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73 Mr. What-d’ye-call-him : à la recherche du flâneur à Paris et à Londres au XVIII e siècle Jonathan C Traduit par Laurent T Dans son livre Imagining the Modern City, James Donald soutient que la ville moderne se présente à la fois comme un texte et un environnement construit. La ville est faite de briques et de mortier, mais aussi des représentations imaginaires que l’on s’en fait. La ville imaginée tisse une toile de métaphores, d’associations et de fantasmes autour des bâtiments, des rues et des espaces. Les bâtiments changent et reflètent peu à peu les constructions imaginaires que l’on projette sur eux. Le rapport textuel à la cité se construit dans cet échange qui devient réflexif. Donald souligne que ce rapport se construit par l’émergence de « representative figures 1 ». Le flâneur est une des figures qui est au cœur de ces représentations. Le flâneur « embodies a certain perspective on, or experience of, urban space and the metropolitan crowd ». Par l’écriture, il offre la ville à un public bourgeois dans des séries de vignettes, de personnages et de caricatures 2 . La figure du flâneur, affirme Donald, devient une sorte de cliché ou encore un stéréotype. Le mot a d’ailleurs été défini dans les pages du Figaro en 1831 comme un homme qui entre gratuitement dans tous les théâtres, qui fait des rues son salon et des objets exposés en vitrine son mobilier personnel. Toutefois, il ne semble pas que le mot soit très utilisé avant les années 1840. Il faut attendre 1844, année de publication de la Physiologie du Flâneur de Louis Huart, ouvrage dans lequel l’auteur expose sa typologie de la figure urbaine dans le cadre de la mode 1. James Donald, Imagining the Modern City, London, Athlone, 1999, p.44. 2. Ibid., p.45.

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Mr. What-d’ye-call-him : à la recherche du flâneur à Paris et à Londres au XVIIIe siècle

Jonathan C!"#$"Traduit par Laurent T%&'!(

Dans son livre Imagining the Modern City, James Donald soutient que la ville moderne se présente à la fois comme un texte et un environnement construit. La ville est faite de briques et de mortier, mais aussi des représentations imaginaires que l’on s’en fait. La ville imaginée tisse une toile de métaphores, d’associations et de fantasmes autour des bâtiments, des rues et des espaces. Les bâtiments changent et reflètent peu à peu les constructions imaginaires que l’on projette sur eux. Le rapport textuel à la cité se construit dans cet échange qui devient réflexif. Donald souligne que ce rapport se construit par l’émergence de « representative figures 1 ». Le flâneur est une des figures qui est au cœur de ces représentations. Le flâneur « embodies a certain perspective on, or experience of, urban space and the metropolitan crowd ». Par l’écriture, il offre la ville à un public bourgeois dans des séries de vignettes, de personnages et de caricatures 2.

La figure du flâneur, affirme Donald, devient une sorte de cliché ou encore un stéréotype. Le mot a d’ailleurs été défini dans les pages du Figaro en 1831 comme un homme qui entre gratuitement dans tous les théâtres, qui fait des rues son salon et des objets exposés en vitrine son mobilier personnel. Toutefois, il ne semble pas que le mot soit très utilisé avant les années 1840. Il faut attendre 1844, année de publication de la Physiologie du Flâneur de Louis Huart, ouvrage dans lequel l’auteur expose sa typologie de la figure urbaine dans le cadre de la mode

1. James Donald, Imagining the Modern City, London, Athlone, 1999, p.)44.2. Ibid., p.)45.

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littéraire des « Physiologies 3 ». Pourtant, c’est Janin, en 1843, qui semble être le premier français à affirmer que le flâneur ne peut exercer son office qu’à Paris 4.

Pour évoquer le surgissement de cette figure du flâneur dans le temps, historiens, historiens de l’art et littéraires ont cité à maintes reprises deux grands essais, celui de Charles Baudelaire (Le Peintre de la vie moderne de 1845) et celui du sociologue de Francfort Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siècle, 1935). Le flâneur a été canonisé comme le saint patron de la ville du XIXe)siècle, mais également de la modernité grâce à la critique du Salon d’un peintre mineur de Constantin Guys. Bien que Guys ne soit pas un impressionniste, la représentation du flâneur de Baudelaire a été transférée aux impressionnistes, notamment grâce au très remarqué The Painter of Modern Life (1985) de T.)J. Clark. Les historiens de l’art féministes comme Grizelda Pollock ont reproché à ce dernier d’avoir négligé les peintres féminins et l’utilisation des parcs publics par les bourgeoises. Pourtant, elles n’ont pas remis en question l’importance du flâneur qui, pour Pollock, « embodies the gaze of modernity which is both covetous and erotic 5 ». Outsiders de naissance, les historiens et critiques se vantent aujourd’hui d’être les flâneurs des derniers jours. Que c’est charmant d’être flâneur !

Le solipsisme arrogant du flâneur est une chose que nous persistons à trouver fort attirant. Baudelaire définit le domaine d’activité du flâneur quand il affirme :

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito 6.

Si le flâneur est un solitaire qui toise la ville avec hauteur et suffisance, il serait également possible de le définir comme un être masculin solitaire désincarné qui rôde dans les rues en silence, recueillant des impressions pour les communiquer

3. Margaret Rose (dir.), Flaneurs and Idlers, Bielefeld, Aisthesis, 2007, p.)2, 17.4. Claire Hancock, Paris et Londres au XIXe siècle : représentations dans les guides et récits de voyage,

Paris, CNRS, 2003, p.)221.5. Grizelda Pollock, Vision and Di!erence : feminism, femininity and the histories of art, London,

Routledge, 1988, p.)94.6. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », 1863.

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à ses semblables. L’adjectif solitaire est ici déterminant. Il est possible de trouver des textes antérieurs célébrant la promenade urbaine (par exemple celui de John Donne), les promenades évoquées sont ici plutôt réalisées en groupe et sont par nature une pratique sociale 7.

C’est un lieu commun que de regarder le flâneur comme un Parisien du XIXe siècle. Benjamin affirme : « Le flâneur est une créature de Paris 8 ». L’auteur du Livre des passages est enclin à considérer d’autres villes où aurait pu se constituer le type du flâneur, comme Rome. Poursuivons notre lecture des notes sur « Der Flaneur » de Benjamin pour nous en convaincre :

Dass nicht Rom es war, ist das sonderbare. Und der Grund ? Zieht nicht in Rome selbst das Träumen gebahnte Straßen ? Und ist die Stadt nicht zu voll von Tempeln, umfriedeten Plätzen, national Heiligtümern, um ungeteilt mit jedem Pflasterstein, jedem Ladenschild, jeder Stufe und jeder Torfahrt in den Traum des Passanten eingehen zu können ? [...] Denn Paris haben nicht die Fremden sondern sie selber, die Pariser zum gelobten Land des Flaneurs, zu der « Landschaft aus lauter Leben gebaut », wie Hoffmannsthal sie einmal nannte, gemacht. Landschaft –)das wird sie in der Tat dem Flanierenden.

Toujours selon Benjamin, « ihm tritt die Stadt in ihre dialektischen Pole auseinander. Sie eröffnet sich ihm als Landschaft, sie umschliesst ihn als Stube 9 ».

Paris a crée le flâneur, et dans la mesure où Paris est la capitale du XIXe)siècle, le flâneur est, ipso facto, un phénomène du XIXe)siècle. La ville est son aquarium ; mettez-le en dehors de sa ville ou à une autre époque et il est comme un poisson hors de l’eau. Théophile Gautier affirme : « Le flâneur est un être inconnu à Londres 10. » Cette communication se propose de chercher le flâneur au mauvais endroit (Londres) au mauvais moment (le XVIIIe"siècle). Loin d’être un produit du XIXe siècle, des Passages de Benjamin ou encore des boulevards d’Hausmann, le promeneur urbain solitaire émerge près d’un siècle plus tôt non pas à Paris, mais à Londres.

Au moment où il se présente, en quatrième numéro du journal, “Mr.)Spec” prend une posture intellectuelle particulière :

7. Karen Newman, Cultural Capitals : early modern London and Paris, Princeton, Princeton University Press, 2007, p.)63.

8. Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1983, vol.)I, p.)525 [éd. Rold Tiedem].

