est

dans la Politique, II, 5, qu'Aristote invente l'idée d'un automate, et précise qu'il correspondrait à la

fin de l'esclavage, et par conséquent à la fin des maîtres : « Si les navettes tissaient toutes seules,

[…] les entrepreneurs se passeraient d'ouvriers, et les maîtres, d'esclaves. ». Il conçoit donc un

84 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 692.85 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 692.

52

automate dans la mesure où une navette qui tisse d'elle-même revient à dire qu'elle fonctionne de

façon totalement indépendante. Les ouvriers disparaissent alors, puisque le travail dans sa totalité

est accompli par les machines, les navettes. Les maîtres et les entrepreneurs disparaissent aussi,

dans la mesure où leur condition de maître est définie en rapport avec ceux qu'ils dominent. Marx,

de façon similaire, attribue aux moyens de production la possibilité de sortir une catégorie de la

population (les prolétaires) de la servitude. D'un point de vue social et économique, l'automate de

Marx constitue donc bien une perfection. Simondon, à l'inverse, ne considère pas que l'automate

constitue une perfection, d'un point de vue technique. En effet, il écrit dès l'introduction du MEOT

que « l'automatisme est un assez bas degré de perfection »86, parce que l'automatisme « [sacrifie]

bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. ». La critique de Simondon est

sans appel dans cette citation : Simondon critique non seulement la pauvreté technique de

l'automate, mais aussi sa pauvreté d'un point de vue d'une relation d'usage, c'est-à-dire d'une relation

inessentielle. L'automate est techniquement parce qu'il empêche l'évolution de l'objet, parce que son

fonctionnement indépendant le ferme au monde. Ainsi, la critique de l'automate par Simondon

repose sur la distinction simondonienne entre objet technique ouvert et objet technique fermé, qu'il

nous faut maintenant analyser.

En effet, c'est dans une sous-partie consacrée à la fermeture de l'objet industriel que

Simondon définit la fermeture de l'objet technique dans Sur la Technique87 comme la condition de

l'objet qui « est tout entier constitué au moment où il est prêt à être vendu ; à partir de ce moment de

la plus haute perfection possible, l'objet ne peut que s'user, se dégrader ». L'objet technique fermé

ne permet pas à l'utilisateur de prolonger le geste du producteur. Par exemple l'utilisateur ne peut

pas améliorer l'objet, et la fermeture de l'objet bloque la possibilité par l'utilisateur d'accéder à

l'intérieur de l'objet et donc à la compréhension de son processus de fabrication – en d'autres termes,

la fermeture de l'objet industriel bloque l'accès de l'utilisateur à la technicité propre de l'objet.

Simondon accuse ce système en tant qu'il rend nécessaire la mise en esclavage de l'objet technique,

puisque la communication de l'objet technique à l'utilisateur n'est plus possible88.Il faut pour

expliquer cela reprendre ce que nous disions dans le chapitre précédent sur la métastabilité : là où

l'état métastable produit de la compatibilité sans fermer les potentiels, la fermeture de l'objet

technique correspond à la fermeture de ces potentiels, qui par conséquent met un terme au processus

86 MEOT, p. 12.87 ST, p. 60.88 ST, p. 66.

53

de genèse de l'objet de façon prématurée, dans la mesure où l'objet technique est « néoténique,

toujours dans une certaine mesure en état de construction »89, c'est-à-dire que sa genèse dépasse la

seule production de l'objet. L'exemple contemporain le plus édifiant est celui des objets crées par la

firme transnationale Apple Inc., qui fonctionne comme le paradigme idéal du déploiement de la

philosophie de Simondon dans ce qu'elle critique. Pour le comprendre, nous allons retracer quelques

éléments d'histoire concernant Apple Inc. La renommée de cette firme fut d'abord liée à la qualité de

son matériel professionnel quant à la production artistique : la production de musique a longtemps

été dominée par les logiciels proposés par Apple, et une grande partie des sociétés de

postproduction de l'industrie vidéo ne s'est longtemps que servie du logiciel par et pour Apple qu'est

Final Cut (racheté par l'entreprise en 1998). Son succès est dû à ce que le logiciel est accompagné

par une normalisation du système de multiplexage FireWire, une interface créée par Apple Inc. dans

les années 1980. Ce système fournit une bande passante large qui permet de ce fait la circulation de

quantités d'informations différentes – notamment concernant le mode de leur transmission. C'est

alors une innovation majeure dans le traitement vidéo puisqu'elle permit de réduire

considérablement la perte d'information dans la circulation et le traitement des données vidéo. Un

tel succès a d'ailleurs eu son effet psychosocial (le terme de 'Final Cut', en ce qu'il est le nom du

logiciel mais aussi d'une décision vis-à-vis de la forme finale du film (postproduction) et qu'il est

rattaché à des notions juridiques relatives aux droits d'auteurs, mériterait lui aussi son analyse

psychosociale), dans la mesure où Apple Inc. est alors devenue une référence, une image de

marque, qui persiste encore de nos jours, en 2016, notamment dans l'industrie musicale – alors

même que depuis Final Cut Pro X, les monteurs professionnels déçus de cette nouvelle version ont

eu tendance à se rediriger vers des logiciels tels qu'Adobe Premiere Pro (et toute la suite Adobe) ou

Sony Vegas Pro : la firme a perdu son monopole depuis Final Cut Pro X, sorti en 2011, c'est-à-dire

dans une concomitance avec le développement de la stratégie et du marché de l'iPhone. Ce point de

vue historique nous permet donc de montrer que les dynamiques économiques, techniques et

psychosociales sont intriquées.

Toutefois, là où tous ces objets sont intéressants, c'est dans la mesure où les ordinateurs

Apple et, aujourd'hui les iPhones, sont chacun des machines archétypales de ce que Simondon

entend par l'objet technique fermé : on ne rentre pas dans un Mac ; chaque génération de iPod

sortie, jusqu'à l'iPod Touch inclus, ne permettent pas d'accéder à l'objet ; il en va de même pour les

iPhones. La privation de l'accès à la technicité de l'objet technique mis sur le marché le transforme

89 ST, p. 61.

54

bel et bien en esclave de son utilisateur, qui n'a accès qu'aux services que le produit propose, ce que

Simondon résume par l'énoncé suivant : « on ne cherche pas à comprendre le langage de l'esclave,

mais seulement à obtenir de lui un service déterminé »90. Or Apple Inc. permet de pousser cette

dynamique à son paroxysme, puisque la mise en place par la causalité cumulative d'une aliénation

structurelle91 est elle aussi exemplifiée par cela, à la fois parce que la logique de consommation

mise en œuvre par Apple n'empêche pas, voire encourage le non-respect de l'objet technique : si un

utilisateur casse son iPhone âgé d'un an, c'est presque une bonne nouvelle, puisque le prochain

modèle, dont les modifications sont principalement des modifications légères de design, ou

d'interface avec l'utilisateur, – et ne sont donc pas proprement techniques, est disponible dans les

rayons de tous vendeur de téléphone portable. Cela l'exemplifie également dans la mesure ou

posséder un iPhone est actuellement, sinon une prise de position politique, au moins un phanère

social, signe d'appartenance, ou d'aspiration, positionnement par rapport à une classe sociale

moyenne – haute. Dans notre cas les logiques économiques et sociales ont pris le pas sur la seule

technique particulièrement à partir du moment où les iPhones ont été mis sur le marché.

Par opposition, des machines de type PC se rapprochent davantage de ce que Simondon

propose, dans le sens où la structure du PC assure la cohérence interne du PC dans son

fonctionnement tout en garantissant l'accès de l'utilisateur à l'intérieur de la machine, où chaque

composant est bien détachable et peut donc en tant que tel être détaché, réparé isolément, remplacé

isolément, à la fois en tant qu'objet de série, mais aussi en les remplaçant par des composants

améliorés : un utilisateur de PC a accès à son circuit imprimé, est en mesure de changer la carte

graphique de son appareil, son ventilateur et les autres parties qui le composent. Il y a donc

maintenue ensemble dans cet objet une cohérence interne de la machine, au sein de laquelle

l'ouverture est maintenue, qui permet l'intervention sur l'objet : sa réparation, son adaptation, son

amélioration. Il possède donc une durée de vie plus longue et une capacité de développement de sa

technicité propre. C'est notamment la raison pour laquelle, majoritairement, les informaticiens où

les gamers aguerris privilégient ce type de machine à des machines fabriquées par Apple Inc.. Le

seul endroit où les deux types de machines n'ont pas atteint leur perfection, c'est en tant qu'objets de

réseau, dans la mesure où, de manière générale - mais c'est particulièrement vrai en ce qui concerne

90 ST, p. 66.91 ST, p. 66.

55

le milieu du jeu vidéo (sur ordinateurs92 et sur consoles93) – les ordinateurs, les consoles et

l'Internet94 sont extrêmement énergivores. De sorte que la catégorie extrêmement vaste d'objets

techniques de communication (ICT, Information-Communications-Technologies), en tant qu'objets

de réseau, est encore mal inséré dans le monde, puisqu'il endommage la nature, autrement dit son

milieu d'existence (le milieu technique a bien lieu sur la planète Terre) et sa source d'énergie.

Il s'agit ici non plus d'aborder la question de la fermeture de l'objet, mais du niveau à

partir duquel nous pensons la cohérence interne de l'objet. La cohérence interne d'un objet est le fait

qu'il soit en mesure d'entrer dans un régime de causalité récurrente, c'est-à-dire qu'il est constitué de

telle manière que l'unité qu'il forme en tant qu'objet est produite par la communication de chacune

de ses parties entre elles, ce que nous avons expliqué lors de l'exemple des vélos. Or, si l'on peut

considérer la cohérence interne d'un vélo en tant qu'individu technique, il est aussi possible de la

considérer en tant qu'objet de réseau, c'est-à-dire en tant qu'il forme un ensemble technique : il s'agit

de considérer la cohérence interne de l'ensemble route-vélo-coureur (dans le cadre d'un vélo de

route), d'où il résulte que le vélo de route est un objet technique qui implique aussi toute la

technologie et les tracés routiers (incluant code de la route et histoire du tracé de ces réseaux,

politique et économie en tant que ce sont les mairies sont en charge des réseaux routiers), ainsi que

des conditions historiques et socio-économiques qui permettent à des personnes de s'intéresser au

vélo de route (existence de l'objet), qu'ils aient les moyens de s'en procurer (réseau de fabrication et

de distribution), et qu'ils aient le temps de le pratiquer à en faire leur métier (division sociale du

travail, professionnalisation du sport). Il en va de même concernant les ordinateurs, en tant qu'objet

de réseaux : l'ordinateur en tant que simple machine de code dépend du réseau électrique, et de tous

les réseaux qui interviennent dans son processus de production. A ces premiers réseaux, s'ajoutent

les réseaux d'Internet, qui dépendent de systèmes de câblage pour l'acheminement de la connexion,

et donc d'un système de fournisseurs de connexion Internet, puis les moteurs de recherche eux-

mêmes, qui nécessitent des fermes de serveurs considérables – c'est par exemple le cas de Google,

92 http://evanmills.lbl.gov/pubs/pdf/Taming-the-Energy-Use-of-Gaming-Computers.pdf – sur la consommation d'électricité des PC de gamers (ne sont pas en question les joueurs.ses occasionnel.le.s, mais celleux qui aménagent et élaborent une construction technique complexe permettant les performances maximales des machines et donc une immersion plus importante dans l'univers du jeu – nous le précisons car il ne s'agit donc pas seulement d'une relationd'usage, : elle implique aussi une connaissance technique informatique.)

93 http://otakugame.fr/wp-content/uploads/2014/05/video-game-consoles-IP.pdf – une étude sur la consommation d'électricité des consoles de salon.

94 http://www.tech-pundit.com/wp-content/uploads/2013/07/Cloud_Begins_With_Coal.pdf – une étude (sponsorisée) de 2013 sur les besoins en électricité de l'internet, le charbon étant la source d'énergie principalement utilisée (les sponsors pour le « charbon propre » y assignent donc les prédictions qui le rendent nécessaire – mais le bilan fait du présent reste tout à fait pertinent).

56

qui posséderait en 2011 un parc de 900 000 serveurs95, avec pour conséquence une consommation

massive d'énergie (1,7 million de tonnes de CO2 en 201196). De sorte que, nous pouvons dire que la

cohérence interne de l'ordinateur en tant qu'objet de réseau n'est pas encore atteinte, parce que

l'énergie que ce réseau demande fait de cet ensemble technique un ensemble auto-destructif C'est

dans Art et Nature que Simondon écrit : « avec la multiplication des hommes à la surface de la Terre

et l'extension de leur habitat, ainsi que le développement de l'industrie, le couplage se fait de plus en

plus serré ; actuellement, le destin de la nature dépend étroitement de la tournure que prendront les

civilisations humaines ; il y a communauté de destin. »97. Cette communauté de destins entre les

humains et la nature fait qu'ils doivent être considérés comme un système, dont les techniques font

partie. C'est ainsi qu'il est possible de saisir que les ordinateurs où les consoles de jeux considérés

comme des objets de réseaux sont mal insérés l'écosystème de la Terre en tant qu'il est l'une de ses

parties. Le degré de cohérence interne des techniques est alors à considérer depuis un point de vue

maximal, à savoir celui de son insertion dans le monde qui ne participerait pas à sa dégradation.

