du ricanement

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Il y a encore quelques jours, je proposais à desétudiants de rêver, de s’émerveiller et de se mettreen lutte pour proposer un monde meilleur, unmonde à eux, avec des règles qui les intéressent…Là, rien. Nada. Rien n’est sorti, puis une étudiantea dit :

— Même si on le voulait, on ne pourrait rienchanger!!

J’étais atterrée. J’ai lancé alors un :— Allô!! quoi t’es jeune et tu n’as pas de rêves!!

non mais Allô!!Là, éclat de rire général, répétition en écho du

allô. Puis un étudiant a dit :— Voilà c’est cela notre monde. J’ai pris une profonde respiration et me suis lan-

cée dans l’explication de l’expression phatiqueallô. Vous savez cela signifie juste à un interlocu-teur que l’on est là, à son écoute. Un à un, ils sonttombés de leur chaise, en affirmant :

— Mais c’est trop compliqué!on va pas dans ledétail.

Frappée par cet aveu, je me suis dit que toutn’était pas perdu et qu’il fallait que je leur démon-tre comment ils appartiennent à un monde d’in-fluence. L’influence la plus sourde et la plusrécurrente étant celle du ricanement.

1Les origines du ricanement!:

la vitesse de passage.

Peu à peu la profondeur, l’analyse d’un thème,le jeu de la recherche des mots par rebonds d’undictionnaire à l’autre, a laissé place à la vitesse depassage sur les choses. La multitude d’informa-tion, son amplification constante nous détourne du

sens des choses, surtout du temps de chaque chose.Un rêve chasse l’autre. Le rêve a dû donc s’incar-ner dans des biens matériels (un smartphonechasse l’autre, une tablette l’autre, une voitureélectrique remplace l’autre, …). Mais où est doncpassé le grand rêve!? L’Utopie ? Elle qui n’avaitdéjà plus de lieu, elle s’effrite, s’émiette danschaque interstice du web. Elle est le fil de l’ère duvide, c’est Gilles Lipovetsky qui sonne l’alarmeen 1989 dans son livre éponyme!:

À coup sûr, tout ne date pas d’aujourd’hui. Depuisdes siècles, les sociétés modernes ont inventé l’idéo-logie de l’individu libre, autonome et semblable auxautres. Parallèlement, ou avec d’inévitables décalageshistoriques, s’est mise en place une économie librefondée sur l’entrepreneur indépendant et le marché, demême que des régimes démocratiques. Cela étant, dansla vie quotidienne, le mode de vie, la sexualité, l’indi-vidualisme jusqu’à une date récente s’est trouvé barrédans son expansion par des armatures idéologiquesdures, des institutions, des mœurs encore tradition-nelles ou disciplinaires-autoritaires. C’est cette ultimefrontière qui s’effondre sous nos yeux à une vitesseprodigieuse. Le procès de personnalisation impulsé parl’accélération des techniques, par le management, parla consommation de masse, par les média, par lesdéveloppements de l’idéologie individualiste, par lepsychologisme, porte à son point culminant le règnede l’individu, fait sauter les dernières barrières 1.

Petit à petit ou même à grands pas de géants,nous avons dépassé la vitesse de chaque chose,même le web doit se réinventer pour pouvoir faireface à l’afflux des internautes qui viennent là ychercher, y déposer, y rencontrer, y acheter, y con-voiter…

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DU RICANEMENT Les psychopathologies à l’heure du numérique

SONIA BRESSLER

1 Cf. Lipovetsky, l’ère du vide, p. 35-36.

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Finis les grands métarécits. Voici le règne dunihilisme. Dans les années quatre-vingt dix, j’auraisdit de l’incroyance, mais aujourd’hui ce n’est plusle cas. La vitesse de passage se heurte à ce pointl’ultime de l’humanité, son besoin de croire enquelque chose, en un au-delà. Et c’est sans doutecela qui fera tout basculer.