9. Ibid. vol. I, p. 135.10. Cité dans Claire Hancock, Paris et Londres au XIXe siècle, op. cit., p.)170.

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One would think a silent Man [...] should be very little liable to Misinterpretations ; and yet I remember I was once taken up for a Jesuit, for no other Reason but my profound Taciturnity. It is from this Misfortune, that to be out of Harm’s Way, I have ever since affected Crowds. He who comes into Assemblies only to gratifie his Curiosity, and not to make a Figure, enjoys the Pleasures of Retirement in a more exquisite Degree, than he possibly could in his Closet [...]. To be exempt from the Passions with which others are tormented, is the only pleasing Solitude. I can very justly say with the antient Sage, I am never less alone than when alone [...]. There are so many Gratifications attend this Publick sort of Obscurity, that some little Distastes I daily receive have lost their anguish ; And I did the other Day, without the least Displeasure, overhear one say of me, That strange Fellow [...]. There are, I must confess, many to whom my Person is as well known as one of their nearest Relations, who give themselves no further Trouble about calling me by my Name or Quality, but speak of me very currently by Mr. What-d’ye-call-him 11.

De la même manière que « l’homme des foules » de Baudelaire, Mr.)Spec se réjouit de son anonymat, mais plus encore de son excentricité. S’il ne parle que très peu, il a un appétit pour « communicate the Fulness of [his] Heart » en écrivant pour ceux à qui il s’adresse.

Dans les écrits de M.) Spectator, le trait de l’écrivain qui raconte son expérience personnelle tout en exposant ses impressions et les anecdotes de la ville est richement exposé. Pourtant, Mr. Spectator s’efface en écrivant. Il affirme qu’il a résolu « to Print [his] self out, if possible, before [he] die[s] 12 », comme il le note dans un autre numéro du journal, écrit par le collaborateur d’Addison, Richard Steele :

It is an inexpressible pleasure to know a little of the world, and be of no character or significancy in it. To be ever unconcerned, ever looking on new objects with an endless curiosity, is a delight known only to those who are turned for speculation 13.

L’approche qui se retrouve dans The Spectator peut trouver, comme nous le verrons plus loin, un écho dans l’œuvre colossale de Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris (1789), qui se présente comme une sorte de journal des 363 nuits que

11. Spectator 4, 5 March 1711.12. Spectator 1, 1 March 1711.13. Spectator 455, 11 August 1712.

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l’auteur a passées à se promener dans la ville. Il conviendrait également d’analyser des observateurs similaires, comme les œuvres de deux artistes-flâneurs, William Hogarth et Gabriel et Charles-Germain de Saint-Aubin. Ces derniers sont parmi les premiers artistes à concevoir la promenade comme une source de plaisir et de mystère et non pas, comme plusieurs l’on conçu précédemment, comme un exercice désagréable dans une gigantesque cité ; exercice qui en réalité est le reflet d’une condition sociale inférieure, car celui qui se déplace avec ses jambes ne peut se payer de carrosse. Hogarth et les Saint-Aubin seront les premiers à mettre de l’avant les traits contradictoires du flâneur, soulignant notamment l’amalgame de la volonté, parfois comique, d’appréhender et de policer la ville avec un œil nostalgique devant les traces évanescentes du passé de la cité, du désordre social et des bizarreries de sa physionomie. Le flâneur veut, d’une part, imposer un ordre et, d’autre part, avoue être impuissant et confirme sa défaite.

La thèse que j’entends développer dans la présente contribution est dans la droite ligne de celle de Walter Benjamin. Ce dernier affirme que la ville moderne peut se lire comme paysage, notamment par deux nouvelles formes de paysage développées à Paris et à Londres à la fin du dix-septième siècle, soit le jardin du plaisir (ou « Wauxhall ») et le boulevard. Contrairement à Benjamin, je ne pense pas que le flâneur ait la force nécessaire pour supporter la superstructure de la modernité que plusieurs historiens ont tenté de poser sur ses frêles épaules (et, il faut en convenir, bien vêtues).

Cette contribution ne cherche pas à régler les comptes entre Paris et Londres, deux villes dont la fascination mutuelle perdure encore aujourd’hui. Il convient plutôt d’avancer l’idée que cette nouvelle vision des péripatéticiens de la ville a émergé des deux côtés de la Manche plus ou moins de la même manière. Que le flâneur apparaisse dans une ville ou dans une autre n’est pas, comme on serait porté à le croire, l’élément primordial. Il en est ainsi pour la simple raison que le flâneur demeure une figure en marge : solitaire, évanescente et, dans une certaine mesure, négligeable 14. Richard Sennett a noté à cet effet que « bourgeois man in the crowd developed in the [nineteenth] century a shield of silence [...] out of fear [...] [out of ] undifferentiated anxiety about not knowing what to expect, about being violated in public. 15 » Que le flâneur soit considéré comme un héros dans de nombreuses histoires nous renseigne davantage sur l’obsession des éditeurs, artistes et historiens que sur la ville elle-même.

14. Elizabeth Wilson, « *e Invisible Flâneuse », New Left Review 191 (1992), p.)90-110 (plus précisément p.)109).

15. Richard Sennett, #e Fall of Public Man, London, Penguin, 2002, p.)298.

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Aller nulle part : les boulevards et les jardins de plaisirIl est difficile de flâner dans les rues sales et non pavées, de profiter du

spectacle de la ville quand on s’expose au risque d’être tué ou mutilé par des carrosses ou encore quand on court le risque d’être attaqué par des criminels rôdant dans l’obscurité. Ainsi, l’émergence du flâneur est en partie rattachée à la fonction de police, dans le sens où Adam Smith l’entend. Comme il le note en 1766 dans ses lectures sur la jurisprudence, la police est un mot français « which properly signified the policey [sic] of civil government, but now it only means the regulation of the inferiour parts of government, viz. cleanliness, security, and cheapness or plenty 16 ». Des historiens comme Tim Hitchcock, Heather Shore et Arlette Farge ont pensé la police comme un ennemi de « la vie dans la rue », comme une institution qui enlève aux habitants la possibilité d’interagir les uns avec les autres et de faire de la rue une scène ritualisée, pour les loisirs et pour se montrer. Hitchcock souligne que le XVIIIe siècle est l’époque où la régulation sociale qui s’impose remet en question « the primacy of the street as a collective public space ».

« The new domestic and street architectures of the Georgian period », rappellent Hitchcock, et Shore écrit, « with their railings, bollards and pavements, when combined with the bureaucratic and legal forces created to cope with disorder, effectively forced the inhabitants of the streets out of the thoroughfares » 17. Hester Piozzi qui visite Paris en 1775 note que de la fenêtre de son logement sur la rue Jacob elle peut voir plus de « Quarrels, Overturns, and Confusion [dans un mois] [...] than London will exhibit in a Year’s walking the Street at decent hours only 18 ». Des lectures moins tragiques de ces mêmes événements sont également possibles. De nouvelles conditions d’occupation de l’espace apparaissent, parmi lesquelles la vie dans les rues est célébrée comme un spectacle dans lequel l’élite et la bourgeoisie peuvent sortir des prisons que constituent les carrosses. Il est ainsi possible que ces procédés contribuent, plus ou moins, à la création d’un « espace public collectif ».Une des raisons pour lesquelles le flâneur est arrivé à Londres avant Paris est la salubrité de ses rues, avec ses trottoirs et ses balises protégeant les piétons des carrosses et des charrettes.(fig.)1) Ceux qui essaient de se promener mettent leur vie en danger ; ainsi la haine des flâneurs parisiens du XVIIIe siècle pour les carrosses et leurs passagers rivalise avec celle des écologistes de nos jours pour les voitures et les automobilistes.

16. Adam Smith, Lectures on Jurisprudence, Oxford, OUP, 1978, p.)486 [éd. R. L. Meek, D. D. Raphael et P. G. Stein].

17. Tim Hitchcock et Heather Shore, « Introduction » dans Tim Hitchcock et Heather Shore (dir.), #e Streets of London : from the Great Fire to the Great Stink, London, Rivers Oram, 2003, p. 7.

