onze femmes artistes nomades et slaves, marina abramovic, kosara bokshan et ljubinka jovanovic

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« Onze femmes artistes de la diaspora » Nina Zivancevic L’idée, quelque peu improvisée, de présenter la meilleure, voire la « plus belle » partie de la tradition artistique de ma terre natale à un large public n’est pas due au hasard : Critique et correspondante pour les journaux NY Arts, the Tribes et Modern Painters, il y a longtemps que je suis (en rédigeant articles, interview, catalogues et des études) la carrière des artistes les plus célèbres originaires d'Europe centrale en exil, ou si vous préférez, de la diaspora. Un des plus grand spécialiste du thème de l'exil, le palestinien new-yorkais Edward S. Said, distinguait plusieurs catégories : les bannis, pourchassés et envoyés en exil, ceux qui sont réfugiés temporairement et attendent la fin de la guerre qui ravage leur pays, les expatriés qui jusqu'à un certain point mangent volontairement un pain qui n'est pas le leur et les immigrés qui appartiennent à toutes ces catégories sans exclusivité. La simple mention du mot exil sous-entend une solitude particulière et une dérive spirituelle qui peut être bien connue mais ne s'impose pas a priori aux expatriés de la soi-disant diaspora. Dans son célèbre essai « Reflexions on Exile », Said montre que l'individu en exil passe la plus grande partie de sa vie à rechercher des réparations ou des compensations pour ce qu'il a perdu en quittant son pays : il invente des règles du jeu afin de maîtriser ce nouveau monde qui lui échappe, et à partir de là, il n'est pas surprenant que les exilés deviennent souvent écrivains, joueurs d'échec, activistes politiques, intellectuels ou artistes. Il entre dans la zone que Lukac appelait « vagabondage transcendantal ». La question des moyens d'existence d'un artiste dans un milieu étranger est très complexe, les raisons de son départ/retour le sont souvent encore plus. Ici, la problématique que je traiterai est encore plus pointue puisqu’il s’agira des femmes artistes exilées. Les artistes en exil, quelque soit leur degré d'intégration, sont toujours des excentriques conscients de leur différence, dont ils sont souvent fiers et dont ils se nourrissent, car elle les aide à survivre, comme ces

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« Onze femmes artistes de la diaspora » Nina Zivancevic

L’idée, quelque peu improvisée, de présenter la meilleure, voire la « plus belle » partie de la tradition artistique de ma terre natale à un large public n’est pas due au hasard : Critique et correspondante pour les journaux NY Arts, the Tribes et Modern Painters, il y a longtemps que je suis (en rédigeant articles, interview, catalogues et des études) la carrière des artistes les plus célèbres originaires d'Europe centrale en exil, ou si vous préférez, de la diaspora. Un des plus grand spécialiste du thème de l'exil, le palestinien new-yorkais Edward S. Said, distinguait plusieurs catégories : les bannis, pourchassés et envoyés en exil, ceux qui sont réfugiés temporairement et attendent la fin de la guerre qui ravage leur pays, les expatriés qui jusqu'à un certain point mangent volontairement un pain qui n'est pas le leur et les immigrés qui appartiennent à toutes ces catégories sans exclusivité. La simple mention du mot exil sous-entend une solitude particulière et une dérive spirituelle qui peut être bien connue mais ne s'impose pas a priori aux expatriés de la soi-disant diaspora. Dans son célèbre essai « Reflexions on Exile », Said montre que l'individu en exil passe la plus grande partie de sa vie à rechercher des réparations ou des compensations pour ce qu'il a perdu en quittant son pays : il invente des règles du jeu afin de maîtriser ce nouveau monde qui lui échappe, et à partir de là, il n'est pas surprenant que les exilés deviennent souvent écrivains, joueurs d'échec, activistes politiques, intellectuels ou artistes. Il entre dans la zone que Lukac appelait « vagabondage transcendantal ». La question des moyens d'existence d'un artiste dans un milieu étranger est très complexe, les raisons de son départ/retour le sont souvent encore plus. Ici, la problématique que je traiterai est encore plus pointue puisqu’il s’agira des femmes artistes exilées. Les artistes en exil, quelque soit leur degré d'intégration, sont toujours des excentriques conscients de leur différence, dont ils sont souvent fiers et dont ils se nourrissent, car elle les aide à survivre, comme ces

enfants nécessiteux qui deviennent des adultes forts. Mais une question légitime se pose : Est-ce la caractéristique de l'exil ou bien de la condition d'artiste ? S'y accrochant comme à une arme, l'artiste en exil insiste jalousement sur son droit de ne pas appartenir à un nouvel ou tout autre environnement. Une telle posture renforce la volonté, les comportements outranciers et les réactions excessives, traits caractéristiques de l'exilé, qui essaie de faire comprendre ou du moins partager au monde sa vision, ce qui le rend peu attirant pour son nouveau milieu, effrayé par la mer agitée d'émotions qui le submerge. Les artistes exilés savent être des créatures malcommodes et Said en bon critique dit que même au « Paradis » de Dante se pressent le désespoir rageant et le désir de revanche de son « Enfer ». Comme si en quittant Florence l'auteur était condamné à traverser l'Enfer au travers de ce qu'il écrivît et vécut. L'exil, dans l'Antiquité d'Ovide, et même au temps de Dante au Moyen-âge était la plus grande peine infligée aux artistes. Le panorama des réfugiés du XXème siècle témoigne que peu de choses ont changées. Richard Ellman, le biographe de Joyce souligne que l'écrivain a tenu à entretenir la brouille avec son Dublin natal, même après avoir été accepté par les Irlandais, afin de rester cosmopolite et à l'aise dans son exil choisi. Dans ce sens, les théoriciens et critiques relèvent que la véritable nature d'une pérégrination, en raison de son caractère privé et extrême, est très difficile à définir et que chaque tentative d'instrumentalisation du sujet conduit fatalement à le rendre schématique et trivial. Une des conséquences de cette analyse grossière est l'idée dans la population locale que les exilés s'en sortent bien dans leur nouveau milieu dont ils profitent et tirent avantage, à la manière des pédagogues-esclaves Grecs de la Rome antique. Alors que j'écris ce texte je pense d'ailleurs à deux amis, un compatriote et un confrère émigré qui me mirent amicalement en garde envers les positions sur l'exil que j'allais inévitablement développer dans ce texte. « Ne te trompe pas »-me dirent-ils tous deux- « en démontrant que les artistes vivent difficilement en exil, regarde Picasso, est ce que lui et d'autres non pas trouvé en France la gloire qu'ils n'auraient jamais connu au pays