C'est donc pour proposer une résolution des problèmes posés par la fermeture et par les

différents niveaux de cohérence interne à partir desquels il est possible de penser les objets

techniques que Simondon fait intervenir la connaissance technique. Elle est en effet cruciale, en tant

que là où une machine comme un PC qui, semble-t-il, paraît être un objet technique achevé en tant

qu'individu, ne l'est peut-être pas tant en tant qu'objet de réseau. L'acquisition d'une connaissance

technique permettrait d'avoir une approche compréhensive de la technicité des réseaux et des

éléments, notamment parce que les éléments techniques sont un donné commun des objets

techniques qui, considérées sur le seul plan humain de l'usage, ne possèdent rien de commun, mais

aussi parce que le niveau des ensembles, des réseaux, articule aussi des niveaux et des types de

technicités différentes, qui passent sans cesse les uns dans les autres. Par exemple, une réplique

d'Airsoft n'a rien à voir avec l'ouverture de la porte d'un bus sur le plan de l'usage, pourtant tous

deux fonctionnent grâce à un dispositif pneumatique : dans l'Airsoft, il permet la propulsion des

munitions par air comprimé, et dans les bus, il permet d'actionner l'ouverture ou la fermeture des

portes.

La connaissance des techniques et de leur histoire permet de saisir ces articulations, et

donc de saisir les réseaux dans leur interconnexion – la connaissance technique mise en avant par

95 A savoir que ces données sont floues et bien gardées par les entreprises. http://www.nextinpact.com/archive/64902-google-nombre-consommation-electrique-serveurs-data-centers.htm

96 http://www.connaissancedesenergies.org/au-coeur-des-data-centers-de-google-130111

97 ST, p. 197-198.

57

Simondon s'accompagne donc aussi d'une connaissance géographique. Marx l'avait entrevu, la

connaissance technique (ici, d'une opération), lorsqu'elle passe dans la machine, asservit l'être

humain qui la possédait autrefois, que ce soit parce qu'il assure une tâche de définie au sein du

processus de production dans le cadre d'une division technique du travail, de sorte que dans la

production (si l'on considère l'industrie à partir d'un modèle économique, c'est-à-dire à la fois final

et mathématique), dans la production d'un quelconque objet, la place de chaque individu est divisée

parmi les autres opérateurs de la production. De la même manière si l'ouvrier ne fait qu'entretenir la

machine qui produit à sa place, alors il n'est utile qu'au deuxième degré. Marx considère la machine

en tant qu'elle est un capital fixe : il distingue en effet le capital qui circule, et qui consiste par

exemple dans les marchandises, ou les circulations d'argent entre les capitalistes ; du capital fixe,

qui est ici constitué par les moyens de productions (machines) possédées par le capitaliste :

« Dans la machine, le travail objectifié se confronte au travail humain (living labour) dans le

procès de travail lui-même comme le pouvoir qui le commande ; un pouvoir qui, en tant qu'il est

l'appropriation de travail humain (living labour), est de la forme capital. La transformation des moyens de

production en machines, et du travail humain (living labour) en un simple accessoire vivant de ces machines,

en tant que les moyens de son action, postule l'absorption de ce procès de travail, dans son caractère matériel,

comme un simple moment du processus de réalisation du capital. »98.

C'est en tant que le travail humain est une partie du travail mécanisé que le travail

objectifié domine le processus : la machine est un capital parce qu'elle est du travail accumulé,

travail qui n'est pas dans l'ouvrier dans la mesure ou l'ouvrier est produit comme une force de travail

vivante. Or cette force de travail vivante, au moment ou la machine est introduite, perd sa qualité de

travail accumulé en perdant sa compétence : un artisan qui doit s'assurer de tout le processus de la

production d'un objet est confronté à des opérations différentes dans le processus de production, qui

font appel à des compétences différentes. Au contraire, au moment où la machine est introduite, il

n'est plus attendu de l'ouvrier qu'il possède une compétence relative à l'objet produit : division

technique du travail (pour chaque objet, une personne exécute une seule opération du processus de

production) et mécanisation font de la vie un accessoire, une partie du processus plutôt que ce vers

quoi le processus devrait tendre. La vie n'est plus qu'un moment dans la production du capital,

tandis que les moyens de production devraient être dirigés vers la production de la vie : c'est ce

retournement qui produit de l'aliénation dans la machine. Le problème est un problème de

98 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 693.

58

répercussion : dans le système capitaliste, l'ouvrier est produit comme ouvrier par le capital : sa

valeur réside dans sa force de travail, c'est elle qui justifie son salaire, qui est la somme nécessaire à

la perpétuation de sa vie : « les besoins de l'ouvrier ne sont donc pour l'économie que le besoin de

l'entretenir pendant le travail et seulement dans le but d'empêcher que la race des ouvriers ne

s'éteigne »99. Sauf qu'à mesure que la production est mécanisée, en même temps le temps de sur-

travail peut être étendu, et en même temps, les compétences de l'ouvrier n'étant plus requises dans la

mesure où il n'a plus qu'à exécuter le même geste indéfiniment, perd à son tour en valeur. Cela

signifie que Marx pense l'arrivée de la machine comme étant l'occasion d'un transfert de

compétences sur le mode de l'appropriation : ce que la machine s'approprie dans ces conditions,

c'est du temps de travail de l'ouvrier, qui produit surtout du temps de sur-travail, mais c'est aussi le

travail lui même en tant qu'activité humaine : « l'accumulation de savoir et de compétence, des

forces de production générales du cerveau social (social brain), est donc absorbée dans le capital,

par opposition au travail, de sorte qu'il apparaît comme un attribut du capital, et plus précisément du

capital fixe, en tant qu'il intègre le processus de production comme un moyen de production

proprement dit. »100.

L'acquisition d'une connaissance technique permettrait donc de restituer à l'ouvrier la

connaissance dont la machine l'a privé en la fixant en elle-même en tant que capital, mais elle

permettrait aussi et surtout d'aborder la production à partir de schèmes de pensée techniques et non

plus seulement économiques – il est d'ailleurs possible de rendre compte de ce que Marx n'a pas

développé sur la connaissance technique précisément parce que sa préoccupation était avant tout

économique et sociale du point de vue de la théorie, et politique du point de vue de l'ambition du

projet marxien. Trois catégories, dont aucune n'est technique. Toutefois, si Marx n'a pas développé

davantage la question technique, c'est aussi parce qu' au vu de ce que nous avons dit précédemment,

une connaissance technique serait insuffisante pour porter une révolution marxienne. En effet,

connaître les machines et ce qui s'y passe, si cela permettrait de solidariser l'ouvrier et la machine,

cela ne permet pas en revanche de porter une révolution politique, dans la mesure où chez Marx la

cause principale d'aliénation et d'asservissement n'est pas d'abord technique, mais elle est d'abord

économique et politique : la machine ne peut cesser d'être aliénante qu'en sortant des dynamiques

capitalistes qui structurent son emploi, c'est-à-dire avec la sortie de la lutte des classes et l'abolition

du rapport de propriété, avec les conséquences que nous avons énoncé au cours du paragraphe

99 Marx, Manuscrits de 1844, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 126.100 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 694.

59

précédent.

Le développement sur l'Information-Communication-Technologies (ICT) et le cours du

chapitre nous permettent alors de comprendre premièrement, que l'aliénation est placée, dans notre

étude, comme pivot comparatif des deux penseurs, en tant que la théorie de l'aliénation de chacun

cristallise une série de divergences, et une série de convergences dont les localisations différentes

sont fondamentales. Marx et Simondon convergent en tant qu'ils pensent l'aliénation comme un

réseau d'aliénation, au sein duquel la technique occupe un rôle prépondérant ; ils divergent toutefois

en ce qu'ils ne lui attribuent pas le même rôle. Chez Marx, l'aliénation est d'abord celle du capital,

qui passe par les machines et la technique conçue comme l'ensemble des moyens de production, du

capitaliste vers le prolétaire. Chez Simondon, l'aliénation provient directement d'un rapport

inadéquat à la technique qui n'est pas directement un rapport de classe ni un modèle social : l'enjeu

n'est pas tant un rapport de société que la question du rapport entre les humains et le monde. Cette

divergence repose notamment sur une différence dans l'approche qu'ils ont chacun de la technique,

en ce que Simondon s'emploie à penser la technicité en dehors de la seule relation d'usage, tandis

que Marx la considère à partir de la relation d'usage, en tant que moyen de production de la vie

matérielle des individus et sociétés. De sorte que Simondon expose l'importance décisive de la

connaissance technique dans les sociétés: il s'agit, par la connaissance, de sortir de la seule relation

d'usage, qui est selon Simondon une relation inessentielle, une relation qui est une « catégorie

économique » et un « niveau de perfection » plutôt qu'un « schème de fonctionnement »101. Car la

connaissance technique est pour Simondon ce qui permettrait de restaurer non seulement le lien qui

existe entre le producteur de l'objet et son utilisateur, mais aussi entre le producteur et l'objet et

entre l'utilisateur et l'objet. L'acquisition de connaissances techniques permet de sortir d'une relation

de dépendance de l'utilisateur au savoir du producteur, comme Simondon l'indique dans son essai

sur 'l'Effet de halo en matière technique'102 : « [il y a une] dépendance de l'utilisateur par rapport au

producteur qui fait du producteur l'éducateur […] ce dernier entre ainsi dans une relation

asymétrique où il est le néophyte, tandis que le producteur est l'initié qui accepte de dévoiler une

partie de son savoir – une partie seulement – car l'utilisateur restera un profane ». Ce passage

permet de souligner qu'une telle relation repose d'abord sur une certaine ignorance du néophyte,

mais aussi sur le fait qu'un acheteur établit avec son objet une relation de participation (là où Marx

pense en termes d'appropriation). Participation, c'est-à-dire relation horizontale de communication,

101 ST, p. 374.102 ST p. 281.

60

d'où la nécessité d'un code, c'est-à-dire un « système de symboles permettant de représenter une

information dans un domaine technique » 103, qui permette à l'être humain et à l'objet technique de

communiquer. Mais il s'agit également d'un code bien plus essentiel, qui est le code de l'humain à la

nature : les humains entrent en rapport au monde, créent une communication entre eux et le monde

par les techniques qui fonctionnent alors comme un code.

Cela constitue à nouveau une prise de position contre la technocratie, toutefois, cela va

plus loin, parce que la technique est ce qui met en lien l'humain et la nature dans un système. A

partir d'une idée commune, ébauchée par Marx sans qu'elle ne fasse l'objet d'un développement

approfondi, et développée à fond par Simondon, nous avons donc affaire ici à la fondation d'une

divergence tenace et fondamentale, qui implique, en réalité, la mobilisation de métaphysiques

opposées.

103 http://www.cnrtl.fr/lexicographie/code

61

CHAPITRE 3 : LA POLITIQUE DANS LA METAPHYSIQUE

1. Pensées du temps et ontologies sociales.

Nous avons montré que Simondon et Marx se rejoignent quand ils soutiennent que

l'individu est produit. Toutefois, nous allons maintenant essayer de montrer que cette convergence

repose sur des dispositifs métaphysiques différents pour chacun. En effet, nous l'avons dit, Marx

proposerait une métaphysique au futur antérieur. Nous entendons par là que la nature humaine serait

définie comme un rapport adéquat (c'est-à-dire qui n'est plus aliéné ni aliénant) des humains entre

eux. Cette nature existerait toujours théoriquement, elle préexisterait par conséquent à tous les

rapports humains sociaux développés dans l'histoire. Cette nature humaine serait alors une

tendance, dans le sens où la nature humaine serait à atteindre, de façon inédite, mais qu'elle

préexisterait déjà en tant que nature. Cette métaphysique et le projet politique marxien fonctionnent

ensemble, dans la mesure où le projet politique de Marx repose sur un édifice dialectique. Cela

signifie que la nature humaine est atteinte à l'issue de ce processus, dont la dernière étape est un

mouvement d'Aufhebung, de dépassement : il définit l'avènement de l'humain en tant qu'« être

générique », où chacun organise ses « forces propres comme forces sociales104». Ce dépassement a

lieu comme une subsomption, concept qui « décrit le rapport d'un énoncé universel aux faits

particuliers qu'il recouvre », et qui chez Marx « décrit le conditionnement du comportement

individuel par les rapports sociaux. »105. En ce sens, le rapport de subsomption inscrit Marx dans

l'hylémorphisme, compris comme une méthode théorique qui étudie le rapport des choses comme

un rapport entre la matière et l'idée. L'hylémorphisme de Marx est celui d'après lequel « le groupe

[donne] forme aux individus qui le composent »106. Or cette définition correspond à l'approche

marxienne qui considère les individus comme produits par la société dont ils font partie, et les

104 La question juive, in Philosophie, p. 79.105 Renault, Vocabulaire de Marx,Paris, Ellipses, 2015, p. 52.106 Debaise, Le langage de l'individuation, Multitudes 2004/4 (n°18), p. 101-106.

62

rapports sociaux que la société produit en tant que société matérielle (rapports de classe, division du

travail qui façonne les corps..). Le couple hylémorphisme et dialectique propose donc une pensée

du retour : il s'agit de retourner à la nature humaine réalisée dans le monde par l'aboutissement d'un

processus dialectique : l'exigence d'absolu chez Marx passe par l'individu générique que nous avons

mentionné.

