les pratiques numÉriques des militants du parti dÉmocrate amÉricain et le maintien du contrÔle...
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LES PRATIQUES NUMÉRIQUES DESMILITANTS DU PARTI DÉMOCRATE
AMÉRICAIN ET LE MAINTIEN DUCONTRÔLE DE SES ÉLITES
Mémoire
François Larouche
Maîtrise en science politiqueMaître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© François Larouche, 2013
Résumé
Plusieurs chercheurs ont constaté que les partis politiques utilisent désormais les
nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC) pour renouveler
la manière dont ils effectuent leurs opérations traditionnelles, comme les levées de fonds,
la mobilisation des militants, la captation des sympathisants et la coordination des
activités de militantisme. Certains chercheurs estiment que les NTIC favorisent
l'ouverture et la décentralisation, même si les partis politiques sont traditionnellement
centralisés et sous le contrôle d'une oligarchie. Dans la ville de New York, au sein du
milieu des militants démocrates, j'ai tenté d'appréhender comment les pratiques et les
usages technologiques interagissaient avec les forces et mécanismes internes du Parti
démocrate. À la suite de mon immersion et des rencontres avec des militants, j’ai constaté
que les potentiels et l'utilisation des NTIC semblent d'abord être structurés par les
contraintes relationnelles et les rapports de force en présence. Ensuite, il est apparu qu’un
ensemble de normes, de pratiques et de valeurs forment une microculture démocrate
structurant l'ensemble des pratiques militantes, où l'utilisation des nouvelles technologies
joue un rôle non négligeable. Au lieu de permettre une décentralisation et une
transparence organisationnelle, l’adaptation du Parti démocrate à une communication et
organisation numérique semble plutôt favoriser le maintien des élites en place.
iii
Abstract
Political parties are now using information and communications technologies (ICT) to
renew how they do their traditional operations, as fundraising, recruiting volunteers and
organizing activities. However, some research suggest that ICT will help to open and
decentralize organizations, even if political parties are traditionally centralized
organizations under the control of an oligarchy. In New York city, I interviewed
democratic volunteers and I tried to understand how the practices and the usages of ICT
interact with the forces and internal mechanisms of the Democratic Party. According to
my observations, I noticed that ICT's potentials seems to be first structured by relational
constraints and power relations. Furthermore, it seems that a democratic microculture,
bound by a set of standards, practices and values, is structuring activists practices within
the party, including a common ICT usage. Instead of being a force of organizational
decentralization and transparency, the adaptation to virtual communications and
organizing rather seems to maintain established elites.
v
Table des matières
Résumé............................................................................................................................... iiiAbstract ............................................................................................................................... vDictionnaire des acronymes................................................................................................ixRemerciements................................................................................................................. xiiiIntroduction..........................................................................................................................1Chapitre 1 – Revue de la littérature..................................................................................... 7
1.1 – Les potentialités du Web pour les partis politiques.................................................91.2 – Les fonctions des nouvelles technologies............................................................. 131.3 - La normalisation du Web et la prise en compte de logiques sociétales.................26
Chapitre 2 – Problématique et cadre conceptuel................................................................332.1 – Question de recherche...........................................................................................332.2 – Le Parti démocrate américain............................................................................... 392.3 - L’ascension de Barack Obama : le mythe de l’influence du Community Organizing......................................................................................................................422.4 - Facteurs sociaux et dynamiques internes des partis politiques..............................452.5 - L’utilisation des nouvelles technologies comme pratique culturelle.....................48
Chapitre 3 – Méthodologie................................................................................................ 513.1 – Approche méthodologique et originalité de la recherche.....................................513.2 – Méthodes de collecte dans une analyse empirico-inductive du fonctionnement interne du Parti démocrate............................................................................................. 553.3 - Ethnographie en milieu urbain : intégration et recherche de participants sur le terrain............................................................................................................................. 57
Chapitre 4 – Pratiques des militants et dynamiques intra-partis : les pratiques en ligne comme continuité de la vie militante................................................................................. 63
4.1 – L’utilisation intra-parti des nouvelles technologies.............................................. 644.2 – Les contraintes quotidiennes du milieu militant : démystifier la structuration de l'utilisation des nouvelles technologies..........................................................................714.3 – Organizing For America : de grassroots à establishment....................................100
Conclusion....................................................................................................................... 107Bibliographie....................................................................................................................113Annexe 1 – Schéma d’entrevue ...................................................................................... 134Annexe 2 – Profil sociologique des participants .............................................................136Annexe 3 – Structure hiérarchique d’Organizing For America ...................................... 140
vii
Dictionnaire des acronymes
ACRONYME SIGNIFICATION
CDA College Democrats of America
DCCC Democratic Congressional Campaign Committee
DLCC Democratic Legislative Campaign Committee
DNC Democratic National Commitee
DSCC Democratic Senatorial Campaign Committee
GOTV Get out the vote (sortie de vote électorale)
MyBO my.barackobama.com
NTIC Nouvelles Technologies de l'Information et des Communications
NTC Neighborhood Team Core
NTL Neighborhood Team Leader
OFA Dépendamment de la période historique : Organizing For America (2009-2011) / Obama For America (2007-2008, 2011-2012) / Organizing For Action (2013)
SMS Short Message Service
YDA Young Democrats of America
ix
Remerciements
Ce mémoire est le résultat d'efforts et de nombreux sacrifices personnels. Toutefois, il est
également le fruit de l'appui et du soutien de nombreuses personnes. Je tiens, d'abord, à
remercier Anne-Marie Gingras, une excellente guide et conseillère, pour sa passion, sa
rigueur, mais également pour avoir mis au défi mon intellect. À mes parents, merci pour
votre amour et votre aide dans les moments difficiles. J'ai toujours eu le sentiment que
vous aviez foi en ce que je faisais. C'est vous qui m'avez inculqué le désir du
dépassement et la soif de l'excellence.
Des remerciements bien mérités vont à Jade Simard et mes collègues académiques
Isabelle Bouchard et Jean-Philippe Marcoux-Fortier pour leur écoute, leur appui et leurs
bons conseils offerts tout au long de la réalisation de cette recherche. Un grand merci à
tous mes collègues de travail, et plus particulièrement à Jean Bouchard pour son
ouverture et sa patience à mon égard! Un merci du plus profond de mon cœur à
Marie-Élaine Dufour pour l'inspiration, les conseils et l'aide qu'elle m'a apportés après
tant d'années. Tout simplement, ce mémoire n'aurait pas été possible sans elle.
Je souhaite aussi exprimer ma gratitude aux personnes rencontrées à New York. Je pense
d'abord à Deborah Gaffaney pour son amitié et son support dans ce projet. Merci
également à Amy Miller, Sharon Reshef, Nikko Price et Hugo Corvin de m'avoir accepté
et accueilli dans leur milieu. Mille mercis à John Parizella, alors délégué du Québec à
New York, pour son temps, sa passion et la fine analyse politique qu'il m'a partagée. Pour
terminer, merci à toutes les personnes autour de moi qui ont contribué, de prêt ou de loin,
à ce mémoire.
xiii
Introduction
I think that like on my personal page I have thediscretion to put whatever I want out there. But when Iam working on a campaign I always try to, I reallyreflect well on the campaign. So, if there is an article thatI think shed the light on how well the president has doneon a certain issue, I will post that. […] So definitely, I dofeel that I'm totally in control of what I'm puting outthere, I don’t feel like I have to change anything, due tothe campaign (Alice, militante démocrate de New York,2011).
Au premier abord, en affirmant toujours représenter positivement son parti politique en
ligne, tout en n'adaptant pas ses commentaires pour autant, les propos d'Alice peuvent
sembler contradictoires. Néanmoins, ils dissimulent les raisons qui m’ont amené à faire
une maîtrise en science politique. Ces contradictions sont au cœur de l’utilisation des
nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC)1 par les militants2
politiques. Elles soulèvent également plusieurs questions. Est-ce que cette utilisation
change la joute politique? Plus particulièrement, est-ce que la simple utilisation des
nouvelles technologies chez les partis politiques peut mener à l’éclosion d’un mouvement
politique de masse tel que semblent le suggérer les campagnes électorales américaines
d’Howard Dean et de Barack Obama? Sinon, quel rôle jouent-elles?
Deux sources ont inspiré cette recherche, en plus de souligner que ces questions renvoient
à la nature même des organisations partisanes. La première est le livre de Pascal Robert,
Une théorie sociétale des TIC : penser les TIC entre approche critique et modélisation
conceptuelle (2009) et la seconde, l’article d’Anne-Marie Gingras, « La démocratie et les
nouvelles technologies de l’information et de la communication : illusions de la
démocratie directe et exigences de l’action collective » (1999b). Les deux ouvrages
s'inscrivent dans une approche critique et postulent que les NTIC doivent être
appréhendées à travers les multiples logiques sociétales sans omettre les mécanismes
1 J'ai choisi de conserver l'appellation « nouvelles technologies » parce qu'elle permet d'englober les innovations récentes d'Internet et des technologies médiatiques.2 Dans le présent ouvrage, un « sympathisant » représente l’électeur qui appuie ou vote pour une formationpolitique. En ce qui concerne le militant, il est un sympathisant qui s’implique activement pour uneformation politique. À la section 3.1, je précise qui sont les militants du Parti démocrate.
1
sociaux. Ces forces structurent l’utilisation des nouvelles technologies et la réalisation de
leurs potentiels et de leurs promesses.
Les travaux de Michels (1971) témoignent également du fait que les partis politiques sont
des environnements habités par de multiples forces et mécanismes sociaux. Par exemple,
c’est la direction d'un parti qui contrôle la gestion de son organisation et de ses relations
publiques. Selon l'auteur, tous les partis politiques sont progressivement accaparés par
une classe professionnelle dominante. Si une direction contrôle déjà le parti, elle
travaillera activement à maintenir cette position grâce au contrôle de l'information, à son
professionnalisme s'opposant à l'amateurisme des militants, à la vénération et à la volonté
des militants d'être dirigés par des leaders. Michels appelle cette tendance à former et
maintenir des classes dominantes la « loi d'airain de l'oligarchie » (1971 : 349, 364-365).
Toutefois, même si la direction dispose de plusieurs moyens pour affirmer son autorité,
les partis politiques peuvent difficilement se passer d’une main-d'œuvre électorale. Ayant
accès à une technologie facilitant la communication et favorisant la transparence ainsi
que l’autonomie de l’action politique, les partis doivent désormais jongler avec l’envie de
profiter de ces avantages tout en cherchant à maintenir le contrôle de leur organisation.
L'expression en ligne des conflits et de la dissension intra-parti est également possible.
Est-ce que le potentiel de décentralisation des nouvelles technologies affecte l’autorité
des directions des partis politiques? Comment un parti politique peut-il bâtir un
mouvement politique par le biais de ces nouvelles technologies sans perdre le contrôle de
ses opérations?
Dans The Politics of Cyberspace, Resnick (1998) propose des éléments de réponse. Dans
son chapitre « Politics on the internet: The normalization of cyberspace », il remet en
question l'idée selon laquelle le Web améliorera les conditions de la compétition
démocratique, c'est-à-dire partisane. Selon sa théorie de la normalisation, l’utilisation
d’Internet ne suffirait pas – à elle seule – à altérer les rapports de force de la société et les
structures de pouvoir. C'est en fait le Web qui est altéré par les rapports de force en
présence. Maintes fois cité dans la littérature, Davis (1999) appuie l’idée de Resnick dans
son livre The Web Of Politics : The Internet’s Impact on the American Political System.
2
Selon l'auteur, c'est le système politique américain qui aura un impact sur Internet et non
l'inverse. Ainsi, le Web sera normalisé et réutilisé par les acteurs dominants puisque ces
acteurs établis ont la volonté, les ressources financières et les ressources humaines
nécessaires pour développer sur le Web une structure et un contenu crédible et familier
les favorisant. Davis ne nie pas l’existence de joueurs alternatifs hors ligne, comme en
ligne. Il doute simplement qu’ils auront un impact significatif :
Ce débat n’assume pas que toutes les informations seront contrôlées à travers lastructure établie par ces forces. Ce n’est même pas vrai aujourd’hui dans le mondehors ligne. N’importe quel individu ou groupe peut publier un bulletin électroniqueou un magazine, développer leur propre liste de courriels, et ainsi, rejoindre deslecteurs. Internet […] facilite cette activité. Cela ne changera pas. Le débat porteplutôt sur le fait que les forces qui dominent actuellement la livraison des nouvellespolitiques, qui éclipsent les efforts des indépendants, vont aussi le faire sur Internet(1999 : 5).3
En ce sens, il n’est pas certain qu'Internet soit l'outil égalisant que certains attendaient.
Prenant l'exemple des groupes d'intérêts, Davis (1999 : 82) rapporte que plus le budget
d’un acteur sera grand, plus son site Web sera fonctionnel, professionnel et
convenablement maintenu. À ce propos, Latimer (2009) appuie Davis en indiquant que la
crédibilité des acteurs connus (mainstream) (Carlson et Djupsund 2001; Gibson et Ward
2003) et l'importance de l'argent dans le développement Web (Margolis et al. 2003)
tendent à expliquer les différences entre l'apparence et les fonctionnalités des sites Web
des candidats politiques de premier plan et de second plan.
Alors, peut-on s'attendre à ce qu'Internet favorise l’émergence d'une masse de militants
semblable à un mouvement social? Davis (1999) conclut son chapitre sur les campagnes
électorales en se demandant si les électeurs prendront une place plus importante dans le
processus électoral. Davis prédit qu’il y aura une plus grande interactivité entre les
candidats et les électeurs, tout en précisant que cela n’influencera cependant pas la
relation de pouvoir lors des élections. Puisque l’intérêt de la population pour les
campagnes électorales ne sera pas plus grand grâce à l’idée de communiquer directement
avec un candidat, ce seront les électeurs déjà intéressés à la politique qui en bénéficieront
le plus au détriment des autres (Albert 2009; Best et Krueger 2005) :
3 Traduction libre à partir de l'ouvrage.
3
Les principaux bénéficiaires parmi l’électorat seront ceux déjà intéressés à lapolitique. Ils auront plus d’informations sur les candidats et les campagnes.Cependant, le reste de l’électorat et ceux qui n’en font pas partie n’en profiterontprobablement pas puisqu’ils ne visitent pas ces sites fréquemment, sinonjamais (Davis, 1999 : 119).4
Pour Gingras (1999b, 2003), les potentiels du Web ne se matérialisent pas du seul fait
que les conditions technologiques sont présentes. L'analyse des NTIC ne peut pas
uniquement porter sur l'identification de potentialités répondant à des problématiques
sociales complexes, telle que l'amélioration de la démocratie. Les potentiels des nouvelles
technologies sont adaptés selon les rapports de force et les processus sociaux du monde
réel. Puisque le Web est construit et opéré par des humains, il fait partie de l'équation
sociale. C'est donc un appel au retour de la prise en compte des logiques sociétales,
comme les logiques techniques, économiques, politiques et sociales (Gingras 1999a :
256). Cette approche, qui englobe la politique en général, s'applique donc également aux
partis politiques.
Vedel (1994, 2003a, 2003b) abonde dans le même sens en suggérant de fuir le
déterminisme spéculant sur l'influence des NTIC en politique et de se tourner plutôt vers
une approche en termes de potentialités et de pratiques qui modèlent la technologie
(Vedel 2003a). Conséquemment, l'utilisation des nouvelles technologies au sein des partis
doit être analysée en tant que réseaux socio-techniques (Bijker 1995; Foot et Schneider
2006; McKenzie et Wajcman 1999; Vedel 1994). Les partis politiques ne sont pas des
objets ou des acteurs unitaires. Ils seront plutôt vus à travers le modèle « d'arène intra-
parti », c'est-à-dire comme des organisations à multiples composantes (Gibson et Ward
1999 : 342-343).
Afin de mieux comprendre le rôle des nouvelles technologies dans la distribution du
pouvoir au sein des partis politiques, j’explorerai son utilisation par les militants à
l’intérieur du Parti démocrate américain de la région de New York. Mon étude s'inscrit
donc dans la foulée des travaux qui ont intégré le milieu partisan pour tenter de
comprendre les actions et la subjectivité des acteurs, ainsi que les normes internes des4 Traduction libre à partir de l'ouvrage.
4
partis. Une approche ethnographique ancrée dans le paradigme qualitatif a été
sélectionnée afin de répondre à la question de recherche qui oriente l’ensemble de ce
mémoire : En considérant la tension entre la nature centralisée des partis et le
potentiel de décentralisation des nouvelles technologies, peut-on penser que les
nouvelles technologies vont défier avec succès la « loi d'airain de l'oligarchie »?
Dans cette recherche, je compte décrire et comprendre la place qu’occupent les nouvelles
technologies dans l’expérience des militants démocrates. En premier lieu, une revue de
littérature sera mobilisée afin de décrire l’éventail des outils technologiques utilisé chez
les partis politiques. La section suivante explicitera la problématique de recherche ainsi
que les différents concepts utilisés. Le cadre conceptuel permettra donc de mettre en
contexte les fondements sociaux, culturels et politiques de cette utilisation des nouvelles
technologies. Finalement, les résultats seront présentés et commentés dans le dernier
chapitre. Il portera, d’une part, sur l’utilisation interne des nouvelles technologies au Parti
démocrate et, d’autre part, exposera comment les contraintes vécues quotidiennement par
les militants s’inscrivent dans une structuration des potentiels technologiques.
5
Chapitre 1 – Revue de la littérature
En 1991, le sénateur démocrate Al Gore déposa le « Gore Bill »5 ayant pour objectifs de
créer des emplois, d’améliorer les services publics, mais surtout d’instaurer une
démocratie plus ouverte et plus participative grâce au développement d'une infrastructure
nationale d'information (Bibliothèque du Congrès des États-Unis : consulté le 7 décembre
2013, http://thomas.loc.gov/cgi-bin/bdquery/z?d102:S272:). Les espoirs suscités par les
nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC)6, dont fait partie
Internet, ne semblent pas s'arrêter aux régimes démocratiques. L'un des mécanismes
fondamentaux du régime démocratique, les partis politiques, y serait également «
réinventés » (Scola 2011). D’ailleurs, Blanc et Seraiocco (2010), conseillères en
commerce électronique et marketing Web, invitent les partis politiques à se restructurer et
à s'ouvrir à ce qu'elles estiment être la volonté populaire par l'utilisation des NTIC. Selon
elles, les partis doivent prendre en compte les discussions communiquées à travers le
Web dans leur processus de gestion et de prise de décision. En réalité, que se passe-t-il
chez les partis politiques? Devant cet univers technologique qui évolue si rapidement7,
que sait-on de l’utilisation du Web chez les partis politiques? Tout comme Blanc et
Seraiocco, plusieurs praticiens de la communication Web ont tenté de répondre à ces
questions.
Pour Trippi (2004), ancien directeur de la campagne présidentielle du démocrate Howard
Dean, Internet est « une chance pour les gens de ne pas simplement voter, mais d’être
engagés à nouveau, de rédiger l’agenda [politique] et de contribuer à l’organisation,
d’influencer davantage que des chiffres »8 (Trippi 2004 : 20). Trippi argue que le peuple
(the people) se réintroduira dans l'espace politique, monopolisé trop longtemps par le
discours télévisuel et par une élite politique trop proche des intérêts des grandes
5 Le sénateur Gore deviendra plus tard vice-président des États-Unis de 1993 à 2001.6 Dans la présente recherche, j’utilise l’expression « nouvelles technologies » et NTIC pour représenterl’ensemble des technologies permettant le traitement et la transmission des informations, notamment lesordinateurs, l'Internet et télécommunications.7 Pensons à MySpace qui fut surclassé en nombre d'utilisateurs par Facebook, ou encore aux forums et auxservices de clavardage dit « clients à clients » comme mIRC qui ne sont plus des outils largement utiliséssur la Toile.8 Traduction libre.
7
entreprises. Dans un autre ordre d'idées, le praticien raconte dans son livre « The
Revolution Will Not Be Televised » comment il a pris conscience d'une potentialité
d'Internet. Pendant une entrevue à la radio de son candidat, Trippi fut informé que les
dons faits à la campagne étaient en train d'exploser au même moment. Aussitôt l'entrevue
terminée, le rythme des dons revint à la normale. Il n'en fallut pas plus à Trippi pour saisir
que ce qui avait « fait sauter la banque », c'était les auditeurs, motivés par l'entrevue, qui
effectuèrent des dons par Internet.
Dans sa description des opérations chez Obama, McGregor (2009 : 69-72) décrit
comment le financement par Internet faisait partie de la communication routinière avec
les sympathisants alors que ces derniers recevaient de nombreux courriels les invitant à
donner 5, 10 ou 20 dollars et que la campagne leur offrait les outils Web pour monter leur
propre campagne de financement personnelle. Ferrand (2009 : 5-6), quant à lui, est
catégorique à ce sujet : les dons représentaient le premier niveau d'implication dans la
campagne. L'organisation tenait ensuite ces donateurs informés sur les activités à venir et
les invitait à approfondir leur implication en « descendant » sur le terrain.
Les partis utilisent donc les nouvelles technologies afin de profiter des promesses liées à
leur potentiel. Selon O'Reilly (2005 : 247), ils le font grâce à un ensemble d'outils Web
qui forme une « architecture de participation » capable de partager de l'information, bâtir
des réseaux sociaux - dans le sens de liaisons sociales et non des sites Web comme
Facebook9 - et de permettre une véritable interaction. Au cœur de cette architecture, on
retrouve les philosophies d'une participation et d'une co-production en ligne que l'on
nomme le « Web 2.0 ». Pour Christiansen et Roberts (2009), l'opérationnalisation de cette
vision participative a eu comme conséquence lors de la première campagne de Barack
Obama d'établir le « nouveau modèle d'armée » politique. À ce sujet, Ferrand ajoute :
[Il] ne s'agit plus d'une campagne politique traditionnelle, de conviction desélecteurs, mais d'une campagne visant à créer un mouvement, une campagne demobilisation. [...] Plus de 10 millions de personnes ont participé à la campagned'Obama. 3 millions ont fait des donations. 1.2 millions ont milité sur le terrain. Du
9 Dans le présent mémoire, j'utilise l'expression « médias sociaux » pour désigner les sites Web commeFacebook, Twitter et Linked In. Les « médias sociaux » sont donc distincts du concept sociologique des« réseaux sociaux » (« networks »).
8
jamais vu. Barack Obama a créé un immense mouvement, une communauté Obama(2009 : 2).
Les praticiens promettent donc que l'utilisation des NTIC permettra aux partis politiques
de considérer davantage la volonté populaire, de bâtir une base militante et d'amasser des
fonds. Est-ce que ces promesses sont réalisées ou non selon les chercheurs? Que peut-on
retenir de la littérature académique sur l'utilisation du Web dans la communication et
l'organisation des partis politiques? Dans le chapitre suivant, je ferai un tour d’horizon
(cf. 1.1) des potentiels qui s'offrent aux partis, (cf. 1.2) des fonctions remplies par les
nouveaux outils Web chez les partis et, plus fondamentalement, (cf. 1.3) de la manière
dont cette utilisation du Web est adaptée au sein des partis politiques.
1.1 – Les potentialités du Web pour les partis politiques
La littérature académique sur les relations entre Internet et la politique était déjà
abondante dans les années 1990. Basées sur une utilisation qui en était à ses premiers
balbutiements, des visions largement différentes s'entrechoquaient et inspiraient tout un
éventail de souhaits et de craintes. En d'autres termes, des possibilités s'ouvraient au
monde politique. C'est dans un contexte d’expérimentation qu'une littérature étudiant les
potentialités d'Internet s'est vite développée. En effet, cette première littérature est
largement fondée sur le fonctionnement technique d'Internet. Par sa nature même, le Web
est structurellement bidirectionnel. Tout ordinateur qui se connecte à un réseau peut ainsi
émettre des paquets10 d'informations à une adresse spécifique sur ce réseau, mais il peut
également recevoir des paquets des autres ordinateurs. Cet aspect n'est pas négligeable
alors qu'il est caractérisé par la fin du monopole d'émission des médias traditionnels et
par le contrôle de l'opérateur, c'est-à-dire que l'individu qui utilise un ordinateur consulte
une donnée souhaitée et qu'il peut arrêter un échange d'information quand bon lui
semble (Minh Duc 2005).
À ces fondements s'ajoutent plusieurs fonctionnalités virtuelles telles que
les automatisations (les processus11 de sauvegarde ou de surveillance), l'entreposage dans
des bases de données, le filtrage de l'information et l'exécution de requêtes et de fonctions10 Notion d’informatique. Le paquet est l’entité de transmission de la couche réseau.
9
complexes en relativement peu de temps (Vedel 2003a; Minh Duc 1999). Ces possibilités
techniques ont d'ailleurs été scrutées par les chercheurs. Dans Citoyens sous
surveillance : La face cachée d'Internet, Fortier (2012) appréhende une société davantage
contrôlée par le gouvernement, les employeurs et les médias. Ceux-ci useront des
capacités techniques d’Internet pour compromettre notre vie privée par la surveillance et
le contrôle de l’information.
En fait, toute une littérature « technophobe » se fonde sur l’idée qu’Internet a le potentiel
d’instaurer « Big Brother », cette représentation orwellienne d’un gouvernement qui sait
et qui contrôle absolument tout, notamment par l’automatisation des sauvegardes et la
puissance de traitement des ordinateurs. Selon cette école, ce contrôle entraverait, voire
étoufferait complètement, la capacité qu'ont les citoyens de s'informer et de penser
rationnellement (Gandy Jr 1993; Lyon 1994; Virillio 1996). Par ailleurs, Sunstein (2001,
2005) avance qu’une utilisation d’Internet en vase clos (egocentric Internet use) est
néfaste pour la délibération et la démocratie. Tout en poursuivant dans la lignée de cette
représentation technophobique du Web, on peut se demander quels rôles joueraient les
partis politiques quant à la surveillance et au contrôle de l’information? S'effaceront-ils
pour fusionner avec le gouvernement en un seul parti officiel? L'expérience chinoise
symbolise justement la possibilité que l'État et « le Parti » ne fassent qu'un pour limiter la
libre circulation de l’information et l’accès à Internet (Haski 2008).
D’autre part, une école plus positive ajoute sa voix à cette sombre vision : les
« technophiles ». Pour les tenants de cette école, les développeurs12 Web peuvent trouver
des moyens d’améliorer la démocratie et le fonctionnement des gouvernements par la
création de sites ou d’applications Web13. Cette prémisse annonce l'arrivée du « e-
gouvernement » : le gouvernement utiliserait les NTIC afin d’instaurer une démocratie
11 En programmation, un processus représente du code s'exécutant sur un ordinateur et ne retournant aucunrésultat. Le processus est parfois utilisé en tant que synonyme de fichier exécutable. Elle se différencie ainside la "fonction" qui elle retourne toujours un résultat.12 Titre professionnel englobant ceux qui construisent les sites Web de logiciels, c’est-à-dire lesprogrammeurs, analystes, graphistes, intégrateurs et architectes.13 Les applications Web sont des outils très complexes, tels que des systèmes de gestion de base de données,des médias sociaux, des wikis, des messageries Web et des extranets, mais demeurent techniquement unensemble de pages Web. Elles sont donc aussi des sites Web.
10
directe, plus ouverte, favorisant l'engagement et dirigeant l'État selon les résultats de
sondages électroniques récurrents (Krip 1992; Levy 2002; Melucci 1996). Par
conséquent, les partis politiques, les groupes d'intérêts et les autres agrégateurs sociaux
disparaîtraient, n’ayant plus de raisons d'être (Fishkin 1991 : 13-19). Au cœur de cette
nouvelle démocratie, les auteurs technophiles annoncent une politisation constante issue
d'une implication continue des citoyens à travers le Web.
Nous avons vu précédemment que, selon l'ancien directeur de la campagne présidentielle
du démocrate Howard Dean, Internet permettra aux citoyens d'influencer la gestion et la
direction de leur gouvernement (Trippi 2004 : 20). Ce discours s'apparente à celui de la
« théorie de l'égalisation » selon laquelle Internet aurait, grâce à des coûts relativement
peu élevés de communication et de participation, un effet de levier sur les petits acteurs
en leur offrant, entre autres, une plus grande visibilité. L'égalisation amènerait une
restructuration des rapports de force au sein de la société qui diminuerait l'importance des
élites et des acteurs dominants (Browning 1996; Bollier et Firestone 1996; Corrado et
Firestone 1996 : 13; Grossman 1995 : 16; Jones 1995; Porter 1997; Poster
1995; Rheingold 1991 : 6, 1993 : 57-80). Ce processus d'égalisation concernerait
également les partis, car le coût des campagnes en ligne est bas et le potentiel de diffusion
du message est grand. En plus d'outrepasser le filtre des médias traditionnels, l'utilisation
d'Internet rongerait peu à peu l'influence des groupes d'intérêts et des élites politiques
actuelles, ce qui pourrait égaliser les forces entre les petits et les grands partis. (Barber
2001; Corrado et Firestone 1996; Hagen et Mayer 2000; Rheingold 2000)
Pour Gibson (2012), l'utilisation des nouvelles technologies a d'ailleurs une place dans la
confrontation des élites. En favorisant une décentralisation, ces technologies défient les
hiérarchies traditionnelles de contrôle qui ont caractérisé les campagnes électorales
américaines et les partis centralisés (ibid. : 79). Cette confrontation s'illustre également
dans les campagnes d'Howard Dean, Ségolène Royal et Barack Obama, tous des
candidats qui se sont présentés contre l'establishment de leur parti. Lefebvre (2008) argue
que Royal a su court-circuiter le PS en se bâtissant un capital de reconnaissance
médiatique entre autres par sa présence sur Internet. Sa campagne participative réalisée
11
en ligne lui a conféré une autorité et un appui populaire dans les sondages « qu'elle est
parvenue ensuite à convertir en soutiens internes lors de la primaire socialiste » (ibid. :
165). Pour l'auteur, sa victoire aux primaires a été celle d'une « outsider » sur
l'establishment socialiste. Les nouvelles technologies pourraient donc avoir un effet
égalisant au sein même des partis politiques, alors que tous les candidats à un poste
électif auraient une chance de remporter la course.
D'autres chercheurs, se distanciant des « technophiles », estiment que le potentiel
d'Internet chez les partis est plus modeste. En résumé, les changements apportés par
l'utilisation du Web se limiteraient aux pratiques des partis (Dahlgren 2009; Farrell 1997).
Plusieurs arguent qu'il en serait ainsi parce qu'Internet ajoute de nouvelles ressources
pour bâtir et opérer une campagne électorale traditionnelle (Best et Krueger
2005; Bimber 2000; Kling 1999; Kiesler et al. 2000; Bimber 1999; Delli Carpini 2000).
Selon eux, le Web a le potentiel de faciliter à la fois l'organisation et la communication
politique. Par exemple, il est possible de faire des dons par ce nouveau médium de
communication. Or, l'addition des petits dons faits par Internet peut rapidement s'avérer
significative comparativement aux dons recueillis dans les grands banquets de
financement. Les militants peuvent lancer leurs propres campagnes de financement
locales par Internet. Le potentiel de la responsabilisation (empowerment) se dévoile ici.
Parce que les outils pour mobiliser et amasser des dons sont à sa disposition, tout
sympathisant peut alors potentiellement devenir un militant à travers le Web.
Du côté de la communication, le Web offre la possibilité d'améliorer les relations à deux
niveaux : 1) entre le parti et les citoyens en assurant une meilleure représentativité de
leurs intérêts, mais aussi; 2) entre le parti et les membres de son organisation, car
l'engagement militant et les échanges entre les responsables internes favoriseraient la
prise en compte des idées de la base militante par l'establishment. Une telle redéfinition
des relations représenterait un bris de la gestion traditionnelle du « haut vers le bas »
(Anstead et Straw 2009; Johnson 2011). Cependant, cette participation peut également
être risquée pour les partis. En effet, les adversaires politiques chercheront à nuire aux
efforts du parti dans l’espace virtuel et la diffusion d’une information par Internet peut
12
rapidement devenir virale14. Par conséquent, la crainte que des informations
dommageables, des rumeurs ou des faux pas soient diffusés sur Internet fait également
partie des risques à considérer chez les partis politiques en termes de communications
(ibid.).