18. Hester Piozzi, Diaries of Mrs #rale, 23 Octobre 1775, p.)137.

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« Chien enrag[é] », crie Rétif dans Les Nuits de Paris, « d’où-vient nous couvres-tu de boue 19 ? »

Ce mobilier urbain est apparu dans les grandes rues de Londres après le Grand Feu de 1666. À la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe, les entrepreneurs des grands lotissements du West End, comme ceux de Bedford Square, mettent en pratique les ordonnances et règlements visant à paver et nettoyer les rues 20. Le Westminster Paving Act de 1762 transfère la responsabilité du pavement des rues des propriétaires individuels à un corps de « paving commissioners » dont l’autorité s’étend jusqu’aux limites des paroisses.

Les voyageurs français s’interrogent sur les résultats physiques de cette mesure en tâchant de représenter à leurs lecteurs la manière dont les rues sont pavées, marquées de caniveaux et mieux organisées. Une incompréhension est palpable dans les descriptions de ceux-ci, mais elle se double d’une sorte d’émerveillement face à ce qui nous semble aujourd’hui un lieu commun, mais qui était totalement étranger aux Parisiens. Ces descriptions mettent à mal la théorie voulant que le Pont-Neuf (érigé entre 1578 et 1607) constitue la première forme de trottoir à Paris. Ces plates-formes, confondues pour des trottoirs, sont, en réalité, originellement pensées pour les échoppes que l’on dispose dessus. Elles ne furent reproduites nulle part dans la ville. Les premiers trottoirs ne sont d’ailleurs apparus que dans les années 1780. Donald Olsen considère la rue de l’Odéon (1781) comme le premier exemple véritable du trottoir parisien 21.

Les priorités des formes de déplacement semblent s’inverser peu à peu. César de Saussure note dans son guide de voyage en 1726 que les piétons à Londres apprécient « a nice smooth path paved with wide flat stones, and elevated above the road », tandis que les carrosses sont « most cruelly shaken » 22. Dans son Parallèle de Paris et de Londres (1780), Louis-Sébastien Mercier signale combien il est plus aisé et plus agréable de marcher dans les villages autour de Londres que dans les faubourgs parisiens :

La promenade pour sortir de la ville est d’autant plus agréable, que les trottoirs vous conduisent dehors, sans fatigue ni embarras. Aux extrémités de la Ville, lorsqu’il a plu, vous ne vous trouvez pas enseveli

19. Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, vol.)X, p.)2365. Voir aussi Louis-Antoine de Caraccioli, Dictionnaire critique, pittoresque et sentencieur, propre à faire connoître les usages du Siecle, ainsi que ses bisarreries, Lyon, Benoît Duplain, 1768, vol.)I, p.)33.

20. Daniel Cruickshank et Neil Burton, Life in the Georgian City, London, Viking, 1990, p.)13-18.21. Donald)J. Olsen, #e City as a Work of Art : London, Paris, Vienna, New Haven, Yale University

Press, 1986, p.)229.22. César de Saussure, A Foreign View of England in the Reigns of George I and George II, trans. van

Muyden, Londres, John Murrary, 1902, p. 68, 166.

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dans les boues comme aux barrières de Paris ; et pour aller d’un village à un autre, il y a toujours de toutes parts mille petits trottoirs, bien soignés, avec des barricades et barrières pour que les voitures et chevaux ne les gâtent ; partout l’homme de pied va promenant 23.

La municipalité parisienne devrait, insiste Mercier, ne plus avoir de ruisseaux puants, au milieu de la rue, mais coulants de chaque côté des trottoirs. Il faut élargir les rues. Dans le cas contraire, « Londres fera toujours honte à Paris 24 ».

Les boues de Paris étaient omniprésentes au XVIIIe et au début du XIXe)siècle, et même de nos jours le plaisir du flâneur est limité par la nécessite de faire toujours attention aux crottes. Les bourgeois d’autrefois ont évité les rues le plus souvent possible, voyageant partout en carrosse. Dans son ouvrage Les Lois de la Galanterie (1640), Charles Sorel note que la première question que l’on pose en société est : « a-t-il carrosse ? ». Marcher revient, dans une certaine mesure, à s’encanailler avec le vulgaire 25. C’est seulement en se déplaçant dans son propre carrosse qu’on peut faire partie de la scène et goûter le plaisir du « voir et être vu », notamment au Cours-la-Reine à Paris.

Ceci est aussi vrai à Londres qu’à Paris. Quand le médecin et savant Balthasar Monconys visite Londres en 1663 il observe le même rituel dans « Iparc [Hyde Park], une grande place ou campagne [...] où se fait le Cours 26 ». Comme il l’explique, à Hyde Park, « [l]e cours se fait en rond ; ainsi on ne voit pas tous les carrosses si l’on ne change son tour ». Ce qui frappe le plus Monconys est la vue des voitures louées à côté des autres carrosses. Il remarque à deux occasions que ceux qui se promènent à Londres dans leurs carrosses n’entendent pas s’humilier en côtoyant ceux qui sont dans les voitures louées, ce qui, à Paris, se produisait parfois. Ceux qui osent se présenter au Cours-la-Reine dans ce type de véhicule, considéré comme inférieur, sont aussitôt sifflés et couverts de honte 27.

Laurent Turcot affirme dans son histoire du Promeneur à Paris que le mot « cours », selon la définition de Furetière, se réfère à « un lieu agréable où est le rendez-vous du beau monde pour se promener à certaines heures : & se dit tant

23. Louis-Sébastien Mercier, Parallèle de Paris et de Londres : un inédit de Louis-Sébastien Mercier, Paris, Didier, 1982, « Des environs de Paris. Et des environs de Londres », p.)114 [éd. Claude Bruneteau et Bernard Cottret].

24. Ibid., « Position et forme de Paris et de Londres », p.)60. Voir aussi « Journal du marquis de Bombelles », Studies in Voltaire and the Eighteenth Century 269 (1989), p.)300 [éd. Jacques Gury].

25. Laurent Turcot, Le Promeneur à Paris, Paris, Gallimard, 2007, p.)34.26. Balthasar Monconys, Journal des Voyages de Monsieur de Monconys, Lyon, Horace Boisat et

George Remeus, 1666, vol.)II, p.)19.27. Ibid., vol.)II, p.)21. Voir aussi ibid., p.)43.

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du lieu, que de l’assemblée qui s’y trouve 28 ». Au début du XVIIe siècle, la mère de Louis XIII, Marie de Médicis, a établi le premier cours le long de la Seine, aujourd’hui au sud des Champs Élysées. Ce « païs des Promenades », selon la définition de Denis Langlois en 1649, est demeuré populaire jusqu’au début du XVIIIe siècle. Le Cours était composé d’une allée centrale de 38 mètres de large et de 2 kilomètres de long, il était assez large pour que cinq carrosses puissent y cheminer cote à cote. Deux rangs d’arbres séparaient ainsi la circulation des voitures, laissant les contre-allées aux piétons. On y entrait par des portes gardées par des Suisses qui avaient ordre d’interdire l’entrée aux gens de livrée et à ceux qui n’avaient pas les vêtements et la tenue d’un bourgeois.

Comme l’indique la terminologie (allée, contre-allée), ce complexe de promenade était conçu comme une espèce du jardin. Dezallier d’Argenville dans la Théorie et la pratique du jardinage (1709) écrit :

Les Allées dans les Jardins sont comme les ruës d’une Ville, elles servent de communication d’un lieu à un autre, et sont comme autant de guides et de routes pour conduire par tout un Jardin. Outre l’agrément et la commodité que les Allées offrent sans cesse pour la promenade, elles sont une des principales beautés des Jardins, quand elles sont bien pratiquées et bien dressées 29.