Or Simondon se distingue de Marx, dans la mesure où il s'oppose à ce modèle

hylémorphique, et se départit aussi du modèle éternitaire. En effet, il s'emploie à récuser le schème

hylémorphique, définit comme principe général d'organisation, forme générale, ayant non

seulement une organisation interne, mais aussi une action organisatrice structurante107. Il récuse ce

principe en tant qu'il est inadéquat pour penser la technique en tant qu'expérience de la prise de

forme108. Deuxièmement, Simondon se départit du modèle éternitaire, c'est-à-dire qu'il ne fait plus

de l'éternité ni de l'exigence d'absolu le fondement d'une tendance universelle, mais propose de

penser ces éternités et exigences d'absolu comme ne constituant que des principes méthodologiques,

des modes de pensée. C'est l'objet de toute la troisième partie de MEOT, dans lequel Simondon

définit notamment le religieux comme « [universalisant] la fonction de totalité », et par là même,

« [il] apporte un principe de référence à la totalité »109. Cette aspiration à l'unité procède du

dédoublement de l'unité magique primitive en technique et religion. L'unité magique est définie

comme un rapport de rattachement immédiat entre l'humain et le monde. Elle se dédouble en

technique et en religion, qui correspondent respectivement à une préoccupation du particulier, et à

une exigence d'absolu. Toutefois, Simondon ne tombe pas dans une ontologie du retour : l'unité

magique, qu'il définit comme un rapport de rattachement immédiat entre l'humain et le monde, est

hors d'atteinte, il ne s'agit pas d'y retourner. Il s'agit plutôt d'établir une communication entre ces

deux branches, qui crée une nouvelle unité, analogue à l'unité magique. Ce rapport est nommé

transductif par Simondon, ou la transduction est le fait de rendre commensurables deux ordres de

réalité, c'est-à-dire de leur trouver un langage commun.

De sorte qu'il ne reste plus qu'une pensée de la création, de l'invention : il s'agit bien de

recréer un rapport de communication des humains entre eux et entre les humains et la nature, tel que

ce rapport recrée l'unité présente dans l'unité magique, mais sans reproduire l'unité magique elle-

même. Le passé intervient sur un mode qui n'est plus celui de la nostalgie – il s'agit de connaître le

107 http://www.cnrtl.fr/lexicographie/sch%C3%A8me108 MEOT, p. 237.109 MEOT, p. 239 ; 240.

63

passé, parce que l'on est constamment dans le devenir. C'est la raison pour laquelle l'unité magique

ne peut qu'être recréée sur un autre mode qu'elle même, par la pensée esthétique ou philosophique et

dans l'établissement d'un nouveau plan, sur un mode transductif : l'unité constituée n'est alors pas

identique, mais analogue en sa qualité d'unité à l'unité magique, en tant que la dernière est un état de

médiation entre l'homme et le monde, où l'homme est « immédiatement rattaché au monde », via

des points-clefs qui sont des « points de contact et de réalité mixte, mutuelle, des lieux d'échange et

de communication parce qu'ils sont faits d'un nœud entre les deux réalités. »110. L'image du nœud est

intéressante puisqu'il s'agit bien de produire de la communication entre deux cordes différentes de

telle sorte que les forces se transmettent et se répartissent dans le nœud et les cordes. Le nœud est la

création d'un type d'espace de pure communication, d'un milieu « nœud ».

Il s'agit pour nous d'essayer de mettre en évidence l'importance de l'objet technique en tant

que médiateur entre l'humain et le monde. Comme nous venons de le dire, l''unité magique est

abandonnée, et le niveau transductif, par lequel une unité analogue porte en elle la possibilité de sa

formation, est visible au travers de la notion de code, que nous avons mentionnée plus haut. La

transduction est un concept de transfert par propagation et de production de l'information qui va de

proche en proche ; c'est une fonction de réticulation par structuration de place en place. La

transduction permet de penser la constitution d'une unité analogue à l'unité magique en tant qu'il

s'agit de produire de la communication entre les mondes générés par des structures en produisant

des nouvelles structures et formes. Or, l'objet technique chez Simondon est le médiateur entre

l'homme et le monde, il produit des régimes de communication entre l'un et l'autre : la technicité est

« dépositaire d'un pouvoir évolutif, précisément parce qu'elle possède comme solution d'un premier

problème le pouvoir d'être une médiation entre l'homme et le monde. »111. Cette médiation est à la

fois produite par la technicité, mais elle est aussi à la responsabilité de l'être humain, au nom de sa

conscience du temps ; la machine ne vit pas, mais elle porte en elle des médiations et des

informations, un système de virtualités qu'il incombe aux humains de penser pour les machines, qui

ne pensent pas, dans le sens où elles sont pleinement dans l'actuel. La virtualité est à la charge des

humains : « la vie technique ne consiste pas à diriger les machines, mais à exister au même niveau

qu'elles, comme être assumant la relation entre elles, pouvant être couplé, simultanément ou

successivement, à plusieurs machines. »112. Il s'agit donc de comprendre la technicité est effectuée à

110 MEOT, p. 229.

111 MEOT, p. 217.112 MEOT, p. 175.

64

la fois entre la machine et tout objet technique, mais aussi dans les machines mêmes en tant que

système de relations, processus d'information – or ces systèmes de relations sont simultanément

ceux qui ont lieu entre les humains et le monde – et par extension entre les humains et d'autres

humains. Cette approche permet à Simondon d'échapper à l'idée de Marx que la socialisation a lieu

derrière le dos des individus, en tant que c'est le système capitaliste qui produit la société dans

laquelle sont les individus et ouvriers, et que ces derniers sont étrangers au capital, comme le

rappelle Gould : « Le capitalisme produit ce type de socialité par l'accroissement de la division du

travail, des échanges et, plus tard, par les machines ; mais cette socialité s'effectue dans le dos des

individus, comme le dit Marx. » 113. Gould fait ici écho à une phrase du Capital, au cours d'un

passage où Marx soutient que la division technique du travail, qui déstructure le travail complexe en

travail simple, est décidée et mise en place à l'insu des ouvriers. En tant que telle, la division

technique du travail s'intègre aux dispositifs de domination de la classe prolétaire mis en place par

les capitalistes : « Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont

réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent dans la société à l'insu des

producteurs, et leur paraissent des conventions traditionnelles. »114. Gould reprend donc l'expression

et la généralise. Et Simondon, en plaçant les humains parmi les machines dans une relation

horizontale (« au même niveau qu'elles ») et transductive, permet d'éviter cette situation où le

prolétariat serait totalement passif et soumis à sa condition d'asservi – en tant qu'il est défini comme

produit par la société capitaliste en tant que dispositif de domination, en réaffirmant la solidité du

lien de participation qui existe entre les humains et les machines.

D'où l'importance de l'idée de code. Car chez Simondon, la machine accomplit une opération

que l'humain a à charge d'interpréter. Ainsi, Simondon écrit que la machine traite des formes que

l'humain doit interpréter en tant qu'information115. C'est ce rôle de convertisseurs, d’interprètes, qui

permet à Simondon de dire que les « humains sont essentiellement des transducteurs. »116. La

position de transducteurs se distingue de celle de surveillant présente chez Marx. En effet, chez lui

ce moment où les ouvriers disparaissent au profit des surveillants et des régulateurs correspond au

moment où les humains et les machines intègrent en elles une nature maîtrisée117. De sorte que l'on

113 Gould, Marx's Social Ontology, p. 23.114 Marx, Capital, Livre premier, Paris, Éditions Sociales, 1967, p. 60.115 MEOT, p.109-191.

116 MEOT, p. 198.117 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973, p. 705 : « No longer does the worker insert a modified

natural thing as middle link between the object and himslef ; rather, he inserts the process of nature, transformed intoan industrial process, as a means between himself and inorganic nature, mastering it. »Le travailleur ne prend plus place entre une nature modifiée et un moyen-terme entre l'objet et lui-même. Il prend plutôt place dans le procès de la nature, transformé en procès industriel, comme un moyen entre lui-même et la

65

ne sorte pas d'un régime de rapport à la nature basé sur un idéal de maîtrise, idéal qui distingue

radicalement Marx de Simondon, dans la mesure où Simondon soutient à l'inverse que « l'homme

n'est pas maître de la nature »118. En revanche, ce que Simondon soutient en écrivant que les

humains sont des transducteurs, c'est que les humains sont partie intégrante, voire condition de

possibilité d'un ensemble technique. Les virtualités et potentiels contenus dans la technique ne sont

saisissables que par des humains, tout comme leur signification. Dans la mesure alors où les objets

techniques son porteurs d'une éthique de l'ordre du gai savoir, ce qu'indique Simondon dans la

conclusion de ses Trois perspectives pour une réflexion sur l'éthique et la technique119 ; ce type de

signification relatif aux schèmes de fonctionnement des techniques ne peut être saisi et articulé au

reste du milieu technique que par l'humain qui saisit ces significations en comprenant la machine.

De sorte que Simondon se rend capable d'émettre des jugements à valeur éthique sur certains

procédés tels que la fission nucléaire120, par rapport à la fusion nucléaire, par le seul examen de la

technicité qu'ils engagent : c'est la démonstration de la saisie de la signification d'une technique,

c'est-à-dire de l'orientation qu'elle propose dans les virtualités et informations qu'elles portent, et son

insertion dans un certain réseau. L'enjeu est de taille puisqu'il n'est autre que celui de la

conservation d'un lien de compréhension avec le monde dans lequel chacun évolue, par lequel il est

constitué et qu'il contribue à constituer.

C'est donc le rapport des deux penseurs au temps qui les éloigne : d'une certaine manière,

Marx se distingue de Simondon dans la mesure où Marx retravaille de Hegel tandis que Simondon

retravaille Kant, notamment par la Troisième Critique ; de façon symétrique à la distinction opérée

par Gérard Lebrun dans Kant et la fin de la métaphysique121, entre découvrir et trouver. Lebrun

définit en effet le découvrir à la manière des Grecs, c'est à dire dans un rapport avec ce qui existe

déjà. Par opposition, trouver consiste bien dans l'invention d'un nouveau plan de réalité, pleinement

inédit sans référent à un élément antécédent préexistant. Marx ne sort pas du découvrir, tandis que

Simondon est pleinement dans le trouver. De la même manière, l'extension de l'approche mécaniste

à toute la réalité par Marx génère un rapport essentiellement spatial à la temporalité. Au contraire,

Simondon se rapproche de Kant dans la mesure où il redonne aussi sa place à la temporalité dans

tout ce qu'elle peut contenir d'indétermination et de diversité. C'est l'humain qui est à la charge du

nature inorganique, qu'il maîtrise.118 ST, p. 200.119 ST, p. 351.120 Simondon, Trois perspectives pour une réflexion sur l'éthique et la technique, in ST, p. 337-340.121 Kant et la fin de la métaphysique, Librairie Armand Colin, Paris, 1970, p. 406.

66

temps, mais il ne l'est pas de la même façon que Marx, pour qui c'est le travail qui crée le temps, les

travailleurs et la production agencent les temps de chacun. Gould consacre à la création du temps

chez Marx une partie de son ouvrage122, et montre que le travail en tant qu'activité apporte le temps

en lui apportant une unité de mesure, une structure. Par exemple, c'est l'apparition de l'agriculture

qui détermine la sélection des saisons comme unité de mesure du temps.

Ainsi, Marx pense la réalité économique dans une dialectique des temps (« l’Économie du

temps, à laquelle toutes les économies finissent par se réduire. »123) : chacun produit quelque chose

et il produit cette chose parce que quelqu'un d'autre n'a pas le temps de la produire, et ainsi de suite.

C'est également dans cette dialectiques des temps que se constitue la société, puisqu'elle crée entre

chaque individus une sorte de solidarité temporelle dans la production du présent. Solidarité

temporelle que le capitalisme, en tant que surproducteur, dissout – ici, on se rapproche de l'idée

simondonienne de virtualisation. Pour Simondon, ce n'est pas le travail qui structure le temps, c'est

la technique, en tant que les techniques produisent de la stabilité en délimitant des espaces de

communication entre l'humain et le monde. C'est très net dans son essai Naissance de la

technologie, dans lequel il développe ce qui différencie les techniques pré-agricoles et pré-

machiniques de l'agriculture et des machines :les premières dépendent essentiellement de « la

nature qui fait la loi »124, du « kairos »125. Le rapport au temps est donc un rapport structuré d'abord

par la nature (« c'est la nature et non l'homme qui produit »126. Lorsque ce que Simondon appelle la

fermeture a lieu, c'est-à-dire lorsque les techniques sont suffisantes pour la constitution d'un milieu,

ce qui est créé est un espace d'échange : les techniques sont la délimitation d'un espace de vie,

d'échange entre l'humain et la nature. Le « fond continu amplifiant de nature » est encodé dans un

espace technique qui permet à l'humain et à son travail, encodés tour à tour, de correspondre, d'être

parallèles et contemporains l'un de l'autre, dans une relation de compréhension mutuelle par le code

établi127. Par opposition, chez Marx l'affirmation de l'humain « en tant qu'être générique » ne passe

pas par la communication dans un code mais par un rapport de production, où l'humain produit sa

réalité objective ; le rapport de l'humain à la nature est un rapport de production plutôt que de

122 Gould, Marx's social ontology, p. 56-68123 Marx, Grundrisse, New York, Random House Inc, 1973., p. 173.124 ST, p.168.125 ST, p. 166.126 ST, p. 166.127ST, p. 166-167, et surtout p. 169 : « C'est grâce à cette stabilisation qu'un code peut s'appliquer, car le code implique

répétition, itération, prévisibilité ; et en même temps le code est nécessaire pour que cette stabilité soit possible, car il établit la possibilité de communication constante entre deux réalités en symbiose, l'espèce domestiquée ou cultivée, et l'homme qui l'assiste et l'exploite, en prévoyant son développement, ses besoins ; ce n'est plus la nature seule qui fait la loi ; homme et nature domestiquée trouvent un code commun et une vie régulière. »

67

communication : « c'est précisément en façonnant le monde objectif que l'homme s'affirme

réellement comme un être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette

production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité »128.