Dans un autre ordre d'idées, plusieurs chercheurs se sont penchés sur le potentiel de la
mobilisation par Internet. Quel impact a l'utilisation du Web sur la participation, le
recrutement de militants et sur le taux de vote des électeurs? Quelques auteurs affirment
que l'utilisation des nouvelles technologies par les partis politiques favorise la
participation. La simple présentation d'un site Web ergonomique, facile d'utilisation et
conforme à ce que les utilisateurs souhaitent favoriserait l'engagement des citoyens
(Coleman, Lieber et al. 2008). Pour Hindman (2005), le groupe de militants de Dean
« aurait été sensiblement plus petit » (ibid. : 126) sans l'utilisation d'Internet pour les
mobiliser. De leur côté, Gibson et McAllister (2006, 2011) concluent que les partis
australiens ayant des sites Web ont de plus grandes parts de votes que ceux qui n'en ont
pas. D'Alessio (1997) arrive à une conclusion similaire avec les partis américains.
Néanmoins, la plupart des auteurs sont sceptiques face à un effet d'Internet sur la
mobilisation des électeurs. Par exemple, Bimber et Davis (2003) n'ont pu trouver de
preuves de l’existence d'un tel effet. En résumé, la plupart des recherches sur l'effet de la
participation en ligne ne constate pas d'augmentation du nombre de citoyens engagés
(Gibson 2012 : 81). Selon Gibson, « les études ne réussissent pas à confirmer la présence
d'un effet direct » (ibid.) pour le moment et se tournent plutôt vers les limitations
méthodologiques que soulève une telle question.
1.2 – Les fonctions des nouvelles technologies
Les potentiels du Web en politique, et plus particulièrement chez les partis politiques,
représentent à la fois de grandes espérances et de multiples écueils démocratiques. La
question demeure; est-ce que la littérature relève que ces potentiels se concrétisent chez
14 L'appellation « virale » rappelle un contenu distribué comme un virus passant de porteur à porteur, ouencore comme la distribution d'une rumeur de bouche à oreille. Par exemple, une vidéo virale est une vidéodevenue populaire par le partage via Internet, typiquement à travers les médias sociaux et l'échange decourriels.
13
les partis? Or, toute une littérature s'est développée autour de la description de l'utilisation
des NTIC chez les partis, les candidats et les élus politiques. Ces recherches révèlent que
le Web est plutôt utilisé pour faire de la politique partisane traditionnelle d'une nouvelle
manière. En effet, les fonctions des partis (Gunther et Diamond 2001 : 7-9; Hudon et
Poirier 2008 : 263) telles que la communication, la mobilisation, la gestion des membres
et la direction de campagnes électorales sont renouvelées par l'utilisation du Web.
D'ailleurs, après être devenu la norme sur le Web aux débuts des années 2000 (O'Reilly
2005), les partis politiques ont aussi expérimenté à leur tour le Web 2.0. Parmi les
exemples les plus cités d'une utilisation du Web 2.0 se trouvent la campagne
présidentielle française de Ségolène Royal (Beauvallent 2007; Dolez et Laurent 2007),
les campagnes présidentielles américaines de John McCain en 2000 (Smith 2009),
d'Howard Dean en 2004 (Kreiss 2009) et de Barack Obama en 2008 (Anstead et Straw
2009; Johnson 2011). En ce qui à trait à ce dernier, Stromer-Galley (2009) souligne que
les normes du Web 2.0 y furent utilisées pour « impliquer les électeurs potentiels à travers
des vidéos viraux, les sites des médias sociaux, les blogues, le microblogging [(Twitter)]
et les textos » (2009 : 50). Cela s'inscrit dans la philosophie 2.0 puisque le Web 2.0 est
fondé sur la participation des internautes à travers la création de contenu en ligne,
l'échange et la décentralisation organisationnelle. Barsky abonde dans le même sens en
ajoutant que le Web 2.0 est également synonyme de démocratisation de l'information
(2006 : 33). Par ailleurs, cette participation dans les échanges de l'espace public soulève
des questions politiques :
Web 2.0 is about interacting with Web-based content, adding comments, or uploadingfiles. The user experience is no longer the preserve of the Web site designer, but eachvisitor is able, due to the architecture of participation that provides the space forpublic contributions, to have shared ownership over the evolution of a site. Thisimplies a change in power structures and a shift in organizational thinking towardsmodels based on equal partnership rather than elite dominance (Jackson et Lilleker2009 : 232).
Afin de bénéficier des avantages de la participation des électeurs, les campagnes
électorales devraient toutefois cesser de tenter de contrôler leur communication et
redéfinir le rôle qu'ils ont dans la construction de leur message politique :
The result for campaigns is a delicate balancing act between guiding the message and surrendering to the message constructed about them. When done effectively,
14
it can lead to increased fundraising, name recognition and, most importantly,votes (Stromer-Galley 2009 : 50).
D'ailleurs, une abondante littérature académique sur l'utilisation des blogues, des médias
sociaux, de vidéos viraux, de publicités en ligne et de courriels ciblés chez les partis
politiques forge la conception partagée que la communication en ligne est un nouveau
standard pour les partis (Anstead et Straw 2009; Bimber et Davis 2003; Clayton 2010;
Foot et Schneider 2006; Grönlund 2001; Heinderyckx 2011; Johnson 2011; Kes-Erkul et
Erkul 2009; Norris 2001; Serfaty 2009, 2006); et non pas seulement aux États-Unis (Han
2007; Jackson et Lilleker 2009; Karan et al. 2009; Kluver 2007; Schweitzer 2011). On
peut donc structurer l’apport des nouvelles technologies chez les partis en 5 grandes
fonctions : 1) servir de vitrine et contacter un large public, 2) transformer des électeurs en
sympathisants, 3) recruter des militants, 4) diminuer les coûts d’organisation et de
coordination et 5) lever des fonds.
1.2.1 – Servir de vitrine et contacter un large public
Les nouvelles technologies servent désormais à assurer et augmenter la visibilité des
partis politiques. Notamment, les blogues politiques font partie de ce nouveau standard
(Snow 2010 : 67 ; voir également : Bimber et Davis 2003; Blood 2000; Davis, 1999;
Grönlund 2001; Kluver 2007; Serfaty 2004; Winer 2002). Ils sont utilisés à la fois en tant
que plateforme officielle et comme outil d'expression chez les militants. D'abord, les
blogues constituent pour les électeurs une nouvelle source d'information beaucoup plus
divertissante et attirante que les médias traditionnels par leur ton personnel et informel.
Ils servent autant à diffuser un message qu'à amasser des fonds pour un candidat ou un
parti. Du côté de la politique américaine, le premier blogue officiel pour une campagne
présidentielle fut celui d'Howard Dean en 2003 (Serfaty 2006 : 29). L'année suivante,
Kerry et Bush renouvelèrent l'expérience lors de leur duel pour la présidence américaine
(Johnson 2011). En ce qui concerne l'ancien gouverneur du Vermont, Serfaty explique
que :
[Sous] l’influence de Joe Trippi, le directeur de campagne [...], le blog officiel étaitalimenté en partie par le comité directeur, qui y contribuait directement de façonoccasionnelle, au lieu de laisser la plume uniquement à des bénévoles ou à desprofessionnels de la communication (2006 : 29).
15
Toujours d'après cet auteur, l'exploitation d'un format de communication plus personnel
combinée à l'interaction possible entre les véritables responsables et les sympathisants a
suscité l'enthousiasme d'une jeunesse connectée qui s'est impliquée dans la campagne de
Dean. Ensuite, les blogues créés par les militants ont augmenté la visibilité de leur
candidat en y exprimant leur support. Ces blogues personnels ont également attiré
l’attention des médias nationaux (Serfaty 2006; Foot et Schneider 2006; Sifry 2004).
Beaucoup d’internautes sans lien avec les partis tiennent également un blogue où ils
s'expriment sur les enjeux politiques et l'actualité (Blood 2000; Serfaty 2004; Winer
2002). Dans ce contexte, le blogue mêle « le personnel et le politique, puisque les
descriptions d’évènements privés y côtoient des mots d’ordre de mobilisation et des
prises de position partisanes » (Serfaty 2006 : 29).
Si Serfaty énonce la décentralisation de la communication et donc l'absence d'une « voix
narrative clairement reconnaissable » chez les blogueurs de Dean, la campagne de
l'ancien sénateur de l'Illinois, Barack Obama, a remédié à cette situation. À ce sujet, Kes-
Erkul décrit bien la place des blogues dans la stratégie Web de la campagne de 2008
(2009 : 10). Le site officiel d’Obama permettait à un sympathisant de profiter d'outils en
ligne pour participer à la campagne, tels que la création d'un blogue personnel. De cette
manière, les blogues des militants générèrent beaucoup de trafic sur le site d'Obama tout
en transmettant un message cohérent avec celui du candidat (Kes-Erkul 2009 : 14; Shakir
2009 : 59-63).
En France, la candidature présidentielle de Ségolène Royal misa sur une « campagne
participative » à travers son site Internet « Désirs d’avenir ». Se révélant un succès
participatif avec la publication de 90 000 argumentaires par ses utilisateurs, le dispositif
favorisa l’avènement d’une foule de blogues rebaptisée la « Ségo-sphère » (Beauvallent
2007; Dolez et Laurent 2007). Ces derniers servirent de relais aux positions, articles et
informations concernant Royal. Selon Dolez et Laurent (2007), cette effervescence a
« permis à la candidate socialiste de créer en ligne un réseau de soutien et de pallier le
manque d’appuis dont elle disposait » (ibid. : 28) au sein du Parti socialiste.
16
Une autre innovation chez les partis politiques est l'utilisation répandue des médias
sociaux. Les partis et les candidats créent des profils dans les médias sociaux comme
Facebook afin d'entrer en contact avec les utilisateurs et d'y transmettre de l'information
sur leurs opérations, leurs positions idéologiques et leurs promesses électorales (Anstead
et Straw 2009; Clayton 2010; Ferrand 2009; Heinderyckx 2011; Johnson 2011; Kes-Erkul
et Erkul 2009; Serfaty 2006, 2009). Ces informations politiques prennent la forme de
notes, d'images, de vidéos, de billets de blogue, de biographies et côtoient des
informations personnelles telles que les dates d'anniversaire, le statut civil et la liste des
films préférés.
Néanmoins, les nouveaux médias n'échappent pas aux techniques traditionnelles de
communication politique, notamment le partage de lignes préfabriquées (le spin) et le
contrôle des communications (Foot et Schneider 2006). À ce propos, les sociologues
américains Sandy et Schutz (2011) décrivent la communication de la première campagne
présidentielle d'Obama comme étant de « haut en bas » :
By necessity the campaign seems to have largely treated supporters in the aggregate.Certainly there was no use of social networking technology to actively encouragesomething more like independent « organizing » (Schutz et Sandy 2011 : 122).
Nouveau standard de la campagne en ligne, les hyperliens vers les comptes YouTube,
Facebook, Twitter, MySpace, Foursquare, Google Plus, et bien d'autres ornent désormais
la plupart des sites Web de candidats et de partis politiques. Le site de Barack Obama
s’inscrit largement dans cette hyperconnexion en présentant une douzaine de profils sur
différents médias sociaux15. Par conséquent, les nouvelles technologies ont la flexibilité
nécessaire pour être un outil de diffusion de masse et en même temps, un outil de
fragmentation du message, c'est-à-dire qu'il est possible de diffuser des messages ciblés16
(Heinderyckx 2011).
L’avènement de YouTube en 2005 a également servi la visibilité des partis politiques.
YouTube rend le partage et le visionnement de vidéos en ligne plus conviviaux.
15 www.barackobama.com (site consulté le 30 avril 2012).16 À cet effet, pensons aux médias sociaux qui ciblent des groupes ethniques précis tels que blackplanet.com, asianave.com ou migente.com. Ces médias sociaux furent d’ailleurs utilisés par la campagne d’Obama (Heinderyckx 2011).
17
« YouTube transformed the way campaigns think about video », annonce
catégoriquement Stromer-Galley (2009 : 50-52). Selon elle, les campagnes doivent
désormais penser à la diffusion et production des vidéos en ligne et non pas seulement à
la télévision, dont le format et le rythme sont fort différents. Cela signifie que les partis
doivent engager des équipes de production, planifier leurs tournages en prenant en
compte l'agenda des élus et candidats, exposer ce qui se trouve « derrière-la-caméra »,
montrer les militants, leur détermination et leur enthousiasme (Johnson 2011 :
15 ; Stromer-Galley 2009 : 50-52).
L'utilisation des vidéos en ligne est stratégique selon Stromer-Galley (2009). En devenant
populaires et virales, ces vidéos font la promotion de ces politiciens et politiciennes,
aident à établir leur crédibilité et à attirer l'attention des médias nationaux. Ce processus
permet, en plus, d'amasser des fonds et ultimement, obtenir des votes. Internet devient
une plateforme grand public capable de compétitionner avec les médias traditionnels, en
plus de diffuser un message qui rejoint directement les électeurs, sans passer par le filtre
des médias. Plus besoin de clipper sa pensée, pas besoin de convaincre des producteurs
d'être invité à une émission de télévision. Les vidéos sont publiées et partagées ensuite
par les internautes (Johnson 2011 : 15-16; Clayton 2010 : 144-145).
Médias sociaux, vidéos viraux et blogues, toutes ces ressources sont maintenant
accessibles de partout grâce à la popularisation des cellulaires et des téléphones
intelligents17 (Anstead et Straw 2009; Ferrand 2009; Johnson 2011 : 87-88). L'implication
de Twitter et des cellulaires dans le printemps arabe18 en est une démonstration éloquente
(Faris 2012). Par exemple, Karan et al. (2009) décrivent l'utilisation exploratoire des
cellulaires chez le parti philippin GABRIELA (GWP). Même en ayant des ressources
financières limitées, le parti a réussi à rejoindre davantage d'électeurs par téléphone que
par Internet (voir également Alojamiento 2007). Les partis tentent donc de dresser des
17 "Téléphone intelligent" : téléphone cellulaire bonifié d'une couche applicative lui permettant de naviguersur Internet, d'envoyer des SMS et d'échanger par les médias sociaux.18 Le « Printemps arabe » est un mouvement de contestations populaires s’étant produit dans plusieurs pays arabes à partir de décembre 2010.
18
listes de numéros de cellulaire en utilisant différentes stratégies afin d'envoyer des SMS19
et de faire ultimement sortir le vote.
Contacter un large public n’est toutefois pas toujours affaire de promotion. Cela soulève
parfois également des questions éthiques. En effet, Gingras (2013) souligne l’affaire
récente ayant pris le diminutif de « robocall ». L’auteur raconte qu’à l’élection fédérale
canadienne de 2011, des appels téléphoniques automatisés auraient faussement rapporté à
des électeurs ciblés un changement de lieu de leur bureau de scrutin. Toujours pendant
cette campagne électorale, d’autres appels agressifs et xénophobes auraient été faits en
pleine nuit au nom du candidat libéral local. Selon Élections Canada, ces appels ont pu
être reliés à l’ordinateur du bureau d’un candidat conservateur. Pour Gingras, cette affaire
démontre que ce qu’elle appelle les « technologies médiatiques », c’est-à-dire l’ensemble
des appareils et technologies informatiques peuvent « rendre plus aisée l’organisation de
fraudes » électorales.
1.2.2 – Transformer des électeurs en sympathisants
Si en 2008, la simple utilisation des médias sociaux en politique faisait la manchette chez
les médias traditionnels, leur utilisation partisane s'est définitivement raffinée par la suite.
Les campagnes se sont mises à y entretenir des relations sociales et à récolter leurs fruits.
Par exemple, les médias sociaux deviennent une plateforme pour se connecter avec les
électeurs, rencontrer d'autres supporteurs sur le terrain et bâtir des amitiés (Ferrand
2009; Johnson 2011).
Cette visibilité sur les médias sociaux permet aux partis politiques d’entrer directement
en communication avec les électeurs. En demeurant en contact avec eux à travers le
temps, les partis tentent alors de les convaincre et d’en faire des sympathisants. Le ton et
l’interaction personnelle décrits par Serfaty (2006 : 29) invitent les électeurs à se sentir
personnellement concernés par le message. L’efficacité de cette conversion réside dans
l’échange entre l’électeur et le parti dans le temps où un « curieux » est progressivement
exposé au matériel promotionnel et aux positions du parti.
19 SMS, acronyme de Short Message Service, il s'agit de courts textes échangés entre les cellulaires.
19
1.2.3 – Recruter des militants
Aux hyperliens, vidéos YouTube et autres formulaires invitant le visiteur d'un site Web
politique à « passer à l'action » se combinent une volonté manifeste de faire du Web une
porte d'entrée des militants vers les partis politiques. En ce sens, Heinderyckx (2011 :
122) explique que la stratégie de recrutement de la campagne d'Obama 2008 peut être
divisée en cinq axes : 1) recruter des militants, 2) les motiver, 3) les informer, 4) les
organiser et 5) récolter des fonds. Heinderyckx conclut :
Il n'en demeure pas moins que l'efficacité de ces mécanismes de recrutement tientdans la fluidité avec laquelle un simple curieux est progressivement converti enacteur politique de terrain. Le sentiment d'appartenance à une communauté qui peutfaire la différence et qui incarne le renouveau apporte un ensemble de gratificationsdont l'intensité sera modulée par le niveau d'investissement cognitif, temporel etpécuniaire de chacun (2011 : 123).
Autant en ligne que sur le terrain, ces mécanismes de recrutement étaient représentés par
le dicton « respect, empower, and include », véritable directive guidant l'intégration et la
coordination des militants (Anstead et Straw 2009 : 41-47). Par le Web, on ouvre les
portes de son parti en recrutant des militants au-delà des limites de sa propre structure et
de son membership habituel, puis on responsabilise les recrues en compensant par des
formations récurrentes sur le terrain (Clayton 2010; Ferrand 2009; Trippi 2004). Selon
Foot et Schneider (2006), une véritable croissance de la participation des citoyens grâce à
Internet n'a pas encore été observée dans les campagnes électorales. Pour ces auteurs, les
sites des partis ne sont pas encore des points de convergence de mouvements populaires.
L'expérience d'Howard Dean n'aurait été qu'une exception plutôt qu'un nouveau standard.
1.2.4 – Diminuer les coûts d’organisation et de coordination
L'objectif organisationnel ultime d’un parti politique demeure la sortie du vote le jour de
l'élection (GOTV)20, passage obligé pour atteindre le pouvoir ou maintenir sa députation
(Johnson 2011 : 92; Ghitza et Rogers 2009 : 79). Or, la manière d'élaborer et d'opérer ces
20 En langue anglaise, la sortie de vote porte communément le nom de Get-Out-The-Vote ou GOTV(Johnson 2011 : 92). L’utilisation de cette expression fut également observée lors de mon terrain derecherche.
20
stratégies a changé avec l'apport des nouvelles technologies, dont notamment les bases de
données. Cela change la donne selon Johnson :
What has been added over the past decade, however, has been the overlay oftechnology and pinpoint targeting to much more accurately connect with likelyvoters (Johnson 2011 : 85).
Désormais, des sites Web privés (non accessibles au public) ou des logiciels sécurisés
permettent l'exploitation, l'analyse et l'impression du contenu des bases de données21
(Ghitza et Rogers 2009 : 74-83; Graff 2009; Johnson 2011 : 79-93; Lehman 2010). Les
efforts de pointage servent donc à obtenir les informations pour contacter les électeurs,
leurs opinions sur différents enjeux politiques et, évidemment, leur choix de vote pour la
prochaine élection.
Puisque les coûts de développement et de maintenance de ces outils sont considérables,
ce sont les campagnes américaines générant des millions de dollars qui en ont été
les pionnières. Par exemple, le stratège républicain Karl Rove fut l'un des instigateurs de
la base de données républicaine « Voter Vaul » (Grossman et al. 2004; Tynan 2004), alors
que les démocrates développèrent la base de données « Vote Builder » et furent appuyés
par la firme de gestion de données Catalist (Johnson 2011 : 84).
L'apport des bases de données aux GOTV pour identifier, enregistrer22 et faire voter les
sympathisants est aussi souligné dans la littérature (Clayton 2010 : 22; Johnson 2011 :
92). Ghitza et Rogers (2009 : 74) nomment cet apport « la politique menée par la
donnée » : la donnée de toute la nation est centralisée dans une base de données, ce qui
rend possible le microtargeting, c'est-à-dire la communication ciblée grâce à l'analyse
statistique de données identifiant les croyances et actions d'individus (Howard 2005). Par
exemple, la première campagne d'Obama concentra ses efforts d'identification sur deux
groupes. Le premier était composé d'individus dont la probabilité de vote était très élevée,
mais qui appuyait les démocrates modérément. Ce premier groupe fut la cible de contacts
21 En ce qui concerne les "bases de données" Vote Vault ou Vote Builder, je sous-entends qu'elles sont unsystème de données regroupant (1) une base de données et (2) une couche applicative permettant de gérerfacilement cette donnée, d'en faire l'analyse et d'imprimer des rapports et des listes.22 Aux États-Unis, les électeurs ne sont pas automatiquement enregistrés sur les listes électorales.L’enregistrement des électeurs sympathisants entre donc dans les stratégies d'identification et de sortie devotes des partis américains.
21
par appels, en personne et de d'autres stratagèmes dont l'unique but était de les persuader
de voter pour les démocrates. Le second groupe était composé d'individus qui iraient
voter modérément, mais qui étaient fortement démocrates. Conséquemment,
l'organisation électorale s'est assurée de faire voter ce groupe (Ghitza et Rogers 2009 :
78-79).
Parallèlement au pointage virtuel, ces bases de données sont également liées à ce que
j'appellerai les systèmes de gestion des efforts militants, c'est-à-dire les sites Web et
autres applications permettant une individualisation informatisée du militantisme ou une
gestion de campagne politique : site Web du candidat préfabriqué, gestion de listes de
courriels, gestion du financement, gestionnaire d'événements et des données des divisions
territoriales (États, comtés, circonscriptions) (Blaser 2005). Le Web permet d'aller plus
loin que d'informer et de dialoguer avec ses supporteurs, la technologie existe désormais
pour coordonner sa campagne et les efforts des militants par Internet. À ce propos, Blaser
(2005 : 4) évoque l'utilisation de Convio.com, tandis que Johnson (2011), Reeher et
Davis (2004) et Serfaty (2006, 2009) nous informent de l'utilisation du site Meetup.com
par la campagne d'Howard Dean pour organiser les activités de l'équipe de campagne et
des militants :
D’autre part, [Howard] Dean s’est appuyé sur un site Internet indépendant,MeetUp (meetup.com), pour organiser des rencontres entre partisans de sacampagne dans tout le pays. Dans ce cas également, [Howard] Dean a su détournerun site de son usage premier; en effet, établi au départ pour mettre en relation despersonnes ayant des intérêts ou des goûts communs, MeetUp a vocation à s’intégreravant tout à la culture populaire en y créant des réseaux sociaux. Son utilisation àdes fins politiques allie adroitement culture politique plutôt élitiste et techno-culturepopulaire. Le répertoire des techniques de mobilisation de l'électorat, ainsi enrichi, apermis d’atteindre un segment plus large d'électeurs potentiels, parmi lesquels se sonttrouvés, selon Reeher et Davis, nombre de primo-accédants à l’action politique(Serfaty 2006 : 29).
Néanmoins, même si l'utilisation de MeetUp chez Dean mérite d'être remarquée, l'arrivée
du site my.barackobama.com (MyBO)23 représente le summum de l'utilisation du Web en
politique. Il s'agit d'un média social interne développé par le cofondateur de Facebook,
Chris Hughes, pour coordonner les activités militantes et favoriser la participation. Avec
chaque utilisateur ayant son compte personnel, MyBO permet de créer sa propre
23 MyBO fut reprogrammé et renommé « Dashboard » pour l’élection présidentielle de 2012.
22
campagne en donnant accès à une section pour prendre contact avec d'autres militants,
ainsi qu'à un blogue pour se présenter et lever des fonds. Bâti pour faire circuler de
l'information dans la « communauté Obama » telle que les positions officielles, des
argumentaires et les activités, MyBO permet également de planifier des rencontres et de
s'organiser pour militer. S'ajoutent à cela des outils pour faire du bénévolat tels que des
kits de formation, des documents et des fonctionnalités permettant de faire des séances de
téléphones et de porte-à-porte à distance (Clayton 2010; Johnson 2011; Kes-Erkul et
Erkul 2009; Schifferes 2008; Schutz et Sandy 2011).
Selon Clayton (2010 : 140), MyBO a amené l'utilisation d'Internet chez les partis
politiques à un tout autre niveau en permettant aux masses de militants de s'auto-
organiser et de communiquer entre eux à travers leur propre média social (voir également
Mooney 2008). Clayton précise que :
[The] point was never to get a large number of people signed up for it, but to enablethose who did sign up to organize into manageable groups (2010 : 140).
Au terme de l'élection de 2008, my.barackobama.com contient 400 000 billets de blogues,
35 000 militants inscrits, 200 000 événements sur le terrain (Johnson 2011 : 19). Le
média social MyBO inspira aussi de multiples pastiches partout dans le monde24.
L’espace virtuel créé par l’utilisation des nouvelles technologies par l’équipe de la
campagne présidentielle française de Royal révèle plusieurs dynamiques internes des
partis politiques. D’abord, l’aspect participatif de son site « Désirs d’avenir » est en soi ce
qui la différenciait de ses concurrents dans leur utilisation des nouvelles technologies. Le
site était orienté vers « l’expression des Français » plutôt que vers la présentation des
positions de Royal. Au fond, cette stratégie a servi deux fonctions pour sa campagne. La
participation à une discussion virtuelle sert à la formation politique des sympathisants et
24 Pages Web consultées le 8 décembre 2010 : Republican Volunteers du Parti Républicain(USA) : http://volunteer.gop.com/; Les créateurs de possibles de l’UMP(France) : http://www.lescreateursdepossibles.com/; La coopol du Parti Socialiste(France) : http://www.lacoopol.fr/; Membersnet du Labour Party (UK) : http://members.labour.org.uk/; e-Démocrates du parti Mouvement Démocrate (France) : http://www.e-democrates.fr/; Mon PS, du PartiSocialiste (Suisse) : http://www.mon-ps.ch/; ACT, The Lib Dem Network, du parti Libéral Démocrate(UK) : http://act.libdems.org.uk/; L'Atelier, du Parti Québécois : http://atelier.pq.org (page consultée le 15mai 2012).
23
militants. Elle joue aussi un rôle dans leur appropriation des pratiques militantes
(Beauvallet 2007). Du même coup, les 90 000 argumentaires déposés par les utilisateurs
de « Désirs d’avenir » servent de matériel pour légitimer les positions de Royal en créant
une liaison entre ses paroles et « la volonté des Français » (Dolez et Laurent 2007). Une
utilisation « participative » des technologies médiatiques s’avère donc être
potentiellement un outil facilitant l’élaboration de l’argumentaire du politicien et
l’intégration des militants.
1.2.5 – Lever des fonds
Dans une étude comparative entre le financement politique américain et britannique,
Anstead (2008) relève quatre éléments de l'implication du Web dans le financement
politique américain. D'abord, 1) l'arrivée d'Internet dans le financement des partis
coïncide avec une période où les campagnes engrangent des sommes records. Ensuite, 2)
les dons par Internet aident des politiciens dits outsider à amasser des sommes leur
permettant de compétitionner aux côtés des figures établies. Anstead parle même d'un
effet « égalisant la compétition politique »25 (ibid. : 286). Toujours selon l'auteur, 3)
Internet restructurerait également les positions financières traditionnelles des partis
américains, c'est-à-dire que le Parti démocrate ne serait plus derrière son adversaire
républicain, comme ce fut le cas pendant plusieurs décennies. En effet, depuis la
campagne présidentielle de John Kerry en 2004, les démocrates atteignent la parité ou
dépassent leur opposant républicain « largement grâce aux prouesses du financement en
ligne »26 (ibid. : 286). Pour terminer, 4) Anstead souligne que le financement politique
aux États-Unis a été redéfini en ne reposant plus uniquement sur les énormes sommes de
quelques riches donateurs. Le financement inclut désormais une grande part de dons
populaires, c'est-à-dire l'accumulation de petits dons citoyens (ibid.).
En effet, les partis sont même capables d'accumuler plusieurs centaines de millions
uniquement en récoltant ces petites sommes par Internet (Clayton 2010 : 21; Howard
2005). Au total, Howard Dean amassera plus de 51 millions de dollars, dont 27$ millions
25 Traduction libre.26 Traduction libre.
24
récolté en ligne principalement par des petits dons (Purdum 2004; Serfaty 2006 : 28). Il
ne faut cependant pas croire que l'ordinateur se transformera en guichet automatique pour
le parti politique. Ce que la littérature relie au financement de la campagne d'Obama, c'est
la création d'une armée de volontaires et la démocratisation du financement politique
(Clayton 2010 : 21, 147). À ce sujet, McGregor écrit :
Obama’s fundraising broke new ground in two key ways. First, he was able torecruit a huge army of donors who tended to give small amounts of money repeatedly throughout the campaign. In total, of the 6.5 million donations made, more than 90 per cent were less than $100. Secondly, he was able to tap into thefundraising potential of the internet. He was not the first candidate to do this– McCain in 2000 and Dean in 2004 both had good online fundraising, withDean raising a then-record of $27 million online – but the sheer volume raised byObama was on an unprecedented scale, totalling more than $500 million (McGregor2009 : 67).
Dans sa description des opérations de financement chez Obama, McGregor (2009 : 69-
72) note que lever des fonds par Internet faisait partie de la communication routinière
avec les sympathisants alors que ces derniers recevaient de nombreux courriels les
invitant à donner 5, 10 ou 20 dollars et que la campagne leur offrait les outils Web pour
monter leur propre campagne de financement personnelle.
Au final, Johnson résume bien l’ensemble des fonctions des nouvelles technologies au
sein des partis politiques. L’auteur a pris en compte les campagnes américaines de 2008
et de 2010 afin de proposer son « modèle de la campagne du 21e siècle » (2011 : 8-10).
Selon ce modèle, 1) le Web fait désormais partie intégrale des campagnes politiques, 2) le
modèle traditionnel du « haut vers le bas » devient plus fluide en intégrant réellement les
idées, la direction et les efforts des sympathisants, 3) la télévision demeure un médium
important pour la publicité de campagne, néanmoins l'utilisation des nouveaux médias et
des médias gratuits en ligne a explosé, 4) la campagne électorale est désormais
permanente, 5) les partis exploitent les données et les recherches quantitatives, 6) les gros
dons sont toujours importants, mais les petits dons faits en ligne forment aujourd'hui une
part non négligeable du financement des partis et finalement, contrairement à ce
qu'affirmaient Foot et Schneider (2006), 7) Johnson estime qu'on observe dans la
campagne du 21e siècle une plus grande implication des citoyens. Ce modèle semble
justement résumer la nouvelle manière de faire la politique dont j'ai énuméré jusqu'ici les
25
principales fonctions. Quoi qu'il en soit, cette liste demeure « descriptive »27 et centrée
sur les moyens technologiques et leurs utilisations (Gibson 2012 : 78).
1.3 - La normalisation du Web et la prise en compte de logiques sociétales
Peut-on faire davantage que de simplement décrire les potentialités des nouvelles
technologies et les outils employés par les partis politiques? Quel portrait brosse la
littérature de l'apport des nouvelles technologies chez les partis politiques et dans la joute
partisane? L'étude de l'utilisation des outils et fonctionnalités 2.0 chez les partis politiques
britanniques (et leurs chefs) de Jackson et Lilleker (2009) répond de manière intéressante
à ces questions. Les auteurs cherchent à établir si les outils 2.0 sont utilisés dans un esprit
1.0 ou si un véritable style 2.0 émerge chez les partis politiques de Grande-Bretagne.
Leur analyse suggère plutôt que les partis britanniques ont créés un « Web 1.5 » qui offre
simultanément les avantages du 1.0 et du 2.0, c'est-à-dire l’utilisation d’une architecture
de participation 2.0 au sens d’O’Reilly (2005) combinée au maintien du processus
décisionnel et de la hiérarchie en place (voir également Gibson et Ward 1998; Ferber et
al. 2007; Schweitzer 2011). Même si les partis établissent une architecture 2.0, Jackson et
Lilleker n'ont pu identifier des exemples significatifs symbolisant un tournant dans la
culture organisationnelle des partis.