Revenons à cette vitesse de passage. De façonsi rapide, l’ordinateur est venu s’installer à domi-cile, il avait d’abord un bureau, un meuble à lui,puis petit à petit il est devenu flexible, de pocheet bientôt il sera intégré à nos rétines.

L’homme et la machine fusionnent. Face à lamasse énorme d’informations, face à cette noyade(je reprends volontiers l’expression de Duras quiinterrogée sur sa vision de l’an 2000 affirmait :«!L’homme sera noyé par les informations…!»),que pouvions-nous faire!? Comment notre esprita-t-il pu s’adapter!? Étions-nous prêts à gérer

cette somme infinie d’informations!? Nous allonsde liens en hyperliens, de données en métadon-nées. Nous pouvons tout trouver le pour et lecontre (d’un produit, d’un argument, d’un régime,etc.). Face à ces contradictions permanentes,quelles sont les solutions!? Un bruissement surnos lèvres se fait entendre, ce n’est pas un rire.Le rire a quelque chose de sain, il est mêmeporteur d’une analyse. Non ce n’est pas le rirequi naît de cela, c’est le ricanement.

2Les injonctions contradictoires

moteur du ricanement

Je ne veux plus peser mes mots. Il faut dire cequi est, j’avais encore il y a un instant envie deciter Lipovetsky ou Houellebecq pour expliquerl’envahissement de l’humain par les ondes.Rebonds, échos de sa propre parole désincarnée.Le corps disparaît, se mute, se mutile. L’humanitéa glissé dans l’abrutissement le plus total. De là,résultent pour beaucoup les grands mouvementsde violence. Les massacres sont des ombres, desreflets à peine détournés du piège de l’informa-tion. Il faut du neuf, peu importe le prix. Le prixdu sang, le prix de la misère étalée. Le ricanementest partout le même. À un endroit de la planètedomine tel type de ricanement, à un autre tel autre.

Pourquoi ne peut-il pas s’arrêter!? Pourquoi sepoursuit-il!? Chaque esprit y semble branché.Peu importe l’appartenance sociale, nous obéis-sons tous au même fonctionnement.

Noam Chomsky a révélé les dix grands typesde manipulation auxquels nous sommes tous sou-mis. Et il y en a un plus puissant que les autres!:la culpabilité. Au début, je n’y ai pas pris garde.Je me suis dit qu’effectivement on a toujours quel-que part un sentiment de culpabilité plus ou moinsgrand. Mais quand on commence à chercher, ons’aperçoit de la perversion des discours. Je ne cite-rai ici que quelques slogans publicitaires!:

McDonald’s : «!Venez comme vous êtes!!!»Air France : «!Faire du ciel le plus bel endroit

de la terre.!»Carte Noire : «!Un café nommé désir.!»!CIC : « Parce que le monde bouge.!»ANPE : «!Notre métier, l’emploi.!»Je m’arrête ici car les exemples sont multiples,

et les procédés toujours les mêmes!: l’amalgame,

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l’énormité, la distraction. Dormez, les publicitairesveillent à rendre vos esprits incapables de choix.

Alors décodons!:McDonald’s ou l’art de l’impératif catégorique

à peine déguisé. Nos restaurants sont une terred’accueil. Que vous soyez gros, moches, petits,grands, maigres, jaunes, verts, ou autres, vous pou-vez venir (ou plus exactement vous devez venir).

Air France ou l’impossible confusion : si je suisen l’air, je ne suis pas à terre. En d’autres termes,prendre l’avion, c’est comme le train mais dans lesnuages.

Carte noire, le café indispensable à votreplaisir

CIC : oui le monde bouge, c’est une évidenceet donc que proposez-vous!?

ANPE ou l’évidence mise en lumière. C’est sûrsi le slogan avait été : «!ANPE, notre métier c’estle chômage!», il aurait été plus difficile de l’en-tendre.