Une fois à l’intérieur des allées, carrosses et piétons tournent en cercle, formant une sorte de rond-point, soit une « demie-lune ». Après 1660, le Cours-la-Reine est rattaché par le nord-est au jardin des Tuileries, redessiné par Mollet avec une allée centrale de près de 300 mètres. Comme au Cours-la-Reine, il n’y a que deux entrées, toutes deux flanquées de gardes Suisses. En 1678 une autre nouveauté importante apparaît : le banc. Les huit premiers bancs du Jardin des Tuileries sont augmentés au nombre de 101 en 1686. L’augmentation du nombre de bancs montre une demande croissante de la part des gens de pied. De plus, il ne convient pas d’arpenter le jardin à toute heure de la journée, il existe des moments qu’il convient de qualifier de « bon ton ». Alors, les Tuileries sont remplies d’opportuns. La Baronne d’Oberkirch note : « On y étouffe, on s’y battrait presque 30. » Une ordonnance royale de 1696 affichée à l’entrée menace les « laquais et autres gens de livrée » d’une peine de prison si ces derniers ont l’audace de pénétrer dans ce lieu réservé au beau monde. Bien que moins à la mode que les Tuileries, les jardins du Luxembourg et de l’Arsenal sont les autres lieux où

28. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, op. cit., t.)III, n.p.29. Antoine Josephe Dezallier d’Argenville, La #éorie et la pratique du jardinage, La Haye Pierre

Husson, 1711, p.)39. 30. Ibid., p.)84.

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l’on flâne à pied. Même si ces parcs royaux sont moins fréquentés au début du XVIIIe siècle, les beaux boulevards dessinés sur les anciennes fortifications de la ville avant 1670 ont le même plan 31.

Pendant ce temps, à Londres, le jardin de plaisir (« pleasure garden ») commercial –)une espèce de parc d’attractions avec de la musique, des danseurs à corde, des feux d’artifice et autres spectacles)– s’établit sur la rive sud de la Tamise, en Lambeth (fig.)2). Au Vauxhall, comme dans les répliques que l’on retrouve dans les autres quartiers de Londres, en Angleterre et à Paris on se promène en rond, on ne va donc nulle part. Comme au Cours et aux Tuileries on entre par une porte gardée –)sauf qu’ici l’entrée est payante. On peut ensuite circuler pour voir et se faire voir par tout le monde. Monconys qui visite le Vauxhall en 1663 est impressionné par le lieu et, après avoir assisté aux vêpres à l’Abbaye de Westminster, écrit :

nous fusmes dans un Bot de l’autre costé de la Tamise voir deux iardins, où tout le monde se peut aller promener, et faire collation dans des cabarets qui y sont, ou dans les cabinets du jardin [...]. J’y admiray la beauté des allées de gazon, et la politesse de celles qui sont sablées. Il es di[v]i en une grande quantité de quarrez de 20. ou 30. pas en quarré, clos par des hayes de groselliers, et touts ces quarrés sont plantés aussi de framboisiers, de rosiers et d’autres arbrisseaux, comme aussi d’herbages, et de legumes [...]. Toutes les allées sont bordées ou de jonquilles ou de geroflées ou de lis 32.

Comme à Paris les laquais et les gens de livrée sont exclus et il y a des heures précises pendant lesquelles on doit se promener selon des règles tacites. Le règlement le plus connu est celui de la rotonde de Ranelagh, où la foule circule dans le sens des aiguilles d’une montre le matin, jusqu’à mi-jour, puis s’arrête et se met à circuler en sens inverse. Ces jardins de plaisir sont construits selon le système des allées-promenades à la française et survivront jusqu’au XIXe)siècle (le Vauxhall ferme ses portes en 1859) et cela malgré la mode du jardin à l’anglaise qui prédomine à cette époque. On retrouve à l’intérieur du Vauxhall de nombreuses sculptures et peintures à saveur patriotique, comme celles de Louis-François Roubiliac ou de Francis Hayman, offrant ainsi au spectateur une image de cohésion sociale de la nation anglaise. Les voyageurs parisiens sont d’abord très surpris de cette inclusion ; plusieurs considéreront cela comme quelque chose

31. Laurent Turcot, Le Promeneur à Paris, op. cit., p.)72.32. Balthasar Monconys, Journal des Voyages, op. cit., vol.)II, p.)17. Voir aussie Jonathan Conlin

(dir.), #e Pleasure Garden, from Vauxhall to Coney Island, Philadelphia, University of Philadelphia Press, 2012.

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typiquement anglais. Pourtant, comme je l’ai montré dans un précédent article, cela n’empêche pas les entrepreneurs parisiens d’ériger de nombreux « Wauxhalls » à Paris dans les années 1760 et 1770 33.

À première vue, les beaux boulevards plantés par Louis XIV sur les anciens remparts de la ville semblent être quelque chose de différent : une expérience d’une forte concentration de la circulation urbaine plutôt qu’un déplacement dans un espace vert détaché de la ville. Entre 1670 et 1676 les remparts de la Porte Saint-Antoine jusqu’à la Porte Saint-Martin constituent la première étape du réaménagement du boulevard. L’allée centrale de 30 mètres de large domine des rues de services, appelées rues basses, qui sont au-dessous de cette allée et sur lesquelles on retrouve des artisans, des jeux de paume et des échoppes en tout genre. Graduellement, les boulevards s’étendront des deux côtés, particulièrement à l’ouest, dans le quartier résidentiel du Faubourg Saint-Honoré. Les boulevards s’étaleront finalement sur plus de 4,5)km. La municipalité fait alors ajouter 84 bancs en pierre en 1751 et vend plusieurs permis pour des « loueurs de chaises » à partir de 1776. On permet également à de nombreuses échoppes temporaires de s’installer, en plus des cafés et des parades (sorte de pièce de théâtre que l’on joue devant une salle de spectacle pour inciter le spectateur à entrer et payer). L’écrivain et journaliste Rétif de la Bretonne y retourne à plusieurs reprises dans ses Nuits de Paris : « [j]e pris un gout très-vif pour cette promenade », note-t-il à la nuit 117, « où je trouvai beaucoup d’aventures » 34. Son « Spectateur-Hibou » peut errer sans qu’une voiture le menace, le couvre de boue ou l’empêche de rêver en marchant. Louis-Sébastien Mercier soutient que le boulevard est « une promenade vaste, magnifique, commode [...] elle est de plus ouverte à tous les états, et infiniment peuplée de tout ce qui peut la rendre agréable et récréative 35 ».

Les propriétaires des maisons donnant sur les boulevards se hâtent, dès les années 1760, d’envoyer des remontrances à la municipalité afin d’obtenir une permission pour faire une chaussée débouchant sur le boulevard, ou pour élever de nouveaux lotissements sur les emplacements situés entre leurs hôtels et le boulevard. Les institutions religieuses, comme les Grands Augustins, réclament elles aussi ce type de chaussée. Des architectes comme François-Joseph Bélanger en profitent pour proposer des édifices résidentiels d’un nouveau genre. Bélanger se propose d’adjoindre au bâtiment une terrasse sur laquelle on créera

33. Jonathan Conlin, « Vauxhall on the Boulevard : pleasure gardens in Paris and London, 1764-1784 », Urban History 35.1 (May 2008).

34. Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, ou le Spectateur Nocturne, London, 1788, t. VI, p. 1257.

35. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1782, vol.)I, « Boulevards », p.)168.

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« la Nouvelle Londres », cela en plein cœur de la rue Saint-Honoré 36. Tout au long du XVIIIe)siècle, les administrateurs municipaux luttent afin préserver les boulevards pour l’usage exclusif des promeneurs et flâneurs en posant une limite à l’intégration de la promenade dans le réseau de circulation de la ville 37. Bien que de nouvelles rues soient percées sur la partie sud du boulevard, il est interdit d’en ouvrir du côté nord, les édits de 1724, 1726 et 1765 confirmant cette réglementation. Les véhicules de marchandises, le transport d’animaux vivants pour rejoindre les marchés de la ville ou encore la vitesse excessive sont interdits sur le boulevard.

