l'ontologie de la responsabilité chez jean-paul sartre
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Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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« L’ontologie sartrienne de la responsabilité dans L’être et le néant » Olivier D’Jeranian
Position du problème
Aujourd’hui je voudrais faire état d’une perplexité dans laquelle peut laisser le lecteur
de L’être et le néant lorsqu’il s’agit pour lui de penser la place qu’occupe dans le livre la
notion de responsabilité.
C’est effectivement l’un des thèmes majeurs du livre, et il n’est pas possible de lire
l’Essai d’ontologie phénoménologique sans la rencontrer (elle apparaît plus d’une
cinquantaine de fois, dans chacune des parties, sous toutes ses formes). Pourtant, si l’on suit le
projet de L’être et le néant à la lettre, la thématique de la responsabilité morale devrait
normalement en être banni. En effet, s’il est clair que le mot « responsabilité » est toujours
utilisé par Sartre en son sens banal et donc moral (il ne s’agit pas d’un sens spécial de la
responsabilité causale – et d’ailleurs on verra que Sartre oppose responsabilité à causalité), et
donc, si le philosophe ne propose pas de forger un nouveau concept mais bien de réutiliser
une notion commune, alors on est en droit de se demander pourquoi, alors même que l’onto-
phénoménologie sartrienne se veut essentiellement descriptive et indicative, et en aucun cas
prescriptive et impérative, l’idée même de responsabilité apparaît comme décisive dans
l’économie du livre.
A la fin de L’être et le néant, Sartre conclut que
« L’ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s’occupe uniquement
de ce qui est, et il n’est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. Elle laisse
entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalité-
humaine en situation. » (pp. 673-4)
On comprend dans ce passage que la responsabilité croise l’ontologie et la morale sous la
forme d’une impossible implication. D’un côté, l’ontologie dira que la réalité humaine, dès
lors qu’elle existe, est responsable (la responsabilité étant comme sa fatalité), d’un autre, on
dira que l’éthique devra prendre ses responsabilités face à une réalité-humaine en situation.
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Le concept de situation, qui apparaît dans la partie IV, est donc décisif pour comprendre le
passage de l’ontologie à la morale. C’est lui qui va requalifier le champ d’extension moral du
concept banal de responsabilité, extension induite de l’ontologie mais pourtant jamais
clairement définie (puisqu’on ne saura pas en définitive à quoi doit s’appliquer la
responsabilité morale).
C’est précisément dans les quatre petites pages de la fin du chapitre I de la partie IV,
intitulées « Liberté et responsabilité » (pp. 598-601 éd. 2009), que Sartre envisage enfin la
responsabilité sous son angle moral, et en propose une qualification. Puisque l’ontologie
élaborée par Sartre ne peut rien prescrire (nous verrons pourquoi), ces pages paraissent tout
d’abord étrangères (et son annoncées d’ailleurs comme telles) au projet même de L’être et le
néant. D’un autre côté, puisque Sartre parle de responsabilité dès la page 78, c’est-à-dire, dès
la thématique de l’angoisse, il paraissait normal de lui réserver un endroit approprié dans le
livre. Mais cela devrait nous faire comprendre que l’ontologie sartrienne porte en elle une
morale – que L’être et le néant n’a pas pour vocation de produire – mais que cette morale est
par définition impossible à en être déduite (ce que la conclusion nous signale).
Comparées aux autres parties du chapitre 1 de la partie IV (i. « La condition première
de l’action c’est la liberté » ; ii. « Liberté et facticité : la situation »), les quatre pages de
« Liberté et responsabilité » paraissent peser bien peu. En réalité, je voudrais montrer qu’elles
sont décisives au livre. C’est que, comme le souligne Sartre, leurs considérations « intéressent
plutôt le moraliste » [i.e. que le phénoménologue], et pour cette raison elles semblent être
ajoutées comme « par surcroît ». Ces quatre pages, lorsqu’on les lit à la lumière des
remarques conclusives, révèlent en réalité un paradoxe inhérent à la démarche philosophique
de L’être et le néant, paradoxe qui doit, pour être bien saisi, être réinscrit dans un itinéraire
sartrien dont les tenants et les aboutissants peuvent être révélés par les travaux philosophiques
publiés seulement après la mort de Sartre et qui encadrent autant qu’ils « hantent », si l’on
peut dire, l’Essai d’ontologie phénoménologique : ces écrits posthumes sont les Carnets de la
drôle de Guerre (1939-1940) et les Cahiers pour une morale (1947-1948).
L’être et le néant est donc historiquement traversé par le projet dont les Carnets de la
drôle de Guerre avaient formulé l’ambition, le projet d’une « morale à venir » qui cherchait à
définir et à rendre possible ce que Sartre appelle l’être « authentique ». Du coup, le thème de
la responsabilité fait apparaître dans L’être et le néant une tension presque structurelle – non
seulement du livre, mais également révélatrice de l’itinéraire sartrien post-phénoménologique
et pré-marxiste (entre les Carnets et les Cahiers, c’est-à-dire, entre 1939 et 1948).
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On pourrait se demander s’il n’y aurait pas ici l’élaboration d’une éthique de la responsabilité
qui assurerait comme par provision la transition vers la « morale de l’authenticité ». Il semble
que la thématique de l’engagement – telle qu’on la voit présentée dans les Situations – soit
directement issue de ces analyses onto-phénoménologiques de la responsabilité.
La morale de l’authenticité, que les Carnets définissent comme la « vraie fidélité à
soi » et au monde1, comme une compréhension pleine et active de la situation, c’est-à-dire,
comme la saisie désespérante de la réalité-humaine comme être-dans-le-monde fragile et
absurde, L’être et le néant la verra comme la « reprise de l’être pourri par lui-même »2, en
découvrant la réalité-humaine dans l’angoisse3, comme l’origine de l’existence et du maintien
des valeurs, de la totalité du sens du monde et comme « perpétuellement hanté par une totalité
qu’elle est sans pouvoir l’être »4.
C’est l’impossible coïncidence avec soi qui « hante » le pour-soi en son cœur5, et qui
prend le nom d’En-soi-pour-soi ou de Valeur. Son envers, l’inauthenticité, est également
fondé sur ce « désir d’être du pour soi», mais comme fuite du mode d’être propre de la réalité-
humaine par elle-même, tentative de se cacher sa duplicité fondamentale de « facticité
investie » et de « projet-dépassement ». La mauvaise foi, qui renvoie à une structure
ontologique du pour soi (définit comme manque de, échappement à soi), impliquait déjà cette
inauthenticité, la non revendication, dans l’angoisse, d’une responsabilité fondamentale et, si
l’on peut dire, constitutive de sa réalité délaissée. Comme le montrera Sartre dans les Cahiers
pour une morale cette fois-ci, c’est dans l’assomption seule du « mode d’être diasporique »
comme « reprise de soi sur la contingence »6 que l’existence authentique pourra se donner.
Et c’est pourquoi les Cahiers définiront l’existence authentique comme « double aspect
simultané du projet humain, gratuit en son cœur et consacré par la reprise réflexive »7.
Or, et L’être et le néant l’a bien montré, vouloir « être » (dans la volonté d’être
authentique), c’est déjà être inauthentique, la position d’un être transcendant, comme norme
de l’action, niant dans la mauvaise foi que l’ « être est [ce par quoi] les valeurs existent » (p.
675), puisque la valeur est la totalité manquante (en-soi-pour-soi) qui confère son sens au
pour-soi manquant, en tant que structure immédiate de la conscience.
1 Carnet III, p. 331 (éd. Pléiade) 2 L’Etre et le Néant, p. 106, note 1 3 L’Etre et le Néant, p. 77 : « Dans l’angoisse je me saisis à la fois comme totalement libre et comme ne pouvant pas ne pas faire que le sens du monde lui vienne par moi. » 4 Ibid., p. 134 5 Ibid., p. 133 6 Je reprends ici les expressions des Cahiers, p. 495 7 Cahiers pour une morale, p. 497-498
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Par conséquent, on comprend la portée cruciale de ces remarques conclusives faites
comme « en passant » par Sartre dans les quatre pages de « Liberté et responsabilité »,
« conséquences » que le philosophe juge étrangement « pas inutiles » à la compréhension de
la destinée de la réalité-humaine. En effet, toute l’ontologie était, depuis le début, enracinée
dans le projet d’une morale de l’authenticité annoncée par les Carnets, et L’être et le néant
semble bien être le symptôme de l’échec de ce projet d’une morale de l’être authentique, qui
hante le pour-soi.