Aux États-Unis, même l'organisation de campagne d'Howard Dean illustre bien cette
adaptation aux outils Web qui se combine à une continuité de la tradition
organisationnelle des équipes de campagne présidentielle. Allant à l'encontre de la
description d'une structure d'équipes militantes autonomes qu'en fait Castells (2007 :
251), Kreiss (2009 : 293) et Chadwick (2007 : 14) concluent plutôt que les équipes
militantes n'étaient pas totalement spontanées, autonomes et décentralisées. La structure
organisationnelle aurait plutôt été une organisation « hybride » entre les partis
traditionnels et les nouveaux mouvements sociaux. Malgré l'adoption de pratiques dites
« post-bureaucratiques », le département Web de Dean (« Internet Division ») faisait
27 J'utilise le qualificatif « descriptif » pour désigner les auteurs qui ont comme objet d’étude la description de l’utilisation des NTIC chez les partis politiques et qui ont été présentés à la section 1.2 de la présente recherche.
26
partie d'une hiérarchie formelle qui a façonné son adaptation technique. Même si les
militants ont été responsables de plusieurs projets, « ils étaient loin de contrôler les
décisions sur les positions, les stratégies ou l'allocation des ressources »28 (Kreiss 2009 :
293). En fait, la direction tentait de guider leurs efforts. D'ailleurs, les partis priorisent
aussi le contrôle de la communication et de leur image sur l'échange et la prise en compte
des opinions issues de la communauté Web. Stromer-Galley (2000) abonde dans le même
sens après avoir interviewé des membres du personnel des campagnes américaines de
Bob Dole et de Bill Clinton en 1996. Selon elle, le Web était vu comme une brochure
électronique et non comme un outil de communication bidirectionnelle. Les employés
étaient profondément inquiétés par la perte de contrôle du message pouvant émaner de
ces interactions. Par ailleurs, la directrice de la campagne présidentielle de Bill Bradley
en 2000 avoua qu'outiller les sympathisants d'un forum de discussion en ligne va à
l'encontre du sens commun puisque les campagnes doivent contrôler tous leurs messages
publics (Foot et Schneider 2006 : 94). De toute évidence, les campagnes politiques font
face à des tensions inhérentes à l'utilisation des nouvelles technologies et à la
communication Web.
Gibson et Ward (1999) avancent même que les partis ne font pas l'effort de véritablement
prendre en compte l'opinion de leurs membres. Par conséquent, les « conversations 1.5 »
sur les plateformes 2.0 se limiteraient à n'être rien de plus que la promotion traditionnelle
des campagnes sur un nouveau médium (ibid.). Le Web 1.5 résulterait alors d'une
adaptation d'Internet aux objectifs des partis :
It thus seems that political parties are trying to mold Web 2.0 to their own needs andcultural norms. They ask social networking users to join their cause but do not fullyengage with the norms of social networking communities. O’Reilly suggests thatpolitical communication using Web 2.0 will be rational, considered, and positive.However, unless this is facilitated, graffiti is just as, if not more likely, to be present(Jackson et Lilleker 2009 : 247).
À cet effet, l'apport du travail de Foot et Schneider (2006) est considérable. Les
chercheurs tentèrent d'identifier un mécanisme de cette adaptation du Web dans les
campagnes politiques américaines de 1999 à 2004. Ils ont conceptualisé ces dernières
comme étant des réseaux socio-techniques (ibid. : 14), c'est-à-dire qu’ils ont combiné les
28 Traduction libre.
27
concepts de la littérature des NTIC à la pensée néo-institutionnaliste de la sociologie des
organisations (voir également DiMaggio et Powell 1983). La résultante est l'utilisation de
l'isomorphisme (imitation et altération des comportements de structures) de la culture
organisationnelle des partis dans l'analyse du développement Web. En plus de présenter
l'idée d'une continuité en ligne de la politique traditionnelle, Foot et Schneider (2006)
fondent ces différentes adaptations sur quatre facteurs : 1) les caractéristiques des
développeurs Web; 2) les caractéristiques (aspects) d'une campagne politique; 3) les
dynamiques de l'environnement virtuel; et 4) l'impact d'actions favorisant la participation
des autres. Dans une approche semblable, Robillard (2004) propose d'étudier les NTIC et
les dynamiques organisationnelles par un modèle nous permettant d'appréhender les
principaux rapports en présence : l'infrastructure normative, la structure opérationnelle et
la superstructure culturelle et cognitive (ibid. : 15-39). Robillard conclut :
Nous avons pu constater qu'une organisation est un système social poursuivant desfins économiques, et que le moyen par lequel ce système pouvait accomplir les finspour lesquelles il est conçu et mis en oeuvre n'était autre que celui du contrôle desactions individuelles (ibid. : 253).
D'ailleurs, l'adaptation à la culture de l'organisation soulevée par Foot, Robillard et
Schneider fait écho à la théorie de la normalisation. Selon elle, l'utilisation d'Internet par
les partis politiques n'a pas un effet égalisant la visibilité et nivelant les forces de chacun.
C'est plutôt l'utilisation d'Internet qui est normalisée aux rapports de force et structures de
pouvoirs chez les partis politiques (Resnick 1998; Davis 1999). Ce qui est fort
intéressant, c'est que même si les ouvrages de Resnick et Davis sur la normalisation
datent de la fin du vingtième siècle, le temps et les campagnes subséquentes tendent à
soutenir leur théorie. En fait, la liste des ouvrages s'inscrivant dans cette voie tracée par
Davis et Resnick est longue (Bimber 1998a, 1998b, 1998c, 1999, 2000; Bimber et Davis
2003; Chadwick et May 2001; Gibson et al. 2003; Gibson et Ward 1998, 1999,
2003; Norris 2001; Margolis et Resnick 2000; Owen et Davis 1998; Pisani
2008; Schweitzer 2011; Serfaty 2009; Stein 2009; Strandberg 2009; Vedel 2003a) et les
recherches empiriques ne manquent pas. Par exemple, tel que souligné précédemment, le
mouvement des femmes GABRIELA (GWP) n'a pas pu rejoindre une partie significative
de la population en ligne, même si le plus grand mouvement de femmes philippin s'était
tourné vers le Web (Cuevas 2004; Karan, Gimeno et al. 2009; Mirandilla 2007). Ensuite,
28
Marmura (2008), quant à lui, avance que les activistes utilisant le Web pour altérer les
politiques américaines portant sur le conflit israélo-palestinien ne jouissent pas d'un plus
grand avantage relatif que ceux qui souhaitent maintenir le statu quo. Finalement,
Heinderyckx (2011 : 121) estime que la campagne « Obama 08 » ne fut pas une véritable
virtualisation politique, mais bien une utilisation de nouvelles technologies au service de
« modalités très traditionnelles de campagne » :
[Le Web en politique ne mène] non pas vers une quelconque virtualisation ounumérisation de la campagne électorale, mais bien vers un retour à des modes demobilisation, d'action et de persuasion politiques très classiques, rajeunis et catalyséspar ce que nous proposons de qualifier d'inflexion numérique (Heinderyckx 2011 :128).
En plus de l'adaptation de l'utilisation du Web à la structure et à la culture d'une
organisation, d’autres études lient la normalisation à une adaptation aux habitudes et
coutumes hors ligne de la société étudiée. Ces recherches s’inscrivent donc davantage
dans une approche socio-culturelle. En effet, Castronova, Williams et al. (2009)
expliquent que le comportement économique en ligne suit les théories du behaviourisme
économique du monde réel. Quant à Giasson, Raynauld et Darisse (2009), ils relèvent
que les blogueurs politiques québécois sont déjà des citoyens qui, hors ligne, s'impliquent
en politique. Ce à quoi Quintelier et Vissiers (2008) ajoutent qu'utiliser le Web n'amène
pas les internautes à s'impliquer davantage en politique.
Dans la même veine, les recherches d’Albrecht (2006 : 75-77) portent sur la participation
et la représentation dans les délibérations politiques sur Internet. Selon lui, quatre facteurs
favoriseraient la participation à de tels débats : 1) l’intérêt des internautes pour la
politique; 2) leurs ressources économiques et culturelles; 3) les coutumes et l’utilisation
habituelle des NTIC dans leur milieu socio-culturel; et 4) un phénomène bandwagon où
les internautes serait attirés vers ce que les médias traditionnels définissent comme étant
« en vogue ». Or, puisque le cas d'étude porte sur des débats virtuels faits par des citoyens
d'Hamburg en Allemagne, des traditions discursives locales (Gambetta 1998) se sont
glissées dans les résultats d’Albrecht. L'utilisation du Web a donc été « normalisée » par
un facteur culturel des participants. L'auteur est catégorique, l'influence des NTIC est trop
souvent réduite à une variance dichotomique menant à proposer les conséquences
29
automatiques de la présence des nouvelles technologies. Cela a créé une école
déterministe de la technologie qui omet les interrelations entre la technologie et le social
(Albrecht 2006 : 75; voir également Gingras 1999b, 2003; Vedel 2003a, 2003b, 2009).
Par conséquent, pour prendre en compte ces relations, Albrecht propose de recourir à un
modèle théorique qui conceptualise l'utilisation de la technologie en tant qu'ensemble de
pratiques culturelles (voir également Suchman et al. 1999) :
Such a culturalist perspective on technology means that we take into account thecomplexity of the social practices of usage as well as its symbolic dimension. It alsomeans that we have to be sensitive to the specific technology used in a given case, asthe corresponding practices differ greatly. (Albrecht 2006 : 75).
Vedel (1994, 2003a, 2003b) abonde dans le même sens en suggérant de fuir le
déterminisme spéculant sur l'influence des NTIC. Il est préférable de se tourner vers une
approche en termes de potentialités et de pratiques qui modèlent la technologie (Vedel
2003a). Conséquemment, on revient à l'idée de Foot et Schneider (2006) d’analyser les
campagnes électorales en ligne comme des réseaux socio-techniques (voir également
Bijker 1995; McKenzie et Wajcman 1999; Vedel 1994).
Robert (2009) s'inscrit dans cette même vision en affirmant qu'on ne peut comprendre le
monde de l'informatique en le mettant au centre de notre réflexion. En nuançant, l'auteur
ajoute que :
Croire que la technique ne possède pas de propriétés susceptibles d'influencer ledéveloppement de la société est une erreur. Croire que la technique en deviendraitpour autant instituante, capable symboliquement, en est une autre (ibid. : 299).
Pour Robert, il faut plutôt penser les NTIC en restituant le sens et les enjeux de leurs
usages. Cela nécessite une approche qui ne se subordonne pas à une seule discipline des
sciences sociales; c'est-à-dire ni à une discipline sociale particulière, ni à celle de la
technique et de l'informatique. Dans une perspective résolument transdisciplinaire,
l'auteur propose une démarche en « système », dit éco-systémique (Robert 2009 : 79), qui
se divise en trois branches : celles de l'éco-système cognitif, de l'éco-système économico-
politique et de l'éco-système anthropologico-politique (ibid. : 79-80, 282, 289). En
prenant ainsi en compte les diverses disciplines sociales à travers cette modélisation,
Robert dit qu'il propose une « théorie sociétale des TIC » (ibid. : 58).
30
Même approche pour Gingras (1999b, 2003) qui appelle à la prise en compte des
logiques sociétales, comme les logiques techniques, économiques, politiques et sociales.
Selon l'auteur, l'analyse des NTIC ne peut pas uniquement porter sur l'identification de
potentialités pouvant répondre à des problématiques sociales complexes, puisque ces
potentiels ne se matérialisent pas seulement parce que les conditions technologiques sont
présentes. En étant construit et opéré par des humains, les rapports de force et les
processus sociaux du monde réel sont transmis en ligne. Portant généralement sur
l'utilisation des NTIC en politique, l'approche de Gingras s'applique donc également aux
partis politiques. Pour Heinderyckx (2011), chaque campagne politique à son contexte
unique. Les conjonctures de la campagne structureront l'usage du Web qui y sera fait :
L'ampleur et la nature de cette inflexion [numérique] ne peuvent être déterminéesdans l'absolu, mais seulement situées dans une dynamique structurelle évolutivecontrainte par les insaisissables facteurs conjoncturels et contextuels qui caractérisentchaque élection (2011 : 128).
Cardenal (2011) abonde dans le même sens qu'Heinderyckx après avoir comparé les
partis espagnols et américains. Les bénéfices et les coûts de l'utilisation d'Internet par les
partis politiques varieront selon le contexte électoral du pays étudié (ibid. : 86, 98). Par
exemple, Cardenal explique que les partis américains sont d'énormes organisations, dont
les programmes officiels ont peu d'influence29 et qui ne reposent pas sur une masse de
membres officiels. Selon l'auteur, ces caractéristiques favorisent l'exploitation des
potentiels d’interaction d'Internet pour mobiliser (ibid. : 98). À l'opposé, les partis
européens, qui ont des programmes politiques et dont l'organisation repose sur un
membership formel, ont des caractéristiques faisant en sorte qu'ils ont moins de succès
dans leur utilisation d'Internet.
Au final, la littérature sur l'utilisation du Web en politique est claire : le Web peut jouer
un certain rôle dans le jeu des rapports de force politique, comme l'armée de militants
d'Obama semble le suggérer. Néanmoins, le Web - seul - n'est pas suffisant pour
engendrer ses propres potentiels. Le contexte social et politique doit être en place pour
29 Cardenal utilise le terme « non-programmatic » pour décrire les partis américains. Pourtant, le Partidémocrate et le Parti républicain ont tous deux des programmes officiels. Cependant, ils sont peu connus et ils nesont pratiquement pas publicisés par les partis.
31
favoriser la concrétisation de ces derniers. En s'inscrivant dans cette mouvance critique
de l'analyse du Web chez les partis politiques, je porterai attention à trois éléments : 1) le
Web apporte des potentiels à la fois d'ouverture et de contrôle en politique; 2) dans
l'espoir d'exploiter ses potentiels, les partis politiques ont embrassé l'utilisation des NTIC
et du Web pour renouveler la manière dont ils effectuent leurs opérations traditionnelles;
et 3) cette utilisation, souvent loin d'instaurer les potentiels promis, s'effectue jusqu'à
maintenant en suivant une adaptation des outils aux impératifs de la politique partisane et
non le contraire comme certains tendent à le soutenir. Cette adaptation n’est pas elle-
même automatique, mais plutôt tributaire des logiques sociétales et des pratiques en
présence dans le parti.
32
Chapitre 2 – Problématique et cadre conceptuel
2.1 – Question de recherche
La littérature illustre comment les partis politiques américains ont intégré les nouvelles
technologies pour réaliser leurs opérations traditionnelles. Selon les tenants technophiles,
cet apport aux partis a un potentiel d'ouverture et de transparence, alors que pour les
tenants technophobes, ces outils serviront plutôt au contrôle et à la surveillance.
D’ailleurs, plusieurs auteurs rapportent que les partis priorisent le contrôle de leur
communication en ligne au détriment de l’instauration d’une ouverture ou d’une plus
grande transparence par l’utilisation du Web 2.0 (Foot et Schneider 2006; Jackson et
Lilleker 2009; Stromer-Galley 2000).
Cette vision de la communication des partis semble cohérente avec la nature même des
partis politiques occidentaux, ainsi qu'avec la distribution du pouvoir qu'on y retrouve.
Alors que les partis reposaient traditionnellement sur la force de leur membership et de
leurs militants, le phénomène du déclin des partis explique comment l'influence de leurs
membres s’est considérablement réduite au siècle dernier (Farrell 1997; Katz et Mair
1994; Scarrow 1996; Seyd et Whitely 1992; Whitely et al., 1994; Wring, 1996). En
parallèle au déclin des membres, Schudson (1999 : 147-174, 187) associe le décrochage
des citoyens envers les partis américains avec leur tendance à se professionnaliser. C’est-
à-dire que la valorisation de l’expertise favoriserait la professionnalisation de
l’administration et une spécialisation des partis politiques (Hudon 1987; Michels 1971 :
190-191). Pour Tolchin (1998 : 226), « au fur et à mesure que les partis se
« professionnalisent », ils sont moins portés à des pratiques traditionnelles comme le
patronage qui profite aux militants du parti et ils deviennent plus élitistes ». Ce
phénomène de la concentration du pouvoir s’accentuerait également à travers les
nouvelles techniques de marketing, les sondages et le rôle grandissant des médias dans la
vie politique mettant ainsi l’accent sur l’image et les dirigeants (Amyot 1986; Bercuson
1993; Gingras 1999a; Pelletier 2005 : 185, 192).
33
Par conséquent, la gestion des partis est maintenant sous le contrôle d'une élite imposant
sa volonté de « haut en bas » dans l’organisation (Katz et Mair 1994; Lipow et Seyd
1996; Michels 1971). Le pouvoir est alors concentré autour d'une oligarchie
bureaucratique qui a la mainmise sur les communications et la capacité de débattre à
l'interne (Pelletier 1991, 2005). Ces théories révèlent que les partis sont naturellement
centralisateurs, qu’ils cherchent à limiter la dissension et qu'ils ont tendance à contrôler et
uniformiser leur message. D’ailleurs, dans le récit de son expérience au sein de la garde
rapprochée de Stephen Harper, Flanagan (2009) développe un point de vue semblable.
Selon lui, une organisation de campagne électorale doit être contrôlée « à tous les
niveaux », y compris les candidats, les dirigeants, les membres et les militants (ibid. :
247-290).
Selon Michels (1971 : 349, 353), un parti politique ne peut exister sans une classe
dominante, une élite. Après avoir réussi à contrôler les instruments collectifs du pouvoir
au sein du parti, cette classe cherchera à maintenir cette position. Pour Michels, il est si
« naturel » qu’une minorité dirige la majorité que la distribution du pouvoir aura toujours
tendance à se concentrer entre les mains d’une oligarchie. Pelletier résume ainsi
l’argumentaire de Michels :
[La] direction des grandes machines politiques est progressivement accaparée par uneclasse professionnelle qui évince les militants et militantes et qui contrôle lespromotions dans le parti. Ce pouvoir oligarchique se fonde à la fois sur un monopolede l’information, sur l’habilité politique et l’expérience des dirigeants professionnelsface à des militants amateurs, sur la volonté des membres eux-mêmes d’êtrefermement conduits et sur la vénération des masses pour les leaders (2005 : 181).
Cette tendance à former et maintenir des classes dominantes est ce que Michels appelle la
« loi d’airain de l’oligarchie ». Ce mécanisme serait causé par « l’inéluctabilité »30 d’être
dirigé. En fait, même les partis politiques affirmant être fondés sur des principes
démocratiques seraient en fait des organisations sous le contrôle d’oligarques (Michels
1971 : 364-365). D’ailleurs, cela évoque les conclusions de l’étude empirique du Parti
Québécois de Montigny (2011). Selon l’auteur, le « PQ » était à ses débuts une
organisation « ouverte » où les membres pouvaient influencer la direction du parti.
30 Traduction libre de « indispensability » (indispensable) (Michel 1971 : 364).
34
Toutefois, l’arrivée subséquente de nouveaux chefs a coïncidé avec un processus menant
à une plus grande centralisation du pouvoir autour de leurs entourages (2011 : 195).
En contrepartie, les campagnes électorales d’Howard Dean et de Barack Obama nous
portent à croire que les nouvelles technologies ont joué un rôle dans la décentralisation du
fonctionnement de leurs organisations naturellement centralisées (Castells (2007 : 251).
Du moins, c'est la lecture que font Christiansen et Roberts (2009 : 42-46) de la répartition
du pouvoir entre la direction et les équipes sur le terrain31 de la première campagne
d’Obama. À travers MyBO, les militants pouvaient s'organiser, communiquer entre eux et
gérer leur temps. Toutefois, bien qu’ils pouvaient prendre localement leurs propres
décisions, ils recevaient des objectifs et étaient évalués quantitativement sur leurs
résultats par la direction (nombre de portes frappées, nombre d'électeurs contactés par
téléphone, etc.). Ainsi, malgré la participation de MyBO dans la gestion de l’organisation
sur le terrain, les équipes locales n'étaient pas totalement indépendantes et décentralisées
comme le soulignent Kreiss (2007 : 293) et Chadwick (2007 : 14). Du côté de la
communication, les directions des campagnes d’Obama et de Dean contrôlaient la
communication traditionnelle, mais laissaient volontairement les sympathisants prendre
en charge la communication en ligne à travers les médias sociaux et autres forums
virtuels. Chez le Parti démocrate, les équipes locales sur le terrain et la stratégie de
communication en ligne sont donc des exemples d'une forme hybride de décentralisation
rendue possible grâce aux NTIC (Chadwick 2007; Jackson et Lilleker 2009; Plouffe
2009; Trippi 2004). Et c’est là toute la prétention des nouvelles technologies à changer la
démocratie : en offrant la possibilité d’agir, les citoyens pourraient librement prendre en
main la politique ou partager leur opinion avec la direction des partis. Or, il est
techniquement possible de programmer des systèmes informatiques permettant aux
militants d'avoir plus de pouvoir décisionnel et d'autonomie sur le terrain et dans les
communications.
31 Dans un parti politique, le « terrain » réfère aux équipes locales se trouvant dans chacune des divisionsterritoriales (circonscriptions, quartier, États). Bien que l’expression employée aux États-Unis est « field »,j'utiliserai « équipe sur le terrain » ou « organisation sur le terrain ».
35
Il y a lieu de se questionner sur l'intégration des nouvelles technologies dans des partis
centralisateurs dont la communication est contrôlée par une oligarchie. Comment ces
deux forces se conjuguent-elles au sein des partis politiques américains? Si les outils
offerts par les partis américains ont le potentiel d’améliorer la participation citoyenne et
de remettre entre les mains de plusieurs millions de militants32 une partie de la
communication en ligne, qu'est-ce qui empêche ces mêmes partis de perdre le contrôle de
leur communication et de se retrouver face à un environnement hostile, voire favorable à
leurs adversaires? Cette tension doit être prise en compte dans l'analyse de l'utilisation du
Web chez les partis politiques, sans quoi nous favorisons malgré nous une simplification
et une imprécision du fonctionnement réel des partis politiques.
Malgré les observations externes des technophobes, technophiles et des « descriptifs »,
tels que Anstead et Straw (2009), Foot et Schneider (2006), Jackson et Lilleker (2009), et
Serfaty (2004, 2006, 2009), le fonctionnement interne des partis politiques américains et
l’interaction entre le personnel politique, les militants et les internautes demeurent
toujours largement méconnus. En effet, ces auteurs analysent l'utilisation des NTIC chez
les partis en axant leurs études sur les capacités des outils technologiques, c'est-à-dire sur
l'instrument. Certes, l'analyse et la description de l'utilisation des NTIC chez les partis
américains sont fondamentales. Néanmoins, force est de constater que, chez les
technophobes et les technophiles, les conclusions tirées font preuve de déterminisme et
de généralisation. Ces auteurs extrapolent à l'ensemble de la société des potentiels offerts
à l'utilisateur (Vedel 2003a). Une autre problématique provient de l’omission des
mécanismes sociaux et des différents groupes qui composent nos sociétés (Gingras
1999b). En ce qui concerne les « descriptifs », ils s'appuient sur un regard extérieur au
sujet d'étude, ce qui limite leur compréhension de la pratique des partis. Ils omettent la
manière dont s'opère quotidiennement, dans les partis américains, la gestion de la tension
entre leur nature centralisatrice et des potentiels de décentralisation.
32 L’équipe électorale de Barack Obama prétend avoir recruté 2,2 millions de militants pour la présidentiellede 2012. SIFRY, M. L., « Presidential Campaign 2012, By The Numbers», TechPresident, consulté le 8décembre 2012, http://techpresident.com/news/23178/presidential-campaign-2012-numbers
36
À la lumière de ces éléments, il y a lieu de se questionner sur l'approche à adopter dans
l’analyse de l'utilisation des NTIC. Loin de remettre en question la pertinence de ces
recherches, il faut toutefois saisir qu’un potentiel n'est pas, en lui-même, garant de son
accomplissement et qu’une liste d’outils Web ne brosse pas un portrait suffisant d’une
utilisation. Selon Neuman (2000), l’analyse de cette utilisation doit prendre en compte les
processus sociaux et les éléments structurants en présence :
Scholars might encourage such popular speculation [des technophobes ettechnophiles] but should, in my view, aspire to something more substantial. I believethat empirically sound and theorecally grounded research on the impact of the newtechnologies will require us to reconnect these popular hypotheses with ourtheoretical roots in the social sciences. (Neuman, 2000 : 300)
Il est nécessaire de considérer les NTIC comme un objet d’étude inscrit dans la société.
Se situant à la rencontre de multiples facteurs sociétaux, les dimensions des logiques
techniques, économiques, politiques et sociales sont nécessaires afin d'en explorer les
dynamiques et mécanismes (Gingras 1999a : 256; Robert 2009 : 58). La présente étude
tient à se distancier de la recherche sur les partis politiques s'appuyant principalement sur
des sources et des observations externes. Afin de comprendre l'utilisation du Web à
l'intérieur même des partis américains, ces recherches doivent être complétées par un
éclairage sur les processus internes. Ainsi, l'attention de la présente recherche sera portée
particulièrement au niveau de la praxis des acteurs (Deslauriers, 1991) afin d'esquisser le
mieux possible les mécanismes sociaux et les dynamiques internes touchant le quotidien
des militants rencontrés. Un retour à l'étude de la pratique des utilisateurs, de leur praxis
et des processus au sein des partis américains est préalable à l'obtention d'un portrait plus
complet de l'utilisation des NTIC en politique.
Les recherches qui se sont intéressées, jusqu'à présent, aux processus et aux mécanismes
internes des partis politiques sont peu nombreuses. Quelques ethnographies politiques
(Bachelot 2011; Berezin 2007; Broqua 2009; Ethuin 2006; Heaney et Rojas 2011) et des
récits intéressés (Flanagan 2009; Laschinger et Stevens 1992) peuvent toutefois servir
d’exemples. Mon étude s'inscrit résolument dans la foulée des travaux qui ont intégré le
milieu partisan pour tenter de comprendre les actions, la subjectivité et la culture interne
des partis. Les partis politiques américains seront donc vus non pas comme des agents ou
37
des acteurs unitaires, mais plutôt à travers la vision du modèle de « l'arène intra-parti »
(Gibson et Ward 1999 : 342-343). Selon ce modèle, le parti politique est un
environnement dans lequel s'opèrent des interactions et des mécanismes sociaux entre des
acteurs internes tels que des membres (pour les systèmes parlementaires), des militants, le
personnel politique et des élus (ou représentants officiels). C'est avec ce modèle que
Gibson et Ward (1999) conceptualisent la distribution de pouvoir à l'intérieur des partis
britanniques. Selon eux, il y a d'abord la distribution verticale entre les membres et l'élite,
puis la distribution horizontale (spatiale) entre des groupes intra-parti et l'élite. Dans un
même ordre d'idées, Marvick (1966) étudia la socialisation organisationnelle et la praxis
des « cadres »33 politiques dans trois villes différentes : Los Angeles, Detroit et Munich.
L’auteur se servit du modèle intra-parti pour comprendre le comportement des cadres en
relation avec la structure hiérarchique et la culture organisationnelle de leur parti
respectif. Sans négliger les dynamiques sociales et culturelles externes aux partis, le
modèle intra-parti permet de conceptualiser le parti comme un environnement social,
traversé par des conflits et des rapports de force, au sein duquel on peut s'intéresser aux
dynamiques sociales, à la praxis et à la prise de décision des acteurs en présence. Ce
modèle est donc un outil conceptuel nous aidant à comprendre le fonctionnement interne
des partis américains.
L'utilisation du modèle de l'arène intra-parti dans l'analyse des pratiques numériques
soulève plusieurs questionnements qui ont contribué à la construction de la
problématique de cette recherche : Quel est le rôle des acteurs dominants et de l'élite qui
contrôlent la communication? Comment les partis américains gèrent-ils la
communication en ligne de plusieurs millions de militants? Quelles sont les dynamiques
sociales et organisationnelles intra-parti qui sont en jeu dans la communication partisane
en ligne? Est-ce qu'un mécanisme de normalisation des potentiels des nouvelles
technologies en fait partie? Dans la perspective de comprendre l'implication quotidienne
des nouvelles technologies, la présente recherche propose de réfléchir à la question
suivante : En considérant la tension entre la nature centralisée des partis et le
33 Pour Marvick, le « cadre » est un statut combinant les tâches de mobilisation d'un organisateur de terrain(field organizer) et celles plus administratives d'un membre du personnel politique. Le cadre est parfois unmilitant, parfois un employé rémunéré.
38
potentiel de décentralisation des nouvelles technologies, peut-on penser que les
nouvelles technologies vont défier avec succès la « loi d'airain de l'oligarchie »?
2.2 – Le Parti démocrate américain
Si les partis politiques sont des organisations où une classe dominante a tendance à
contrôler l'ensemble de ses opérations, cela s'opèrerait également selon Michels (1971) au
sein des partis prétendant être plus démocratiques, progressistes et ouverts. D'ailleurs, les
démocrates se targuent d’être le parti du « progrès » (Rossitier 1965 : 166-167). Pourtant,
selon plusieurs auteurs, le Parti démocrate est caractérisé par l’exposition publique de
chicanes et luttes de pouvoir, signes de tensions internes. Les conflits internes seraient la
résultante de la structure même du parti et de sa composition (Freeman 1986 : 349;
Rossitier 1965 : 197). En effet, les démocrates ont un parti pluraliste formé de multiples
entités aux relations hiérarchiques complexes et mouvantes (Skinner et al. 2012; Freeman
1986; Hershey 2005; Melber 2010). Ainsi, comme le rapporte Galvin (2008), le pouvoir
au sein des partis américains n’est pas concentré au sommet, mais plutôt réparti entre les
différents groupes et sous-groupes le constituant (Galvin 2008 : 13; Eldersveld 1964).
Il est pertinent d'évoquer que cette composition interne n'entre pas en contradiction avec
la théorie de Michels. Un parti ayant une structure décentralisée, c'est-à-dire multi-
organisationnelle, comme c'est d'ailleurs le cas pour le Parti démocrate, n'est pas exempt
du processus décrit par la « loi d'airain » :
Thus, as has been shown at length, the various tendencies towards decentralizationwhich manifest themselves in almost all the national parties, while they suffice toprevent the formation of a single gigantic oligarchy, result merely in the creation of anumber of smaller oligarchies, each of which is no less powerful within its ownsphere. The dominance of oligarchy in party life remains unchallenged (Michels1971 : 202).
Dans la présente étude, le Parti démocrate est donc conceptualisé en tant qu’organisation
à multiples composantes (Coleman 1994; Cotter et al. 1984; Mayhew et al. 1986). Une
approche socio-organisationnelle est utilisée pour mettre en évidence le pluralisme et la
dimension concurrentielle de leurs interrelations, ainsi que pour saisir les rapports de
pouvoir entre elles au sein du parti (Bachelot 2011 : 126; Schonfeld 1989, 1985).
39
Dans les sections précédentes, il a été question de l’utilisation des nouvelles technologies
par les militants des partis politiques. Pour les besoins de cette recherche, les personnes
s’engageant dans un parti politique afin d’y faire prévaloir des idées ou des positions
politiques seront définies comme des militants. Un travail non rémunéré sera plutôt
représenté par le terme bénévole34. Dans son livre « Les Partis Politiques », Duverger
(1953) fait du militant un adhérent actif du parti de masse. C’est d’ailleurs le caractère
participatif de son adhésion qui le différencie de l’électeur et des sympathisants :
Les militants forment le noyau actif sur lequel un parti (ou toute autre organisation)fonde son activité de réunion, diffusion des mots d’ordre, relais des programmes,organisation de la « propagande », préparation des campagnes électorales,recrutement et prosélytisme politique. Si, au regard du parti, le militant est un« exécutant », il est, au regard de la société dans son ensemble, un « participant »(Dechezelles 2006 : 14).