natal ? » Je ne suivrai pas la pensée théosophique de Simone Weil que j'ai par ailleurs traduit dans ma langue maternelle, par contre je prendrai en compte son affirmation comme quoi « l’enracinement dans un sol est un besoin vital pour l’âme humaine si elle veut survivre et se développer ». Néanmoins, au rebours de cette inclination naturelle de l'âme, les artistes et les gens qui vivent et se développent à l'étranger sont des personnalités exceptionnelles ; ils continuent à vivre alors que tout leur dit qu'ils doivent mourir et créent des œuvres qui surpassent la force individuelle et l'imagination commune. En premier lieu, au sein de l'alchimie complexe crée par la peur, l'effort et le stress qui poussent la vie des exilés vers le concept de tragédie, deux éléments dominent qui sont l'isolement et l'affolement. Quand cet état d'esprit réussi à être caché durablement, il conduit à un masochisme narcissique particulier qui s'oppose à toutes les tentatives visant à adopter une nouvelle culture, et donc à l'assimilation de l'individu dans son nouveau milieu. Freud formula cette proscription fétichisée que l'étranger porte avec fierté comme un panache. A côté de tout cela, les artistes exilés aiment lier à leur ressenti du vagabondage une sensation particulière de la précarité et de la trivialité des évènements et de l'espace. Ces effets donnent souvent à leurs œuvres un charme particulier, s'ils ne hurlent pas assez fréquemment et fortement ce qui les fait souffrir, la perte de perspective critique, la timidité intellectuelle et le manque de force morale.Bien sûr, certains grands et rares esprits arrivent à sublimer cette douleur et deviennent « de plus grands Romains que les Romains », ils trouvent tant de réconfort et de force dans leur travail qu'ils y fondent leur véritable patrie. Théodore Adorno, un des plus grand écrivain exilé du XXème siècle, a sauvé une grande partie de son travail ainsi que soi-même quand il comprit que « la patrie » est ce que nous portons, ce qui peut être interpelé, comme Frédérique Chopin qui emmena une poignée de terre, lui qui représenta la Pologne en exil, en traçant de ses notes les frontières et la carte de sa patrie. Comme Adorno l'a souligné, la plus grande affaire d'une vie est

de se détacher de la « maison », au sens de se décaler d'un pas de sa cour et de sa poubelle, ce que l'on comprend parfaitement bien si l'on se souvient que la cour et la maison étaient l'œuvre des Nazis. Néanmoins la chance d'Adorno est d'avoir exprimé son postulat dans la lumière aveuglante perçant la brumeuse ou concrète fuite de l'enclos d'Hitler, il nous rappelle que les bannis sont ceux qui franchissent les frontières physiques ainsi que celles de la pensée et de l'expérience, une réalisation hors de portée pour « ceux qui restent à la maison ». En ce sens l'homme, capable de faire sienne n'importe quelle terre et d'y bâtir sa maison, se rapproche de l'idéal nietzschéen du surhomme, mais il reste un homme conscient de ses racines et de sa première « maison ». Le sentiment dominant tous les autres qui se forme en exil est l'amour de la terre et de la nation d'origine. Cet amour de la patrie s'intensifie toujours, et dans le cas des grands artistes dont nous parlerons ici, il est la principale composante sur laquelle se fonde leur travail.Une des valeurs les plus hautes que l'artiste exilé puisse incarner est cette vision multiple, en contrepoint, du monde et de la réalité. La plupart des gens ne sont conscients que d'une culture et d'une patrie tandis que les exilés en connaissent au moins deux, et cette vision plurielle du monde incite la conscience artistique à comparer les multiples dimensions de l'existence.Chez l'artiste qui passe toute sa vie en exil, parmi une montagne d'expériences et d'événements quotidiens, se détache un arrière-plan caché lié aux souvenirs d'une autre vie qui se déroulait sur sa terre natale. Une telle expérience peut rendre l'artiste fier de réaliser chaque jour quelque chose d'exceptionnel, avec le sentiment que son regard sur le monde s'est élargi, mais ce sentiment trop souvent l'épuise à l'extrême. L'exil n'offre jamais à l'individu, artiste où même homme plus simple, un quelconque sentiment de sécurité, de sérénité où de satisfaction intérieure. La vie en exil et son caractère nomade, hautement hasardeux et fait de contrepoints peut convenir à des individualités créatives, particulières ou agitées, mais seulement pour un temps et dans un certain cadre, car l'individu, juste après avoir

pensé maîtriser la situation inédite liée à la réalité chaotique qu'impose l'exil, comprend qu'il a de nouveau perdu son équilibre, existentiel ou bien spirituel.Pourtant, si la vie en exil provoque d'énormes pertes et des souffrances inévitables, on peut se demander comment cette forme d'existence est devenue un motif si puissant et si riche dans la culture contemporaine. La culture contemporaine de ce qu'on appelle l'Occident est aujourd'hui constituée en grande partie d'œuvres d'exilés, d'immigrés, d'expatriés.En montrant qu'ils surmontent la solitude de l'exil par une prolixité extraordinaire, les immigrés ne tombent pas dans la rhétorique pathétique de la fierté nationale, du sentimentalisme collectif et des passions relatives à un groupe ou une nation particulière. Dans n'importe quelle société, y compris la sienne, une personne créant de la culture, un artiste, se sent toujours quelque peu « à la marge », car elle regarde le monde d'un point de vue différent, esthétique. En exil, ou en résidence à l'étranger, elle essaie d'oublier ce sentiment en se disant qu'elle l'a toujours connu. Celle ou celui qui ont toujours regardé le monde différemment, produisant du dissemblable ou de l'altérité, doivent prendre en compte le système tel qu'il existe, jusqu'à le maîtriser et le faire sien tout en gardant une posture critique et essayer de le transformer par leur action personnelle. Ceux-là arrivent inévitablement à des interrogations du type : qui fait l'histoire ?, qu'est ce qui différencie les gens ? qu’est ce qui différencie « l'Orient » de « l'Occident » ? L'artiste est conscient des particularités historiques du genre humain, plus prégnantes que les différences biologiques-les sentiments d'amour, de haine et d'agressivité qui plutôt que génétiques sont des réflexes politiques formés pendant des siècles. Pour lui l'intérêt réside dans l'interaction des cultures et leurs échanges, comment elles se déploient de manière synchrone plutôt que dans leur agencement vertical et leur confrontation. L'une des obsessions de l'artiste est comment les deux pôles « Orient » et « Occident » fonctionnent et comment « l'autre, l'altérité » survivent en chacun d'eux. La question concrète qu'il pose est comment connaître

véritablement cet autre et rester humaniste, comment comprendre et interpréter la dynamique de la relation entre humanisme et connaissance de l'autre, relation en perpétuel mouvement, constamment en construction ? Il entend que la question des différences individuelles est un problème délicat, si l'on estime que les individus sont le produit d'une collectivité, alors que le dialogue avec le collectif ne représente jamais pour lui une constante gelée et hiérarchique mais plutôt quelque chose de dynamique et de vivant à laquelle il participe de par sa créativité personnelle. De par son engagement actif dans le dialogue avec la société et la culture, l'artiste tente de consolider l'identité, la sienne et celle de son peuple, et il ne croit pas, dans ce processus, qu'il soit si important d'appartenir à un endroit. La pensée fondamentale qui l'anime est « Voilà, je suis ici ! C'est l'endroit et le moment de présenter ma vision » plutôt que de posséder un endroit ou de lui appartenir.