Mais si L’être et le néant fait bien, par la description ontologique du pour-soi, le
constat d’un échec, l’aveu d’une impossibilité de fonder une morale de l’être authentique, il
me semble que Sartre – qui garde pourtant ce projet pour la rédaction des Cahiers – y
développe parallèlement les fondements pour une éthique de la responsabilité qui assumerait
précisément cette impossibilité d’être autrement qu’en situation. Plus précisément, si
l’ontologie de L’être et le néant découvre négativement l’impossibilité d’une morale de l’être
authentique (pourtant déjà largement évoquée dans les Carnets avec la critique du stoïcisme),
elle révèle positivement un champ maximal de la responsabilité, ou, pour le dire mieux,
l’apparition d’un « être responsable » qui porte « le poids du monde sur ses épaules » (p. 598).
Alors, Sartre aurait-il abandonné une morale de l’authenticité pour une éthique de la
responsabilité ? Aurait-il renoncé à son projet moral initial avec l’écriture de L’être et le
néant, ou l’aurait-il au contraire inscrit au cœur même de la réalité humaine, lui demandant
instamment d’assumer, de revendiquer cette responsabilité par la prise en compte de la
facticité de sa liberté et de son engagement existentiel dans la situation – ce que l’authenticité
viserait à instituer pour de bon ?
L’être humain, en tant qu’il n’est pas ce qu’il est et qu’il est ce qu’il n’est pas, comme
dira Sartre, est responsable, non pas au sens où il serait immédiatement coupable, mais au
sens où, plus fondamentalement, il existe, qu’il est sans justification, c’est-à-dire, toujours
déjà engagé de façon factice (non déterminée) dans une situation qu’il n’a pas choisie et vis-
à-vis de laquelle il lui est impossible de s’excuser, de s’exonérer, puisqu’il est toujours obligé
de choisir, car « ne pas choisir c’est déjà choisir » (pp. 516-7). Or choisir c’est précisément
redoubler l’engagement fondamental par un engagement de plus, en néantisant l’en soi, c’est
maintenir à l’être des valeurs par ses choix, c’est tenter de fonder son être.
Ce paradoxe étant posé, il reste à comprendre ce que signifie, pour une conception de
la responsabilité, son ancrage dans une « ontologie ».
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S’il y a bien une « ontologie de la responsabilité », c’est que, comme nous venons de
le voir, la responsabilité est un fait indépassable de la réalité-humaine. Mieux, elle est la
condition existentielle de la réalité humaine, qui ne saurait être, dès lors, irresponsable. Pour
le dire autrement, le pour soi, parce qu’il est pouvoir de néantisation, est tout entier cette
réponse aux situations par la néantisation de l’être.
Autant dire que nous ne sommes pas ici dans une conception juridique de la
responsabilité, qui chercherait à établir la responsabilité d’un homme – et, partant, sa
culpabilité – en attribuant, selon un schéma déterministe, un effet à sa cause. Dire au contraire
que l’homme est responsable (et ne peut pas ne pas l’être), c’est trancher en amont le débat de
la recherche des causes (l’approche juridique). La responsabilité ne renvoie pas, comme elle
l’est au sens simple et premier, à une explication (c’est-à-dire, à un déterminisme) – elle
renvoie à la réalité-humaine comme à son existence inexplicable, et c’est la raison pour
laquelle la responsabilité humaine est sans raison et maximale.
Que l’homme soit responsable signifie simplement qu’il a à prendre ses
responsabilités, non seulement quelque soit la situation dans laquelle il se trouve engagé, mais
encore, parce qu’il est toujours déjà engagé dans une situation. Ce que nous pressentons, c’est
que la responsabilité ne se comprendra pas comme le fait d’être la cause d’une situation, d’en
être le principe explicatif (détermination que la contingence essentielle ruine de toute façon
absolument). C’est bien plutôt parce que la situation nous engage nécessairement – selon une
contingence absolue – que nous en serions responsables. Pour le dire autrement, la
responsabilité consiste en l’assomption d’un engagement fondamental que nous n’avons pas
choisi mais qui, en tant qu’il nous appelle à choisir, implique nécessairement – fatalement,
tragiquement – notre réponse propre par un mouvement de reprise de soi dans un engagement
de plus. Ainsi, on comprend pourquoi la responsabilité est un fait ontologique pour la réalité
humaine : en tant que tout pour-soi est par définition engagé (« embarqué » dirait Pascal),
mais structurellement (par un processus de néantisation de l’en soi), dans une situation, il en
est responsable, et ce, bien qu’il ne l’ait pas choisie.
Autrement dit, il a à assumer ce qui ne dépend pas de lui, précisément parce que « ce
qui ne dépend pas de lui » (pour reprendre le vocabulaire stoïcien), est l’envers négatif de « ce
qui dépend de lui », c’est-à-dire, son choix.
Mon projet aujourd’hui sera donc le suivant. Je voudrais d’une part essayer de montrer
quel est le lien entre les implications ontologiques et les implications morales de la
responsabilité – plus sommairement, des parties 1 à 3 à la partie 4.
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Le but est de comprendre en quoi le concept de situation, tel qu’il apparaît dans la
partie IV, lève enfin l’ambiguïté de la responsabilité des trois premières parties, tout en
l’indexant sur une compréhension ontologique. Autrement dit, le « poids » de la
responsabilité humaine et sa conception maximale sera induit (et non déduit) d’un fait
ontologique. La conception éthique et maximale de la responsabilité, se présentera comme
contraire à celle imaginée par les opposants discrets de Sartre : les stoïciens. Et ce sera donc
mon deuxième point : montrer comment les quatre pages de « Liberté et responsabilité » font
en réalité écho, en amont, aux Carnets de la drôle de Guerre et, en aval, aux Cahiers pour
une morale, dans une discussion passionnée que Sartre mènera avec et contre le stoïcisme
(notamment d’Epictète), au moyen du concept de situation.
Analyses onto-phénoménologiques de la responsabilité
L’utilisation du concept de « responsabilité », préféré par Sartre à celui de « causalité », met
au jour une ambiguïté qui parcourt L’être et le néant. Ce terme est évidemment chargé
axiologiquement, et l’on pourrait se demander pourquoi Sartre l’utilise en régime onto-
phénoménologique alors même que ce régime doit être considéré comme moralement neutre.
D’autre part, Sartre oppose directement dans ces analyses le déterminisme à la responsabilité
(qui ne peut donc être causale mais morale) :
J.-P. Sartre, EN I, 1, 5, p. 78 :
« Tel est donc l'ensemble des processus par lesquels nous essayons de nous masquer l'angoisse :
nous saisissons notre possible en évitant de considérer les autres possibles dont nous faisons les
possibles d'un autrui indifférencié : ce possible, nous ne voulons pas le voir comme soutenu à l'être
par une pure liberté néantisante, mais nous tentons de le saisir comme engendré par un objet déjà
constitué, qui n'est autre que notre Moi, envisagé et décrit comme la personne d'autrui. Nous
voudrions conserver de l'intuition première ce qu'elle nous livre comme notre indépendance et
notre responsabilité, mais il s'agit pour nous de mettre en veilleuse tout ce qui est en elle
néantisation originelle ; toujours prêts d'ailleurs à nous réfugier dans la croyance au déterminisme
si cette liberté nous pèse ou si nous avons besoin d'une excuse. Ainsi fuyons-nous l'angoisse en
tentant de nous saisir du dehors comme autrui ou comme une chose. Ce qu'on a coutume d'appeler
révélation du sens intime ou intuition première de notre liberté n'a rien d'originel : c'est un
processus déjà construit, expressément destiné à nous masquer l'angoisse, la véritable donnée
immédiate de notre liberté. »
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En réalité, et c’est là toute l’ambiguïté du concept de responsabilité, pour être moral il doit
impérativement avoir un ancrage ontologique. C’est la raison pour laquelle ce concept
apparaît dès la première partie, au moment où Sartre parle de l’angoisse. La non-coïncidence
à soi rendue possible par la sécrétion du néant par le pour-soi (là où l’en-soi endosse la
massivité de l’être), produit ce que l’on pourrait appeler un décalage ontologique, une fissure
intraconscientielle (un trou d’être, un rien au cœur du pour-soi), qui éclate littéralement le
pour-soi sur le monde.