Ainsi, chez Simondon, cette introduction dans le monde de stabilité, qui est selon lui le

propre de la machine, est aussi l'introduction d'un régime de temporalité particulier, où l'aléatoire, le

hasard pur, et l'identité parfaite font place à l'information, dans le sens où l'on introduit dans le

monde des modèles de régularité, qui permettent alors de penser le devenir au nom de la dimension

évolutive portée par les techniques : « [la technicité] est dépositaire d'un pouvoir évolutif,

précisément parce qu'elle possède comme solution d'un premier problème le pouvoir d'être une

médiation entre l'homme et le monde »129. Il y a donc un rapport important entre temporalité et

information : l'information en tant que variation, c'est-à-dire en tant qu'elle est à mis chemin entre

l'aléatoire et la stéréotypie, est productrice de temps, de durée, en produisant de la régularité.

De sorte que lorsque Simondon se distingue de Marx, qui pose une nature humaine, et qui

pense sa réalisation dans l'histoire en tant qu'elle progresse dialectiquement : il modifie son enjeu.

En effet, l'enjeu devient seulement celui de la création, mais c'est une création pensée dans une

densité temporelle, dans laquelle intervient l'histoire et, dans les sociétés industrielles, la mémoire,

qui introduisent dans la répétition (qui n'est pas la régularité absolue) de la stabilité qui permet et

préserve en même temps l'ouverture (tandis que la régularité absolue serait fermeture), et donc de

penser le devenir, c'est à dire l'évolution des techniques et des humains couplés dans leur milieu. Le

passé intervient dans les objets techniques dans la mesure où ils retiennent les informations :

exemple, la Pascaline, que l'on retrouve dans La Philosophie de Simondon130. La Pascaline est une

machine à calculer inventée par Blaise Pascal, au milieu du XVIIe siècle, qui par un système de

poids (appelé le sautoir), permet à une machine à calculer de reporter les dizaines d'une roue à

l'autre, autrement dit, de conserver un élément de temps dans une configuration de matière.

Simondon quant à lui aborde cette question à partir de l'exemple de la caméra, qui stocke ce que la

mémoire humaine retraduira ensuite en lui attribuant signification131. La machine procède par

formes et produit des informations. Les êtres humains ont à charge de ressaisir ces informations, et

les formes qui les ont produites : si le temps est crée, ce n'est pas tant dans le travail (ceci est

valable pour les sociétés industrielles et post-industrielles) qui produit le temps (la position de

Marx), mais dans les machines en tant qu'elles produisent de l'information, c'est-à-dire de la

128 Marx, Manuscrits de 1844, Paris, GF Flammarion, 1996, p.116.129 MEOT, p. 217.130 Chabot, La philosophie de Simondon, p. 62.131 MEOT, p. 169-170.

68

différence dans la reproduction de formes. Simondon expose cette idée dans le MEOT : « La

machine ne peut conserver les formes, mais seulement une certaine traduction des formes, au

moyen d'un codage, en répartition spatiale ou temporelle. »132. Autrement dit, la machine dans son

fonctionnement et dans sa production, participe à l'encodage d'espaces-temps. Dans les sociétés

industrielles et post industrielles, prises dans des réseaux techniques variés et emmêlés, dont la

réalité matérielle est avant tout constituée d'objets techniques – éléments, individus et ensembles -,

chacun est donc entouré et pétri par ses objets, qui structurent son espace-temps, autrement dit, le

subjectivent, et l'individualisent. Simondon est alors en train de faire valoir l'idée selon laquelle

notre rapport au monde, en lui-même et en tant qu'il passe par ta technique, est analectique. Or, c'est

précisément ce rapport temporel dense et dilaté qui est celui de la pensée écologique, et qui est un

enjeu dans le passage d'un modèle révolutionnaire (communiste, c'est-à-dire basé sur une

réappropriation de la technique par les travailleurs), à un modèle différent d'empowerment.

132 MEOT, p. 169.

69

2. Révolution et empowerment : sortir des rapports de force.

Le reproche le plus essentiel que nous nous proposons de faire à Marx, c'est de ne penser

l'ensemble de la réalité qu'à partir d'un seul concept, qui est celui du rapport de force. Lutte des

classes, lutte de l'humain contre la nature, rapports de domination, d'appropriation. Cette approche

est discutable, notamment dans la mesure où elle est au crochet d'un projet politique

révolutionnaire, c'est-à-dire qui fonctionne non seulement par la rupture, mais aussi par le

renversement. Or ce qu'une pensée du renversement implique, c'est la binarisation des

raisonnements : Marx produit une méthode d'analyse du complexe, mais il l'inscrit dans un projet

politique révolutionnaire qui l'engage dans une réflexion binaire entre l'humain et la machine, le

dominant et le dominé, bourgeois et prolétaire. Donna Haraway évoque notamment ce point dans le

cadre d'une réflexion sur le système sexe-genre (« sex-gender system »), qu'elle inscrit dans un

contexte plus général de production de sens à partir d'un modèle systématiquement binaire : « [la

saillance de la distinction entre sexe et genre] est liée et dépend du système de signification

rassemblé sur une famille de paires binaires : nature/culture, nature/histoire, Naturel/humain,

ressource/produit »133. Marx s'inscrit bien dans un tel système binaire, qui fonctionne comme un

régime d'opposition qui permet de soutenir l'idée d'un processus dialectique. La valeur d'une telle

binarisation est surtout rhétorique et pragmatique, dans la mesure où elle muscle les oppositions, et

permet de les rendre tangibles. Cela favorise par conséquent le passage par la lutte politique qua

lutte révolutionnaire, en tant que cette lutte qui fonctionne sur un principe de renversement et de

retournement d'un rapport de force, et qu'il est par conséquent pensé comme essentiellement binaire.

Toutefois, nous pouvons aussi interpréter ce passage au prisme de ce que nous avons dit sur

le silence de Marx vis-à-vis de la connaissance technique. En ce sens, le passage par le politique

serait aussi le signe de l'aveu d'une non connaissance qui rendrait toute action passant par la

technique en elle-même impossible. A l'inverse, le passage par la politique permet de reposer sur un

contenu psychosocial déjà existant que le développement des sciences humaines, de la psychologie

rend de plus en plus maîtrisable ; et le passage par une symbolique partagée et déjà opérante dans

les sociétés paraît plus aisé compte tenu de l'urgence qu'il y a à mettre fin à la domination des

capitalistes sur les prolétaires que Marx dénonce. La démarche de Simondon, au contraire, passe

133 Haraway, Simians, Cyborgs, and Women, The Reinvention of Nature. New York, Routledge, 1991, p. 130.

70

moins par la lutte politique que par la génération d'une culture technique qui reste encore à

constituer. C'est la raison pour laquelle Simondon mise davantage sur l'éducation et les générations

futures. La mise en œuvre de sa pensée s'accompagne en effet d'une refonte du système éducatif

intégrant l'éducation technique, qui mettrait par exemple fin à la scission des lycées généraux par

rapport aux lycées professionnels134. Cela demande également à celleux qui n'ont pas bénéficié de

cette éducation un effort d'apprentissage d'envergure – le pari est donc davantage mis sur la

génération future et le changement politique social et culturel se pense véritablement sur un mode

processuel, réformiste qui n'est pas celui de la révolution par rupture. Car Marx est bien passé par

l'idée de révolutions successives, tenant compte de la vitesse de propagation des idées et

mouvements de l'époque, mais aussi de son expérience de l'histoire, et de ses études des révolutions,

dont les deux faces sont celle d'un changement radical et, simultanément, de l'émergence de

nouvelles formes de conservatisme.

De sorte que tandis que Simondon pense un changement dans les rapports sociaux par le

changement de nos rapports à la technique, Marx quant à lui pense le changement du rapports de ses

contemporains à la technique par les changements sociaux. La différence, si l'on reprend Simondon,

c'est que ce dernier se place d'emblée et nécessairement depuis le point de vue des maîtres, en

s'adressant aux êtres humains en tant qu'ils entretiennent avec les techniques un rapport

d'oppresseur à oppressés, et non un rapport social de communication. La force de l'urgence que

Simondon dénonce, c'est qu'elle ne divise pas la société, qu'elle est profondément horizontale, le

statut de maître étant diffus parmi les parties de la populations qui composeraient en régime

marxien, des classes (dont Simondon accorde qu'elles existent ; simplement, elles n'interviennent

pas dans cette partie de la démonstration). Le point de départ est donc celui d'un partage de statut de

dominant qu'il s'agit d'abandonner, et seule la connaissance est en mesure d'apporter l'évidence de la

nécessité d'un tel abandon. Or ce postulat de départ horizontal est une véritable table rase sociale,

qui ambitionne un empowerment général : car dans cette configuration, l'acquisition d'une

connaissance de l'histoire des techniques est avant tout la fondation d'une exigence, et d'une

modalité de pensée qui invite à l'action, la réflexion, la tentative et la création de collectif. Dès lors

qu'on admet ce que dit Simondon sur la technique, alors ce qui est intéressant c'est que Simondon

parvient à penser l'universel sans le penser dans une liaison avec l'éternel, qui relève d'après lui de

la pensée religieuse. L'universel de la technique, présent dans les éléments techniques, est un

universel actuel, et non plus seulement un horizon théorique.

134 Simondon, Place d'une initiation technique dans une formation humaine complète, in ST, p. 205.

71

Cette horizontalité actuelle, cette prise de la conscience de la réalité technique, permet à

Simondon de dire que l'économie n'a d'importance que minime – c'est la conséquence de l'adoption

d'un point de vue technique, au sein duquel les logiques économiques ne sont que secondaires.

Simondon l'indique notamment à deux reprises dans le MEOT, sous trois angles différents : d'abord,

sur le lien entre le prix d'un objet et la technicité qu'il détient : « On doit remarquer en ce sens qu'il

n'y a pas nécessairement de corrélation entre le prix commercial d'un objet technique et sa qualité

technique élémentaire. »135. Ensuite, le sur fait que les liens économiques sont des liens d'extériorité,

qui ne permettent pas de rendre compte du couplage entre les humains et la machine : « Ni une

théorie économique ni une théorie énergétique ne peuvent rendre compte de ce couplage de

l'homme et de la machine. Les liens économiques ou énergétiques sont trop des liens d'extériorité

pour qu'il soit possible de définir par eux ce véritable couplage »136. Enfin, selon l'angle de la

progression des techniques : «De ces deux types de causes, économiques et proprement techniques,

il semble que ce soient les secondes qui prédominent dans l'évolution technique ; en effet, les causes

économiques existent dans tous les domaines ; or, ce sont surtout les domaines où les conditions

techniques l'emportent sur les conditions économiques (aviation, matériel de guerre) qui sont le lieu

de progrès les plus actifs »137. Ainsi, chez Simondon les causes économiques ont bien une

importance moindre que celle que Marx peut leur attribuer.

Or, nous allons essayer de montrer que cette idée permet de penser qu'en régime

simondonien, le capitalisme cesse d'être un enjeu. D'abord, Simondon, à notre connaissance, ne

traite à aucun moment la question du capitalisme. Il est important de le relever, dans la mesure où il

traite de nombreux aspects du marxisme (comme le rapport de propriété, de travail, les individus et

liens sociaux, dialectique et négativité). De sorte que c'est parce que Simondon fait des logiques

économiques des logiques secondaires et inessentielles, qu'il peut se garder de traiter du capitalisme

en tant que modèle économique. En effet le capitalisme, en tant que modèle économique qui vise à

la génération de capital, c'est-à-dire de profit, est un système qui fonctionne sur l'avance perpétuelle

d'argent, afin d'en obtenir davantage que la masse avancée de départ. Le système que Marx décrit

est le système A-M-A, argent monnaie argent, qu'il définit comme la formule du capitalisme, par

opposition à la formule des échanges M-A-M, au sein de laquelle l'argent est un moyen, plutôt

135 MEOT, p. 94.136 MEOT, p. 168.137 MEOT, p. 30.

72

qu'une fin138. En effet, la structure M-A-M est celle qui fait de l'argent un simple agent de

conversion, dans le sens où il n'est là que pour faire circuler la marchandise du vendeur à l'acheteur.

Dans la structure A-M-A, à l'inverse, ce sont les marchandises qui font circuler l'argent, avec pour

fin la circulation de l'argent. Un acheteur achète une marchandise dans l'espoir de la revendre en en

tirant davantage que le prix de départ : le premier acte d'achat est un acte d'avance139. De sorte que

l'acte d'achat est un acte au futur, qui vise moins la marchandise elle même que le capital que sa

revente pourrait générer. C'est d'autant plus compréhensible à considérer le système marchand, au

sein duquel il faut d'abord acheter, afin de vendre : l'exemple de Marx est celui de la fabrication de

bottes140 : elle est précédée par un achat de cuir, à partir duquel le processus de transformation du

cuir vers la botte, par le travail qu'elle implique, permet d'ajouter de la valeur à l'objet de départ, et

de le vendre plus cher. Toutefois, ce processus implique évidemment toute la structure marxienne

du travail et de la production de survaleur, dans la mesure où ce travail ajouté (de transformation du

cuir en botte) doit aussi être du sur-travail, si l'acheteur veut non seulement revendre sa marchandise

à une valeur supérieure, mais aussi la vendre à générer du capital, du profit.