Les femmes artistes en exil « perpétuel », ontologique et double

Dans le cas des femmes artistes, la problématique de la survie, de l'élaboration d'une vision personnelle et du dialogue avec la société dans laquelle elles sont actives, est d'une complexité accrue. Cette question à toujours été problématique jusqu'à la seconde moitié du XXème siècle quand de nouvelles théories féministes commencèrent à pointer les différents rôles des femmes, se détachant des rôles traditionnels de mère, de partenaire sexuel, de personne veillant sur le foyer familial. Néanmoins, malgré des décennies passées à tenter de le revaloriser et de l'élargir, le statut des femmes reste marginalisé sous n'importe quelle latitude. Il y a quelques temps, au Musée d'art contemporain du centre Georges Pompidou, j'ai regardé une collection de travaux de femmes artistes du XXème siècle. Chacune d'elles, à sa façon, à essayé de condamner la marginalisation du statut féminin, l'interprétation fausse et la classification erronée de cet « autre moi ».Comme la finement relevé Camille Morineau, une des organisatrices, dans le catalogue de l'exposition, le travail des femmes ne représente

que 18% des collections du Musée d'art contemporain du centre Georges Pompidou. Dans le monde ou la représentation politique des femmes ne s'élève qu'à 18% et ou le sexe dit « faible » touche un salaire inférieur de 7,5% à celui de leurs collègues masculins, il est difficile pour les femmes de se battre pour une place sous le soleil artistique. Morineau affirme que les collections du Musée du Louvre et du Musée d'Orsay sont exclusivement masculines et plaide pour un choix artistique qui serait universel et non fondé sur une seule moitié du genre humain. Pour autant, le choix des collections exposées ne devrait pas se faire à l'aune du « politically correct » ou sur des critères génétiques, un tel postulat conduirait avant tout à la marginalisation et ghettoïsation d'artistes que la philosophie de l'art voit et considère comme égaux.Néanmoins, comme la totalité du discours historique a été fondé sur de mauvaises bases et que le statut des femmes artistes est marginalisé depuis des siècles, un certain degré de revalorisation normative de celui-ci est devenu plus que nécessaire. Les organisateurs de grandes expositions revalorisant le travail des femmes sont d'accord pour dire que leur œuvres sont mieux articulées au temps présent : elles plongent profondément dans l'abstraction du XXème siècle ainsi que dans la théorie, la virtualité et le digital du XXIème. Ce nouveau « pluri vocalisme » des femmes artistes modernes et contemporaines m'a immédiatement frappé à l'entrée de l'exposition « Elles » au centre Pompidou alors que je tiens depuis de longues années des chroniques sur les événements artistiques à Paris, Londres et New York et que je suis donc au fait de son existence.Comme j'ai suivi de près et commenté le travail de presque la moitié des artistes présentées à cette exposition, j'ai tenté à cette occasion de me souvenir de ce qui avait attiré mon attention dans leurs créations particulières : Leur courage, ironie, lucidité, combativité, préoccupation pour des problèmes particuliers. Pratiquement chacune d'elles ont rejeté les catégorisations de la vision traditionnelle ou de l'establishment social. Près de deux tiers de ces femmes ont travaillé en à l'étranger, elle étaient doublement exilées, de leur pays mais aussi

de la scène traditionnelle qui leur réservait les rôles de mère, de femme au foyer et de servante, qu'elles ont courageusement rejeté...Gloria Friedman, une Allemande à Paris, amazone à l'arc qui dans une rétro citation de Marina Abramović dit qu' « avant les années 80, l'art conceptuel était quasi-exclusivement réservé aux hommes », et qui dans la grande tradition des penseurs allemands essaya de lier le genre humain à la nature et aux animaux, effrayée à l'idée d'offenser les gens. Rebecca Horn dont la tension abstraite et la précision nonchalante conduit à un abîme de couleur et d'opérations contingentes ; Niki de Saint Phalle et Orlan qui interrogent les frontières du grotesque du corps physique. Les slogans dadaïsto-anarchiques du groupe des Guerilla Girls dont les envolées subversives m'ont enchanté sur les murs de Soho à New-York. Annette Messager et ses souvenirs mystiques faits d'oiseaux morts que les gens volent dans ses expositions. Marina Abramović et ses terrifiantes scarifications en forme d'étoile à cinq branches titiste. Cindy Sherman et Louise Bourgeois qui ont modifié le sens de « la belle et la bête » en le retournant. Eleanor Antin qui se proclame « roi » des mots en enfourchant un cheval dada à bascule pour conquérir le monde. Sophie Calle et Nan Goldin qui comme Valérie Export ont plongé dans l'aventure über-sociale de l'underground et qui ont exploré tout le spectre de l'aventure surréaliste. Anna Mandietta dont l'envolée imaginaire aux confins de la métaphysique a conduit jusqu'à la mort, tuée par son partenaire le sculpteur Carl Andre, faisant d'elle l'exemple emblématique de l'être qui a payé sa révolte et sa soif d'égalité au prix de sa vie. Carolee Scheemann qui pour des raisons vraisemblablement similaires à celles de Mandietta, a plus foi en ses nombreux chats qu'en l'espèce humaine. Il en est ainsi de Leonora Fini, Eileen Agar, de Dorothe Tanning trahie par Max Ernst, de Frida Kahlo profondément blessée par Diego Rivera, de Nancy Spero dont s'est servi Leon Golub, de Yoko Ono qui à la fin de sa vie reçu un lion d'or à Venise pour l'ensemble de son œuvre, mais qui avait du auparavant épouser John Lennon pour que ses créations acquièrent de la visibilité... On trouve également Ghazel, Maja Bajević i Shirin

Neshat qui se sont dressées contre la notion de patriarcat, que la bêtise humaine a jugé; ainsi que Pipilotti Rist, Alison Knowles et Meredith Monk dont la vision sublime et transcendantale a touché le ciel et notre histoire individuelle ; Dora Marković (alias Dora Maar), Germaine Krull, Diane Arbus, Natalia Gontcharova, Sonia Delaunay et bien d'autres encore qui ont enrichi la culture et l'art de notre monde à propos desquelles je n'ai jamais écrit, que je n'ai jamais rencontré ou vue, et dont j'avais à peine entendue parler. Car mon père, le grand surréaliste Zrec, m'a élevé comme une fille, un enfant féminin, et ne me laissait penser et découvrir que jusqu'à un certain point. Il y a aussi beaucoup d'autres artistes femmes qui n'ont pas exposé au Centre Georges Pompidou, mais dont la force d'expression artistique a toujours attiré mon attention : Leonora Carrington et Milena Pavlović-Barilli de l'époque surréaliste puis Virginia Tentindo (Argentine-France), Estella Torres (Mexique-France) et Agata Sieczinska (Pologne-France) qui créent aujourd'hui en exil. Nous définirions le statut historique des femmes artistes comme déjà assez complexe et traditionnellement dévalué, et à l'exception de la revalorisation périodique d'artistes célèbres du passé comme Artemisia Gentileschi (1593-1652) ou Lavinia Fontana (1552-1614), nous dirions que le statut des femmes artistes en exil ou appartenant à la diaspora est encore très compliqué et extrêmement fragile. Soumises aux conditions de vie les plus difficiles, sans moyens d'existence, sans couverture sociale et permis de séjour, ces femmes artistes créent des œuvres dont l'importance surpasse souvent celles de leur collègues autochtones. Le cas de Milena Pavlović-Barilli, née en 1909 à Požarevac (Serbie), décédée à New York en 1945, a été un des premiers à attirer mon attention. Le cheminement de cette peintre exceptionnellement douée, poète et illustratrice à Vogue et au New Yorker a été brillant mais terriblement épuisant et tortueux, même s'il devait la conduire au panthéon des artistes américains ou elle a brillé avant de s'éteindre soudainement. Le grand public a pendant des décennies su peu de choses sur elle, jusqu'à la sortie cette année d'une étude sur sa vie et son œuvre, concomitante d'une rétrospective au