Si Sartre n’explique pas cette responsabilité qu’il envisage déjà comme un « poids »,
c’est non seulement parce qu’elle est inexplicable – l’expliquer serait encore chercher des
déterminations, des excuses – mais c’est également parce qu’elle est, semble-t-il, le résultat
conscient (le néant est intégré à la conscience) de cette césure initiale au cœur du pour-soi. En
réalité, dire de la réalité-humaine qu’elle est, par définition, responsable (sans autre forme de
procès), c’est tout simplement dire, avec Sartre, qu’elle est fondamentalement une « manière
d’être au monde » avant d’être quelque chose (qu’elle ne pourra d’ailleurs jamais que se
raconter qu’elle est). Pour le dire autrement, la responsabilité apparaît comme un fait de
l’existant, au moment où l’on prend conscience que la réalité-humaine est perpétuelle réponse
au monde, qu’elle est changement, temporalité, et donc pro-jet.
Mais en faisant de la responsabilité l’attrait du pour-soi, Sartre sous-entend que son
acception du concept – bien qu’il s’agisse ici purement d’ontologie – est déjà entièrement
morale. En effet, si la responsabilité avait caractérisé l’en-soi, on aurait pu croire en une
utilisation fallacieuse de la causalité. Dire que le pour-soi est responsable, c’est déjà utiliser la
responsabilité en un sens moral, qui donne à l’ontologie un caractère foncièrement
anthropologique.
C’est d’ailleurs cette anthropologisation de l’ontologie qui permettra de définir une
responsabilité morale à prendre. Toute assomption impliquera un mouvement de reprise de
soi qui ne trouve pas de justification en dehors de lui-même :
J.-P. Sartre, EN I, 1, 2, p. 119 :
« Nous signalions plus haut que nous ne pouvons rien être sans jouer à l'être 1. Si je suis garçon
de café, écrivions-nous, ce ne peut être que sur le mode de ne l'être pas. » Et cela est vrai : si je
pouvais être garçon de café, je me constituerais soudain comme un bloc contingent d'identité. Cela
n'est point : cet être contingent et en soi m'échappe toujours. Mais pour que je puisse donner
librement un sens aux obligations que comporte mon état, il faut qu'en un sens, au sein du pour-
soi, comme totalité perpétuellement évanescente, l'êtreen-soi comme contingence évanescente de
ma situation soit donné. C'est ce qui ressort bien du fait que, si je dois jouer à être garçon de café
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pour l'être, du moins aurai-je beau jouer au diplomate ou au marin : je ne le serai pas. Ce fait
insaisissable de ma condition, cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la
pure et simple comédie, c'est ce qui fait que le pour-soi, tout en choisissant le sens de sa situation
et en se constituant lui-même comme fondement de lui-même en situation, ne choisit pas sa
position. C’est ce qui fait que je me saisis à la fois comme totalement responsable de mon être, en
tant que j'en suis le fondement et, à la fois, comme totalement injustifiable. »
C’est l’épreuve douloureuse de l’angoisse, par la réflexivité, qui fait apparaître la
contingence à la réalité humaine (p. 53). Et puisque le néant ne fait que « hanter » l’être – et
non demeurer en l’être comme un pouvoir de transcendance au cœur de l’immanence – il est
modification du rapport de l’être à lui-même (p. 59)8, sécrétion qui l’isole et que Sartre
appelle « liberté » à la suite de Descartes et des stoïciens (ibid.). Or, le néant n’est pas un
moyen terme entre l’être et le non-être, mais un positionnement de l’être qui fait surgir, dans
l’angoisse, une injustification existentielle. La responsabilité se donne donc comme un fait
tragique plutôt que comme une relation établie de manière a posteriori – ce fait est corrélatif
de l’injustifiabilité de l’existence du pour-soi (c’est parce que le pour-soi n’est pas déterminé
qu’il va être foncièrement responsable, avant même toute action dans le monde). L’angoisse
du fait d’être responsable révèle donc un rapport au monde et l’apparition de la contingence :
J.-P. Sartre, EN, I, 1, 2 p. 120 : « L'êtreen-soi peut fonder son néant mais non son être ; dans sa
décompression il se néantit en un pour-soi qui devient en tant que pour-soi son propre fondement ;
mais sa contingence d'en-soi demeure hors de prise. C'est ce qui reste de l'en-soi dans le pour-soi
comme facticité et c'est ce qui fait que le pour-soi n'a qu'une nécessité de fait, c’est-àdire qu'il est
le fondement de son être-conscience ou existence, mais qu'il ne peut en aucun cas fonder sa
présence. Ainsi la conscience ne peut en aucun cas s'empêcher d'être et pourtant elle est totalement
responsable de son être. »
Cela nous indique qu’une morale « à venir » devra prendre en compte ce rapport à soi de la
réalité-humaine, rompu de fait par le néant grevé par la contingence. La responsabilité est
donc d’abord révélée à la conscience sur le mode de l’angoisse, et l’homme vient au monde
avec une exigence éthique interne à laquelle on est évidemment tenté d’échapper dans la
mauvaise foi.
8 Voir aussi J.-P. Sartre, EN, II, 3, 1, p. 208 : pour soi responsable de sa relation avec l’en soi : « Le pour-soi est responsable dans son être de sa relation avec l'en-soi ou, si l'on préfère, il se produit originellement sur le fondement d'une relation à l'en-soi. »
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Mauvaise foi et responsabilité
Si le pour-soi est manque [d’être], il est également recherche de fondement, d’autarcie
métaphysique. Or la différence ontologique en-soi/pour-soi fait que le pour-soi doit assumer
qu’il sécrète un néant d’être par lequel va apparaître ce que Sartre appelle la valeur. Or ce
devoir est immédiatement saisi comme contingent en raison de la facticité (la non-nécessité)
même de l’existence du pour-soi, qui aggrave paradoxalement la nécessité de cette
contingence de l’existence. Presque tout d’un coup apparaît le sentiment d’absurdité de
l’existence contingente et de l’assomption de cette existence, parce que contingente et factice.
La mauvaise foi est donc intimement liée à l’épreuve d’une responsabilité tragique non
assumée, puisqu’elle est un refus d’assumer la distinction à soi constitutive de son être
comme manque. Or le thème de la mauvaise foi, comme celui de la responsabilité, n’est pas
immédiatement moraliste, il est ontologique par le simple fait qu’elle est produite par la
néantisation, la décompression d’être impliquée par l’impossible synthèse de l’en-soi et du
pour-soi.
A ce moment du livre, il est donc encore question de ce que l’on pourrait appeler une
version ambiguë de la responsabilité, ce moment d’épreuve métaphysique du fait que nous
sommes responsables sans savoir devant qui ni pourquoi. Ici, la responsabilité est clairement
dissociée par Sartre de la causalité (qui impliquerait un schéma déterministe). La causalité
serait propre à l’en soi, la responsabilité est propre au pour-soi. C’est ce qui va conduire à
l’extension maximale de son champ éthique (le responsable n’est pas seulement le coupable,
c’est d’une façon générale celui qui, parce qu’il existe, est toujours déjà engagé dans une
situation).
La responsabilité est donc intimement liée à la structure du pour-soi, comme exigence
d’assomption – d’authenticité – de cette facticité existentielle. Mais on voit immédiatement
aussi que cette responsabilité, parce qu’elle est traversée par la contingence, implique une
impossibilité foncière pour la réalité-humaine d’être authentique. Il est impossible d’assumer
complétement, par une prétendue « honnêteté », cette responsabilité, puisque ce serait aller
« par delà » soi-même, une autre tentative impossible pour se fonder. En réalité, ce que nous
apprend la mauvaise foi, c’est que le pour soi, parce qu’il ne peut pas être ce qu’il est, ne peut
pas non plus « être absolument responsable » en assumant un être qu’il n’est pas, il ne peut
pas être « celui qui assume », dans une sorte d’aveu d’honnêteté, ou d’idéal de sincérité.