On pense les boulevards comme les jardins, ils sont d’ailleurs sablés. Une fréquentation trop grande les rend boueux en hiver et poussiéreux en été. La ville décide en août 1777 de les faire paver 38. Reddition de la ville ? Pas du tout. En 1787 Ethis de Corny, procureur de la ville, propose qu’on détermine une largeur minimum de 11,8)m. pour toutes les rues nouvelles, avec 1,9)m. consacré aux piétons. Il cite les boulevards comme modèle. Les contre-allées du boulevard ont inspiré le trottoir parisien 39.

Les enfants d’une heure nouvelle : géographies du temps

Lancé dans la rue par son esprit troublé, le « Spectateur-Hibou » (fig.)3) des Nuits de Paris de Rétif de la Bretonne se décrit comme un observateur public qui aide le lecteur à connaître la ville durant les heures qu’il passe calé dans son lit. Son titre, autoproclamé, de Spectateur, est peut-être une référence au Mr.)Spectator d’Addison. Très connu dans le Paris du XVIIIe siècle, pour preuve ses nombreuses traductions en français, The Spectator paraît dès 1716. Dans son introduction des Nuits de Paris, Rétif s’adresse à lui-même, puis au lecteur :

Hibou ! combien de fois tes cris funèbres ne m’ont-ils pas fait tressaillir, dans l’ombre de la nuit ! Triste et solitaire, comme toi, j’errais seul, au-milieu des tenèbres, dans cette Capitale immense : la lueur des reverbères, tranchant avec les ombres, ne les detruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands Peintres ! J’errais seul, pour connaître l’Homme [...]. Que de choses à voir, lorsque tous les yeux sont

36. Rachel Alison Perry, François-Joseph Belanger, Architect (1744-1818), thèse doctorale, London, Courtauld Institute of Art, 1998, vol. I, p. 167-168.

37. Laurent Turcot, Le Promeneur à Paris, op. cit., p.)185.38. Ibid., p.)157.39. Ibid., p.)153.

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fermés ! Citoyens paisibles ! j’ai veillé pour vous ; j’ai couru seul les nuits pour vous 40 !

Nuit après nuit le « spectateur nocturne » de Rétif rythme son écriture avec les rues qu’il parcoure. Il révèle les contrastes entre la nuit et le jour, offrant des images bigarrées et singulières de Paris. Là où Mr. Spectator n’évoque qu’un minimum de détails, Rétif est loquace et explique son itinéraire avec une précision méthodique, permettant au lecteur de refaire à son tour la promenade à laquelle s’est adonné l’écrivain. Rétif relève plus du détective que Mr. Spectator, une seule nuit est propice à de nombreux « cas » et un individu (personnage) revient souvent lors des nuits suivantes pour ensuite disparaître à nouveau. Les cafés et les « spectacles futiles » du boulevard sont particulièrement attirants pour Rétif, qui inspire, serions-nous tentés de dire, le caractère de l’aliéné, de l’attentisme du flâneur du XIXe siècle.

Je ne cherchais rien ; j’abandonnais mes regards où ils voulaient errer, et toujours ils tombaient sur des scènes variées, plus ou moins divertissantes. C’était un tableau changeant, toujours le même, et toujours diversifié. Cet endroit n’était pas propre à penser ; mais il saturait l’âme de semences d’idées et de faits, qui revenaient ensuite dans la solitude 41.

L’air suffisant du flâneur, qui se considère comme un « prince », vient en partie de son idée que le même espace urbain est habité par les différents groupes se livrant à des activités différentes à des heures différentes. Ces groupes ne se connaissent pas l’un l’autre, chacun s’installe dans l’espace, alors que le flâneur reste seul et voit le va-et-vient. Le flâneur peut alors exposer ses revendications sur la ville comme s’il s’agissait de son royaume, et cela même s’il reste invisible. On se rappelle la réflexion de Benjamin : le flâneur est une réaction contre la spécialisation du travail, ce qui a créé cette économie de temps 42.

Chez Rétif ce sens d’une géographie du temps est assez schématique ; il s’agit d’une opposition binaire entre jour et nuit. Le « Spectateur-hibou » se promène la nuit, pendant que nous dormons. Il flâne dans les rues familières, rendues sinistres par les ténèbres et la lumière caravagesque des réverbères (« c’est le clair-obscur des grandes peintres ! »). De son côté, Mercier note dans son Tableau de Paris que les promenades publiques ne sont fréquentées qu’à des heures précises, celles fixées par le « bon ton » : « Le plus beau jardin se trouve désert à telle heure, à

40. Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, op. cit., vol.)I, p.)2.41. Ibid., vol.)VI, p.)1257.42. Walter Benjamin, Das Passagenwerk, op. cit., vol.)I, p.)539.

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tel jour, parce qu’il est d’usage ce jour-là de faire foule ailleurs 43 ». Pourtant, l’idée voulant qu’un espace serve à plusieurs fins pour différentes catégories sociales est ici complètement absente. Chez Addison, Steele et Hogarth, ce sens d’une ville hantée par des revenants est clairement exposé. Le numéro 454 du Spectator raconte en détail une nuit blanche passée par Mr. Spectator à Richmond, un village situé à l’ouest de Londres. Réveillé à quatre heures du matin par le malheur du flâneur –)l’inquiétude)– Mr. Spectator se résout à faire un tour de la ville.

Il s’agit, je pense, de la première flânerie dans une ville moderne :

I […] took boat for London, with a Resolution to rove by Boat and Coach for the next Four and twenty Hours, till the many different Objects I must needs meet with should tire my Imagination, and give me an Inclination to a Repose more profound than I was at that Time capable of […]. The Hours of the Day and Night are taken up in the Cities of London and Westminster by Peoples as different from each other as those who are Born in different Countries. Men of Six-a-Clock give way to those of Nine, they of Nine to the Generation of Twelve, and they of Twelve disappear, and make Room for the fashionable World, who have made Two-a-Clock the Noon of the Day 44.

Mr. Spectator descend de Richmond avec les bateliers qui livrent les fruits des jardins maraîchers à Nine Elms jusqu’au Strand et au marché de Covent Garden ; il monte dans un carrosse pour aller au West End ; revient à Covent Garden pour écouter un chansonnier ; descend encore pour se promener à pied au Royal Exchange pour regarder les courtiers ; il revient en passant devant les marchands de rubans et passe le soir et le petit matin en écoutant les conversations des autres.

Mr. Spectator prend plaisir à observer les routines des différents métiers, leurs voix croisées, plurielles et syncopées, dont celles des « Hackney-Coachmen of the foregoing Night », qui rentrent chez eux pour se coucher « before the Day was too far spent ». En 1738, Hogarth fait une flânerie semblable à celle de sa série de gravures The Times of Day. Son voyage commence aussi à Covent Garden (fig.)4), devant l’Église de Saint Paul, à sept heures moins cinq du matin. On y aperçoit une vielle bourgeoise qui veut aller au service divin du matin, mais son regard est saisi par le spectacle tapageur des débauchés. Hier, c’est encore aujourd’hui pour eux. Mr. Spectator sert d’inspiration pour de nombreuses générations de ceux qu’il appelle les « children of the Hour ». De nouvelles figures apparaissent à chaque nouvelle heure qui passe, ainsi de celles qu’amène la fin d’une messe

43. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol.)V, « Promenades publiques », p.)212.44. #e Spectator 454, 11 August 1712.

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(midi) ou encore de celles que la nuit amène par le « Salisbury Flyer », tandis que d’autres entassent leurs biens dans des paniers et partent en laissant leur loyer impayé.

Mr. Spectator évoque la ville comme un espace qui ne dort jamais, espace dans lequel les 24 heures de flânerie seront répétées à l’époque victorienne, notamment par George Augustus Sala dans Twice Round the Clock, or the Hours of Day and Night in London (1859). Comme le note Rétif de la Bretonne, l’implantation des 6000 réverbères à Paris dans les années 1780 vont peu à peu dissiper le clair-obscur de la flânerie nocturne. Plusieurs pamphlets anonymes affirment que cette lumière artificielle permettra de prévenir le fléau de la prostitution, tandis que d’autres signalent que les réverbères semblent avoir ajouté à la magie nocturne de la ville 45. En rendant accessible la ville la nuit, il est dorénavant permis à plusieurs habitants de profiter de visites nocturnes pour la première fois.