Musée national de Belgrade. Elle est néanmoins précurseur, avec Dora Marković (Maar), de générations de femmes artistes serbes ayant vécu ou vivant en exil ou dans la diaspora et dont le travail est insuffisamment connu et estimé sur leur terre d'origine, en partie à cause de leur absence, en partie à cause des positions traditionnellement patriarcales et du manque d’intérêt du public envers les femmes artistes dans les Balkans.Je présenterai ici un certain nombre d'artistes dont le travail m'est familier grâce à mes nombreuses années passées à New York et à Paris. Je parlerai du développement des membres du « groupe de Zadar », doyen de nombreux musées d'art contemporain dans le monde, qui ont rejoint Paris pour des raisons politiques au milieu des années 50, représentées par Kosara Bokšan et Ljubinka Jovanović ; Egalement de la génération dite intermédiaire qui a quitté la Serbie pour diverses raisons dans les années 70 et 80, représenté par Marina Abramović (New York), Evgenija Demnievska (Paris) ; Ensuite de la génération « postmoderne » qui avec l'aventure surréaliste part pour l'Amérique, Kirila Radovanović-Fäh (Zurich) et Vesna Victoria (Los Angeles) ; de la génération qui exprime l'être organique de la peinture, figurativement ou de façon abstraite, comme Ljubica Mrkalj et Vesna Bajalska (Paris) ; et jusqu'à un certain point de la jeune génération qui a quitté la Serbie et les guerres de années 90 comme Selena Vicković, Olivera (de) Mejcen (Paris) et Jelena Misković (Amsterdam).Bien sûr, aujourd'hui, dans le contexte artistique mondial éclaté et après les guerres et les changements géopolitiques qui ont provoqué l'exil de nombreuses personnes du territoire de l'ex-Yougoslavie, je suis consciente que nombreuses dans le monde sont leurs collègues incroyablement fortes et nobles, qu'elles m'en excusent par avance si je ne les mentionne pas. Je me suis fixée ici sur des destinées particulières avec qui j'ai collaboré, suivant mon chemin cosmopolite et mon Karma, depuis mon départ au début des années 80.

LJUBINKA JOVANOVIĆ ou vers le Gesamtkunstwerk byzantin

Ljubinka Jovanović est une des doyennes de l'art contemporain serbe. Née à Belgrade en 1922, elle étudie la musique ainsi qu'à l'Académie des Beaux-arts dans la classe du professeur Tabaković. Afin d'échapper à l'atmosphère culturelle stalinienne du Belgrade de l'époque de « l'Informburo » ou selon les peintres on arrêtait les admirateurs de Matisse ou Chagall (« l'art décadent »), elle part à Zadar avec un groupe d'artistes après avoir terminé ses études. En 1947, ce groupe d'étudiants du célèbre professeur Ivan Tabaković (Ljubinka Mihailović, Bata Mihailović, Petar Omcikus, Košara Bokshan, Mileta Andrejevic, Vera Bozicković et Mica Popović) forment « le groupe de Zadar », actif à Zadar et à Belgrade et qui combat pour l'affirmation de nouvelles expressions abstraites dans la peinture. Ljubinka Jovanović vit et travaille à Paris à partir de 1952. D'après Sreto Bosnjak, son art est « synthétique et moderne...reconnaissable à la clarté de son propos pictural, aux idées limpides et aux rythmes exprimés ». Le jeu entre un ressenti réaliste ou expressionniste de la nature caractérise ses toiles, avec une matière dense, une utilisation libre de la couleur, une expression forte. Raoul –Jean Moulin remarquera que « par la clairvoyance du regard et l’expérience d’une pratique conceptuelle, par la rigueur et l’intuition d’une discipline des moyens matériels et sensibles, Ljubinka construit sa peinture telle une vision impérieuse, absolue, mais qui procède moins d’une méditation contemplative que d’une action déterminée, d’un geste volontaire porté par un sens métaphysique de la réalité dans l’éclat de son plain-chant. » Quand nous essayons de définir le travail de n’importe quel moderniste, nous nous rendons compte que son art échappe à toute catégorisation géographique. Peut-être plus qu’à n’importe quelle

période le modernisme implique le mouvement perpétuel de l’artiste dans l’espace et la pensée. Néanmoins le sentiment d’un foyer, d’une maison ou d’un endroit où travailler calme l’âme de l’artiste sensible.BLIZIKUCEL’été dernier je me suis rendu dans une vieille maison de pierre, l’atelier de Ljubinka Jovanović à Blizikuce près de Sveti Stefan au Monténégro, un endroit où la mer rencontre les montagnes et le ciel. Cette glorieuse maison a appartenu au grand écrivain et philosophe Stjepan Mitrov Ljubisi et sa beauté a perduré jusqu’ aujourd’hui malgré les tremblements de terre récurrents. Cette maison est pleine de l’énergie positive de Ljubinka (elle travaillait dans les nombreuses pièces de la maison) si bien que je l’ai ressentie comme sa véritable demeure. Rapidement au cours de la conversation nous avons abordé le motif de la maison récurent sur ses toiles. Je me suis dépêché dans son grand triptyque violet et je lui ai demandé ce que signifiait pour elle ce motif de la porte qui se répète. Ljubinka m’a répondu que quand elle pense à la porte elle pense à l’homme, enfermé, cloisonné alors que la lumière brille dehors, alors elle dessine une porte afin que l’homme « ait toujours une sortie ». Ce motif de la « sortie » l’a frappée pour la première fois en 1960 dans le métro de New York et depuis elle dessine des portes, elle ouvre. Cette ouverture, cette porte (les anciens Grecs l’auraient défini comme le nombre magique Pi, et elle a la forme du P cyrillique) nous la retrouvons dans ses dessins représentant cirques et chapiteaux, pour lesquels elle dit que « le cirque a toujours été pour moi une affaire triste, de gens qui peinent, quelque chose d’imperceptible, le départ pour un monde inconnu »...Envisageant de donner le triptyque, Ljubinka a relevé que sa « lumière dorée » qu’elle utilise copieusement, est pour elle plus réaliste que n’importe quelle autre façon de peindre la lumière, derrière il y a le port, un endroit où l’homme arrive comme dans un espace clos, une limite, alors que le bateau est pour elle « le besoin d’aller quelque part ». Néanmoins, il semble que le motif de la maison soit pour elle central, c’est l’endroit qui peut être habité, avant tout