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La responsabilité doit au contraire être vécue comme le poids tragique de cet échec que la
mauvaise foi thématise : pour que l’être soit responsable, il doit se mettre en réalité en
position de devoir assumer, par la position contingente de la valeur, son échec foncier à être
ce qu’il veut être. Donc, la responsabilité est plutôt l’épreuve d’un échec que celle d’un
impératif : le simple fait que le pour-soi soit, par définition, responsable, fait qu’il ne pourra
jamais instituer cette responsabilité en assomption définitive.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la responsabilité est révélée dans l’angoisse ou
dans une conduite d’évitement telle que la mauvaise foi. Je fais l’épreuve de ma
responsabilité précisément au moment où je me rends compte que je ne peux pas ne pas
assumer mon être injustifiable, et en même temps, sans jamais pouvoir l’assumer
authentiquement. Il est donc nécessaire d’écarter ce que Sartre appelle la « réflexion
complice »9, pour saisir l’exigence angoissante, dans la saisie intime de la contingence.
L’être des possibles est la dernière structure du pour-soi. Si le possible est ce de quoi
manque le pour-soi pour réaliser la valeur, alors il faut bien voir que l’engagement – tout
comme la responsabilité – fonde l’angoisse plutôt qu’il ne lui succède. En réalité, c’est la
situation qui donne à la possibilité son sens ontologique (et non seulement logique), tout
choix se déterminant à partir de la situation vécue et en fonction de la valeur que le pour soi
se donne comme projet originel. La situation, pour Sartre, et contre les stoïciens, n’est donc
pas ce qui supprime le choix ou le borne, mais au contraire ce qui lui donne son terrain réel et
sa limite (au sens kantien du terme).
Or, il faut remarquer que la responsabilité ne pourrait pas être prise dans un
engagement qui chercherait un appui sur l’être – donnant au choix une certaine « positivité ».
Au contraire, si la mauvaise foi sert bien à cacher la misère du pour-soi factice, c’est que la
responsabilité véritable doit être prise dans l’assomption de cette impuissance vécue, d’un
choix de la contingence comme étant son propre destin – ce qui rapproche dangereusement
Sartre des stoïciens – et, partant, dans l’intériorisation totale de cette contingence.
D’où le sens moral de l’angoisse et sa pesanteur axiologique : il faut donner un sens
aux situations, et pourtant, puisqu’il n’existe aucune détermination sur laquelle m’appuyer,
rien ne m’est dit de la forme que devra prendre mon engagement (acte manqué de Vérité et
existence et des Cahiers pour une morale). C’est moi qui soutient à l’être les valeurs par ma
liberté (p. 74), et c’est précisément parce que je suis un être des possibles, que, comme le dit
Sartre :
9 Voir Saint Genêt, Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1952, livre II, chap. 2, pp. 69-70.
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J.-P. Sartre, EN, III, 2, 1, p. 348 :
« Nulle part le pour-soi ne la trouve en lui-même, nulle part il ne peut la saisir et la connaître, fût-
ce par le cogito réflexif, car il la dépasse toujours vers ses propres possibilités et il ne rencontre en
soi que le néant qu'il a à être. Et pourtant elle ne cesse de le hanter et c'est elle qui fait que je me
saisisse à la fois comme totalement responsable de mon être et comme totalement injustifiable.
Mais cette injustifiabiIité, le monde m'en renvoie l'image sous la forme de l'unité synthétique de
ses rapports univoques à moi. »
On pressent déjà un paradoxe pour la responsabilité : à la fois éprouvée comme un « poids »
formidable, elle est également, par son injustifiabilité, ce qui « hante » l’être de la réalité
humaine. Il n’y a pas lieu ici de s’étonner : c’est seulement lorsque la facticité est assumée
que ce poids devient réel, et si la plupart du temps la mauvaise foi ou l’esprit de sérieux
permettent d’éviter l’assomption, en réalité, comme le dit Sartre, la responsabilité est toujours
« en sourdine », derrière n’importe quel choix que je fais :
J.-P. Sartre, EN, IV, 1, 1, p. 508 :
« Mais telle est la structure de la conscience positionnelle que je ne puis ramener cette
connaissance à une saisie subjective de moi-même et qu'elle me renvoie à d'autres objets que je
produis ou que je dispose en liaison avec l'ordre des précédents sans pouvoir m'apercevoir que je
sculpte ainsi de plus en plus ma figure dans le monde. Ainsi avons-nous pleinement conscience du
choix que nous sommes. Et si l'on objecte qu'il faudrait, selon ces remarques, avoir conscience non
de nous être choisis, mais de nous choisir, nous répondrons que cette conscience se traduit par le
doublement de l'angoisse et de la responsabilité. Angoisse, délaissement, responsabilité, soit en
sourdine, soit en pleine force, constituent en effet la qualité de notre conscience en tant que celle-ci
est pure et simple liberté. »
Enfin, les analyses phénoménologiques mettent en jeu le rapport entre responsabilité et
temporalité10, Sartre montrant notre responsabilité vis-à-vis des morts et vis-à-vis de notre
10 Dans le chapitre II de la deuxième partie de L’être et le néant, Sartre introduit quelques considérations sur le lien entre responsabilité et temporalité, notamment, de notre responsabilité vis-à-vis des morts (p. 147), vis-à-vis de notre passé (p. 149, 150-151) et de l’éternité (p. 177). J.-P. Sartre, EN, II, 2, 1, p. 147 : la responsabilité vis-à-vis des morts : « Nous le verrons, l'existence de Pierre m'a atteint jusqu'aux moelles, elle a fait partie d'un présent dans-lemonde, pour-moi et pour-autrui qui était mon présent, du vivant de Pierre-un présent que j'ai été. Ainsi les objets concrets disparus sont passés en tant qu'ils font partie du passé concret d'un survivant. Ce qu'il y a de terrible dans la Mort, dit Malraux, c'est qu'elle transforme la vie en Destin. Il faut entendre par là qu'elle réduit le pour-soi-pour-autrui à l'état de simple pour-autrui. De l'être de Pierre mort, aujourd'hui, je suis seul
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propre passé. Et c’est tout à fait compréhensible, dans la mesure où le pour-soi n’est pas
soumis aux lois de la causalité – entre mon passé et mon présent, le lien est ekstatique et non
causal – et le pour-soi littéralement décroche de son passé, dans un mouvement
d’échappement au présent vers un futur. On voit ici encore une fois comment Sartre propose
une distinction nette entre responsabilité et causalité, qui permettra de dire qu’être
responsable n’est pas être simplement l’auteur d’une action.