Ce que nous voulons dire c'est que le capitalisme a un rapport au temps et particulièrement

au futur (par la structure des échanges) qui est incompatible avec la pensée technique de Simondon

dans sa mise en œuvre sociale. En effet au sein du rapport A-M-A que nous venons de décrire le

futur se porte garant du présent : c'est la vente future qui se porte garante de l'achat présent, qui ne

repose sur rien, contrairement au rapport M-A-M, où le présent est garantit par la marchandises en

vente. Chez Simondon, la connaissance technique apporte une connaissance des virtualités que les

techniques, en tant qu'inscrites dans une lignée et dans une genèse, portent en elles. L'acte

d'invention, par exemple, est une rencontre du présent actuel et du virtuel, dans la mesure où

l'invention est la mise en communication d'une situation actuelle avec le problème considéré comme

résolu : cela est virtuel, puisque ce n'est pas encore le cas, et que ce n'est pas encore possible, tant

que l'acte d'invention n'a pas lieu. Simondon illustre cette idée par l'exemple de la turbine de

Guimbal, pour lequel il a fallu à l'inventeur considérer le problème comme résolu pour pouvoir

penser son nouvel objet141. Le problème de la turbine de Guimbal, c'était celui de l'invention d'un

ensemble turbine-alternateur qui puisse être inséré directement dans la conduite forcée de la source

d'énergie : par exemple de l'eau qui serait conduite, et dont le flux viendrait faire tourner les ailes de

la turbine. Le problème étant qu'à la fois, cela implique que l'alternateur soit de taille réduite, mais

138 Marx, Capital, Paris, Éditions sociales, 1967, p. 159.139 Marx, op. cit., p. 153.140 Marx, op. cit., p. 168.

141 MEOT, p. 68.

73

que cette taille réduite risque d'empêcher son refroidissement, rendant l'objet auto-destructif. Or

c'est en considérant le problème comme résolu, c'est-à-dire en considérant que l'alternateur serait

d'emblée de petite taille, que Guimbal est parvenu à concevoir un alternateur qui, par sa petite taille,

serait inséré dans le dispositif de sorte que l'huile et l'eau, qui servent au fonctionnement de la

turbine, fonctionnent aussi comme des fluides de refroidissement : l'huile transporte la chaleur

générée par l'alternateur vers son carter hermétique, qui le protège de l'eau ; et l'eau, dont le flux

circule dans la turbine, fonctionne comme liquide de refroidissement du carter et de lui. C'est donc

en considérant son problème comme une solution que Guimbal a pu inventer un ensemble Turbine

concret, c'est-à-dire non auto-destructif, et dans un état de résonance interne, caractérisée ici par la

plurifonctionnalité de l'eau ou de l'huile dans la turbine142. Le virtuel intervient dans cet exemple

dans l'acte d'invention, dans le sens où le 'problème résolu' reste une virtualité tant que l'objet n'est

pas inventé. Il y a donc mise en dialogue du virtuel et de l'actuel, dans la mesure où Simondon

explique que c'est bien un objet donc la réalisation est simultanément celle de sa condition de

possibilité. L'invention et le devenir technique ne sont donc aucunement des sortes de paris, c'est-à-

dire où le présent fonctionne à crédit sur l'avenir, comme peuvent l'être le modèle capitaliste A-M-

A : l'invention est liée à un milieu virtuel qui s'actualise, le devenir est lié au potentiel qui

s'actualise. Par sa pensée de l'invention, Simondon développe donc un premier élément de critique

du capitalisme, mais cette critique reste bien indirecte.

Deuxièmement, nous allons chercher à montrer que Simondon propose une critique du

présent que produit le capitalisme. En effet, c'est dans Sur la Technique143 que Simondon explique

que le système de production et de distribution du capitalisme virtualise le présent en tant que la

mise à disposition des objets techniques les virtualise : « dans cette condition d'objet à vendre,

l'objet n'est pas encore complètement reconnu comme objet technique [...]La réalité de l'objet

produit est ramenée à une virtualité de destinée technique […] A travers lui, le travail producteur

lui-même est virtualisé ; il perd un degré de réalité. »144 : autrement dit, le système de production et

de distribution capitaliste industriel des marchandises virtualise une partie du réel actuel. Un objet

déposé dans un étal de supermarché est mis en attente de l'achat, mais cette attente possède une

durée limitée qui correspond au moment où le prochain arrivage d'objets similaires viendra le

remplacer. De sorte que la virtualisation, ici, correspond à une mise en suspens de l'actuel. Cela est

142 ST, p. 430-432.143 ST, p. 54-58.

144 MEOT, p. 55-56.

74

valable pour tous les objets industriels, toutefois c'est le modèle de l'industrie agro-alimentaire qui

en est le plus représentatif : des produits alimentaires industriellement transformés sont virtualisés

lorsqu'ils sont disposés en rayon, puis récupérés et détruits parfois alors qu'ils sont encore

comestibles (les chiffres du gaspillage s'élèvent selon la FAO à 1,3 milliards de tonnes pour les

comestibles145), et c'est donc 1,3 milliard de tonnes de marchandises qui sont virtualisées, et avec

elles tout le processus de leur production, allant des machines qui sont intervenues jusqu'à leurs

inventeurs, en passant par les êtres humains qui ont participé à leur production. L'article de la FAO

le mentionne, en rappelant que ce sont 1,4 milliard d'hectares de terre qui servent à la production de

ces produits gaspillés.

Ainsi, en critiquant la production d'objet techniques qui lui était contemporaine, Simondon

émet une critique des modes de production et de distribution industriels capitalistes, et, en traitant

des différents rapports au temps, il émet une critique indirecte du modèle capitaliste. Or si le

capitalisme n'est plus un enjeu en régime simondonien, c'est parce que la mise en œuvre de sa

pensée implique un changement dans ces rapports de production et de distribution. En effet

Simondon promeut plutôt une production qui ne fonctionnerait pas sur l'anticipation de l'offre pour

structurer la demande (le modèle A -M-A), mais elle fonctionnerait au contraire sur un système de

commande. Et l'acquisition par chacun d'une connaissance technique vise aussi à changer la

perception des objets mis en circulations sur les marchés, afin qu'ils soient perçus depuis un point

de vue technique, et non plus depuis un point de vue uniquement psychosocial, en tant que ce point

de vue est abondamment critiqué par Simondon pour son insuffisance et son inessentialité.

Il y aurait alors changement dans la façon de produire et distribuer, et de fabriquer des objets

techniques : fin de l'obsolescence programmée, régime de production basé sur un système de

commande, arrêt de la surproduction agricole, mais aussi partage de structures d'esprit et de

schèmes de fonctionnement techniques qui favorisent l'autonomie puisqu'elles permettent

l'invention et la connaissance du monde, de l'action possible. Ainsi, Simondon, par sa philosophie

de la technique, propose une critique indirecte du capitaliste, et une telle conception tend vers une

écologie, dans le sens où sa philosophie implique une conscience aiguë du monde et milieu dans

lequel les humains évoluent.

Or si nous venons de mentionner l'autonomie, c'est parce que nous voudrions essayer de

montrer qu'un des enjeux de Simondon est la démocratie.. En effet, ainsi qu'il l'indique dans les

'Prolégomènes à une refonte de l'enseignement', partie 'Éducation et société', modifier

145 http://www.fao.org/news/story/fr/item/196443/icode/

75

l'enseignement en y intégrant les techniques (le programme d'éducation de Simondon est énoncé

dans les Prolégomènes146, il y propose d'alterner des phases d'éducation « concrètes », c'est-à-dire

en lien immédiat avec les milieux humains et techniques – langues, « travaux manuels

technologiques » - avec des phases « d'apprentissage des symboles théoriques », autrement dit les

sciences et les sciences humaines. L'ambition de ce projet, selon 'Éducation et société', est de

« modifier les relations interhumaines », vers une actualisation de la démocratie, qui n'a pas lieu :

Simondon prend la mesure de ce qu'est une démocratie, c'est-à-dire un ordre ambitieux et exigent,

en perpétuel état de risque147, et qui repose essentiellement sur l'éducation. L'abord politique de

Simondon ne se fait que par l'éducation parce qu'il donne au mot de démocratie un sens fort, et que

le politique et social, en régime démocratique, n'a d'existence que dans l'éducation. En effet, la

démocratie, en tant qu'elle repose sur l'autonomie de celleux qui détiennent le kratein, c'est-à-dire

l'ensemble des citoyens, se passe de structure d’État : en démocratie, l’État ne travaille qu'à sa

propre disparition, et il ne perdure que parce que, précisément, il n'y a pas l'être humain mais les

êtres humains, une réalité biologique temporellement déterminée qui se reproduit à neuf de

génération en génération (d'où, également, le fait qu'elle soit constamment dans le « risque »148). De

sorte que l'enjeu n'est pas celui du régime politique : seule la question de l'éducation se pose. Nous

pourrions même aller jusqu'à penser la structure d'un système éducatif qui se passerait de la

supervision et de la tutelle de l'appareil d’État, quelle que fût sa forme. Toutefois la connaissance de

la sociologie de Simondon le mène à ménager son propos et à minorer ses ambitions, dans la

mesure où il prend acte de ce que « toute structure horizontale statique tend à se transformer en

structure verticale »149 ; c'est la raison pour laquelle l'éducation qu'il propose se situe dans un

exercice de funambule contre cette ré-institutionnalisation de la verticalité qui entraînerait la

création de nouvelles classes. L'enjeu en est une redéfinition de la culture, qui rejoue les rapports de

l'esprit et de la main. Cela passe par la suppression de la séparation entre le libéral et le technique, et

donc entre le manuel et l'intellectuel, que l'on peut entendre par le pratique et le symbolique :

l'éducation s'inscrit pleinement dans le projet simondonien de réunion entre la culture mineure et la

civilisation. Les conséquences sont politiques mais aussi philosophiques, dans la mesure où ce

changement de la structure de l'enseignement correspond à un abandon du modèle philosophique

146 ST, p. 247-248.147 « Il y a un risque à courir : nous ne pouvons nous permettre de le courir que si notre entreprise est assez forte, assez

lucide, assez vaste pour créer cet ordre démocratique dans lequel se légitimera l'éducation que nous voulons donner. » Simondon, 'Éducation et Société', in Prolégomènes à une refonte de l'enseignement, in Sur la technique, p. 250.

148 ST, p. 250.149 ST, p. 243.

76

idéaliste sur lequel est basé la scission entre le lycée général et le lycée technologique.

L'insertion de l'enseignement technique dans l'enseignement général, . Cette insertion permet

aux individus d'échapper à la fixité d'abord parce que l'enseignement lui même n'est pas fixe,

puisque les techniques progressent. Ensuite, elle le permet aussi et surtout parce que cet

enseignement donne à chacun, par l'apprentissage de la pensée technique et par la familiarité avec

les objets (éléments, individus et ensembles) techniques, l'accès à la possibilité de l'invention, de

l'introduction de devenir dans le monde, et d'un devenir porteur d'éthique, ainsi qu'une mobilité

professionnelle.

Toutefois, nous allons essayer de montrer que cet essai sur l'éducation est l'occasion d'un

rejaillissement du religieux dans la pensée politique. L'édifice politique démocratique que

Simondon tente de mettre en place ne repose pas que sur la technique : 'Éducation et société' est

l'occasion de voir jaillir en creux le religieux en tant qu'exigence de totalité dans le projet politique

de la refonte de l'éducation. Ce rejaillissement a lieu à la fin du texte, lorsque Simondon écrit en

italique que « Le sens de la réalité, c'est le sens du Tout »150. Ainsi, lorsqu'il écrit que « le pouvoir de

transformation réciproque de la vie et de l'école ne prend sens que dans une intention

démocratique »151, l'intention démocratique est l'élément de l'élément de fond, le critère absolu et de

totalité qui se fait modalité de jugement de tout son projet, définissant en creux dans ce religieux

une sorte de contractualisme de fait, et nécessaire dans les sociétés post-industrielles en tant qu'elles

évoluent dans un milieu technique, et donc humain. Dès lors, la démocratie renvoie moins à un

concept politique et administratif de la société qu'un concept qui fonctionne bien comme un fond

dynamique réel de toute société métastable. Or cette dernière citation est à mettre en regard avec le

développement proposé par Simondon sur la pensée politique et sociale dans le MEOT152. Il y

indique que le politique et le social sont le résultat d'un autre dédoublement figure-fond, où le

politique et le social pense « les forces de fond » tandis que la technique est à la charge de la figure.

Sauf que chapitre sur les liens entre technique et philosophie développe l'ambivalence de la pensée

sociale et politique par rapport aux deux pensées techniques et religieuses ; c'est au cour des pages

314-315 qu'à lieu un passage clef qui permet de comprendre 'Éducation et Société' :

« La pensée religieuse universalisante se donne aussi pour stable et définitive, en référence à un fond

d'intemporalité. Au contraire, l'introduction de la technicité dans les ensembles qui comportent l'homme à titre

d'organisateur ou d'élément rend les techniques évolutives ; dans la même mesure et en même temps, ce caractère

150 Simondon, op. cit., p.250.151 Simondon, op. cit., p. 250.152 MEOT, p. 293-295.

77

évolutif de groupement humains devient conscient et cette conscience crée la pensée politico-sociale. Nés l'un et

l'autre du devenir, exprimant l'un le passé défini qui sert de base et l'autre l'avenir possible qui sert de but, la

pensée technique des ensembles et la pensée politico-sociales sont couplées »

La pensée politique et sociale se trouve donc dans une liaison entre pensée technique et

pensée religieuse, qu'elle encode par et dans son lien au devenir. Ce couplage des humains et des

techniques dans les ensembles est donc le moteur d'une évolution, qui a à voir avec la théorie de

l'information. Pour comprendre que la machine n'est pas dans la stéréotypie pure, mais dans

l'information, il faut revenir à l'idée de Simondon selon laquelle la technique est la délimitation d'un

champ de stabilité et d'indétermination délimitée : « La machine, en fonctionnant, subit ou produit

un certain nombre de variations autour des rythmes fondamentaux de son fonctionnement, tels qu'ils

résultent de formes définies. »153. L'indétermination peut donc être de facteur intérieur ou extérieur à

la machine ou l'ensemble considéré, intérieur parce que son fonctionnement même produit des

variations, et extérieur parce que la machine n'évolue pas dans un milieu clos (à moins de constituer

un objet technique fermé). « Ce sont ces variations qui sont significatives »154, et l'être humain a la

charge d'interpréter, de saisir ces significations. Par exemple, un moteur produit du bruit en

fonctionnant ; une modification de ce bruit a valeur d'information, il est l'indice d'une modification

entre le fonctionnement du moteur par rapport « au fonctionnement qui résulte de l'invention »155.