« l’être qui peut habiter, une sorte d’abri » Heideggérien, un endroit où quelqu’un à le droit d’être soi.LE CERCLELe cercle qui se répète dans ses toiles est pour elle le symbole même de la vie, la course qui se renouvelle. « Pour moi la vie est une chose effrayante dans laquelle j’essaie de plonger, dans cette souffrance, dans ce cercle, mais je ne peux pas, c’est une soumission : quand tu ne peux pas entrer dans le cercle de l’existence, il est insupportable qu’aucune religion ou philosophie ne puisse révéler ce qu’est l’essence ». Ljubinka a commencé la peinture par la figuration mais dit-elle, « Je n’ai pas pu déformer l’homme ou le paysage, à l’inverse de Bato  » (Bato Mihajlović, son conjoint). Elle a peint un certain temps dans un monastère. « C’est une expérience qui m’a bouleversé, et en même temps m’a donné le droit à la liberté, que les hommes ou oiseaux soient mes symboles, m’a donné le droit à mon propre alphabet. Je consigne les événements par la peinture, le cercle est ma tâche principale, le cœur de quelque chose, un nœud qu’il faut trancher. Je saisis une phrase, une note quand je la dessine, et chaque homme a son symbole ; Le cirque est une sortie, une libération de la souffrance, ces gens ont du bonheur quand ils donnent, ils ont leurs peines mais leur bonheur est de donner. Pour moi la peinture ce n’est pas une conversation comme pour Bato, mais une élucidation ».LA COULEURLa couleur est « ce qui t’échappe des mains, c’est là que ça ce passe ». Ljubinka ajoute qu’elle n’est pas très satisfaite du grand cercle noir et blanc qui domine sur une grande toile au fond vert, « ici il n’y a pas d’espace, comme s’il n’y avait pas de foi en elle, j’aurai du enlever cette couleur qui me gêne ». Le père de Ljubinka était peintre mais aussi mathématicien qui essayait de trouver la juste mesure en tout, « toutes les couleurs se répètent pour moi », dit-elle. « J’ai une idée précise en regardant l’or ou l’argent, pour moi ils représentent l’espace, alors que les couleurs sont incontrôlables, elles découlent des sentiments. La couleur peut être lourde, pour moi elle n’est pas un symbole mais quelque chose d’inconnu ». La couleur dorée est pour

elle importante car elle représente la recherche de la lumière et la plongée dans l’inconnu. Son bleu particulier (la sorte de cobalt que nous appelons le bleu byzantin) représente pour elle « l’espace illimité », le noir lui sert pour « l’ouverture, pour percer l’espace », car pour elle les couleurs sombres sont une invitation à la contemplation. Nous regardons une toile qui est née dans la « merveilleuse, verte Serbie » de Ljubinka et qu’elle a nommé « Trop vert ». Une flamme rouge domine, qui représente pour Ljubinka une abomination car elle essaie d’anéantir la Serbie trop verte. Ensuite elle me parle des canons qui ont prévalus chez les anciens peintres d’icônes. Le rouge représentait la vigueur, le courage, comme sur les icônes de Saint Georges ou Saint Nicolas. L’espace de l’église était toujours bleu foncé, les peintres d’icônes l’ont peint ainsi afin qu’il soit plus plastique. Il est remarquable que dans la chrétienté occidentale cet espace était peint en bleu foncé pour sembler plus plastique, alors que dans la chrétienté orientale, sur les icônes serbes la couleur bleu foncé signifiait la spiritualité, il atteint le niveau d’un symbole. « Regarde, par exemple, Lubarda, avec sa quête de la substance de la couleur il a atteint la métaphysique ».L’INTOLERANCENous regardons la célèbre toile de Marques représentant un demi cercle, un arc, et en dessous une larme. « J’ai peint à un moment des usines, c’était une maison avec un demi cercle en dessous représentant une montre, le moment auquel tu dois arriver. En question est l’Intolérable Arrivée à l’Heure, donc, s’enfuir dans le ciel, cette fuite est ce demi-cercle (une fusée est dans l’espace vert, c’est à dire l’énergie ascendante). Je ne sais pas ce que les autres pensent d’elle, un psychiatre a dit qu’il était question de sexe, ma Sicile, cette eau dans la maison, qui coule à travers la maison ». Je suis sûre que Giorgo de Chirico aurait eu une autre interprétation de cette toile, plus proche de celle de Ljubinka.ICONEElle a copié à un moment des icônes, nostalgique de l’iconographie byzantine. Elle dit que c’est une vraie discipline, libre, par exemple,

Saint Nicolas est le protecteur des bateaux mais aussi celui des femmes restées au port. Ljubinka dit que la peinture d’icônes est toujours régie par des lois qu’elle utilise afin de ne pas oublier de dessiner. Elle y met une goutte de couleur nécessaire à l’équilibre car « tout dans la nature possède une goutte d’eau, même l’arbre en a, mais ce sont ses germes, le début de quelque chose ». Pour Ljubinka les formes ne représentent pas quelque chose d’abstrait ; elle va dessiner une montagne mais emplie de gouttes-germes, puis la terre qui dans la philosophie bouddhiste zen représente l’énergie de la fécondité, et derrière elle place habituellement le soleil (vert foncé ou violet). Ljubinka dira de Blizikuce « cet endroit est beaucoup entré dans mes toiles, le soleil, la mer, la nature, mais je n’ai jamais peint de paysage ici ». Elle ajoute ensuite, sur le mode métaphysique : « L’homme ne peut peindre ce qui n’existe pas, nous avons des cellules qui sont de la matière, mais elle ne m’a jamais intéressé ! »

2. Kosara Bokšan ou contre la terreur de la figuration, la lucha continua

Kosara est née à Berlin en 1925, et déjà à trois ans elle part pour une nouvelle vie, l’autre monde de l’exil, avec son père slovène et sa mère allemande. Ou qu’elle aille, elle porte en soi la vie dynamique de la république de Weimar, cette folle ténacité et la passion du mouvement. Un peu comme Ljubinka Jovanović passionnée par la musique Kosara a balancé entre le ballet et la peinture, car elle a pressenti dans l’art la possibilité syncrétique du « gesamtkunstwerk » wagnérien, cette approche esthétique unificatrice qu’ont développée ses jeunes collègues postmodernistes sous la forme d’happening, de performances et de théâtre.Ses premiers travaux ont vu le jour au sein du « groupe de Zadar », qui naviguait, d’après le critique Ješa Denegri « dans un spectre stylistique entre le réalisme expressionniste rudimentaire et l’écho de l’expressionnisme de Soutine ». Cette peinture riche en matière, aux coloris sensibles et d’une grande profondeur, était d’un esprit nouveau

et représentait une forte et consciente résistance aux forces du réalisme socialiste qui dominaient en Yougoslavie à la fin des années 40 et au début des années 50. Ce nouvel art, imperméable aux compromis, se fit connaître par des expositions indépendantes au début des années 50 à Belgrade, comme la formation du groupe des « onze » dont Kosara fut membre. Elle partira vite pour Paris avec son conjoint, Petar Omcikus, en 1952. Dans la métropole mondiale de la peinture Kosara du se confronter à de nombreux défis artistiques et existentiels, une grande concurrence et l’arène du marché qu’il fallu dominer. Son chemin, comme celui de ses collègues femmes en exil fut jalonné d’énormes efforts, de tentations extraordinaires mais aussi de réussites, comme elle en témoigne : « A Paris je me suis tout de suite sentie chez moi ». Sur la scène artistique parisienne du début des années 60, Bokšan était très active dans des manifestations prestigieuses comme Réalités Nouvelles, Comparaisons ou le Salon de Mai, c’est pourquoi quelques unes de ses toiles sont au Musée d’art moderne de la ville de Paris.Les peintures de cette période se caractérisent par un réalisme subjectif particulier qui pousse l’expression à son paroxysme, comme sur la plupart de ses autoportraits et portraits jusqu’au milieu des années 60. Il est intéressant de remarquer que parallèlement Kosara développe le thème du paysage où les éléments naturels comme les plantes, la mer et le ciel prennent la place des visages déformés sous des couches épaisses de couleur. Ces paysages sont la plupart du temps situés dans l’ancienne Yougoslavie. La théorie d’Edward S. Saïd de l’artiste en exil qui se tourne de plus en plus vers sa terre d’origine est ici vérifiée et l’amour que nous ressentons à travers les peintures de Bar, Ulcinj et Belgrade va au-delà de la simple nostalgie. Kosara utilise avec joie l’abstraction qui provient, selon Denegri, de sa révolte naturelle contre le réalisme socialiste qui l’interdisait quand elle quitta son pays. Souvenons-nous de Soljenitsyne, et de sa critique positive lors d’une exposition de peintures abstraites, ce qui entraîna son expulsion d’Union Soviétique par Khrouchtchev. L’abstraction, ou la non-représentation de la figure humaine était sévèrement