Responsabilité et altérité
Avant d’être définie dans son champ extensif, la responsabilité vis-à-vis d’autrui est attenante
à la découverte, dans la troisième partie, de l’être-pour-autrui perçu dans regard de l’autre, et
par l’expérience de la honte (pp. 255-6). A la « chute originelle » que représente l’apparition
d’autrui va apparaître de façon a posteriori une responsabilité, puisque le corps est « la forme
responsable, dans ma liberté. Et les morts qui n'ont pu être sauvés et transportés à bord du passé concret d'un survivant, ils ne sont pas passés, mais, eux et leurs passés, ils sont anéantis. » J.-P. Sartre, EN, II, 2, 1, p. 149 : responsabilité, passé et fatigue : « Si je dis : « Paul est fatigué », on peut contester peut-être que la copule ait une valeur ontologique, on voudra peut être n'y voir qu'une indication d'inhérence. Mais lorsque nous disons « Paul était fatigué », la signification essentielle du « était » saute aux yeux : Paul présent est actuellement responsable d'avoir eu cette fatigue au passé. S'il ne soutenait cette fatigue avec son être, il n'y aurait même pas oubli de cet état, mais il y aurait un « n'être-plus », rigoureusement identique à un « n'être-pas ». La fatigue serait perdue. L'être présent est donc le fondement de son propre passé ; et c'est ce caractère de fondement que manifeste le « était ». Le passé que je suis, j'ai à l'être sans aucune possibilité de ne l'être pas. J'en assume la totale responsabilité comme si je pouvais le changer et pourtant je ne puis être autre chose que lui. ». J.-P. Sartre, EN, II, 2, 1, p. 150-151 : mort, rancune et responsabilité : « La mort nous rejoint à nous-mêmes, tels qu'en nous-mêmes l'éternité nous a changés. Au moment de la mort nous sommes, c'est-à-dire nous sommes sans défense devant les jugements d'autrui ; on peut décider en vérité de ce que nous sommes, nous n'avons plus aucune chance d'échapper au total qu'une intelligence toute-connaissante pourrait faire. Et le repentir de la dernière heure est un effort total pour faire craquer tout cet être qui s'est lentement pris et solidifié sur nous, un dernier sursaut pour nous désolidariser de ce que nous sommes. En vain : la mort fige ce sursaut avec le reste, il ne fait plus qu'entrer en composition avec ce qui l'a précédé, comme un facteur parmi d'autres, comme une détermination singulière qui s'entend seulement à partir de la totalité. Par la mort le pour-soi se mue pour toujours en en-soi dans la mesure où il a glissé tout entier au passé. Ainsi le passé est la totalité toujours croissante de l'en-soi que nous sommes. Toutefois, tant que nous ne sommes pas morts, nous ne sommes pas cet en-soi sur le mode de l'identité. Nous avons à l'être. La rancune cesse à l'ordinaire à la mort : c'est que l'homme a rejoint son passé, il l'est, sans pour cela en être responsable. Tant qu'il vit il est l'objet de ma rancune, c'est-à-dire que je lui reproche son passé non seulement en tant qu'il l'est mais en tant qu'il le reprend à chaque instant et le soutient à l'être, en tant qu'il en est responsable. » J.-P. Sartre, EN, II, 2, 1, p. 151 : responsabilité et passé : « Le possible, que j'ai aussi à être, reste, comme mon possible concret, ce dont le contraire est également possible - quoique à un degré moindre. Au contraire le passé est ce qui est sans aucune possibilité d'aucune sorte, ce qui a consumé ses possibilités. J'ai à être ce qui ne dépend plus aucunement de mon pouvoir-être, ce qui est déjà en soi tout ce qu'il peut être. Le passé que je suis, j'ai à l'être sans aucune possibilité de ne l'être pas. J'en assume la totale responsabilité comme si je pouvais le changer et pourtant je ne puis être autre chose que lui. Nous verrons plus tard que nous conservons continuellement la possibilité de changer la signification du passé, en tant que celui-ci est un ex-présent ayant eu un avenir. » J.-P. Sartre, EN, II, 2, 2, p. 177 : éternité et responsabilité : « L'éternité que l'homme recherche, ce n'est pas l'infinité de la durée, de cette vaine course après soi dont je suis moi-même responsable : c'est le repos en soi, l'atemporalité de la coïncidence absolue avec soi. »
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contingente que prend la nécessité de ma contingence » (p. 348). Autrement dit, si je ne
choisis pas mon corps, le fait que l’autre m’ait vu et jugé, défini, sans qu’il me soit possible
de changer son regard sur moi, implique encore une fois ma responsabilité. Je dois à présent
compter avec ce regard, l’endosser comme étant de ma responsabilité, m’en sentir comme en
étant l’auteur incontestable.
J.-P. Sartre, EN, III, 1, 1, pp. 260-1 : honte et responsabilité
« La notion même de vulgarité implique d'ailleurs une relation intermonadique. On n'est pas
vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un
type d'être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. Cet être n'était pas en
puissance en moi avant l'apparition d'autrui car il n'aurait su trouver de place dans le pour-soi ; et
même si l'on se plaît à me doter d'un corps entièrement constitué avant que ce corps soit pour les
autres, on ne saurait y loger en puissance ma vulgarité ou ma maladresse, car elles sont des
significations et, comme telles, elles dépassent le corps et renvoient à la fois à un témoin
susceptible de les comprendre et à la totalité de ma réalité-humaine. Mais cet être nouveau qui
apparaît pour autrui ne réside pas en autrui ; j'en suis responsable, comme le montre bien ce
système éducatif qui consiste à « faire honte » aux enfants de ce qu'ils sont. Ainsi la honte est
honte de soi devant autrui ; ces deux structures sont inséparables. Mais du même coup, j'ai besoin
d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le pour-soi renvoie au pour-autrui. Si
donc nous voulons saisir dans sa totalité la relation d'être de l'homme à l'être-en-soi, nous ne
pouvons nous contenter des descriptions esquissées dans les précédents chapitres de cet ouvrage ;
nous devons répondre à deux questions bien autrement redoutables : tout d'abord celle de
l'existence d'autrui, ensuite celle de mon rapport d'être avec l'être d'autrui. »
L’apparition de l’autre a donc ceci de « scandaleux » (p. 504) qu’elle m’inflige une nouvelle
prise de responsabilité absolue sur le mode de la rencontre, c’est-à-dire, de la contingence. A
partir du moment où je suis vu, je dois assumer cette dimension objective de moi-même dans
la mesure où
J.-P. Sartre, EN, II, 2, 3, p. 392 : responsabilité et altérité
« Avec l'apparition du regard d'autrui, j'ai la révélation de mon êtreobjet, c'est-à-dire de ma
transcendance comme transcendée. Un moiobjet se révèle à moi comme l'être inconnaissable,
comme la fuite en autrui que je suis en pleine responsabilité. Mais, si je ne puis connaître ni même
concevoir ce moi dans sa réalité, au moins ne suisje pas sans saisir certaines de ses structures
formelles. En particulier je me sens atteint par autrui dans mon existence de fait ; c'est de mon
être-là-pour-autrui que je suis responsable. »
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il y a donc, comme le dit Sartre, à revendiquer « l’être que je suis », à se récupérer après
l’épreuve du regard d’autrui, qui fonde cet être-pour-autrui dont je deviens
immédiatement responsable, puisque précisément mon corps est la manifestation même
de mon engagement au monde :
J.-P. Sartre, EN, III, 3, 1, p. 404 : responsabilité et altérité
« A titre de conscience, autrui est pour moi à la fois ce qui m'a volé mon être et ce qui fait « qu'il y
a » un être qui est mon être. Ainsi ai-je la compréhension de cette structure ontologique ; je suis
responsable de mon être-pour-autrui, mais je n'en suis pas le fondement ; il m'apparaît donc sous
forme d'un donné contingent dont je suis pourtant responsable, et autrui fonde mon être en tant que
cet être est sous la forme du « il y a » ; mais il n'en est pas responsable, quoiqu'il le fonde en toute
liberté, dans et par sa libre transcendance. Ainsi, dans la mesure où je me dévoile à moi-même
comme responsable de mon être, je revendique cet être que je suis ; c'est-à-dire que je veux le
récupérer ou, en termes plus exacts, je suis projet de récupération de mon être. »
Encore une fois, la responsabilité est l’épreuve d’un échappement à soi, d’une césure
intraconsciencielle. Par son regard, il me fait prendre conscience de ma responsabilité
(l’épreuve de la honte est à ce titre décisive) vis-à-vis d’un être que je n’ai pas choisi. Encore
une fois, la réalité-humaine assume quelque chose qui ne dépendait pas d’elle, et son
assomption ne fait sens qu’à partir de là. Etre responsable, c’est répondre de son être-pour-
autrui sans en être le fondement, en se récupérant dans un mouvement de revendication.