L'information est donc un rapport entre l'archétype de fonctionnement de l'invention et le

fonctionnement actuel. Cela implique que les machines ne puissent procéder à cette interprétation

elles-mêmes. Ceci parce que les machines ne font que fonctionner : or, seul un être vivant (ici,

humain) est capable de « réformer ses formes pour résoudre un problème »156. Or la machine

fonctionne, elle ne vit pas157. Deuxièmement, Simondon rappelle que les machines et ensembles

techniques fonctionnent dans le monde, c'est-à-dire qu'ils fonctionnent au sein d'un macrocosme

« aléatoire et productif » qu'est la nature158, et que les machines et ensembles techniques y sont

rattachés159. Cette indétermination intégrée aux machines les engage dans une évolution, puisque

l'indétermination, en tant qu'elle est délimitée, est simultanément l'ouverture d'un champ des

possibles. Par opposition, Marx ne fait pas de la dimension évolutive des machines un ressort

153 MEOT, p. 192.154 MEOT, p. 192.155 MEOT, p. 192.156 MEOT, p. 199.157 MEOT, p. 200.158 MEOT, p. 167.159 MEOT, p. 167.

78

important de sa pensée des machines ni de sa pensée politique. D'abord, parce qu'il se concentre

d'avantage sur le concept de révolution que d'évolution, et qu'il le pense appliqué à une réalité

d'abord sociale de domination d'une classe dominante sur une classe dominée. Tandis que le concept

de Marx fonctionne donc sur un système de contre-pied, selon un régime d'opposition, le concept de

Simondon, d'évolution, fonctionne sur un régime de compatibilité et de communication.

Ainsi, il ne faut pas lire 'Éducation et Société' comme on lirait le MEOT, c'est-à-dire comme

le déploiement d'une thèse, il faut le lire au contraire comme un texte déjà engagé dans le devenir,

dans le politico-social, dans la mise en dialogue que cette pensée opère. D'où la densité de l'essai,

qui essaie de montrer que la démocratie ambitionne de tenir ensemble l'actuel, le virtuel et le tout,

de les faire communiquer – et c'est leur communication, leur tension qui permet de maintenir leur

cap : Simondon a besoin du religieux au nom de toutes les distinctions qu'il a préalablement opérées

et qui reviennent à dire que les techniques ne portent pas en elles la démocratie. Cette dernière

procède d'autre chose, qui serait la conscience de l'existence de la totalité humaine, ce qui naît avec

la pensée politique et sociale, ainsi que l'idée de respect, qui, en tant qu'idée, relève de la pensée

religieuse (« connaissance par l'idée », Simondon, MEOT, p. 322 ; Simondon travaille à partir des

catégories kantiennes d'intuition, d'idée et de concept où l'idée est l'apriorisme et de concept où le

concept est l'aposteriorisme, qui sont trois modes de connaissance).

Dès lors, la pensée de Simondon a la vertu de permettre de développer une pensée qui ne

soit plus sous l'emprise des rapports de force et de rapports de lutte, parce que c'est une pensée de

l'ouverture, la communication et de l'intégration : il s'agit bien d'intégrer les objets techniques dans

la société par l'entretien d'un rapport social avec eux, de chercher à établir une relation de

compréhension et de communication entre chaque pan ou mode d'appréhension de la réalité, et de

développer dans l'éducation le projet politique et social d'une société sans inégalités possibles

orientée vers le devenir et basé sur un une connaissance des éléments et des ensembles et de leur

histoire, qui porte en eux normes et universalité, et qui en tant que tels, constituent une réalité

partageable et partagée. Il n'en reste pas mois que Simondon prend garde à la tendance belliqueuse

de toute pensée politico-sociale en tant qu'elle est érigée en doctrine universalisable160. Toutefois,

Simondon ne semble pas s'engager dans cette voix, ni prétendre qu'il possède cette doctrine. En

effet, il écrit dans le MEOT161 que ce sont des mythologies qui sont érigées en universel, or une

population éduquée est en mesure de se garder de faire cela, en pensant d'abord le partage avant de

160 MEOT, p. 307.161 MEOT, p. 307.

79

penser l'expansionnisme, c'est-à-dire en étant d'abord dans une relation de communication avant

d'entrer dans une politique d'attaque ou de défense. D'autre part, il rappelle que cette prétention à

l'universalité d'une doctrine politique relève moins du religieux que du politique et social, c'est-à-

dire que c'est une pensée qui se sait totalité relative, totalité virtuelle, et non totalité absolue. C'est la

raison pour laquelle le programme politique éducatif de Simondon est présenté au seul titre de

proposition. Le religieux est alors réduit à ce qu'il est en tant que force de fond actuel, dans la nature

productrice. Il nous a semblé pertinent de présenter ce point, car penser les relations humaines ou de

l'humain et de la nature au travers de rapports de force nous paraît être une approche éminemment

capitaliste et inessentielle dans les sociétés post-industrielles, dont il convient de se départir ; et

Simondon y est d'autant plus propice qu'il développe une écologie réfléchie.

80

3. Simondon ou la fin de Marx ? De l'écologie.

Les thèses de Simondon nous pousseraient alors à tirer ce bilan : il n'est plus possible

aujourd'hui de penser la société à partir des catégories marxiennes. Il y aurait deux raisons à cela.

D'abord, parce que Marx ne développe pas un point de vue proprement technique concernant les

techniques, approche que Simondon juge invalide. Ensuite, parce que selon Simondon, la

philosophie de Marx est une philosophie du passé, dans la mesure où elle correspond à ce que

Simondon appelle un hermétisme, et qu'il s'agit de l'hermétisme du XIX e siècle, duquel nous

sommes à présent sortis : c'est ce point que nous allons essayer de développer à présent.

Il faut tout d'abord savoir que la critique du marxisme n'est historiquement pas neuve,

Simondon s'inscrit ici dans une tradition philosophique. Simone Weil, par exemple, avait déjà, dès

les années 1930, établi une critique extrêmement fine du marxisme, qui le reléguait au rend de

méthode, plus que de programme politique ; c'était à cet endroit seulement qu'elle trouvait en Marx

une pertinence. Dans ses Réflexions concernant la technocratie, le national-socialisme, l'URSS et

quelques autres points, elle écrivait que « le marxisme ne peut cependant rester vivant qu'à titre de

méthode d'analyse, dont chaque génération se sert pour définir les phénomènes essentiels de sa

propre époque »162. Or les problèmes respectifs du marxisme qu'elle soulève relèvent d'une critique

de la binarisation des raisonnements dont nous parlions plus haut. Weil critique cette binarisation

dans la mesure où elle empêcha Marx de penser la bureaucratie et la technocratie. Or ces deux

modèles fonctionnent ensemble comme un système de domination : la spécialisation grandissante

de tout un chacun crée de nouveaux dispositifs de discrimination et de domination par le savoir. Il

s'agit pour nous ici de montrer que la critique de Marx émise par Simondon s'inscrit aussi dans une

histoire de critique de la technocratie et la spécialisation qui passe par la nécessité de connaître le

milieu technique dans lequel les humains évoluent. De sorte qu'elle s'est employée à penser les

techniques, à penser la nécessité du développement d'une culture technique163, allant jusqu'à dire

162 Weil, Oppression et Liberté, p. 29.163 « La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l’œuvre la réflexion méthodique ; l'analogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait s'établir d'une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d'unesprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l'ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur l'échange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient

81

que « Certes l'on peut dire que dès maintenant le régime capitaliste n'existe plus à proprement

parler »164. Il y a donc dans la philosophie de Simone Weil, des idées que l'on retrouve chez

Simondon et qui permettent de replacer Simondon dans une continuité historique de critique

(chrétienne pour Weil) du marxisme. C'est d'autant plus pertinent que Weil met aussi en évidence la

nécessité de développer une culture technique et de penser adéquatement le progrès technique, ainsi

que de penser la relation de la religion, de la nature, de l'homme et de la technique pour être en

mesure de saisir les époques qui nous sont contemporaines. De sorte qu'ironiquement, la

connaissance de la technique, dont Marx avait esquissé qu'elle put être importante dans les

Grundrisse, est l'un des ressors historiques cruciaux dans la création de pensées de l'égalité entre les

humains, et de l'horizontalité dans les sociétés : chez Weil, selon l'angle de la lutte contre la

spécialisation et la technocratie, et chez Simondon, selon ce même angle, ainsi que selon l'angle

plus profond de la question de l'humain en tant qu'il entre en rapport avec la nature par la technique.

Or Simondon, à son tour, place Marx au passé, confère à sa théorie une portée

méthodologique et historique, et ce de façon explicite dans sa conclusion sur l'hermétisme, dans

Naissance de la Technologie (1970). Simondon définit l'hermétisme comme « des techniques qui

se ferment mais qui conservent un couplage nécessaire avec le caractère aléatoire et productif de la

nature »165. C'est-à-dire que l'hermétisme correspond à un moment et à un mouvement de fermeture

entre les techniques et la nature telles qu'elles forment un système. Selon Simondon, Marx serait

celui qui clôt l'hermétisme du XIXe siècle, c'est-à-dire qu'il achève le mouvement de fermeture entre

les techniques et la nature. Cela s'effectue par le développement de l'idée d'une genèse de

l'humanité, qui repose notamment sur l'extension du machinisme aux humains et à la nature : la

nature comme produite, puis les humains comme produits. Marx vient donc clore cela par le

matérialisme historique, c'est-à-dire une pensée de la genèse des êtres humains en tant que leur

individualité est produite selon les mêmes régimes de production de la nature, elle-même interprétée

comme produite selon un régime de détermination causal. L'hermétisme que clôt Marx part de la

Renaissance, et consiste en le déploiement à tous les niveaux d'une herméneutique mécaniste166.

Marx et le marxisme participent alors de la fermeture d'un certain rapport au monde, le rapport

matériel – mais cette fermeture, commente Simondon, contient en germe l'hermétisme

contemporain parce qu'il s'essaye à penser l'horizontalité : « Ce par quoi le marxisme annonce

l'hermétisme contemporain, c'est qu'il fait une part à l'action transductive, par propagation

automatiquement abolis. » Weil, Oppression et Liberté, p. 93.164 Weil, 'Perspectives. Allons-nous vers une révolution prolétarienne ?', in Oppression et Liberté, p. 23.

165 ST, p. 167.

82

horizontale, dans le progrès de transformation (conçu comme processus révolutionnaire) »167. En

effet selon Simondon il existe un hermétisme contemporain ouvert par Marx. Cet hermétisme est

qualifié par Simondon de transductif dans la mesure où il procède par propagation horizontale :

horizontale et de proche en proche, de place en place : c'est bien la définition de la transduction.

Cette horizontalité est ce qui fait le lien entre l'hermétisme précédent et l'hermétisme

contemporain, qui le déploie. C'est ce déploiement qui crée de la différence entre les deux

hermétisme ; ceci est notoire dans le traitement du progrès effectué par les deux philosophes. En

effet, du point de vue de l'édifice théorique, Simondon se distingue de nouveau de Marx grâce au

concept même d'hermétisme : l'hermétisme correspond à l'approche du monde comme s'il était un

ensemble technique ; nous voulons dire par là que l'hermétisme est chez Simondon un rapport au

monde défini, et historiquement déterminé, qui correspond à un modèle structuré par tous les

composants du monde : le monde actuel et le monde culturel des humains : la géographie, les

techniques, l'avancée des savoirs, les religions et autres symboliques du rapports au monde. Ils

structurent un rapport au monde qui s'édifie comme un système qui se ferme en se constituant168.

D'hermétisme en hermétisme, disparaît de chez Simondon le processus dialectique de progression

présent chez Marx. L'hermétisme est donc un autre angle qui permet de comprendre la différence

entre dialectique et analectique.

La différence est également analogue à la différence entre évolution et révolution dont nous

parlions plus haut, à savoir que chez Marx, par exemple, la réalisation de la philosophie est aussi la

fin de la philosophie en tant qu'aboutissement d'un processus dialectique, et il en va de même pour

la politique, dans le sens où la réalisation de la société sans classes est aussi la fin de la politique. Il

y a donc progression, puis travail à la perpétuation d'un état dynamique de dépassement : perpétuer

la société sans classes. Simondon interprète la pensée du progrès de Marx comme un progrès

procédant par la négativité, où cette négativité est la lutte des classes. C'est à ce niveau que

Simondon trouve que le marxisme est limité, puisque cela signifie que le progrès tend à s'arrêter, ce

qu'il explique dans un essai sur le progrès169, où il prend position contre la thèse marxienne d'après

laquelle la négativité est le moteur du progrès170. En effet dans cette retranscription d'un cours donné

166 « L'herméneutique mécaniste, renforcée par le progrès des techniques et traduisant les modifications apportées dansla société par l'introduction massive du machinisme, élève sa construction aux rapports entre classes, enfin aux superstructures culturelles, qui constituent comme l'esprit de la société. » ST, p. 172.