condamnée par le réalisme socialiste car elle impliquait « la haine du peintre pour ses congénères, pour l’humanité ! ». Néanmoins il est important de noter de que les paysages abstraits (expression de Michel Rangon) de Kosara Bokšan ont toujours gardé des éléments figuratifs pour lesquels la couleur, surtout sur les grands formats, avait une fonction expressionniste et non descriptive. Ce genre de peinture « se tourne vers la nature sans la décrire », car elle ne s’adresse pas « au sujet mais à la sensation provoquée par le sujet ». Ce paysage est donc imaginaire plus que réel comme le remarque Pierre Restany.Petar Omcikus et Kosara Bokšan peignent à Vela Luka, sur l’île de Korčula (Croatie) quelques mois par an depuis le début des années 70. L’atelier témoigne de son obsession pour les éléments naturels qu’elle utilise de plus en plus comme des symboles, les toiles nommées « Lumière », « L’œil du cosmos », « Le matin », « Espace bleu ». Elles suivent le chemin de Kosara fait d’art informel allant du géométrisme russe futuriste jusqu’à un lyrisme méditerranéen particulier sur lequel elle s’appuie de moins en moins, mais délivre de plus en plus son interprétation personnelle. Sur ses immenses toiles, surtout des années 70, les motifs en série naissent sous l’impulsion d’une oppression intérieure, de thèmes qui la préoccupent depuis longtemps plus que d’inspirations spontanées venues des milieux passagers qui l’entoure. Dans l’esprit postmoderniste, elle fera de grande rétro citations sur des thèmes comme « le bateau ivre » et « la chute d’Icare » et essaiera de répondre par sa pensée philosophico-métaphysique aux défis posés par les grands thèmes historiques. Les toiles de la fin des années 70 sont de vastes aplats de couleurs stylisés avec des ovales représentant le soleil et les autres éléments cosmiques qui témoignent du dialogue de Kosara, entre l’héritage byzantin et la modernité de Matisse ou de Rouault. A cette période l’artiste crée une série forte de « femmes-montagnes », symbiose du corps féminin et du paysage. Elle nous raconte une histoire étrange sur le corps féminin, le corps de l’artiste, substance qui appartient à partout et à nulle part, une histoire sur la vie de peintre qui, comme le remarquait le théoricien Denegri, est une

« destinée sous le signe de l'incongru ». Comme il le souligne pertinemment « Etre une artiste dans le système contemporain artistique de la galerie-marché...qui ne s'est jamais soumise à ses exigences, cela signifie uniquement peindre et vivre de cela. Mais, dans une mégalopole comme Paris, l'artiste contemporain sera témoin de sa condition de solitaire, il assemblera cette solitude pour construire son art sur les expériences faites de nombreuses sollicitations que la métropole lui propose ». Il est bien sur question ici d'être seul et fort, les créatures-montagnes et celles de Kosara, les Ur-femmes des séries mentionnées. Et avec cette force semble aller de pair la terreur du souvenir, de la détresse dans laquelle elle a grandi et qui s’aggrave avec l’exil.Il y a quelques années j'ai écrit ce qui suit à propos du travail de Kosara, publié dans le catalogue édité à l'occasion de sa rétrospective au Musée d'Art contemporain de Belgrade :En visitant l'atelier de Kosara , Cour de Noues dans le XXème arrondissement de Paris, ce qui nous attend là et nous submerge c'est l'incroyable force, émotionnelle, de travail et technique qui règne sur ses peintures, de toutes les périodes ! Arc-en-ciel, sur les toiles des années 80, est un symbole d’espoir et en même temps la percée de lumière dans la vie là-bas, mais c’est simplement un grand bouillon de couleurs, une incroyable diagonale lumineuse qui coupe un arrière plan sombre (comme la faille de Clifford Still), une solution technique qui n’a pas mais en fait qui a un rapport avec des symboles ou des formes. Ainsi sont ses cyprès, « l’arbre de la vie » cher à Kosara qui coupent un espace immense, et les bougainvilliers, cascades de couleur que l’on trouve sur ses toiles plus récentes. En fait, avec les toiles les plus récentes nous entrons dans le domaine pictural, dans un groupe de thèmes où la couleur domine…Néanmoins, durant cette décennie de son travail se manifestent en filigrane des thèmes engagés que l’on voudrait presque ne pas retrouver dans son travail. Il s’agit des bombardements et de la guerre, ainsi que des peintures-souvenirs du patrimoine culturel serbe, les monastères et les pivoines du Kosovo. Les symboles sont simplifiés à l’extrême comme sur les

peintures d’artistes antérieurs, les bombardements de Belgrade sont un cercle, dans un terrifiant nuage noir sur un fond blanc qui rappelle les champignons d’Hiroshima et de Nagasaki, quand le reste des couleurs est éliminé comme des mots en trop, au bénéfice d’un symbole univoque et du silence. « Les pivoines du Kosovo » et « Gračanica » sont une explosion de couleurs, portant le souvenir de valeurs qui disparaissent, et malgré les coloris forts, la tristesse est l’émotion qui domine sur ces toiles, avec les pivoines ouvertes et ensanglantées rappelant le cœur humain.A la différence de ses toiles antérieures aux émotions maîtrisées, les plus récentes représentent le cri de l’artiste devant l’horreur et l’absurdité, ces peintures sont tourbillonnantes, elles sont un avertissement et comme toujours expressionnistes, comme le siècle dans lequel Kosara est active, avec sa créativité mature.

3. Marina Abramović : le domaine de la liberté absolue

Marina Abramović, la plus connue des artistes issus de l’ex-Yougoslavie, est née en 1946 à Belgrade. Elle a commencé assez tôt son riche travail conceptuel de vidéos et de performances avec le premier groupe de ce type en Serbie (Nebojša Paripović, Zoran Popović, Georgi Urkom, Evgenija Demnievska). Au début des années 70 elle part en Hollande où elle travaille de 1976 à 1980 avec son compagnon allemand Ulay. Dans la première décennie de ce siècle elle continue en toute indépendance de rechercher les frontières de la liberté humaine, les points de résistance du corps et de la pensée, ce qu’elle a commencé à faire depuis longtemps, avec ses premières présentations au Centre Culturel des Etudiants de Belgrade où elle s’est scarifiée le corps avec l’étoile communiste. C’était sa protestation personnelle contre un régime qui menaçait de prison des artistes (comme Jovanović et Bokšan) qui croyaient en l’abstraction ! Evgenija Demnievska soulignait que le régime à cette époque finançait le centre culturel étudiant et laissait les artistes conceptuelles créer dans l’orbite de ce centre, mais en même temps il condamnait et