Les auteurs utilisent également le concept du « cadre » pour identifier les employés (staff)
et les militants bénévoles se positionnant au sein de la hiérarchie du parti, entre la masse
militante et son élite :
Le mot « cadre » s'applique à tous ceux qui constituent la charpente d'uneorganisation, et qui doivent se montrer capables de recruter, de former et de mobiliserde nouveaux membres. Outre les tâches qui concernent directement les butspoursuivis par leur organisation, les cadres doivent assurer plus particulièrement laliaison, la publicité, la coordination, les recherches, et autres fonctions semblables.L'expérience et l'habileté acquises dans la plupart de ces domaines peuvent êtreappliquées à des situations très différentes. (Marvick 1962 : 621)
Ce que les médias et le public désignent comme étant le Parti démocrate s’avère être en
fait le Democratic National Committee (DNC), la principale organisation nationale
regroupant une pluralité de comités et associations démocrates35. Le DNC coordonne les
stratégies des campagnes de ces différents regroupements. En plus des organisations
nationales, le parti est composé d’une instance dans chacun des États américains. À New
York, le New York State Democratic Committee est structuré selon des divisions34 Lors de la présentation des résultats, nous constaterons que le terme anglais « volunteer » est utilisé parles participants pour désigner les militants. Néanmoins, je me distancie de sa stricte traduction alors, qu’enfrançais, « volontaire » évoque un engagement à une cause d’une durée déterminée soutenu par unedimension émotionnelle. Le terme est également largement associé à l’engagement militaire dans lalittérature francophone (Billaut et al. 2001).35 Le DNC est responsable, entre autres, de la coordination des opérations des comités suivants :Democratic Congressional Campaign Committee (DCCC), Democratic Senatorial Campaign Committee(DSCC), Democratic Legislative Campaign Committee (DLCC), College Democrats of America (CDA),Young Democrats of America (YDA) et même des comités nationaux pour les maires et les gouverneurs.
40
électorales et judiciaires (precinct, district et county) (Hershey 2005; Melber 2010;
Wilson 1962). Par ailleurs, en 2009, l’organisation de campagne de Barack Obama
(Obama For America) fut renommée Organizing For America (OFA) et incorporé dans la
structure du Parti démocrate. À partir de ce moment, elle devint l'organisation dédiée
exclusivement au support de l’agenda politique et à la réélection du président Obama.
Si OFA est désormais légalement un « projet » du Parti démocrate, il n’en demeure pas
moins qu'OFA et le Parti démocrate maintiennent des structures militantes parallèles dont
les interrelations sont limitées :
While OFA is part of the DNC, it has not provided many opportunities for membersto increase their access or power to the DNC’s formal membership, decision structureor superdelegate system (Melber 2010 : 68).
OFA divise chaque État en plusieurs territoires contenant des équipes locales, appelées
neighborhood teams (Melber 2010 : 60; Organizing For America 2011). Ces équipes sont
dirigées par un « dirigeant d’équipe locale »36 (NTL) « responsable de recruter, entraîner
et de diriger un groupe de militants et d'implémenter les efforts d'organisations sur son
territoire déterminé »37 (Organizing For America 2011 : 18). D’ailleurs, l’Annexe 3
présente la structure hiérarchique d'OFA. En plus de leurs structures parallèles, le DNC et
OFA divergent également dans leurs objectifs. Tel que mentionné précédemment, OFA est
dédié à l’avancement de l’agenda présidentiel et le mandat du DNC porte plutôt sur
l'élection de candidats nationaux et au niveau des États (Melber 2010 : 7; Organizing for
America 2011 : 3; Schultz et Sandy 2011 : 114).
Après l'élection d'Obama en 2008, plusieurs équipes locales d’Organizing For America
se sont séparées de la direction nationale afin de garder leur indépendance et de continuer
à militer pour leurs propres priorités. La plupart des groupes pionniers de la campagne
d’Obama utilisèrent l’appellation « [nom du quartier] For Change », par exemple New
York City For Change, Hell's Kitchen For Change et Tribeca For Change. Sur son site
Web, le groupe du quartier de Tribeca se décrit comme suit :
Tribeca for Change grows out of the progressive grassroots election campaign ofBarack Obama and Organizing for America. We are an independent, non-partisan,
36 Traduction libre de « Neighborhood Team Leaders » (Organizing For America 2011 : 18).37 Traduction libre.
41
political and cultural, activist organization; targeting specific local and national issues– supporting the continued renewal of civic responsibility, community andcitizenship. (Tribeca For Change 2012 : consulté le 28 décembre 2012,http://tribecaforchange.org/?p=649)
Cette définition révèle que ces organisations déclarent être grassroots et clament leur
indépendance par rapport à Organizing For America et aux autres instances démocrates38.
Le milieu démocrate s’avère donc être structurellement complexe étant composé de
multiples entités. Par conséquent, la présente recherche prendra en compte les relations
des militants au sein de ces organisations, mais également les relations entre les
différentes organisations du Parti démocrate.
2.3 - L’ascension de Barack Obama : le mythe de l’influence du Community Organizing
Dans la littérature, le passé d’organisateur communautaire39 d’Obama est parfois associé
à l’organisation de campagne grassroots bâtie pour remporter l’élection présidentielle de
2008. Par exemple, Clayton affirme :
One key strategy to Obama's successful run for the presidency was the building of agrassroots organization of campaign staff, offices, and volunteers in almost everystate in the nation. Obama had been a community organizer in Chicago and he feltthat a bottom-up approach was key to winning the White House. (Clayton 2010 : 22)
On peut se demander ici ce que signifie en réalité community organizer dans le contexte
de la carrière d’Obama et si Organizing For America est une véritable « organisation
communautaire ». À ce propos, Schutz et Sandy (2011) offrent un portrait de
l’organisation communautaire américaine et une analyse de sa filiation avec la première
campagne présidentielle d’Obama. Les auteurs définissent d’abord le community
organizing comme « la recherche de l’altération des rapports de force entre les groupes
détenant traditionnellement le pouvoir et les habitants de communautés marginalisées »
(Schutz et Sandy 2011 : 12). Considéré comme le père de l’organisation communautaire,
38 Dans le présent ouvrage, j’utilise donc l’expression « groupe grassroot » pour les identifier.39 Dans le présent chapitre, j’utilise l’expression « organisateur communautaire », ainsi que toutesréférences au « communautaire », en tant que traduction libre de « community organizing ». Dans lechapitre des résultats, j’utilise l’expression « organisateur » en tant que traduction de « organizer », cesmilitants bénévoles ayant la responsabilité de coordonner et mobiliser des équipes locales ou autres groupesdémocrates.
42
Alinsky (1971) abonde dans le même sens. C’est en aidant des groupes communautaires à
s’organiser qu’on bâtit un capital pouvant faire contrepoids aux détenteurs du pouvoir :
Organizing groups shift the relations of power by increasing their membership,nurturing and training leaders, gaining a reputation for canny strategy, raising moneyto fund their infrastructure and staff, and demonstrating their capacity to get largenumbers of people out to public actions (ibid.: 12).
En vue de mobiliser les citoyens, les théoriciens du community organizing suggèrent,
entre autres, de s’engager dans un processus itératif. Dans un premier temps,
l’organisateur doit parfaire ses connaissances sur son territoire par des entrevues dites
« face-à-face »40 et des rencontres avec les acteurs du milieu. Dans un second temps,
raconter des histoires vécues (storytelling) personnalisant les luttes politiques et
polarisant les protagonistes s’est montré efficace pour susciter l’engagement
communautaire (Schutz et Sandy 2011 : 220-228).
Ancien organisateur communautaire devenu chargé de cours à Harvard, Ganz (2006)
avance également que raconter des histoires vécues est une approche mobilisante,
motivante et permettant de bâtir des relations. Dans son cours sur le community
organizing, Ganz y décrit sa vision d’une histoire personnelle efficace accomplissant trois
objectifs. Schutz et Sandy résument la pensée de Ganz :
An effective story : includes a narrative of « self » that defines who a leader is andprovides a model for others; roots a leader’s story in the collective story of theircommunity, creating a story of « us »; and points to a better collective future for thatcommunity if they can come together in collective action (Schutz et Sandy 2011 :115).
D’ailleurs, Ganz travailla au sein de la première campagne d’Obama. Il développa les
« Camp Obama », une activité pédagogique pour les militants et les dirigeants des
équipes locales d’OFA, où il a mis en pratique plusieurs tactiques de l’organisation
communautaire, notamment celle des histoires vécues (ibid. : 115). Les participants
étaient invités à se raconter et se positionner dans l’organisation, mais également dans la
vision politique d’Obama (« story of us ») (Exley 2007). Ganz s’appuie sur les pratiques
de conversion évangélique pour développer sa version politique : « l’utilisation
d’histoires personnelles encourage les autres à atteindre un point d’expression
confessionnelle afin d’accepter une figure religieuse particulière » (Schutz et Sandy40 Traduction libre de « one-on-one » (Schutz et Sandy 2011 : 191).
43
2011 : 119). Ainsi, pendant les camps, les militants étaient invités à raconter l’histoire de
leur « conversion » à la vision d’Obama.
À la lumière de ces éléments, est-ce qu'Obama a réussi à bâtir une nouvelle organisation
politique pouvant être qualifiée « d’organisation communautaire »? Schutz et Sandy sont
sans équivoque :
Given these realities, should we have to create an authentic, independent communityorganizing group to support his election? No. And he didn’t. While he and hissupporters drew ideas from community organizing, what they created was acampaign organization focused on electing Obama (ibid. : 114).
Pour les auteurs, OFA a développé des équipes électorales ayant comme unique objectif
de faire élire un candidat politique, plutôt que de responsabiliser les résidents d’un
quartier pour les opposer aux forces du statu quo. Un politicien créant une entité qui lui
serait indépendante pourrait entrer en conflit avec elle, voire constater qu’elle travaille
contre ses intérêts et son élection (ibid. : 35-36, 113). En ce sens, l’organisation de la
première campagne d’Obama peut être considérée comme une organisation politique
traditionnelle.
D’ailleurs, les propos d’anciens militants soulignent à quel point cette campagne était
centralisée par la direction d’OFA (Kennedy-Shaffer 2009; Rogers 2009; Schutz et Sandy
2011 : 121). Notamment, un ancien militant décrit l’implication de Chicago dans leur
gestion locale comme étant « suffocante » (Kennedy-Shaffer 2009 : 63-65). La direction
envoyait des consignes et des scripts expliquant comment communiquer avec les
électeurs. Ces militants avaient néanmoins plus de flexibilité à travers l’utilisation
d’outils technologiques facilitant leurs actions, mais cette flexibilité se limitait au
déroulement des opérations de la campagne. Pour Schutz et Sandy, les militants n’avaient
aucune influence sur la direction de la campagne et les positions du candidat Obama
(Schutz et Sandy 2011 : 121). Par conséquent, la mobilisation sans précédent d’OFA
serait beaucoup plus près de l’organisation politique traditionnelle que de la définition de
l’organisation communautaire.
44
2.4 - Facteurs sociaux et dynamiques internes des partis politiques
Dans son livre Communication Power, Castells (2009) souligne l’importance du partage
de concepts dans l’exercice du pouvoir. Selon lui, l’efficacité de la violence et de la
menace de violences est tributaire de la construction de symboles inhérents à la
production et reproduction des relations de pouvoir dans un milieu. Castell précise que le
processus de la construction symbolique s’opère dans un contexte culturel qui est
simultanément global et local. Ainsi, le pouvoir s’exerce à travers l’appréhension des
concepts partagés faisant suite à cette construction symbolique adaptée : elle dépend des
discours et des cadres (« framing ») formatés et diffusés au sein de « réseaux humains de
communications »41 (2009 : 417).
Dans le cas des partis politiques, en les concevant justement comme des réseaux socio-
organisationnels, on constate qu'un certain nombre de normes admises par les acteurs
politiques définit le déroulement de la compétition. C’est ce que Marvick qualifie de
« règles du jeu » dans le contexte de la compétition électorale (Marvick 1966 : 625).
Leach (1954), quant à lui, apporte un éclairage intéressant sur ce sujet grâce à ses travaux
effectués dans les hautes terres de la Birmanie. L’auteur conçoit le « combat politique »
comme l’utilisation de tactiques et de stratégies par un réseau d’individus cherchant à
atteindre les objectifs du groupe. Or, à travers ces tactiques et ces stratégies, les
détenteurs du pouvoir chercheront à favoriser leur contrôle au sein d’un système politique
par la manipulation des règles du jeu. Pour Leach, l’appréhension de la manipulation des
règles du conflit politique par les dirigeants politiques birmaniens pour avantager leur
position dominante n’était possible qu’en conceptualisant la région des hautes terres du
Kachin comme l’écosystème étudié.
Dans un même ordre d’idées, Freeman (1986) soutient également que des règles du jeu
structurent les comportements au sein du Parti démocrate et du Parti républicain :
Party activists share membership in common social strata, with common rules ofbehavior and a common definition of who is acceptable. These rules of behavior or
41 Traduction libre de « communication networks ».
45
acceptability create an informal language and style that is hard for outsiders to learnand thus operates as a barrier to their assimilation. (Freeman 1986 : 349)
Formées de normes et situées dans un contexte social, les règles du jeu sont construites à
partir de la culture du parti politique. Pour Key (1962), la construction symbolique chez
l’élite, les militants et le cercle politique produirait, par une certaine forme de
socialisation, des normes et des valeurs partagées formant une sous-culture originale
(1962 : 622). En s’appuyant sur la théorie de Key, Marvick (1966) parvient, par exemple,
à distinguer les cultures distinctes de partis politiques allemands. Par ailleurs, cette
théorisation s’apparente au concept de « culture des organisations » (Ouchi 1982; Pascal
et Athos 1981; Peters et Waterman 1982). Les organisations, notamment les entreprises,
sont des réseaux sociaux à l’intérieur desquels se trouvent des systèmes de
représentations et de valeurs partagées :
As individuals come into contact with organizations, they come into contact withdress norms, stories people tell about what goes on, the organization’s formal rulesand procedures, it’s informal codes of behavior, rituals, tasks, pay systems, jargon,and jokes only understood by insiders, and so on. […] The patterns or configurationsof […] interpretations, and the ways they are enacted, constitute culture(Martin 1992 : 3).
Le contact avec l’organisation contribue à rendre certains types de rétributions et de
pratiques désirables, d’autres moins; formant ainsi un processus de socialisation (Sawicki
et Siméant 2009). Les individus intériorisent des attitudes, valeurs, normes, pratiques et
des représentations au sein du réseau (Brim 1966; Mohr 1982; Van Maanen et Schein
1979). D’ailleurs, plusieurs études rapportent la présence d’une socialisation des militants
politiques (Burrell 1982; Eldersveld 1964; Hedges 1984). Néanmoins, elle n’est pas
identifiée à tous coups, révélant ainsi la difficulté de son appréhension (Browder and
Ippolito 1972; Ippolito 1969). Lorsqu’elle l’est, les activités partisanes sont au cœur du
processus en transmettant les croyances, valeurs et règles, en entretenant des opinions et
en permettant l’apprentissage de savoir-faire et de techniques d’actions politiques
(Lagroye 2006 : 226). En fait, la socialisation pourrait être le ciment maintenant un parti
politique en un ensemble cohérent (Eldersveld 1964; Kirkpatrick 1976; Miller and
Jennings 1986), alors que l’expérience et le temps influenceront, à différents degrés,
l’attitude et les croyances des militants (Burrell 1982; Conway and Feigert 1968;
Eldersveld 1964; Hedges 1984; Roback 1980; Wilson 1962).
46
Les théories de Bourdieu (1979, 1990, 1993, 2004) peuvent également nous éclairer sur
la reproduction de la pratique, par exemple sur celles de la contestation (Ancelovici 2009)
ou des « pratiques militantes »42 (Ibrahim 2011). En effet, le concept de l’habitus de
Bourdieu aide à comprendre la volonté d’un acteur et son habilité à agir de manière
réfléchie à l’intérieur d’un champ. Avec le temps, une pratique devient une seconde
nature. L’acquisition de capital devient alors routinière, creusant certaines distinctions et
inégalités culturelles, symboliques et sociales existantes dans le champ. Un tel processus
rejoint aussi les travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) sur la reproduction de
l’ordre social dans l’accès aux études supérieures et la persistance de systèmes
d’enseignement. Les auteurs évoquent dans leurs écrits que la reproduction d’un ordre
social est permise par la reproduction de la hiérarchie sociale et de la légitimité du
système à l’origine de cette hiérarchie.
Par ailleurs, la reproduction d’un système de domination à laquelle participent
inconsciemment les personnes dites « dominées » forme une violence symbolique selon
Bourdieu (2004). Ces personnes adopteraient par leur socialisation, voire par
l'incorporation des relations de domination, « le point de vue des dominants » et par
conséquent ces relations leur apparaîtraient « naturelles » (2004 : 332) :
how domination operates on an intimate level via the misrecognition of powerstructures on the part the dominated who collude in their own oppression to theextent that every time they perceive and judge the social order through categories thatmake it appear natural and self-evident (Bourdieu et Wacquant 1992 : 162)
Dans le cadre de la présente étude, l’exercice du pouvoir comme une forme de contrôle
structurel, reproduisant un ordre hiérarchique et instituant un ensemble de valeurs et
normes culturelles au sein de son organisation, sera alors envisagé à travers ces notions
de reproduction d’ordre social et de légitimation. En ce sens, les militants peuvent
reproduire ces relations en adhérant à la microculture du parti qu’ils percevraient comme
allant de soi.
42 Traduction libre de « political pratice » (Ibrahim 2011).
47
2.5 - L’utilisation des nouvelles technologies comme pratique culturelle
Le présent mémoire s'inscrit dans une approche socio-culturelle de l’utilisation des
nouvelles technologies pour la penser en termes de pratiques culturelles (Albrecht 2006;
Suchman et al. 1999). Par conséquent, l’utilisation des nouvelles technologies sera vue à
travers le prisme d'éléments culturels liés au Parti démocrate américain tout en tenant
compte des dimensions symboliques et sociales : les normes créent des habitudes et
pratiques ritualisées liés aux distinctions culturelles du milieu dans lesquelles elles sont
réalisées. Par exemple, Dalsgaard (2008) estime que l’utilisation d’outils 2.0 participe à
la formation d’une identité virtuelle qui est la résultante de la construction, par
socialisation, d’un capital culturel (Bourdieu 1984). C’est-à-dire que l’identité virtuelle se
présente par rapport aux relations de l’utilisateur. Si l'on prend l'exemple de l'utilisateur
de Facebook : « The Facebook person is a dividual that incorporates her/his social
relations to form the representation of her/his identity » (Dalsgaard 2008 : 9). Pour sa
part, Regan (2006) s’est penchée sur les procédures gouvernementales de la publication
en ligne en y soulignant l’influence de facteurs institutionnels. En effet, la culture
organisationnelle et la structure hiérarchique « donnent directement la forme »43 au
contenu publié :
Institutional factors, including the organizational hierarchy and the power structurethat evolved over time among IT actors, would shape the actions of those concernedwith Web content. The sense of mission, the values, and the routines that emergefrom the history and culture of the agency, all influence these Web content decisionsand structures (Regan 2006 : 519).
Regan souligne également le rôle central joué par l’analyse socio-organisationnelle dans
la compréhension des mécanismes et pratiques des institutions face aux nouvelles
technologies (voir également Fountain 2001).
Ces études empiriques soulignent l’effet structurant de la culture organisationnelle et des
relations de pouvoir sur l’utilisation des nouvelles technologies. Les potentiels offerts par
les nouvelles technologies se voient donc également « normalisés » par ces facteurs
(Davis 1999; Resnick 1998). Comme il a été souligné dans les chapitres précédents, la
43 Traduction libre ( Regan 2006 : 509).
48
théorie de la normalisation stipule que l’utilisation des outils technologiques est adaptée
aux impératifs de la vie partisane dépendamment des rapports de force et facteurs sociaux
en présence. Schweitzer (2011 : 311-314) amena cette théorie plus loin en avançant
qu’elle s'effectue à trois niveaux, sans égard à la culture et au système électoral. D'abord,
il y a la 1) normalisation relationnelle alors que les différences de pouvoir entre les partis
majeurs et mineurs sont demeurées sensiblement les mêmes dans le cyberespace.
L'utilisation du Web ne serait pas suffisante pour égaliser les rapports de force, voire les
altérer (Carlson et Strandberg 2008; Gulati et Williams 2007; Jackson et Lilleker 2009;
Kalnes 2009; Strandberg 2008; Schweitzer 2008). Ensuite, il y a la 2) normalisation
fonctionnelle, qui souligne le style formel, modéré, contrôlé et de « haut en bas » de la
communication politique en ligne. La communication organisationnelle demeurerait
sensiblement la même (Carlson et Strandberg 2008; Gulati et Williams 2007; Kluver et
al. 2007). Finalement, la 3) normalisation discursive identifie en ligne un modèle
(pattern) argumentatif qu'on retrouve également hors ligne (Benoit 2007; Schweitzer
2008, 2010; Wicks et Souley 2003).
Au final, l'idée que ces normes, ces pratiques et que cette culture « normalisent » des
potentiels soulève une question qui mérite d'être abordée. La théorie de la normalisation
renvoie à un état « normal » quelconque, qui n'est pas précisé. Lorsqu'ils sont adaptés,
vers quelle « normalité » sont menés les potentiels des nouvelles technologies? Afin de
souligner l'intégration des réalités sociopolitiques existantes dans l'analyse de l'utilisation
des nouvelles technologies, je mobiliserai plutôt l'idée d'une structuration des potentiels.
En ce sens, l’utilisation des nouvelles technologies n’échappe pas à l’influence des
facteurs sociaux dans laquelle elle s’opère. Cette utilisation peut se concevoir comme un
ensemble de pratiques culturelles étant, elles-mêmes, des éléments d’une culture
organisationnelle apprise et reproduite par la socialisation des non-initiés. En
comparaison, les partis politiques ont également des règles du jeu, des normes et des
pratiques pouvant former une microculture de parti.
49
Chapitre 3 – Méthodologie
La structuration des potentiels de décentralisation du Web au sein des partis politiques
s'opérerait à travers les processus sociaux et les pratiques internes des partis. Des
contraintes se transposeraient dans le quotidien des militants, ainsi que dans leur
utilisation du Web. La présente recherche s'inscrit donc dans la tradition des études
scrutant la pratique des militants. Dans l'optique de révéler et de décrire les mécanismes
internes entourant l’utilisation des nouvelles technologies et comment ils s’articulent avec
le pouvoir de l’élite du Parti démocrate, une immersion dans le milieu militant a été
nécessaire. Cela a permis de recueillir des données qui ont la qualité d'être riches sur la
vie militante et le fonctionnement interne des partis. Une approche ethnographique ancrée
dans le paradigme compréhensif a été sélectionnée afin de répondre à notre question de
recherche : En considérant la tension entre la nature centralisée des partis et le
potentiel de décentralisation des nouvelles technologies, peut-on penser que les
nouvelles technologies vont défier avec succès la « loi d'airain de l'oligarchie »? C'est
guidé par ce questionnement que j'ai amassé des données, malgré les obstacles rencontrés
sur le terrain. Mais avant de présenter les résultats de notre étude, il importe de
comprendre la méthodologie employée.
3.1 – Approche méthodologique et originalité de la recherche
Ce qui est proposé dans le présent ouvrage, c'est le recours à une méthodologie
ethnographique dans l'étude de l'utilisation du Web et des NTIC par les partis politiques.
Peu fréquent dans l'étude de ce phénomène, c'est cette approche qui attribue l'originalité
au travail proposé. Il est intéressant de constater que les méthodologies employées pour
étudier l’utilisation par les technophiles, les technophobes et les « descriptifs » ont un
point en commun. Elles sont fondées sur une observation externe des partis où le parti est
scruté comme un objet entier et monolithique où la présence de composantes internes
concurrentes est omise.
51
Par ailleurs, comme mentionné antérieurement, les partis politiques semblent être la
scène de multiples mécanismes internes, dont celui de la structuration des potentiels du
Web. Avec leur déterminisme appliquant les potentiels des NTIC à l’ensemble de la
société, les tenants technophiles et technophobes n’en font pas mention. Toutefois,
quelques chercheurs « descriptifs » ont soulevé un phénomène similaire à celui de la
normalisation (Foot et Schneider 2006; Gibson et Ward 1999; Jackson et Lilleker 2009;
Lamiter 2009). Leurs recherches sont bonifiées par l’apport de sources internes aux
partis, notamment des questionnaires et des entrevues (Foot et Schneider 2006; Gibson et
Ward 1999; Latimer 2009; Resnick et Margolis 2000; Schweitzer 2011; Stromer-Galley
2000). Il n'en demeure pas moins que ces recherches continuent d'avoir une portée limitée
en termes de compréhension des mécanismes et dynamiques internes des partis. La
participation du personnel politique sert à mettre en contexte les résultats obtenus. Par le
fait même, elles omettent le rôle des militants et méjugent celui du personnel politique
(Marvick 1966). Selon Marvick, « cette négligence n'est pas sans conséquence : elle
favorise en effet les simplifications abusives et l'imprécision dans l'étude du
fonctionnement réel des partis » (1966 : 620).
Il a, d’ailleurs, été avancé précédemment que l’utilisation des NTIC, en tant que
nouvelles manières de faire la politique, s'accompagne d'un renouvellement du rôle des
militants dans les fonctions des partis. Le message du parti est désormais transmis sur les
médias sociaux par les militants et le Web aide à gérer les opérations militantes sur le
terrain. Néanmoins, on en connaît très peu sur cette nouvelle forme d’implication des
militants dans le fonctionnement interne des partis. On ignore également si des
dynamiques internes structurent les potentiels des nouvelles technologies que pourraient
exploiter les militants. De plus, les recherches empiriques sur l'usage des nouvelles
technologies qui prennent en compte la structure organisationnelle des partis politiques
sont limitées (Kreiss 2009 : 282). Comment les partis gèrent-ils l'expression publique de
la dissension et des problématiques internes par Internet? Comment s'articule l’apport du
Web dans la gestion et la prise de décision des partis? Comment se négocie la tension
entre le potentiel d'autonomie des équipes sur le terrain et la nature centralisatrice des
partis?
52
Quelques auteurs choisissent une approche différente pour appréhender l'environnement
intra-parti. Actuellement, les chercheurs redécouvrent l’approche ethnographique dans
l’étude des partis politiques (Bachelot 2011). Ces recherches portent en général sur la
base militante et sont réalisées dans des milieux locaux (Jenson et Ross 1984; Mischi
2010; Faucher-King 1999; Combes 2005; Avril 2008; Bachelot 2011). Les partis y sont
souvent abordés à travers le prisme de grands rassemblements ou des campagnes
électorales (Faucher-King 2005; Ethuin et Nonjon 2005; Lefebvre 2005) plutôt que par
celui du quotidien des militants (Fields 2012; Heaney et Rojas 2011; Combes 2009). En
plus d’être une approche davantage adoptée dans l’étude des partis européens
qu’américains (Schonfeld 1985; Fretel 2004; Lefebvre 2005; Tristan 1987; Boumaza
2001; Bizeul 2003; Avanza 2007; Dechézelles 2006; Vergani 2011; Ethuin 2006; Berezin
2007), je n’ai pu recenser aucune étude ethnographique sur l’emploi du Web chez les
partis politiques. En fait, toutes approches confondues, le fonctionnement interne des
partis a été très peu étudié par les politologues depuis l’apparition d’Internet. Selon
Heinderyckx, « l'utilisation des ressources en ligne pour l'organisation [d'un parti] est
l'aspect le moins documenté de l'opération, bien qu'absolument décisif » (2011: 126).
Dans ces circonstances, des données ethnographiques sur le sujet peuvent être conçues
comme un « savoir désirable » (Chevrier 1992 : 51).
Une méthodologie qualitative ayant recours aux questionnaires et à la conduite
d'entrevues avec les militants et les « cadres » bénévoles aide à comprendre leur
comportement, leur praxis et « la façon dont ils exercent leurs fonctions, les raisons pour
lesquelles ils les exercent ainsi et les conséquences qui en découlent » (Marvick 1966 :
621). Malgré son caractère exploratoire, la pertinence de la présente étude réside dans son
potentiel à mettre en lumière les dynamiques intra-parti et à tenter d'appréhender un
processus de structuration technologique pouvant avantager l’élite du parti. Également,
elle s'avère informative pour le milieu académique en s'inscrivant dans la courte liste des
études ethnographiques au sein des partis politiques, tout en le faisant au sein d’un parti
ayant intégré des NTIC pour exécuter ses fonctions traditionnelles.
53
En choisissant de s'intéresser aux mécanismes intra-parti et à la structuration de la
communication des militants, la méthodologie employée doit alors nous permettre
d'explorer le quotidien des militants. Il est essentiel de poser un regard au niveau de la
praxis des acteurs, aux « actions que les personnes entreprennent à partir de certaines
représentations de la réalité, selon leur conception du monde et les possibilités du
moment » (Deslauriers 1991 : 71). C'est pourquoi le cadre méthodologique de la présente
recherche s'appuie sur une approche empirico-inductive. Le paradigme qualitatif « se
concentre sur l'analyse des processus sociaux, sur le sens que les personnes et les
collectivités donnent à l'action, sur la vie quotidienne, sur la construction de la réalité
sociale » (Deslauriers, 1991 : 6). La présente recherche s'inscrit aussi dans un processus
de reconceptualisation inachevée, c'est-à-dire « itératif et rétroactif » comme l'entendent
Deslauriers et Kérisit (1997). Ainsi, la problématique, le cadre conceptuel et le
questionnaire de notre étude ont été adaptés aux réalités et différents processus présents
sur le terrain. À cet effet, Deslauriers et Kérisit affirment :
Le chercheur qualitatif ne va pas sur le terrain seulement pour trouver réponses à sesquestions; il y va aussi pour découvrir des questions, surprenantes par certainsaspects, mais souvent plus pertinentes et plus adéquates que celles qu’il se posait audébut (Deslauriers, Kérisit, 1997 : 106).
Même si notre analyse met l'accent sur la praxis des acteurs, elle le fait sans négliger les
contextes microsocial et macrosocial dans lesquels ces actions sont réalisées, car « pour
l'ethnométhodologue, micro et macro ne s'opposent pas, le micro fournissant au macro le
contexte nécessaire à son actualisation » (Laperrière, 1987 : 7).
Au final, cette méthodologie ethnographique s'inscrit également dans le paradigme
compréhensif (Mucchielli 2004 : 24, 28), c'est-à-dire que dans cette étude, l'objet et le
sujet sont interdépendants et qu'ils ne sont pas extérieurs à la subjectivité humaine. À ce
sujet, Herman (1983) énonce « [qu']étudier le social, c'est le comprendre (ce qui n'est
possible qu'en le revivant), l'objet social n'est pas une réalité externe, c'est un construit
subjectivement vécu » (1983 : 44). Par conséquent, l'ethnologue prend en compte les
perceptions, les sensations et les impressions provenant de son immersion au sein de
l'environnement étudié et des entrevues avec des participants. Elles sont porteuses de faits
et de sens sur les rapports sociaux en présence. Suivant le processus de
54
reconceptualisation itérative, l'approche compréhensive permet d'appréhender les
processus et mécanismes par synthèses progressives jusqu'à formuler une synthèse finale,
plausible socialement et qui donne une interprétation « en compréhension » de l'ensemble
étudié (Mucchielli 2004 : 24).
3.2 – Méthodes de collecte dans une analyse empirico-inductive du fonctionnement interne du Parti démocrate
Cette démarche méthodologique s'inscrit dans l'ethnographie de Bailey (2007) par
l'utilisation de trois méthodes de collecte de données, c'est-à-dire l'intégration et
l'observation-participante dans le milieu militant, la tenue d'un journal de terrain et
finalement, la conduite d'entrevues semi-directives avec des militants démocrates44. Par
cette multiplication des méthodes de collecte et la combinaison de leurs données, une
« triangulation » se forme et assure la qualité de la recherche (Bailey 2007).
Tout d’abord, l'observation-participante a été utilisée pour s'immerger dans
l'environnement étudié tout en échangeant de manière informelle avec les militants.