(En)s(e)ignes de la « vieille ville » : la police, l’étrangeté et la nostalgie

Le flâneur-artiste par excellence du XVIIIe siècle est Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780), fils d’un maître-brodeur. Même si son style est plus galant que celui d’Hogarth (né en 1697), tous les deux ont un bon coup d’œil pour les scènes de la vie urbaine. En plus de remplir les catalogues du Salon avec des croquis exquis d’œuvres exposées, Gabriel a aussi rempli des albums avec des ébauches crayonnées sur les boulevards, dans les guignettes et les Wauxhalls 46.

Saint-Aubin a une fascination pour la circulation des foules urbaines. Sur les boulevards, il donne l’impression de groupes qui s’échangent les places sur les bancs et les chaises des loueurs déjà mentionnées plus haut. La National Gallery possède un des rares tableaux de Gabriel où l’on peut voir une parade (une pièce sur des tréteaux) sur le boulevard 47. Il a également réalisé des esquisses des voitures arrosant le sable des allées du boulevard, mais aussi les devantures des théâtres et cafés qui s’étiolent tout au long du demi-cercle que forme la promenade. Il a également dessiné plusieurs représentations des Wauxhalls parisiens. Le monde de l’imprimé parisien est cependant trop rigide et trop censuré pour Gabriel qui n’a pas la chance, comme Hogarth, de rejoindre un large public, et cela même si son maître, Étienne Jeaurat, de l’Académie royale, a développé un nouveau sous-genre

45. Pour un exemple, voir [Anonyme], Les Sultanes Nocturnes, et ambulantes de la Ville de Paris, contre les réverbères, Paris, à la petite vertu, 1768.

46. Pierre Rosenberg, « *e world of Saint-Aubin », dans : Colin Bailey, Kim de Beaumont et al. (dir.), Gabriel de Saint-Aubin, 1724-1780, Paris, Louvre, 2008, p.)11-17 (plus précisément p.)13).

47. Ibid., cat. 44.

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des « sujets du peuple de Paris » au milieu des années 1750 48. Contrairement à son frère qui s’attèle à la tâche modeste du portrait et des broderies, suivant ainsi les pas de son père, Gabriel semble avoir légèrement dévié. Bien que quelques-unes de ses esquisses aient été transformées en gravures, les débouchés pour la grande variété de ses impressions urbaines ont été livrés sur plusieurs médiums : une tabatière, une carte à jouer ou encore un mémoire sur la police de Paris. Il a même trouvé le moyen de vendre ses catalogues de vente annotés et dessinés, sans doute utilisés par les acheteurs comme aide-mémoire des œuvres vues ou vendues 49. À l’âge de 23 ans, il devient professeur de dessin à l’Académie dirigée par l’architecte Blondel. Il aide ce dernier pour plusieurs dessins et modèles, bien que ce travail n’ait eu aucune reconnaissance officielle.

Le soi-disant Livre des caricatures à Waddesdon Manor est le témoignage le plus curieux de ses talents de flâneur-bricoleur ; recueil de scandales politiques, chinoiseries, inventions et jeux de mots (jeux d’images, à proprement parler), ce livre est en fait l’œuvre commune de Gabriel, de son frère Charles-Germain et de sa sœur. Bien qu’admiré par Edmond et Jules de Goncourt dans leur essai sur Gabriel, nous commençons à peine à tisser la toile entre les calembours, les farces littéraires et politiques, les références et les bizarreries orientales qui forment l’entièreté du Livre 50. Potentiellement dangereux autant qu’amusant, le Livre n’était clairement pas destiné à connaître une reconnaissance en dehors du cercle très fermé des intimes de la famille. Les annotations, ajouts et rebuts sont les liants de cette œuvre en perpétuelle création à laquelle chaque membre de la famille rajoute couche après couche pendant les années 1740 à 1780.

Le folio 358 du Livre, « les enseignes de Paris abattues » (fig.)5), montre la suppression d’enseignes « à potence » (c’est à dire de celles qui n’étaient pas montées à plat contre la façade) conformément a l’ordonnance policière de 1761. Un archer chancelle sous une épée et un soleil immense tandis qu’un autre s’attaque à l’enseigne de la « Grand Botte ». Vraisemblablement, les Saint-Aubin sont attirés par la nature particulière de ces enseignes. Le Westminster Paving Act, en 1762, ordonne la même suppression à Londres avec les mêmes justifications : on soutient que les enseignes gênent la circulation de l’air et grincent dans le vent. Un des événements que l’on peut noter dans ce livre de plus de quatre-cents pages est la suppression des enseignes, mais aussi l’arrivée de la petite poste et

48. Kim de Beaumont, « Reconsidering Gabriel de Saint-Aubin », dans : ibid, p.)19-47 (p.)28).49. Suzanne Fold McCullagh, « *e development of Gabriel de Saint Aubin as draughtsman »,

dans : ibid., p.)59-69 (78-79).50. Edmond et Jules de Goncourt, « Petits maîtres français du dix-huitième siècle. Les Saint-

Aubin », L’Artiste (Octobre 1857), p.)100-105, 116-122 ; des mêmes, L’Art du dix-huitième siècle, 2)vol, Paris, 1880-1882, « Notules pour les Saint-Aubin ».

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l’introduction des réverbères : chapitre déterminant dans l’épopée de la flânerie parisienne 51.

Dans The Spectator, dans les Characteristics (1711) de Lord Shaftesbury mais également dans certains romans d’Henry Fielding a été célébré, de manière ironique, comme un art typiquement anglais qui brise toutes les conventions des beaux-arts. Les proportions monstrueuses, un bestiaire kaléidoscopique et ludique (ou simplement incohérent des enseignes), sont certains des éléments qui, juxtaposés, forment l’inquiétante étrangeté urbaine que l’on tâche de rendre au spectateur. Tout comme le vocabulaire des gestes de la main que « Mr.)Spec » observe chez les cochers, grâce auquel ils signalent entre eux de manière silencieuse la destination et le tarif, il s’agit d’un langage de signes. Les cochers et les signes servent tous les deux à guider l’habitant ou le visiteur à travers le labyrinthe que sont les rues, mais ils codent la ville dans un langage qui leur est propre, un langage impénétrable, choquant et grossier (très rude chez les cochers qui sont reconnus pour leur comportement insolent) pour les étrangers 52.

Voici quelques-uns des langages que le flâneur traque et admire, même s’il ne les parle pas aisément. Hogarth croit d’ailleurs que les enseignes de commerces et d’auberges sont un « genre » dans lequel les Britanniques excellent. Il a même fait partie de la « Society of Signpainters » en 1762 (par le journaliste Bonnell Thornton) qui organise une exposition satirique d’enseignes. Thornton propose ainsi plus de 110 enseignes de commerces et d’auberge dans une chambre louée sur Bow Street entre le 22 avril et le 8 juin 1762. Il en coûte alors un shilling au public pour admirer l’exposition. Quelques enseignes sont alors retouchées par Hogarth, toutefois la majorité de ces enseignes sont typiques et étaient celles qu’il était possible d’apercevoir gratuitement dans la rue avant le Westminster Paving Act de 1762, dans lequel on affirme que certaines constituent des dangers pour les chalands. Ceux qui ont déboursé leur shilling croyaient apparemment qu’ils allaient profiter d’un art singulier, certains applaudissent tandis que d’autres enragent de l’imposture. Certains aspects de cette exposition semblent anticiper le mouvement Dada du XXe siècle 53.

Les flâneurs du XIXe siècle ont accusé Haussmann d’homogénéiser la ville par la suppression des traits qui distinguent les quartiers les uns des autres. On trouve quelque chose de très semblable chez Addison, Mercier et les Saint Aubin, avec leur réaction ambivalente à la suppression des enseignes (enseignes à potence, pour être exact) à Paris et à Londres. En 1711, Mr. Spectator décide d’offrir ses

51. Gabriel de Saint-Aubin, « Livre des caricatures tant bonnes que mauvaises », Waddesdon Manor, +. 347, 374.

52. Daniel Defoe, #e Great Law of Subordination Consider’d, London, 1724, p.)125.53. Jonathan Conlin, « “At the expense of the public” : the Sign Painters’ Exhibition of 1762 and

the public sphere », Eighteenth-Century Studies 36.1 (2002), p.)1-21.