Parfois nous prenons le temps de décoder cesmessages dans nos inconscients, mais leur surnom-bre nous entraîne davantage dans une posture deréfraction, de refus de voir. À chaque coin de rues,dans les capitales, nous sommes attaqués, observéspar ces slogans.

Nous les entendons, nous les goûtons, nousnous y frottons que nous le voulions ou non. Par

exemple, être une femme implique le messageévident de Barbara Gould : «!Des femmes quel’on n’oublie pas!». Quelle femme souhaite êtreoubliée!? Il va donc falloir remédier à cet efface-ment de soi par un achat!? Mais oui, mais toutesles femmes ne peuvent pas être en Barbara Gouldalors on se rabat sur L’Oréal, «!parce que je levaux bien! ». Et peut-être finirons-nous notrejournée par un moment raisonnable : «!Nespresso,what else!?!» Et oui quoi d’autre!? Une sorte derelativité accessible si nous nous arrêtons au slo-gan et non aux images de star qui la sous-tendent.

Revenons à Chomsky et à son principe de cul-pabilité. N’avez-vous pas remarqué qu’à chaqueinstant de notre journée, nous pouvons nous sentircoupable de quelque chose alors même que nousn’y sommes pour rien!?

Prenons l’exemple du réchauffement clima-tique!: ce matin vous avez pris un bain, on vous lerépète, il faut prendre des douches…

Aujourd’hui, le mot d’ordre est à l’écologie.Vous savez cette écologie verte et bien verte, cellequi vous pousse à acheter ou à être tentés d’ache-ter une voiture électrique. Vous serez fiers derouler au vert.

Et pourtant, qui produit cette électricité qui vadans votre nouvelle voiture verte!? Elle est nuclé-aire ou de schiste! ? Qu’ai-je dit! ? En d’autrestermes, ce n’est en rien vert ou écologique!?

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Là vous êtes en face d’une situation à deuximpossibilités. Votre choix vous conduit toujoursvers une culpabilité indirecte. Faire ceci, c’estchoisir cela mais c’est vous mettre en contradic-tion avec tel autre principe.

Et ce modèle des injonctions contradictoiresn’est pas seulement un modèle publicitaire, il s’im-misce partout et de plus en plus dans l’intimité.Remarquez comment les discours sur les coupleschangent. Aujourd’hui, il est récurrent de lire :«!Notre couple dure grâce à l’infidélité, nous som-mes libres!». Relisez donc Simone de Beauvoir quiexplique si bien les amours contingentes et lesamours nécessaires. Vous verrez comment lasouffrance, d’abord sourde, remonte peu à peu à

la surface, vous entraînant sur les bords de la folie. Comment réagir face à de telles contradictions!?

Fuir, s’exiler, retourner à la campagne!? Oui, ceserait l’idéal mais là encore votre choix se heurteà une réalité de vie souvent impossible (travail,famille, etc.). À nouveau, ici aussi s’immisce lericanement.

Que savons-nous faire d’autre aujourd’hui ?Nous ricanons en inventant des stratagèmes decommunication et d’amplification de nos ricane-ments. Les stratagèmes, ce sont les réseaux sociaux,devenus médias sociaux pour certains. Nouspostons des images, des grimaces, des moqueries.Nous tentons désespérément d’exister aux yeuxdes autres en postant ceci ou cela. Tantôt desassiettes bien garnies, tantôt des soirées arrosées.Car si notre individualisme est à son maximum,nous n’en demeurons pas moins social!! Nousricanons, nous ricanons aux yeux de cette planète

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“ Les massacres sont des ombres, des reflets à peine détournés du piège de l’information. Il faut du neuf, peu importe le prix. Le prix du sang, le prix de la misère étalée.

Le ricanement est partout le même. ”

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ouverte. Nos ricanements ne sont cependant quedes larmes enfouies au cœur de notre égocen-trisme.