167 ST, p. 175.168 ST, p. 174-175.169 Simondon, « Le progrès, rythmes et modalités », Critique 2015/5 (n° 816), p. 398.170« Ce qui est à critiquer, c'est la négativité, c'est le rôle moteur de la négativité, car en fait, quand on examine les

processus de progrès ontogénétiques dans les organismes, on ne trouve pas un pareil jeu de la négativité, un pareil jeu moteur de la négativité. » Gilbert Simondon, « Le progrès, rythmes et modalités », Critique 2015/5 (n° 816), p.

83

par Simondon, ce dernier à la fois affirme qu'il ne pense pas que la négativité soit le moteur du

progrès : « ce qui est à critiquer, c'est la négativité, c'est le rôle moteur de la négativité »171, et

termine son essai en reposant la question, et en la laissant ouverte : « C'est cela qu'il faut savoir.

Savoir si la négativité est ou n'est pas le moteur du progrès. […] le problème philosophique le plus

important à l'heure présente, c'est celui du moteur du progrès, c'est-à-dire du sens et du rôle de la

négativité dans l'histoire et dans le développement de l'individu. »172. Ce double mouvement peut

être attribué au contexte du texte, dans la mesure où il s'agirait d'un cours et non de l'exposé de sa

propre thèse. Toutefois, nous proposons de l'interpréter comme l'expression de l'ampleur de l'enjeu

que cette question représente pour Simondon. En effet, lorsque Simondon écrit « ce qui est à

critiquer, c'est la négativité, c'est le rôle de la négativité », il poursuit par « car en fait, quand on

examine les processus de progrès ontogénétiques dans les organismes, on ne trouve pas un pareil

jeu de la négativité, un pareil jeu moteur de la négativité. ». De sorte que l'enjeu de Simondon, dans

son interrogation sur le progrès, est de savoir si toute sa pensée a un sens. En effet, il indique que

son questionnement sur la négativité prend racines dans l'analyse des « progrès ontogénétiques dans

les organismes » ; autrement dit, c'est la validité de l'extension et de l'application des concepts de

l'étude des organismes (compris comme engagés dans une ontogenèse) vers les êtres humains qui

est mise à l'épreuve dans la pensée du progrès. Or cela met aussi en question sa pensée de

l'hermétisme, dans la mesure l'hermétisme contemporain est défini par Simondon comme un

hermétisme transductif173, où la transduction est un concept repris de la biologie. Or si l'hermétisme

du XIXe siècle (celui de Marx) est celui qui applique une approche mécaniste à la biologie,

l'hermétisme contemporain de Simondon applique au contraire des concepts de la biologie (comme

l'ontogenèse, la transduction ou la disparation) aux techniques. C'est donc la pertinence du nouvel

hermétisme qui est tout entière engagée dans la pensée du progrès. Et c'est aussi la raison pour

laquelle il répond non à la question du rôle de la négativité comme moteur du progrès.

Ainsi, Simondon propose de penser le progrès comme engagé dans une évolution, qui ne

procède pas par négativité, même s'il procède éventuellement par crise. Ce changement est dû au

fait que Simondon base sa pensée du progrès, nous l'avons dit, non sur un mouvement théorique de

dialectique, mais à partir des « processus de progrès ontogénétiques dans les organismes », comme

par exemple le développement des enfants qui apprennent à marcher174. Le progrès n'est plus

398171 Simondon, op. cit., p. 398.172 Simondon, op. cit., p. 400.173 ST, p. 171, « l'hermétisme qui se dessine est plutôt transductif. »

84

unilinéaire ni monolithique175, mais il correspond à des phases d'organisation et de réorganisation

ponctuées par des crises correspondant à des dégradations nécessitant des réorganisations :

transduction par désadaptation et réorganisation sur un nouveau niveau (non dialectique par

résolution de contraire). Par exemple, le vieillissement de la population Allemande, sensible à partir

des années 2000, est une dégradation (terme employé par Simondon) de la société176 qui l'invite à

une réorganisation, faute de laquelle cette société organisée en État deviendrait auto-destructive.

Ceci dans la mesure où le modèle économique capitaliste allemand repose sur la génération de

croissance et, par conséquent, sur un certain accroissement naturel, qui permet notamment de

financer les retraites des citoyens qui les perçoivent, et qui permet aussi une augmentation de la

taille des marchés et des capacités de production de cet État De sorte que le vieillissement de la

population correspond à la création d'un déséquilibre dans les structures du modèle économique

allemand. Un progrès de l'Allemagne consisterait donc à trouver un système de réorganisation qui

constitue un régime de communication et de compatibilité entre les données nouvelles à l’œuvre

dans le pays. Cet exemple à gros traits permet donc de comprendre que le progrès n'est pas une

flèche vers l'avant, mais un mouvement d'adaptation et de réadaptation transductif. Car un

mouvement linéaire du progrès correspondrait par exemple davantage à enjoindre la population à

procréer davantage, pour reproduire un état antécédent (schéma de l'apogée et de la décadence),

tandis que Simondon propose de penser une adaptation de la structure de la société pour faire face à

ce changement démographique.

Il n'en reste pas moins que, dans la mesure où l'hermétisme contemporain découle

l'hermétisme du XIXe, Simondon ne soutient pas que le marxisme soit mort, mais il se place vis-à-

vis de lui comme un héritier. Ceci car, dans la mesure où les hermétismes ne fonctionnent

effectivement pas par rupture, l'hermétisme du marxisme possède un retentissement encore actif au

niveau psychosocial des représentations. Or les schèmes d'asservissements de la machine par le

collectif sont encore à l’œuvre dans les sociétés occidentales actuelles qui sont dépourvues de

culture et d'enseignement technique, et dans laquelle la relation aux machines de production

industrielle est une relation de classe, et la relation aux objets qui nous entourent est une relation

d'usage. Cette relation d'usage est parfois enrichie de la conscience des conditions mondialisées,

asservissantes, et déplorables de leur production. Mais cela se limite à un point de vue d'abord

social : il ne tient pas compte des schèmes de fonctionnement techniques des objets utilisés, le point

174 Simondon, op. cit., p. 390-391.175 Simondon op. cit., p. 390.176 Simondon, op. cit., p. 391

85

de vue n'est pas encore technique. Autrement dit les jugements produits sur les techniques, à moins

d'être un spécialiste, sont basés sur les usages, dans les deux sens du termes : la relation d'utilité, et

la dimension coutumière et habituelle d'un rapport aux objets techniques et aux techniques qui les

asservissent.

En ce qui concerne le rapport de Simondon à la réalisation de la fermeture de l'hermétisme

contemporain, dont l'essence est la « propagation horizontale »177, il nous semble que Simondon

constitue dans l'hermétisme contemporain le franchissement d'une étape nouvelle, en proposant le

passage de l'interindividuel au transindividuel. Il en est d'ailleurs conscient : écrire dans Naissance

de la technologie que le marxisme constitue la première tentative d'un code entre l'humain et la

nature par le travail, et établir dès l'abord de la conclusion du MEOT que le travail est un rapport

inadéquat pour penser le rapport entre l'homme et le monde qui se joue dans la technicité, c'est

encore faire valoir la technicité comme nouveau code d'adéquation de ce rapport. L'interindividuel

relève du marxisme, il n'est donc plus véritablement valable, par rapport au transindividuel. Le

transindividuel est notamment défini p. 336 du MEOT comme la relation qui met en rapport des

individus par leur réalité pré-individuelle. C'est cette réalité pré-individuelle qui lui permet de dire

que les techniques sont fondées sur une universalité actuelle, par opposition à une universalité à

constituer, et c'est pour cette raison que le passage de l'interindividuel au transindividuel est

essentiel. En effet le transindividuel rend possible de penser une universalité actuelle, et il est

simultanément le témoin d'une transformation de la pensée de l'individu à une pensée de

l'individuation. C'est d'ailleurs pour cette raison que Simondon n'arrive pas à se départir du religieux

dans la mise en place de son projet politique et de son écologie : puisque la technicité est le code

entre humain et nature et que ce code met en lien des réalités préindividuelles, une « charge de

nature »178, alors son lien avec la magie est resserré – et l'universel que porte ce code n'est pas à

constituer mais actuel. L'enjeu est alors d'être capable de rendre intelligible ce code de l'humain et

de la nature aux individus constitués, qui sont ses contemporains, et que nous sommes à présent –

ce qui est le but de la relation technique. Ainsi, le passage de l'interindividuel au transindividuel

constitue donc un élément de distinction entre Marx et Simondon qui, chez Simondon, correspond

au passage d'un hermétisme à un autre ; toutefois, l'hermétisme de Marx et celui de Simondon sont

liés par le marxisme en tant que ce dernier clôt un hermétisme, et favorise le développement du

suivant en tant qu'il pense avec la notion de propagation horizontale.

177 ST, p. 175.178 Simondon, MEOT, p. 336.

86

Nous allons à présent proposer l'idée d'une correspondance entre l'hermétisme, les éléments

et ensembles techniques, et le pré-individuel. Simondon localise en effet la technicité dans les

éléments et dans les ensembles techniques. Le préindividuel va de paire avec les éléments

techniques ; dans l'hermétisme contemporain, l'accent est mis sur les ensembles, porteurs de

technicité et de normativité, constitutifs d'un milieu technique dans lequel prennent pied nos

individuations. Le codage entre les ensembles et l'humain incombe alors à la pensée philosophique,

et c'est une tâche d'envergure, particulièrement lorsqu'il s'agit de penser l'écologie – ce à quoi

s'emploie Simondon par exemple dans Art et Nature, ainsi que dans son entretien avec Anita

Kéchickian. Simondon parle d'écologie à trois reprises dans Sur la technique. D'abord, dans Art et

Nature, où il mentionne les « écologistes »179 pour la conscience qu'ils ont de la « communauté de

destins »180 des humains et de la nature et sa traduction dans des options énergétiques telles que les

énergies renouvelables. Ensuite, dans Trois perspectives pour une réflexion sur l'éthique et la

technique, il mentionne l'écologie et les écologistes et le mouvement écologique en tant que

futurologie181. Il admet que ce mouvement est polymorphe, et l'aborde selon deux angles : le

premier, c'est celui du rapport qu'entretient l'écologie avec le devenir des humains dans leur milieu.

Il s'agit donc bien de penser le rapport des humains au monde où le monde est milieu naturel et

technique : il est pensé comme un ensemble. Le deuxième angle est plus distancié, il analyse les

différents comportements que peut générer une attitude écologique aux mouvements polymorphes.

Il présente alors des attitudes telles qu'un nouveau monachisme anti-technique, par exemple. Enfin,

il mentionne les écologistes dans son entretien avec Anita Kéchickian. Il y parle des écologistes et

des physiocrates, en tant que ce sont des chercheur.se.s qui pensent l'aliénation des humains.

L'approche des écologistes, en tant qu'elle considère d'abord l'aliénation humaine, est donc

distinguée de celle de Simondon, et c'est la raison pour laquelle il s'en distingue de lui-même.

Cependant, son approche de la technicité à partir de l'ensemble peut elle aussi se révéler tout à fait

pertinente et fructueuse pour penser l'écologie. En effet l'ensemble est une réalité technique qui est

constituée par et dans un milieu, et qui constitue aussi un milieu (technique) associé ; il se trouve

que la Terre est un milieu, et qu'elle est prise dans de nombreux milieux et réseaux techniques

différents et interagissants de façon circulaire, réciproque et cumulative entre eux. Or entre l'humain

et la nature, la certitude est aujourd'hui que la résonance interne (c'est-à-dire la réciprocité causale

du système) de ce système est, en l'état actuel des choses, autodestructrice.

179 ST, p. 198.180 ST, p. 198.181 ST, p. 341.

87

La question étant alors de savoir si à partir des thèses sur la technique proposées par

Simondon, il ne serait pas possible de se passer du pan religieux, c'est-à-dire absolu de son système,

dans la mesure où une écologie serait l'établissement de la résonance interne de la nature et de

l'humain, au travers d'une technique connue dans son histoire qui mette en jeu les virtualités et

potentialités techniques, humaines et naturelles dans l'assurance de la durabilité. Il nous semble

possible de répondre de deux manières à cette question : la première serait de dire qu'il est possible

et de critiquer Simondon. D'abord, parce que la culture technique se base notamment sur une

universalité actuelle : il semble cohérent de penser qu'une écologie serait, d'une certaine façon,

l'atteinte d'une longévité maximale de l'humanité qui correspondrait à la durée de vie de la Terre ou

de l'univers. Le système humain-nature fonctionnerait alors actuellement. Chaque être humain serait

capable, en régime simondonien, de comprendre les techniques, leur normativité, et leur portée

éthique. A concevoir le monde comme un ensemble technique, comme un tout métastable, les

critères absolus et de perfection issus de la pensée religieuse n'ont plus lieu d'être. D'une certaine

façon, la pensée religieuse était une pensée de pari, productrice d'universaux utiles lorsque la

technicité et le système homme nature ne fonctionnent plus. Ce que nous voulons dire, c'est que la

religion produisait du sens là où les schémas n'étaient pas encore identifiés : par exemple, donner un

sens au monde, développer une attitude rituelle envers les saisons, s'attirer les faveurs d'un ou de

dieu(x) pour les récoltes, ou fournir une explication à l'existence de la souffrance, sont des moyens

de faire sens de choses pour lesquelles les explications manquent, par des éléments de religion.

Dans une perspective écologique, par conséquent (et c'est le deuxième point), la nécessité du

recours à la pensée religieuse s'efface. A nouveau, il ne s'agit pas de prétendre que tout est expliqué,

il s'agit au contraire de saisir comme hasard, indétermination dynamique ce fond qu'est la religion.