Les attitudes vis-à-vis de l’altérité et la responsabilité
J.-P. Sartre, EN, III, 3, 1, p. 406 : responsabilité et altérité
« Ces projets me mettent en liaison directe avec la liberté d'autrui. C'est en ce sens que l'amour est
conflit. Nous avons marqué, en effet, que la liberté d'autrui est fondement de mon être. Mais,
précisément parce que j'existe par la liberté d'autrui, je n'ai aucune sécurité, je suis en danger dans
cette liberté ; elle pétrit mon être et me fait être, elle me confère et m'ôte des valeurs, et mon être
reçoit d'elle un perpétuel échappement passif à soi. Irresponsable et hors d'atteinte, cette liberté
protéiforme dans laquelle je me suis engagé peut m'engager à son tour dans mille manières d'être
différentes. »
J.-P. Sartre, EN, III, 3, 3, p. 458 : responsabilité et altérité
« La possibilité que l'autre a de me frapper et celle que j'ai de me défendre, loin d'être exclusives
l'une de l'autre, se complètent et s'entraînent, s'impliquent l'une l'autre pour le tiers à titre de
mortes possibilités et c'est précisément ce que j'éprouve à titre non-thétique et sans en avoir de
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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connaissance. Ainsi ce que j'éprouve c'est un êtredehors où je suis organisé avec l'autre en un tout
indissoluble et objectif, un tout où je ne me distingue plus originellement de l'autre mais que je
concours, solidairement avec l'autre, à constituer. Et dans la mesure où j'assume par principe mon
être-dehors pour le tiers, je dois assumer pareillement l'être-dehors de l'autre ; ce que j'assume,
c'est la communauté d'équivalence par quoi j'existe engagé dans une forme que je concours comme
l'autre à constituer. En un mot, je m'assume comme engagé dehors en l'autre et j'assume l'autre
comme engagé dehors en moi. Et c'est cette assomption fondamentale de cet engagement que je
porte devant moi sans le saisir, c'est cette reconnaissance libre de ma responsabilité en tant qu'elle
inclut la responsabilité de l'autre qui est l'épreuve du nous-objet. »
Si la rencontre avec autrui étend le champ de ma responsabilité à mes manières d’être
incarnées (par mon corps, donc), me rendant du coup responsable de ma propre chosification
– c’est que je ne peux changer l’image que l’autre à de moi mais je suis pourtant responsable
de cette image. Du coup, toutes les attitudes vis-à-vis d’autrui sont également des manières
que le pour-soi a d’éprouver sa facticité. Etre un objet pour l’autre ou tenter de faire de l’autre
un objet, qu’il s’agisse de l’amour ou du masochisme, c’est tenter de fonder son existence, de
s’instituer en en-soi-pour-soi. C’est pourquoi Sartre peut dire que « la reconnaissance libre de
ma responsabilité » inclut également celle de l’autre. Là encore, on retrouve la responsabilité
comme issue d’une rupture – mais cette rupture n’est plus celle du pour soi avec ce qu’il est,
mais du pour soi avec l’autre. Ma responsabilité dans toutes les attitudes prises vis-à-vis
d’autrui est inhérente au fait que jamais je ne peux me « reposer dans l’autre » (comme je ne
peux pas me reposer dans moi-même). On pourrait dire que l’épreuve de la rencontre d’autrui
– par son regard – me rappelle à quel point je suis un être manquant et manqué. Ce manque
que je tentais de fuir seul, dans la mauvaise foi, en jouant à être garçon de café, je tenterai de
le fuir avec l’autre (dans le mit-sein), dans l’amour ou le masochisme, en jouant à être l’aimé
ou un simple objet de désir.
Responsabilité et situation
Après toutes ces considérations d’ordre onto-phénoménologiques, on peut comprendre les
« considérations moralistes » des quelques pages de « Liberté et Responsabilité ». On serait
en droit de demander à Sartre en quoi les analyses des parties 1 à 3 ne sont pas morales, et en
quoi celles de la partie 4 n’est pas ontologique. Autrement dit, on pourrait se demander s’il y
a une différence entre la responsabilité ontologique de type indicative, qui définit la réalité
humaine dans son rapport à elle-même ou à autrui en tant que pour-autrui,
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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et la responsabilité prescriptive, qui implique cette fois-ci plus spécifiquement la question de
la situation et du choix.
Dans la partie 4, il me semble qu’il y a néanmoins une différence, qui tient au fait que
la responsabilité est directement orientée vers le monde. C’est dire que les considérations
moralistes interviennent lorsqu’il s’agit évidemment d’évoquer une attitude, la question étant
à présent celle de savoir ce qu’il faut faire face à telle ou telle situation. C’est ici, notamment,
qu’intervient la comparaison, plus ou moins explicite, avec le stoïcisme, telle qu’elle avait
déjà été faite dans les Carnets et telle qu’elle sera retravaillée dans les Cahiers.
Donc, s’il y a bien une différence entre les deux types d’analyse de la responsabilité,
elle ne se situe pas au niveau du concept (qui reste moral dans les deux cas), mais au niveau
de son implication. La situation est précisément ce qui va permettre de faire une sorte de
Critique de la faculté de répondre, en délimitant le champ de notre responsabilité. Nous
savons maintenant que, dans la mesure où nous existons, nous sommes responsables. La
question est à présent de savoir jusqu’où notre responsabilité s’étend-elle. La réponse est bien
connue : notre responsabilité est absolue. Ici, Sartre discute sourdement avec les stoïciens, et
je voudrais finir par analyser enfin ces quelques pages à la lumière de ce débat qu’il mène
depuis les Carnets jusqu’aux Cahiers.
Ce qui dépend de nous
Sartre commence par définir la responsabilité dans son acception commune, comme «
conscience (d') être l'auteur incontestable d'un événement ou d'un objet ». La conception
maximale de la responsabilité qu’il va décrire est pourtant pour le moins banal :
En ce sens, la responsabilité du pour-soi est accablante, puisqu'il est celui par qui il se fait qu'il y
ait un monde ; et, puisqu'il est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la situation où il se
trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation avec son coefficient d'adversité propre,
fût-il insoutenable ; il doit l'assumer avec la conscience orgueilleuse d'en être l'auteur, car les pires
inconvénients ou les pires menaces qui risquent d'atteindre ma personne n'ont de sens que par mon
projet ; et c'est sur le fond de l'engagement que je suis qu'ils paraissent. (p. 598)
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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On rappellera que le coefficient d’adversité est fixé par la liberté elle-même, et ne saurait
donc réellement « insoutenable ». C’est, pour Sartre, le projet de séduire toutes les femmes,
par exemple, qui donne à la laideur – fait brut et sans appel – un coefficient de résistance
élevé. Il semble donc que l’impératif d’assomption soit fondé sur une sorte de liberté critique
de type stoïcien – c’est dans la mesure où nous formulons tel ou tel projet, ou nous nous
représentons les choses de telle ou telle manière, que nous pouvons revendiquer ce qui nous
arrive comme si nous en étions les « auteurs incontestables ». Le moralisme stoïcisant de
Sartre, bien connu par ailleurs, arrive ensuite : « Il est donc insensé de songer à se plaindre,
puisque rien d'étranger n'a décidé de ce que nous ressentons, de ce que nous vivons ou de ce
que nous sommes. »
Pourtant, très rapidement Sartre induit une différence entre assomption et acceptation,
comme s’il souhaitait prévenir son lecteur qu’il ne s’agit pas de stoïcisme :
Cette responsabilité absolue n'est pas acceptation d'ailleurs : elle est simple revendication logique
des conséquences de notre liberté. Ce qui m'arrive m'arrive par moi et je ne saurais ni m'en affecter
ni me révolter ni m'y résigner. D'ailleurs, tout ce qui m'arrive est mien ; il faut entendre par là, tout
d'abord, que je suis toujours à la hauteur de ce qui m'arrive, en tant qu'homme, car ce qui arrive à
un homme par d'autres hommes et par lui-même ne saurait être qu'humain. Les plus atroces
situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d'état de choses inhumain : il n'y a pas de
situation inhumaine ; c'est seulement par la peur, la fuite et le recours aux conduites magiques que
je déciderai de l'inhumain ; mais cette décision est humaine et j'en porterai l'entière responsabilité.
Mais la situation est mienne en outre parce qu'elle est l'image de mon libre choix de moi-même et
tout ce qu'elle me présente est mien en ce que cela me représente et me symbolise. N'est-ce pas
moi qui décide du coefficient d'adversité des choses et jusque de leur imprévisibilité en décidant
de moi-même? (p. 598-9)
L’acceptation induit une forme de résignation, et de révolte. Je précise que ce sont, dans les
Carnets, les deux figures du stoïcisme. Le « refus stoïque à la Chartier » se refuse en situation
de guerre en refusant la guerre comme situation inhumaine. Ce que Sartre reproche à la
position d’Alain, c’est finalement de ne pas vivre la guerre – ne pas la réaliser – tout en
tombant dedans « les yeux fermés ». A ce moment de la rédaction du premier Carnet, Sartre
précise sa pensée sur l’attitude qu’il convient d’adopter face à la guerre. L’évitement (dans
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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l’acceptation ou le refus)11 stoïque et la « réalisation » de l’existentiel (authenticité) ne
s’opposent qu’au regard de la situation.