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services en qualité de surintendant et contrôleur des enseignes, une idée déjà proposée par Molière dans Les Facheux (1662) 54. Il y a, selon « Mr.)Spec », trop d’enseignes qui proposent des rapports faux ou même irréligieux entre des métiers complètement différents (« What can be more inconsistent », soutient-il, « than to see a bawd at the sign of the Angel 55 ? »). Les autres enseignes outragent la raison en montrant des animaux (comme les sangliers bleus) qui n’existent pas dans la nature. Cependant cette attention est à prendre au second degré et, à la vérité, Mr.)Spectator se réjouit de décrypter les signes de ces enseignes. Tout comme Mr.)Bickerstaff du Tatler l’a fait avant lui, il n’entend pas fixer les bornes des lois : « [I] who am only a Student, and a Man of no great Interest, I can only remark Things, and recommend the Correction of ‘em to higher Powers 56. »

Mercier, dans le Tableau de Paris, est lui aussi ambivalent face aux enseignes. Il commence par s’attaquer aux enseignes qui sont de véritables nuisances, se proposant d’interdire les enseignes à potence. Il s’agit alors de la dernière tentative en date pour limiter la taille des enseignes, chose qui date de 1666, quand ceux qui accrochaient des enseignes devaient payer une taxe au bureau de la voirie 57. L’exemple cité par Mercier est similaire à ce qu’expose Saint-Aubin, suggérant que certaines enseignes sont reconnues par les Parisiens :

Ces enseignes avoient pour la plupart un volume colossal et en relief. Elles donnoient l’image d’un peuple gigantesque, aux yeux du peuple le plus rabougri de l’Europe. On voyoit une garde d’épée de six pieds de haut, une botte grosse comme un muid, un éperon large comme une roue de carrosse ; un gant qui auroit logé un enfant de trois ans dans chaque doigt, des têtes monstrueuses, des bras armés de fleurets qui occupoient toute la largeur de la rue. La ville, qui n’est plus hérissée de ces appendices grosseurs, offre, pour ainsi dire, un visage poli, net et rasé 58.

Dans les premières lignes du chapitre « L’orthographe publique », Mercier note que l’orthographe peu soignée se retrouve sur de nombreuses enseignes et,

54. Molière, Les Fâcheux, Paris, Libraire des Bibliophiles, 1874, III, ii, p.)66. Voir aussi #e Tatler, Oxford, Clarendon Press, 1987, vol.)I, Tatler 18, 21 Mai 1709, p.)144-147 [éd. Donald)F. Bond].

55. Spectator 28, 2 Avril 1711.56. #e Tatler, op. cit., vol.)I, #e Tatler 18, 21 Mai 1709, p.)145.57. Julie Ann Plax, Watteau and the Cultural Politics of Eighteenth-century France, Cambridge,

Cambridge University Press, 2000, p.)163. Voir aussi Richard Wrigley, « Between the street and the salon : Parisian shop signs and the spaces of professionalization in the eighteenth and early nineteenth centuries », Oxford Art Journal 21.1 (1998), p.)43-67.

58. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol)I, « Enseignes », p.)215-216.

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comme Isaac Bickerstaff avant lui, il se demande si la proposition de Molière « de créer sérieusement un censeur qui rectifiât ces fautes grossières » mérite d’être appliquée 59.

Comme ses collègues flâneurs londoniens du XVIIIe siècle, Mercier est tiraillé entre deux idées. Il veut, d’une part, que l’on facilite la circulation de l’air et des habitants tout en offrant une lisibilité et une surveillance d’une ville policée. D’autre part, il se complait dans les dérapages sémantiques qui se trouvent dans les juxtapositions d’enseignes où se croisent mots et images : il aime à voir jaillir des étincelles de ces mélanges entre texte et image, entre un signe et des produits ou services vendus dans la même rue. « L’ignorance produit quelquefois des rapports bizarres, et dont on s’amuse, parce que les riens ont droit avant tout d’intéresser le Parisien 60 ». Si Hogarth a l’habitude de se promener dans des rues où les peintres d’enseignes et les marchands d’enseignes élisent leur domicile 61, Mercier aussi adore arpenter le Quai de la Mégisserie, où se trouvent les marchands d’enseignes :

Là tous les rois de la terre dorment ensemble : Louis XVI et George)III se baisent fraternellement ; le roi de Prusse couche avec l’impératrice de Russie, l’empereur est de niveau avec les électeurs ; là enfin la thiare et le turban se confondent. Un cabaretier arrive, remue avec le pied toutes ces têtes couronnées, les examine, prend au hasard la figure du roi de Pologne, l’emporte, l’accroche et écrit dessous : au Grand Vainqueur 62.

Mercier imagine également ce que pourraient se dire ces enseignes entre elles si elles avaient la capacité de parler. Grands et petits, alliés et ennemis, conquérants et conquis se croisent et se saluent. Ils ajoutent une double, voire une triple fonction à leur représentation qui mène « à leur dernier emploi enfin, qui est de guider les pas chancelants des ivrognes 63 ». Le Roi de Pologne, qui a alors perdu son royaume à la suite de la partition de la Pologne, est ramené à la vie et siège tel un héros triomphant.

D’autres ambivalences ironiques se retrouvent dans une des images de Saint-Aubin. La devise (fig.)5) : « Bâtir est beau, mais détruire est sublime » est tirée de La Guerre Civile de Genève (1768) de Voltaire, ouvrage dans lequel Jean-Jacques Rousseau livre, dans un discours empreint de rage, sa réponse à

59. Ibid., vol.)I, « L’Orthographe publique », p.)107-108.60. Ibid., vol.)I, « L’Orthographe publique », p.)108.61. Jennifer Uglow, Hogarth : A Life and a World, London, Faber, 1997, p.)518.62. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol)V, p.)123.63. Ibid., vol)V, p.)125.

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l’ambassadeur français qui suggère d’ériger un théâtre dans la ville. Rousseau soutient que cela va dépraver les citoyens en leur enseignant la dissimulation et l’artifice. Il rappelle :

Prenons ce soir en secret un brandon.En vain les sots diront que c’est un crime ;Dans ce bas monde il n’est ni bien ni mal ;Aux vrais savants tout doit sembler égal.Bâtir est beau, mais détruire est sublime.Brûlons théâtre, actrice, acteur, souffleur,Et spectateur, et notre ambassadeur 64.

Rousseau et ses alliés brûlent, en effet, le théâtre. Comme un Randfigur sentimental, Rousseau est un personnage à qui

l’on octroie volontiers un rôle déterminant dans le développement de la figure du flâneur, notamment avec Les rêveries du promeneur solitaire (publié après sa mort en 1782). Pourtant, le citoyen de Genève est complètement insensible aux charmes de la flânerie urbaine, et ce, même si les grandes villes sont les endroits où il est possible d’analyser les caractéristiques nationales ou simplement humaines. Richard Sennett écrit que « the greatest writer on, the most constant student of, urban public life was a man who hated it 65 ». En effet, un passage de l’Émile (1762) pourrait être considéré comme un manifeste de l’anti-flâneur :

Toutes les capitales se ressemblent ; tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville […]. On sait quelles mœurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux cents milles âmes, je sais d’avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d’aller l’apprendre 66.

Avant le numérotage des bâtiments et la régularisation des panneaux indiquant le nom des rues, les marchands et les étrangers étaient adressés à la maison « à l’enseigne de x », ou « en face de l’enseigne de y ». Bien sûr, les enseignes servent comme publicité d’un établissement, mais aussi comme points de repère. Après la suppression des enseignes, les Parisiens et les Londoniens sont perdus,

64. Voltaire, Œuvres complètes, vol.)XII, p.)292.65. Richard Sennett, #e Fall of Public Man, op. cit., p.)114.66. Jean-Jacques Rousseau, Émile, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1990,

vol.)IV, p.)850 [éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond].