Ce détachement du religieux prend sens notamment dans la pensée philosophique. Comprendre cela

implique un détour par la question de l'unité magique. Nous l'avons déjà indiqué, l'unité magique

est dédoublée en technique et en religion, comme préoccupation de l'élément, figure, et exigence

d'absolu, fond. Or, technique et religion se dédoublent à leur tour en figure et en fond. La figure est

alors la stéréotypie, et le fond, l'indétermination dynamique. La philosophie cherche à mettre en

communication technique et religion en tant que dédoublées. Toutefois, la technique possède donc

bien un aspect figural autant qu'un aspect de fond. Ces deux aspects étant conservés, une

perspective écologique pourrait, à partir de l'édifice simondonien, faire l'économie de la branche

religion de son système. Ainsi, il nous semble pertinent de proposer une perspective écologique

simondonienne qui se passerait de l'aspect religieux de son système.

88

Il est possible d'objecter à cette thèse qu'elle risque de reproduire un idéal de domination de

la nature, en lui retirant tout ce qu'elle peut contenir de chaotique. Ce qui est incompatible avec

l'idée simondonienne explosée dans Art et Nature, où Simondon conclue que « l'homme n'est pas

maître de la nature. »182 – la précaution est donc de mise. Nous proposons à cette objection la

réponse suivante : soutenir que le pan technique de sa philosophie est suffisant ne revient pas à

soutenir que le chaos de la nature est dominé ; c'est au contraire soutenir qu'il est correctement

intégré dans le rapport entre les humains et la nature, de la même manière qu'un objet technique

concrétisant possède cette fermeture ouverte qui permet de conserver la vie, à la manière d'un

alchimiste, qui « enveloppe et protège […] la spontanéité de la nature »183.

Il n'en reste pas moins qu'une objection solide à cette proposition consisterait à dire que si le

religieux semble disparaître, dans l'écologie, ce serait moins parce qu'il devient dispensable, que

parce qu'il se confond avec la technique. C'est-à-dire que religion et technique communiqueraient

adéquatement dans l'écologie, qui fonctionnerait comme un code du rapport des humains et du

monde. C'est, il nous semble, la réponse simondonienne à cette question finale ; ceci parce que

Simondon note que l'écologie « dilate la perspective temporelle » 184, qui se dilate et qui par

conséquent se densifie de liaisons du passé, du présent et du devenir, mais qui s'accompagne

également de la constitution d'une résonance interne de l'espace. Ceci parce que la dilatation

temporelle n'a pas lieu ailleurs que dans l'espace densifié par le temps. Par exemple, regarder un

paysage rocheux en étant capable d'identifier les couches de sédimentations de roches qui le

constituent, c'est introduire une densité temporelle au sein de la perception de l'espace paysage. De

la même manière, entretenir une relation avec un objet technique serait introduire de la densité

temporelle dans un objet qui fonctionne hic et nunc (ici et maintenant), d'abord par la conscience de

son schème de fonctionnement, ensuite dans la conscience de l'histoire de son invention. Autrement

dit, l'écologie serait l'établissement de la coïncidence de l'espace et du temps, ce qui correspond, en

somme, à une techno-géographie. Or cette coïncidence correspond bien à la création à neuf d'un

analogue de l'unité magique du monde : autrement dit, l'écologie apparaît se passer de religieux

seulement parce qu'elle est cette pensée philosophique, politique et sociale qui paraît coupler le

technique et le religieux, l'humain et la nature. Ainsi, l'écologie semble bien s'inscrire dans

l'hermétisme contemporain, et elle semble aussi être une attitude théorique et pratique valide vis-à-

182 ST, p. 200.183 ST, p. 167. « l'hermétisme correspond à des techniques qui se ferment mais qui conservent un couplage nécessaire

avec le caractères aléatoire et productif de la nature » et «conservation de la vie et communication ».184 ST, p. 197.

89

vis de l'édifice théorique simondonien, dans la mesure où l'écologie se préoccupe primordialement

de l'établissement d'un rapport adéquat, c'est-à-dire durable dans le temps et dans l'espace, entre les

êtres humains et le monde en tant que milieu.

90

CONCLUSION

L'aboutissement de ce travail a permis la réfutation de notre postulat de départ, à savoir qu'il

y avait entre Marx et Simondon une continuité qui permettait de réactiver, par l'étude de Simondon,

certains aspects du marxisme en les enrichissant d'une nouvelle dimension de pensée de la

technique. Au terme de ce travail, nous pouvons donc envisager la réponse suivante : moins que de

réactiver certains aspects de la pensée marxienne, Simondon s'emploie à en montrer les lacunes et

se joint en cela aux courants de pensée du XXe siècle hostile au communisme et critique du

marxisme. Sa critique aboutit alors à un repositionnement du marxisme en tant que pensée

participant d'un hermétisme historiquement déterminé (de la Renaissance aux XIXe siècle) et, par

conséquent, relevant proprement du passé. La réactivation du marxisme ne peut avoir lieu qu'à un

niveau psychosocial, et son efficacité procède de la perpétuation d'un rapport d'aliénation entre

l'humain et la technique : si l'on peut encore penser à partir de Marx aujourd'hui, c'est uniquement

en tant que l'on ne sait toujours pas de quoi l'on parle en parlant des techniques. De sorte qu'il n'est

pas possible, au travers de Simondon, de concevoir que le marxisme permette de penser ce qui a

lieu dans les sociétés contemporaines, ni de concevoir que le marxisme puisse changer ces sociétés

contemporaines : nécessité se fait de sortir des schèmes théoriques marxien, dans la mesure où la

réalité technique a changé.

Cette divergence, en dépit de l'apport décisif de Marx, qui montre la centralité de la

technique, est notamment due à ce que leur approche des techniques impliquent des métaphysiques

radicalement différentes. On peut qualifier la pensée technique de Marx comme une pensée de la

technique d'après Aristote et l'hylémorphisme. Un position qui est due, d'après Simondon à ce que

Marx pense le rapport de l'humain à la nature au prisme du travail. Cela implique aussi que Marx

maintienne une relation de domination de l'humain sur la technique dans un déclassement paradoxal

des conditions matérielles objectives de la vie au profit des relations subjectives non matérielles des

êtres humains, une fois réalisée la troisième phase du développement social, tandis que le processus

de révolution et le matérialisme historique mettaient la matière au cœur de tout, en étirant

l'approche mécaniste à toute la réalité. Plus encore, cela implique aussi que Marx pose l'existence

91

d'une nature humaine, et l'existence d'une tendance à sa réalisation, impliquant la négativité et la

dialectique. Au contraire, l'approche de Simondon le commet à une métaphysique bien différente,

qui se systématise dans une pensée de l'invention qu'accompagne nécessairement la relation de

l'humain, de la technique et de la nature en tant qu'ils sont plongés dans et structurés ensemble par

un devenir commun. L'unité magique du monde n'est pas un idéal à restituer, mais sa

dichotomisation est l'occasion de création continuée d'un code qui rassemble et propose une version

médiatisée par les techniques de cette unité magique primitive. De sorte que le rapport essentiel

dans la pensée de Simondon n'est pas la dialectique mais l'analectique, et n'est pas la négativité mais

la transductivité, où la transductivité est l'opération d'un changement d'état vers un autre qui se

propage de place en place : c'est donc une structuration par le positif. On peut alors soutenir que

Marx a une approche encore trop binaire de la technique, parce qu'il la pense à partir de la

dialectique, c'est-à-dire d'après un modèle d'opposition. C'est encore trop binaire dans la mesure où

Marx ignore aussi les différents modes des objets techniques : dans la mesure où les les considère

d'après un modèle social qu'il théorise selon un modèle de domination, c'est-à-dire un modèle

binaire.

Ce que Simondon apporte à Marx, en revanche, c'est qu'il lui attribue une position

particulière dans l'histoire de la philosophie telle qu'il la constitue d'hermétismes en hermétismes.

Ainsi, Simondon est lié à Marx et au marxisme comme un héritier, en tant que Marx et le marxisme

ferment un hermétisme, et en ouvrent un nouveau, qui est le nôtre, en développant une pensée de

l'horizontalité. Alors, l'hermétisme contemporain prend d'une certaine façon racines dans le

développement par Marx de l'idée de propagation horizontale de la révolution. C'est la raison pour

laquelle l’œuvre de Simondon est pétrie d'un héritage critique de Marx. Simondon critique le

marxisme et son essence parce que le marxisme pose des enjeux essentiels, mais manque une partie

du problème : la relation à la technique ne peut pas être basée sur des schèmes d'asservissement ni

sur la seule relation d'usage sans que cela ne génère en même temps de l'aliénation, tant des objets

techniques que des êtres humains qui les manipulent. Marx est donc malgré tout un auteur pilier

chez Simondon, tout comme peut aussi l'être Bergson ; les deux étant les auteurs qu'il reprend le

plus, et dont la critique structure notamment la conclusion du MEOT .

Ces différenciations se sont cristallisées dans notre travail sur deux points essentiels, qui

sont l'aliénation et la machine, qui nous ont permis de montrer le rapport ambigu de Marx à la

machine, ainsi que de traiter la question de la connaissance technique. L'enjeu était pour nous de

tracer à la fois une continuité entre les deux auteurs, quand bien même cette continuité ne

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procéderait pas d'un accord entre les deux pensées, et ce non plus seulement dans une perspective

de réactivation du marxisme, mais dans une exploration et une mise en valeur de la portée

éminemment politique de la pensée simondonienne, qui ne se distingue pas d'un projet politique

humaniste et démocratique. Aborder Simondon dans sa relation avec Marx nous a donc paru un bon

moyen de redonner vie et considération à ce projet politique d'actualisation de son idée de la

démocratie, qui est un projet d'autant plus intéressant qu'il ne se fait guère d'illusion quand à

l'ambition et l'exigence qu'une telle chose implique. Ce que nous tenions particulièrement à

développer, c'est la nécessité de sortir des rapports de force et de lutte, qui sont inessentiels,

capitalistes, et auto-destructeurs parce qu'ils produisent de l'aliénation : la lutte entre les humains et

la nature produit de l'aliénation, la lutte des humains entre les humains produit de l'aliénation, la

lutte entre les humains et les techniques (la technophobie est une attitude due à la peur de perdre le

statut de maître des techniques et de la nature que les êtres humains se sont auto-attribué – il y a

donc rapport de lutte sous la forme d'un rapport de domination) produit de l'aliénation. Il en était

assez de concevoir l'homme comme intrinsèquement mauvais, ou la nature comme intrinsèquement

violente. Penser, comme Simondon le propose, l'humain et la nature et tous les rapports qu'ils

entretiennent entre eux et de l'un à l'autre à partir de la seule idée de communication possible – par

le code, la langue, la technique – nous paraît d'essentielle importance, et ce particulièrement parce

qu'il replace la vie et l'évolution comme enjeu et effet majeur autour duquel tout gravite.

Enfin, le développement sur l'écologie nous a permis de proposer deux approches possibles

à son égard, l'une qui proposait une distanciation de Simondon par le détachement à la nécessité du

religieux, et l'autre, plus simondonienne, qui pensait l'écologie comme le rapport adéquat entre le

technique et le religieux, dans une création adéquate d'encodage de l'unité magique, et qui

correspond à la mise en communication du temps et de l'espace et de deux modalités d'appréhension

de l'espace et du temps que sont l'approche religieuse et l'approche technique, par la dilatation

temporelle et par l'introduction, mais surtout de la prise de conscience, de la densité temporelle de

l'espace, et de sa structuration signifiante dans le rapport de l'humain à la nature. Ainsi, si nous

voulons penser l'hermétisme contemporain, Simondon est plus adéquat que Marx. Mais si nous

voulons penser la psychosocialité (ou l'idéologie, s'il faut parler en termes marxiens)

contemporaine, les catégories de l'hermétisme du XIXe siècle sont encore actives, et cette activité

est notamment rendue possible par la technocratie, qui maintient dans l'hétéronomie une population

qui, pourtant, grâce à Internet et à l'accessibilité des savoirs sous formats texte ou formats audio-

visuels qui génèrent une universalité des savoirs en acte, invalident ce système technocratique. Il

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convient donc véritablement de changer nos catégories, adoptant celles de Simondon ou non, afin

de s'engager enfin dans un devenir aussi inédit que notre présent peut l'être, et de sortir ainsi d'une

pensée du retour, qui implique toujours en quelque manière une forme de violence. Et ce à quoi, en

définitive, Simondon s'oppose, c'est bien aux sociétés technocratiques, qui fondent leur autorité

notamment sur l'ignorance des techniques de la part de la population.

En définitive, l'enquête sur les rapports entre Marx et Simondon nous a permis de mettre en

exergue la liaison entre : d'abord, la façon dont on développe une pensée de la technique, quelle en

est la définition, quelle est la place qu'on lui attribue dans la société et dans le rapport des humains

au monde ; ensuite, la forme que prend une théorie politique, et quelle est la place attribuée à la

technique dans la pensée politique, et comment pense-t-on le politique en fonction de la place que

l'on attribue à la technique. Or, l'enjeu de Marx dans sa pensée technique est celui du rapport

qu'entretiennent les hommes entre eux, tandis que l'enjeu de Simondon est davantage celui du

rapport des humains au monde. Ainsi, l'étude de deux pensées de la technique différentes nous

permet bien de mettre en valeur l'importance de l'angle avec lequel la technique est théorisée, car

penser la technique mobilise un édifice théorique complet. La pensée technique en est, de ce fait, le

facteur autant que le symptôme, car en tant que la technique médiatise et code notre rapport au

monde, la technique cristallise tout ce qui est mis à l’œuvre dans l'effort philosophique, effort qui

consiste à essayer de penser le rapport que les humains entretiennent avec le monde. Ce rapport qui,

nous avons essayé de le montrer tout au long de ce mémoire, est un rapport de communication.

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