persécutait les philosophes et théoriciens (J. Denegri, Dunja Blazević), les écrivains Dragoslav Mihailović i Gojko Djogo (condamnés pour leur livre Quand les courges fleurirent et Les temps laineux), les cinéastes comme Lazare Stojanović ( qui a passé trois ans en prison pour son film Le Jésus de plastique), donnant le sentiment que le climat culturel se trouvait sous le signe de la répression de la liberté entravée.Quand j’ai proposé à Marina Abramović une interview pour le New York Arts Magazine à la fin des années 90, elle a rit et m'a dit « S’il te plaît, écris ce que tu veux, tu as le libre choix quand aux informations et à l’art en écrivant sur moi ». Elle m’a appelé d’Amsterdam pour me dire qu’elle était très fatiguée, elle revenait d’Inde, un lieu saint qui « possède tous les pouvoirs magiques », et se préparait à venir à Paris pour une journée, à l’occasion de la projection d’un film biographique qu’elle avait fait avec Arte France. Même si chaque happening ou performance de Marina est toujours un événement particulier qui engage fortement le spectateur sur le plan émotionnel, voir physique, je ne m’attendais pas à ce que son histoire me bouleverse si profondément. Cela démontre non seulement que cela m’a attrapé le ventre et le cœur, cela a transformé le regard sur une sorte de cours collectif de psychanalyse. Le film parlait des origines de sa famille, de ses parents partisans pendant la seconde guerre mondiale, de son père qui comme le personnage du film de Paradjanov recueille sur son cheval blanc le corps de sa mère à moitié morte pour l’emmener en territoire libéré. Cette scène était coupée par sa performance d’endurance, avec le jeu connu avec les couteaux, une sorte de roulette russe qui ne blesse tragiquement personne à part peut-être les doigts de Marina. Elle se souvient ensuite de son père qui dormait avec son fusil par peur d’un agent du NKVD qui vécu à l’ère postcommuniste. Au premier plan on voit Marina, une jeune femme qui comme les gitanes de Lorca ou de Kusturica rêve qu’elle survole la plaine hongroise. L’espace est immense mais elle essaie de le maîtriser, en robe noire avec un foulard rouge, sur le cheval blanc que l’on ne voit pas mais que l’on devine.

Toute cette performance filmée est une sorte de patchwork, composé de tons sombres noir-blancs-rouges un peu espagnols, à la Velasquez, avec une chaleur méditerranéenne qui s’intensifie quand l’artiste se met à danser le tango, dans sa grande chambre blanche aspergée de noir. Durant toute cette performance Marina danse, même quand elle semble physiquement calme, immobile et qu’il nous semble que son esprit plane au-dessus de différents moments autobiographiques, réminiscences de ses différentes vies. Souvenir de sa mère qui lui offre pour Noel un pyjama trop grand de trois tailles « car il rétrécira au lavage », une mère qui lui dit que ce qui lui plaît le plus ce sont les cadres de ses photos ! Ce souvenir sera vite remplacé par un cadre dans lequel Marina, tournant le dos au public, regarde le Grand Vide au travers d’une immense fenêtre, le néant qui sur un plan profond, tantrique, l’accompagne depuis toujours. A son adolescence ses parents ont divorcé, la faillite de la famille est douloureuse et elle décide de se tourner vers l’art.On voit ensuite Marina grandir, ses peurs et ses doutes d’une jeune femme « est-ce mon nez est trop grand ? », « mes hanches trop larges », « est-ce que mes cheveux sont assez noirs et luxuriants pour conquérir ce monde superficiel ? » A un moment elle s’écrie joyeusement « Voilà, la Abramović est née ! » Cette joie d’exister, de vivre sous le soleil, sera bientôt remplacée par l’antithèse qui affirme que la beauté n’a pas de sens, que la beauté est absurde « et si elle existe, est-ce que l’artiste qui la crée doit être belle ? ». Ce questionnement féministico-esthétique sera au centre de la célèbre performance vidéo où elle se peigne sauvagement et s’arrache les cheveux. Elle dira qu’elle a eu honte de trois choses dans sa vie « de son grand nez, de ses hanches larges et de la guerre en Yougoslavie », de ce qu’elle n’a pas créé mais de ce que la destinée lui a imposé !Pour elle la beauté est un rituel qui nous conduit dans les sphères profondes de la santé et de la guérison physique et spirituelle ; elle est ce qui relie la Pensée et sa Forme, le Mouvement et l’Idée, l’Essence et la Représentation ; ce qui signifie que l’artiste suppose d’une façon certaine que dans chaque sphère de l’activité humaine comme dans

l’Art, ces éléments sont toujours unis. Elle est une artiste qui croit en la santé et en une vie saine. La grande période lyrique de sa jeunesse, le duende slave quand elle « se saoulait de vodka dans la neige », comme son « premier baiser » terminé dans un grand lit blanc, à la limite du rêve et de la réalité, à la frontière de la vie et de la mort, comme les souvenirs de la guerre terrible. Aujourd’hui elle ne boit même plus de vin, « car il donne mal à la tête » et il lui brise son postulat préféré, l’unité de l’Idée et du Mouvement.

Le nettoyage du corps et de la maison telle quelleDans la monographie qui suit son exposition d’après guerre pour laquelle elle reçut le lion d’or à la biennale de Venise en 1997, appelée « le nettoyage de la maison », nous relevons quelques uns de ses messages : l’artiste est quelqu’un qui peut avoir une maison telle quelle, mais cette maison doit être nettoyée, surtout si on y a mal semé, avec des tas de chairs et d’os humains, comme celle dans l’espace ex-yougoslave. L’artiste est un nettoyeur, avec de la conscience, mais plus que tout autre il n’a pas droit à la solitude. Cette citation de Camus qui retire le droit à la solitude Marina l’a appliqué de part sa coopération artistique/vie pendant de longues années avec son partenaire Ulay. Elle a appelé symboliquement cette période de travail « deux corps qui ne font plus qu’un ». Sur le plan formel ils ont longtemps interprété la célèbre performance baiser-cum-inspiration/expiration de dioxyde de carbone dans la bouche l’un de l’autre. Leur déambulation séparée le long de la grande muraille de Chine avant de se retrouver en un point précis, représentait en même temps leur rencontre, leur union et leur séparation finale, la séparation de l’ « anima » et de l’ « animus ». Plus la rencontre entre deux être est profonde, plus la séparation est difficile, dans une scène du film Marina dévore un énorme oignon et pleure, comme une femme primitive et crie « j’ai toujours choisi les mauvais hommes ! » Mais, comme toujours quand il est question des véritables artistes, cette scène est exempte de pathétique et de fausse émotivité. Nous la voyons plutôt comme « la naissance de l’émotion »

ou « le nettoyage du corps », pour reprendre quelques uns des titres de ses performances.

Le miroirDans ses performances elle arrive à entrer dans sa propre intériorité, dans son corps propre qui sert de portail vers l’univers, dans lequel l’artiste plonge profondément pour ressortir « de l’autre côté du miroir », au-delà du bien et du mal. Le miroir est pour Marina comme pour son grand frère slave Tarkovski, une sorte de jouet qui nous emmène « au-delà du bien et du mal », et même temps c’est une sorte d’objet rituel qui ne nie pas l’écoulement du temps mais le prend à la légère. C’est simplement un moyen d’entrer dans un lieu consacré, « un lieu de pouvoir » à propos duquel l’artiste affirme que nous le possédons tous mais souvent sans en être conscient. Ce lieu peut être un point géographique réel (Namibie, Inde, Australie) ou complètement imaginaire. En fait ce que le travail de Marina Abramović montre clairement c’est que le lieu n’est pas si important, c’est le voyage vers lui qui compte, notre voyage personnel chamanique à travers la vie. Ce voyage rituel à l’intérieur de soi ou bien au centre de son univers personnel peut parfois être très long (Marina nous répète souvent que l’individu et le cœur de son être sont souvent des clefs pour l’ouverture de phénomènes plus grands, universaux), et il est souvent accaparé par le groupe, une sorte de commune. Elle relève que la difficulté pour atteindre le but dépend uniquement de l’individu, de l’unique effort de l’individu. « Ecris ce que tu veux, c’est ta responsabilité personnelle sur ton propre chemin » a-t-elle dit et elle m’a autorisé à parler en son nom, avec cet octave haut de la voix de Maria Callas que Marina adore.