Jacoud et Mayer affirment que l'observation-participante « constitue souvent le moyen
privilégié pour pénétrer dans un milieu culturel donné » (1997 : 241). Cette technique
joue un rôle clé dans le processus itératif de reconceptualisation des outils conceptuels et
du schéma d'entrevue, mais également dans l'ethnographie en tant que sources de
données.
L'observation-participante est un processus, en soi, à travers lequel le chercheur peut
déterminer ce qui est important à appréhender et peut comprendre la signification des
observations vécues par les participants (Bailey 2007). Pouvant renfermer des
coïncidences aux yeux du chercheur, l'observation d'événements et de pratiques alimente
son intuition et sa quête de sens (Deslauriers 1987). « Les observations n'ont pas de sens
en elles-mêmes, mais seulement à la lumière des processus sociaux qu'elles illustrent, »
affirme Deslauriers (1987 : 149).
44 Dans la prochaine section (3.3), je précise pourquoi notre population se limite aux militants du Partidémocrate.
55
Priorisant la recherche de participants à travers le développement de relations avec des
militants et l'agrandissement de mon réseau45, aucun guide n'a structuré la sélection des
événements auxquels j’ai participé. J'ai préféré me concentrer sur ce qui semblait
pertinent au fur et à mesure que les événements se présentaient. Cette approche « non
structurée » demeure plus flexible, sans négliger la triangulation des lieux, des classes
sociales et du moment de la journée (Bailey 2007). Néanmoins, afin de cerner l'aspect
quotidien de l'expérience des militants, j’ai suivi les directives suivantes pendant les
observations :
1) Décrire en détails l'observation des activités partisanes en portant attention à
l'aspect physique des lieux, au contexte social des activités, aux participants
(comportement, langage et schèmes de pensée) et à leurs actions (gestes et
déroulement des activités);
2) Décrire en détails l'observation des activités en portant attention à ce qui ne se voit
pas, au non verbal et à ce qui est caché;
3) Décrire en détails mon intégration dans le milieu et mon processus de recherche de
participants en prenant en compte de ma propre participation dans le milieu
(réflexivité).
Ensuite, toutes les observations de la présente étude ont été consignées systématiquement
dans un journal de terrain, puis ont été considérées dans l'analyse. Ces notes comprennent
des descriptions d’événements, des réflexions sur des événements passés, des pensées
réflexives et des analyses préliminaires (Altheide et Johnson 1994; Bailey 2007; Lofland
1971).
Finalement, j'ai conduit des entrevues semi-dirigées enregistrées avec la permission des
participants46 (Bailey 2007; Schensul et al. 1999). Ces derniers savaient que leur entretien
était de nature académique et qu'il portait sur l'utilisation des nouvelles technologies au
sein de l'environnement partisan. Les entrevues étaient conduites lors de rendez-vous
formels prévus à cet effet, mais prenaient l'apparence de discussions informelles. J'ai
45 La méthode de recherche de participants sera développée dans la prochaine section (3.3).46 Le questionnaire de recherche peut être consulté à l’Annexe 1.
56
demandé aux participants d'exprimer le sens qu'ils donnent à leur comportement, aux
actions qu'ils posent et aux situations dans lesquelles ils évoluent en lien avec leur
implication militante. Par ailleurs, tout comme l'observation-participante, les entrevues
ont également aidé à l'ajustement du schéma d'entrevues et des outils conceptuels aux
réalités du terrain et au quotidien des militants. En résumé, 25 entrevues furent conduites
en privé dans une salle adjacente au quartier général des démocrates de New York ou
dans l'anonymat de la foule d'un café de Manhattan. Leurs durées ont varié entre 20 et
200 minutes (3h20) et elles duraient en moyenne 1h30. Si 24 entrevues furent réalisées en
anglais, une seule fut conduite en français.47 Aucun des 25 participants n'a refusé d'être
enregistré. Les militants interviewés dans le cadre de cette étude seront désignés comme
étant des participants, puisqu'ils ont partagé leurs expériences lors d'une entrevue semi-
dirigée. J'emploie également des pseudonymes afin de protéger l’identité des participants.
3.3 - Ethnographie en milieu urbain : intégration et recherche de participants sur le terrain
Les données de cette recherche ont été collectées à l'été 2011 sur une période de 3 mois48
dans la ville de New York. Le contexte socio-démographique de ce milieu urbain
spécifique a donc caractérisé le processus de récolte de données du présent mémoire.
Selon Laperrière, « ce qui importe dans le choix d’une situation ou d’une population
d’étude de départ, c’est leur capacité à éclairer le mieux possible le phénomène à
l’étude » (1997 : 314). Or, la revue de la littérature a révélé que c'est aux États-Unis que
l'utilisation des NTIC semble bien implantée dans les pratiques des partis politiques.
D'ailleurs, les campagnes électorales d'Howard Dean et de Barack Obama sont maintes
fois citées pour leurs innovations technologiques. Néanmoins, même si le grand nombre
d'études sur ces campagnes démocrates trace un portrait adéquat de cette utilisation, j'ai
soulevé le vide théorique quant au fonctionnement interne des partis face aux potentiels
du Web. Avec cette perspective en tête, je me suis penché sur les mécanismes internes du
47 Les extraits retenus en français ont été traduits en anglais pour empêcher toute identification du participant francophone.48 Plus précisément, du 1er juillet au 25 septembre 2011.
57
Parti démocrate. La ville de New York a été sélectionnée comme lieu de cette étude de
terrain pour sa grande population et pour le nombre important d'activités démocrates s'y
déroulant, ainsi que pour sa diversité culturelle et économique. Ayant déjà servi à l’étude
des activistes politiques, New York serait comparable aux autres communautés urbaines
des États-Unis (Hirschfield et al. 1962 : 490).
Au début du terrain de recherche, j'ai envoyé plusieurs centaines de courriels à des
militants qui m'étaient inconnus. Les courriels furent obtenus par des recherches de
contacts sur les médias sociaux. Malgré cet envoi massif, une seule personne répondit
pour m’exprimer sa volonté de participer à la présente recherche. Or, l'ethnographie m'a
permis de collecter des données beaucoup plus efficacement que par l'envoi de courriels.
Étant affichées sur le site Web d'Obama, je me suis d'abord inscrit à une foule d’activités
tout en multipliant les quartiers et leurs types. J'ai donc participé à divers types d'activités
militantes : 1) des house meetings49; 2) des séances d'appels téléphoniques; 3) des séances
d'enregistrement d'électeurs; 4) des formations; et 5) des activités sociales.
En participant à ces différentes activités, j'ai pu ensuite établir des liens de confiance avec
plusieurs militants. Plus particulièrement, j'ai bâti peu à peu des relations avec des
« gatekeepers » au sens de Burgess (1991), c'est-à-dire des individus qui jouent un rôle
dans l'accession ou le barrage à un réseau, un milieu (voir également Bailey 2007). Pour
la présente étude, ce sont les dirigeants des équipes locales et le directeur terrain50 de
New York qui ont agi comme des gatekeepers. Par l'instauration d'un rapport entre nous,
j'ai pu bénéficier de leur collaboration. Cela me donna accès à l'ensemble de leur réseau,
mais également à leur capital social, alors qu'uniquement par notre accointance, la
présente recherche bénéficiait d'une plus grande crédibilité et devenait soudainement
digne d'intérêt aux yeux des militants.
49 Un « House Meeting » est une rencontre d’accueil et d’intégration à une équipe locale d’Obama. Cetteactivité se déroule chez un bénévole actif : « House meeting are gathering of supporters in a neighborhoodlocation. House meetings persuade, organize, motivate, and activate volunteers. House meetings helpOrganizers to form teams » (Organizing For America 2011 : 46-47). 50 Traduction libre de « Field director ». Le directeur terrain supervise toutes les opérations militantes surson territoire et gère tout le personnel et les bénévoles sur le terrain. C’est un employé responsable « fordeveloping, implementing and adjusting the field plan to meet the overall objectives of the campaign »(Organizing For America 2011 : 74).
58
C'est dans ce contexte que j'ai recherché des participants par la méthode snowball (Gray
2004; Kish 1965). Il s'agit d'une technique d'échantillonnage récursive par laquelle
d'anciens participants aident au recrutement de nouveaux participants. La technique
assume que les participants initiaux connaissent dans leur réseau d'autres contacts
correspondant aux critères de sélection. Dans l'optique d'éviter que les entretiens soient
étroitement circonscrits au sein d'un seul réseau social de la population étudiée, j'ai
multiplié les points d'entrées comme le suggère Jones-Correa (1998). Selon l'auteur, la
méthode snowball doit être bonifiée par la triangulation de plusieurs réseaux différents.
Dans un autre ordre d'idées, notons que les gatekeepers ne m'ont pas restreint l'accès à un
groupe ou à un réseau. Néanmoins, cela peut se produire, car j'ai été témoin de la
marginalisation d'un militant par un organisateur local51.
Une recherche portant sur des notions telles que le contrôle et la liberté d’expression des
conflits et dissensions intra-parti soulève également des enjeux éthiques. Ces notions ne
pouvaient pas être abordées d'emblée lors de la rencontre de nouveaux militants, ni être
discutées pendant les activités sans risquer de créer des tensions ou de nuire à l’accès du
milieu militant. Comment alors ne pas compromettre l'immersion tout en évitant de
chercher des participants par le mensonge et la duperie? Pour moi, la réponse se trouve
dans la nature même de l'intégration d'un milieu d'étude qui s’effectue par le
développement de relations avec les acteurs en présence (Bailey 2007). Ainsi, j'ai adopté
une approche indirecte sur le sujet. Lorsque je rencontrais de nouveaux militants, je ne
leur demandais pas d'emblée s'ils souhaitaient être interviewés sur leur utilisation du Web
en tant que militants. En revanche, j'ai plutôt choisi d'attendre et de bâtir des relations.
D'ailleurs, Bailey (2007) soutient qu’établir des liens de confiance tend à assurer la
qualité des entretiens. Avec cette approche en tête, je me suis ouvertement affiché comme
un candidat à la maîtrise qui était à New York pour réaliser un terrain de recherche52.
C’est uniquement lorsque je me trouvais avec des militants connus dans un contexte
social le permettant que je leur demandais de participer à la présente recherche. Je leur
51 Par « marginalisation », je fais référence à l'action de rendre un individu marginal par rapport à un groupede bénévoles ou un réseau politique. Ce point sera développé dans le chapitre présentant les résultats.52 À un certain point, cela devint même connu du milieu démocrate New Yorkais. J’ai rapidement étéidentifié comme étant le chercheur « canadien français ».
59
présentais alors le sujet et les notions abordées. Les réponses étaient généralement
favorables. Quelques fois, des militants ont soulevé eux-mêmes le sujet et ont offert leur
participation.
J'ai donc interviewé des militants que je côtoyais dans les différents événements partisans
et certaines activités sociales. À première vue, cela peut soulever des questions sur la
validité de la démarche. Néanmoins, la présente étude s'inscrit résolument dans les traces
des recherches anthropologiques où le chercheur participe aux activités du groupe étudié
(Chenault 2004; Bourgois 1995; voir également Bailey 2007). Pendant les périodes
d'observation, mon intégration dans le milieu militant s'est fait en tant que participant-
observateur. La plupart du temps, j'ai observé les militants tout en participant aux actions
politiques pour le président Obama. À d'autres moments, mon rôle comme participant
était beaucoup plus passif. Tout au long du terrain de recherche, ma participation s'est
limitée à ce qui n'altérait pas la communication par le Web des militants, car mon sujet
d'étude était potentiellement lié à des mécanismes internes structurant la communication
partisane. Par exemple, je n'ai pas participé aux rencontres du comité Web de Hell’s
Kitchen. Ce comité ad hoc organisait des opérations de communication sur les médias
sociaux et définissait de bonnes pratiques d’utilisation des médias sociaux pour les
militants. Cependant, j’ai été présent lors des formations sur les médias sociaux et j'ai
observé les échanges entre les militants sur les médias sociaux.
Au final, j'ai rencontré 25 participants issus de la classe moyenne ou élevée, de
différentes communautés ethniques (caucasienne, afro-américaine, indienne, arabe, juive)
et ayant tous une scolarité supérieure au High School américain (collège américain : 5,
université : 20). Les militants rencontrés ne semblaient pas emblématiques d'un genre (11
hommes, 14 femmes), d'un degré d'implication53 ou d'une tranche d'âge particulière (16
participants ont moins de 40 ans, 9 ont plus de 40 ans). Malgré mon intention de
circonscrire la collecte de données à la ville de New York, une participante habitait la
Pennsylvanie. Néanmoins, elle répondait aux critères de sélection tout en remplissant des
fonctions semblables à celles des autres participants.
53 Certains participants étaient bénévoles depuis plusieurs années, d'autres quelques mois.
60
Afin de systématiser la sélection, les critères suivants ont été considérés54 :
1) Avoir au moins 16 ans;
2) Avoir milité au sein du Parti démocrate plus d'un mois (pas nécessairement
consécutivement et à tous les jours)55;
3) Avoir utilisé le Web (courriels, Facebook, Twitter, un outil Web du Parti
démocrate, etc.) pour communiquer ou pour effectuer des tâches politiques (au moins
4 fois par semaine).
Certains professionnels, sous-traitants et acteurs politiques ont également été rencontrés
afin de bénéficier d’entretiens informels et de servir d’intermédiaires entre nous et les
militants. Ces rencontres enregistrées ont été prises en compte dans l'analyse et ont
permis un réajustement du cadre conceptuel et du schéma d'entrevue. À ce sujet, Jacoud
et Mayer expliquent que ces intermédiaires servent souvent de « traits d’union entre deux
univers symboliques différents » (1997 : 228). La rencontre avec le Délégué général du
Québec à New York, M. John Parizella, a permis de situer les observations dans un
contexte de lutte électorale nationale, alors que les professionnels et sous-traitants en
informatique ont aidé à appréhender les différences culturelles, la place du Web dans
l'organisation démocrate et dans les opérations de sortie de vote.
Au final, il n'a jamais été prévu d'interviewer les intermédiaires en tant que participant.
Cela évacuait d’éventuelles problématiques de tensions ou d'omissions par intérêts
financiers ou politiques. Néanmoins, notons qu’aucun d'entre eux ne répondit aux critères
de participation. Les critères suivants furent considérés pour systématiser la sélection de
ces personnes-ressources :
1) Avoir déjà travaillé au sein du Parti démocrate ou faire de la recherche sur le Parti
démocrate;
54 L'annexe 2 présente le profil sociologique des participants.55 Sawicki et Siméant (2009) définissent l'engagement militant comme étant une « forme de participationdurable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause » (2009 : 98 ). À la lecture denombreux auteurs, j'estime qu'un « participation durable » d'un mois est suffisante pour s'immerger dansl'habitus militant. Cette définition est également inductive, puisque c'est grâce à mon expériencepersonnelle dans le milieu militant québécois que cette définition a été construite.
61
2) Être régulièrement en contact avec des employés, des organisateurs ou des militants
du Parti démocrate.
Au total, 25 militants et 4 personnes-ressources ont participé à la présente recherche, soit
29 personnes.
62
Chapitre 4 – Pratiques des militants et dynamiques intra-partis : les pratiques en ligne comme continuité de la vie militante
Fidèles à la théorie de la normalisation de Resnick (1998) et Davis (1999), mes
observations sur le terrain et les propos des participants de la présente étude suggèrent
qu’une structuration des potentiels technologiques s'opère au sein du Parti démocrate.
L'analyse présentée ici vise à explorer en profondeur deux niveaux d’interactions sociales
des partis politiques : la structure hiérarchique du parti et le « milieu militant », c'est-à-
dire les interactions uniquement entre militants à l’intérieur et en dehors des institutions
du parti. Ainsi, la participation aux activités partisanes et l’intégration au milieu militant
ont un effet socialisant sur les militants qui, en devenant eux-mêmes plus expérimentés,
recréent ces situations avec les nouveaux arrivants. L’intériorisation de contraintes par
cette socialisation forme un mécanisme conformant les militants à certaines normes et
pratiques, ce qui limite de manière concomitante les pratiques d’utilisation des nouvelles
technologies. La première partie de ce chapitre tentera d'abord de mettre en lumière
l'utilisation actuelle des NTIC par les militants et les cadres du Parti démocrate (cf. 4.1).
Puis, une seconde partie sera présentée pour comprendre le processus de structuration des
potentiels des nouvelles technologies et en quoi cela s’inscrit dans un maintien du
contrôle des opérations et communications des militants par la direction du Parti
démocrate (cf. 4.2 et 4.3).
Avant de se pencher sur l’utilisation des nouvelles technologies par les militants et cadres
démocrates vue lors de mon terrain à New York, notons que les résultats de recherche
sont présentés sans pouvoir faire ressortir les pratiques virtuelles à tout moment. C’est-à-
dire que les propos des participants ne me permettaient pas toujours de distinguer les
pratiques virtuelles des pratiques réelles (de terrain, personne-à-personne). Il faut
cependant comprendre que le militant ne délimite pas lui-même ses pratiques de
militantisme et celles-ci seront toutes associées, en ligne ou pas, à un bagage culturel
acquis au Parti démocrate. Le militant qui utilise des technologies médiatiques le fait
avec tout son capital social, culturel et politique sans nécessairement en faire une
63
distinction. Cela rejoint les travaux d’Albecht (2006) effectués au sein d’une
communauté allemande locale qui répliquait ses caractéristiques culturelles en ligne.
L’auteur conceptualise donc l’utilisation de la technologie en tant que pratique culturelle.
Dans une conception similaire, les pratiques numériques des militants rencontrés et
observés s’inscrivent à l’intérieur de l’ensemble plus large des pratiques militantes. Ainsi,
qu’elles soient en ligne ou sur le terrain, ces pratiques culturelles nous renvoient à un
processus de socialisation et de centralisation du militantisme démocrate.
4.1 – L’utilisation intra-parti des nouvelles technologies
Le Web, les médias sociaux et les bases de données supportent les militants et les cadres
dans la réalisation de leurs fonctions. En s’inspirant de l’énumération du premier chapitre
(cf. 1.2), il est possible de faire émerger de nos données une utilisation intra-parti des
nouvelles technologies que je structure en six axes : 1) servir de vitrine; 2) recruter des
militants; 3) transformer les sympathisants en militants; 4) diminuer les coûts
d’organisation et de coordinations; 5) lever des fonds; ainsi que 6) s’informer.
4.1.1 – Servir de vitrine
Les nouvelles technologies servent d'abord de vitrine à la vie militante au sein du parti. À
travers les médias sociaux, les blogues et d’autres sites de production multimédia tels que
Flickr (images) ou YouTube (vidéos), chaque militant peut désormais partager les
actualités le touchant ou encore devenir l’émetteur de son expérience militante. Ces
comptes personnels présentent des photos ou vidéos des militants, tous sourires,
s’affairant à leurs tâches dans diverses activités ayant des allures de fêtes. D’après les
participants que j’ai rencontrés, il faut toutefois souligner que ces multiples comptes
supportent davantage une utilisation personnelle que militante. Pendant mon séjour sur le
terrain, leur utilisation reposait sur la diffusion de contenus médiatiques et sur l’échange
avec les membres de leur réseau personnel plutôt que sur la promotion du parti, de sa vie
interne et des activités partisanes. Cela pourrait s'expliquer par le fait que mon terrain de
recherche a eu lieu plus d'un an avant l'élection présidentielle de novembre 2012, alors
qu’OFA était en pleine reconstruction. D'ailleurs, lors de la rédaction du présent mémoire,
plusieurs militants rencontrés ont partagé abondamment, par le biais des nouvelles
64
technologies, le matériel promotionnel d'Obama dans les quelques semaines précédant
l'élection présidentielle.
Tel que mentionné dans les chapitres précédents, des comptes officiels ou personnels de
médias sociaux, de plusieurs services multimédias et de blogues permettent de faire la
promotion du militantisme politique. Les comptes officiels Facebook, Twitter ainsi que le
blogue d’OFA de l'État de New York étaient sous la responsabilité de certains stagiaires56
(Alice, militante démocrate, 2011). Les organisations internes du Parti démocrate, telles
que les organisations de county, le groupe des jeunes de Manhattan et les groupes
grassroots, ont également recours à ces outils promotionnels par le biais de compte
officiel (selon deux militants démocrates, 2011).
4.1.2 – Recruter des militants
Au cours de mon immersion, j'ai observé que la place des NTIC dans le recrutement des
militants était quelque peu différente de ce qui fut rapporté dans la littérature. En effet,
comme il en a été question précédemment (cf. section 1.2), l’utilisation de vidéos viraux,
des médias sociaux et des blogues a maintes fois été soulignée par les auteurs (Stromer-
Galley 2009; Shakir 2009). Bien que cet usage a été observé sur le terrain, les
technologies médiatiques ne remplacent pas les techniques traditionnelles de mobilisation
politique, notamment l’envoi de courriels, les rencontres one-on-one57 et les appels
téléphoniques aux listes de sympathisants (Alice, militante démocrate, 2011). Pour Alice,
la stagiaire responsable des comptes Facebook et Twitter d’OFA New York, les nouvelles
technologies viennent appuyer les techniques traditionnelles et ne sont pas un
remplacement complet : « We would depend on calls and actually some face to face
contacts in that » (ibid.). D’ailleurs, il s’agissait d’une expérience vécue par plusieurs
participants rencontrés (selon quatre militants démocrates, 2011).
56 Pour aider sa reconstruction et débuter la préparation de la campagne présidentielle sur le terrain,Organizing For America a mis sur pied des programmes de stagiaires organisant les équipes locales sur leterrain. À l’été 2011, les summer organizers débutèrent la reconstruction. À l’automne, ce fut les FallFellows qui prirent la relève (Organizing For America 2011). Ces stagiaires ne sont pas rémunérés.57 Les « one-on-one » sont des rencontres tenues « en tête-à-tête » par deux bénévoles afin d’identifier lesleaders et les « meilleurs militants potentiels » (Organizing For America 2011 : 26).
65
J'ai pu observer que c'est l'utilisation de la base de données VoteBuilder qui était au cœur
des tactiques du recrutement traditionnel. Les militants de plusieurs groupes démocrates y
exportaient les listes de contacts de sympathisants afin de les inviter par courriel à
différentes activités ou pour planifier des rendez-vous one-on-one avec les sympathisants
intéressés. Ces listes pouvaient également être utilisées lors de séances d'appels
téléphoniques afin de les inviter de vive voix aux prochaines activités. D’ailleurs, nous
reviendrons dans le présent chapitre sur l’interaction humaine qui est privilégiée dans le
recrutement chez OFA. Notons que chaque fois qu'un nouveau sympathisant s'inscrit à
une activité ou qu'il remplit un formulaire signalant sa volonté de s'impliquer sur MyBO,
ses informations de contact sont automatiquement transférées dans VoteBuilder.
Également, les militants y entrent manuellement les informations de contact de militants
recrutés à des kiosques publics ou à des séances de recrutement dans la rue (Marvin,
militant démocrate, 2011; Organizing For America 2011).
Au final, l’utilisation des nouvelles technologies dans cet axe dépendait des ressources
disponibles pour l’organisation concernée. Par exemple, le recrutement des petits groupes
grassroots « For Change » reposait essentiellement sur la collecte de courriels et
Facebook (Lynn, militante démocrate, 2011) alors qu’OFA disposait de la plus imposante
base de données de tout le Parti démocrate.
4.1.3 – Transformer les sympathisants en militants
Sans égard à l’outil technologique impliqué, les militants rencontrés ont raconté comment
ils ont recours aux histoires vécues pour motiver en ligne les internautes à agir hors ligne.
La structure narrative de ces histoires vécues comporte plusieurs éléments essentiels à
leur efficacité pour rejoindre et émouvoir le sympathisant : 1) elle a une histoire vécue
comme point de départ; 2) elle s'inscrit dans la culture militante; 3) les lecteurs doivent
alors sentir qu'ils font partie d'une histoire collective; et 4) qu'ils font face à un
choix : l'issue de l'histoire collective dépend alors de leur implication (Orlando, militant
démocrate, 2011; Organizing For America 2011 : 9 à 15). Cette déclinaison n’est pas sans
rappeler l’approche du storytelling pour favoriser l’engagement du militant, approche
66
enseignée par Ganz dans ses cours de Harvard sur le community organizing et utilisée
dans les camps de formation des militants démocrates (Schutz et Sandy 2011 : 115).
4.1.4 – Diminuer les coûts d’organisation et de coordination
La préparation d’activités et la gestion d’organisations démocrates sont grandement
facilitées par l'usage de multiples technologies, telles que les courriels, les SMS et les
forums (Google Groups). Chez Organizing For America, le média social interne
« NationalField » était également un exemple de la diminution du coût dans la
coordination. Visuellement similaire à Facebook, NationalField est un outil de
communication sécurisé permettant de capturer en temps réel les réalisations des
militants (nombre d’appels faits, portes frappées, militants recrutés) et une
compréhension qualitative de ce qui se produit « sur le terrain » de chaque État. Seuls les
militants « influents », les dirigeants d’équipe locale (NTL), les employés et les membres
de la direction d’OFA y ont accès et peuvent ainsi se partager des messages, des
stratégies, des tactiques et réaliser ensemble le suivi des objectifs. Pour plusieurs
participants à cette recherche, il s’agit là d’un véritable exemple où les nouvelles
technologies accentuent l’influence de la « base » sur sa direction. L’outil crée un espace
interne où s’effectuent des rapprochements entre militants, mais également où tous les
dirigeants et cadres d’OFA peuvent échanger avec les militants. Cette communication est
prise en compte par la direction de l’organisation et mène à des correctifs ou
changements de cap (selon trois militants démocrates, 2011).
Par ailleurs, à travers les nouvelles technologies, tous les dirigeants d’une organisation
démocrate peuvent désormais participer au processus de prise de décision et exprimer
leurs opinions. Cet échange peut même se faire en parallèle à la vie des militants. Lynn,
une participante issue d’un groupe grassroots, expliquait que les dirigeants de son groupe
s’échangeaient constamment des courriels pour en faire la gestion. Souvent, ils n’avaient
pas besoin de tenir leur session habituelle de coordination, car les décisions avaient été
prises par l’entremise des courriels. Selon elle, c’est parce que la direction a un processus
collégial de prise de décision et une division équivalente du pouvoir qu’elle s’engage
couramment dans des débats interminables sur les actions à prendre sans que l’un des
67
dirigeants ne puisse les clore. En effet, rien ne pouvait empêcher techniquement un
dirigeant d’envoyer un courriel aux membres de la direction. Pourtant, Lynn racontait
pouvoir distinguer à certaines occasions les relations de pouvoir entre les membres de la
direction alors que, parfois, le membre le plus influant du groupe imposait sa vision aux
autres (Lynn, militante démocrate, 2011). Dans le prochain segment (cf. 4.2), je
reviendrais sur la nature contradictoire de ces pratiques illustrée par les propos de Lynn.
La capacité des organisations internes du Parti démocrate à coordonner, à préparer, puis
mobiliser des militants à des activités politiques uniquement par courriel représente aussi
une économie de temps et d’efforts. Lynn rapporte que les coûts sont si bas que quelques
individus réussissant à bâtir une liste de courriels sont désormais perçus comme un
groupe politique au sein du milieu militant : « They have the name of the group and they
have a mailing list and therefore, they have a group » (ibid.). Ils utiliseront ensuite cette
liste pour y faire la promotion d’activités à venir ou de leur propre message politique.
Également, le maintien à travers le temps d'un échange par courriels entre plusieurs
militants peut être perçu par le milieu comme étant la représentation d'un groupe ou d'un
réseau social politique. Ces militants se donnent parfois un nom de groupe comme ce fut
le cas pour la liste de courriels « Obama in ‘12 ». Contenant les courriels de certains
cadres et militants de New York, les membres de cette liste discutaient en parallèle à la
structure du Parti démocrate et se coordonnaient de manière autonome. La nature de leurs
actions et leur capacité d’influence chez les autres organisations démocrates me sont
cependant demeurées inconnues. Néanmoins, des participants m’ont rapporté que l’on y
exprimait son opinion ou encore les dernières actualités sur le milieu militant new-
yorkais (selon deux militants démocrates, 2011). De plus, faire partie d'un groupe gérant
une liste de courriel de masse est porteur de symboles qui sont partagés et compris au
sein du milieu militant. En effet, avoir une place dans ce réseau est d’abord synonyme de
la reconnaissance du statut de militant, puisque seuls les organisateurs « influents » y sont
admis par les membres. Ensuite, l’accession au capital social, culturel et plus simplement
aux réflexions des membres de la liste est une source de pouvoir selon une participante :
« You know, it’s power. You know, being on it is power » (Lynn, militante démocrate,
2011).
68
On constate alors l'incapacité du parti à contrôler tout l'espace où se jouent les
interactions entre les militants démocrates, une partie échappe à leur contrôle selon les
participants rencontrés. Grâce au bas coût de coordination et de mobilisation par
courriels, les militants mécontents peuvent quitter une organisation comme OFA afin de
se consacrer à leur propre « groupe » parallèle, c’est-à-dire faire la gestion d’une liste de
courriels (Florence, militante démocrate, 2011) :
I think in fact it [les NTIC] is really completely democratized the process, yeah, like Isaid, you know, say, take the example the Obama campaign or you know, OrganizingFor America and they have a particular approach or thing they want to do and theysend out a list or they ask you : « can you do this ?» and it is like, « well, you knowwhat? I want to do something else ». And I can do something else and I can put anevent and I can send out an e-mail too and I can say I want to take this in anotherdirection, I want to do this differently (Carroll, militante démocrate, 2011).
Toutefois, comme l’a souligné Davis (1999), cette capacité des individus à se créer des
organisations marginales n'est pas nouvelle en soit et existait bien avant l'avènement
d'Internet. Les NTIC facilitent cependant la création et la coordination de ces groupes.
C’est du moins ce que suggère le groupe « Obama in ‘12 » : il suffit que quelques
militants combinent leur capital social et symbolique par le biais de courriels pour
construire un groupe attirant et respecté au sein du milieu militant (Lynn, militante
démocrate, 2011).
4.1.5 – Lever des fonds
Mes observations au sein du milieu démocrate de New York et les entretiens des
participants rencontrés dans le cadre de cette étude n’ont pas porté abondamment sur le
financement. Néanmoins, j’ai pu observer l’utilisation des courriels par la direction du
Parti et en discuter avec les militants. En effet, le Parti démocrate et OFA envoient
régulièrement des courriels à sa liste de contacts s’accumulant dans la base de données
VoteBuilder. Plutôt que de faire appel directement à la générosité des lecteurs, chaque
courriel porte sur un enjeu politique tout en s’inscrivant dans le storytelling de Ganz
(Schutz et Sandy 2011 : 115). C’est uniquement à la fin du courriel qu’on invitera le
lecteur à faire un don de 5, 10 ou 20$. Plusieurs militants rencontrés sur le terrain ont
69
exprimé trouver la fréquence d’envoi de ces courriels de financement beaucoup trop
grande. Ils étaient même source de railleries pour certains et de frustrations pour d’autres.
4.1.6 – S’informer
Peu importe leur âge, les militants se servent de plus en plus des nouvelles technologies
comme d’un médium informatif. Une quinzaine des participants à cette étude ont dit
suivre l’actualité à travers des médias exclusivement sur Internet, tel que le Huffington
Post58 (selon quinze militants démocrates, 2011). De plus, onze participants rencontrés
ont mentionné les médias sociaux en tant que source d’informations (selon onze militants
démocrates, 2011). Ainsi, l’arrivée des NTIC comme médium informatif engendre de
nouvelles situations, puisqu'elles sont caractérisées par la fin du monopole de l’émission
des médias traditionnels et le contrôle de la réception de l'information par l'utilisateur des
technologies (Minh Duc 2005).
Actuellement, le militant peut passer outre le filtre des médias traditionnels pour être
informé directement par les acteurs politiques. Par exemple, si un militant a de la
difficulté à saisir les raisons derrière une décision politique, il peut consulter une vidéo du
politicien s’expliquant. À ce sujet, Saul racontait :
« [You need] just, you know, to go to the horse’s mouth, right. And then you don’thave to get so frustrated about all the messages that are affecting these people, whichit is, and I don’t disagree with » (Saul, militant démocrate, 2011).