Comme le souligne Sartre, « le stoïcisme est importé de la paix dans la guerre », il « serait
plutôt une morale de paix, inapplicable en guerre »12. A l’idée stoïcienne pour qui toute
« circonstance » (περίστασις étant le terme utilisé par les stoïciens), qui fournit
irrémédiablement une « matière » et un « thème » à l’homme13, est un terrain propre et
indifférencié au déploiement de la vertu14, Sartre oppose l’idée de situation comme aliénante
et individualisante. Comme nous l’avons montré, pour ce dernier il ne s’agit pas tant de
séparer le champ de l’ἐφ'ἡμῖν (ce qui dépend de nous) de celui de l’οὐκ ἐφ'ἡμῖν (ce qui ne
dépend pas de nous) que d’indexer le premier sur le second. La situation est donc bien
essentielle à la réalisation de l’ἐφ'ἡμῖν chez Sartre et les stoïciens, mais en sens contraire. En
effet, la circonstance est, pour les stoïciens, une occasion indifférente au libre usage. La
condition de possibilité de l’usage des indifférents tient, chez les stoïciens, à la structure
rationnelle du monde qui traverse chaque événement comme l’expression d’une volonté
divine. Chaque circonstance est propice au bon usage de la raison en vertu de la parenté de
raison que l’homme a avec le cosmos ou Zeus. Le monde est un terrain de jeu pour le sage et
la guerre, par exemple, devient une aventure dans laquelle il « réalise » son humanité. C’est
peut-être là que la critique de Sartre se fait le plus sentir vis-à-vis du stoïcisme dans les
Carnets, puisque la réalisation ne peut se faire qu’en prenant en compte la duplicité totale de
la réalité-humaine et non dans un détachement dont la seule visée consisterait à neutraliser
sournoisement son investissement primitif15. C’est pourquoi il ne saurait s’agir de se réaliser à
l’occasion de la guerre (stoïcisme) mais plutôt de « se faire en guerre » en faisant la guerre16.
L’explication peut être la suivante : Pour les stoïciens, la guerre arrive bien aux
hommes par l’intermédiaires d’autres hommes. La logique adoptée par Sartre est contraire la
suivante : puisque la paix est une situation permanente de l’être-pour-la-guerre, l’homme est
responsable de la guerre, et ce, bien qu’il n’ait nullement décidé d’être né ou non pour-la-
guerre. De sorte que la guerre est bien ma condition, non pas au sens où je l’accepte
activement et ne la refuse pas (illusion du refus stoïque à la Chartier) mais au sens où mes
possibilités, mes attitudes, mes prises de positions sont de guerre et ce, même quand j’étais en 11 Sur le refus actif à la Alain ou l’acte de supporter et d’endurer passivement la situation comme étant deux versants de la même attitude stoïque, voir la note du dimanche 1er octobre (p. 185). 12 Carnet I, p. 233 13 Sur ce point, voir V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 168 14 Voir également Sénèque, De la tranquillité de l’âme, chap. XIII 15 Ainsi fait le stoïque par rapport à l’objet de son désir – réf stoïcienne + réf Sartre « se vaincre soi-même… » 16 Carnet I, p. 233
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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situation de paix. Il est remarquable qu’en faisant de la guerre un « grand irrationnel » à aucun
moment les analyses des Carnets ne songent à modifier la structure de ce qui ne dépend pas
de nous (la guerre). L’assomption est la seule issue possible de l’être-en-guerre en tant que
réalisation « authentique » de sa condition:
« Non pas accepter ce qui vous arrive. C’est trop et pas assez. L’assumer (quand on a
compris que rien ne peut vous arriver par vous-même), c’est-à-dire le reprendre à son
compte exactement comme si on se l’était donné par décret et, acceptant cette
responsabilité, en faire l’occasion de nouveaux progrès comme si c’était pour cela qu’on se
l’était donné. Ce « comme si » n’est pas du mensonge. Cela vient de l’intolérable condition
humaine à la fois cause de soi et sans fondement, de sorte qu’elle n’est pas juge de ce qui
lui arrive mais que tout ce qui lui arrive ne peut lui arriver que par elle et sous sa
responsabilité. »17
Dans L’être et le néant, on comprend que la responsabilité vis-à-vis de la guerre devient une
culpabilité tragique pour tout existant de guerre :
Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière
responsabilité de cette guerre. Sans doute, d'autres l'ont déclarée et l'on serait tenté, peut-être, de
me considérer comme simple complice. Mais cette notion de complicité n'a qu'un sens juridique ;
ici, elle ne tient pas ; car il a dépendu de moi que pour moi et par moi cette guerre n'existe pas et
j'ai décidé qu'elle existe. Il n'y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune
prise sur une liberté ; je n'ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l'avons dit et répété dans ce
livre, le propre de la réalité-humaine, c'est qu'elle est sans excuse. Il ne me reste donc qu'à
revendiquer cette guerre. Mais, en outre, elle est mienne parce que, du seul fait qu'elle surgit dans
une situation que je fais être et que je ne puis l'y découvrir qu'en. m'engageant pour ou contre elle,
je ne puis plus distinguer à présent le choix que je fais de moi du choix que je fais d'elle : vivre
cette guerre, c'est me choisir par elle et la choisir par mon choix de moi-même. (p. 599)
On voit qu’ici c’est le choix qu’engage toute situation (la guerre ici) qui me rend
réflexivement responsable de cette guerre que je n’ai pas choisie. Pour le dire autrement, ce
qui ne dépend pas de moi doit être librement revendiquer comme dépendant de moi, dans la
mesure même où il convoque pour moi une attitude à prendre. Le problème c’est que la
situation de guerre n’est pas choisie au hasard, et évidemment, elle est un moment inhumain
ou en tout cas déshumanisant.
17 Carnet I, p. 378-9
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D’où l’idée difficilement supportable selon laquelle à la guerre il n’y a pas de victimes
innocentes18. Il faut entendre par là, non seulement que la victime, parce qu’elle est toujours
victime de guerre, n’est pas étrangère à la guerre qui la tue – puisque, précisément, elle est
engagée dans une situation inhumaine par le fait même de son humanité – c’est le prétendu
innocent qui donne son sens à la guerre, et le mot est évidemment cruel puisqu’on a bien
compris que l’innocent est un faux passif, celui qui cherche, dans une attitude de mauvaise
foi, à ne pas prendre position face à une guerre qui est pourtant sienne. C’est ici le sommet
des analyses moralistes de Sartre, qui étend le champ de la responsabilité humaine à
l’inhumain.
En distordant le dualisme moral stoïcien, en faisant de ce qui ne dépend pas de nous
(la guerre) le support ontologique de ce qui dépend de nous (le choix), Sartre semble faire de
la condamnation de la réalité-humaine à la facticité une responsabilité ontologique à assumer
dans une revendication presque insensée qui révèle la situation dans le choix qu’elle fait
d’elle19. Mais en considérant la revendication de la responsabilité-fardeau comme ce qu’il
« reste » à faire, le philosophe ne reviendrait-il pas à l’attitude stoïque qui ne visait qu’à
accepter ce qui nous arrive comme ne dépendant pas de nous ? Autrement dit, en annonçant
la nécessité de l’être-pour (la guerre) à l’être-en (guerre), Sartre ne renouerait-il pas avec une
forme de résignation et de pure passivité qui justifierait la guerre ?
On pourrait se demander si Sartre arrive vraiment à se détacher du stoïcisme qu’il
redoute, et je rappellerai à ce titre le mot de Marc Aurèle, qui aurait pu être sartrien :
« À un homme, rien ne peut arriver qui ne soit un événement à caractère humain (σύμπτωμα ἀνθρωπικὸν), pas
plus qu’à un bœuf rien qui ne soit propre au bœuf, à une vigne rien qui ne soit propre à la vigne, ni à une pierre
rien qui ne soit le propre de la pierre. Si ce qui arrive à chaque chose lui est habituel et naturel, pourquoi prendre
les choses avec difficulté ? Car la nature commune ne te fait rien porter (οὐ σοι ἔφερεν) d’insupportable
(ἀφόρητόν). » (P. VIII, 46)
Il semble que, dans cette Pensée de Marc Aurèle, le poids prétendument écrasant du destin se
trouve annulé par le caractère relatif des événements aux « natures propres ». 18 « En ce sens, à la formule que nous citions tout à l'heure : « il n'y a pas de victimes innocentes », il faut, pour définir plus nettement la responsabilité du pour-soi, ajouter celle-ci : « On a la guerre qu'on mérite. » Ainsi, totalement libre, indiscernable de la période dont j'ai choisi d'être le sens, aussi profondément responsable de la guerre que si je l'avais moi-même déclarée, ne pouvant rien vivre sans l'intégrer à ma situation, m'y engager tout entier et la marquer de mon sceau, je dois être sans remords ni regrets comme je suis sans excuse, car, dès l'instant de mon surgissement à l'être, je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que rien ni personne ne puisse l'alléger. » 19 EN., p. 599 : « Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière responsabilité de cette guerre. »
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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Si l’on rappelle brièvement la théorie stoïcienne de l’accident (qui diffère de celle d’Aristote),
on remarquera que Marc Aurèle et Sartre sont très proches. En effet, l’accident, pour les
stoïciens, suppose un lien d’expression nécessaire avec la qualité propre à l’être – c’est son
mode d’existence, qui exprime son être (là où, chez Aristote, l’accident est ontologiquement
rattaché à la substance sans être nécessité). Et dans ce cas, tout ce qui « arrive » à un être est
conçu comme étant repris par la qualité propre à cet être, et donc toujours à sa mesure. Cela
ne signifie pas que les événements soient produits par l’être, mais cela veut dire que ce que
l’on considère traditionnellement comme un « accident » entretient en réalité un lien
d’inhérence consubstantiel avec l’être concerné.