Un discours au sein d’un discours Beaucoup d’histoires sont présentes au sien du long discours orchestré dans le film biographique et syncrétique qui lui est consacré, des vignettes ou des segments tissés en un ensemble. La pensée de Marina est toujours hautement structurée tout comme son art qui contient

beaucoup « d’histoires » courtes qui se répondent. Il ya par exemple l’histoire de l’inéluctable guerre civile en Yougoslavie au début des années 90 alors que Marina rend visite à sa famille. Dans la vieille maison elle trouve sa grand-mère, une vieille femme qui lui dit qu’elle l’attendait afin de pouvoir fermer les yeux en paix. Ce segment est une grande parabole sur l’héritage : en question est toute la tradition véhiculée presque sans qu’on la voie par les anciens, de génération en génération. C’est l’histoire des icônes orthodoxes russes tranquillement posés en face des shamans-vestales des aborigènes qui doivent mourir afin « d’accoucher des esprits qui reposent dans leur matrice », des esprits qui héritent de leur monde spirituel, un monde qui s’hérite génétiquement, et se transmet d’une génération à l’autre.Marina est consciente des éléments de « transmission » et de « disparition » que l’on trouve à l’état naturel dans toutes les civilisations et tous les objets. A partir de cela elle se décrit comme « artiste et âme nomade », et ses sculptures comme objets « passagers ». Marina est profondément consciente que tout est éphémère, néanmoins cet éphémère fatigue tout autant que le renfermé, la répétition des formes existentielles et elle dit « je suis fatiguée des changements, de changer d’avion, des aéroports » et pendant cela elle dévore l’oignon qu’elle garde qui lui tire des larmes de crocodile, éphémères comme tout le reste. A un moment donné son existence nomade va commencer à la fatiguer et elle voudra éplucher l’oignon, sa peau serpentine et piquante, elle deviendra une femme désirant atteindre le monde du luxe et de l’aisance, portant de hauts talons, quelqu’un de nouveau et d’imprévisible. Elle plonge dans son désir et vit en lui, pour à la fin dire «  je désire ne plus avoir de désir » et comme Crésus qui convoitait la véritable substance de l’or et du pouvoir, elle se confronte directement à la matière et se dévore littéralement : dans son travail elle fabrique des boulettes de viandes recouvertes de feuilles d’or afin de mordre l’or véritable et gouter à son pouvoir. Elle procède de la même manière avec les grands musées mondiaux, les galeristes et les collectionneurs, les marchands d’âmes humaines, après avoir apprit l’œuvre de ses écrivains préférés, Marina

Tsvetaïeva et Dostoïevski. Pour saisir un serpent, un requin ou une baleine, nous devons nous rapprocher d’eux physiquement, entrer dans leur ventre comme le dit le héros de Melville, le capitaine Achab, mais aussi Marina qui sait que c’est la seule façon de survivre par l’esprit et de sortir de l’autre côté du miroir.

L’esprit d’Australie septentrionale, Viana, seigneur des performancesMarina Abramović voit l’artiste-performer comme un esprit d’Australie septentrionale, Viana, vieux de 5000 ans, qui se nourrit du soleil afin d’entrer dans un état d’esprit particulier et transmettre l’illumination au public. « Le performer entre dans un état d’esprit particulier où il a un total contrôle de soi », dit-elle. L’artiste a le contrôle absolu de sa performance, de sa vie, du moins au moment ou il se produit, « une partie de mon cerveau est complètement détendue, et l’autre sous le contrôle de la performance », ajoute-t-elle. Ce qui nous confirme que Marina Abramović a longtemps étudié les philosophies orientales, le mysticisme tibétain, les rapports entre l’esprit et le corps comme élément terrestre.Ses voyages en Inde et en Chine n’étaient que les manifestations extérieures de ses cheminements intérieurs. Dans ces voyages ou plutôt, dans son Grand Cheminement Taoïste elle a rassemblé des éléments minéraux et chtoniens ayant du sens pour les gens, jusqu’à ce qu’un jour elle se fatigue de tout cela.Dans le film de Marina la voix divine de la déesse Maria Callas accompagne la vie de Marina, les événements les plus importants qui lui ont permis de survivre. Tout comme La Callas, Marina a du dire un grand « Adieu » à ses amours, ses passions, recherches de l’inconnu, même au mysticisme tibétain.« Je veux être complètement libre », dira-t-elle au restaurant après la projection de son film. Elle a voulu que les gens voient ce film (et certainement toute se vie telle quelle) comme une œuvre ouverte, « opera aperta ». Au cours des années 90, l’artiste a couché dans un grand lit blanc comme saisie d’une transe magique, au milieu de la

nuit noire de la guerre civile, « elle s’est lavée avec sa propre urine ». En esprit elle a voyagé dans cette ville blanche et neigeuse, « Beo-grad » où habitaient des esprits qu’elle aimait. A la suite de cette expérience elle a créé un projet théâtral, une représentation intitulée « Biographie » au sein de laquelle la scène clef se nomme « Le nettoyage de la maison ». Sa maison, parfois lointaine dans les Balkans, parfois proche des grandes villes occidentales, est ouverte comme la conscience de l’artiste et doit parfois être nettoyée, comme n’importe quelle maison. C’est la maison de la conscience de l’artiste, la maison de la conscience artistique collective que Marina nettoie souvent, littéralement comme spirituellement. Elle y apporte des tas d’os sanguinolents de bovins qu’elle rince et qu’elle lave à la brosse. Dans ses performances, elle rince ses propres tibias. Pour Marina, l’idée de la maison dépasse celle de la Patrie ; pour elle l’univers entier représente sa maison et cette notion dépasse même celle de la conscience. En question est un concept qui embrasse la forme de l’histoire, une notion du souvenir qui doit s’élargir et être retouché, qui est à la fois rationnel et irrationnel. Une notion qu’il faut nettoyer et astiquer, tout comme les aborigènes briquent les os dont ils se parent. Pour Marina les os comme la peau représentent les couches de l’âme de l’esprit essayant désespérément de passer dans la « seconde dimension ».Afin de plonger dans cette transition de l’esprit, l’artiste s’est scarifié d’une étoile à 5 branches. Elle le fait adroitement, contrôlant sa respiration grâce au tantrisme afin de diminuer la douleur. Un jour un critique a commenté ironiquement cette habileté en disant que « c’est le meilleur dessin qu’elle soit capable d’exécuter ». Néanmoins, son meilleur art est le pouvoir du changement et de la renaissance constante, l’annulation des formes artistiques dont elle s’empare, en refermant immédiatement la porte derrière elle. Elle est une personne pleine de vitalité qui joue avec la planète comme avec un ballon, sans l’intention de s’y attarder trop longtemps.