Selon lui, OFA faisait des efforts pour tenir ses militants informés en leur envoyant des
lignes de communication et des argumentaires par courriels. Saul concevait cette pratique
comme étant importante puisque les militants doivent représenter l’organisation et le
président Obama lorsqu’ils discutent avec les électeurs par téléphone (ibid.).
Ce qui signifie que les militants peuvent choisir les sources médiatiques auxquelles ils
désirent s’informer tout en ayant recours aux lignes officielles du Parti. Par le fait même,
les potentiels d'ignorer ou non le message du Parti et ses positions officielles existent
(Carroll, militante démocrate, 2011). Pour les militants rencontrés, s'informer par le biais
des nouvelles technologies participe au développement d’un discours qui leur est propre,
58 The Huffington Post, page consultée le 19 janvier 2013 (www.huffingtonpost.com).
70
alternatif et plus près de leur pensée politique. Le processus de construction individuelle
qui s'en dégage n'est pas s'en rappeler la théorie de Dalsgaard (2008) sur la construction
de l'identité virtuelle. En effet, l'utilisation des nouvelles technologies comme médium
informatif place l'individu au centre de la construction de leur discours. Une personne
s'informe en relation avec ses intérêts, son réseau personnel et l'offre de multiples
sources.
4.2 – Les contraintes quotidiennes du milieu militant : démystifier la structuration de l'utilisation des nouvelles technologies
Comme nous l’avons vu jusqu’ici à travers la revue de la littérature et la présentation des
pratiques intra-partis observées lors du terrain de recherche, l’utilisation des nouvelles
technologies dans les partis politiques est au cœur des relations de pouvoir dans
l’organisation. En effet, la technologie offre plusieurs potentiels pouvant affaiblir et
remettre en question l'autorité des dirigeants de l'organisation : les militants peuvent
réaliser leurs tâches de manière autonome, ignorer le discours du parti, le promouvoir,
quitter les organisations officielles et entrer en compétitions avec elles par le biais de
leurs propres groupes indépendants tout en demeurant au sein du milieu militant. Ces
potentiels décentralisent non seulement l’action militante, mais elles défient la « loi
d’airain de l’oligarchie », en ce sens qu’elles atténuent les capacités de contrôle des
dirigeants de partis politiques.
Pourtant, à partir des données recueillies auprès des militants rencontrés, il a été possible
de constater des contraintes empêchant les militants de bénéficier des potentiels des
NTIC. En effet, l’approche ethnographique invite à s’interroger sur le mécanisme et les
limites en jeu dans ce processus de structuration des pratiques hors ligne et en ligne. J'ai
pu identifier deux facteurs qui contraignent les militants. D’abord, un facteur politique
auquel sont associées les relations de pouvoir au sein du milieu militant et de ses
organisations. Ensuite, un facteur culturel par lequel le parti génère des rites établis, des
valeurs et des normes partagées formant ainsi une microculture démocrate. L’influence
mutuelle du facteur politique et du facteur culturel matérialisent un « éthos de
71
contraintes » à l’intérieur duquel se meuvent les militants. C’est ce que je définis
inductivement comme étant la structuration des potentiels et de l'utilisation des nouvelles
technologies chez les militants.
4.2.1 – Les relations de pouvoir et la position au sein du parti
Les militants démocrates de New York évoluent à l’intérieur de multiples relations de
pouvoir structurant leurs pratiques, notamment leur utilisation des technologies
médiatiques. Cette situation varierait en fonction de la position de l’acteur au sein du
réseau composé par l’ensemble des militants, des cadres et employés du milieu militant.
Afin de présenter ces diverses relations, la conceptualisation de la distribution du pouvoir
chez les partis politiques de Gibson et Ward (1999) sera mobilisée. Pour eux, la
distribution verticale s’opère entre les membres et l'élite et la distribution horizontale
(«spatiale») se conçoit entre les différents groupes et organisations intra-partis.
En ce qui concerne, dans un premier temps, les relations verticales entre les militants et la
direction du Parti démocrate, on en vient à constater à travers les données recueillies que
l’autorité de la structure hiérarchique du parti la traverse du haut vers le bas. Malgré la
pluralité d’instances organisationnelles coexistant au sein du parti (OFA, structure des
county, équipe électorale d’un candidat, groupes jeunes, etc.), toutes ces organisations
possèdent une chaîne de commande dont l’autorité et la conduite proviennent des niveaux
supérieurs (selon trois militants démocrates, 2011). En effet, les niveaux supérieurs
déterminent les objectifs pour les niveaux subordonnés, donnent des directives59 à leurs
cadres et contrôlent l’accès des militants aux outils technologiques. Bobby, par exemple,
reconnaît que le militant a un supérieur ayant autorité sur lui quand il dit : « but as any
other organization, ultimely, there is someone who is, I guess, your boss, coordinator,
supervisor, superior and they tell you more or less how it is gonna work » (Bobby,
militant démocrate, 2011). Comme le décrivent Michels (1971) et Flanagan (2009),
l’organisation d’un parti politique est structurée comme une organisation militaire : « But
the military spirit is still strong. They don’t call it a « campaign » for nothing » (2009 : 7).
59 Traduction libre de « guidelines ».
72
Ainsi, les individus ayant une telle position hiérarchique disposent de l'autorité et du
capital suffisant pour donner des ordres aux militants. Toutefois, qu’ils soient employés
ou bénévoles, j’ai pu observer sur le terrain leur capacité à transmettre leur volonté sans
l’imposer par la confrontation. Ce qu’affirme également Bobby :
I mean, they've got management skills. They don’t say « do this », they say « well,we had more success in the past if you go about it like this : X, Y, Z ». And people arelike, « Oh, okay. So you had more success, maybe I disagree but I will try it ». Youknow, that kind of, it goes along (Bobby, militant démocrate, 2011).
Sur ce point, Florence, une militante, a raconté une anecdote. Pendant la lutte législative
pour réformer le système de santé américain, les militants démocrates furent
« muselés »60 et se firent demander « de rester calme »61. Selon elle, les militants ont
obtempéré. Beaucoup d’entre eux sont demeurés à la maison et ont pris part à peu
d’actions pour favoriser le passage de la réforme (Florence, militante démocrate, 2011).
Pour d’autres participants, respecter l’autorité de la structure du parti peut signifier
l’adaptation de sa communication en ligne. « We don't have many secrets, because it's
transparent. But if I was told not to share something, well I would not do it », raconte
Marvin à ce sujet (militant démocrate, 2011). Dans une situation semblable, Karen a
respecté la demande d’un cadre bénévole de ne pas publier en ligne ce qu’elle et d’autres
militants new-yorkais faisaient dans un autre État en termes de militantisme (Karen,
militante démocrate, 2011).
Néanmoins, les différents niveaux hiérarchiques ne s’engagent pas dans une micro-
gestion de leurs subordonnés. Les organisations se rabattent plutôt sur des directives, des
formations et la distribution de guides pratiques, c'est-à-dire des documents servant de
références, afin de faciliter la préparation d’activités et de spécifier les pratiques
attendues (selon deux militants démocrates, 2011). D’ailleurs, plusieurs organisations
croisées sur le terrain utilisaient un code de conduite pour communiquer en ligne avec le
public. À cet effet, un participant me dit :
Floyd – It doesn’t really happen that much because the level of micromanagement, ofminute by minute supervision is, there is almost no minute by minute supervision. F.L. – Interesting.Floyd – We are given overall guidelines, overall goals.
60 Traduction libre.61 Traduction libre.
73
F.L. – By who ?Floyd – By staff or by [Saul], by [Saul] the community organizer.F.L. – I see.Floyd – You know, like if one of my own fellow community organizer, is organizingan event, I will treat them as the boss, and I will take my direction from them. But, ingeneral, we operate in an environment where we are given overall guidelines, overallgoals, but we are not supervised minute by minute, we are not givenmicromanagement. F.L. – Even online you don’t?Floyd – No (Floyd, militant démocrate, 2011).
Ainsi, cette conversation expose comment le militant agit sous l’autorité d’une double
direction : 1) un supérieur peut lui donner des ordres; et 2) des directives générales
forment un environnement l’encadrant.
Par ailleurs, certains militants bénéficient d’une autorité émanant de leur statut au sein de
la structure du parti. Cette autorité est suffisante aux yeux des militants pour que son
détenteur donne des directives, influence ou impose sa vision aux autres membres du
groupe (selon deux militantes démocrates, 2011). Les stagiaires d’OFA, les summer
organizers et fall fellows, bénéficient eux aussi de l’autorité que leur apporte leur statut.
Alors qu’ils sont également des militants bénévoles, ils coordonnent la construction
d’équipes et mènent les rencontres de certaines équipes locales. Même chose pour les
dirigeants de county imposant leurs positions aux militants démocrates de leur territoire.
Étant élus, ils ont l’autorité et la légitimité nécessaires pour le faire (Dale, militant
démocrate, 2011). Dans un autre ordre d’idées, un participant m’expliquait qu’il avait
réalisé un stage au parti pendant la campagne des midterms de 2010. Contrairement aux
summer organizers, il était l’un des assistants de la directrice de terrain62. Selon lui, il
pouvait diriger les équipes de militants grâce à son capital social et son lien hiérarchique
avec sa directrice : « [...] Indeed, I had Kate's autority to tell them if, here's what you have
to do » (Marvin, militant démocrate, 2011).
Bien que plusieurs participants aient affirmé respecter la chaîne de commande du parti,
plusieurs autres ont dit ne reconnaître aucune figure ou source d'autorité au sein de
l'organisation. Pour ces derniers, être un militant, c’est être libre dans ses actions
partisanes et de son message (selon trois militantes démocrates, 2011). Néanmoins, les62 Tel qu'indiqué précédemment, traduction libre de « field director ».
74
militants ne respectant pas la hiérarchie du parti ou confrontant les ordres des acteurs
bénéficiant d'une autorité légitime font face à des sanctions; ces militants ne recevront
pas de récompenses telles que des invitations à des discours d’Obama et à visiter la
Maison-Blanche (Floyd, militant démocrate, 2011). Aussi, ils ne se verront pas accorder
de nouvelles responsabilités ou se feront retirer celles qu’ils ont (OFA 2011). Ou encore,
ils se feront isoler et exclure de l’organisation en question (selon deux militants
démocrates, 2011).
À ce propos, Floyd raconte l’anecdote d’une militante exclue. Bien que son travail aux
séances d’appels téléphoniques était bien fait et apprécié, cette militante s’exprimait si
agressivement lors des rencontres de planification qu’on lui demanda de ne plus revenir :
And finally, like somebody on staff, I don’t know who pulled her aside and said « wedon’t want you to go on and meet volunteers. We think you're a disruptive influence,we think you are upsetting people and we don’t think/, what you're contributing isworse/, we don’t think you are contributing more than what you are taking away fromus ». F.L. – But from your point of view, she just disappeared? Floyd – Oh, yeah. She disappeared. We have no idea what happened to her. What sheis doing then (Floyd, militant démocrate, 2011).
Des participants rencontrés ont dit souhaiter obtenir un emploi au sein du parti après leur
stage. La recherche d’un emploi peut aussi s’inscrire dans une dynamique de pouvoir où
le militant adaptera ses pratiques pour plaire à l’organisation. Dans ce contexte, le
militant cherche à démontrer le meilleur de lui-même et à ne pas déplaire, c'est-à-dire à
ne pas faire quelque chose d'inapproprié pour le parti (Michels 1971 : 352). Selon
Florence, chercher un emploi rend le militant plus réceptif aux habitudes de
l’organisation :
And then now the 2012 is coming up, I think you will have like another wave ofhugely talented people willing to work for low wages. So, that makes a hugedifference too. You know, the kind of people left in these like off years are gonna bepeople more likely to listen to a corporate structure and work hard to kind of raise upabove the corporate ladder (Florence, militante démocrate, 2011).
Le militant s’exprimera aussi différemment s’il cherche un emploi. Bobby abonde dans le
même sens : « it is entirely, much like any other thing, in terms of volontary basis entirely
connected with my performance » (Bobby, militant démocrate, 2011). En somme, pour
75
Florence, avoir un emploi au sein de l'organisation limite et affecte les comportements
d'un individu, particulièrement sa liberté d'expression :
Florence – Oh, just that, I don’t have a stake in the game. If I was actually a stafferfor OFA I could not speak up that much. So I am just an activist on the side, so.F.L. - [incompréhensible]Florence – Yeah, I have absolutely more freedom. F.L. – Oh, I am sorry, go on.Florence – I just wanted to say, if it was my actual boss getting my pay-check andmaking that decision, I would certainly be quieter about it. [rires] I don’t complain tomy boss about like the fact that we are not open on certain days or that we have towork up certain days, [rires] it is not done (Florence, militante démocrate, 2011).
Ces relations agissent comme des restrictions qui empêchent le militant, par exemple, de
s'exprimer librement en ligne. On comprend alors qu’il existe des conséquences hors
ligne à ce qu’on fait en ligne. Cindy et Alice, toutes deux cadres bénévoles, disent
qu’elles ne partagent pas en ligne d’actualités négatives pour le président Obama. Quant à
elle, Maria exprime qu’on peut « se faire renvoyer »63 si on a un emploi et qu’on écrit des
propos inappropriés en ligne (selon trois militantes démocrates, 2011).
Au final, la position d’un militant au sein de la hiérarchie du parti s’accompagne de
responsabilités, de possibilités pouvant l’intéresser, d’intérêts à protéger, d’un rôle à jouer
et de pratiques attendues de lui :
As far as volunteers who work for the campaign I think the higher you go up, themore perfect you are expected to be. So, on the grassroots, on the bottom level, I am,you know, you have people to guide you, but, I mean, they are definitely more likelyto go off the wall, so to speak (James, militant démocrate, 2011).
On constate que les militants ayant des rôles ou positions au sein de la structure
hiérarchique du parti peuvent avoir des relations de pouvoir avec des subordonnés. On
remarque également que ceux qui ne suivent pas les indications de la hiérarchie sont
désavantagés ou exclus. Il semble donc qu’à travers ces rapports, les membres de cette
hiérarchie peuvent influencer l’utilisation des nouvelles technologies par les militants.
De plus, l’environnement intra-parti est le lieu de relations horizontales entre les
différents groupes composant le parti. Cet espace est également le lieu d’interactions
entre les militants et entre les groupes grassroots n’ayant pas de liaisons officielles avec
63 Traduction libre de « get canned ».
76
le Parti démocrate. Cette toile d’organisations politiques internes observée sur le terrain et
décrite par les participants rejoint les travaux d’Allison (1971) effectués sur l’analyse de
la crise des missiles cubains de 1962. L’auteur énumère des modèles opératoires
complémentaires pour expliquer le comportement des gouvernements impliqués dans le
conflit. Pour Allison, le modèle du processus organisationnel stipule que le gouvernement
est un conglomérat composé de plusieurs organisations internes ayant tendance à
respecter leurs propres politiques et procédures. Pour ce qui est du modèle de la politique
bureaucratique, il énonce que ces organisations internes défendent leurs propres intérêts
et se livrent une lutte de pouvoir.
En comparaison, les modèles du processus organisationnel et de la politique
bureaucratique semblent être observés chez le Parti démocrate. En effet, le Parti est
composé d’un conglomérat d’organisations menant leurs propres objectifs politiques et
défendant une liste spécifique de causes. Le milieu démocrate est aussi un échiquier où
ces organisations sont en compétition et se livrent des luttes pour le pouvoir. Elles
souhaitent influencer la direction du parti ou encore mobiliser dans leur organisation, et
non pas chez les autres, le même ensemble de militants. Les militants dirigeants ces
groupes prennent donc part à ces joutes de pouvoir et adoptent des pratiques avantageant
leur organisation ou, à tout le moins, ne lui nuisant pas (selon trois militantes démocrates,
2011).
Cela évoque d’ailleurs les écrits de Michels (1971) sur les combats entre les groupes
politiques et leurs dirigeants. Selon lui, les partis sont parfois verticalement structurés par
plusieurs strates, causant des luttes entre les strates positionnées les unes sur les autres.
Dans d'autres cas, l'environnement est plutôt horizontal comme lorsqu'un conflit éclate
entre deux groupes d'une même strate, par exemple entre deux groupes locaux ou entre
deux groupes nationaux. Pour maintenir sa position de pouvoir, le dirigeant affronte alors
les prétendants, les adversaires idéologiques ou les rivaux personnels qui dirigent les
autres groupes (1971 : 172-173). La rivalité politique ne se vit donc pas seulement entre
les différents partis, mais également entre les membres et les entités qui composent le
même parti.
77
Or, les luttes de pouvoir de ces organisations internes sont visibles par le biais des
nouvelles technologies. Par exemple, Lynn m’expliquait que ce qui est communiqué en
ligne par son groupe grassroots prend la forme de positions officielles et s’inscrit dans le
jeu entre les organisations internes du parti : « We put it on the Facebook page, so you
should like that. And these emails become very important because, they become our
policy statements too » (Lynn, militante démocrate, 2011). Dans un même ordre d’idées,
cette autre participante raconte que faire pression sur d’autres organisations en
promouvant une position a des conséquences même si on le fait à travers les technologies
médiatiques :
Well, a good example is when, I think around Christmas time, there was theexpiration of the Bush tax cuts, that was a huge waist in the progressive community.So OFA obviously, being the president’s organization could not say anything. Andthen many progressive groups came out saying that the tax cut should expire and thatit was huge to give away that as a bargaining point. And the president gave it away inexchange for all kinds of things : the repeal of Don't Ask Don't Tell, etc., etc. Andpolitically like, it is a mixed bag that he did that. But it was, anyway, the Greater NewYork City for Change, like the board, we voted that we had go come out against thisaction because it was, it was just devastating on a lot of levels and a lot ofprogressive groups came out against this. So this is a huge, this is definitely amoment when many groups were like absolutely and completely against OFA andDNC. And we sent it out [through mails], and we got a lot of push back, a lot ofvolunteers did not like it. So, I mean, I think the volunteer group is the same fromOFA and all the other community groups like me, they will go with what seems to befun and what seems to be effective. But that was, yeah, that was definitely a timewhen... OFA staff did not say anything to us but certainly like the top volunteers wereaware of that. But, that is part of the course (Florence, militante démocrate, 2011).
Ces luttes de pouvoir laissent voir qu'elles mettent en jeu du capital social et symbolique
(Bourdieu 1986, 1987, 1994). Par exemple, une organisation interne ayant une position
officielle au sein de la structure du Parti démocrate bénéficiera d’un capital symbolique
attirant les militants. Depuis 2007, le Parti démocrate a recruté et intégré dans l’ensemble
de sa structure toute une nouvelle cohorte de militants attirés essentiellement par Barack
Obama. Malgré l'arrivée de militants dans des groupes ne travaillant pas pour le
président, c’est son organisation de campagne, Organizing For America, qui maintient le
poids politique du président au sein du milieu militant en faisant office de service
d’accueil pour la majorité des nouveaux militants au Parti (Lynn, militante démocrate,
2011). Cela fait écho à l’implication du capital symbolique dans la reproduction des
78
rapports de force (Bourdieu 1987). Puisque les nouveaux militants souhaitent aider le
président et son agenda, ils s’impliqueront davantage au sein de son organisation
officielle que dans les groupes grassroots ou que dans la structure traditionnelle du DNC.
D’autres organisations travailleront également avec OFA afin de profiter de son capital
social, pour bâtir leur réseau et pour cultiver des relations. Par la suite, la possession ou
l’acquisition de ce capital social peut s’avérer utile lorsqu’ils souhaiteront que leur
organisation travaille avec OFA ou lorsqu’ils mobiliseront les militants d’OFA (selon
deux militantes démocrates, 2011). Une participante décrit cette relation à travers son
identification organisationnelle :
No, I am first, the only reason I say I am first and foremost « for Change » and then,but I work mainly for, with OFA [is] because they have the greatest phonelist. And I,yeah, I definitely am connected strongly with OFA but I do other stuff of thereservation (Karen, militante démocrate, 2011).
Il n’y a pas que la représentation des organisations qui affecte les relations au sein du
Parti. Il en va de même pour des individus possédant un capital symbolique et social leur
permettant d’influencer les opinions et les pratiques des autres militants. Au fur et à
mesure que je m’intégrais au milieu démocrate, j’ai compris que le dirigeant d’un groupe
grassroots était très respecté et influent à New York. Ce militant est reconnu pour sa
capacité à « bien conduire » son groupe grassroots, à en avoir fait une réussite, pour avoir
recruté plusieurs militants établis, pour mener les rencontres de plusieurs groupes
grassroots, pour son implication dans le milieu syndical et pour avoir été sélectionné par
OFA pour rencontrer Barack Obama64. Bref, il est reconnu pour être l’un des meilleurs
organisateurs militants de New York. Ce militant influent discute donc avec beaucoup de
ses collègues en les rencontrant ou par le biais de forums virtuels et de courriels. Il les
écoute alors exprimer leurs frustrations et leurs craintes. Il est toutefois reconnu par les
participants pour être surtout un point de repère et quelqu’un ayant des réflexions
politiques pertinentes valant la peine d’être écoutées et partagées (selon six militants
démocrates, 2011) :
He is totally my mentor. Everything I have worked on, like we had a meetinglast night, I talked to him, ahead of time, and see what he thinks is important
64 Le président Obama rencontre fréquemment des bénévoles. Néanmoins, cela demeure un privilège utilisécomme une récompense pour les « meilleurs » bénévoles, les stagiaires ou les cadres.
79
to establish if we are organizing. I always get feedback on, because I am notreally an organizer, I am a [emploi65] (Karen, militante démocrate, 2011).
Ce militant a acquis une telle influence que la perception que les autres se font de son
capital social lui a valu le titre de « Godfather of New York » (Karen, militante
démocrate, 2011).
Issu de l’interaction entre les militants, le regard des autres forme une pression sur les
actions du militant. Entre autres choses, cette pression agit comme une contrainte sur la
communication en ligne des militants. Par exemple, en se côtoyant davantage semaine
après semaine, les militants apprennent à se connaître, à se respecter et forment des
relations d’amitié. L’esprit d’équipe devient alors sacré (selon trois militants démocrates,
2011). Le militant prend conscience qu’il ne représente pas uniquement son groupe en
tant qu’entité monolithique, mais également chacun des collègues qu’il respecte et
apprécie déjà. Il adaptera donc son comportement pour ne pas trahir l’équipe (Lynn,
militante démocrate, 2011). Par ailleurs, la volonté de bien paraître empêche les militants
de s’exprimer en ligne sur plusieurs tabous. Pour les participants à notre étude, on ne
discutera pas en ligne de sexualité (ibid.); on ne parlera pas négativement d’OFA, de ses
stagiaires et des employés en public (selon trois militants démocrates, 2011); on
n'abordera pas les sujets personnels et les relations amoureuses (selon deux militants
démocrates, 2011); on n'exprimera pas des propos racistes (James, militant démocrate,
2011); et finalement, on ne se permettra pas de louanger l’adversaire (Chavez, militant
démocrate, 2011). Cette camaraderie se voit aussi perçue comme une pression
contraignant également Cynthia qui refuse de récolter des fonds dans son réseau
(Cynthia, militante démocrate, 2011) et Lynn lorsqu’elle dit ne pas vouloir déranger les
militants en envoyant trop fréquemment des courriels (Lynn, militant démocrate, 2011).
Même chose pour Dale qui ne publie pas de photo de lui avec un verre d’alcool à la main
ou en état d’ébriété (Dale, militant démocrate, 2011).
Qu’ils soient bénévoles ou employés, ceux qui supervisent et coordonnent les activités
donnent des scripts et des « lignes de communication »66 aux militants participant aux
65 L’emploi de cette participante a été retiré pour ne pas permettre de l’identifier.66 Traduction libre de « talking points ».
80
séances téléphoniques et les tiennent aussi informés par courriels. Ces organisateurs
représentent donc les gardiens de la « ligne » de parti et de la cohésion des messages de
l'organisation aux yeux des autres militants. Le statut des superviseurs, qu'ils soient
bénévoles ou employés, est synonyme d'autorité et d'exemple à suivre. Pour
communiquer leur discours politique, les militants se réfèrent aux comportements des
superviseurs afin d'adopter une conduite exemplaire autant en ligne que hors ligne.
Certains participants s’attendent à ce qu’un organisateur respecte une attitude et certaines
pratiques attendues en fonction de son statut, sans égard à sa position dans la structure du
parti (selon trois militants démocrates, 2011). La pression du regard des autres est donc
interreliée avec la représentation du statut. Le rôle joué par le militant est associé à un
certain nombre de bonnes conduites. À ce sujet, Floyd raconte :
F.L. – What about the internet in that field, I mean ? As a volonteer could you writeor state or publish anything you want on the web ? As a volonteer.Floyd – Yes and no. I think you can, you are able to technically, yes, but if you wantto be invited to participate as an organizer or to play a lead role in events, you couldeasily write yourself out of them by what you say. F.L. – Because somebody will ?Floyd – Take offense, will think it is inappropriate, take it as a sign of, like you arenot really a team player, etc.F.L. - It is important to be a team player ?Floyd – Oh, yeah. Yes. Critical. Absolutely critical. There is a certain personality typeand this comes from the top, I think this comes from the top.[…]F.L. – [...] But the summer organizer then write what he want on Facebook ? Eventhat « Obama is an asshole » ?Floyd – No. F.L. – Why ? [There] is not suppose to be free speech ?Floyd – He would lose his credibility as a summer organizer because he has peoplewatching his every move. People will stay aware of what he is doing or saying, he isnot free to do that in reality. In theory, he is, if he’s ready to it (Floyd, militantdémocrate, 2011).
C’est une notion partagée que les militants qui souhaitent devenir cadres ne peuvent pas
écrire ou faire n’importe quoi. Par ailleurs, nous reviendrons sur cette norme dans le
prochain segment portant sur la culture. Toutefois, on constate que la pression du regard
des autres s’entremêle avec l’allusion de conséquences pour les délinquants. En effet,
froisser les autres militants peut résulter en un bris de leur relation, voire à l’exclusion du
groupe ou même carrément, du milieu militant (selon trois militants démocrates, 2011).
Norman, lui-même un summer organizer, abonde dans le même sens. Il refuse de
81
partager en ligne des éléments négatifs sur le président, parce que cela pourrait le faire
mal paraître, tout en admettant que ce refus n'est pas lié à des pressions externes, mais
plutôt le fruit de sa propre communication libre de contraintes : « I am free to share or not
share, based […] on my views and the way I want people to see things » (Norman,
militant démocrate, 2011). Ce qui nous amène à considérer que la pression sur les
militants d'adopter une bonne conduite, surtout en ce qui concerne leurs propos en ligne,
n'est pas toujours ressentie comme une contrainte, mais plutôt comme une norme allant
de soi, partagée et admise au sein du milieu militant.
4.2.2 – Culture et normes du Parti démocrate
Des normes, valeurs et coutumes partagées transparaissent de mes observations sur le
terrain ainsi que des propos des participants rencontrés dans le cadre de cette recherche.
Ma démarche ethnographique m'a permis de circonscrire quelques éléments issus d'une
« culture démocrate ». Bien que cette culture est constamment en redéfinition, on y
retrouve : 1) une responsabilisation des militants; 2) une norme du dialogue; 3) une
notion partagée du réalisme politique; et 4) une perception des démocrates d'eux-mêmes.
Notons que ces éléments culturels ont été décelés autant chez les militants d’OFA qu’au
sein du DNC new-yorkais et dans les groupes dits grassroots.
La perception qu’ont les démocrates d’eux-mêmes fait partie de l’imaginaire collectif des
participants rencontrés. En effet, plusieurs militants rapportent que le Parti démocrate est
le « big tent party », fort d'une diversité sociale, ethnique et politique. Selon eux, cette
diversité rend habituels les désaccords, les mécontentements et les débats autant au sein
du parti qu'à l'extérieur, c'est-à-dire publiquement. D’ailleurs, la possibilité de débattre et
d'échanger librement y est un principe fondamental (selon neuf militants démocrates,
2011). Néanmoins, les données recueillies n’ont pas permis de lier cette vision à
l’utilisation des nouvelles technologies. Dans le contexte où la présente étude est
exploratoire, je présente cette perception en espérant que d’autres chercheurs pourront s’y
pencher. Cette perception fait néanmoins partie de la culture démocrate et les nouveaux
militants l'adoptent au fur et à mesure qu'ils s'y intègrent.
82
Dans un autre ordre d’idées, les militants s’impliquant dans les groupes grassroots et
chez OFA clament être les membres d’un « mouvement » ayant comme héritage le
community organizing (voir également OFA 2011). Tel que mentionné précédemment, la
campagne présidentielle d’Obama fut identifiée comme étant grassroots, c’est-à-dire
dirigée et coordonnée par une base militante et populaire (Clayton 2010), et celle de Dean
fut qualifiée « d’anti-establishment » (Trippi 2004). Ces campagnes constituent
désormais le mythe d'un mouvement axé sur le changement comme le suggère Lynn
(militante démocrate, 2011) : « To some people, there’s still this myth of the Obama
movement, you know ». Lors des activités et des réunions d’Organizing For America, j’ai
pu reconnaître les techniques et notions de base du community organizing décrites par
Schutz et Sandy (2011). Comme l’expose le guide des organisateurs Fall Fellows d'OFA,
« Our work is grounded in the knowledge that community organizing has been the engine
behind societal change for centuries, and is an important part of the President's
background » (OFA 2011 : 3). De plus, ce guide identifie la structure hiérarchique des
équipes locales comme étant une « structure d’organisations grassroots » (ibid. : 6; voir
la copie de la structure en annexe 3). Ces éléments culturels forment l’image d’une
organisation qui ne se perçoit pas comme un parti politique, mais bien en tant que
« mouvement politique ».
Cette représentation place les militants au cœur des actions de ce « mouvement
grassroot » et les rend responsables de ses réussites en remettant symboliquement son
contrôle entre leurs mains. Le « changement » survient uniquement par l’intervention de
l’individu et de la communauté locale, s’inscrivant ainsi dans l’imaginaire de la
participation citoyenne américaine (Almond et Verba, 1963). En effet, lorsqu’on visite les
locaux d’OFA New York, on trouve une abondance de photos de militants et d’affiches
faites à la main annonçant « I’m In », « Respect, Empower, Include », « Thank You », ou
encore « Keep the Change Coming ». Également, le « we » est fréquemment utilisé dans
les activités sans égard à la position hiérarchique du locuteur et introduit le travail des
militants dans leur représentation collective du « mouvement », tel que l’entend Ganz
(Schutz et Sandy 2011 : 115). Par conséquent, le militant est identifié par le parti comme
83
étant le moteur des opérations partisanes. Cette représentation symbolique est porteuse de
sens, car le parti affirme n'être plus dirigé par une élite de stagiaires et d’employés. Il se
targue plutôt d'être composé et identifié dans son entièreté par les militants qui le
composent. En d’autres termes, les militants « sont » le mouvement grassroot.
Que ce soit chez OFA ou dans la structure traditionnelle du DNC, j'ai pu constater que les
cadres sont ouverts à l’arrivée et l’intégration de nouveaux militants. Ces nouveaux
militants sont invités à prendre une part active et à « faire partie de la solution » (Maria,
militante démocrate, 2011). On utilise l'empowerment (OFA 2011 : 2, 7) pour motiver les
militants. La rhétorique du parti et les discussions avec d’autres collègues inspirent le
militant à s’impliquer davantage et à participer à des activités afin de concrétiser le
« changement » souhaité. De plus, s’il travaille suffisamment fort, le militant peut
prendre de nouvelles responsabilités :
It's people who weren't elected to those positions, but who, simply put, have sometime, who are good. It's also a system that's built on competence, which is importantaccording to me. [...] Those who are good will get promotions and they'll get moreresponsibilities (Marvin, militant démocrate, 2011).
Lors de mon immersion, j’ai participé à un camp de formation pour les dirigeants des
équipes locales (NTL). La rhétorique employée par les formateurs et les cadres présents
invitait tout un chacun à se responsabiliser et à prendre en charge des activités, des postes
et éventuellement la direction d'une équipe locale. Pendant cette formation, j’ai donc écrit
la note suivante dans mon journal de terrain :
J'avoue moi-même avoir une émotion! Je me sens impliqué dans ce mouvement parceque je sens que rien ne m'arrête, sinon ma volonté et mon horaire. En bref, je sais queje peux partir des groupes, faire du militantisme, aider où je le veux, quand je leveux. « Sky is the limit » à OFA. C'est puissant comme sentiment, tu as l'impressionde faire une différence (Journal de terrain 2011).