On aurait pas de mal à retrouver le propos sartrien ici. Dire que la guerre est un
symptôme humain, c’est dire qu’elle n’est pas étrangère à l’homme, et que le « poids » de
cette guerre n’est en réalité que celui conféré par celui de son propre projet. D’un autre côté, à
supposer que la dignité humaine ne peut être maintenue en temps de guerre, comment
concilier l’exigence d’être authentique en guerre, de se faire en la faisant, alors que le sens
profond et sinistre de la guerre est précisément celui de la destruction et de la
déshumanisation ? C’est à ces questions que tentent de répondre les Cahiers pour une morale.
Le « dépassement » assomptif dans les Cahiers Dans les Cahiers pour une morale l’assomption se comprend avant tout en terme de
dépassement ; il s’agit en effet de maintenir, de conserver pour changer (c’est le thème
hégélien de l’aufhebung) librement ce qui m’arrive, de le « dépasser », donc, dans ses
possibles que la réalité-humaine est nécessairement et gratuitement. Ce point de rupture plus
radical avec le stoïcisme est dès lors clairement considéré comme un refuge dans la liberté
idéale et mystifiée.
Dans le cas d’une situation déshumanisante où l’homme se voit confronté à une force
écrasante, deux voies restent envisageables. La première, celle du stoïcisme, « prend son parti
de la résistance de l’univers »20, se vainc « plutôt que le monde » et mesure son impuissance
au regard d’une possibilité passée qui n’était autre que celle de refuser cet écrasement. Mais le
stoïcisme n’est pas une posture de résignation, précisément parce que le résigné « maintient la
force dirigée qui l’opprime » et devient complice contre lui.
20 Ibid., p. 344
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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Le refus stoïque consiste bien, au contraire, à affirmer une liberté malgré l’oppression
dans l’impossibilité de vaincre le monde, mais cette liberté est abstraite en ce que,
précisément, la possibilité de le vaincre n’existe plus.
Si le stoïcisme est caractérisé comme une « fuite dans l’abstrait », l’assomption-
dépassement telle que la propose Sartre doit viser au changement de situation. Or cette
troisième voie n’est plus celle de la revendication mais du changement (ou de la révolte, dans
la dialectique du Maître et de l’esclave). Dans les Carnets de la drôle de guerre et L’être et le
néant, nous avions repéré que la liberté était indexée sur la situation comme les deux versants
de la même réalité-humaine (en tant que la liberté était en situation comme « facticité
investie »), ce qui posait en retour le problème de la revendication d’une responsabilité
« ontologique » vis-à-vis d’une situation déshumanisante telle que la guerre. Mais dans les
Cahiers, il ne s’agira plus de « vivre existentiel » pour se réaliser en situation, de se faire en la
faisant, mais bien pour la changer. Autrement dit, Sartre ne fait plus de la situation l’occasion
d’une réalisation – comme il le faisait d’accord avec le stoïcisme – mais d’un changement :
« Ainsi y a-t-il du vrai dans la morale qui met la grandeur de l'homme dans
l'acceptation de l'inévitable et du destin. Mais elle est incomplète car il ne faut l'assumer
que pour la changer. Il ne s'agit pas d'adopter sa maladie, de s'y installer mais de la vivre
selon les normes pour demeurer homme. »21
L’exemple de la maladie montre assez bien le changement sartrien depuis les Carnets – le
« grand irrationnel » déshumanisant doit être adopté pour être changé afin de vivre dans une
humanité concrète et non abstraite. Mais cela suppose que la situation puisse contenir en elle
la possibilité de son affranchissement, et donc, d’une vie « humaine ». Cela suppose, de la
part du malade (de l’esclave, du soldat, etc.) un refus de l’attitude stoïque au nom de
l’humanité « concrète » de la réalité-humaine. Ce qui doit être assumé, ce ne sont pas les
possibles disparus avec l’ancienne situation (de santé, ici). La violence de la maladie peut en
effet écraser violemment le malade qui, s’il s’y refuse au nom d’une quelconque dignité
humaine perdue avec son ancien état, ne cherchera qu’à l’endurer en accomplissant avec zèle
son « rôle de malade ». Mais, comme le souligne Sartre, les possibilités anciennes ne sont pas
supprimées mais remplacées par de nouvelles qu’il s’agit d’assumer :
21 Cahier II, p. 448
Olivier D’Jeranian Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Journée d’études sur L’être et le néant 16 mai 2015 (Sorbonne)
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« possibilités à l'égard de ma maladie (être un bon ou un mauvais malade),
possibilités vis-à-vis de ma condition (gagner tout de même ma vie, etc.), un malade ne
possède ni plus ni moins de possibilités, qu'un bien portant ; il a son éventail de possibles
comme l'autre et il a à décider sur sa situation, c'est-à-dire à assumer sa condition de malade
pour la dépasser (vers la guérison ou vers une vie humaine de malade avec de nouveaux
horizons). Autrement dit, la maladie est une condition à l'intérieur de laquelle l'homme est
de nouveau libre et sans excuses. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Sa maladie
est une excuse pour ne pas réaliser ses possibilités de non-malade mais elle n'en est pas une
pour ses possibilités de malade qui sont aussi nombreuses. Reste qu'il n'a pas voulu cette
maladie et qu'il doit à présent la vouloir. […] Ce qui n'est pas de lui (οὐκ ἐφ'ὑμῖν)22, c'est
la brusque suppression des possibilités. Ce qui est de lui [ἐφ'ὑμῖν]23 c'est l'invention
immédiate d'un projet nouveau à travers24 cette brusque suppression. Et comme il faut
assumer nécessairement pour changer, le refus romantique de la maladie par le malade est
totalement inefficace.»25
L’indexation de l’ἐφ'ἡμῖν (« invention immédiate d’un projet nouveau ») sur le οὐκ ἐφ'ἡμῖν
(la maladie comme « brusque suppression des possibilités ») est identique à celle que
supposaient les Carnets. Seulement, il ne s’agit maintenant de changer la structure du οὐκ
ἐφ'ἡμῖν afin de lui redonner un sens humain dans « un engagement de plus ». Sachant que la
maladie ou la guerre, par exemple, ne peuvent que déshumaniser concrètement l’homme,
l’assomption est (1) acceptation de la suppression [οὐκ ἐφ'ἡμῖν] d’un possible passé et (2)
invention, au sein même du οὐκ ἐφ'ἡμῖν « accepté », de nouvelles possibilités. Autrement dit,
il est de la responsabilité de l’homme de se réinventer « homme » au sein d’une situation
déterminante et déshumanisante, ce qui revient à dépasser le οὐκ ἐφ'ἡμῖν déshumanisant vers
l’humanité, ou à assigner « au-delà » de cette fatalité assumée un « projet » à la liberté. Ce
mouvement de reprise et de dépassement de la situation peut à présent nous apparaître comme
une réforme du stoïcisme antique pour qui toute situation est occasion de réalisation de
l’humanité et de dépassement dans la vertu dans un engagement moral. La perfection
humaine se faisant à l’usage des circonstances et, plus généralement, de toutes les matières
étrangères à l’homme – en limitant l’horizon de la liberté à ces mêmes « objets ».
Olivier D’Jeranian – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
22 En grec dans le texte. 23 Je rajoute pour la compréhension de l’argument. 24 Je souligne. 25 Ibidem.