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étrangers à leur propre ville. Il faudra attendre entre dix et vingt ans pour que les maisons à Paris et à Londres soient toutes numérotées 67. Dans l’intermède, nombreux sont ceux qui se lamentent de l’appauvrissement du palimpseste urbain.

Cette réponse nostalgique aux changements est devenue une litanie au temps des percements haussmanniens du siècle suivant. « Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie n’a bougé ! » Baudelaire écrit à ce propos : « Palais neufs, vieux fauxbourgs, échafaudages, blocs,)/ Tout pour moi devient l’allégorie)/ Et tous mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs 68. » Les nouveaux boulevards comme le Boulevard de l’Opéra ont eu pour conséquence de faire sentir les Parisiens étrangers dans leur propre ville. On ne se sent plus « chez soi ». Benjamin ajoute qu’« ils sont devenus de plus en plus conscients du caractère inhumain de la ville 69 ».

Épitaphe pour un flâneur

Dans une de ses lettres, Horace Walpole fait remarquer que l’architecte paysagiste William Kent « leaped the fence and saw that all nature was a garden » –)une phrase qui est devenue la devise du « landscape garden » ou « jardin anglo-chinois » du XVIIIe siècle 70. Les jardins d’André Le Nôtre et ceux du goût hollandais se présentent alors comme les lieux protégés d’une nature « sauvage ». L’architecte paysagiste Charles Bridgeman les a présentés comme des prolongations du jardin, masquant ses bords par les « ha-ha’s ». Les Wauxhalls et les boulevards ont travaillé et transformé la ville de la même façon. Pour la première fois, la ville est devenue un lieu où les bourgeois peuvent se promener à pied aussi bien qu’en carrosse, où la foule est un spectacle plaisant et où il y a des bancs pour s’asseoir. Le flâneur du XVIIIe siècle à sauté le boulevard, et trouvé que toute la ville était un jardin –)et qu’il était possible, pour reprendre l’expression de Baudelaire, « d’herboriser sur le bitume ».

Addison et Rétif, « Mr.)Spec » et le « Hibou-Spectateur », Saint Aubin et Hogarth : ils seront les premiers à célébrer la promenade urbaine, source de plaisir et de mystère et non, comme avant, une voie douloureuse, dangereuse, puante

67. Heather Shore, « “At Shakespear’s-Head, Over-Against Catharine-Street in the Strand” : Forms of address in London streets », dans : Tim Hitchcock et Heather Shore (dir.), #e Streets of London, op. cit., p.)10-26 ; Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol.)II, « Les Écriteaux des rues », p.)202-204 (p.)203).

68. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Poulet-Malassis et de Broise, Paris, 1861 (2e éd.), « Le Cygne ».

69. Walter Benjamin, Das Passagenwerk, op. cit., vol.)I, p.)57.70. Horace Walpole, #e History of the Modern Taste in Gardening, New York, Ursus, 1995 [éd.

John Dixon Hunt].

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et humiliante 71. Le flâneur n’est pas une créature du XIXe siècle. Il apparaît à Paris et à Londres au début du XVIIIe. Il reste une figure à l’écart, évanescente et insaisissable. Cet article a commencé par citer une description de « Mr.)Spectator » d’Addison en 1711. Il semble de circonstance de le terminer par une de Mercier, tiré de son Tableau de Paris, quand il décrit le « Batteur de pavé » :

C’est ordinairement un Gascon qui mange ses cent pistoles de rente, tant qu’elles peuvent s’étendre ; qui dîne à la gargote, soupe avec une bavaroise, et plein de vanité, se carre aux promenades, comme s’il avoit dix mille écus de rente : il sort dès le matin de sa chambre garnie, et le voilà errant dans tous les quartiers jusqu’à onze heures du soir. Il entre dans toutes les églises sans dévotion ; fait des visites à des personnes qui ne se soucient point de lui ; est assidu aux tribunaux, sans avoir de procès. Il voit tout ce qui se passe dans la ville, assiste à toutes les cérémonies publiques, ne manque rien de ce qui fait spectacle, et use plus de souliers qu’un espion ou qu’un agent de change 72.

À cause de leur respect trop profond pour ce « prince », les historiens, les historiens d’art, les littéraires et les urbanistes ont exagéré son importance. Comme nous l’avons vu, plusieurs de ces flâneurs du XVIIIe siècle sont des personnages semi-comiques, voire tragi-comiques. Les auteurs qui les ont créés ont toujours maintenu une distance entre eux et leur création, attirés, mais aussi repoussés par ces monstres urbains. Malheureusement, certains lecteurs ont pris ces personnages au sérieux, faisant d’eux, comme le souligne Elizabeth Wilson, des êtres qui sont des « masterful voyeurs 73 ».

Notre papier est peut-être tombé dans le même piège que j’évoquais en introduction. Après tout, Janett Wolff note que les critiques, anthropologues et sociologues (et elle aurait pu ajouter historiens) ont fait toute une histoire du flâneur en se servant d’une prétention scientifique pour étudier leur situation personnelle du rapport au temps et à l’espace 74. Il me ne reste pas assez de place pour élaborer, mais j’espère qu’il est clair que ces allées, celles des boulevards et des Wauxhalls (« pleasure gardens ») ont été fréquentées par la plupart des grands

71. Clare Brant (dir.), Walking the Streets of Eighteenth-Century London : John Gay’s Trivia (1716), Oxford, Oxford University Press, 2009.

72. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol.)I, « Batteur de pavé », p.)250-251.73. Elizabeth Wilson, « *e Invisible Flâneuse », art. cit., p.)106.74. Janet Wol+, « Gender and the haunting of cities (or, the retirement of the ,âneur) », dans :

Aruna D’Souza et Tom McDonough (dir.), #e Invisible Flâneuse ? Gender, public space, and visual culture in nineteenth-century Paris, Manchester, Manchester University Press, 2006, p.)18-31 (p.)24).

Mr. What-d’ye-call-him : À la recherche du !âneur à Paris et à Londres au XVIIIe siècle

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bourgeois et des nobles de Londres et de Paris. Ils ont circulé en famille ou avec des amis, faisant des courses et commissions, ou cherchant des prostituées. La nouvelle organisation des rues ainsi que le mobilier urbain dont on dispose a permis d’apprécier la ville comme un spectacle où l’on profite des charmes de voir et d’être vu. Seul le flâneur reste solitaire et silencieux dans ce tohu-bohu de la modernité ; il voit, mais sans être vu.

Pour Benjamin, le destin du flâneur est de perdre toute son identité, de devenir l’homme-sandwich : une enseigne ambulante (fig.)8). Il est grand temps que le flâneur se retire dans l’obscurité qu’il aime tant, et que nous tournions nos têtes vers d’autres figures, d’autres voix, notamment celle des femmes. Même Mercier est en faveur de son enterrement. « Quand un de ces batteurs de pavé décède » note-t-il, « pourroit lui mettre pour épitaphe : cursum consummavit 75 ».

75. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., vol.)V, p.)251.

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Fig. 1 : Detail of Nicholas Yeates and James Collins after Robert Thacker, « A Prospect of Bow Church and Steeple in Cheap-Side, London », engraving, 1680.

© Trustees of the British Museum

Fig. 2 : J. S. Muller after Samuel Wale, « Vauxhall Gardens, shewing the Grand Walk, at the entrance of the Garden, and the Orchestra, with the Musick Playing » (1751), engraving.

© Private Collection.

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Fig. 3 : Anon, frontispiece to Retif de La Bretonne, «Les Nuits de Paris» (1789).

Fig. 4 : William Hogarth, « The Times of Day : Morning », engraving, 1738.© The Trustees of the British Museum

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Fig. 5 : Charles-Germain de Saint-Aubin, Livre de Caricatures tant bonnes que mauvaises : Bâtir Est beau, mais detruire est Sublime, 1761.

Watercolour, ink and graphite on paper, 187 x 132mm. Waddesdon Manor, The Rothschild Collection (The National Trust), acc. no. 675.358. Photo: Imaging Services Bodleian Library

© The National Trust, Waddesdon Manor.