Ce sentiment est partagé par les militants qui, à travers la perception de former un
mouvement grassroots, estiment pouvoir influencer sa direction s’ils le prennent en
main :
It’s such a good point of decentralization because they come up with all of thesestrategies for what like the Democratic Party should do. And they all think thatthey’re the one that’s like gonna implement this stuff, the strategy for the entireDemocratic Party. And you, I mean, you wanna laugh but I’m so admiring of them
84
because they feel such of part of it. They fell like they have that power (Lynn,militante démocrate, 2011).
Exprimant un sentiment similaire, une participante me raconta comment elle avait
commencé à militer au Parti démocrate. Ce que son anecdote révèle, c’est que la
responsabilisation est une rhétorique qui se matérialise dans les pratiques des militants
inspirés par leur implication dans le « mouvement du changement » :
Hmm, I remember the first event that I ever organized… I, I asked this person if hegonna organize this event but, to watch the primary results for some states, he said« well, I’m not gonna do it, but if you want to, you can » and I said « what do I do »?And He said « call, call the bar and tell them that you wanna reserve that room andthem go on MyBO and post-it on MyBO ». So I had to go and figure out how to postit on MyBo and so… it definitively made it easy to, hmm, we used to use MyBO forevery event, after the election we used to use it for every single thing we did, forhealth care.[…] And I felt really useful. And I felt like I was really contributing (ibid.).
Dans cet extrait, l’organisateur motive la militante à organiser sa première activité, ce
qu’elle peut faire avec l’appui des nouvelles technologies. Ce sont des interactions hors
ligne entre militants et organisateurs qui structurent l’utilisation des nouvelles
technologies. Dans ce cas-ci, la responsabilisation amène le militant à utiliser les outils en
ligne qui facilitent l’organisation d’actions politiques.
De manière complémentaire, la responsabilisation s’accompagne également de normes
limitant les pratiques, dont celles en ligne. En effet, en encourageant les militants à
prendre des positions de directions ou à organiser leurs propres activités, on encadre les
pratiques par la description précise du déroulement des activités67, ainsi que des postes et
des responsabilités. Le militant motivé par la responsabilisation ne se construit pas lui-
même, il doit se positionner à l’intérieur d’un ensemble de comportements et de fonctions
attendues de lui (OFA 2011).
Les stagiaires, par exemple, savent exactement ce que la direction attend d’eux. Leur
mission et les « bons » comportements sont explicitement écrits dans leur guide du
militant et verbalisés lors de leur camp d’introduction (OFA 2011 : 3). Ils jouent alors un
rôle défini à la fois par l’organisation, mais également par la perception qu’ont les
67 OFA distribue à ses militants des guides de préparation et déroulement d’activités.
85
militants de ce rôle. Selon un participant, les summer organizers doivent montrer
l’exemple. Il affirme d’ailleurs essayer de suivre cet exemple, même s’il n’est pas lui-
même stagiaire (James, militant démocrate, 2011). Pour une autre militante rencontrée,
ils doivent être exemplaires dans leur utilisation des nouvelles technologies. Selon elle,
les employés et les stagiaires doivent penser aux conséquences avant d'utiliser Facebook
(Lynn, militante démocrate, 2011). Planifier quelques activités à l’occasion ou occuper
une position bénévole, c’est aussi s’intégrer à la structure hiérarchique du parti. Ainsi,
pour un militant, critiquer publiquement l’organisation, c'est se critiquer lui-même. Les
militants adaptent leurs communications en ligne selon le comportement attendu et selon
ce qu'ils pensent de l'organisation :
I might say something [online] about Obama but I wouldn’t say something negativeabout the organization. His campaign, I wouldn’t… […] But no, I don’t generallythink negatively about all those organizations. I think they’re all doing the best theycan (ibid.).
Pour d’autres participants, la responsabilisation ne modifie pas leurs comportements. Au
contraire, certains deviennent si responsables et habitués à l’idée de contrôler le
« mouvement » qu’une série de déceptions et de confrontations avec l’organisation les
amène à quitter, convaincus qu’ils n’ont pas l’influence nécessaire pour changer le parti :
One of the things Obama struggles with is he empowered all these people to thinkthat they were in control and they weren’t. […] As the three year had passed, we’veall developed our own path in this political system. That is some people have, youknow… Some people have continued to be very very loyal to Obama and that’s great.And then, there are other people who felt like their role as organizers, as activists wasto be… Hmm, to the left of Obama (Lynn, militante démocrate, 2011).
Les militants rencontrés ont également exprimé une notion partagée semblable à une
réalpolitik à l’échelle de ce qui est, à leurs yeux, la joute partisane. Plus précisément, je
définirai inductivement la notion partagée du « réalisme politique » comme étant l’idée
selon laquelle la participation d’un militant doit avantager, ou ne pas nuire, la cause ou
l’organisation à laquelle il adhère (selon neuf militants démocrates, 2011). En ce sens, il
s’agit d’un calcul fondé sur des aspects pratiques et les intérêts de la cause défendue ou
de son organisation, plutôt que sur des notions éthiques ou normatives, telles que la
liberté d’expression.
86
Plusieurs militants ont souligné l’importance de ne pas nuire au Parti démocrate ou à leur
groupe politique en s’exprimant, y compris par le biais des nouvelles technologies :
And about free speech… Again, everyone’s allowed to say whatever they want…And you can’t control that. But you… can talk to them and say « listen, we’re notgoing to win if everyone who support candidate A calls everyone who’s friend ofcandidate B a douchebag. It’s just not gonna happen, we gonna look bad, so don’t doit. » And you suggest it, and you hope that they want your candidate to win enoughthat they will listen to you (Dale, militant démocrate, 2011).
Même si plusieurs participants ont exprimé tenir à leur liberté d'expression, d’autres ont
néanmoins estimé que la censure pouvait être « justifiée » dans certaines situations. Entre
autres, les militants ne peuvent pas s’exprimer librement lorsqu’ils font des appels
téléphoniques pour identifier les sympathisants ou pour convaincre des électeurs. Dans
cette situation, il est approprié selon eux de suivre les scripts distribués68 et de respecter
les lignes de communication. Afin d’atteindre les objectifs d'une séance d'appels, le
militant peut aller jusqu’à faire croire à son interlocuteur qu’il partage son opinion (selon
quatre militants démocrates, 2011). Les militants ne suivant pas cette norme, c’est-à-dire
ceux qui s’expriment librement ou se disputent au téléphone, sont qualifiés
d’incompétents ou d’inexpérimentés (James, militant démocrate, 2011).
Par conséquent, les militants doivent se montrer « pragmatiques » et souhaiter d’abord
favoriser leur parti, plutôt que de défendre, coûte que coûte, leur liberté d’expression.
Aller à l'encontre de l'organisation semble contre productif et inutile, selon Karen : « And
also, it does no good to be super-negative […] if you can't say something nice don’t say
anything at all » (militante démocrate, 2011). Certaines situations sont alors identifiées
comme étant des « moments et des lieux » où la liberté d'expression est tolérée.
Communiquer avec des électeurs n’est pas l’une d’entre elles, c’est plutôt un « moment
précieux »69 devant être rentabilisé :
I think that you have few, fewer and fewer precious moments with voters and it’smuch, it’s much more effective to spend that time talking about what’s good aboutyour candidate, what’s good about your campaign, why you’re right, rather thattaking all that time talking why that person’s wrong. There’s been, there’s always in a
68 Lors des séances d’appels téléphoniques, le responsable de l’activité distribuera un script spécifiantprécisément le texte à dire lors des appels téléphoniques. Ces scripts participent donc à l’encadrement desdiscussions avec les électeurs.69 Traduction libre.
87
campaign, there’s places and there’s gonna be times when you're gonna go negative,but being positive is really where you wanna be (Dale, militant démocrate, 2011).
On constate comment les militants estiment qu’il n’est pas « efficace » de s’exprimer
librement dans cette situation. Cela leur semble aller de soi alors que, selon eux, le
militant ne pourra jamais être entièrement en accord avec les positions de son parti ou de
son organisation : « I mean that is just, it is just how it goes », explique Olivia (militante
démocrate, 2011). Toujours en ce qui concerne le pragmatisme, Pamela me dit vouloir
militer pour la réélection d'Obama même si elle avoue être déçue de lui (Pamela,
militante démocrate, 2011). Ces situations illustrent que faire des compromis est
également une composante de ce réalisme politique dont font preuve les militants
rencontrés.
L’adhésion au réalisme amène donc le militant à adopter un comportement pragmatique.
Toutefois, même s’il demeure pragmatique, il est bien difficile de savoir ce qui peut être
dit et ce qui doit être omis lorsqu’un militant s’exprime. Selon Cindy, c'est du cas par cas,
mais l'important est d'être en tout temps campaign appropriate :
F.L. – What is campaign appropriate?Cindy – I guess [rires], I mean, I have cursed on my Facebook before, but it has to dowith like, it is hard to say honestly what is campaign appropriate. You can’t know,you take it situation by situation, so if someone post a nude picture on the wall youare gonna delete that so that can be inappropriate but when, you know, if you havebeen through an argument with someone on a certain issue, it is hard to say what canbe appropriate because it just depends on languages and the content and stuff likethat. Usually it is, like inappropriate for any other situation it would not be campaignappropriate. So, if you can’t say it in front of a teacher or any, you know, don’t say iton Facebook (Cindy, militante démocrate, 2011).
Cet extrait révèle que le réalisme est subjectif et s'inscrit dans ce que le militant évaluera
comme étant inapproprié. Cette subjectivité est néanmoins encadrée par la volonté de ne
pas nuire à son parti ou sa cause. Par exemple, lorsque j'ai interrogé Cindy sur la capacité
des militants à s'exprimer de manière à refléter les lignes officielles du parti, elle a
répondu :
For the most part, they are pretty [on message], if they go against what [Obama] say,they are not loud about it. They can’t be because then it would show a divisionamongst the party and you don’t want to show that because this is a weakness (ibid.).
88
Selon elle, exprimer publiquement son désaccord est inappropriée parce que cela nuit au
parti. Plusieurs participantes ont raconté des anecdotes où elles se sont censurées en ligne
afin de ne pas nuire aux chances de leur organisation (selon trois militantes démocrates,
2011). Cela révèle que le réalisme peut s’opérer consciemment à travers la praxis des
militants.
Après le réalisme et la responsabilisation, les pratiques de l’écoute et de l’expression de
soi ont largement été observées au sein du milieu militant de New York. Mais ce ne sont
pas uniquement les militants rencontrés qui valorisent ces pratiques. J’ai pu remarquer
comment les organisations des branches du DNC, d’OFA et les groupes grassroots ont
ritualisé plusieurs moments s’inscrivant dans ce que je définis comme étant la « coutume
du dialogue ». Sur le terrain, j’ai noté que les employés et les bénévoles ayant des
positions de directions ou de responsabilités avaient également des pratiques ritualisant
l’écoute. Cela prenait forme en demandant l’opinion des militants autant en ligne que
dans les rencontres en personne. D’abord, après la plupart des activités auxquelles j’ai
participé, les militants continuaient à discuter entre eux. Aux rencontres mensuelles du
club démocrate d’Astoria (DNC), on accueille les commentaires des sympathisants et
militants présents. Ces derniers posent alors des questions à l’exécutif local et aux élus.
Dans un même ordre d’idées, on s’assoit avec les nouveaux militants en one-on-one et on
invite chacun des participants d’un house meeting d’OFA à s’exprimer. Dans les deux
cas, le militant a l’occasion de se présenter, d’exprimer les raisons qui l’ont mené à se
présenter à l’activité et pourquoi il appuie le président Obama. Lors d’un camp de
formation pour les organisateurs militants et dirigeants des équipes locales (NTC) auquel
j’ai assisté, la directrice de terrain70 se livra à une séance de questions. Elle écouta
patiemment chacune des interventions sans les interrompre, même lorsque les propos
étaient conflictuels ou qu’ils confrontaient l’autorité du parti. Par la suite, elle leur
donnait des réponses, expliquant des décisions, relativisant des situations.
En ligne, le média social interne NationalField est techniquement conçu pour transmettre
les opinions des militants et des employés aux niveaux supérieurs de la hiérarchie. Selon
70 Tel qu'indiqué précédemment, traduction libre de « field director ».
89
Floyd, l’outil est réellement utilisé afin d’écouter et d’impliquer la base militante dans le
processus décisionnel d’OFA par l’intégration de leurs commentaires (Floyd, militant
démocrate, 2011). Dans un autre ordre d’idées, une participante rencontrée m’explique
que la gestion de son groupe grassroots par le biais des nouvelles technologies représente
quelques défis. En effet, tous les dirigeants du groupe veulent s'exprimer sur les décisions
à prendre et sur la coordination des activités à venir. Selon elle, l’envoi constant de
courriels portant sur la gestion du groupe complexifie la prise de décision en rendant les
débats interminables (Lynn, militante démocrate, 2011). L’habitude des militants à
s’exprimer au sein des groupes est aussi une pratique répliquée en ligne. L’utilisation des
nouvelles technologies, notamment des courriels, des forums et des médias sociaux, pour
échanger sur l’actualité, coordonner des activités ou gérer son organisation, forme
virtuellement une continuité du milieu militant et de ses interactions hors ligne.
Par ailleurs, la coutume du dialogue sert à canaliser les craintes et les frustrations à
l’intérieur du parti, limitant du même coup l’expression externe de messages nuisibles.
En favorisant l’expression de soi pendant leurs activités, les militants se vident le cœur à
l'interne plutôt qu'en public (Karen, militante démocrate, 2011). De plus, le militant sait
qu'il existe à l’interne des forums de discussion où il pourra se faire entendre et tenter
d'influencer les prises de décisions ou encore la direction des opérations (Florence,
militante démocrate, 2011). En ligne, les chaînes de discussion par courriels entre les
militants n’échappent pas à cette pratique, car : « in fact, a lot of it is venting » (ibid.).
Pour Saul, le dialogue au sein d’un cercle ou d’une organisation militante favorise la
formation d’un esprit d'équipe. Ces pratiques d’écoute et de partage d’opinions peuvent
créer des « liens dans l’organisation »71 et doivent devenir une habitude afin de les
maintenir (Saul, militant démocrate, 2011). La coutume du dialogue est donc perçue
comme étant bénéfique pour le parti, prenant parfois la forme d’un capital social :
F.L. – First, how do you feel about this? About the fact that you are just, you aredirectly in a relationship, volunteers with [your field director]? How do you feelabout this ?Floyd – I think it is good. I think it is valuable. We have a lot of contacts with thestaff persons, absolutely. They can tell us what the staff is up to, we can tell themwhat we are up to. If they have a problem with what we are doing, they can tell us, if
71 Traduction libre.
90
we have a problem with what they are doing we can tell them. Yeah, absolutely. Ithink that is very valuable (Floyd, militant démocrate, 2011).
Pour Marvin, l’échange au Parti démocrate n’est pas forcé : « But it is quite spontaneous.
[...] We won't tell people "now we're gonna talk" » (Marvin, militant démocrate, 2011).
Selon lui, les militants n'ont pas peur d'exprimer leurs opinions et de poser des questions.
Pour d’autres participants, la coutume du dialogue entre les cadres du parti et les militants
est strictement cosmétique. Selon eux, il s’agirait d’une tactique de gestion du personnel,
en ce sens qu’elle permettrait aux militants de se sentir écoutés, sans toutefois prendre en
compte ce qu’ils ont à dire (selon deux militants démocrates, 2011). Ainsi, cette
participante partage le sentiment que lui suscitent les échanges avec les cadres :
« I feel that we are being talked to, they can keep trying to make us feel like theywant to know what we feel, but I don’t know if that is true. I feel, I am being talked toor talk with » (Pamela, militante démocrate, 2011).
Un autre militant rencontré abonde dans le même sens :
F.L. – So, in your opinion, is the DNC or OFA opened for, to be precise, debate,opened to free speech, open for diversity of opinion ?Floyd – I would say on paper it is. In reality, it is not. It pretends to be, it has moretools in place, like your local stand person or whatever, where you can theoreticallyyou can engage in with, but it is the appearance of that ability (Floyd, militantdémocrate, 2011).
Saul fait partie des ceux qui croient que l’ouverture présentée aux militants est en fait une
tactique. Il se dit toutefois convaincu que certaines organisations démocrates prennent en
compte l’opinion des militants :
The opportunity for free discussion, debate, people listening to your ideas, in a scaleof one to a hundred, […] I would say, so, in the context of the New York StateDemocratic Party, 7. […] A labor union, 25, okay? […] Organizing for America 50,50 […] our grass roots level. No inhibition whatsoever. And even in a higherhierarchical stuff it is a little more diplomatic maybe but still, right ? (Saul, militantdémocrate, 2011)
Les militants des groupes grassroots seraient moins liés par des relations de pouvoirs et
cela permettrait à ces groupes d’être plus flexibles. Néanmoins, même chez OFA,
l’incorporation des commentaires des militants serait limitée. Plusieurs témoignages
révèlent que l’organisation prend en compte les commentaires sur des « choses sans
importance »72, mais que changer les stratégies ou les positions politiques est très ardu
72 Traduction libre de « not symbolic kinds of things » (Alan, militant démocrate, 2011).
91
(selon cinq militants démocrates, 2011). Selon Saul, cette difficulté d’incorporation « est
presque culturelle »73 (Saul, militant démocrate, 2011).
Bref, ces exemples d’expression et d’écoute mettent en perspective le caractère ritualisé
de ces pratiques. D’abord, la coutume du dialogue s’inscrit dans l’idée selon laquelle le
Parti démocrate est un mouvement grassroots conduit par sa base militante. Également,
la répétition de moments formels et codifiés par le biais de guides et de procédures
spécifiques (OFA 2011) suggère que la coutume serait une tactique des cadres contribuant
à canaliser l'expression des militants au sein des forums internes.
Ainsi, une microculture démocrate, c’est-à-dire la présence des normes et valeurs
partagées au sein du milieu démocrate, pourrait structurer les pratiques des militants.
Parallèlement, les pratiques en ligne seraient également structurées par ces contraintes
culturelles. Les données recueillies sur le terrain semblent indiquer que l’utilisation des
nouvelles technologies dans le contexte du militantisme politique n’est pas suffisante
pour faire contrepoids aux contraintes quotidiennes vécues par les participants dans le
cadre de leurs fonctions militantes. La coutume du dialogue, la responsabilisation des
militants, leur perception de prendre part à un mouvement politique et une vision
pragmatique du militantisme s’entremêlent aux relations de pouvoir pour encadrer le
militant par toute une série de contraintes perçues et invisibles. Ces contraintes s’opèrent
donc à travers les interactions sociales des acteurs du milieu militant.
4.2.3 – Socialisation et reproduction des contraintes quotidiennes
La socialisation est un processus d’apprentissage de la culture et de la reproduction de
l’ordre social (Bourdieu et Passeron 1964, 1970; Ibrahim 2011). En plus de construire
une identité démocrate, les règles du jeu, les valeurs et les normes de l’environnement
sont apprises par l'interaction et le dialogue entre les membres du milieu. Ainsi, en
comparaison aux données recueillies, les contraintes culturelles et relationnelles (relations
de pouvoir) s’inséreraient dans les processus de socialisation des nouveaux militants,
étant perçues comme inhérentes au quotidien de la vie militante.
73 Traduction libre.
92
Même si le Parti démocrate recrute de nouveaux militants par le biais des séances
téléphoniques ou du réseau personnel des militants impliqués, faisant ainsi écho à la
méthode snowball (Gray 2004; Kish 1965), les nouvelles technologies font également
partie de ce processus. En effet, les sympathisants contactant virtuellement une première
fois le Parti démocrate, que ce soit en s’inscrivant à la liste des courriels ou en le
finançant, sont automatiquement ajoutés dans la base de données VoteBuilder et invités
ensuite à « faire partie du mouvement », c’est-à-dire se joindre aux activités des militants.
Ainsi, la socialisation au vocabulaire, aux normes et aux coutumes du milieu débute
pendant la transition entre l'espace virtuel et l'espace hors ligne, c'est-à-dire lorsque le
sympathisant débute son intégration en ligne et qu'il la poursuit graduellement en dehors
du Web, au sein du milieu militant. L’invitation des sympathisants par courriels
communiquant une rhétorique responsabilisante est un exemple éloquent de cette
transition, alors que cette rhétorique se poursuit lors des activités militantes.
Les activités auxquelles participent les militants sont ritualisées autant au DNC, qu’à
OFA ou encore au sein des groupes grassroots. Chez OFA, les guides et les formations
suggèrent des directives et un déroulement strict des activités (OFA 2011). Dans la
structure traditionnelle du DNC, des rencontres mensuelles permettent aux participants de
questionner et d’exprimer leurs opinions à l’exécutif local et aux élus présents. En ce qui
à trait aux groupes grassroots, leur processus décisionnel débute par un débat sur l’enjeu
soulevé et se scelle généralement par un vote ou l’expression d’une décision majoritaire.
Ainsi, la socialisation des militants est un processus suivant un itinéraire sacralisé dans
des moments et des activités circonscrites. Ces rituels participent de la socialisation des
militants impliqués en posant un cadre qui expose les contraintes du milieu, les
conditions de l’influence du militant et les objets de savoir à acquérir.
L’un des moments clés du processus de socialisation est l’accueil des nouveaux militants.
Chez OFA par exemple, des activités codifiées, comme les one-on-one et les house
meetings, servent explicitement à « l’introduction » du militant et à connaître
l’organisation. Régulièrement, des activités sociales dans les cafés et les bars sont
93
planifiées afin d’y écouter les débats ou pour agrandir le réseau de contacts personnels du
militant. Le nouveau militant est alors exposé aux anecdotes et à des situations contenant
des représentations culturelles. Ce faisant, les intentions politiques des nouveaux
arrivants sont tempérées par les explications des initiés sur les règles du jeu. Par la même
occasion, des relations et des amitiés se bâtissent par l’échange et la discussion avec les
initiés. D’ailleurs, certaines relations entre militants peuvent devenir similaires à une
forme de mentorat où l’initié offre ses conseils et participe à la construction de la
compréhension du milieu du profane (selon cinq militants démocrates, 2011). À ce
propos, Orlando me raconte que : « some of them has been there since the 60’s. I really
take my cues from them and follow their example » (Orlando, militant démocrate, 2011).
D’autres activités pédagogiques servent à l’acquisition de compétences et de
connaissances. C’est le cas notamment des camps de formation, ou encore de
rassemblements d’une poignée de militants pour apprendre à utiliser Twitter. En insérant
ces connaissances à l’intérieur d’un imaginaire partagé comprenant des règles de jeu et
des normes, les formateurs participent également à l’apprentissage de celles-ci. Le
formateur des séances d’appels téléphoniques, par exemple, explicite que les militants
doivent faire preuve d’efficacité en ne s’éternisant pas avec des interlocuteurs
réfractaires, tout en maintenant une agréable ambiance. Le militant est, avant tout, invité
à porter son attention sur le nombre d’appels effectués et le responsable des séances est
mandaté de s’en assurer. Cette supervision fait également écho aux consignes des cadres
et autres guides pratiques stipulant le déroulement « normal » d’activités (OFA 2011).
Ces exemples de socialisations mettent en perspective que l’intégration du militant
permet une incorporation progressive aux contraintes du milieu prenant la forme d’un
processus continu d’ajustement aux règles et aux normes.
Un tel processus rejoint les travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) portant sur
l’accès aux études supérieures et la reproduction d’un ordre social permit par 1) la
reproduction de la hiérarchie sociale et 2) la reproduction de la légitimité du système à
l’origine de cette hiérarchie. Pour Nay (1998), la sélection des employés et candidats
politiques participe justement à la reproduction de l’ordre hiérarchique. Nay utilise la
94
notion de « règles institutionnelles » pour appréhender en quoi des normes formelles et
informelles encadrent la sélection. En fait, nos données semblent appuyer cette théorie.
Par exemple, OFA New York, avec l’approbation de son siège social à Chicago,
sélectionne des stagiaires (summer organizer, fall fellow) ayant pour mandat de
reconstruire les équipes locales. Ces derniers le font d’ailleurs avec l’appui de formations
et des guides pratiques (OFA 2011; selon deux militants démocrates, 2011). Ainsi, les
équipes sont structurées comme l’entendent les autorités (OFA 2011) et les dirigeants
locaux sont sélectionnés par ces stagiaires avec la collaboration des militants locaux. De
plus, lorsqu’un militant souhaite obtenir plus de responsabilités, devenir stagiaire ou
obtenir un emploi au sein du parti, il embrasse les règles du jeu et accepte les normes de
l’institution plutôt que de les rejeter afin de ne pas nuire à ses chances d’être sélectionné,
comme l’ont expliqué plusieurs participants (Bobby, militant démocrate, 2011).
L’exemplarité entre militants pourrait aussi participer à la reproduction de l’ordre
hiérarchique. Les cadres et les militants possédant un grand capital social servent de
modèles et agissent parfois comme mentors. Des participants disent prendre exemple sur
eux et tentent d’émuler leur comportement (James, militant démocrate, 2011). On perçoit
dans ces situations le caractère cyclique de la reproduction hiérarchique. Le parti
maintient son contrôle sur les positions d’autorité au sein de sa structure, permettant ainsi
à son tour la sélection des militants responsabilisés et des stagiaires selon leurs critères.
Un nouveau militant est introduit et exposé aux normes du parti, puis se positionne au
sein de la structure, pour finalement accueillir et former, à son tour, les nouveaux
militants. Les militants embarquent alors dans le système de leur propre domination.
En ce qui concerne la reproduction de la légitimité, on constate que les activités
d’apprentissage ritualisent la légitimation de l’autorité du parti sur ses militants. En effet,
elles instituent une légitimité à l’arbitraire par la compétence et l’expertise que semblent
posséder le formateur et les cadres y participant. En même temps, des militants ne
peuvent pas se réclamer légitimement de l’autorité de certaines positions ou statuts sans
avoir traversé le rite de passage qu’est une formation, comme c’est le cas notamment
pour les stagiaires d’OFA. Par conséquent, on comprend que ces moments sont dotés
d’une efficacité symbolique : ils agissent sur la représentation partagée du réel et
95
participent à la construction de l’identité des acteurs (Mollo-Bouvier 1998 : 75). Par
ailleurs, la rhétorique responsabilisante associée à cette perception de faire partie d’un
mouvement grassroots s’inscrit également dans la reproduction de la légitimation de
l’autorité. Les détenteurs de l’autorité seraient légitimes puisqu’ils sont des citoyens qui,
comme n’importe quel militant démocrate, font partie du mouvement grassroots,
évoquant ainsi l’accessibilité de ces postes et le caractère populaire de ses détenteurs.
Ainsi, la détention de leur position reposerait exclusivement sur leur expérience et tout
militant pourrait y accéder éventuellement (Marvin, militant démocrate, 2011).
À l’exception des sympathisants partageant uniquement le matériel promotionnel des
démocrates par le biais des nouvelles technologies, mon immersion et les rencontres avec
les participants n’ont pu révéler l’existence de « militants Web » naviguant en parallèle
du milieu démocrate hors ligne de New York. Les pratiques en ligne s’insèrent au sein du
même processus de socialisation des normes et coutumes du parti. En effet, les nouvelles
technologies sont utilisées par des participants pour continuer à vivre leurs relations de
mentorat (selon deux militants démocrates, 2011), ou encore lors des formations des
militants (Orlando, militant démocrate, 2011)74.
4.2.4 – Résistance à la socialisation et autres voies
Il reste alors à se demander si les militants de New York sont tous contraints lors des
activités militantes et dans leurs pratiques en ligne. Est-ce que les potentiels de
décentralisation et de communications transparentes offerts par les technologies
médiatiques se voient modifiés à tous coups pour n'être rien de plus que ce qu'est le
militantisme en face à face? Certains éléments pourraient nous laisser croire que les
cadres et dirigeants locaux ont réussi à imposer leur autorité tant au sein du milieu
74 « Digital divide » : L’une des caractéristiques de cette recherche est d’être exploratoire. À cet effet, mesobservations sur le terrain n’ont pas présentée de situation où la capacité des bénévoles à utiliser desnouvelles technologies influençait leur capacité à y exprimer librement des messages « innapropriés » pourla campagne ou à décentraliser les efforts du parti. Sur le terrain, j’ai côtoyé des bénévoles âgés qui étaientla plupart du temps à l’aise avec les ordinateurs, les bases de données, les médias sociaux, les forums enligne, les logiciels d’édition numérique (photoshop), etc. Néanmoins, les participants ont souligné àquelques reprises l’existence d’un fossé entre les capacités des jeunes à utiliser les nouvelles technologieset celles des militants plus âgés (selon trois militants démocrates 2011).
96
militant que dans l’espace virtuel par le biais de rapports de force et de la conversion des
militants à une microculture démocrate. Mes données tendent cependant à suggérer autre
chose : le suivi en ligne des normes et mécanismes du milieu hors ligne est un
phénomène tributaire du degré de conversion et d’intégration du militant dans le milieu
observé.
Cachés derrière leur écran, certains militants croient pouvoir tout faire sur Facebook. À
ce propos, une participante m’explique pourquoi :
I guess because obvisouly you're behind the computer, nobody sees you, nobodyknows who you are, it is completely anonymous and you could just say whatever youwant. Which I think it causes a lot of behaviour on the internet. I think lots of peoplewould not do or say a lot of the things that they do or say on the internet in real life,because they feel protected by the internet. Like you are, if two people are cursingeach other out on Facebook, it is not gonna escalade until one of them punches theother. It is gonna be two people sitting by their computer, you know what I mean, soit is not gonna be a threat, you are sitting there you are comfortable, you feel you arethe king of the world and you say what you want, because nobody is gonna hurt you.So, I think definitely people do this (Cindy, militante démocrate, 2011).
Dans certaines circonstances, ce sentiment pourrait être nuisible pour le parti alors que
des informations sensibles pourraient éventuellement être rendues publiques par un cadre
ou un militant se sentant protégé derrière son écran. Mais cela pourrait s’avérer possible
si cette personne n’est pas informée de l’horizon des conséquences et sanctions qu’elle
pourrait subir. Également, elle n’aurait pas encore accepté la norme du réalisme stipulant
qu’un militant nuit tout autant à ce qu’il cherche à promouvoir quand il nuit à son parti.
Par l’intégration dans le milieu militant, et en parallèle par sa socialisation, le militant
apprend qu’il subira les mêmes conséquences s’il enfreint les règles dans l’espace virtuel
que s’il le fait dans l’espace hors ligne.
Néanmoins, plusieurs participants ont indiqué partager en ligne des articles de presse peu
favorables envers le président Obama ou le Parti démocrate. Si certains le font
publiquement (selon six militants démocrates, 2011), d’autres préfèrent échanger ces
nouvelles en privé, c’est-à-dire entre militants, et maintenir une image publique positive
(selon quatre militants démocrates, 2011). C’est peut-être en se penchant sur le cas de
Lynn que la différenciation entre les deux groupes est la mieux abordée (Lynn, militante
97
démocrate, 2011). Vétérante de la première campagne d’Obama, cette participante est
désormais employée par une autre campagne démocrate75. Lynn m’explique qu’elle
partage souvent des articles de presse négatifs pour le président Obama, mais qu’elle ne
partagerait jamais des articles négatifs pour la campagne qui l’emploie. Selon elle, c’est
la nécessité de garder son emploi et l'impact négatif qu’un tel geste pourrait causer à sa
campagne qui l’éloignent de cette situation. Toutefois, elle se sent libre de s’exprimer en
ligne sur le président puisque sa proximité n’est pas la même : « I don’t feel like we are
close enough, you know, that I am damaging is chances by saying something negative
about him » (ibid.). En décrivant les partages de ses amis, Maria abonde dans le même
sens : « And a lot of my friends do that [partages négatifs], don’t have their account tied
to business » (Maria, militante démocrate, 2011).