Les larmes de l’impuissance à changer leschoses. Impuissant. Tel est l’adjectif qui colle àl’humain. Impuissant à ne pas s’entretuer, à nepas jalouser… Pire impuissant à imaginer (autrechose, un ailleurs, un au-delà des nuages).

3Et pendant ce temps, les tribus ricanent

L’autre grande manipulation évoquée par NoamChomsky est celle du divertissement, enfin de ladistraction. Pendant que nous restons dans notreimpossibilité de mouvement, nous restons dans lasphère du ricanement. Et peu à peu, nous sommesdevenus si cons que nous ne pouvons sortir dudivertissement et de la violence qu’il engendre.

Le divertissement c’est l’ultime scène de com-munion entre les ricanements des tribus. Vous avezla tribu des menteurs (Secret Story), la tribu desratés affamés (Les anges de la réalité), la tribu desjoueurs (tous les jeux télévisés), la tribu des bobosretrouvés (émissions dites culturelles), la tribu descuisiniers (émissions culinaire), la tribu des tenta-tives amoureuses (L’Amour est dans le pré), sansoublier les tribus des survivants (émission desurvie, de sport extrême)… À chacun sa tribu, àchacun son ricanement.

À chaque ricanement un modèle, une icône.Une adoration momentanée sans mémoire. Parintermittence, on greffe une mémoire en écho auprésent. Cette mémoire est en fait un nouveauricanement. Quelle icône est-elle digne de rem-porter le prix de l’année ? Ainsi les icônes du rica-nement en viennent à lutter contre un passéinexistant. Elles s’affrontent pour être l’Icône, laReine ou le Roi du ricanement.

Remarquez comment les tribus s’affrontentdans les émissions dites culturelles. À loisir, oninvite sur les plateaux les opposés, poussant lesextrêmes à s’affronter, à quitter le plateau…Notons que nous venons de connaître un paro-xysme avec l’affaire Dieudonné. Finalement, lericanement ne doit pas se faire entendre, il doitêtre sourd, maîtrisé, contrôlé. C’est un terrainprivé avec des symboles momentanés.

Pendant ce temps-là, le spectateur ricane. Plusil ricane, moins il change de chaîne, plus il con-

somme, les produits, plus il adopte et confirme lesattributs de la tribu. Plus il s’enlise de la confusiondu ricanement, moins il voit que chaque option estune injonction contradictoire, moins il est capabled’abstraction.

4Comment en sortir!?

Le ricanement enferme notre humanité. Il l’en-cercle. Nous revenons au Dépeupleur de SamuelBeckett. Sommes-nous encore capables de sortirde ce cylindre de ricanements ? Partout nous nousheurtons au ricanement, partout nous refusons derencontrer l’autre, les autres. Le ricanement vaavec l’exclusion d’une tribu à l’autre, d’une île àl’autre. D’un bannissement à l’autre, rares sontceux qui quittent l’espace de cette perversionnarcissique et prennent de la hauteur offrant desrêves, des imaginaires.

Une fois que l’on reconnaît ce mécanisme. Ilfaut faire le constat de l’échec de notre système devaleurs. Vouloir plus de choix, ce n’est pas vouloirplus de liberté. Nous avons laissé s’évanouir lesgrandes pensées. Il faudrait ainsi s’interroger surla légitimité des temps modernes comme l’a faitHans Blumenberg et mettre à plat nos croyances,nos conceptions, voir d’où elles proviennent.

Il est temps de faire voler en éclat le ricanementqui est le pire des maux de notre humanité.

Il est temps de retrouver les mots ! Le verbe,les phrases, l’expression des idées, d’un point devue…

Aurions-nous oublié que, dans la boîte dePandore, reste l’espoir, cette infime goutte d’hu-manité, le seul « mot » porteur pour des généra-tions entières d’énergie, d’avenir ?

RÉFLEXION

“ Le divertissement, c’est l’ultime scène de

communion entre les ricanements des tribus. ”