Dans un autre ordre d’idées, plusieurs participants rejettent l’identité militante issue de la
culture démocrate dominante (cf. 4.2.2). Ces participants semblent plutôt affirmer une
identité d'activiste au sens d'Alinsky (1971), une contre-culture évoluant au sein même du
milieu militant. Selon eux, ce sont les enjeux et le bien de sa communauté locale 76 qui
priment sur les intérêts des organisations ou des élus démocrates. De plus, être un militant
indépendant est très important pour eux. Pour Olivia, un militant est simplement une
personne qui aide épisodiquement différents candidats « parce [qu’elle est] déjà d’accord
avec leurs positions »77 (Olivia, militante démocrate, 2011). Souvent, une organisation
n’arrive pas à satisfaire tous ses militants et ses sympathisants. Par conséquent, certains
militants quitteront parce qu’ils priorisent les enjeux et tenteront de les faire avancer
ailleurs. Ainsi, que ce soit l’organisation du président, d’un groupe grassroots ou encore
celle d’un candidat démocrate pour le Sénat, une organisation politique doit se tenir en
équilibre entre ses intérêts, c’est-à-dire gagner des élections, puis gouverner, et satisfaire
en même temps ses militants afin de bénéficier d’une main d’œuvre électorale (Hershey
2005). Certains participants rencontrés s’identifient comme étant des citoyens
indépendants, cherchant à garder leur liberté pour critiquer et s’exprimer « librement » en
ligne. Dans ce cas, ces militants s’impliqueront davantage au sein des groupes grassroots
75 La campagne où cette participante travaillait n'est pas spécifiée afin de maintenir son anonymat.76 Traduction libre de « community » faisant référence à un large groupe d'individus vivant à proximité.77 Traduction libre.
98
où ils estiment être plus libres qu’au sein des organisations comme le DNC ou OFA
(selon deux militants démocrates, 2011). À ce sujet, Florence abonde dans le même sens :
[OFA is] a top-down organization that has to be extremely disciplined about themessage going out there. And that, you know, volunteers who want to have wildvariating messages should take out of group [rires] (Florence, militante démocrate,2011).
Selon des participants, malgré le fait que certains militants s’impliquent sporadiquement
avec eux, demeurer au sein de ces groupes officiels, c’est perdre son temps à se faire
manipuler au sein de groupes contrôlés. On constate alors leur rejet de l’autorité du Parti
démocrate (selon trois militantes démocrates, 2011).
Malgré ces nombreuses possibilités dans lesquelles les militants peuvent aller à
l’encontre des intérêts et de l’autorité du parti, les données de la présente étude tendent à
suggérer que l’utilisation des nouvelles technologies n’est pas suffisante pour faire
contrepoids aux contraintes politiques vécues par les militants. Théoriquement, la
création et l’utilisation d’espaces alternatifs pour réaliser ses actions politiques et
amoindrir l’autorité des détenteurs du pouvoir légitime par le biais des nouvelles
technologies pourraient influencer les rapports de forces en présence au sein du milieu
intra-parti. D’abord, il pourrait y avoir une inflexion grâce à la simple existence de
groupes alternatifs en ligne faisant contrepoids aux organisations dites « officielles » du
parti78. Toutefois, les groupes politiques alternatifs existaient déjà aux États-Unis bien
avant l’avènement des nouvelles technologies (Davis 1999). Ensuite, en facilitant et
réduisant les coûts de l’organisation politique, les nouvelles technologies aideraient les
individus et ces groupes alternatifs à accroître leur capital social au point où ceux-ci
compétitionneraient avec les organisations « officielles ». Sur le terrain, j’ai constaté que
les organisations « officielles » n’ignorent pas les groupes alternatifs et qu’ils doivent
composer avec leur présence. Par exemple, les stagiaires doivent maintenir de bonnes
relations avec ces groupes puisqu’ils travaillent souvent ensemble et se partagent
plusieurs militants. Or, si les membres de ces groupes sont mécontents, par exemple à
propos d’une lutte législative comme la réforme de la santé, le plafonnement de la dette
78 Par « officielle », j’entends les organisations faisant officiellement partie de la structure du Partidémocrate telles qu’Organizing For America et les organisations de la structure du DNC.
99
américaine79 ou encore la reconduction des réductions d'impôt de George Bush80, alors ils
pourraient exprimer leur mécontentement autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Parti afin
de le presser à agir.
Néanmoins, même si les nouvelles technologies facilitent l’organisation d’un tel
mouvement de contestation, mes données suggèrent plutôt que ces groupes demeurent
incapables de dicter leur volonté ou d’imposer leur agenda politique au Parti démocrate.
Si les groupes alternatifs étaient déjà des acteurs pouvant influencer l’échiquier, l’arrivée
des nouvelles technologies ne semble pas jusqu’à maintenant changer les rapports de
force entre les groupes dominants et alternatifs. Pourquoi en est-il ainsi? Certains
pourraient croire, comme Davis (1999), que les groupes dominants bénéficient également
des avantages des nouvelles technologies et que cela viendrait contrebalancer les
bénéfices des groupes alternatifs. Il serait hâtif de poser une telle conclusion à cause de la
nature exploratoire de cette recherche, mais toutefois, voilà une question intéressante qui
pourrait être étudiée par de nouvelles ethnographies au sein de partis politiques.
4.3 – Organizing For America : de grassroots à establishment
Dès ses débuts, l’organisation de campagne de Barack Obama s'est décrite comme un
mouvement grassroots, c'est-à-dire un mouvement issu, organisé et conduit par sa base
militante. Dans sa forme de 2011, Organizing For America se décrivait toujours comme
tel autant dans sa littérature qu’à travers le discours de ses cadres (Organizing For
America 2011 : 3 à 7; Lynn, militante démocrate, 2011). Pourtant, plusieurs participants
rencontrés ont exprimé leur frustration face à ce qu'est devenu OFA après l'élection du
président Obama en 2008. À l’origine, OFA était composé d’une multitude d’équipes
militantes organisées et conduites de manière autonome. Ces petits groupes furent
« transformés en une seule grande organisation hautement hiérarchisée »81 (Saul, militant
démocrate, 2011). L’autonomie des équipes locales de la première campagne aurait ainsi
79 Traduction libre de l’expression « Debt celling ».80 Traduction libre de l’expression « Bush tax cuts ».81 Traduction libre (Alan 2011).
100
laissé place à une augmentation du contrôle des opérations et des communications par la
direction d’OFA à Chicago (selon cinq militants démocrates, 2011).
Pourtant, la victoire d’Obama a suscité beaucoup d’espoirs concernant l’avenir d’OFA.
Plusieurs militants espéraient que l’organisation garderait son autonomie allant même
jusqu’à pouvoir militer pour des enjeux choisis démocratiquement par les militants. Quoi
qu’il en soit, le réveil fut brutal pour bon nombre de ces militants ayant amorcé leur
implication au son de la rhétorique de « l’espoir » du candidat Obama :
And then we find out that we weren’t gonna have that. It [l’organisation decampagne] wasn’t gonna be ours, it wasn’t gonna be what we did. And that’s okay.But, but you know. It’s, it does make for some confusion and some frustration (Lynn,militante démocrate, 2011).
Des groupes « For Change » travaillant avec la campagne d’Obama depuis le tout début
ont donc cessé de reconnaître l’autorité d’OFA et d’autres groupes grassroots se sont
également formés. Cependant, de leur point de vue, ces groupes sont simplement
demeurés « indépendants » et grassroots :
And they are independent, independent groups. They are independent of the party.And therefore, they would never accept this definition of the regional field director asbeing their supervisor, all right ? (Saul, militant démocrate, 2011)
Selon des militants rencontrés, OFA serait devenu l’organisation du président, servant
exclusivement sa réélection et son agenda politique, ce qui s’entrechoque avec la
rhétorique d’écoute et d’ouverture exprimée. À ce propos, Darren abonde dans le même
sens :
I said « Hey, OFA go do that », but that was the president bid. Now he has his ownpersonal political army. He does. That’s very [inaudible]. That’s very controlled.That’s very centralized, because it respond to the will of the president (Darren,militant démocrate, 2011).
Dans un même ordre d’idées, une participante me raconte que lorsqu'un militant eut la
chance de souper avec le président Obama, ce dernier consulta les militants de la ville de
New York afin de savoir quel message lui livrer :
And the key [thing that] we all felt frustrated with was the belief, strongly aroundmany of us, that the entity OFA was a top-down Democratic Party imposition of theirpoint of view and it was not respecting the local organic entities that know better thenthem what should be done (Lori, militante démocrate, 2011).
101
Cette perception d’une organisation contrôlée prend également forme dans la
reconstruction des équipes locales. Lors de la première campagne, les équipes locales
étaient créées et consolidées82 par les militants locaux. En 2012, OFA eut plutôt recours à
des stagiaires sélectionnées par son organisation nationale afin de rebâtir ses équipes
locales (selon deux militants démocrates, 2011). Un participant, Darren, m’indique ce qui
distingue les deux campagnes à son avis :
So, the difference between 2007 national OFA and current national OFA. In past, theysent, you know, stuff. They sent you supplies, swags, stickers, you know, posters.They sent you literature. They sent you phone lists, to all of us. And they would alsosend you the material, hmm, the website, the website that allowed you to make callsand set up phone banks yourself, in your own home with one or two people, or onlyby yourself if you wanted to. Hmm. Now, they’re sending some organizers who arerunning the show. It’s a little different (Darren, militant démocrate, 2011).
Comme l’explique Nay (1998), la sélection joue un rôle de gatekeeper assurant un
filtrage des acteurs correspondants aux règles du parti, ce qui oriente les comportements
du personnel et participe à la reproduction de l’ordre hiérarchique par la même occasion.
Cette transformation organisationnelle se serait aussi opérée en ligne. D’abord, des
comptes officiels de médias sociaux sont apparus afin de représenter chacune des entités
d’État d’OFA. Bien que des comptes semblables ou revêtant un caractère plus officieux
existaient déjà pendant la campagne présidentielle de 2008, ils étaient gérés par des
militants impliqués dans des équipes locales. Or, pour la campagne de réélection de 2012,
les comptes officiels étaient sous la responsabilité d’une poignée de stagiaires. D’ailleurs,
l'une de ces responsables me racontait qu'elle y présentait toujours avantageusement OFA
(Alice, militante démocrate, 2011). Ensuite, l’accès aux outils du site Web de Barack
Obama aurait également changé. En effet, Lynn raconte qu'à l'époque de « 2008 », les
militants bénéficiaient de plus de liberté dans leur utilisation du site Web. Elle déplore
que la campagne de réélection soit désormais « moins grassrootsy » (Lynn, militante
démocrate, 2011). Selon cette participante, les gestionnaires filtrent les activités publiées
et vont parfois modifier le contenu des activités créées par les militants. Lynn s’est dite
insultée par ces interventions puisqu’elle s’estime compétente en tant qu’employée d’une
autre organisation démocrate et puisqu'elle a déjà milité pendant plusieurs années.
82 Une équipe locale cherchant à se « consolider » s’assurera que tous ces positions internes sont occupéeset augmentera son nombre de militants (Organizing For America 2011 : 20-21).
102
Pour Florence, OFA fait moins confiance aux militants qu’avant en ce qui concerne les
nouvelles technologies, notamment l’accès aux données :
Well, I think it was probably genuine into 2008, I mean they did a very good job andthey, I think it was grassroots. There was very controlled from the top, but theydefinitely trusted their volunteers more, they gave unheard of access to lists, to walkwith and information. And to a degree that still exists, but now, to get access youhave to like be summoned by some invisible process like. I think I am considered abit of a threat because I have never been given access to certain kind of lists. Youknow, the staff doesn't trust what I would do it, I would guess. (Florence, militantedémocrate, 2011)
Ainsi, même s’il est possible d’obtenir les responsabilités et les accès aux données, les
cadres filtrent ces accès en les offrant uniquement aux militants de confiance. D’ailleurs,
j’ai moi-même pu obtenir un accès à certaines données de VoteBuilder en gagnant la
confiance des stagiaires de New York.
Il demeure important de souligner que des participants considèrent NationalField comme
un outil permettant aux militants d’influencer véritablement les décisions des dirigeants
d’OFA (Floyd, militant démocrate, 2011). Néanmoins, malgré une flexibilité des cadres
en ce qui concerne les tactiques de mobilisation et de coordination ou encore des « choses
sans importance », plusieurs participants doutent de leur capacité d'influence sur ce qui
est plus « symbolique » (selon cinq militants démocrates, 2011). En ce sens, changer les
stratégies de l’organisation ou les positions politiques du président s’avère « très difficile
à faire »83 (Saul, militant démocrate, 2011).
À la lumière de ces informations, il semble désormais clair que les participants ont décrit
une concentration du pouvoir au sein d'Organizing For America. Les propos des
participants suggèrent que l’organisation était moins hiérarchisée en 2008 et qu’elle
reposait davantage sur des organisations locales autonomes dont la vaste majorité des
militants ne s’était jamais impliquée auparavant. Lors de mon terrain de recherche à l'été
2011, le contexte était fort différent. D'abord, OFA était en pleine reconstruction en vue
de l'élection présidentielle de 2012. L'organisation est décrite par les participants comme
étant hiérarchisée, top-down et imposant ses opérations et ses positions sur les entités
83 Traduction libre.
103
locales. Ensuite, OFA demeure le « bras militant » du président Obama. En désignant le
militant comme moteur du changement, le discours de la responsabilisation dissimule
cependant les véritables rapports de force en présence. C’est-à-dire qu’elle n’explicite pas
la relation hiérarchisée existant entre le militant et sa direction. Contrairement à son
identité officielle de mouvement grassroots, OFA est maintenant l’organisation de
l’establishment et représente le président par la même occasion (Organizing For America
2011 : 8; Darren, militant démocrate, 2011). Mes données tendent à suggérer que cette
représentation amène la direction d'OFA à garder le contrôle de ses militants par un
resserrement hiérarchique de ses relations internes.
Ces extraits nous ramènent à la « loi d'airain » de Michels (1971) et à ce qu'il décrit
comme étant l'inévitabilité d'un parti politique d'être accaparé par une classe dominante et
professionnelle. La transition d'OFA entre 2007 et 2011 est semblable à un tel processus
de prise de contrôle et de maintien des instruments collectifs du pouvoir (Michels 1971 :
349, 353; Pelletier 2005 : 181). Alors que l'utilisation des nouvelles technologies était un
élément central de la stratégie de la première campagne présidentielle d'Obama, son
utilisation n'a pas été suffisante pour défier la « loi d'airain de l'oligarchie ». En effet, tel
que le suggèrent Davis et Resnick, ce sont les pratiques d'utilisation du Web qui furent
structurées par cette prise de contrôle de l'organisation et de sa communication officielle
en ligne. C'est ce que décrivent les participants en énonçant la sélection des gestionnaires
des comptes officiels, la manipulation des libellés affichés sur le site Web et le contrôle
des accès aux outils Web et aux listes téléphoniques.
Au final, ce n'est pas seulement OFA, mais bien toutes les organisations observées
pendant mon terrain de recherche qui ont présenté les signes de groupes structurés par
une élite. Dans la structure du DNC, des conseils exécutifs et des dirigeants élus
cherchent à garder le contrôle de leur groupe puisque leur position leur permet de se
présenter, au nom du Parti démocrate, à des postes électifs dans leur État (precinct,
district, county, state) ou de se maintenir au pouvoir. Même chez les groupes « For
Change » prétendant être les seuls véritables groupes grassroots du milieu démocrate, les
dirigeants de ces groupes sont plus ouverts à l’opinion de leurs militants, mais entrent
104
néanmoins dans des relations conflictuelles dont l’objet est l’acquisition et le maintien du
pouvoir (Lynn, militante démocrate, 2011). Par exemple, ils cherchent à influencer les
autres membres de la direction afin de faire triompher leur agenda et leur vision des
opérations :
It’s come to, I mean, a couple of the people that appear to have to most power, wishthat we had less power. But, all groups have hierarchy I guess. But anyways, thepoint is many, many in the groups says ‘I object to this’. Then it has to be talkedabout and if, then, if it comes to it, we just do a vote. Majority rules. So, I’ve beenoutvoted on things (ibid.).
Cela évoque les écrits de Michels (1971) sur la tendance des partis politiques à se
décentraliser. Selon l’auteur, même si la décentralisation d'un parti empêche la formation
d’une seule entité oligarchique géante, cette tendance mène plutôt à la formation de plus
petites oligarchies qui sont puissantes dans leur sphère respective : « la dominance des
oligarchies dans la vie des partis demeure incontestée » (ibid. : 202).
105
Conclusion
La simple utilisation des nouvelles technologies chez les partis politiques ne garantit pas
à tout coup l’avènement d’un mouvement de masse en faveur d'un parti ou d'un candidat
politique. Rejetant un tel déterminisme, le point de départ de cette recherche porte sur des
ouvrages postulant que les NTIC doivent plutôt être appréhendées sans omettre les
facteurs sociaux et les différents groupes qui composent nos sociétés (Davis 1999;
Gingras 1999b). Les forces et mécanismes structurant cette utilisation doivent donc être
pris en compte alors que plusieurs recherches soulignent la volonté des partis politiques
de bénéficier des potentiels et avantages qu’offrent les technologies médiatiques (Anstead
et Straw 2009; Foot et Schneider 2006; Jackson et Lilleker 2009; Serfaty 2004, 2006,
2009). Ces études illustrent d’abord comment les partis ont intégré les nouvelles
technologies pour réaliser leurs opérations traditionnelles. Selon les technophiles, cet
apport a un potentiel d’ouverture et de transparence (Levy 2002; Melucci 1996; Trippi
2004), alors que les technophobes y appréhendent un potentiel de contrôle et de
surveillance (Gandy Jr 1993; Lyon 1994; Sunstein 2001, 2005; Virillio 1996).
Ces études ont également un point en commun. Elles sont principalement fondées sur des
observations externes des partis. Lorsqu’elles intègrent des sources internes, c’est
uniquement pour mettre en contexte ces mêmes observations externes. Le parti est donc
scruté comme un objet entier et monolithique, omettant ainsi les processus internes, le
rôle des militants et des cadres politiques (Marvick 1966). Cela obscurcit notamment les
pratiques des bénévoles, les mécanismes internes et leurs effets sur les relations de
pouvoir au sein des partis politiques. Un changement de regard s’impose pour mieux
explorer l’utilisation des nouvelles technologies chez les partis politiques. C’est dans
cette optique que le présent ouvrage a fait le choix théorique d’utiliser le modèle de
« l’arène intra-parti » de Gibson et Ward (1999) où les partis politiques ne sont pas vus
comme des acteurs unitaires, mais bien à travers les distributions de pouvoir, les
organisations et les acteurs présents à l’intérieur du parti. Comme autre apport à notre
réflexion théorique, l'approche socio-culturelle permet de conceptualiser l'utilisation des
nouvelles technologies en termes de pratiques culturelles (Albrecht 2006; Suchman et al.
107
1999). Chargées de leur dimension symbolique et sociale, ces pratiques s'inscrivent au
sein des normes et des pratiques ritualisées de l'organisation et du réseau social où elles
ont lieu.
Dans l'optique de révéler et de décrire les mécanismes internes entourant l'utilisation des
technologies médiatiques et comment ceux-ci sont reliés à la distribution du pouvoir au
sein des partis politiques, une immersion dans le milieu militant a été réalisée. Par
conséquent, la méthodologie de la présente étude embrasse l'approche ethnographique de
Bailey (2007). Principalement, un tel changement d'approche permet de mieux
comprendre les processus internes, de mettre en lumière les dynamiques, mais également
la praxis des acteurs en présence, contribuant ainsi à la brèche des ouvrages
ethnographiques en science politique. Quelques-uns de ces travaux issus de l'approche
qualitative portant sur le quotidien des militants ont d'ailleurs guidé l'élaboration de ce
mémoire (Fields 2012; Heaney et Rojas 2011; Combes 2009). Je n’ai cependant pas pu
recenser d'étude ethnographique sur l’emploi du Web par les partis politiques. Cela
démontre à mes yeux la pertinence de l'exploration de l'étude des nouvelles technologies
par des méthodes ethnographiques.
Parmi les multiples forces et mécanismes sociaux, plusieurs s'articulent à travers ce que
Michels (1971) identifie comme étant le contrôle des élites sur la direction des partis. Tel
que mentionné précédemment, l'auteur nomme « loi d'airain de l'oligarchie » le contrôle
de l'organisation et de ses relations publiques par une élite. Toutefois, en intégrant les
nouvelles technologies dans leurs pratiques courantes, les partis politiques s'exposent
également à des potentiels pouvant décentraliser l'organisation et facilitant la
communication. Dans tous les cas, ces potentiels favorisent l'autonomie de l'action
politique et portent ainsi atteinte à l'autorité de la direction. Néanmoins, les partis
politiques ne peuvent pas se passer d'une main-d'œuvre électorale même si celle-ci a
désormais accès à une telle technologie. Dans l'optique de mieux comprendre l'utilisation
des nouvelles technologies au sein des partis politiques et la relation des militants avec sa
hiérarchie organisationnelle, la question de recherche suivante a guidé ma démarche :
108
En considérant la tension entre la nature centralisée des partis et le potentiel de
décentralisation des nouvelles technologies, peut-on penser que les nouvelles
technologies vont défier avec succès la « loi d'airain de l'oligarchie »?
En plus de soulever l'utilisation actuelle des nouvelles technologies par les militants et les
cadres (cf. 4.1), les données recueillies sur le terrain ont permis de faire émerger un
mécanisme de structuration des potentiels et de l'utilisation des nouvelles technologies au
sein du Parti démocrate (cf. 4.2). Il s’est avéré que cette structuration peut être conçue
comme un « éthos de contraintes » s'opérant au quotidien pour les militants. Structurée
par un ensemble de normes, bonnes pratiques et rapports de force, elle se répercute sur
l’apprentissage et dans les pratiques technologiques en politique. D'abord, ces contraintes
sont relationnelles et évoluent à l'intérieur de multiples relations de pouvoir entre les
membres et l'élite, mais également entre les différents groupes et organisations intra-
partis. Ces relations agissent donc comme des restrictions qui empêchent le militant de,
par exemple, s'exprimer librement en ligne. Ensuite, un ensemble de normes et de valeurs
partagées forment une microculture démocrate structurant les pratiques des militants,
dont l'utilisation des nouvelles technologies. La coutume du dialogue, la
responsabilisation des militants, leur perception de prendre part à un mouvement
politique grassroots et une vision pragmatique du militantisme s’entremêlent aux
relations de pouvoir pour encadrer le militant et le guider dans les pratiques socialisantes
des nouveaux militants. Les règles du jeu définissant les bonnes conduites s'en trouvent
alors imprégnées. En prenant des responsabilités et en étant désigné comme étant le
moteur du changement, le discours de la responsabilisation dissimule cependant les
véritables rapports de force en présence. Lui apparaissant comme « naturel » et
« normal », le nouveau militant accepte le schème de pensée qu'il découvre, c'est-à-dire
celui offert par la direction du parti. À travers cette méconnaissance de la structure de
pouvoir du milieu démocrate, les militants participent à la reproduction de l'ordre social
(Bourdieu et Wacquant 2004; Bourdieu 1979) et à leur propre contrôle et socialisation
(cf. 4.2). Finalement, les propos des participants à la présente étude suggèrent que
l’organisation du président Obama était moins hiérarchisée en 2008 et qu’elle reposait
davantage sur des organisations contrôlées en 2011 (cf. 4.3).
109
L’objectif principal de ce mémoire était de comprendre les relations entre les différentes
sources d’autorité des partis politiques, la propension des partis à conserver le contrôle de
leurs opérations et rechercher les potentiels d'ouverture et de décentralisation des
nouvelles technologies. À la lumière des données présentées, il s’avère que les forces et
mécanismes intra-partis sont suffisamment dominants pour imposer des pratiques
technologiques favorables à la direction des partis politiques. C'est ce que suggère la
structuration des potentiels et usages technologiques. Toutefois, cela n'enlève rien au fait
qu'il existe toujours des voies et organisations alternatives. Comme l'a souligné Davis
(1999), cette capacité des individus à rejeter l’autorité et se créer des organisations
marginales n'est pas nouvelle en soit et existait bien avant l'avènement d'Internet. Les
données de la présente recherche ne suggèrent pas que ces organisations et autres voies
sont dominantes, ni que l'usage des nouvelles technologies suffit à dicter sa volonté à la
direction du parti politique. De plus, la transformation d'Organizing For America en
organisation électorale pour un président semble respecter les prémisses de la « loi
d'airain ». En effet, le mouvement grassroots fut progressivement accaparé par une classe
dominante qui limita l'autonomie des militants (Pelletier 2005) et qui mit sur pied une
organisation pyramidale assurant le contrôle du parti par la direction à Chicago. Malgré
une identité grassroots, des valeurs démocratiques partagées, l'ouverture aux non-initiés
et la responsabilisation des militants, le Parti démocrate demeure une organisation
politique sous le contrôle d'oligarques. Au final, la vision de Michels selon laquelle aucun
ordre social développé ne peut exister sans une classe politique dominante (1971) est
appuyée par les données de la présente étude.
La pertinence de cette recherche réside surtout dans le fait qu’elle présente un point de
vue interne centré sur le quotidien de la vie militante et qu'elle fait appel à l'ethnographie,
une méthodologie peu employée pour appréhender l’utilisation des nouvelles
technologies chez les partis politiques. Cette étude contribue également aux
connaissances sur les partis politiques et l’influence des nouvelles technologies dans les
organisations. Néanmoins, alors que la configuration interne et les normes des
organisations politiques varient d'un parti à l'autre, les données de la présente étude
110
proviennent uniquement du Parti démocrate. Chaque parti politique dispose de règles et
structures hiérarchiques qui lui sont propres, ce qui, comme ce fut souligné
précédemment, interagit sur les pratiques technologiques. De plus, il ne faut pas présumer
de la pérennité des dynamiques exposées dans le présent ouvrage. En effet, cette étude
s’inscrit dans la mouvance décrivant l’utilisation des nouvelles technologies en tant que
pratiques culturelles. Tout comme Davis (1999) et Gingras (1999b), elle invite à prendre
en compte les logiques sociétales et les mécanismes en présence dans l'environnement
social où sont réalisées ces pratiques. Ainsi, loin d'assurer l'instauration ou l'impossibilité
d'un potentiel technologique, une utilisation s'effectue plutôt en s'adaptant aux impératifs
et contraintes présents.
Avec le petit nombre de militants rencontrés, les résultats présentés doivent être
considérés comme étant exploratoires et descriptifs. Cette recherche soulève néanmoins
de nombreuses pistes de réflexion intéressantes. Par exemple, il serait nécessaire
d'étendre l'analyse de l'utilisation des nouvelles technologies à l'autre parti américain
majeur, le Parti républicain, mais également à d'autres régimes démocratiques comme le
système parlementaire britannique. En prenant en compte leur environnement intra-parti,
il serait également intéressant de se pencher davantage sur l'utilisation des nouvelles
technologies dans les partis émergents, les groupes alternatifs et contestataires. Est-ce que
le fait que les groupes dominants bénéficient également des avantages qu’offrent les
nouvelles technologies vient contrebalancer les bénéfices des groupes alternatifs et des
partis émergents? Ces pistes méritent d’être approfondies par de nouvelles ethnographies
et de nouvelles collectes de données au sein des partis politiques.
111
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133
Annexe 1 – Schéma d’entrevue
Topic: Being a political volunteer
1. What are the reasons that led you to get involved in politics?
2. Could you describe to me what do you do for your party – on the Internet and in
person?
2.1. Do you have clear objectives to accomplish?
2.2. Within and without the party, with whom do you interact to accomplish these
goals?
2.3. Who’s your political superior or supervisor?
3. Our research project focuses on the potential of decentralization and the potential
of centralization in the use of Internet by political parties. If by decentralization, I
mean openness, transparency and debate; and by centralization, I mean control,
monitoring and dissemination of a single message, then what do you think about
it?
Topic: Volunteers culture
4. Have you ever tried to bring new ideas or to change a policy of your party, of one
of your candidate or elected officials?
4.1. Could you tell me an anecdote or a story that reflects that situation?
5. In your opinion, is your party open for debates, free speech and diversity of
opinions? And why is that?
5.1. As a political volunteer, can you tell anything you want in any situation? And
why is that?
5.2. Again, could you tell me an anecdote or a story that reflects that situation?
6. In your opinion, are your party officials always on message?
6.1. What about the volunteers on that matter?
Topic: Reproduction of discourses
7. Who are your political mentors or your political models?
7.1. Do you have some models in your personal network?
134
7.2. Do you share their writings, actions and comments with your social network?
8. From which media organizations do you follow the news?
8.1. What type of media do you use to get information?
8.2. Do you share any piece of news on the Internet?
8.3. Why do you share posts, articles, images, videos or any other information?
8.3.1. And what if that piece of news was negative for you party?
8.3.2. And what if that piece of news was positive for you party?
Topic: Power and Influence
9. Were there any moments where you felt that people tried to make you change
your mind (A) after you did something or stated something on the Internet?
9.1.1. Or ever tried to persuade you? (B)
9.1.2. Or to intimidate you? (C)
9.1.3. Or to force you to say or do something? (D)84
9.2. So you think that X about Y (rechercher une position opposée à celle de la
direction du parti), did you try to promote that idea in the party? Have you
used the Web to promote it? Why is that?
9.3. Are there any topics or taboos that you and your friends in your virtual
network don’t talk about? Why is that?
9.4. Are there things that you cannot do through your virtual network? Why is
that?
9.5. Could you tell me an anecdote or a story that reflects the way you deal with
that situation?
84 Donner des exemples: What was your opinion of Barack Obama when he won the presidency in 2008?In its current form, what is your opinion on the health care reform?
In your opinion, what exactly explains last year’s midterm results?
135
Annexe 2 – Profil sociologique des participants
Norman Age : 18 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Collège, Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : organisateur terrain, Summer Organizer
Lynn Age : 34 ans Occupation : Employée politiqueNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Directrice de l'organisation, militante
Carroll Age : 52 ans Occupation : Artiste, graphisteNiveau d’éducation : Baccalauréat complété, M. A. complétéTitre au Parti démocrate : Militante
Cynthia Age : 25 ans Occupation : ÉtudianteNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Militante
Darren Age : 19 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Militant
Cindy Age : 18 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Collège, Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain, Summer Organizer
Saul Age : 70 ans Occupation : RetraitéNiveau d’éducation : Baccaléaurat complétéTitre au Parti démocrate : Organisateur terrain
136
Lori Age : 60 ans Occupation : RetraitéeNiveau d’éducation : PH.D complétéTitre au Parti démocrate : Militante
Florence Age : 34 ans Occupation : Emploi administratifNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain, militante
Melissa Age : 60 ans Occupation : RetraitéeNiveau d’éducation : M.A. complétéTitre au Parti démocrate : Militante
David Age : 21 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Militant, Volunteer Team Leader
Jennifer Age : 38 ans Occupation : Emploi dans les médiasNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Militante
Alice Age : 20 ans Occupation : ÉtudianteNiveau d’éducation : Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain, Summer Organizer
Karen Age : 60 ans Occupation : RetraitéNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain
137
Marvin Age : 19 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Organisateur terrain, Summer Organizer
James Age : 23 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Militant
Pamela Age : 58 ans Occupation : RetraitéeNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Militante
Maria Age : 37 ans Occupation : Employée politiqueNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain, militante
Orlando Age : 22 ans Occupation : Emploi administratif, étudiantNiveau d’éducation : Prégradué universitaireTitre au Parti démocrate : Militant
Floyd Age : 57 ans Occupation : RetraitéNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Militant
Margaret Age : 37 ans Occupation : Travailleur autonomeNiveau d’éducation : Baccalauréat complétéTitre au Parti démocrate : Organisatrice terrain, militante
138
Jonathan Age : 17 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : CollègeTitre au Parti démocrate : Organisateur terrain, Summer Organizer
BobbyAge : 27 ans Occupation : ÉtudiantNiveau d’éducation : CollègeTitre au Parti démocrate : Militant
OliviaAge : 34 ans Occupation : Organisatrice communautaireNiveau d’éducation : Baccalauréat universitaireTitre au Parti démocrate : Militante
DaleAge : 29 ans Occupation : Planificateur urbainNiveau d’éducation : CollègeTitre au Parti démocrate : Militant
139